Laurent MAUVIGNIER ­ Apprendre finir (2002) Laurent MAUVIGNIER, Apprendre finir, Paris, Minuit, 2000. I Il y aura toujours quelqu'un pour repeindre les plinthes. Toujours quelqu'un pour colmater les brches et enduire les plâtres qui se fendent. Et je n'aurai plus m'inquiéter de savoir quelles mains sauront tenir avec dans la poigne ce qu'il faut de force et dans l'oeil de précision, la lourdeur du sécateur pour que les trones ne débordent pas, pour que les thuyas ne s'étouffent pas. Il y aura quelqu'un, je me disais, il y aura quelqu'un parce que je savais qu'un jour il irait mieux. Parce qu'on m'avait dit : demain. Demain il rentrera. Les blouses pas fermées qui s'ouvraient sous leurs mouvements, l'ambulance qu'ils avaient garée devant la grille, le bruit de la porte arrire et du brancard, les bruits de fer des portes, des pices métalliques du brancard sur le bitume devant la maison et enfin je suis sortie, moi qui regardais tout ça de la fentre, qui attendais de voir ça depuis la veille, depuis qu'on m'avait dit qu'il rentrerait cet aprs-midi, avec dans mon coeur tout ce sang qui ne savait plus son rythme, qui cognait dans les artres. Et dans les veines ça tapait, sous le crâne ça tapait, le sang. Et moi je suis sortie, le coeur, mon coeur qui, je suis sortie et j'ai descendu les marches, lentement, doucement, en voulant tre calme, si calme et je n'ai pas regardé vers lui, j'ai retenu mon souffle, mon regard, rappelant mes yeux et puis le chien qui traînait dans mes pattes - le petit chien blanc aux poils presque jaunes par endroits, sur la tte - le chien qui frétillait et trépignait dans le gravier, qui a mme oublié de profiter que la grille soit ouverte pour essayer, comme il passait son temps faire, d'aller voir ailleurs (et c'était souvent l'école de Renaud, l'école primaire qu'il trouvait bien tout seul, le chien, et que des fois je voyais revenir sous le bras de Renaud son retour d'école. Mais j'avais dit ce jour-l Renaud qu'il n'irait pas l'école l'aprs-midi. Ni Philippe. J'avais dit que je voulais qu'ils soient l et que c'était déj dommage que Pascale ne puisse pas venir pour l'accueillir.). Mes poumons et mes yeux gonflés d'un orgueil monstrueux, le savoir l, de retour, me disant : je n'aurai plus m'inquiéter. Les murs qui se lézardent, les fissures, les rats peut-tre, au grenier. Tout ça ne m'inquiétera plus. Je me souviens de ma main dans ses cheveux. Du brancard roulant jusqu' l'escalier et des graviers qui s'écrasaient sous les roues, sous son poids lui qui pilait plus encore les petits cailloux. Et moi, moi qui tournais autour d'eux, comme le chien mes chevilles reniflait, moi, demandant s'il fallait de l'aide, s'il fallait que je porte un peu aussi. Mais non, il n'y avait pas la place et je les ai regardés faire, soulever le brancard pour que les roulettes ne soient pas retenues, qu'elles ne se cognent pas aux angles des marches et je me souviens, pendant tout ce temps, des roulettes qui tournaient dans le vide, au- dessus des marches de ciment, de la voix de celui qui voulait aller lentement, des visages tendus des deux hommes qui soulevaient le tout, des blouses ouvertes, des jeans au bas des blouses, des tennis aux pieds, des efforts de leurs bras. Qu'ils ont refusé les verres d'eau. De lui, couché sur son brancard au milieu du couloir dans l'entrée. Du visage qu'il a tourné vers la porte de la cuisine et d'eux, qui sont sortis de la cuisine, lentement, les gestes méfiants, eux, Philippe et Renaud, qui se sont approchés de lui. De son sourire qui a dessiné le visage d'une façon bizarre, avec les rides de fatigue et ses yeux, ses yeux qui ont brillé, que j'ai vus brillants et brouillés ce moment de répondre quand ils se sont l'un aprs l'autre penchés vers lui pour l'embrasser. Quand l'un aprs l'autre ils ont murmuré bonjour. Et lui leur disant bonjour aussi, dans un souffle, comme entre les dents, avec l'effort qu'il fallait pour dépasser le murmure. Depuis la veille, la précipitation tout faire : ouvrir en grand les fentres, envahir d'air l'espace de la maison, lessiver les draps, laver un pyjama, balayer dans les recoins, épousseter, traquer les poussires et puis aussi lui installer une chambre rien que pour lui, parce que j'avais pensé qu'il faudrait une chambre rien que pour lui et avec Philippe on avait décidé que ce serait