Marie DARRIEUSSECQ : Truismes ... J'espere que ľéditeur qui aura la patience de déchiffrer cette écriture de cochon voudra bien prendre en consideration les efforts terribles que je fais pour écrire le plus lisiblement possible. Ľaction méme de me souvenir m'est trěs difficile. Mais si je me concentre trěs fort et que j'essaie de remonter aussi loin que je peux, c'est-a-dire juste avant les événements, je parviens ä retrouver des images. II faut avouer que la nouvelle vie que je měně, les repas frugaux dont je me contente, ce logement rustique qui me convient tout ä fait, et cette étonnante aptitude ä supporter le froid que je découvre ä mesure que l'hiver arrive, tout ceci ne me fait pas regretter les aspects les plus penibles de ma vie d'avant. Je me souviens qu'ä cette époque oú tout a commence j'étais au chômage, et que la recherche d'un emploi me plongeait dans des affres que je ne comprends plus maintenant. Je supplie le lecteur, le lecteur chômeur en particulier, de me pardonner ces indécentes paroles. Mais hélas je ne serai pas ä une indécence pres dans ce livre ; et je prie toutes les personnes qui pourraient s'en trouver choquées de bien vouloir m'en excuser. Je cherchais done du travail. Je passais des entretiens. Et ca ne donnait rien. Jusqu'ä ce que j'envoie une candidature spontanée, les mots me reviennent, ä une grande chaine de parfumerie. Le directeur de la chaine m'avait prise sur ses genoux et me tripotait le sein droit, et le trouvait visiblement ďune elasticite merveilleuse. A cette époque-lä de ma vie les hommes s'étaient touš mis ä me trouver ďune elasticite merveilleuse. J'avais pris un peu de poids, peut-étre deux kilos, car je m'étais mise ä avoir constamment faim ; et ces deux kilos s'étaient harmonieusement répartis sur toute ma personne, je le voyais dans le miroir. Sans aucun sport, sans activité particuliěre, ma chair était plus ferme, plus lisse, plus rebondie qu'avant. Je vois bien aujourd'hui que cette prise de poids et cette formidable qualité de ma chair ont sans doute été les tout premiers symptômes. Le directeur de la chaine tenait mon sein droit dans une main, le contrat dans l'autre main. Je sentais mon sein qui palpitait, c'était ľémotion de voir ce contrat si pres d'etre signé, mais c'était aussi cet aspect, comment dire, pneumatique de ma chair. Le directeur de la chaine me disait que dans la parfumerie, l'essentiel est d'etre toujours belle et soignée, et que j'apprécierais sans doute la coupe trěs étroite des blouses de travail, que cela m'irait trěs bien. Ses doigts étaient descendus un peu plus bas et déboutonnaient ce qu'il y avait ä déboutonner, et pour cela le directeur de la chaine avait été bien oblige de poser le contrat sur son bureau. Je lisais et relisais le contrat par-dessus son épaule, un mi-temps payé presque la moitié du SMIC, cela allait me permettre de participer au loyer, de m'acheter une robe ou deux ; et dans le contrat il était precise qu'au moment du déstockage annuel, j'aurais droit ä des produits de beauté, les plus grandes marques deviendraient ä ma portée, les parŕums les plus chers ! Le directeur de la parfumerie m'avait fait mettre ä genoux devant lui et pendant que je m'aequittais de ma besogne je songeais ä ces produits de beauté, ä comme j'allais sentir bon, ä comme j'aurais le teint reposé. Sans doute plairais-je encore plus ä Honore. J'avais rencontre Honore le matin oú pour le cinquiěme printemps consécutif j'avais voulu ressortir du placard mon vieux maillot de bain. Cest lá, en ľessayant, que je m'étais apercue que mes cuisses étaient devenues roses et fermes, musclées et rondes en méme temps. Manger me profitait. Alors je m'étais offert un aprěs-midi ä l'Aqualand. II pleuvait dehors mais ä l'Aqualand il fait toujours beau et chaud. Aller ä l'Aqualand représentait presque un dixiěme de ma pension