Anne GODARD ­ L'Inconsolable (2006) Anne Godard, L'Inconsolable, Paris, Minuit, 2006. 1 I C'est venu du dehors, peu peu, comme une main lourdement posée sur ton épaule, qui t'aurait rappelé un souvenir usé. Tu es restée assise sur le lit, pieds ballants, tu ne sais pas combien de temps ainsi, immobile, sans rien voir, sans penser rien. Tu te dis que tu as beaucoup souffert, d'habitude cela suffit, tu n'as pas besoin de penser plus concrtement. D'habitude tu aimes bien, mme, cette sensation, mais tu n'aurais pas d te laisser envahir. Dans le silence de la maison, tout semble arrté. C'est l'heure de la sieste, léthargie partout. On se croirait au milieu de la nuit. Mais sur le plancher, tu sens encore la brlure du soleil, qui s'effile travers les persiennes, en lames aiguës, éblouissantes dans la pénombre. O sont-ils tous passés ? Ta voix te parvient atténuée, blanche et creuse. Tu dis des mots sans te soucier de ce qu'ils pourraient signifier, tu essaies seulement de t'assurer de ta présence, percevoir que tu es l, encore un peu vivante, malgré tout. Du bout des pieds, tu atteins le rebord de la cheminée, la fraîcheur lisse de la pierre te ramne lentement la surface de toi- mme. Tu voudrais que quelqu'un vienne, mais personne ne vient, personne ne t'a entendue, personne ne sait. Depuis toujours tu es dans le monde désert et jamais personne ne t'a dit ce que tu étais en train de vivre. Ça y est le soir tombe. Du jardin te vient le bruissement du vent dans les feuilles des platanes. Le monde est revenu sa place, d'un seul coup. Tout l'heure, pour le dîner, tu mettras ton masque. Ils ne s'apercevront de rien et, comme chaque jour depuis que tu es enfant, tu resteras muette pour étouffer dans le silence ton lent écroulement intérieur, sans paroles. Et, comme d'habitude, tu leur en voudras parce qu'ils ne sauront jamais. Gestes mécaniques. Se lever, se vtir, descendre au jardin, sourire, parler du temps. Il a fait si chaud la nuit dernire. Trs peu dormi, comme d'habitude. quatre heures, le merle déj, hier c'était plus tard, il me semble. Les bruits du dehors au petit jour, les chiens errants, les frôlements furtifs des mulots dans les feuilles sches, un chant d'oiseau que tu n'as pas reconnu, les voitures sur la nationale, des avions parfois, ils sont si prs, on se demande o ils se posent. Manger, ne pas avoir l'air d'y prendre plaisir. Occupations. Rien dire, ou alors description méticuleuse. Les articles de journaux dépouillés en retard, les numéros qui attendent, en piles de plus en plus hautes, mais tu ne te décides pas les jeter avant de les avoir lus. L'émission que tu as écoutée cette nuit la radio, pendant ton insomnie, trs intéressante, les émissions la nuit sont toujours trs intéressantes, tu ne sais plus de quoi il s'agissait, mais c'était vraiment remarquable. Un livre que tu n'as fait que parcourir, abandonné avant la fin, insipide, comme souvent, et tellement vulgaire. La littérature ne t'inté- resse pas, elle n'a plus rien t'apporter, la réalité la dépasse de trop loin. Les essais t'ennuient, tu ne sais pas pourquoi, tu les trouves illisibles. Tu ne te sens attirée que par des témoignages, et encore, les plus insurmontables, les camps d'extermination, les charniers, la mort industrielle, les tortures et les viols comme arme politique de masse, les seuls récits qui soient ta mesure. Voix fausse lancée trop fort qui devient discordante, mots sans chair, mots d' côté de toi, comme le reste, tout ce que tu dis, tout ce que tu fais. C'est leur punition, ils n'avaient qu' venir, cet aprs-midi encore ils auraient pu. Cette nuit, c'est bizarre, le téléphone qui a sonné deux heures vingt-neuf, une erreur sans doute, le temps de décrocher, ça s'est arrté, et puis ce matin de nouveau, cinq heures quarante-trois. C'est quand mme curieux, personne ne téléphone ces heures-l. Tu n'as pas pu te rendormir. Au fait, le ronflement qui te dérangeait depuis plusieurs nuits, tu en es sre maintenant, c'est un hérisson. Tu l'as vu par la fentre, sous la glycine, c'est lui qui ronflait. Tu éclairais avec la lampe de poche pour trouver d'o