Éric CHEVILLARD ­ Palafox (1990) Éric CHEVILLARD, Palafox, Paris, Minuit, 1990. 1 1 Décapsule-t-on un oeuf, ou quoi, comment nommer l'opération délicate qui consiste en faire sauter le quart supérieur, prétendu supérieur, l'aide d'une cuiller café ? Décapite, décapote, décalotte-t-on un oeuf ? Les trois convives n'en savaient rien, qui balayrent la question d'un geste de la main, un geste technique admirable, bref et précis, jamais le mot maestria n'aura été mieux employé. Ils se complimentaient mutuellement lorsqu' son tour, mais lui d'un coup de bec et sans finasser, Palafox brisa sa coquille. Son intention n'était pourtant pas d'éclore, non, pas de sitôt, il voulait juste s'agrandir un peu, juste s'approprier le local contigu. Croître dans un oeuf, un jour arrive o on ne peut plus. Palafox commençait manquer d'espace. Autour de la table, en revanche, ils disposaient d'une marge de manoeuvre confortable, trop éloignés les uns des autres pour se planter par simple inadvertance une fourchette dans l'oeil, gnés aussi par les bouteilles. On évoqua la guerre, puis la conversation dévia sur le prochain mariage, roulait sur les oeufs quand Palafox fit irruption. Néanmoins, en allongeant le bras, Maureen pouvait fort bien et trs facilement éborgner son pre, ou son futur mari, en cas de désaccord soudain sur tel ou tel sujet. Et Chancelade n'avait qu'un geste faire pour éborgner, au choix, son futur beau-pre ou sa future femme, voire son futur beau-pre puis sa future femme, ou l'inverse, d'abord sa future femme et alors seulement son futur beau-pre. Algernon malgré le sang qui l'aveuglait pouvait riposter et, coup sur coup, éborgner sa fille puis son futur gendre, ou l'inverse, mais rien de pareil ne se produisit, par bonheur, on s'entendait sur l'essentiel. Chancelade devait partir pour le front. Qu' cela ne tienne, Maureen l'attendrait. Algernon était maintenant trop vieux pour se battre. Il enviait son jeune ami. Le mariage aurait lieu ds son retour, une fois l'ennemi terrassé. On ferait quelque chose d'intime. A moins, oh oui, qu'on ne loue un château pour l'occasion. On ferait donc quelque chose de somptueux. Maureen en voulait trois, l'aîné se prénommera Algernon. On avait d'ailleurs le temps d'y penser. Dans l'immédiat, revenons sur terre, Chancelade aimait-il les oeufs frais ? On les achetait chaque matin un producteur local, au prix d'usine. Es n'avaient pour ainsi dire pas quitté la région. Beaucoup, Chancelade raffolait littéralement, ça tombait bien, des oeufs frais. Palafox aussi, qui avait fait honneur au sien. Maintenant il ne trouvait plus rien absorber. Le problme des vivres, c'était une raison supplémentaire pour tenter une sortie. Palafox donna quelques petits coups de bec pru- dents, encore un, et s'interrompit, guettant la réaction de son éventuel voisin. De toute façon il ne renoncerait pas, il était prt en découdre, désormais plus question de reculer. L'éventuel voisin ne broncha pas, plusieurs hypothses, ou bien il dormait, ou bien il était sorti, ou bien il était sourd, ou bien il était mort, ou bien il s'en foutait, ou bien personne ou plus personne ou personne encore ne vivait l. Palafox creva la coquille, d'un bond il fut sur la table, Algernon eut la présence d'esprit de retourner son verre sur la bte. Ainsi fut découvert puis promptement maîtrisé Palafox. On ne saurait ajouter foi aux divagations du patron-pcheur Sadarnac, capitaine sur le Rémora, qui prétend l'avoir ramené tout frétillant dans son chalut, puis l'avoir cédé Algernon, balivernes. pp. 7-9. Cependant, Palafox n'obéit qu' son maître. Il file doux avec Algernon. Leurs séances ont repris dans l'eau, celui-ci dirigeant celui-l du rivage. On travaille tout autant la condition physique que la technique proprement dite. La premire est satisfaisante. Palafox développe une puissance de 520 chevaux-vapeur, sa vitesse moyenne approche les 25 km/h, avec des pointes 40, mais, toujours selon son entraîneur, sa marge de progression reste considérable. Aprs réchauffement, on passe aux jeux d'adresse, Algernon entend que ce numéro aquatique soit le clou du spectacle. Il frappe une fois dans ses mains, et Palafox se propulse hors de l'eau, fusiforme et aciéré, trs aérodynamique, il prend vite de l'attitude puis faiblit, ou se raisonne, infléchit sa trajectoire, replonge. Algernon frappe deux fois dans ses mains, et Palafox cueille au vol un anneau de caoutchouc. Trois fois, et Palafox jongle, une quille en équilibre sur le nez, un ballon rouge en équilibre sur la quille, une quille en équilibre sur le ballon rouge. Quatre fois, il se dresse sur la queue et se maintient ainsi sur la crte des vagues, sans effort apparent, c'est Algernon