d'insertion mensuelle et ma mere n'a pas du tout été d'accord. Elle a méme refuse de me donner un ticket de metro et j'ai été obligee, pour franchir la barriěre, de me coller contre un monsieur. II y en a toujours beaucoup qui attendent les jeunes filles aux barriěres du metro. J'ai bien senti que je faisais de l'effet au monsieur ; pour tout dire, beaucoup plus d'effet que je n'en faisais d'habitude. II a fallu, dans les salons de déshabillage de l'Aqualand, que je lave diserětement ma jupe. II faut toujours faire attention, dans les salons de l'Aqualand, que les interstices des portes soient bien bouchés, et il faut savoir s'éclipser quand le salon est déjä oceupé par un couple ; la aussi il y a toujours des messieurs pour attendre devant les portes côté femmes. On peut bien gagner sa vie ä l'Aqualand, mais je m'y suis toujours reŕusée, méme dans les moments oú ma mere menacait de me mettre dehors. Dans le salon desert je me suis dépéchée de me déshabiller et d'enfiler mon maillot, et lä encore, dans le miroir doré qui donne bonne mine, je me suis trouvée, je suis désolée de le dire, incroyablement belle, comme dans les magazines mais en plus appétissante. Je me suis savonnée avec des échantillons gratuits qui sentaient bon. La porte s'est ouverte mais c'étaient seulement quelques femmes qui entraient, pas d'homme, et nous avons pu jouir d'une certaine paix. Les femmes se déshabillaient en riant. C'était un groupe de musulmanes riches, elles enfilaient pour se baigner des robes luxueuses et trěs longues, sous la douche leur corps se moulait dans les voiles translucides. Ces femmes m'ont entourée et se sont exclamées que j'étais belle, elles m'ont offert un échantillon de parfum chic et quelques pieces de monnaie. Je me sentais en sécurité avec elles. L'Aqualand est un endroit de detente mais il faut tout de méme se méfier. Cest pour cela que lorsque Honoré m'a approchée, dans ľeau, j'ai d'abord fui en nageant vigoureusement le crawl, et c'est peut-étre ca qui ľa le plus séduit (ä ľépoque je nageais trěs bien). Mais quand ensuite il m'a offert un verre dans le bar tropical, j'ai tout de suite vu que c'était quelqu'un de bien. On dégoulinait, la, tous les deux, dans le bar tropical, on transpirait dans nos maillots mouillés, j'étais toute rouge dans les nombreux miroirs du plafond, un grand negre nous éventait. On buvait des cocktails trěs Sucres et trěs colorés, il y avait de la musique des iles, tout ä coup on était trěs loin. C'était le moment des grosses vagues. Honoré me racontait que pour 1 certaines receptions privées on introduisait des requins dans la piscine, les requins avaient cinq minutes avant de mourir dans l'eau douce pour croquer les invites trop lents. Cela mettait, parait-il, une ambiance unique dans les fetes. Ensuite on se baignait dans l'eau rouge, jusqu'au petit matin. Honoré était professeur dans un grand College de banlieue. Les fétes privées le dégoůtaient. II n'allait méme jamais aux galas de ses étudiants. Moi j'aurais aimé faire des études, lui ai-je dit, et il m'a dit surtout pas, que les étudiants étaient touš pourris et depraves, que lui venait ä l'Aqualand pour rencontrer des jeunes filles saines. Honoré et moi on a sympathise. II m'a demandé si j'allais parfois dans les receptions privées. Je lui ai dit jamais, moi je ne connais personne. II m'a dit qu'il me présenterait des gens. Au debut c'est ca qui m'a attirée, le fait que ce garcon, en plus d'etre correct, me proposait des relations, mais en fait Honoré n'avait aucune relation, il n'arrivait pas ä s'en faire malgré son travail, et peut-étre espérait-il grace ä moi se faire inviter dans des endroits select. Honoré m'a acheté une robe en sortant, dans les magasins chic de l'Aqualand, une robe en lazuré transparent que je n'ai jamais mise que pour lui. Dans le salon d'essayage du magasin