la sienne, que lui rejoindrait celle de Renaud. On a changé les draps du lit. On a tout ouvert en grand et on a laissé ouvert tout le soir, jusqu'au moment de se coucher. On a mis le chauffage plus fort, j'ai fait ça, pour que la chaleur péntre bien dans les murs, dans les draps, pour que la chambre soit comme il faut. On a enlevé le bureau de Philippe. Le vieux bureau qu'on avait remonté du sous-sol pour lui, Philippe, pour qu'il puisse travailler l'école. On l'a soulevé tous les deux et on l'a installé contre le mur, dans la chambre de Renaud. Pendant quelque temps ils dormiraient ensemble. Il a enlevé ses classeurs, ses livres, ses cahiers, les posters et les cartes postales sur le mur, les gommes, les livres qui traînaient sur la table de chevet. Ses vtements des placards ont rejoint ceux de son frre dans l'autre chambre, comme avant, quand Pascale était encore l, dans la maison, et que les deux frres partageaient la mme chambre. Avec un chiffon j'ai fait le lustre, le dessus de l'armoire, la table de chevet. On a mis une lampe de chevet. On a ramené la télévision qui était dans le salon et on l'a posée entre l'armoire et la fentre. Et moi le matin j'ai pris le plus beau vase, celui de Turquie, celui que Pascale avait rapporté de Turquie, bleu, des liserés turquoise. Et pourtant, les fleurs. Avant, il aurait piétiné les fleurs. Tous les matins dans la chambre blanche, sous l'odeur d'éther, c'était les mmes yeux noirs sur moi. La noirceur du regard c'était contre moi, contre ce visage qui était le mien. Pourtant toujours je venais avec des fleurs, me disant : mme s'il ne m'aime plus, mme s'il ne veut plus me voir. Et il me suivait du regard avec dans sa tte son oeil qui roulait pour suivre mes mouvements, comment je venais neuf heures, chaque matin, avec mes fleurs dans les mains. Le bouquet que je prenais chaque matin au rez-de-chaussée, l o aprs l'accueil je trouvais un marchand de journaux et un fleuriste - comme si ce n'était que de ça dont les gens pouvaient avoir besoin : des journaux et des fleurs pour passer les journées et ne pas se dire qu'ils attendaient autre chose, la voix qui leur dirait : c'est mieux, vous allez beaucoup mieux. Et mon espoir suspendu qui balançait comme le coeur, dans l'ascenseur d'abord, devant sa porte ensuite. Et puis toujours l'oeil noir derrire la porte. Sa voix, l'intonation qui disait qu'il était fatigué des fleurs, de les voir, l, de voir Laurent MAUVIGNIER ­ Apprendre finir (2002) Laurent MAUVIGNIER, Apprendre finir, Paris, Minuit, 2000. toujours mes mains, le matin, avec l'aluminium et les tiges humides qui gouttaient par terre. Il disait que c'était fatigant ce geste de mes mains retirant l'aluminium et posant sur la table de chevet les fleurs, avec précaution pour ne pas les casser en les posant. Il disait que c'était terrible. Il disait que c'était révoltant de me voir passer au pied du lit, devant lui, avec juste un sourire de gne, idiot, pour m'excuser d'aller dans la salle de bains alors que j'arrivais peine, que je ne prenais pas mme le temps de retirer mon manteau pour déj prendre le vase, ce vase en verre - il ne disait rien du vase mais je voyais comment ses yeux suivaient mes mains qui prenaient le vase pour changer l'eau, comment son regard sur mes mains écrasait les doigts pour qu' le serrer plus fort le verre se brise - il aurait voulu le sang mlé sur ma peau et sur le verre, les débris gouttant par terre, comme ça, avec les fleurs nues, couchées, les tulipes déj pourrissantes d'attendre que je revienne avec un autre vase, les mains pansées, le calme revenu. Il aurait voulu, je ne sais pas, avoir la force de se soulever et d'un souffle, profitant de mon cri, du sang et du verre mlés, pouvoir se lever un peu et tendre le cou plus loin, plus haut, avoir cette force de souffler d'abord sur le papier d'aluminium posé au bord de la table de chevet, en équilibre, seulement retenu par le poids de l'eau dans les pliures, dans les marques creusées par les tiges, comme des petits canaux. Il aurait voulu avoir le souffle de faire basculer le papier pour entendre sa chute sur le lino. Un léger glissement, rien, rien, pour nous, pour moi, pour qui ce n'est pas lutter que de faire un mouvement, se pencher, pour qui ce n'est pas vaincre comme ça aurait été pour lui, par exemple, de voir juste son