Eric CHEVILLARD ­ Démolir Nisard (2006) Eric CHEVILLARD, Démolir Nisard, Paris, Minuit, 2006. 1 Selon Désiré Nisard, la littérature française a entamé son irrésistible déclin ds la fin du XVIIe sicle et la mort de Bossuet, opinion qu'il énonce en 1835, c'est dire comme les choses ont d se dégrader encore, c'est dire quelle aversion lui et coup sr inspiré cet ouvrage, daté des premires années du XXIe sicle. Et certes, il ne sera pas écrit dans le style des classiques latins chers son coeur, mais cette tare n'et été que le prétexte allégué par ce faux jeton de Nisard pour justifier son dédain, nous ne sommes pas si nafs. La cause réelle de sa rancoeur se devine sans grande dépense de sagacité. Quelle est en effet la cible principale de ce brlot ? Désiré Nisard lui-mme, bien contrit de la chose. On le serait moins. Car l'intention de l'auteur de ces pages est claire et crânement annoncée : il va s'agir d'anéantir Désiré Nisard, et l'oeuvre sera accomplie. C'est un serment que je fais l. Je vais le harceler avec mes chiens, lâcher sur lui mes faucons, piller ses vergers, brutaliser sa famille, entendez-vous ? Je vais démolir Désiré Nisard. Curieux projet, me dit Métilde, puis elle veut savoir qui est Désiré Nisard, comme si cet individu méritait qu'on s'intéresse lui. Ma réponse fuse : Désiré Nisard ? C'est peine si on le sait, et d'ailleurs tout le monde s'en moque. S'appelle-t-on Nisard ? Désiré Nisard ? S'appelle-t-on Désiré Nisard ? Jean-Marie-Napoléon-Désiré Nisard ? Métilde, écoute bien, je répte : Jean-Marie-Napoléon-Désiré Nisard. Qui s'appelle ainsi ? Il me semble que cela campe le personnage. Qui s'appelle ainsi, hormis justement et comme par hasard Jean-Marie-Napoléon-Désiré Nisard ? Tout n'est pas dit, bien sr, sur ce triste pitre, avec son seul nom. Mais on peut déj faire remarquer trs calmement que Désiré Nisard n'est pas le plus fameux d'entre les Napoléon. Il n'est pas interdit non plus de consulter, dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe sicle de Pierre Larousse, l'article écrit chaud, du vivant mme du vieux birbe, qui constitue un document d'autant plus précieux qu'il émane d'un témoin direct des agissements de NISARD (Jean-Marie-Napoléon-Désiré), critique français né Châtillon-sur-Seine (Côte d'or) en 1806. Elve de Sainte-Barbe, M. Nisard entra dans le journalisme ds qu'il eut achevé ses études et démontra ainsi que le journalisme mne tout condition d'en sortir, axiome qui était fort en faveur sous la monarchie de Juillet. Parti du Journal des débats et du National, il arriva tre député, directeur de l'École normale et académicien. Larousse, on le constate, observe un silence embarrassé au sujet de l'enfance de Désiré, ce qui est tout l'honneur du lexicographe dont nous aurons maintes occasions encore d'apprécier la grandeur d'âme et le bon coeur ainsi que le sens de la mesure en toutes choses, car le petit Nisard fut un mouflet pénible, geignard, dissimulé, capricieux, velléitaire, timoré, qui essuyait avec ses manchettes la morve que produisait intarissablement son nez ridicule, sale habitude qu'il conserva, dit-on, jusqu' un âge avancé en dépit des remontrances de ses parents auxquels, dans le mme temps, leurs deux autres fils, Charles et Auguste, ne donnaient que des satisfactions. Mon pre était un homme de bien, d'une probité toute épreuve, dont toutes les actions ont été des fruits de vertu , reconnaîtra Nisard sur le tard, et sa mre aussi était une bien bonne femme dépourvue de malice. Le prénom qu'elle choisit pour l'enfant dit assez quel point il était attendu. Malgré quoi le nouveau-né chétif, flottant un peu dans des éléments de layette confectionnés tout de mme pour un garçon plus robuste, ne cesse de souiller ses langes et de régurgiter son lait, consacrant le reste de son temps pleurer durant les premiers mois d'une existence qui ne dédaignera non plus par la suite aucune des manifestations sonores relevant du registre de la plainte. Vilain cafard, bon élve par défaut