Marie DARRIEUSSECQ : Naissances desfantomes L'abat-jour que nous avions choisi, un abat-jour en fausse écaille, assorti au rotin du mobi-lier et aux palmes du yucca, pendait au plafond comme une goutte pres de rompre, un concentre de catastrophe qui me pesait des-sus, et que son annulation méme (éteindre la lumiěre, plonger dans le noir) ne manquerait pas de précipiter sous forme de monstres et de fantômes. N'étaient en jeu ni le goüt de mon marí ni le mien; mais les angles du mobilier, le reflet de ľampoule, le creux des murs, le briliant de la télé, le plat des plinthes, ľécaille, la moquette : la seule presence des objets, le vide auquel ils donnaient forme. Je ne parle ni des souvenirs communs ni des connotations suggérées par les choses; je parle de cette solidification du vide. C'était un procédé physique, rationnel, fonc-tionnant selon les lois connues dans mon systéme solaire. Je butais contre les murs pleins du vide de mon mari comme sur un tableau noir qui m'aurait expliqué en equations son absence. Le vide s'était fait ä ľendroit méme qu'il occupait. Les murs dansaient dans mes yeux. Ľampoule pendait. Les fenétres deve-naient oblongues. Mes muscles se tendaient, mon ventre mollissait. Mes nerfs subissaient une traction interne. C'était le vide qui me vidait de ľintérieur, comme un pauvre poulet, de ma chair et de ma pensée. Je sentais sous 86 mon sternum des écoulements, mais ľair autour de moi était parfaitement immobile, indifferent ä la ponction; la curée que je subissais ne bouleversait pas ľéquilibre de la piěce, ne remplissait rien alentour, ne créait pas le moindre déplacement. Une atmosphere solide pesait sur mes joues, sur mes bras, sur mes jambes; une cendre en petrification, de plus en plus épaisse, me moulait, m'enserrait, volait mon empreinte pour, une fois dissoute ä mon tour sous de multiples sues, me conserver dans un musée d'absences comme les corps en creux de Pompéi. J'étais assise, les yeux fixes sur l'abat-jour, mais j'aurais pu, sans le savoir, étre pendue par les pieds au crépi du plafond, la tete en bas comme un pauvre vampire qui se serait saigné lui-méme, recroquevillé, ago-nisant et béte, dans la tiédeur noir animal de ses membranes. Je retrouve, ä tenter de décrire cette soirée, le vertige qui emportait mon cerveau dans un siphon géant, qui le drainait de ses molecules pensantes et diffusait en moi ce vide, avec la force de Coriolis de la folie. Je touchais au point precis auquel mon étre se réduisait : dansant dans le noir comme un ultime phos-phěne de mon cerveau débondé, un tout petit éclat restait, la conscience de partager avec ľampoule, ľabatjour, le feutre de la moquette 87 1 et ľhorizon des plinthes, un méme mode ďexis-tence. D'etre lä comme une autre stalactite du crépi, ou une épingle luisant trěs faiblement, fichée dans le tissu noir du ciel. VI Je me rappeile avoir trouvé, dans ľarmoire ä pharmacie, les somniferes que prenait par-fois mon marí; avec trois gros cachets ronds j'espérais un semblant de sommeil. Mais je res-tais la proie de cette spirále au sens propre énervante, nerfs et boyaux écorchés, sonnant hors de ma caisse vide. Un chien laissé seul aboyait dans ľimmeuble, et la cage ďescalier semblait prendre, dans le flottement, la pro-fondeur ďun thorax martelé ďaboiements. Un certain etat commencant du sommeil vous livre toute crue ä des sensations ogresses : si ľon a ne serait-ce qu'une malheureuse angine, on est tout entiěre une gorge ä vif, un intérieur retourné comme un gant, une muqueuse pelée et moite. Je me souvenais de certains singes récemment arrives au zoo, et que j'avais vus fous de rage, secouant les barreaux ä s'en désosser les phalanges, hurlant sans plus de voix, la gorge triturée de tendons. J'étais cette 89 2 greife de singe et de chien, je ne cambrais plus assez les reins pour me hisser hors des chi-měres. Je me suis endormie dans des réves bes-tiaux. Est-ce la continuité des aboiements du chien qui m'a finalement réveillée, ou le souffle de mon cauchemar, une gueule rouge, avide? II y a des aubes oú ľon vérifie que ľon ne garde pas au cou la trace du vampire, les deux petits points rouges, et la pupille contractée