Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes (1991) Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes, Paris, Minuit, 1991. Nom de l'homme : Ds lors et pour un temps, cette tristesse dont on parlera eut un nom propre, celui de l'homme dont la nuit, l, tout Babylone devinait, sans oser le regarder carrément, sous l'arbre, le corps recroquevillé; et, avec leur got baroque pour les majuscules, ils nommrent aussi la nuit elle-mme : la Nuit triste ; et encore, le tilleul au milieu du boulevard : l'Arbre de la Nuit triste ; et ainsi de suite. En vertu de la rgle selon laquelle il convient de donner un nom propre ce qui a déj un nom commun, puis un surnom au nom propre, et superposer indéfiniment les appellations qui, se renvoyant l'une l'autre, finissent par vivre leur vie et rejeter l'objet dans un âge muet et barbare o tout se désigne l'odorat et au toucher, et o tout ce qui n'a ni parfum ni forme n'existe pas. Or, de plus barbare et de plus innommé, il n'y eut longtemps personne sur Babylone avant et aprs cet homme-ci, accroupi sous l'arbre, toute la nuit o le monde put le voir; au cours de son existence il fut pourtant nommé d'une quantité considérable de noms, propres, communs, dignes et familiers, vulgaires, double et triple sens, une moitié qu'il ignora toujours et une moitié qu'il fut seul connaître ; mais aucun ne le désigna jamais lui en particulier. Ce furent plutôt toujours des noms d'espce, génériques ou d'analogie, parfois mme de costume ou de physionomie. Or voil qu'un matin, par pur hasard, une heure o pourtant il n'avait pas coutume d'tre dehors, un matin o il traversait le boulevard -- o seule l'heure, vrai dire, était inhabituelle, mais non pas le claquement de ses semelles, ni le balancement de ses bras --, une grande femme maigre, de couleur -- qu'il n'avait jamais vue et qu'il ne revit jamais --, déj toute maquillée et dressée sur ses talons, et qui le regardait passer, l'appela de ce nom étrange et commun -- assez bas pour la beauté de la voix et cependant assez fort pour qu'elle se mlât au léger vent de dix heures ; et Mann, ainsi baptisé, qui se contenta de sourire sans la regarder, traversa rapidement l'air chargé de cette syllabe et continua sa promenade. Seulement -- et c'est pour cela qu'il convient aujourd'hui de le nommer ainsi pour tous les temps qu'il traversa, de sa démarche impatiente et sre d'elle --, l'odeur et la fraîcheur de cette heure inconnue de Babylone ordinairement déserte restrent longtemps sur sa peau, dans ses vtements et ses cheveux en mme temps que ce nom, jusqu'au soir et longtemps encore, jusqu' cette nuit-l o il l'abandonna la tristesse qui l'étreignait. Cette nuit-l o, pour la premire fois, tout Babylone le devinait seul, recroquevillé sous l'arbre, Mann ressentait alors cette légre douleur, passagre et inqualifiable, dont on dit qu'elle fit pleure sans raison nombre de vainqueurs au soir d'une bataille gagnée ; pour lui, cette crispation immatérielle, au lieu de l'isoler comme sa présence sous l'arbre pouvait le laisser croire, le rapprochait au contraire mystérieusement de présences depuis longtemps oubliées ; il la sentait sue et regardée de loin ; il se sentait lui-mme contemplé, cette heure de la nuit, tel qu'il était ; il percevait, venant jusqu' lui du haut d'une terrasse peine visible huit étages au-dessus du boulevard, des bribes épaisses de parfums dénaturés ; il entendait aussi, par-del les bruits, les coups réguliers, lents, méditatifs, d'une main sur un bongo, passant par-dessus les maisons, d'une rue l-bas dans l'ombre derrire Babylone. Et, lorsqu'il se releva de cette nuit, il ne se connaissait plus de nom, pas mme celui-ci dont l'avait baptisé, ce matin bizarre, la voix basse et éblouissante d'une Américaine. A l'usage, Mann se révéla tre un nom aussi utile et suffisant qu'un autre ; il caressait plutôt