d'imagination et servilité naturelle, doué par ailleurs de la phénoménale mémoire des pauvres d'esprit dont le cerveau est cousin des mousses et des éponges, Désiré subit les brimades de ses camarades mais rend hardiment coup pour coup, écrasant sous son poing les coccinelles et les fourmis qui passent sa portée. Toutefois, le pou se sent chez lui dans sa chevelure terne et filasse. Mais comment sais-tu tout cela ? me demande Métilde. Il suffit pourtant de lire quelques lignes de ce sinistre cagot pour ne plus rien ignorer de lui et deviner d'o il vient, de quel oeuf pourri, de quelle enfance contrariée il est issu. Mais, certainement, Métilde a mieux faire que d'envoyer un bibliothécaire extraire dans les arrire-fonds poussiéreux de la réserve les quatre tomes, scellés par l'humidité et l'indifférence séculaire du lectorat, de l'Histoire de la littérature française de Nisard et laisser se faner dans ces pages quelques heures de sa jeunesse, de sa beauté fascinante. Comme je souffrirais de savoir Métilde enlisée jusqu' mi-corps dans ce marécage ! Métilde prisonnire de la boue grise de ces volumes et Nisard tout au fond rampant comme un visqueux reptile, s'enroulant autour de ses chevilles, Nisard tapi au creux de son oeuvre idéalement vide, triste construction de pâte papier, et guettant la proie juvénile, aprs des décennies de solitude amre peine troublées par la visite oblique de quelque universitaire pressé en qute d'une référence pour une note en bas de page, Nisard vautré dans sa fange avisant soudain le pied rose de Métilde, y ventousant ses lvres flasques, Nisard dont j'ai toujours soupçonné la secrte abjection, incapable cette fois de cacher son jeu et de se dominer aprs une si longue abstinence, et se jetant sur elle en crachotant, l'oeil fou, l'air hagard. Si Nisard touche Métilde, je ne réponds de rien. Rendez-vous demain aux aurores sur la morne plaine de Waterloo, Napoléon Nisard ! Tu vas apprendre ce que c'est que de souffrir mille morts puisqu'il semblerait que la tienne ne t'a pas suffi, qui délivra le monde de ta présence fastidieuse, j'en ai neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres t'infliger, veux-tu que je les énumre ? Certaines mettent en mouvement des calamars géants ou des crotales, d'autres ne nécessitent qu'un ongle affté de fillette ou une pincée de verre pilé. Il y en a une que j'aime particulirement, qui est un peu lente venir, tu verras, Eric CHEVILLARD ­ Démolir Nisard (2006) Eric CHEVILLARD, Démolir Nisard, Paris, Minuit, 2006. 2 pour laquelle le bourreau est un rat. Si Nisard touche Métilde, je rassemble ses cendres terreuses, je modle dans mes mains un masque épouvanté, grimaçant d'effroi, et je le cuis - et voil quelle sera la postérité de Désiré Nisard. Et s'il reste quelques os longs ou courts dans le cercueil éventré, je saurai bien les farcir de lard pour intéresser de nouveau eux les chiens qui errent. Et la poignée de dents recueillie, je jure que je trouverai le moyen d'en tirer encore des grincements affreux. Nisard, sombre brute, tu lâches immédiatement ma femme ! Nisard, je vais te mordre le corps, te découper en tous petits morceaux, en dés, en lanires. Tu n'en as pas fini avec moi. Persuadé que les lettres doivent tre une discipline qui s'ajoute aux exemples du foyer domestique, la religion, aux lois de la patrie, j'ai cherché dans nos grands écrivains moins l'habileté de l'artiste que l'autorité du juge des actions et des pensées, moins ce qui en fait des tres merveilleux que ce qui les met de tous nos conseils et les mle notre vie, comme des maîtres aimés et obéis , proclame par exemple Désiré Nisard. S'il veut un maître, je vais lui en trouver un, moi. Il va falloir qu'il rampe. On aime le fouet, hein, Nisard ? Je pres- sentais bien quelque turpitude de cet ordre. Tu ronronnes sous mes griffes, n'est-ce pas ? Tes petits cris sont des cris de plaisir. Je vais donc m'armer plus sérieusement. Il existe tout de mme des lames qui dispensent des jouissances