encore de haine, les muscles endoloris par le combat. J'ai aspergé mon visage d'eau froide, rincé mon cou et mes épaules; je laissais l'eau couler sur mes poignets, sa fraicheur remontait dans mes veines, ľendroit oú ľon cisaille est aussi celui qui diffuse le mieux (avec les tempes que ľon troue) le froid ou la chaleur desires. II me semblait voir s'écouler dans le lavabo les attaques de la nuit, voir fondre et se défaire les traits de mon visage, mais je pouvais, d'une main ruisselante, redonner forme ä peu pres ä ma dissipation. Le jour pointait une langue blanche ä la lěvre des toits, il faudrait désor-mais, comme les prisonniers, que je tienne sur les murs le compte exact de mon attente. Déjä je me tendais vers la cage ďescalier, n'était-ce pas le pas de mon man qui montait, la ser-rure allait cliqueter, la moquette allait chuin-ter (allaisje, moi, passer encore la journée ä dresser ľoreille ä chaque frissonnement du bois, de ľacier et du feutre?). L'aube était une 90 insulte au manque de sommeil, mes yeux cil-laient dans la blancheur penible. A chaque angle de rue battait la cape d'un vampire, les ombres épouvantées se glissaient sous les porches, se coulaient de plus en plus minces et noires dans les murs, et il me semblait entendre, par toute la ville, des froissements, des envolées de linge, des glissements aux marches des églises, des portes rabattues sur des caves. Le telephone a sonné. J'ai scruté le ciel plus fort, des clous s'enfongaient dans mes pupilles et m'agrafaient aux quatre coins. Une voix feminine en larmes demandait ä parier ä mon marí, ca hoquetait en grosses bulles de détresse. J'ai pensé : salaud. Mais je la reconnus d'un coup, ä une note particuliěre, une inflexion sur la deuxiěme syl-labe de son prénom, son prénom ä lui, sur lequel je ne pouvais rien, le prénom qu'entre tous eile lui avait donne, eile, ma belle-měre, qui voulait lui parier ä cette heure impossible. Au diable la fibre maternelle, sa fibre mater-nelle mise en resonance et vrillée sur un savant pal de torture, toutes ces petites fibres qui avaient accouche sans moi de mon mari. Un chaudron de sorciěre bouillonnait autour de nous; ma belle-měre, je le savais, était en ce moment au centre comme moi de ce grand chaudron bouillonnant, eile cherchait son fils parmi les bulles, eile le cherchait avant de se 91 3 dissoudre dans les philtres de ľangoisse, du petit matin solitaire (de ces quatre heures grises oú les vampires griffent les murs et tardent ä admettre l'aube, et oú se lěve avec le soleil quelque chose qui tape du pied, éteint les lampadaires, actionne les métros, secoue les boulangers, ouvre l'ceil des mouettes, déroule les stores et fait s'asseoir au bar les buveurs de café, les mémes qui, sur le chemin du travail, dissiperont en omettant de les sen-tir les fumerolles des chaudrons). J'irais la voir, je le lui promettais, je le lui répétais comme ä une trěs vieille dame qui attend du secours de n'importe qui, d'une vague voisine, d'une jeune rille bien aimable qui ľa aidée ľautre jour ä montér ses courses au premier, rendormez-vous, tout va bien, je passerai vous voir. II aurait du étre possible de la visiter en songe, ďétouf-fer ses pressentiments sous d'apaisantes visions, de la mettre en contact avec ce que, par ail-leurs, j'aurais du entrevoir de son fils en for-cant ma volonte et la rouille de mes neurones; mais j'étais faible ä pleurer, minablement limi-tée par le temps, l'espace et ľangoisse, lourde- f ment valdinguée comme les otaries dans les rouleaux. Je m'efforcais de visualiser, trěs fort, ma main posée sur son front, la méme main que Jacqueline avait posée sur moi, mais Jacqueline a vraiment ca dans la peau, mon front 92 suis immobilisée. J'étais seule dans le noir, moi seule de toute la ville ä étre privée ďaube, moi ä m'étre bétement fourrée dans la gueule du loup en croyant dur comme fer que dans ma chambre aussi le jour serait levé. Dans la forét quand on est perdu, on le dit aux enfants, il faut faire demi-tour et avancer toujours tout droit, toujours tout droit et ľon retrouve forcément ľissue, comme les explo-rateurs dans le ventre maudit des pyramides. J'ai applique