souffle faire céder un équilibre, faire tomber l'aluminium. Mais maintenant qu'il était revenu je me disais qu'il reviendrait de sa colre. Qu'il réapprendrait me voir, je me disais qu'il s'adoucirait, lentement, doucement, au rythme de ses progrs, je me disais tout ça parce que moi je n'avais plus peur, je ne craignais plus son regard de pierre sur mes yeux baissés et sur la salive que je renvoyais d'un coup au fond de la gorge. Je me disais : nous allons réapprendre. Nous allons refaire les gestes de ceux qui apprennent, de ceux qui commencent. Nous allons faire ça, nous, rebours, retourner vers le début parce que moi j'ai tant regardé les photos, tous ces aprs-midi, dans le salon, sur la table du salon, et je voyais bien, d'une photo l'autre, son bras serrant ma taille et nos corps tout prs, quand nous avions vingt ans et un appartement si petit qu'on dirait qu'il tient tout entier sur la photo. Sa main tenant encore la mienne dix ans plus tard, ces mariages qu'on oubliait sitôt qu'on en revenait, et puis, petit petit, nos corps se séparant dans les appartements grandissants, comme si nous disparaissions dedans, avalés par eux, exactement comme on dit : par la force des choses. Nous, sombrant dans le décor des photos. On reprendrait tout ça, dans l'autre sens, et je m'asseyais côté de lui, sur son lit, laissant venir vers moi tout ce qu'il voudrait, le laissant parler, l'écoutant, reprenant une confiance que j'avais perdue et que je n'aurais jamais cru possible de vivre. Moi, pensant et disant pour moi-mme, en me souriant d'avoir tant d'audace : nous. Et puis : on. On va s'en sortir. Et je serai douce, oh oui, tellement. Il ne pourra pas ne pas voir que je suis douce, il ne pourra pas ne pas voir ça, ne pas savoir. On ne parlera plus du reste. Le reste s'est effacé, il n'est plus rien, un écho, peine, rien qui puisse tenir comme avant, qui puisse empcher qu'on lutte ensemble, que ce soit ensemble qu'on rejette la violence, celle d'avant, celle de maintenant qui s'acharnait dans son corps. Et ce serait nouveau nos moments nous, quand on disait si jeunes que rien ne nous faisait peur, qu'on voulait ne plus voir personne parce qu'on trouvait que tous devenaient ridicules n'tre pas dans notre histoire, quand parler avec quelqu'un c'était se taire pour ne pas parler encore de nous, de ce qu'on voulait, des enfants qu'on aurait, de la maison qu'on aurait, des projets qu'on faisait, les rves de nous voir tous les deux si vieux, rabougris dans des vieilles chaises tressées mais ensemble, comme un lierre. On y croyait et on parlait de ça, la nuit, en se caressant les cheveux, en se gotant du bout des lvres. Et je me disais que j'oublierais quand il était l-bas, dans la chambre blanche. J'oublierais tout. Ses mains blanches sous le drap o se jouait une lutte trop lointaine pour qu'il ne me méprise pas. Parce que pour lui, moi, je ne pouvais vivre ça qu'avec mon ignorance de ce que ça pouvait tre pour lui, de lutter. Comment s'écrasait la tendresse sur lui, sur son visage qui la gommait d'un coup. Comme ça. Son oeil noir. Le cynisme de sa voix quand il a pu parler et me lâcher, comme si c'était dommage pour moi, qu'il l'avait échappé belle, que ce n'était pas encore pour aujourd'hui, eh oui, la voiture trop solide, les murs pas assez, et il regardait le bouquet côté de lui en disant ça, car il ne me regardait pas, non, il ne les regardait pas mes sourires trop pâles qui s'éteignaient en tombant sur ses yeux, ses yeux qui voulaient juste renvoyer un peu du sort qui était le sien. Cette bouche morte aux sourires comme s'il ne connaissait plus ça dans sa région de vie. Avec ce qu'il aurait voulu de force dans ses muscles, dans son corps pour aller jusqu' ce bouquet qu'il regardait côté de lui, l, sur la table de chevet qu'il regardait d'un coup d'oeil, alternant sur moi, un éclair, ses yeux de rage sur moi qui bredouillais alors des mots idiots, je vais changer l'eau des fleurs, dis, tu as soif, tu veux que j'aille chercher une bouteille d'eau, tu veux ? Non, ses yeux ne me laissant jamais finir, ordonnant que je saisisse le vase et que je le laisse tomber, que le verre éclate dans la chambre pour que du fracas sur le lino il puise la force, lui, de soulever son corps juste une fois pour tendre le visage, et la bouche, pour savoir une fois encore comment on