médiocres. Je ne cracherais pas sur un peu d'aide. Rejoignez-moi. Mettons-nous plusieurs. Tombons dix ou vingt sur le râble de Nisard. Soyez deux au moins me prter main forte. Vous le tiendrez et je frapperai. Je frapperai au ventre avec le poing, au visage avec le pied. Je viserai les parties basses de Nisard qui ne s'est déj que trop prolifiquement reproduit, l'animal. Il est temps d'interrompre cette descendance, de tarir cette sve o grouillent comme ttards dans une vasire les agents morbides de la propagation du Nisard et qui s'écoule hors de lui par saccades comme une hémorragie. Pansons cette plaie. Couturons-la avec du câble métallique. Soudons. Trop de fils déj ont vu le jour, qui se sont répandus de par le monde. Il serait illusoire de prétendre les rattraper tous et leur faire la peau. Mais nous tenons l'auteur de ce crime contre l'humanité. Nous tenons le responsable de ce grand malheur. Nous tenons Désiré Nisard. C'est un homme mort. Qu'il n'attende de nous aucune clémence. Saint Désiré sera lapidé, écorché, livré aux lions. Puis nous commémorerons fidlement son martyre chaque année par des ftes orgiaques, des carnavals délirants, mes amis. Tenez-le bien. Oh, comme il fait bon cogner parfois. chaque coup porté, le bonhomme s'effrite. Il n'est plus insensé désormais de rver d'un livre sans Nisard. O l'on pourrait comme dans un square, une clairire, comme sur la Lune, se retirer, fuir le bruit et le mouvement des histoires, des éternelles histoires toujours recommencées, et l'autorité des juges de nos actions et de nos pensées, comme dans la plaine au lendemain de la disparition des dinosaures, désencombrée, on jouirait l d'un espace de repos, de retraite, sans Dieu non plus ni aucune tte nouvelle considérer - ou bien fugacement la tte claques et chapeau d'un passant bientôt las de ramasser sa coiffe flétrie dans la poussire, qui ne s'attardera donc pas en notre compagnie -, nulle mécanique de causes et d'effets pour nous happer ni crémaillre sous nos semelles crantées, nul suspense pour nous intéresser fallacieusement des énigmes vaines et si peu intéressantes en vérité que leur dénouement navre comme une duperie, une promesse non tenue, une femme de sable, ce serait un livre encore, bien sr, mais o rien ne se produirait comme dans les autres livres, un livre sans Nisard, un livre écrit peut-tre simplement pour occuper la place et défendre cet espace contre les autres livres qui auraient vite fait sans quoi de l'encombrer, empcher que s'y insre un livre pareil aux autres livres, avec son petit systme efficace, son petit tricot, immédiatement l'ouvrage qui commence, ds la premire page mille couturires au travail, mille fourmis ouvrires, et la fatigue de la vie subséquente autant de fois multipliée, l'éternelle histoire repartie, la mort l'oeuvre, un livre o l'indésirable Nisard manquerait d'air, o s'étioleraient avec lui les exemples du foyer domestique, de la religion, des lois de la patrie, o s'engloutiraient les choses innombrables, o tout disparaîtrait. Un volume de pages blanches ne ferait pas notre affaire, qui voudrait tre rempli de gauche droite et de haut en bas comme un cahier de leçons - et tout serait nouveau compris, justifié - ou constituerait pour les écrivains une tentation permanente. Qu'ils le voient seulement, qu'ils le palpent, et ils sentiront remuer en eux comme autant de fils pressés de naître leurs principaux organes : voici leur belle âme qui s'épanche, leur intelligence qui s'excite et leur imagination surtout, leur vivace imagination qui rassemble en hâte ses souvenirs. Or ce livre, du moins dans l'espace qu'il va dégager pour s'y inscrire, entend échapper leur contrôle, leur maîtrise, leur passion du sens, leur got du détail, la justesse de leurs descriptions - ne croirait-on pas parfois contempler le monde depuis une fentre ? -, leur art de la narration. Oh non, cette fois nous ne voulons pas nous engager dans ce couloir, dans ce tunnel, cette fois nous ne voulons pas passer la tte, la