la regie, mais le nombre de mes pas augmentait, dépassait largement le compte de ľaller, commencait dans le noir ä paraitre infini (petit, quand on pénětre le systéme decimal, on veut compter de plus en plus loin, on croit qu'on va trouver le bout; de méme on se regarde dans deux miroirs face ä face et on rit de terreur de se voir démultiplié; on est en train de comprendre qu'on n'ira pas plus loin, et de toute sa vie en effet on ne compren-dra pas plus loin, on ne fera qu'entrevoir l'absence des bords du monde). Ce n'était pas la nuit, c'était juste du noir, et moi au milieu ä espérer que le temps tout de méme conti-nuait ä s'écouler, que quelque chose survien-drait, moi au milieu avec mes veines et mes muscles se dissipant rapidement dans rien du tout, moi en molecules de chair et de pensée qui se défaisaient en nuage (une expansion aussi rapide que celie de la chambre, une 94 en sous-cutané dans la main et aussi celui de ses enfants et peut-étre de son mari. Je suis retournée dans ma chambre, ma chambre toute noire encore oú je savais que je ne dormirais pas, mais oú je voulais m'allon-ger, dénouer les jambes, les bras, la poitrine, apaiser le ventre, rouvrir la gorge, élargir les poumons, ralentir le cceur. II me semblait maintenant que, mon mari eút-il ouvert la porte et ôté posément ses chaussures sur la moquette, j'en serais morte, de joie, de rage et de saisissement. Je tätonnais dans le noir pour trouver le bord du lit, j'avancais, mains tendues, préte ä me cogner les übias contre les angles du sommier, préte depuis longtemps, depuis plusieurs pas deja, raide ďappréhen-sion physique; j'ai avancé plus lentement, j'écar-tais un peu plus les bras; aucun rai de lumiére ne filtrait, le noir, méme, semblait s'épaissir encore. A défaut de lit j'attendais maintenant la premiére chose palpable, mur, lampe, porte, fenétre, la premiére chose materielle qui dai-gnerait se mettre en travers de ma route. Je m'inventais un bras télescopique, et ľallon-gement du cou de la tortue; j'étais une tete chercheuse ä laquelle tout fait défaut, radar, antennes, écailles, capteurs ďultrasons et yeux ä infrarouge; je sentais se disjoindre épaule, coude, poignet et phalanges, désossés. Je me 93 nébuleuse de chambre et de moi entre des limites de plus en plus incertaines). Je vérifiais in vivo ce que j'ai pu réver des theories de la physique quantique : ne regardez pas, n'obser-vez pas, taisez-vous, mettez votre conscience ä part, vous n'étes plus la mais ľunivers connait sans vous des états embryonnaires, des brumes de choses inexistantes auxquelles votre regard donnerait forme; vous étes le pécheur au bord de la mer, ou peut-étre étes-vous la mer, ou peut-étre étes-vous la potentialité de poissons dans la mer, mais tant que le pécheur n'a pas ferré, le poisson n'existe pas. Dans la chambre il restait la motion, la motion et le noir. Bätis-sez un mur, percez-le de deux trous, bombar-dez-le ďélectrons et ne regardez pas; les electrons ricochent mais certains passent; or, ä un moment du temps, un electron passera par les deux trous ä la fois; notez bien : un seul electron, par les deux trous ä la fois. Ne regardez pas ce verre sur cette table; dans votre dos, sous quel nuage de possibilité existe-t-il, avant que vous ne tendiez sans defiance la main? C'est une experience courante. Vous la prati-quez tous les j ours. Le verre sur la table fait des pirouettes dans votre dos. La table se trans-forme en un brouillard de table, pour tout de suite se rematérialiser děs que vous portez votre regard sur eile, děs que vous la touchez du doigt. N'essayez pas de la surprendre : la 95 4 vitesse de la lurniěre est ľénergie qui la condense. Elle aura toujours sa brave petite forme de table, quotidienne et ľair de den, děs qu'échevelé vous lächerez votre journal pour bondir furieusement sur eile. Vous connai-trez son prix, sa taille, la nappe qu'il lui faut, ľétiquette collée sous son plateau (sa provenance, son poids, sa matiěre : un bon petit soldát de table); mais vous ne la connaitrez pas. Pourtant tout reste ä portée de main. Méme nommés, touches ou traverses, les fantômes ne perdent ni en puissance ni en indulgence. Je