mieux qu'un autre et c'est ce qui intéressa Mann plus que tout ; il se soupirait, se giflait et se griffait parfaitement, et terminait agréablement et sans effort les phrases, auxquelles mme il donnait une certaine allure, en particulier les interrogations. Et, s'il ne s'écrit pas aussi bien, et de loin, qu'il ne s'est échoué la premire fois dans l'air et la lumire matinale de Babylone, sans doute est-ce que celle qui le prononça n'avait jamais su parfaitement écrire, et que Mann, qui le reçut et l'accepta, ne put jamais tre capable de bien lire. Probablement sa forme la plus exacte fut-elle celle dont cette syllabe unique fut plusieurs fois, en ce temps-l, et avant cette nuit, murmurée et jetée aux téléphones publics ; et la forme écrite la plus juste, ce M que l'on peut voir encore sur un mur du boulevard. Quoi qu'il en soit, ainsi s'appelle la tristesse dont on parlera, pour le temps qu'on la garde en mémoire, lorsqu'on la rencontre assise au milieu du boulevard la nuit sous l'Arbre, parfois. Son nombril : Il est dit que l'on doit commencer le récit de l'histoire d'un homme par celui de l'histoire de son pre. Mann sortit dans le monde comme la plupart, la tte la premire, ouvrit les yeux plus vite que la plupart ; et ce qu'il vit -- ou plutôt qu'il entrevit dans l'obscurité de la salle noire du hammam --, il l'appela papa, comme chacun ; plus exactement, il appela les mains qui le tiraient de l : papa, et la bouche qui commença sur-le-champ, avant mme qu'il soit compltement sorti, lui expliquer la vie, les hommes, l'histoire, dieu et l'enfer, et le sens dans lequel il convient d'avancer : papa ; -- ou du moins et-il le désir de le faire, et son désir résonna dans la salle comme ces affreux premiers cris des bébés. C'est pendant ces quatre minutes silencieuses, totalement, que dura la chute (par d'autres aspects si mystérieuse) de Mann dans le monde, dans un coin de la troisime salle du hammam de la rue de Tombouctou, la tombée du jour, entre le temps réservé aux femmes (quatorze heures - dix-huit heures) et le temps réservé aux clients de la nuit (vingt heures - cinq heures du matin) que Mann se greffa par les mains et la bouche et les cheveux d'Ali penché sur lui, Ali, corps, âme, passé, rancunes, sang et couleur et les malédictions, comme un liseron l'arbre, et ne s'en détacha plus. On pourrait croire que ce sont les douze années que Mann vécut auprs d'Ali (jusqu' cette sombre histoire jamais éclaircie avec cet autre type), buvant et mangeant dans les mains d'Ali, dormant entre les jambes d'Ali, écoutant jusqu' l'indigestion les radotages que tout vieil homme, mme le moins bavard et le moins présomptueux, réserve celui qui lui est échu en auvegarde, qui consacrrent le droit de paternité d'Ali. Si cela était le cas, il faut reconnaître que, question radotage, il n'y eut pas plus pre que ce pre-l; et si aujourd'hui Ali parle si peu, si avant ces temps Ali passait pour muet et bégueule, sans doute ce furent ces douze années o Mann grandissait entre ses pattes qui épuisrent chez lui toutes formes de langage et jusqu'aux Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes (1991) Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes, Paris, Minuit, 1991. racines des mots qui permettent que l'homme normalement économe peut parler jusqu' la fin de ses jours. Mais Ali ne fut pour Mann jamais économe en rien, ni surtout en maximes, insultes, enseignements, rgles, interdictions, ni en phrases définitives dont il emplissait toute heure du jour et de la nuit. Pendant tout ce temps, il délaissa presque son inséparable bongo. Il ne quittait point Mann des yeux, mme pour faire son travail ; il le traînait avec lui sur le carrelage du hammam, l'asseyait sur la serpillire, le juchait sur ses épaules lorsqu'il massait un client. Lorsqu'il le regardait, c'était toujours le sourcil froncé et un doigt