cheville et le poignet dans ces noeuds coulants. Nous ne nous laisserons pas prendre ces piges, ces tours, cette fois. Nous n'avons que trop complaisamment joué le jeu. Comme nous étions dociles ! Et partants pour chaque nouvelle aven- ture. Vous marcherez sur deux jambes, fut-il par exemple édicté. Eh bien, tout le monde ou presque s'exécute. Regardez autour de vous si vous en doutez. Et ces deux jambes, chacun va les mouvoir de la mme façon et toujours pour se rendre ailleurs. Ce pas cadencé résonne sur toute la plante. Aurions-nous le nez si fin force d'tre menés entre pouce et index droit devant par nos maîtres aimés et obéis ? Et nos genoux sont-ils devenus si ronds force de rouler parmi les autres genoux dans le grand flot humain o s'entrechoquent aussi les crânes, brassés comme galets ? Ce livre sans Nisard serait une occasion de solitude heureuse enfin. Rigueur et intégrité ne sont que la veste et la culotte de l'habit d'apparat de Désiré Nisard. Il n'y a pas en réalité de personnage plus versatile. La souplesse de son échine est un objet d'envie pour les couleuvres et les limaces qui rampent sous Louis-Philippe. Aprs avoir soutenu le gouvernement de ce dernier, il passe dans le camp des libéraux, ces volte-face dont il sera toute sa vie coutumier obéissant aux exigences d'un idéal pur et dur entirement confondu avec l'ambition Eric CHEVILLARD ­ Démolir Nisard (2006) Eric CHEVILLARD, Démolir Nisard, Paris, Minuit, 2006. 3 personnelle et la soif d'honneurs de ce vil courtisan qui fera son chemin sous tous les régimes : certainement il avait assez d'huile dans ses burettes pour graisser toutes les girouettes de Paris. Pensez-vous qu'il le fit ? Oh non ! Tout pour sa gueule ! Le portrait de Nisard par Larousse continue ainsi : En littérature, il s'enrôlait avec la mme franchise sous la bannire des fantaisistes et publiait un petit roman grivois, Le Convoi de la laitire (1831, in-8°), qui causa par la suite plus d'une insomnie au critique gourmé et l'académicien. Le Convoi de la laitire est introuvable : on prétend que M. Nisard a passé une partie de sa vie en rechercher les exemplaires pour les détruire. Et l, deux regrets contradictoires simultanément nous vrillent le coeur. Nous regrettons, d'une part, de ne pouvoir lire Le Convoi de la laitire. Il semblerait en effet que Nisard ait bel et bien réussi faire disparaître tous les exemplaires imprimés. Nulle mention de ce titre dans les catalogues des plus prestigieuses bibliothques. J'avoue sans difficulté que je n'ai pas non plus remué ciel et terre pour le retrouver. Il y a des plages o s'étendre, des pipes fumer, et mille autres choses faire encore demain avant de se lancer dans la qute sans fin de ce pot au lait. Mais on lirait bien, s'il nous tombait entre les mains, on survolerait volontiers rapidément le récit égrillard de Nisard dont il nous est cependant facile de deviner la platitude - seule originalité notable par les monts et les vaux de la littérature érotique - au vu de ses écrits suivants dont la nullité désespre. Et peut-tre alors, me dis-je, quand j'aurai démoli Nisard, c'en sera fini aussi de ce cauchemar de l'anéantissement qui visite l'homme au coeur mme ou au creux, donc, de ses plaisirs. Bien sr, Désiré Nisard maîtrise la prose classique française, mais il compte les mesures et les pas, technicien de surface, interprte sans génie d'une musique écrite par d'autres : la plus belle peau de tambour tendue sur une souche ne résonne pas non plus. Le titre de la polissonnerie de Nisard nous renseigne assez sur l'étroitesse de son imagination : sa libido mme ne lui inspire que des fantasmes d'une banalité pénible. N'y a-t-il donc aucun domaine o Désiré, libre de toute contrainte et de tout conditionnement, se laisserait un peu aller, parmi les ruines de ses dogmes et les cadavres de ses maîtres, bondissant sur ses pieds élastiques, se raccrochant dans les airs son pipeau ? Sa laitire aux épaules laiteuses, aux seins lactescents, aux cuisses douces