fait pour aller chercher dans les poumons l'air et le jeter puisque, mme en rve, il savait que ce n'est pas le poing qui aurait pu se lever, pas la main qui aurait frappé, pas mme pour griffer, ni les doigts ni la bouche. Les mâchoires ne pourraient plus se tendre pour mordre. Il lui restait le souffle pour aller jeter le bouquet comme un paquet d'orties. Pour dire : non, je ne veux plus de ces fleurs tous les jours, plus de cette odeur ni des couleurs de fleurs, l, je ne veux plus cette heure attendue du matin qu'on me lise le journal, qu'on soit assis l-bas prs de la fentre pour me lire les nouvelles, plus rien, tu entends, plus rien voir que pourrir tes fleurs, dans leur vase, parce que tu m'aurais oublié et que personne ici ne songerait les changer d'eau. Qu'elles pourrissent, jaunes, que l'eau aussi devienne boue, jaune et puante et presque évaporée dans le vase, je verrais la boue que ça ferait contre le Laurent MAUVIGNIER ­ Apprendre finir (2002) Laurent MAUVIGNIER, Apprendre finir, Paris, Minuit, 2000. verre, avec l'odeur des tiges qui se déchireraient en fibres jaunes, marrons, et les fleurs, les pétales, les couleurs mortes, pourries, rabougries comme des peaux qui n'auraient plus qu' s'écraser sur le sol pour tre piétinées, rongées, et tomber en poudre sous les talons des autres, des autres seulement parce que toi, toi tu ne viendrais plus, plus jamais, tu m'aurais oublié et tu aurais compris, tu aurais renoncé, tu ne viendrais plus parce qu'enfin tu saurais que je n'aime pas tes fleurs ni ton manteau, ni ton sourire pour t'excuser de tout, de remettre l'eau, tes précautions, toi, si lente poser le vase et l'eau sur la table, les gouttes, si prompte vouloir tout bien faire, tes manires de bonne femme quand je n'ai jamais voulu que tu sois ça, une de ces bonnes femmes, tu sais ce que c'est, dis, une bonne femme, tu comprends, avec tes mascaras pour venir me voir, tes rouges achetés pour venir me voir ici, comme si tu sortais en ville, tes rouges et tes chagrins trop mrs, tes besoins de me plaire pour seulement consoler ton petit chagrin de rien. Puisqu'il était revenu. Puisqu'il était l, la maison. Comme s'il n'y avait qu' attendre pour que ça revienne, que le temps et la guérison attendre pour que revienne la vie qu'on avait voulue, comme ça. Juste il faudrait tendre la main pour que notre vie nous tombe toute crue dans la bouche, comme si l'avoir tellement voulue elle ne pouvait plus se refuser nous, ni tre autre que celle qu'on avait imaginée, tranquille, sans bruit, quelque chose de calme. Et la certitude d'avoir toujours une main pour chercher la nôtre, un regard pour trouver un regard. A nous, ce calme, les certitudes. Je le voyais dans la chambre, je savais qu'il était l et de dehors je pensais, quand je revenais des courses, qu'il était dans la maison, ça la rendait belle, notre maison, je pensais des tas de choses et je n'aurais jamais entendu les voix de ceux qui pour mon bien auraient murmuré mon oreille : méfie-toi de dormir plus dans la confiance que dans la rage. Et moi je haussais les épaules, je me pinçais les lvres, me mordillais pour faire venir le sang, me disant, maintenant les guerres, c'est fini, elle, c'est fini, elle n'existe plus, elle n'existe pas et puis il verra ce que je peux donner, il a vu, comme je l'aime, que personne n'aime comme ça, personne n'oublie comme ça mais moi si, j'ai tout oublié et je veux qu'aussi bien il oublie, qu'aussi bien il voie que personne ne lui donnera plus, ni mieux, mme s'il s'est méfié, mme s'il m'a hae, mme si ses regards, c'est au sang directement qu'ils buvaient. Il saura qu'elle ce n'était rien. Il saura qu'il s'est trompé. Moi j'épluchais les oranges, je mixais les légumes, je préparais les soupes. Je lui servais les bols. Et cette tendresse des aprs-midi qu'on passait tous les deux la maison, avec le silence qu'il y a quand les enfants sont l'école. Ce silence pour nous seuls. Le vent, la pluie, le linge qui claquait sur le fil dans le jardin. Au loin les voitures, les camions et le ram-dam derrire la maison quand les remorques s'entrechoquaient, quand les camions repartaient au feu, et puis c'est tout ; ce calme autour de nous comme pour nous reposer et reprendre des forces ensemble, comme pour que nos coeurs puissent s'entendre l'unisson sous la peau. Comme pour apprendre