chic nous avons fait l'amour pour la premiere fois. Je me voyais dans la glace, j e voyais les mains d'Honoré sur mes reins, ses doigts creusaient des sillons élastiques au creux de ma peau. Jamais, haletait Honoré, jamais il n'avait rencontre une jeune fille aussi saine. Les femmes musulmanes étaient entrees ä leur tour dans le magasin chic, on les entendait bavarder dans leur langue. Honoré se rhabillait en me regardant, moi j'avais un peu firoid toute nue. La dame du magasin proposait du thé ä la menthe et des gäteaux. Elle nous en a passé par-dessous la porte du salon d'essayage, eile était discrete et trěs chic, je me disais que j'aimerais bien avoir un travail dans ce genre. Finalement, ä la parfumerie, mon travail n'a guěre été different. II y avait un salon d'essayage pour chaque parfum, la grande chaine qui m'employait vendait des parfums en tout genre qu'il fallait essayer sur divers endroits du corps, attendre qu'ils virent bien ou mal, cela prenait du temps. J'installais les clientes sur les grands sofas des salons, j e devais leur expliquer que seul un corps détendu révěle toute la palette d'un parfum, j'avais suivi un stage de formation comme masseuse. Je distribuais des Tamestat et des decoctions de duvet de cygne. Ce n'était pas un metier désagréable. Toujours est-il que lorsque les musulmanes sont parties, en laissant pour pres de cinq mille euros en Internet Card, la vendeuse trěs chic a vaporise, sous nos yeux, des parfums aerosols dans tout le magasin. Jamais, ai-je dit ä Honoré, jamais je ne me laisserais aller ä une telle faute de goůt si je tenais un magasin chic. C'est lá qu'Honoré m'a dit qu'avec un corps pareil et une mine aussi resplendissante j'obtiendrais tous les magasins chic que j e voudrais. II ne s'est pas trompé, finalement. Mais il ne tenait pas ä ce que je travaille. II disait que le travail corrompait les femmes. Pourtant j'avais été décue de voir que malgré son metier prestigieux, son salaire ne lui permettait de louer qu'un deux-piěces miteux dans la proche banlieue. Je m'étais tout de suite dit que par simple honnéteté de ma part il fallait que j e mette les bouchées doubles pour l'aider. C'est ä certe époque-lá, děs les premiers jours ä la parfumerie, que les clientes se sont mises ä me dire que j'avais un teint magnifique. Je faisais une excellente publicite ä ľétablissement. La boutique s'est mise ä marcher du tonnerre, avec moi. Le directeur de la chaine me félicitait. II est vrai que ľuniforme de travail, une blouse blanche sérieuse comme dans les cliniques esthétiques, était seyant, coupé trěs pres du corps, avec un profond decollete dans le dos et sur les seins. Or c'est ä certe méme époque exactement que mes seins ont pris du galbé comme mes cuisses. Cen était arrive ä un point ou j'avais dů abandonner mes bonnets B, les armatures me blessaient. Je n'avais pas encore recu mon premier salaire, ä peine une petite avance parce qu'ä la trésorerie ils avaient une panne d'ordinateurs, et je ne pouvais pas m'acheter de bonnets C. Mais le directeur me rassurait et disait qu'ä mon age ca se tenait tout seul, que je n'avais aucun besoin de soutien-gorge. Et c'est vrai que ca se tenait remarquablement bien, méme quand je suis passée ä la taille D ; mais lá j'ai craqué, j'ai acheté un soutien-gorge avec ľargent du pain que j'avais mis de côté petit ä petit. Honoré m'a posé des questions, il savait que j e n'avais pas encore été payee, mais j'ai pris sur moi, je n'ai rien avoué, méme si certe petite trahison me tourmente encore. Pauvre Honoré, il ne pouvait pas savoir ce que c'est de courir sans soutien-gorge aprěs un bus avec un tel tour de poitrine. J'avais de plus en plus de clients masculins ä la boutique, et ils payaient bien, le directeur de la chaine passait presque tous les jours pour ramasser ľargent, il était de plus en plus