levé comme l'Enseignement. Jour et nuit il débitait la Sagesse en courtes propositions sans rapport aucun avec le contexte dans lequel ils se trouvaient tous deux -- dans l'ordre strict d'un livre secret, ou alphabétique, je n'ai jamais su --, et, dans les silences qu'il ménageait entre deux, il assommait l'enfant des plaintes et des insultes inoffensives, mais inépuisables, qui sont la premire richesse que tout pre digne lgue son enfant. En cela, Ali fut douze ans durant un virtuose. Il inaugurait des injures et des blasphmes jamais entendus, il maudissait comme on respire, imaginait de monstrueuses et insultantes familles l'enfant et, lorsqu'il se fatiguait de tant d'horreurs, il se tournait vers ses propres aeux ; alors -- assis devant la porte du hammam, tout en berçant Mann sur ses genoux et en lui couvrant le front de sa main --, il interpellait Mohamed-le-Ten- dre, son pre, pour le blâmer de l'avoir mis au monde, et Ali-le-Bgue, pre de son pre, pour se plaindre d'avoir fécondé sa troisime épouse; puis cet autre Mohamed, dit le Ngre, pre de son grand-pre, pour l'accabler des mmes reproches ; nommant sans se tromper tous les pres de la race jusqu'au nom akkadien du premier de tous, enterré depuis vingt-neuf sicles dans le sable du désert syro-mésopotamien, responsable selon Ali de tout, y compris de l'abattement languide qui saisissait inexplicablement Ali tous les soirs cette heure, avant que ne commence la veillée d'une longue nuit. Il est vrai que cela dura douze années entires (jusqu' cette affreuse histoire pour laquelle Mann quitta le hammam de la rue de Tombouctou, un beau jour, et que le mme soir Ali reprit son bongo pour toujours et se tut). Mais ce ne sont ni les radotages ni la nourriture régulire et gratuite qui firent de Mann le vrai fils d'Ali, pas plus que ne l'aurait fait une insémination abstraite des mois et des mois avant sa naissance. De cette abstraction-l, d'ailleurs, personne ne perça jamais le mystre, puisque tout ce que l'on sait, c'est que Mann naquit en quatre minutes d'obscurité, profonde, dans la salle la plus chaude et avec l'aide d'Ali, masseur et gardien du Vieil Hammam. D'o il sortit, c'est ce que l'on cherchera comprendre plus tard ; mais du moins sait-on déj qu'il sortit avec un cordon qui n'avait jamais servi, puisqu'il était rabougri et desséché, et avec cette allure des appendices de génération en génération retransmis plus petits, mais depuis longtemps inutiles. C'est pourquoi son nombril, contrairement ceux que l'on avait l'habitude de voir cette époque -- ce petit trou devant lequel les marraines s'extasient tant -- était chez lui plat et plein et ne fit jamais s'extasier personne. Mais il y a que, pendant ces quatre minutes, l'enfant tombé dans ses mains, Ali transmit, par inadvertance sans doute, comme ces maladies contagieuses qu'on se passe par un baiser, un germe qui, dans l'atmosphre surchauffée et humide, se développa sur-le-champ et, reliant Mann aux racines vieilles et profondes d'Ali, il le relia une jungle désordonnée et compacte dont les filaments péntrent au coeur ténébreux du monde et du temps, comme les souches entremlées du Campos brésilien traversent la terre et se nourrissent aux plages sans nom de la mer de Soulou. Les calculs bizarres du destin : Trois ans elle, trois années son rejeton : seigneur ! comme le Destin en ce temps-l était arithmétique. Lorsque Mann m'échut, il devait avoir une douzaine d'années, gure plus ni moins -- je reconnais cet âge ce qu'il n'ont rien, ni hanches, ni poitrine, ni cul, ni cosaquerie. Il traînait sur Babylone, regarder les passants d'un air effronté et gober les moustiques, avec la mme agilité et la mme grimace, grand dieu seigneur! et c'est cela que je l'ai reconnu, de loin et tout de suite, comme la progéniture de Nécata. C'est aussi la raison pour laquelle, lorsque je me suis penchée