nous revoir. Parce qu'avant, bien avant, il n'avait pas le dégot de faire descendre sa colre sur ma tte. Parce que pour lui, o j'étais, c'était trop bas. Et sa voix que j'ai entendue si souvent dans mon oreille, qui riait en disant, débrouille-toi avec ce nous qui te tracasse tant, bientôt je ne serai plus l, je ne peux plus, ici, je ne peux plus, avec toi je ne peux plus. Et moi avec mon silence ridicule qui voulait nous laisser une chance. Moi qui avais laissé venir et pourrir les unes aprs les autres toutes les chances, qui avais dit, nous retournerons Trouville, chez Vincent, tu sais, tu te souviens, la plage, l'hiver o il y a eu cette baleine qui s'était échouée sur la plage et que nous avions vue, que nous avions regardée le long de la grve, suivant la jetée, avec les enfants qu'il fallait retenir par le col pour qu'ils n'escaladent pas les bardages. Mais non. L'image de lui cette époque o c'était ensemble qu'on vivait les regards fuyants, la pâleur, la voix qui s'étranglait quand l'autre parlait, disant, tiens, tu sais, j'ai vu Untel aujourd'hui et l'autre répondant ah oui, c'est bien, comment il va, monsieur Untel, ou alors on ne disait rien, alors on se regardait, comme ça ; et dans son oeil c'était ma tristesse que je voyais. Dans ma bouche, tous les mots de colre et de rage qui s'entassaient, ça craquait de partout d'avoir si lourd de mots, un tel chargement qui s'entassait dans la gorge, écrasant les parois, déchirant la chair pour prendre la place et moi j'étouffais - avec cette image aussi de lui assis sur le rebord de la banquette dans la cuisine, prs de la porte. Pas assis vraiment ou plutôt si, assis, l'abandon, le corps lourd d'une fatigue trop lourde pour ses bras, pour ses jambes, pour sa tte qui tombait. J'étais debout devant l'évier, et l, de le voir si las, si lourd d'tre comme ça, de venir l o j'étais sachant qu'il ne dirait rien alors qu'il avait disparu juste aprs manger, vers une heure, et qu'il était revenu dans l'aprs-midi vers les cinq heures (la grille dans la cour, quand il est revenu, la porte du garage qui résonne dans la maison), pourquoi il s'asseyait l, pour attendre quoi puisqu'il n'oserait rien dire, ni murmures, rien des regrets, rien de ce qu'ensemble on partageait de désolation, en silence, comme des idiots, comme des enfants, avec cet air pas malin qu'on aurait pu au moins s'avouer, se reconnaître et se dire, allez, autant se dire, il faudrait, allez, faisons-le, et l il a fallu et j'ai entendu dans ma bouche cette voix furieuse qui est remontée, de loin, de loin pour puiser la force de se jeter sur lui, pour qu'enfin de nous il ne reste que le massacre. Mais maintenant qu'il était revenu, que la force des choses pour une fois avait voulu qu'il revienne, l, chez lui, qu' nouveau on ait une chance, que j'aie, moi, une chance. Tout ce calme autour de nous comme un nid pour la tendresse. Et moi je guettais les tendresses minuscules. Des fois, il s'abandonnait la paresse en gardant les yeux vaguement ouverts et lourds pourtant sur moi, rvassant encore au sortir d'un sommeil qui trompait parfois ses insomnies, pendant une heure ou deux l'aprs-midi. Le savoir comme ça. Lui, il écoutait le travail des ciseaux sur ses pieds qui pendaient hors du lit. Il entendait le souffle de ma bouche, moi qui m'appliquais pour couper un un les ongles. Et puis c'était la lenteur de ma main qui remontait vers la table de chevet et posait l'ongle coupé sur le bord. Ça faisait un petit tas sur la table, comme un petit monticule nacré sous la lumire. On entendait le balancement de la pendule qui venait de la cuisine et qui ponctuait nos souffles, celui, lourd de fatigue, qui sortait de sa bouche et l'autre, plus soucieux, hâté parfois, saccadé par la salive qui Laurent MAUVIGNIER ­ Apprendre finir (2002) Laurent MAUVIGNIER, Apprendre finir, Paris, Minuit, 2000. refluait vers les lvres de ma bouche et que je balayais d'un coup de langue, pour m'appliquer comme on fait avec les reprises. Le bruit des ciseaux. Je m'appliquais et lui, corps assoupi, il me donnait cette confiance des enfants heureux et je sais bien, moi, que ses yeux me regardaient, qu'ils étaient sans haine, je sais bien, moi, moi qui me redressais parfois et faisais disparaître dans ma paume les petites lames de corne parce que je repliais les doigts sur elles et