marchais dans la chambre, résignée. Mon mari était forcément quelque part, gazeux peut-étre, ä la limite de sortir de ľunivers, mais quelque part forcément, penché sur les bords (ce qu'il faut bien supposer de bords) et me regardant; comme les morts dont les vivants savent qu'ils sont encore la, planqués dans la bruyere ou sous les tables tournantes, derriěre les portes, dans le grenier ä frapper du méta-tarse, dans les cuisines ä tordre des cuillěres, dans les couloirs ä faire sonner des chaines, et pour les moins balourds d'entre eux : en souffles sous les rideaux en ľabsence de vent. > Mon mari, copiant les morts, allait me faire signe et me rendre ä l'existence; la volatilisation de notre chambre était peut-étre déjä ce signe, le signe qu'il veillait comme une petite lampe, comme les petites lampes dans 96 électriques s'étaient écartés devant moi comme les ronces devant le cheval du prince, j'allais bientôt me réveiller. Je peux seulement imaginer maintenant. Quand je suis revenue ä moi, dans moi, quand les molecules de moi ont repris forme (qui me regardait? ďoú?), j'ai frotté fort mon visage, je ľai remodelé, il était la, posé sur moi, un peu gras et glaireux peut-etre, mais de ľeau ä nouveau ferait ľ affaire, j'ai ôté la cire de mes yeux, lapé les filaments qui encombraient ma bouche, j'ai ouvert la porte de la chambre. les chambres ďenfants ouvertes et lumineuses sur la galaxie. Ou bien, je me déplacerais dans la chambre ďenfant, et je toucherais enfin un rideau, et je ľouvrirais sur le jour, la ville, les cris des écoles, ou sur le silence complet des jouets. Ou bien, j'allais buter dans quelque chose de tiěde, velu, moite et collant par endroits, et je me dirais, si le jour se lěve enfin, n'est-ce pas du sang que tu verras sur tes doigts? Si tu prenais des ciseaux pour ouvrir le ventre de cet ours en peluche, ne trouve-rais-tu pas, sous le bouton du nombril, des entrailles chaudes et bleutées, ne plongerais-tu pas les mains dans des sues organiques, des déroulements de viscěres? N'y trouverais-tu pas un petit cceur, et plus haut, vers le cou, des artěres battantes, et plus haut encore, si tu for-cais et cassais quelques os, de petites dents en germe et une langue préte ä parier? Les fantômes sont forts, pour vous rendre fou. J'ai jeté ľ ours le plus loin possible de moi dans le rien du tout. II a vole sans bruit de chute, sans résultat, sans fin. Je pouvais aussi bien rester assise, il y avait encore un sol et une pesanteur. C'était notre bete moquette, j'en reconnaissais le toucher, la poussiere inerustée. J'étais calme. Le temps et le sang continuaient de couler. II n'y avait rien ä suivre, nulle part oú tätonner, nulle que-nouille ä filer; les meubles, les murs et les fils 97 5 silence tomba comme une dalle. Alors la porte du fond s'ouvrit trěs lentement (le temps com-menca ä se dilater), je pensai que le conseiller municipal revenait presenter ses excuses ou tuer touš les invites, qui ďailleurs se regar-daient ďun air géné, toussotant et crachotant, pendant que ma mere prenait une inspiration pour, sans doute, disserter sur le passage des anges; je crus alors étre la seule ä voir entrer mon mari, mais le cri que poussa ma belle-mere démentit tout de suite cette hypothěse. Pendant que les convives se pressaient autour ďelle évanouie, mon mari sembla hésiter, vacillant sur le seuil. Je sentais distinctement le fort courant d'air qui le précédait, pourtant aucun abatjour ne bougeait, la nappe restait tranquille, et personne, ä supposer que ľatten-tion ait pu se détourner une seconde de ma belle-měre, ne réclamait que l'on ferme la porte. Mon mari me regardait, d'un regard étrange, comme sur ces photos ou il semblait fixer un point derriěre ľobjectif. Je tentai d'attraper son regard, d'intercepter avant qu'elle n e glisse trop loin la mire invisible que ses yeux cherchaient. Je fis un pas en avant, mon mari ne bougea pas. Je tendis trěs douce-ment la main. Environ dix metres nous sépa-raient : la largeur de la table, le tapis, le coin de ľentrée, un portemanteau. J'amorcai lentement la manoeuvre. Je ne le quittais pas du 144 le saisir; il fallait le serrer dans mes bras, et