sur le rebord de la terrasse, que je l'ai sifflé et fait signe de monter, seigneur !, il ne s'est pas fait prier, il est monté tout de suite comme s'il connaissait le chemin, comme si tout cela était naturel, comme quinze ans plus tôt était montée Nécata, cher ange, avec un air tout fait normal et prédestiné. Mais, grand dieu, autant cet ange-ci avait les yeux baissés et la modestie de sa race (pauvre fleur), autant celui-l (le chien) vous regardait en face d'un air impudent ; aussi, ds que je lui ouvris la porte, je me suis fatalement dit : elle était ta servante, mais tu seras la servante de sa descendance. Et c'est bien cela, idiote que je suis : j'ai été sa servante trois années jusqu' ce qu'il me file des pattes, l'ingrat, me laissant seule avec les moustiques et la vieillesse, et la vieillesse d'une cocotte n'est gure gaie, grand dieu non. Aujourd'hui, quinze ans plus tard encore, (ces quinzaines et quinzaines d'années s'ajoutent et s'ajoutent sans vous laisser le temps de dire un mot ni de penser au sens de tout cela), je viens de le voir une fois encore ; c'est lui qui stationne l en bas sous l'arbre, depuis le début de la nuit ; je l'ai vu trois reprises gober un moustique, avec cette mme grand dieu de grimace; et cela je le reconnais sans faute et certifie qu'il est le rejeton de Nécata, par le vagin ou par le cul, mais son rejeton grand dieu oui, j'en suis certaine. Cette fois pourtant je ne me pencherai pas, je ne sifflerai pas, non; le destin lui-mme est devenu désordonné, la prédestination s'est effacée mme de cette race, le monde ne va plus avec cet air naturel que je lui connaissais ; non, il risquerait de ne mme pas tourner sa tte vers moi ni de me reconnaître. Gémis, fleur, cruelle, dans la fraîcheur de la Nuit triste. Accouchement de l'homme : L'Encyclopedia Universalis (qui est depuis longtemps ma lecture préférée) contient un fort long article consacré aux rites de la mort. Lorsque Nécata revint le ventre plat, au bout de seulement trois heures d'absence, elle tenait peine debout et je dus la porter dans mes bras jusqu' la terrasse. Seigneur ! je n'oublierai pas le poids qu'elle pesait, ni le mal qu'elle me fit aux bras et aux reins ; une si petite chose, un si cher petit ange ! Je l'allongeai sur le carrelage, en plein vent, car elle dégageait une chaleur Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes (1991) Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes, Paris, Minuit, 1991. suffoquer, et je vis bien qu'elle n'allait pas tarder trépasser; je m'installai donc auprs d'elle, sur mon fauteuil, décidant courageusement de la veiller jusqu' extinction de son dernier souffle, et je feuilletai, trs doucement, pour passer le temps, mon exemplaire usé de l'Encyclopedia Universalis. Dans son article consacré aux rites de la mort, l'un des plus sophistiqué qui soit mentionné est pratiqué par je ne sais plus quelle tribu d'Asie ou de l'Inde (c'est sans importance) qui donne chaque partie du corps défunt (excepté les cheveux qu'ils brlent) en pâture aux oiseaux, afin que le corps ainsi dissous dans les airs puisse se réincarner dans une fleur ou un papillon. Cependant, seigneur, impossible de lire en paix, car le chérubin qui agonisait mes pieds le faisait avec un tel fracas ! Un flot de sueur ruisselait de son front, de ses aisselles, d'entre ses jambes ; les ficelles de ses cheveux roussissaient et ondulaient comme des serpents, sous l'effet d'une terrible chaleur, car grand dieu elle dégageait effectivement une chaleur terrible, qui faisait vibrer l'air et les sons autour d'elle, au point que je ne la distinguais qu' travers un brouillard trouble et légrement rose. Cet incroyable vacarme provenait directement de sa bouche qu'elle maintenait grande ouverte, bien qu'elle y appuyât souvent sa main comme pour contenir le chahut. Il semblait qu'il se livrait