que, me relevant, j'ouvrais juste la main pour que l'autre fasse glisser dedans celles qui étaient sur la table, comme ça. Et puis je refermais la main et alors, de la chambre, il devait m'entendre et imaginer, quand je prenais le couloir, que je n'ouvrirais la main que lorsque mon pied aurait appuyé sur la pédale qui ouvrait la poubelle - dans la cuisine, l, prs de l'évier, de l'autre côté de la table. Rien qu' m'entendre, chaque fois il devait me voir ouvrir ma main au-dessus de la poubelle, pour de l'autre la frotter un peu d'un revers des doigts pour que ça vide tout de la main, pour que tous les petits croissants de lune tordus, sales, tombent dans le sac plastique presque vide dont j'avais soigneusement replié les bords sur le pourtour du seau. Les longues heures regarder par la fentre de la chambre, lui dire ce que je voyais, l, lui raconter les gens, les arbres, les devantures. A lui dire les flaques qui grossissaient devant les grilles. Il était revenu et dans quelques mois il marcherait, dans quelques mois encore, et puis il saurait, alors il ne voudra plus partir, je me disais : tout ça, il regrettera, il baissera la tte et me dira : promets que nous n'en parlerons plus. Moi, je serai heureuse, je n'aurai plus peur de la maison vide. Je ne me demanderai plus : qui, encore, pour prendre la scie, les ciseaux, le marteau, qui pour les découpes de rien, de celles qui ne deviennent dangereuses que lorsqu'il n'y a plus cette main qui les connaissait et les maîtrisait si bien, ces découpes de fer et de bois, pour une cale, un tasseau, qui, qui tirera le cordeau pour faire pousser les légumes et que ne pourrisse pas le jardin ? Je me disais ça. Des fois, je m'asseyais auprs de lui, sur le lit, quand je sentais qu'il voulait parler, qu'il voulait dire quelque chose. Parfois dans sa bouche ça devenait trop rapide et alors il avait la salive qui brillait sur ses lvres, ses lvres toujours trop sches cause de la chaleur du chauffage qui asséchait tout dans la maison, surtout dans la chambre. Je remplissais des casseroles d'eau que je mettais sur les radiateurs pour qu'il y ait de l'humidité, pour qu'il ne sente pas cette sensation d'air sec, comme si l'air manquait de quelque chose pour qu'on y respire, pour que les mots puissent venir, avec douceur. Et pas comme ils tombaient entre nous, des couperets, des sangles, des mensonges qui se liaient aux mensonges, la rage au bout et dans les voix toutes sches et blanches de colre : o étais-tu ; les scnes, la guerre, les corps dressés, lui, arrivant de chez elle, ne disant rien, s'asseyant devant moi ou bien au contraire restant figé au milieu du couloir, devant la porte de la cuisine, restant l et fixant sur moi ce regard qui jetait déj les premires insultes, et moi, moi suffocante qui ne disais rien, incapable de faire exploser la rage qui comme des ciseaux déchirait le ventre, les jambes, les tendons et je ne tenais plus, je ne tenais plus et un jour j'avais dit, tu crois que je vais tout excuser, tu crois que j'ai plus peur de moi seule que de toi chez elle, tu crois que je crains ta colre, ta force, ton droit ne pas écouter ma colre moi et que tu peux comme tu veux te donner la vie que tu voudras pour toi en gardant l'ancienne sous le coude, on ne sait jamais, hein, dis, c'est ça, ça peut servir, on ne sait jamais et je le voyais qui ne voulait rien perdre et alors dans cette guerre-l j'ai vu parfois nos corps s'approcher et nos mains venir au secours des mots qui s'écrasaient sous les dents, oui, nos mains alors qui s'accrochaient dans la peau de l'autre, les muscles qui s'opposaient et les yeux, mes yeux les siens nos yeux qui hurlaient tu ne vas pas, tu ne vas quand mme pas, et les cris - est-ce que ma voix a vraiment crié comme ça ? Parlez moins fort, ne le réveillez pas. Il m'arrivait de dire ça aux enfants, Philippe, Renaud, qui n'aimaient pas toujours tre dans la mme chambre, comme plus jeunes ils se livraient des fois des bagarres d'o Renaud sortait en pleurant parce qu'il était le plus petit. Mais maintenant je me disais, je n'aurai plus ma voix seule pour calmer les enfants. J'aurai sa présence pour étouffer les bagarres entre eux, les disputes, elles se dilueront d'elles-mmes, et il me suffisait de dire, le soir, parce que je savais qu'il ne dormait pas : parlez moins fort, ne le réveillez