content de moi. Mes massages avaient le plus grand succěs, je crois méme que le directeur de la chaine soupconnait que j e m'étais mise de ma propre initiative aux massages spéciaux, alors que normalement on laisse un peu de temps ä la vendeuse avant de l'y inciter. Ce qui fait que, grace ä tout cet argent, j e n'ai pas risque de me faire licencier au bout de quelques semaines, le directeur de la chaine ne m'a poussée ä rien, tout s'est passé dans la plus grande discretion. Le directeur a été chic. II m'a laissée tranquille un bon moment, il devait penser que j'étais fatiguée par tout ce travail. Moi je n'avais jamais été aussi en forme de ma vie. Et cela n'avait rien ä voir avec Honoré. Cela n'avait rien ä voir non plus avec mon nouvel emploi, méme s'il me plaisait bien, ni méme avec ľargent puisque de toute facon j e ne ľai touché que trěs tard et en partie seulement, et que cela n'aurait jamais suffi ä mon indépendance. Non, c'était juste qu'il faisait pour ainsi dire toujours soleil dans ma těte, méme dans le metro, méme dans la boue de ce printemps-lä, méme dans les squares poussiéreux oú j'allais manger mon sandwich le midi. Et pourtant ce n'était pas une vie si facile, objectivement. II fallait que je me lěve tôt, mais curieusement, děs le chant du coq, enfin děs ce qui y correspond en ville, j e m'éveillais avec facilité, toute seule, je n'avais plus besoin ni de Tamestat le soir ni d'Excidrill le matin alors qu'Honoré et toutes les personnes autour de moi continuaient ä s'en gaver. Ce qui n'était guěre confortable non plus, c'est que je n'avais jamais le temps de manger tranquillement, et pourtant j'avais faim, cela me venait quand j'arrivals au square, une fringale terrible ; ľair, les 2 oiseaux, je ne sais pas, ce qui restait de la nature ca me faisait tout ä coup quelque chose. Mes copines plaisantaient, « c'est le printemps » elles disaient, elles étaient jalouses d'Honoré et de me voir si belle, en méme temps flattées qu'avec tous ces succěs je leur telephone encore quelquefois. Ensuite, bon, ce qui n'était pas gai, parfois, c'était les clients, j'avais de moins en moins de clientes, je crois qu'elles prenaient peur dans la boutique, il y avait une drôle ďambiance. Les clients essayaient parfois des choses que je n'aimais pas, et en temps normal cela aurait dů me déprimer ; mais lá non j'étais gaie comme un pinson. Les clients adoraient ca. lis disaient tous que j'étais extraordinairement saine. Je devenais fiěre, je veux dire, fiěre de moi. Mais ce n'était pas ca non plus qui me donnait ce moral terrible, cette impression excitante de commencer une nouvelle vie. Une de mes derniěres clientes, une fiděle qui n'avait pas froid aux yeux, m'a mis la puce á l'oreille. Elle était chaman, au quotidien, et extraordinairement riche. Je la massais quand eile m'a dit que c'était sans doute hormonal. J'ai répété ce que disaient mes copines, la poussée de sěve du printemps, mais la diente a insisté, « non non, m'a-t-elle dit, cela vient de vous, de ľintérieur de vous. Étes-vous bien súre de ne pas étre enceinte ? » C'est ce mois-lá que mes regies se sont arrétées. Cette reflexion m'a pour ainsi dire coupé la chique. Je n'ai rien dit á Honore. La cliente était assez ägée, eile avait une grande experience de la vie, je ľaimais bien. Elle était de celieš qui veulent toujours bavarder pendant les massages, je crois qu'elle était comme qui dirait frigide. Ca devait lui plaire de me voir si belle, si jeune, si saine comme ils disaient tous, et me savoir enceinte ca devait l'exciter encore plus, je ne sais pas comment dire. II y a de moins en moins de bébés. Moi je n'étais pas contre les bébés, parfoisj'en voyais au square. En tout casj'avais de plus en plus faim, et la cliente reconnaissait des symptômes partout. « Avez-vous des envies ? » me demandait-elle. Elle venait se faire