l-dedans une véritable bataille, une discussion en tous les cas bruyante comme en ont les amants, o les portes claquaient et des objets étaient violemment jetés terre. En fait, j'avais nettement l'impression que quelque chose d'énorme ou que quelqu'un de trs en colre voulait sortir de l'intérieur de sa bouche, et je m'attendais voir la chose surgir d'un moment l'autre. Mais la sotte pressait sa main dessus avec une force qui lui faisait blanchir les doigts ; je me dis, grand dieu seigneur, qu'elle laisse donc faire la nature, si quelque chose veut et doit sortir de l, eh bien qu'il sorte, tout le monde s'en trouvera mieux aprs. Je lâchai mon Encydopedia et me penchai sur elle, je lui pris la main, seigneur ! Elle était encore plus gelée qu' l'habitude ; vous faire éternuer, alors que le reste de son corps continuait dégager une chaleur telle que mme le sang coulant de ses lvres s'élevait en spirales de vapeur. C'était bien une discussion qui avait lieu dans la caverne de sa bouche ; ses dents étaient secouées comme le loquet d'une porte, sa langue piétinée et tordue, le fond de sa gorge vibrait comme un passage de métro, mais rien, rien d'intelligible ne dépassait la limite de ses lvres, qui se crevassaient sous l'effet de la tension. En retirant sa main de sur sa bouche, j'approchai mon oreille ; alors ses yeux se révulsrent et Nécata expira. Elle expira sans interruption pendant trois bonnes minutes, et il sortit pendant tout ce temps de sa poitrine une quantité inoue d'air parfumé comme il en souffle dans les clairires du Jura en automne, certaines nuits d'orage, chargé de feuilles humides et de terre retournée, de cris étouffés d'oiseaux nocturnes et de mousse, du léger bruissement de la pluie pénétrant le sous-bois mlé aux grincements sombres des grands troncs. Immobilité de l'aventurier : L'enfant disparut du hammam de la rue de Tombouctou douze ans -- plus ou moins, car, chez Ali, on ne compte gure les âges. Il disparut l'heure o Ali est occupé nettoyer les carrelages des salles, entre l'heure des femmes et la nuit, ce qui fit dire Ali que de cette heure-l rien de bon ne pouvait sortir, et il se sentait saisi chaque fois, l'heure dite, d'abattement et de langueur. L'enfant disparut sans bruit, sans que son attitude des jours précédents et pu laisser prévoir quelque chose, et sans laisser derrire lui l'idée qu'il pt jamais revenir. Ali ne vit rien, lorsqu'il remonta, qui lui signalât : ton fils a disparu ; car l'enfant jouait souvent dans un recoin du hammam, ou mme, depuis peu de jours, traversait la rue et jouait sous un porche. Ali remonta donc sans que rien de spécial se signalât lui, et il prépara le riz, comme tous les jours cette heure, et il n'y avait toujours rien de spécial dans l'air qui dît : Ali, ton fils a disparu. Il posa la casserole sur la table lorsque le riz fut cuit, en prit une boulette dans sa main, et tout de suite le riz sécha dans sa main, et Ali regarda la casserole o tout le riz sécha en quelques instants et prit l'apparence d'un conglomérat de petits cailloux, bon jeter, et Ali regardait le riz sec et bon pour les ordures ; il comprit, il jeta donc le riz aux ordures, et ce fut tout. Des années plus tard, lorsqu'on aurait pu croire tout oublié ou du moins la colre et la rancoeur calmées -- lorsque aussi de mon côté j'eus commencé comprendre le langage du bongo --, j'entendis un soir la tendresse et la jalousie d'Ali s'exprimer, et, par le ralentissement brusque du rythme, un ton saccadé dans la percussion, j'entendis qu'il maudissait l'enfant. Il l'accusait d'tre esclave d'esclave, chien pour les chiens, deux fois damné, par sa naissance d'abord, par son reniement et son éloignement ensuite ; il l'accusait de maquiller de noir ce que Dieu lui avait fait blanc, et en blanc ce que Dieu lui avait donné noir; il le maudissait non seulement lui, mais sa