pas. Il entendait ma voix, je le savais, parce que les cloisons ici ne sont pas épaisses, alors peut-tre je disais ça plus fort que je ne l'aurais dit autrement, pour qu'il entende. Et puis, c'était comme moi les jours o j'entendais sa voix quand, se croyant seul, il chuchotait des mots que je n'ai jamais trs bien compris, que je ne pouvais pas entendre parce que c'était des chuchotements, comme un fouillis, un crépitement entre les dents, sa voix, ses mots, et moi, de toute façon, m'interdisant quand ça arrivait, parce qu'il ne me croyait pas revenue des courses, m'interdisant la poussée que j'avais, cette envie qui battait dans mon ventre, dans mon coeur, d'aller coller mon oreille contre le mur de la salle de bains - quels espoirs, quelles attentes se tenaient aux aguets, quelle servitude aussi se tenir prte tendre l'oreille aux secrets, l, aux vérités qui fourmillaient dans sa bouche, peut-tre en somnolant. Mais je m'interdisais, je résistais, je ne voulais pas me voir faire ça, alors que je n'avais mme pas quitté mon manteau, que je tenais encore dans la main le sac plein des courses, que parfois le froid encore me brlait les mains. Ou que la pluie, des gouttes perlaient encore sur mon front. Et moi, j'aurais été dérisoire me voir suppliante, l, piaffer pour un murmure alors que lui : la douleur dans son corps, cette douleur et la peur de la douleur, sa peur que ce soit long se remettre, sa terreur de rester longtemps couché encore avec ce corps qui lui faisait mal, qui craquait, comme si les os ne savaient que se fendre, d'un coup, en deux, du bois flotté dans les feux, ses os, de la poudre, comme si chaque mouvement c'était un coup qu'il recevait, comme si le drap posé sur la peau pesait des tonnes, que le tissu c'était le fer broyé sur sa peau. Et lourd, déchirant encore la peau, dans ses rves, comme le pare-brise en mille éclats sur les joues, sur les lvres, les paupires. Laurent MAUVIGNIER ­ Apprendre finir (2002) Laurent MAUVIGNIER, Apprendre finir, Paris, Minuit, 2000. Cette sensation de devenir lui-mme une ombre. Et la rage, cette rage que moi je devinais dans ces yeux qui ne me regardaient pas, qui ne pouvaient pas, qui étaient sans haine, sans rien, loin, comme si l o le choc de la voiture, les fracas, le fer explosé, le verre, tout ça l'avait envoyé l o nous n'irions jamais, ni moi ni personne. Cette rage noire dans sa mâchoire quand la journée il mâchait des chewing-gums, des biscuits, force de ne pas trouver le sommeil ni dans le jour ni dans la nuit, comme si la nuit ou le jour c'était pareil, la mme chose, qu'il regardait comme une ennemie parce qu'elle imposait un rythme qui n'est pas celui d'un homme, alors que lui, juste, il voulait dormir comme dorment les hommes, dans le bleu, le noir de la nuit. Et les nuits o c'est moi qui cherchais un sommeil qui m'aurait débarrassée de lui, qui m'aurait débarrassée de l'attendre, lui, de sentir dans nos draps, sur l'oreiller, l'odeur qui manquait de sa peau. Tôt le matin il avait les yeux ouverts. Il m'a dit une fois que mme la tte encore contre le mur, et avant d'avoir aperçu par la fentre, entre les rideaux, la nuance de la lumire, il savait déj quel temps il devait faire. La longue attente dans un lit, des mois, il disait, comment ça fait venir vous les odeurs et les sons, comment tout quand mme vient jusqu' votre immobilité, parce que vous n'avez rien d'autre que ce que toujours vous n'aviez pas su prendre au sérieux. Les bruits de la rue, les quelques bruits de la rue qui remontaient dans sa chambre, jusqu' lui : c'étaient les aboiements des chiens, c'étaient les enfants vélo, pied, qui partaient l'école. C'était la boulangre et sa 4L devant les maisons, qui klaxonnait tous les cinquante mtres pour prévenir de son arrivée, qui ouvrait puis claquait la porte arrire. Il disait : comme si tout ce qui bouge le matin portait dans son mouvement le froid de l'hiver, la buée qui sort de la bouche, les flaques gelées qui cassent sous les talons, ou bien l'humidité, la pluie, la pluie fine qui fond dans les os, sous les cache-col. C'était de la chambre, de toute façon, qu'il percevait la vie extérieure, parce qu'il ne pouvait pas encore bouger et que ça viendrait plus tard, qu'au début ce serait trop de fatigue pour qu'il ait le got ça, parce qu' cette époque-l c'était faire des efforts