Yves RAVEY - L'Épave (2006) Yves RAVEY, L'Épave, Paris, Minuit, 2006. Chaque soir avant qu'il ne s'endorme, la mre entrait dans la chambre de son fils pour discuter des dettes laissées par son mari. Elle lui confiait alors que son vśu le plus cher, maintenant qu'elle était veuve, serait de partir loin d'ici, n'importe o, et List lui posait toujours la mme question : Pourquoi ne se décidait-elle pas retourner dans sa famille de l'autre côté des Alpes ? Mais, ce jour-l, c'est List qui l'a tirée du lit. Il n'était pas rentré de la nuit. Il arrivait du lieu-dit le Grand-Pont, une combe côté de la décharge municipale. Un Allemand s'était retourné dans le virage, sa voiture avait versé dans le ravin. List a prévenu sa mre et il est reparti travers la prairie avec son sac dos. Il y avait toujours quelque chose récupérer aprs le passage des gendarmes. La voiture, une Volkswagen, gisait sur le côté. List a pénétré dans l'habitacle. D'abord il a fouillé la boîte gants : des plans urbains, une lampe de poche et des photos dans un porte-cartes qu'il a rangé dans sa poche de blouson. Il a ouvert la fermeture Éclair de son sac et il s'est glissé sur le sige arrire pour prendre les objets un un, une poupée, des affaires de couture, une boucle d'oreille, un sac main, deux chaussures de femme talon haut, une mallette moitié ouverte, la serrure disloquée, et dans les poches, au dos des siges avant, deux albums de coloriage. L'accident s'était produit peu avant l'aube. List rentrait du bal sur son cyclomoteur. Il avait aperçu au loin le gyrophare de l'ambulance. Les gendarmes étaient venus mais ils n'avaient pas encore fouillé le véhicule. List a entendu un bruit de moteur au-dessus de lui, peut-tre le garagiste. Il a poussé sur la manette du sige conducteur au cuir parsemé de taches de sang frais pour faire basculer le dossier et il s'est extrait non sans mal de l'habitacle en retirant pour une dernire prise une bouteille thermos d'entre les siges, un peigne, une boîte de biscuits. La semaine précédente, c'est un douze tonnes transportant des primeurs qui s'était retourné. Les enfants du faubourg avaient accouru, certains avec des brouettes de jardinage, d'autre montés sur des vélos équipés de sacoches, et ils étaient repartis chargés de kilos d'oranges. Quand List était arrivé, ne gisaient plus que quelques fruits éclatés au fond de la combe. Une portire a claqué au-dessus de lui. C'était le dépanneur de la station Bôle-Richard. List avait reconnu le ronronnement du camion. Le garagiste s'est penché vers le ravin, mais il ne pouvait l'apercevoir. List a fait un détour par la ligne de chemin de fer avant de traverser devant le tunnel et de repartir direction la prairie. son retour, la mre lui a demandé ce qu'étaient devenus les passagers. Il a répondu qu'ils étaient certainement la morgue. Il les avait aperçus sur les brancards, emportés par l'ambulance des pompiers. Elle lui a demandé ensuite pourquoi il était revenu si tard du bal. Il devait prendre le train le soir mme pour le lycée technique. Il a répondu qu'il n'allait plus au lycée depuis un certain temps, il avait décidé d'arrter l'école. Lundi, il prenait son travail la Zénith. Le lundi soir, un homme en veste grise, un Allemand, s'est présenté au Clem's bar, et il a discuté en français avec le patron. Il avait fait le voyage pour rapatrier les corps des touristes décédés dans l'accident du Grand-Pont. Il revenait de la gendarmerie o un officier lui avait remis le peu d'effets de son fils, de sa belle-fille et de sa petite-fille. Mais il manquait plusieurs choses, par exemple, son fils ne se séparait jamais de ses photos de famille et sa belle-fille avait l'habitude de ranger certaines affaires dans la boîte gants. Le visiteur allait donc repartir, mais il reviendrait. Il a dit que ces documents, c'était important pour lui. Il n'avait pratiquement pas de photographie de son fils. Il possédait des portraits de lui enfant, mais depuis son service militaire il n'avait pas eu l'occasion de le prendre en photo. Il a donc dit qu'il donnerait cher pour les retrouver. Les passagers les avaient certainement rangées dans un des vide- poches ou dans la boîte gants. Il s'était rendu sur les lieux de l'accident pour essayer de comprendre. Ensuite il était allé voir l'épave. D'ailleurs cette voiture, son assureur lui avait dit qu'il la ferait revenir en Allemagne, si et seulement si elle était réparable. - C'est une automobile solide, un trs beau modle, a dit l'Allemand. Je ne comprends pas. Il manque aussi la poupée de ma petite-fille, elle m'a écrit sur sa carte postale d'Espagne que son pre lui avait acheté une poupée. Il y avait aussi des affaires personnelles de ma belle-fille. Il a regardé autour de lui, mais personne ne répondait. Le patron du bar lui a conseillé d'aller voir le maire, ensuite le garagiste qui avait remorqué la voiture, il avait peut-tre