génération et les générations qui en seraient éventuellement issues, aussi loin que la force de sa jalousie et de son amour pourrait atteindre. Ce en quoi il eut raison et il eut tort. Car il est vrai que Mann renia sa race, il est vrai qu'il fit blanc ce que Dieu lui avait donné noir et noir ce que Dieu lui avait donné blanc; et pour cela Ali eut raison. Mais il eut tort aussi car, avec tous ses mouvements désordonnés et d'aller droite et d'aller gauche et de ne jamais regarder derrire ni devant lui, Mann ne bougea pas d'un pas ; il resta en fait secrtement blotti entre les jambes d'Ali, manger dans sa main et attendre la régularité et la gratuité de tout bien; il fut comme un peu de sable au milieu d'un désert, remué et torturé par le vent, mis dessous et dessus la dune, éparpillé et rassemblé, mais immobile dans l'étendue mouvante des sables. Confraternité de l'ange et de la cocotte : Car en ce temps-l le Destin m'aimait encore un peu. Je m'étais penchée un matin sur le rebord de ma terrasse, au-dessus du boulevard de Babylone, et, parmi la petite foule ordinaire éparpillée entre les tilleuls, j'aperçus un chérubin. Il traînait, les yeux baissés, prenant seulement garde ne pas se trouver sur la route d'un passant ; il se baissait de temps autre pour ramasser une feuille qu'il allait petits pas discrets jeter dans un panier ordures ; tout en lui respirait la propreté; sur son passage, les papiers gras disparaissaient, l'asphalte semblait s'humidifier pour mieux briller au soleil, les arbres cessaient de répandre leurs Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes (1991) Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes, Paris, Minuit, 1991. feuilles et les retenaient accrochées aux branchages ; je vis mme le soigneux chérubin gober un moustique égaré, et cela je reconnus un signe de la Destinée. Je me penchai davantage et sifflai un petit coup. Guidé par le Destin qui alors m'était agréable et attentionné, le chérubin, sans mme lever les yeux, monta les marches et moi je lui ouvris la porte, pour trois années qu'elle passa mon service jusqu' sa mort, pauvre fleur, Nécata. Je lui ai tout donné. Car, seigneur! quand je le vis de prs, ce petit tre n'avait rien, de plus dépourvu je n'aurais pu rver. Qui en effet et pu lui donner un âge, une origine, un nom, un sexe, un passé, un avenir, sinon moi ? Je lui donnai déj une chemise pour se couvrir jusqu'aux genoux ; je le coiffai d'un vieux bonnet qu'on serre par un cordon car, seigneur ! la tignasse de ce chérubin-l ! elle vous jaillissait de tous les côtés en ficelles entortillées et sifflantes ; voil bien la seule chose qui ft provocante chez cet tre, mais, seigneur, quel mal contenir et serrer tout cet amas irradiant dans mon petit bonnet cordon ! Je lui parlai longuement, gaiement, je lui tapotai le cou et les cuisses, je tâchai de mettre l'aise cette petite chose farouche, taciturne sans insolence, qui ne levait jamais les yeux ni n'ouvrait sa petite bouche ; grand dieu seigneur, ses yeux, je les aperçus bien, au détour d'un mouvement : ils étaient noirs et brillants, impénétrables comme ceux d'un Arabe ; alors je la giflai trois fois et ses joues devinrent bien rouges commes celles d'une gamine qu'on gifle, et je lui dis joyeusement : allons, tu veux bien tre ma servante, n'est-ce pas ? et tout de suite elle me servit. C'est ainsi que cet ange devint femme, force de servir et d'tre ponctuel- lement giflée, femme ! grand dieu seigneur, bien au-del mme de ce que j'aurais souhaité, puisqu'elle finit par enfanter sans me laisser le temps, moi ni quiconque, de percer son mystre; aujourd'hui elle est morte; et qui déterminera le sexe d'une fleur ? Donc, elle me servit. De plus parfaite servante, personne ne pourra jamais rver. Active, effacée, solide insomniaque, point rveuse pour un dollar, elle fut ce point irréprochable que