Tanguy VIEL ­ Insoupçonnable (2006)
Tanguy VIEL, Insoupçonnbale, Paris, Minuit, 2006.
Il y avait la nappe blanche qui recouvrait la table et dont avec effort maintenant on pouvait se
souvenir qu'elle avait été blanche, lumineuse sous l'effet du soleil quelques heures plus tôt, dressée de
cristal et d'argenterie sur pourtant de simples planches de bois posées sur de simples tréteaux avec
lesquels toute la soirée il avait fallu que les pieds composent pour ne pas écrouler l'édifice.
Combien étaient-ils, les invités en ce jour de fte, qui avaient commencé par promener dans le jardin
leurs coupes de champagne proposées ds l'entrée par une haie de serveurs en vestes blanches, si raides
et impassibles qu'on ne savait plus si c'était  leurs corps ou  leurs vestes elles-mmes qu'il fallait
accorder ces adjectifs, raides et impassibles, présentant chacun leurs plateaux remplis de coupes  demi
pleines, incapables de sourire, dressés pour servir, et disant seulement ce bonsoir aimablement sec 
chaque fois qu'une main se tendait vers eux pour se saisir d'un verre. Bonsoir, leur était-il répondu, sans
que les regards, ni celui du serveur ni celui de l'invité, ne se croisent, obnubilés chacun par le verre 
prendre et si fiers, les invités, d'assister aux noces d'Henri Delamare et de Lise, Delamare aussi
désormais.
Ç'avait pourtant été une belle fte, ce mariage, elle comme une adolescente au milieu de la foule
conviée, et le faste affiché de cette bourgeoisie de province mlant les cousins, les amis et les toujours
mmes serveurs aux doigts musclés sous leurs plateaux d'argent dont la raideur,  mesure que la soirée
avancerait, trancherait encore plus avec la rumeur montante de la noce et les rires champagnisés de
chacun.
Et chacun d'abord s'était extasié sur le paysage de mer,  discuter de l'île dont on apercevait les
contours au loin, qui par ce temps si clair déchiquetait l'horizon et fascinait de distance mais aussi de
contraste, l mme o le soleil tomberait un peu plus tard, noircirait l'eau, le ciel, l'île  mme teinte
obscure et sourde, l o la lune, plus tard encore, s'y substituerait au millimtre pour éclairer fadement,
non plus l'île ni ses contours rocheux mais cette mme table fatiguée, saoule des conversations déj
évanouies, du brouhaha qui aura plané toute la soirée sur la noce, blagues, sentences, rires, et Henri ce
soir-l en roi du monde.
Il faudra bien s'y faire, ai-je pensé,  ce nom et  cette maison,  ce mariage inoubliable, dirait Henri.
Oui c'est vrai, penserais-je, inoubliable. Et comment j'aurais fait pour oublier, mme dix ans plus tard,
ce moment o je m'étais retrouvé  côté d'elle, Lise, ce mme aprs-midi dans l'affreuse salle des
mariages  signer les registres, la grosse main du maire qui tenait le livre ouvert  la bonne page, son
gros doigt qui montrait o signer, et ma main tremblante, forcément tremblante qui rendait tout ça légal
et propre, puisque j'étais le témoin.
C'est elle qui me l'a demandé, Lise, d'tre témoin, et la question de seulement me dérober ou de lui
déplaire, je crois qu'elle ne m'est pas venue  l'esprit, ni ça ni rien qui contrevienne au désir d'une soeur
quand je l'ai accompagnée dans la salle en la tenant par le bras, Henri derrire nous, et il ne manquait
plus que la musique qui va avec.
Mais qu'avais-je  faire l, Lise, dans cette salle ce jour-l, puis sur les marches de l'hôtel de ville, dans
ce costume mal seyant qui contrastait tant avec la robe blanche, effrontément virginale, du mariage
célébré avec lui, qu'avais-je  faire dans la file maintenant des félicitations, attendant mon tour avec le
mme air joyeux emprunté  mes voisins de queue, attendant de t'embrasser et de murmurer comme
chacun quelques mots ruminés  ton oreille, bonheur et longue vie, t'ai-je dit sans tremblement dans la
voix. Mais cette poignée de main entre toi et moi, Lise, on aurait dit qu'elle contenait tous les secrets de
la terre prts  s'envoler sur la place, et pour rien au monde  ton tour tu n'aurais laissé s'échapper ton
regard du sol froid de la mairie, si terrible était-il, ce seul regard posé par toi sur moi et qui cachait si
mal les sentiments mlés de honte et de foudre  l'intérieur de nous, de honte et de foudre, comme si
tout, tout ce que personne ne savait jusqu'alors, tout ce que personne ne devrait jamais savoir, avait jailli
en pleine lumire, éclairé par les vitres, distribué sur chacun, et qu'ils m'avaient regardé, tous, les
quelques cent personnes qui ensuite t'embrasseraient et te jetteraient du riz au visage.
pp. 7-10.