masser tous les jours maintenant, les clients rälaient, ils l'appelaient la vieille peau. Je n'avais pas d'envies, j'avais plutôt des dégouts. « C'est pared », me disait-elle, et eile demandait des details. Je ne pouvais plus manger de sandwich au jambon, cela me donnait des nausées, une fois méme j'avais vomi au square. Ca faisait mauvais genre. Heureusement il était trop tôt pour que des clients ou le directeur puissent me voir. Du coup, je m'étais mise au poulet, ca passait mieux. « Vous voyez, me disait la cliente, vous avez des envies de poulet, moi pour mon premier fils je ne supportais pas le porc, de toute fagon quand on est enceinte, le porc, ilfaut absolument éviter á cause des maladies. » Je savais que la cliente n'avait jamais eu ďenfant, un client m'avait dit qu'elle était lesbienne, que c'était ľévidence méme. Mes regies ne revenaient toujours pas. J'avais de plus en plus faim, et pour varier mes repas j'apportais des ceufs durs, du chocolat. C'était difficile de trouver des légumes frais á un prix abordable, j'avais demandé á un client de m'en rapporter de sa maison de Campagne, il me donnait aussi des pommes. II fallait voir comment je les mangeais, ces pommes. Je n'avais jamais assez de temps au square pour bien les croquer, pour bien les macher, ca faisait plein de jus dans ma bouche, ca craquait sous mes dents, ca avait un goüt ! Mes quelques minutes de répit dans le square avec mes pommes, au milieu des oiseaux, ca faisait pour ainsi dire le bonheur de ma vie. J'avais des envies de vert, de nature. Je m'étais laissé convaincre pour un week-end chez ce client, j'avais prétexté un stage pour qu'Honoré ne dise rien. J'ai été trés décue. La maison du client était belle, entourée ďarbres, isolée, c'était la Campagne tout autour, je n'avais jamais vu ca. Mais j'ai passé tout le week-end á ľintérieur, le client avait invité des amis á lui. Par la fenétre je voyais des champs et des fourrés, j'avais une envie comme qui dirait extravagante d'aller mettre mon nez lá-dedans, de me vautrer dans ľherbe, de la humer, de la manger. Mais le client m'a gardée attachée tout le week-end. J'en aurais pleuré, en revenant, dans la voiture. Je ne voulais plus rien lui faire dans la voiture, et puis sur ľautoroute c'est dangereux, et ce chameau m'a jetée á la premiére porte de la ville, sans management, il n'est plus jamais revenu au magasin. J'ai perdu un bon client. Je me suis mise á saigner en rentrant á la maison. J'avais trés mal au ventre, je pouvais á peine marcher. Honore m'a dit que les femmes ca a toujours des problémes de ventre. II a été gentil, il m'a payé un gynécologue. Le gynécologue a été au plus presse, il m'a dit que j'avais fait une fausse couche, il a fourré plein de coton lá-dedans et il m'a envoyée dans une clinique. Ca a couté trés eher, le curetage. Mais moi je suis sure que je n'étais pas enceinte. Je ne sais pas ce qui m'a prise tout á coup de tenir téte au gynécologue lá-dessus, en tout cas il s'est mis trés en colěre et il m'a traitée de petite grue. Je n'ai pas osé lui raconter ce qui s'était passé avec le client et ses amis. A la clinique, on m'a fait trés mal, et, j'en suis sure, pour rien. II me semble que quand on est enceinte on le sait. On doit le sentir sur son corps, une odeur de maternité en quelque sorte, et moi qui étais devenue si sensible aux odeurs je ne sentais rien de ce genre sur ma peau. D'ailleurs je suis persuadée qu'á part ma cliente un peu speciale les clients se seraient détournés de moi s'ils m'avaient devinée enceinte. Ils m'aimaient saine, mais pas á ce point. J'ai un peu mal au ventre, aujourd'hui encore, de tout ce qu'ils m'ont fait á la clinique. Je suis restée femelle malgré tout. Et ce qui me fait dire, encore maintenant, que je n'étais pas enceinte, c'est que presque tout de suite aprěs la prétendue fausse couche mes