j'eus beaucoup de peine lui trouver quelque reproche faire, et, partant, je n'eus point l'occasion de la nommer. Ce qui explique pourquoi j'oubliai totalement de lui donner un nom (moi qui lui avais pourtant tout donné), jusqu' ce soir désolant o je dus me défaire de sa forme charnelle que les chaleurs de juin commençaient faire sentir, au coin de ma terrasse. Sans doute m'agaça-t-elle parfois, seigneur oui, me donner envie de la gifler et de la punir; et il m'arriva bien de temps en temps de la punir, grand dieu, pour cet agacement qu'elle me faisait. Car de la voir ainsi aller, venir, obéir, travailler, tte et yeux baissés, j'étais parfois terriblement agacée; tant de docilité n'allait-elle pas me faire passer pour impitoyable aux yeux de mes cosaques ? tant d'humilité pour pingre ? tant de perfection ne finit-il pas inévitablement par éveiller les soupçons ? Enfin, tout cela avait parfois un de ces airs de misérabilisme (ô son petit pas traînant, son silence, son efficacité modeste ! ) qui m'exaspérait. Mais, part ce défaut, je dois convenir que, pour un chérubin cueilli par hasard sur le boulevard, Nécata fit merveille dans ma maison. Qu'on ne croie pas un instant que je l'utilisais aux tâches aujourd'hui ordinairement imparties aux domestiques, telles que le ménage ou la cuisine (seigneur !). Je suis une Femme, grand dieu, et je m'occupe moi-mme sans honte de mon ménage, moquette et vitres comprises. Quant la cuisine, quiconque me connaît et l'a connue rigolera la seule idée d'imaginer Nécata aux fourneaux (que nous et-elle préparé, moi et mes cosaques, elle qui ne se nourrissait que de bestioles ! ) ; d'ailleurs je suis un cordon-bleu. Rien de tout cela, non : Nécata me servit, trois années durant (ces trois merveilleuses années) trois tâches précises dont elle s'acquitta parfaitement : débarrasser ma terrasse des moustiques et des taons, nettoyer le lit avant et aprs chaque usage, et enfin... eh bien oui, il me faut reconnaître que de la troisime tâche aussi elle s'acquitta superbement (mais de Ceci, je ne veux absolument pas dire un seul mot). Pour ce qui est des moustiques, que le printemps fait éclore sous les écorces des arbres du boulevard, que l'été suspend en nuage immobile et ronronnant au-dessus de ma terrasse, que l'automne agace et rend furieux, et que l'hiver fait se réfugier jusque dans mes salons, dans les rainures des fauteuils, dans les plis des rideaux que c'en est un vrai désastre (et, maintenant que cet amour m'a quittée, tentures et tapis sont l'abandon, dévorés, nids de taons prolifiques, pâtures de papillons de nuit, il n'est plus de place pour l'tre humain dans ce grouillement d'insectes inexpugnables, c'est pourquoi plus un cosaque aujourd'hui ne sonne ma porte), Nécata, allant et venant sur la terrasse, travers les salons, nuit et jour, les attrapait d'une brusque détente du bras dans son poing, avec une agilité, seigneur, et les gobait d'un coup de langue silencieux ; ou bien sa bouche ouverte les happait comme un aspirateur inou suspendu dans les airs, de sorte que, par les pires chaleurs et par les plus terribles froids, nous n'emes jamais, durant ces trois années, pauvre fleur, ni moi ni mes cosaques, souffrir cette plaie. Sa seconde occupation consistait se coucher sur le grand lit du salon du fond, aprs le départ du cosaque pendant une demi-heure, et une demi-heure avant l'arrivée du cosaque suivant, soulevant sa chemise jusqu' mi-cuisse, dans le but de débarrasser draps et coussins de l'infinité d'insectes écornifleurs qu'inévitablement tout cosaque porte sur lui et distribue chaque halte : poux, morpions, tiques, puces rouges et noires, punaises de matelas et punaises de bois (dont on dit que la piqre vous fait les joues gonflées comme des fesses), toutes races d'ectoparasites dont la base de chaque poil et chaque pore d'une peau de cosaque est