qu'il faut féliciter. On n'a certes pas volé quelques minutes de pause. Palafox nage lentement vers le rivage ; la masse floue de son corps se devine, n'affleurent que ses yeux et ses narines trs rapprochés. Il se hisse sur un rocher, et s'enracine. O il se pose, il se fixe. Palafox éprouve toujours ensuite de grandes difficultés pour se détacher a repartir. Cette fois encore, Algernon lui vient en aide. Il glisse la lame de son couteau entre la roche et la ventouse ventrale du coquillage. Palafox dérape, libre de toute entrave, il pique une tte. Au travail. Algernon distribue les rôles. Maureen rejoint Palafox et s'installe califourchon sur son dos. Elle monte cru, les jambes et les bras nus, agrippée aux nageoires de l'animal. Comme prévu Palafox traverse la baie, comme prévu Maureen agite la main. Pas mal, commente Algernon pour lui-mme, certaines transitions sont encore laborieuses, demain nous donnerons du rythme tout ça. Mais assez pour aujourd'hui, allons dormir. Le jour décline en effet, bientôt Algernon perd de vue Palafox et sa cavalire. Ils forcent la ligne d'horizon et prennent le large. Maureen enlace Palafox, la joue contre son petit crâne lisse et doux. En avant toute. Éric CHEVILLARD ­ Palafox (1990) Éric CHEVILLARD, Palafox, Paris, Minuit, 1990. 2 pp. 119-120. Nul n'aurait idée de s'allonger sur une table, truffé de raisins secs et imbibé de rhum, au milieu des entremets, surtout ne pas déranger Palafox quand il se repaît de viande crue. Prendre l'air pomme. Martine aussi reste distance. Palafox a traîné sa victime, cent fois plus grosse et plus lourde que lui, mais comme en se jouant, jusqu'au centre du pré. Il lui dévore le ventre, le suc acide qu'il sécrte amollit la chair et les viscres de l'oiseau, dont les plumes épargnées orneront bientôt les ttes et les tomahawks des Indiens du coin. (Zeiger lui-mme peut en témoigner : la découverte d'une plume par dix enfants suscite en moyenne huit vocations d'Apaches sanguinaires contre deux seulement de matelassier et d'écrivain. Le professeur ajoute que les petites squaws sont ravissantes dans leurs panoplies d'infirmires, mais l il sort de son domaine.) Victorieux, repu, Palafox se souvient de Martine. H dépose devant elle une brindille et un caillou qu'elle est priée d'accepter, du reste elle n'a pas le choix, ce sont les cadeaux rituels, l'équivalent de nos couronnes d'oranger et de nos bagues. Palafox coasse, sa poche stomacale gonflée éclater n'éclatera pas, voil pour la sérénade. Il s'échauffe, le sang lui monte la tte, colore son museau et ses lvres de bleu vif. Deux bourrelets rouges trs saillants, moins seyants, apparaissent sous ses yeux. Il adopte par ruse la posture de l'oisillon réclamant la becquée, dérobe ainsi Martine, plus mre qu'amante, la fois un ver et un premier baiser. Alors rampe, se prosterne, la ventile doucement de ses ailes déployées et lui offre encore, dans une bourse de soie gris perle, un moustique gorgé de son propre sang, nous n'avons pas d'équivalent. Martine se pourlche et courbe l'échiné, aussitôt Palafox rugissant est sur elle, rugissante, les griffes profondément enfoncées dans ses flancs. Aprs plusieurs tentatives maladroites ou imprécises, mais l'heure n'est ni la dentelle ni aux savants calculs, l'étalon triomphe, la chance lui sourit, son pénis incomparable trouve se loger-. Martine encaisse le coup. Tout son corps fume comme un labour, ce serait donc un matin d'octobre réchauffé, les taons seraient les étourneaux, auquel cas cette croupe incomparable est le soleil levant. Palafox pse, Martine flageole, s'effondrent et prennent un peu de repos, sans se désunir, s'épouillent. Puis la mord la nuque, ainsi la soulve et de nouveau l'encloue, l'englue, défaut de vraies complicité des coeurs et communion des âmes, Algernon a compté cinquante-six effusions en soixante minutes. pp. 130-131. Palafox rate son entrée. On donne une réception en son honneur, pour le présenter au monde, on se met en frais, toutes les sommités sont l, majestueuses, culminantes, valets au pied, réunies pour le fter, et Palafox peine arrivé décapite d'un coup de dents le scottish-terrier de madame Franc-Nohain, c'était la dernire chose faire. Elle y tenait beaucoup, son scottish-terrier. Métalo, elle l'avait appelé Métalo, par dérision, Métalo la suivait partout, il mangeait dans son assiette un petit pois sur deux, il dormait dans sa chambre, lourde perte pour la présidente. S'il en restait l, on passerait l'éponge, mais Palafox accumule les maladresses, comme plaisir, les faux pas, renverse les chaises et les guéridons, sans lâcher la tte de Métalo dont l'oeil malicieux pendouille, il faudra bien cependant éponger tout ce sang. p. 173.