regies se sont de nouveau 3 arrétées, et les mémes symptômes, la faim, les dégouts, les rondeurs, ont persévéré. Malgré ces quelques désagréments - á moins que tout ne soit lié - je gardais toujours un excellent moral. La vieille diente m'aimait plus que jamais. Elle insistait, eile touchait mon ventre et me le montrait dans la glace, il devenait lui aussi trěs rond, un peu trop á mon goüt. Mais les clients continuaient á me trouver terriblement sexy, c'est tout ce qui comptait. Ils faisaient méme la queue. La cliente passait beaucoup de temps avec moi, eile était la derniěre femme á venir au magasin, et ma seule amie en quelque sorte parce que ma splendeur, comme eile disait, avait pour ainsi dire découragé toutes mes copines. J'aimais bien bavarder avec la cliente, son corps ne me déplaisait pas, je trouvais interessant de voir comment j'allais devenir dans quelques années. Je me suis bien trompée. La cliente m'offrait ses robes encore mettables, une fois méme un bijou qu'elle n'aimait plus. La cliente a été assassinée. Un jour eile n'est plus venue et on a retrouvé son corps dans le square, sous un arbre. II parait que ce n'était pas beau á voir. A partir de lá j'ai souvent croisé une de ses amies, tout en noir, qui venait pleurer sous les arbres dans le square. C'est beau d'avoir de telies amies. Moi je n'ai plus eu la cliente pour bavarder, et je me suis retrouvée toute seule avec ce probléme de mes regies. D'une certaine facon, j'étais soulagée de ne plus voir la cliente, parce que moi je savais bien que je n'étais pas enceinte, que c'est eile qui voulait que je le sois, et á force eile m'embrouillait la téte. Les clients, au moins, n'avaient pas ce genre de preoccupations. Ils ne me regardaient pas pour savoir comment j'allais ; en fait c'est d'eux qu'ils s'occupaient, ca les rendait fiers de pouvoir me tripoter. Ca m'arrangeait, au fond, leur espěce ďindifférence, parce que je trouvais que je prenais un peu trop d'embonpoint, et que ce n'était plus si joli qu'avant ; mais comme je ne recevais que des habitués á la boutique, je n'avais pas á craindre des regards nouveaux qui m'auraient pour ainsi dire vraiment vue. Tous mes clients savaient que j'étais á leur goüt et ca leur suffisait, ils n'allaient pas chercher plus loin, un changement de ma personne leur aurait de toute facon paru incongru, je crois que c'est le mot. Cest depuis que j'ai réfléchi á tout ca. Je commencais á bien les connaitre, mes clients, d'autant plus que pour pouvoir accueillir tout le monde mon mi-temps s'était insensiblement transformé en plein temps. II me venait de drôles d'idées, des idées que je n'avais jamais eues, je peux le dire maintenant. Je commencais á juger mes clients. J'avais méme des preferences. II y en avait que je voyais arriver avec un vrai déplaisir, heureusement je réussissais á ne pas le montrer. Je crois d'ailleurs que ces nouvelles idées et le reste, c'était lié á ľabsence de regies ; méme si je gardais toujours cette curieuse bonne humeur, cette bonne santé, je supportais de plus en plus mal certaines lubies des clients, j'avais pour ainsi dire un avis sur tout. Je me taisais, bien sür, je m'exécutais, c'est pour ca qu'on me payait, mais je sentais que c'était mon corps qui ne suivait plus, mon corps avec cette absence de regies. C'est mon corps qui dirige ma téte, je ne le sais que trop maintenant, j'ai payé le prix fort méme si au fond je suis bien contente d'etre débarrassée des clients. Mais á ľépoque, je croyais qu'on pouvait faire payer son corps les yeux fermés. Ca marchait bien, d'ailleurs. Ce n'est qu'á partir de ce moment ou j'ai pris un peu trop de poids, avant méme que les clients ne s'en rendent compte, que j'ai commence á me dégouter moi-méme. Je me voyais dans la glace et j'avais, pour de bon, des replis á la taille, presque des bourrelets ! Maintenant ce