comme de la crme, aux fesses de beurre, est inexorablement ce fromage blanc qui ressuscite la nourrice tant aimée de Nisard, brave femme dont l'hypertrophie mammaire remarquable mais légrement handicapante pour toutes les activités ne requérant pas la participation au premier plan de cette gorge majestueuse occupa longtemps tout le champ de sa conscience puisque, la représentation euphorisante de la tétée venir, se substiturent insensiblement dans les songeries du préadolescent inhibé des visions plus troubles, et sa sexualité resta marquée jamais par cette confusion : durant toute sa vie, Désiré Nisard crut que l'homme éjaculait le bon lait nourricier bu d'abord au sein de son amante, et ses maîtresses éprouvrent la plus grande peine décramponner ce client goulu qui aspirait et pétrissait fébrilement leur poitrine. Comme Nisard finissait en effet par expulser quelques millilitres de semence, il demeura persuadé que celle-ci circulait de la femme l'homme puis de l'homme la femme et rien ne put l'en faire démordre ni lui ôter la crainte secrte de ce jour o les femmes, ayant mis au point le systme de pompes et de tubes qui leur permettrait de faire l'économie de l'acte sexuel pour engendrer, chasseraient de leur lit le bonhomme au dos velu et aux pieds jaunes qui s'y incrustait depuis l'aube des temps. Et comme de nombreuses professionnelles lui montraient la porte ds qu'il commençait les frictionner sa manire, il fut souvent convaincu que l'appareil était opérationnel et que jamais plus il ne connaîtrait le fulgurant plaisir de l'amour. Alors il prenait la premire diligence pour Châtillon-sur-Seine, pleurant pendant tout le voyage, et il courait se blottir une fois encore entre les seins formidables de sa nourrice. Voil pour Le Convoi de la laitire. Voyez qu'il n'était pas nécessaire de se procurer le livre pour en percer l'affligeante énigme : ds lors nous préférons ignorer le détail de l'intrigue, n'est-ce pas ? D'autre part, nous déplorons aussi que la lucidité qui le poussa rechercher pour les détruire tous les exemplaires de son récit fripon n'ait pas éclairé de ce mme jour froid et objectif son existence tout entire : une corde est si vite tressée. Il se ft employé alors effacer chacune de ses traces avec la mme obstination, veillant ne rien laisser subsister qui pt le rappeler au souvenir des hommes, brlant les registres o son nom fut inscrit, faisant grande consommation de gommes et d'allumettes, éliminant un un les témoins de sa vie, ses professeurs, ses cousins, ses voisins, ses logeurs, accomplissant en somme l'ingrate besogne qui aujourd'hui m'échoit - j'aurais tellement mieux faire ! L'exemple du Convoi de la laitire le prouve : qui mieux que Nisard était mme de démolir Nisard et plus idéalement placé pour y parvenir ? Instruit par l'expérience et las de revenir sans cesse en arrire pour corriger ses erreurs, retirer ses paroles et renier ses malencontreuses initiatives, il se ft abstenu d'agir, de bouger, de parler, il se ft finalement abstenu de vivre, accédant de son vivant aux voeux de la postérité, m'épargnant aujourd'hui la corvée de l'anéantir moi-mme, ce qui lui et valu de ma part une pensée reconnaissante et fugace donnée - défaut d'en appréhender l'objet aboli - au vent, aux feuilles, la dépaysante beauté du monde sans Nisard. Mais qu'est-ce qu'il t'a fait exactement, ce type ? me demande Métilde qui ne m'avait jamais vu si énervé et qui aimerait que je lui masse plus doucement le crâne, parce que l tu me tires les cheveux, c'est désagréable. Ce qu'il m'a fait ? Tu ne crois tout de mme pas, Métilde, qu'un individu aussi lourd que Nisard peut peser sans la déchirer sur la trame délicate des jours comptés l'humanité pour y inscrire son aventure. Nous pâtissons encore aujourd'hui des conséquences d'une existence aussi néfaste, et par exemple tu admettras que la brusquerie que tu me reproches n'a pas d'autre cause. Métilde s'incline, et dégage précautionneusement sa tte d'entre mes mains. pp. 7-22.