Tanguy VIEL ­ Le Black Note (1998) Tanguy VIEL, Le Black Note, Paris, Minuit, 1998. Le Black Note Car je meurs en ta cendre et tu vis en ma flamme. Tristan l'Hermite Ici je parle tout le monde. C'est la façon qu'on a tous de se croiser dans le parc, dans les couloirs, il y a des liens trs vite qui se créent. Ici les gens, tu les aimes malgré toi. Quand il y aura trois ans qui seront passés sur nos traits, et qu'on se verra rajeunir dans les miroirs, force de vivre sainement comme on fait ici, alors on nous aimera malgré soi, et tu viendras encore me parler l'aprs-midi, tu verras comme j'aurai l'air serein. Toutes les marques aujourd'hui, sous mes yeux et l'intérieur de moi, elles auront disparu, j'aurai oublié dans trois ans, plus rien pour me réveiller en pleine nuit, pour tourner autour de mon lit devant ma fentre, c'en sera fini des visions nauséeuses, des visages morts qui me surprennent encore, et fini les migraines au réveil. Je serai neuf, Georges, et loin de nous, loin de notre vie ensemble quand cause de toi, cause de Paul, mais je serai neuf bientôt, loin de son corps lui, Paul, planant dans les airs au-dessus de moi, comme il peuple encore mon sommeil. Oui, Georges, Paul me retrouve quand je m'éloigne, quand je me cache n'importe o derrire les arbres, je le sens qui se glisse sous ma chair, qui revit dans mes veines, et il parle, il chuchote dans mes tympans tout ce qu'il a déj dit vivant, il le répte plus violemment encore, ses grandes phrases, sa façon de rire aprs ses grandes phrases. Il dit : s'attaquer plus fort que soi, mais derrire il faut tenir. Comme avant, Georges, les mmes mots. C'est une question de temps maintenant, d'années se refroidir de ce qui te marque jamais. Elvin et moi serons des hommes neufs, sans plus connaître le tremblement des mains en dormant, les crampes dans le cou qui réveillent l'aube, ni les courses d'expédients dans les pharmacies. Je n'ai plus peur déj, avec les nuits qui s'enchaînent si vite, j'oublie tout, Georges, et j'ai peur aussi, devenir amnésique, et perdre de nous quatre ce qui devrait résonner toujours. Je suis heureux aussi. Je pense toi souvent, chaque heure je te vois dans ma tte, marcher dans les rues le matin comme avant, soigner ta contrebasse dans la cour derrire, je pense toi quand on vivait sur l'île tous les quatre. Avec Elvin, on monte sur le solarium avec des jumelles, sur le toit du bâtiment il y a un solarium, mais ce n'est pas le soleil, c'est autre chose qu'on cherche, avec Elvin tous les jours, alors on croit qu'on arrive voir notre île par-dessus la distance, par-dessus le port de la ville qu'on surplombe, et l'étendue bleue derrire, c'est une vue magnifique d'ici, et on cherche le sol de l'île depuis l'incendie, les dunes avec les ruines noires de la maison, et les grillages qui srement brlent encore sous les regards las, avec la suie qui s'accroche aux volets sur les baraques d'en face. Au moins on croit qu'on arrive voir, et on regarde encore d'o on est, du solarium on regarde, avec des jumelles dans une main, on regarde notre passé calciné par les flammes. Mais d'o on est, sur le toit, on arrive tre lucide des fois, on se rend compte qu'on est trop loin pour voir vraiment : les grillages montés si vite pour protéger les cendres, et la tache noire au milieu du hameau, la rue qui a pris feu comme ils disent, eux, les habitants de l'île, je les vois encore crier autour de l'incendie, dire : c'est la rue qui prend feu, c'est l'île qui prend feu, il faut chasser ces quatre-l, disent-ils, ce sont des sorciers. Tu t'en souviens quand ils ont dit ça, et nous, tapis l'angle du hameau, comme on se regardait fébriles, avec l'envie seulement de courir, prendre le bateau tout de suite et ne jamais revenir sur les lieux. Alors quand on va sur le solarium avec Elvin, bien sr on ne voit rien. A cause des grillages qu'ils ont montés ici aussi, partout autour du solarium, pour pas qu'on se penche et qu'on tombe par accident, disent-ils, parce qu'avec nous il faut se méfier, disent-ils. A cause des grillages, je t'assure, on ne voit rien du morceau de rue qui a pris feu, on ne voit mme pas le rivage se dessiner par temps de brume, cause de la longue distance qui sépare. C'est mentir, ai-je dit Elvin, c'est mentir de dire que tu vois l'île d'ici, et que tu vois trs bien les grillages qui font un cercle autour des ruines, tu confonds avec nos grillages nous ici, mais en vérité tu ne vois rien, ai-je dit Elvin. Mais Elvin persiste dire qu'il voit trs bien, il persiste dire que ce n'est pas de sa faute si je suis myope. J'ai renoncé lui expliquer. Il a toujours été comme ça, Elvin, tu le connais comme moi : se mettre martel en tte pour de la broutille, et puis se taire. Ce n'est pas ici qu'il changera, Georges, il empirera dans cette clinique, il finira par croire qu'il est malade vraiment, déj je le vois qui empire, qui Tanguy VIEL ­ Le Black Note (1998) Tanguy VIEL, Le Black Note, Paris, Minuit, 1998. se bute pour des détails, avant il aurait cédé si vite. Alors quand il décide ça sans démordre, de prendre les jumelles du directeur pour scruter l-haut, pour dire qu'il va vivre une heure de plus dans notre maison d'avant, volontairement je monte en mme temps que lui sur le solarium, mais en vrai je regarde vers l'intérieur des terres, l'opposé de sa direction lui, alors je peux dire que j'ai vu la terre, et la ville qui s'agite tout le jour, les plaines derrire qui s'étalent, cela je peux dire que je l'ai vu travers les grillages, pas lui avec ses ruines meurtries. Les habitants sur notre île nous, l'heure qu'il est, les quelques-uns qui persistent vivre sur un bout de terre au milieu de l'eau, ils continuent baisser les yeux en passant devant les gravats, je sais cela, se lamenter comme ils faisaient déj quand la maison tenait debout, alors pour eux c'est du pareil au mme : que ce qu'ils détestaient d'avant, maintenant ce soit par terre, pour eux c'est du pareil au mme. Pour nous c'est différent, Georges, vivre plusieurs ici, ça n'a rien voir, et combien pour remplir les pavillons chaque coin du parc : je les vois du solarium, quand on se penche un peu malgré les grillages, je vois Rudolph qui fait les cent pas sur la pelouse. C'est un type bien, Rudolph, souvent c'est lui que je parle, parce qu'il écoute plus que les autres, parce qu'il est patient pour écouter. Il est malade aussi, c'est ce qu'ils disent ici : quand tu vis l'intérieur des murs, alors forcément il y a quelque chose de malade en toi, et Rudolph aussi, disent-ils. Pour Elvin et moi, c'est une révolution. Oui c'est vivre plusieurs comme avant, mais ici, il n'y a rien qui a germé entre nous pour choisir ça, c'est trs différent, nous ne sommes pas amis ici. pp. 11-15.