pourvue et qui, détachés dans la fureur de l'action et oubliés dans toute la largeur du lit, s'accrochaient alors aux poils duveteux de l'ange, se blottissaient dans les replis tides de sa peau, et, lorsqu'elle se relevait, réajustant promptement sa chemise au coup de sonnette du client, elle laissait derrire elle des draps aseptisés et sains davantage que par un bain d'eau de Javel. Je sais que, par le devoir d'tre complte, il me faudrait parler de Ceci, qui fut l'ultime emploi auquel j'utilisai Nécata, et pour lequel elle fut si parfaite que je souffre aujourd'hui de ne point m'en tre davantage réjouie au temps o elle s'en acquittait. Mais non, je suis une Femme, et je ne puis mme songer Ceci, encore moins songer en parler, sans que le dégot et la répulsion me fassent rougir et décidément, je refuse, seigneur, d'en toucher un mot ni mme d'y penser plus longtemps. pp. 7-25. Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes (1991) Bernard-Marie KOLTS ­ Prologue et autres textes, Paris, Minuit, 1991. CAPOEIRA Parce qu'ils n'avaient pas le droit de porter des armes, les esclaves du Brésil inventrent un art martial; aujourd'hui, cette forme de combat est toujours enseignée et pratiquée, mais les combattants ne se touchent pas ; il s'agit désormais de se frôler et de s'éviter en musique, et cet art s'enseigne dans des académies Salvador de Bahia, et se pratique devant les touristes, Rio. Un jour, sur une place, j'ai vu deux combattants dont l'un, par inadvertance ou dessein, a frappé l'autre. Alors ils se sont mis tout d'un coup se taper pour de bon ; le public protestait, puis s'est éloigné, écoeuré. Les deux types se sont cassé la gueule, magistralement, sans rgle, sans musique, jusqu' l'évanouissement, au milieu de la place, seuls. JEET-KUNE-DO Une des plus grandes souffrances que j'ai éprouvée -- une de celles en tous les cas que je veux bien garder en mémoire --, c'est lorsque j'ai vu pour la premire fois Bruce Lee refuser de se battre contre les voyous qui l'agressent dans Big Boss. A cause de je ne sais quel serment qu'il a fait, cause d'une foutue médaille son cou, il refuse, pendant un tiers du film, de se défendre. Il se laisse humilier, sans rien faire, alors qu'il est le plus fort. Bien sr, la fin, on est vengé; la fin, il met tout le monde k.o. ; mais ce n'est pas parce qu' la fin on éprouve du plaisir que la souffrance du début n'a pas existé. Quoi qu'il en soit, je suis allé revoir le film en me disant : maintenant que tu sais qu' la fin il met tout le monde k.o., tu ne vas plus souffrir, tu vas mme pouvoir ricaner et te frotter les mains pendant tout le temps o il se fait casser la gueule. Eh bien non, pas du tout : chaque fois que je revois Big Boss, je sors épuisé de colre et de révolte, cause de cette foutue médaille et de ce foutu serment. LAST, LAST DRAGON Le ravageur Tamak, héros du film Le dernier dragon, aurait d ravager le public français comme je l'avais vu ravager les immenses salles de la Quarante-deuxime Rue, New York. Mais il est sorti Paris dans le plus grand silence : les revues ou bien n'en parlaient pas, ou bien faisaient une grimace dans un coin de page en disant : encore un film de kung-fu ; et en général, on dit cela comme on crache par terre. Evidemment, les copains qui sont allés le voir en sont sortis ravagés, mais je n'ai pas assez de copains pour remplir quatre salles pendant une semaine. Alors le film a disparu. Maintenant, quand je vais au cinéma, de dépit, en sortant, je crache par terre en disant : encore un film d'amour . Pourtant, la grande supériorité des films de kung-fu sur les films d'amour, c'est que ce sont les bons films de kung-fu qui parlent le mieux de l'amour, comme Big Boss ou Le dernier dragon, alors que les films d'amour non seulement parlent connement de l'amour, mais en plus, ne parlent pas du tout de kung-fu. pp. 116-117