terribles contre lui-mme, contre ce corps qu'il ne reconnaissait plus comme le sien, ou qu' peine, un résidu, qui n'était plus un corps mais un poids, un dépotoir trop lourd de chair et d'os, sa premire prison, la plus inattendue dans sa vie pour lui qui aimait vivre dehors, le plus souvent, qui aimait les balades, les forts, la mer - pour qui la maison c'était l'odeur de la soupe, le vermicelle, le fumet, l'odeur des courges farcies. Et la paix que c'était pour moi de me dire, elle, elle n'existe plus. Je ne crains plus ses parfums sur mes draps, la soie des cheveux perdus, traînant jusque sur moi, s'accrochant dans les draps, sur la moquette quand il laissait tomber ses vtements au pied du lit. Non. Je n'aurais plus peur, je ne la rencontrerais pas puisqu'elle n'existerait plus, hein, que ce n'était plus rien que du vent, un mauvais vent sur ma mémoire, que de ma tte je chasserai, maintenant, je me disais, partir de maintenant elle peut vivre comme elle veut, dans l'anonymat des autres, se dissoudre en eux, se perdre comme mon souvenir elle finirait par se perdre, comme aujourd'hui, draps lavés, chemises blanchies, pantalons auxquels les brosses ont retiré d'elle le moindre cil, la moindre peau. Son souffle n'ira plus chez nous, je me disais, tranquillise-toi, tu ne sauras jamais qui elle a été, puisqu'elle n'existe plus alors qu'avant, juste quand il disait, je vais partir, quand il prenait la voiture et disparaissait, avant qu'on m'appelle pour me dire qu'il ne pourrait pas rentrer, que maintenant c'était la lutte dans la chambre blanche, que son espace c'était l'odeur de l'éther, du latex, de l'univers blanc et vide, sans plus jamais de place pour son parfum elle, sans plus de place pour ses baisers, non, quand j'ai su qu'il faudrait du temps, qu'il faudrait du calme, qu'il reviendrait parce qu'un hasard, une route, l'embardée et la vie qui s'est accrochée : j'ai su que ça n'arriverait pas. J'ai su que je ne vivrais pas cette scne vécue vingt fois en rve, en crainte, quand lui je l'attendais dans la nuit, que je me levais pour aller dans la cuisine et m'asseoir en attendant. Quand je me faisais du lait chaud dans la cuisine, deux heures du matin, que j'avais froid dans ma chemise de nuit et que je levais les yeux au-dessus de la porte, sur la pendule. Quand aprs je baissais les yeux et que je soufflais sur le lait trop chaud dans son mazagran. Il n'y aurait pas ce regard de l'une sur l'autre, sans se connaître se reconnaissant, comme ça, sans jamais s'tre vues ailleurs que dans les nuits, dans la tte assommée d'images, d'elle, de son corps, de sa voix - que disait-elle, qui, derrire son parfum, dans le cheveu abandonné sur la veste. Je ne la verrai jamais, moi qui m'étais si souvent raconté comment nous nous reconnaîtrions au premier regard, comment nous aurions la mme méfiance, une peur pour deux, nous serions pareilles, ce moment-l, avec la distance entretenue entre nous, l'oeil et le regard vif, furtif, restant chacune comme accrochée sa méfiance, sur des gardes trop vigilantes pour tre menacées - en alerte. Je me souviens de ma main sur sa main, de son regard sur ma main. Des larmes qu'il a retenues. Non, pas des larmes vraiment, non, plutôt la tendresse qui remontait, un souffle lourd qui est remonté soulevant la poitrine, la gorge, et puis ses yeux pleins qui se sont penchés sur ma main, ma main. Je me souviens de cet aprs-midi o j'étais assise côté de lui, sur le rebord du lit. Et moi je le regardais, nous n'avons pas parlé, pas tout de suite, ma main était moite, je tremblais, si émue qu'il ne bouge pas la main, qu'il ne retire pas sa main, que ses doigts ne tremblent pas, oui, il n'a pas retiré sa main de dessous la mienne, j'étais l, avec lui, et je me suis penchée vers lui comme ça, sans y penser, ma bouche a cherché la sienne mais non, il n'a pas relevé la tte. Ma bouche s'est collée sur les plis de son front. Il a relevé la tte et ses yeux se sont ouverts en grand pour voir les miens, pour me dire, je ne sais pas, peut-tre la tristesse, peut-tre pour me remercier d'tre l, de ne pas le laisser. Alors il a retiré sa main de dessous la mienne et il a passé ses doigts sur sa bouche. Il m'a regardée en souriant. Laisse. Laisse-moi, ne ferme pas la porte. Ne pousse pas le rideau. Mais laisse-moi, je voudrais juste dormir. pp. 8-32.