venait le bruit, la lumire l'a réveillé. Il s'est enfui, mais tu as eu le temps d'apercevoir ce que c'était. Tu n'aurais jamais pu imaginer qu'une bte si petite ronflerait si fort. D'ailleurs tu n'y avais jamais réfléchi, tu ne t'étais jamais dit qu'un animal pouvait ronfler tout comme un homme. Toi qui pensais que c'était un vagabond, un ivrogne cuvant son vin, qui se cachait depuis quelques nuits dans le jardin pour dormir tranquille. O le jardin, quelle splendeur, le jardin qui s'éveille enfin de cet hiver trop prolongé, le jasmin, la glycine, les pivoines. Il y a deux jours, il faisait frais encore sept heures, maintenant ça y est, la chaleur s'est installée, étouffante. Hier, tu as fait une affaire, au marché aux puces, des vtements d'occasion, quasiment neufs, exactement ce qu'il te fallait. Sauf la couleur peut-tre, un peu trop vive pour toi. Tu n'oseras pas les mettre souvent. Tu te demandes s'ils ne sont finalement pas un peu serrés, tu les as achetés sans essayer, une telle affaire, et tout est si cher aujourd'hui. De toute façon qui fera attention ? Tu les donneras sinon, tu trouves toujours des gens qui donner les choses de peu de prix que tu as négociées au rabais et qui ne te vont pas. Tu penses, des gens de peu de prix, des gens négociés au rabais, des gens qui ne te vont pas. Mais de toute façon, personne jamais ne te va, personne jamais ne te fait sentir que tu as un prix, et tous, il te semble qu'ils t'accablent de leurs prévenances résignées, de leurs acceptations de btes pour les humiliations dont tu les nourris. Bouches ouvertes, ils avalent aussi ce fatras qui te sort de la bouche. Ils ne sont pas difficiles. Ils mangent de tout, de véritables omnivores, malgré Anne GODARD ­ L'Inconsolable (2006) Anne Godard, L'Inconsolable, Paris, Minuit, 2006. 2 leur placidité de ruminants. Alors, tu les en gaves, sans qu'ils protestent jamais, tu parles et ils se taisent, l'air de comprendre et de respecter. Mais ce n'est pas du respect que de t'écouter sans broncher, comme s'ils n'entendaient pas que la seule chose que tu aies leur dire, c'est non. Un non que tu leur jettes la figure tandis qu'ils te regardent en souriant, bienveillants et pacifiques. Comme s'il y avait quelque chose comprendre, mais quand on reçoit une gifle on n'essaie pas de comprendre, on réagit. Pourtant ils font les sourds, ils font les morts, ils encaissent parce qu'ils ne savent pas ce que tu ferais s'ils interrompaient brutalement le flot d'insipidités dont tu les recouvres. Ils préfrent ne pas t'affronter. Tans pis pour eux, qu'ils en crvent de ta froideur, de ton manque de spontanéité, de ton indifférence, en se croyant héroques parce qu'ils le font sans se plaindre, avec une constance d'imbéciles. Et puis soudain le silence que tu ne parviens pas combler. Manger encore, pour n'avoir pas parler. Tu fais de ton mieux pour faire semblant de vivre, tu sais bien que ça ne prend pas, mais c'est tout ce que tu peux donner puisque tu n'as rien reçu. C'est ainsi depuis si longtemps, c'est déj tellement trop tard. pp. 9-14. Et peut-tre bien qu'un jour, tu te réveilleras comme d'habitude, ni plus ni moins fatiguée, mais avec l'impression d'avoir oublié quelque chose de trs simple. Tu ne sauras pas ce que c'est, tu sentiras seulement que ça te manque comme quelque chose de si évident que tu ne t'étais pas aperçue jusqu'alors que tu en disposais pour juger des autres et de toi. Mais sans cette chose, le présent sera comme détaché de ce qui lui donnait sa forme, tu ne sauras plus comment expliquer que tu te trouves l, dans cette maison déserte, sans parents, sans enfants, sans personne qui parler. Cependant, tu ne pourras bientôt plus nommer ce qui t'échappe, tu ne sauras pas si c'est un mot seulement ou tout autre chose. Tu n'arriveras mme plus te dire qu'il te manque quelque chose et le désir de savoir, lui aussi, te paraîtra bientôt superflu. Alors, l'oubli te délivrera, imperceptiblement, tu cesseras de résister et, au moment de tout lâcher, tu penseras qu'aprs tout tu restes encore fidle - par ce dernier abandon - l'inconsolable. pp. 156-157.