souvenir me fait sourire. J'avais essayé de réduire les Sandwichs, j'en étais méme arrivée á ne plus manger le midi, tout ca pour continuer á grossir. Les photos des mannequins dans la parfumerie m'obsédaient. J'étais persuadée qu'il y avait comme un phénoméne de retention du sang dans tout mon corps, je devenais rougeaude, insensiblement les clients prenaient des habitudes fermiěres avec moi. Ils ne se rendaient compte de rien, trop occupés ďeux-mémes et de leur plaisir, mais le lit de massage devenait, sous leurs nouvelles envies, une sorte de meule de foin dans un champ, certains commencaient á braire, ďautres á renifler comme des porcs, et de fil en aiguille ils se mettaient tous, plus ou moins, á quatre pattes. Je me disais, si mes regies revenaient enfin je me viderais de tout ce sang, je deviendrais á nouveau fraiche comme une jeune fille ; et j'avais des envies de saignées. Les clients eux-mémes étaient de plus en plus gras. J'avais mal aux genoux sous leur poids, des étoiles me dansaient dans les yeux, je voyais des couteaux, des hachoirs. J'achetais pour la cuisine d'Honoré un materiel électroménager de plus en plus sophistiqué, il appréciait beaucoup ces nouveaux penchants domestiques. Et puis il a bien fallu que je me rende á ľévidence. Puisque je m'étais mise á réfléchir á tout, á avoir des idées sur tout, je ne pouvais plus, rationnellement, fermer les yeux sur mon etat et me cacher que j'étais enceinte. J'avais pris six kilos en un mois, tout particuliěrement au ventre, aux seins et aux cuisses, j'avais de grosses joues rouges, presque un masque, j'avais faim sans arret. La nuit il me venait de drôles de réves, je voyais du sang, du boudin, et je me levais pour vomir. J'ai honte encore aujourd'hui de ces réves saugrenus, mais c'était ainsi. Je m'efforcais de comprendre, parfois j'avais ďétranges eclairs de certitude, une lucidité qui me montait du ventre. Ca me faisait peur. Etre enceinte était le seul lien pour ainsi dire objectif et raisonnable entre tous ces symptômes. Honore voulait que j'arréte de travailler, il se méfiait, il devait se douter de quelque chose. A côté de ca il 4 était assez fier de moi, paradoxalement. On parlait de ma parfumerie dans toute la capitale, c'était la plus chic, des gens célěbres venaient me voir de loin. Honoré ne pouvait que constater aussi les retombées économiques, tout cet électroménager par exemple. Et puis il n'avait pas á se plaindre, á part quelques week-ends, je rentrais tous les soirs á la maison, de toute facon je ne gagnais toujours qu'un tiers-temps. J'avais decide de ne rien lui dire parce que s'il avait su que j'étais enceinte, il aurait fait tout son possible pour me garder á la maison. J'aurais eu pendant trois mois ľallocation pro-natalité qui était bien supérieure á mon salaire, et aprěs j'aurais été coincée avec Honoré. Je voulais conserver mon travail, je ne sais pas trés bien pourquoi au fond. Cela faisait comme une fenétre, je voyais le square, les oiseaux. De toute facon si ľon m'avait sue enceinte je n'aurais pas pu le garder. Comment annoncer ca au directeur de la chaine ? C'était impensable. II m'aurait accusée de ne pas avoir fait attention, mais je ne gagnais pas assez pour pouvoir faire attention, et pour Honoré c'est aux femmes de s'occuper de ces histoires de ventre. Cest aussi pour ca que je croyais que j'étais enceinte, parce que je ne faisais pas attention. II y a quand méme une certaine logique biologique ; méme si le moins que je puisse dire maintenant est que j'en doute. Or mon seul atout, c'était mon côté pneumatique, et lá il faut bien avouer que je le perdais peu á peu. Encore un mois ou deux, et je ne pourrais plus du tout entrer dans ma blouse, mon ventre déborderait, et déjá ce n'était plus si excitant que ca aux bretelles et au décolleté, la chair ressortait trop. Au premier déstockage, un