vu quelque chose. Mais l'homme restait l devant son verre et il répétait qu'il n'avait pas de photo récente de son fils. - La dernire fois, il avait vingt-six ans, a-t-il insisté. Il voulait aussi connaître les circonstances exactes de sa mort. Les explications des gendarmes étaient selon lui insuffisantes. Et s'il s'était rendu sur les lieux de l'accident, c'était pour comprendre, parce que quelque chose clochait. pp. 9-15. L'Allemand est ressorti de la cabine en frottant sa veste et son pantalon. Il est resté un moment devant la voiture, indécis, et il a extrait le porte-cartes de sa poche pour contempler les quatre portraits de son fils. Il tournait un un les étuis de plastique comme s'il avait tourné les pages d'un livre. II reviendrait le plus souvent possible parce qu'il était certain que List, il l'a appelé mon ami, allait de nouveau opérer un miracle, il le savait, cette fois il avait de la chance, la chance d'tre tombé Yves RAVEY - L'Épave (2006) Yves RAVEY, L'Épave, Paris, Minuit, 2006. sur List pour récupérer un objet qu'il n'aurait jamais obtenu du vivant de son fils. Il en était mme penser - il a prévenu List qu'il allait dire quelque chose de choquant : Si son fils n'avait pas eu cet accident, peut-tre il n'aurait jamais eu le privilge de revoir ces photos. List a posé le pied-de-biche et il est reparti vers l'atelier, mais l'Allemand l'a rappelé. Il s'était brouillé avec son fils. La dernire fois, Samuel avait claqué la porte de la maison, il irait dit son pre que celui-ci le regretterait parce qu'il ne le reverrait jamais. L'Allemand n'avait pas accordé d'importance cette menace. Mais au fil des semaines, force lui avait été de constater que son fils n'avait pas parlé dans le vide. Un ami avait obtenu de ses nouvelles, et c'est ainsi qu'il avait appris la naissance de sa petite-fille. Pourtant au début, peut-tre sous le coup de la colre, il était prt le reconnaître, il s'était dit bon débarras. List lui a demandé pourquoi son fils en était arrivé l. Il avait menacé son pre en lui disant - mot pour mot - que celui-ci le regretterait, mais lui, List, avait une question poser l'Allemand : Qu'est-ce qu'il aurait regretter ? L'Allemand a haussé les épaules. Il regretterait tout simplement de lui avoir refusé un prt. - Samuel avait besoin d'argent, voyez-vous, il m'a demandé de lui virer une certaine somme sur son compte. C'était pour ouvrir un commerce, du cristal, mais ça ne me plaisait pas, et je lui ai dit non. Il a donc pris la mouche. Vous comprenez, nous avons de l'argent, mais Samuel n'admettait pas que je puisse, comme il le disait, accumuler de telles sommes et ne pas en faire profiter ma famille. List s'est assis côté de lui. Il ne comprenait pas en effet, son fils avait raison... ou, peut-tre, il avait tort. L'Allemand a acquiescé. C'est List qui avait raison. - Si vous voulez tout savoir, j'ai jugé que la visite de Samuel était intéressée. Je ne lui ai pas fait confiance, j'avais le sentiment qu'il devait accomplir les choses seul, que c'était une faiblesse de sa part de s'adresser moi. On ne se présente pas comme ça devant son pre pour lui dire : Je crois que je suis obligé de te demander de l'argent. Le ton a monté, évidemment, mais moi je ne savais pas que le ton monterait. List est resté silencieux. L'Allemand a tourné la tte, comme s'il se sentait observé, et il a regardé autour de lui. - Je me suis conduit comme un imbécile, j'aurais d écouter mon fils. Ça doit vous paraître ridicule, mais aujourd'hui j'aimerais qu'il m'entende, il saurait combien je regrette... Si j'avais su ce jour-l... Ça ne cote rien une signature. Mais voil. J'avais la possibilité de dire oui. Et j'ai dit non... On se croit éternel... Du coup, votre fils vous regarde sans comprendre. Il dit, il pensait : ... Avec la banque ce serait facile... Et vous, vous lui répondez : Quoi avec la banque ? Comme s'il avait levé la main sur son pre. Comme s'il avait osé ! En fait, vous ne reconnaissez mme pas votre fils... Je suis heureux, List, que vous ayez retrouvé le porte-cartes. pp. 40-43. Il a regardé sur le buffet la photographie de Fabiola le jour de leur mariage, en robe blanche volants avec un voile, et il a repensé son costume gris. Il a alors demandé sa mre si elle avait conservé son costume acheté pour la cérémonie. Elle n'avait rien gardé. Ce costume était dans l'appartement de List. Il lui a demandé si cependant elle n'avait pas encore dans ses affaires sa cravate du mariage, une cravate fleurs qu'il avait lui-mme confectionnée dans une bande de tissu avec la machine coudre. Mais elle l'a répété : Toutes les affaires de List étaient dans l'appartement côté du garage. List n'a pas osé entrer dans sa chambre d'enfant o il était donc entendu qu'il ne mettrait mme pas les pieds, et il s'est demandé si sa mre ne l'avait pas louée... Sinon pourquoi lui refuser de revenir la maison ? p. 94