Hélne LENOIR ­ Le Magot de Momm (2001) Hélne Lenor, Le Magot de Momm, Paris, Minuit, 2001. 1 Dehors, quelqu'un enfonçait des clous dans du bois dur, épais, un homme qui devait bricoler aprs son travail, vers six heures en juin. Les cerises étaient mres dans les arbres, les roses entre deux floraisons, un orage avait ravivé la lumire et redonné de l'air l'aube. On entendait aussi des enfants jouer contre les haies des jardins, devant les portes métalliques des garages o un ballon rebondissait quelquefois, tapage qui déclenchait des jurons, des menaces, criés par les fentres ouvertes derrire les stores abaissés l o donnait le soleil encore haut et chaud cette heure. Ils étaient allongés côte côte, nus sur le drap bleu pâle et ne se touchaient plus. La pointe chiffonnée d'un oreiller séparait leurs épaules. Leurs doigts s'effleuraient peine sur la cigarette qu'ils se passaient, gardaient le temps d'une bouffée puis tenaient dressée, le filtre entre le pouce et l'index, et lâchaient quand les doigts en ciseaux de l'autre l'avaient saisie. L'homme continuait enfoncer chaque clou en terminant la série des cinq grands coups de marteau réguliers par un doublé plus faible et sourd sur le bois. Il réparait peut-tre une barrire ou construisait une palissade, quelque chose de solide en tout cas, côté jardin. La sueur était fraîche sur leurs peaux, leurs ventres trs blancs, leurs cuisses et tout son corps lui, tandis qu'elle s'est déj exposée au soleil dans des vtements d'été, jupes légres, hauts sans manches, décolletés. Lui, il vit l'intérieur, ça se voit, et quand il sort il est pressé, il cherche l'ombre, seuls ses avant-bras, son visage et son cou sont trs légrement brunis. Il regarde l'armoire sur laquelle s'entassent jusqu'au plafond des cartons, des revues, deux piles de trente- trois tours, des sacs en plastique ficelés sur quelque chose de mou, de la laine peut-tre. Il tire une dernire fois sur la cigarette, puis se détourne pour l'écraser dans un petit cendrier jaune, en forme de corbeille, une poterie d'enfant. Il prend sa montre, la remet son poignet aprs avoir vu l'heure et il reste allongé sur le côté en regardant l'aiguille des secondes cheminer sur son cadran noir, la main gauche appuyée au bord de la table de nuit o un radio-réveil digital est en partie dissimulé sous des mouchoirs en papier jetés l aprs usage, beaucoup de mouchoirs grossirement chiffonnés, du sperme et des larmes, mlés, collés, absorbés, et les secondes passant, en rouge, dessous ou derrire, il ne peut pas les voir, il peut seulement lire le dernier chiffre de l'heure, un huit, et celui des minutes : treize. Elle se tourne vers lui, caresse son dos. Il ne bronche pas. Elle crispe ses doigts écartés entre ses omoplates, enfonce ses ongles dans sa chair et la griffe en appuyant de plus en plus fort au fur et mesure qu'elle descend vers le flanc. Il tressaille et pousse un petit grognement de protestation. Ça fait trois traits un peu tremblés et roses sur la peau blanche. Elle souffle doucement dessus, en chien de fusil, pelotonnée dans son dos immobile. Un petit avion ronronne dans le ciel. L'homme recommence planter ses clous dans ses planches dures aprs une courte pause pendant laquelle il a d boire, aller chercher du nouveau matériel dans son appentis ou simplement prendre du recul. Un groupe d'enfants excités court dans la rue, s'éloigne, malgré les appels d'une femme qui leur ordonne de revenir tout de suite et finalement renonce en râlant. Porte claquée. Juste aprs, la voix pointue, faussement enjouée de la mre retentit dans la cage d'escalier. Elle annonce qu'elle va chercher du râpé, qu'elle sera sortie un petit quart d'heure, puis, n'ayant pas reçu de réponse, elle bougonne et se met en route, on entend ses talons hésiter sur l'allée gravillonnée, s'avancer lentement jusqu'au portail qu'elle ouvre et referme sans faire tinter la cloche, on l'entend s'éloigner enfin sur le sol ferme du trottoir d'un pas de plus en plus décidé. Elle caresse son dos, l o elle l'a griffé et plus bas, sa hanche charnue, sa cuisse, s'arrte en tournant la tte vers le plafond et en retenant sa respiration pour mieux s'imprégner du silence exceptionnel de la maison, quelques secondes, jusqu' ce qu'elle reconnaisse les pas lestes et srs de Lili qui traverse le palier et descend l'escalier, avec gaieté lui semble-t-il. - Elle en profite, dit-elle, elle part. Il ne bouge pas, ne pose aucune question, ne prononce aucun mot signifiant qu'il ne voit pas de quoi elle parle ou qu'il a entendu lui aussi les pas et pensé, au moins pensé que la présence de Lili qu'elle lui avait signalée mais qu'il avait évidemment oubliée... il pourrait le dire maintenant : J'avais oublié qu'elle était l, côté, tu crois que... ? Non. Rien. C'est loin de lui, tout ça. Et déj elle s'en veut d'avoir brisé le silence en amenant entre eux quelque chose d'elle qu'il semble refuser et qui pourrait les séparer compltement si elle s'obstinait, se mettait parler, lui demander pourquoi et quand et si... Sa main remonte jusqu' son aisselle moite que ses doigts fouillent doucement puis laissent. Elle s'allonge nouveau sur le dos et soupire bruyamment en se massant la gorge, la bouche ouverte, les yeux fermés. L'homme scie maintenant la main une planche large et dure en faisant de courtes pauses pendant lesquelles on entend des voix rieuses venant d'une radio allumée dans une cuisine peut-tre, côté rue, bruits Hélne LENOIR ­ Le Magot de Momm (2001) Hélne Lenor, Le Magot de Momm, Paris, Minuit, 2001. 2 de vaisselle, d'un jet d'eau affolant des enfants plus loin, d'un scooter qui ralentit, s'arrte puis repart aprs quelques secondes, le moteur en s'éloignant est relayé par la scie qui continue entrer dans le bois avec effort. Soudain il se redresse, s'assied au bord du lit et reste un moment indécis, les coudes sur ses cuisses écartées. Elle ne bouge pas, garde les yeux fermés pour ne pas voir l'ébauche de son prochain mouvement. Son coeur bat. Elle joue en désirant tre surprise puisqu'elle sait qu'il va se lever, s'habiller et partir lui aussi, sans qu'elle ait réussi rien lui dire. Les mots reviendront quand elle entendra sa voiture démarrer dans la rue, freiner au carrefour puis accélérer. Elle sait cela et aussi que rien ne pourra le retenir. Il prend la bouteille d'eau, boit au goulot, la repose sur la table de nuit et enlve les mouchoirs sales. Il les attrape entre deux doigts et les laisse tomber par terre, épars sur le plancher et sur ses vtements elle. Lui, il a posé les siens sur la chaise. - Bon, il faut que j'y aille, dit-il en regardant le radio-réveil, et le matelas est fortement secoué quand il se lve. pp. 7-11.