il se reposerait, il s'appuierait sur moi, fatigue, la téte lourde, et nous rentrerions ä la mai-son. Je lui promettrais tout ce qu'il voudrait. Je ľaimerais toute ma vie. Je m'occuperais de lui. Je m'inquiéterais de sa santé, de son travail, de sa solitude et du vide qu'il ressentait peut-étre. Je lui demanderais de me décrire les maisons, les rues, les fontaines, le ciel, et ce qu'il avait réve que seraient nos enfants. Nous parlerions de tout. Nous n'aurions pas peur de pleurer. Nous verrions les mémes couleurs, les mémes formes, et je cesserais de me deman-der si mon mari (si les chats, les oiseaux, les poissons et les mouches aux yeux ä facettes) sentait et voyait tout de méme ce que moi je sentais et voyais. Le tapis défilait lentement sous mes pieds, et mon mari restait sur le seuil, immobile, ä portée de main mais toujours aussi éloigné pourtant, toujours reculé ä la méme silencieuse distance. La tráme s'allongeait. Les dessins grandissaient, se compliquaient, s'em-mélaient, je suivais une ligne bleue qui sou-dain s'enroulait sur une ligne verte, et je ne savais pas si j'étais victime d'un sortilege tissé •* avec la laine, de ma propre impatience ä le rejoindre, ou de quelque chose entre nous, qui aurait détendu les fils du temps et de l'espace. J'articulais son nom en silence, effrayée ďy mettre la voix; il fallait que tout 146 regard, il me semblait qu'ainsi je le mainte-nais la; comme une image que l'on vient tout juste de discerner dans un tapis, en dégageant de l'entrelacs des lignes et des piquetis de laine, un visage que nul n'y a sciemment tissé, et que l'on perdra si l'on cille. De ces formes dans les tapis (dans le crépi, dans les nceuds du bois, dans les fluctuations des nuages), mon mari avait pour ainsi dire la consistance. Son contour s'éparpillait, son manteau peluchait en mousse autour de lui, ses cheveux flottaient au-dessus de sa téte comme une pulverisation; et la peau de son visage était saupoudrée en un teint vaporeux et trěs blane. Je glissais lentement autour de la table, je m'efforcais de ne pas perdre de vue ses traits; ma memoire m'aidait autant que mes yeux. II fallait qu'il reste lä, encore une seconde, jusqu'ä ce que je le touche, encore une seconde malgré ľincer-titude de ce qui, en lui, semblait dénier au temps la possibilité de le faire durer, ä l'espace celle de lui donner forme. Un lampadaire dehors filtrait ä travers lui comme le soleil sous la brume, le matin, quand il fait trěs froid; ses í yeux qui ne me regardaient pas, qui regar-daient ä travers moi, étaient pleins de cette brume-lä. Mon mari, malgré son teint lumi-neux, avait ľair anxieux et comme délavé. J'avais contourné la table. J'entamais la tra-versée du tapis. Mes yeux ne sumsaient pas ä 145 se taise, que tout reste au méme niveau de brouhaha en bulles, de rumeurs clapotantes et de limbes; que rien ne claque, pas une porte, pas un nom; sinon, mon mari s'envolerait comme un oiseau qui a déjä traverse les océans. II ne restait qu'une brasse jusqu'au portemanteau, une largeur de plancher, une enjam-bée jusqu'ä ľentrée, j'allais ľenlacer et d'un coup de pied je fermerais la porte, et le courant d'air ne menacerait plus de le disperser aux quatre vents. Je crus atteindre la frange du tapis. Mon mari recula. Quelque chose bougea avec lui, un reflux de ľair, il s'était déplacé comme les images sur les vieux éerans ďordi-nateur, qui laissent une traine dans les pixels, ľimpression s'attardant oú le contact n'est plus; un éclat qui se regroupe sitôt le mouve-ment arrété. Mais mon mari continuait de trembloter, brouillé et mal défini, comme sou-mis ä un réglage défectueux de ľexistence. II aurait fallu le redessiner, ľenclore, le réduire; le faire tenir lä enfin, le comprimer en un corps bien net et le démouler franchement, pour qu'il cesse de voleter sur place comme ľair part en poussiere au-dessus des chiffons secoués. Je touchai au coin de ľentrée, le portemanteau se dressa dans la posture de combat ďune étrille, crochets, patěres et arceaux tendus ä m'éborgner, je le renversai, il y eut un bruit énorme, ma belle-měre eria 147 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L., 1998. 6