an tout juste aprěs mon embauche, j'ai eu droit á des fonds de poudre et je m'en suis mis tous les matins, ca atténuait un peu mon côté fermiěre á joues rouges. J'ai pu tenir encore un mois. Mais je grossissais de partout, pas seulement du ventre. Et mon ventre ne ressemblait pas du tout á celui d'une femme enceinte, ce n'était pas un beau globe rond mais des bourrelets que j'avais. J'avais quand méme déjá vu des femmes enceintes, je savais á quoi ca ressemblait. Ma mere elle-méme, il n'y avait pas si longtemps que ca, avait attendu le cinquiěme mois avant de se faire avorter en pleurant, on avait trop besoin de son salaire á la maison. Je ne mangeais presque plus. J'avais des éblouissements le jour, des réves absurdes toutes les nuits. Honoré se disait géne par mes grognements, ensuite ca a été des cris percants et il n'a plus supporte de dormir avec moi. Je dormais dans le salon. C'était plus confortable pour tous les deux, je pouvais me vautrer sur le côté comme j'aimais et ronfler. Je dormais pourtant de plus en plus mal, j'avais des poches sous les yeux que je tentais ďeffacer á coup d'anti-cernes Yerling, deux tubes gratuits recus pour les étrennes. Mais Panti-cernes était périmé et s'effritait, j'avais vraiment une drôle de touche. II me venait des angoisses terribles á ľidée de cet avortement. Ils ne sont pas tendres avec les avortées. On dit méme qu'on ne gäche pas une anesthésie pour ces femmes-lá, elles n'ont qu'á faire attention. Et puis il y a toujours ces commandos qu'il faut craindre, je n'étais pas trés au courant. A ľépoque je ne suivais pas les informations. Maintenant je suis trés loin de tout ca, fort heureusement. Je suis allée á la clinique. J'avais revendu en sous-main des rouges á lévres ultrachic, je tremblais de me faire prendre. Je ne suis restée que six heures, le directeur de la chaine n'a déjá pas du tout apprécié cette demi-journée fichue par terre. H y avait un type enchainé aux étriers de la table ďopération, il psalmodiait quelque chose, mais ce crétin s'était enchainé trop bas et il ne génait pas vraiment. II a été oblige ďassister á tout, et quand la police est arrivée pour couper ses chaines - vu qu'il avait avalé la clé - il était tout couvert de mon sang. A la clinique ils lui ont dit qu'il ne ferait pas de vieux os s'il continuait á aval er des clés. A moi ils m'ont dit que si je ne faisais pas attention, aprěs ces deux curetages je risquais de devenir sterile. Ils m'ont aussi dit qu'ils n'avaient jamais vu un uterus aussi bizarrement forme, que je ferais bien de m'en soucier un peu, qu'il y a des tas de maladies qui trainent. Ils ont méme garde Yhystérographie pour ľétudier de pres. Le type m'a raccompagnée. II était tout pále. II m'a dit que je m'étais damnée pour toujours, que je ne pouvais pas, malheureuse que j'étais, imaginer les consequences de mon acte, que j'étais une fille perdue. Moi je m'en fichais de ce qu'il disait, je m'appuyais sur son bras pour rejoindre la parfumerie. II était gentil au fond, sans lui je n'aurais jamais pu marcher. Je me demandais comment j'allais faire pour ne pas mettre du sang partout et pour tenir le coup avec les clients. J'ai relevé le rideau de fer. Quand le type a vu l'enseigne, il est devenu encore plus pale. II s'est écarté et il a pointe deux doigts sur moi, il a dit que j'étais une creature du diable. « La, la !" il a hurlé. II me regardait tout á coup, il me scrutait pour ainsi dire. « La marque de la Bete!» il a hurlé. Moi ca m'a un peu retournée, qu'on puisse dire ca en me regardant. Le type s'est enfui en courant. Je me suis regardée dans la glace. Je n'ai rien remarqué d'anormal. Pour une fois j'étais pale, on ne pouvait plus penser á une fermiěre rougeaude. Finalement cette saignée m'avait fait du bien. Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L., 1996, pp. 10-31. 5