Alain ROBBE-GRILLET (*1922) Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Minuit, 1953. Les Gommes (1953) Le temps, qui veille tout, a donne la solution malgré toi. SOPHOCLE Prologue 1 Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d'eau gazeuse; il est six heures du matin. Il n'a pas besoin de voir clair, il ne sait mme pas ce qu'il fait. Il dort encore. De trs anciennes lois rglent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise trente centimtres, trois coups de torchon, demi-tour droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente- trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde sa place exacte. Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d'erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu'ils puissent tre, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l'ordonnance idéale, introduire ç et l, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu peu leur oeuvre : un jour, au début de l'hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux. Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient peine d'tre déverrouillée, l'unique personnage présent en scne n'a pas encore recouvré son existence propre, Il est l'heure o les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre o elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor. Quand tout est prt, la lumire s'allume... Un gros homme est l debout, le patron, cherchant se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessus du bar, la longue glace o flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium. De l'autre côté, derrire la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C'est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre; elle n'a plus qu' disparaître. Dans le miroir tremblote, déj presque entirement décomposé, le reflet de ce fantôme ; et au-del, de plus en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron... Le Patron, nébuleuse triste, noyé dans son halo. Péniblement le patron émerge. Il repche au hasard quelques bribes qui surnagent autour de lui. Pas besoin de se presser, il n'y a pas beaucoup de courant cette heure-ci. Il s'appuie des deux mains sur la table, le corps incliné en avant, pas bien réveillé, les yeux fixant on ne sait quoi : ce crétin d'Antoine avec sa gymnastique suédoise tous les matins. Et sa cravate rose l'autre jour, hier. Aujourd'hui c'est mardi; Jeannette vient plus tard. Drôle de petite tache; une belle saloperie ce marbre, tout y reste marqué. Ça fait comme du sang. Daniel Dupont hier soir ; deux pas d'ici. Histoire plutôt louche : un cambrioleur ne serait pas allé exprs dans la chambre éclairée, le type voulait le tuer, c'est sr. Vengeance personnelle, ou quoi? Maladroit en tout cas. C'était hier. Voir ça dans le journal tout l'heure. Ah oui, Jeannette vient plus tard. Lui faire acheter aussi... non, demain. Un coup de chiffon distrait, comme alibi, sur la drôle de tache. Entre deux eaux des masses incertaines passent, hors d'atteinte; ou bien ce sont des trous tout simplement. Il faudra que Jeannette allume le pole tout de suite ; le froid commence tôt cette année. L'herboriste dit que c'est toujours comme ça quand il a plu le quatorze juillet; c'est peut-tre vrai. Naturellement l'autre crétin d'Antoine, qui a toujours raison, voulait toute force prouver le contraire. Et l'herboriste qui commençait se fâcher, quatre ou cinq vins blancs ça lui suffit; mais il ne voit rien, Antoine. Heureusement le patron était l. C'était hier. Ou dimanche ? C'était dimanche : Antoine avait son chapeau; ça lui donne l'air malin son chapeau ! Son chapeau et sa cravate rose! Tiens mais il l'avait hier aussi la cravate. Non. Et puis qu'est-ce que ça peut foutre? Un coup de chiffon hargneux enlve une fois de plus sur la table les poussires de la veille. Le patron se redresse. Contre la vitre il aperçoit l'envers de l'inscription Chambres meublées o il manque deux lettres depuis dix-sept ans; dix-sept ans qu'il va les faire remettre. C'était déj comme ça du temps de Pauline ; ils avaient dit en arrivant... D'ailleurs il n'y a qu'une seule chambre louer, si bien que de toute façon c'est idiot. Un coup d'oeil vers la pendule. Six heures et demie. Réveiller le type. -- Au boulot flemmard ! Cette fois il a parlé presque haute voix, avec aux lvres une grimace de dégot. Le patron n'est pas de bonne humeur ; il n'a pas assez dormi. A dire vrai il n'est pas souvent de bonne humeur. Au premier étage, tout au bout d'un couloir, le patron frappe, attend quelques secondes et, comme aucune réponse ne lui parvient, frappe de nouveau, plusieurs coups, un peu plus fort. De l'autre côté de la porte un réveille-matin se Alain ROBBE-GRILLET (*1922) Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Minuit, 1953. met sonner. La main droite figée dans son geste, le patron reste l'écoute, guettant avec méchanceté les réactions du dormeur. Mais personne n'arrte la sonnerie. Au bout d'une minute environ elle s'éteint d'elle-mme avec étonnement sur quelques sons avortés. Le patron frappe encore une fois : toujours rien. Il entrebâille la porte et passe la tte ; dans le matin misérable on distingue le lit défait, la chambre en désordre. Il entre tout fait et inspecte les lieux : rien de suspect, seulement le lit vide, un lit deux personnes, sans oreiller, avec une seule place marquée au milieu du traversin, les couvertures rejetées vers le pied; sur la table de toilette, la cuvette de tôle émaillée pleine d'eau sale. Bon, l'homme est déj parti, ça le regarde aprs tout. Il est sorti sans passer par la salle, il savait qu'il n'y aurait pas encore de café chaud et en somme il n'avait pas prévenir. Le patron s'en va en haussant les épaules; il n'aime pas les gens qui se lvent avant l'heure. En bas, il trouve un type debout qui attend, un type quelconque, plutôt miteux, pas un habitué. Le patron passe derrire son bar, allume une lampe supplémentaire et dévisage le client sans aménité, prt lui cracher la figure que, pour le café, c'est trop tôt. Mais l'autre demande seulement: -- Monsieur Wallas, s'il vous plaît? -- Il est parti, dit le patron marquant un point quand mme. -- Quand ça? fait l'homme un peu étonné. -- Ce matin. -- Ce matin quelle heure? Un regard inquiet vers sa montre, puis vers la pendule. -- Je n'en sais rien, dit le patron. -- Vous ne l'avez pas vu sortir? -- Si je l'avais vu sortir, je saurais quelle heure. Une moue apitoyée souligne ce succs facile. L'autre réfléchit quelques instants et dit encore : -- Alors vous ne savez pas non plus quand il rentrera ? Le patron ne répond mme pas. Il attaque sur de nouvelles bases: -- Qu'est-ce que je vous sers? -- Un café noir, dit l'homme. -- Pas de café cette heure-ci, dit le patron. Bonne victime décidément, petite figure d'araignée triste, perpétuellement en train de reconstituer les lambeaux de son intelligence fripée. Gomment peut-il savoir d'ailleurs que ce Wallas est arrivé la veille au soir dans cet obscur bistro de la rue des Arpenteurs? Ça n'est pas catholique. Ayant joué pour l'instant toutes ses cartes le patron ne s'intéresse plus son visiteur. Il essuie ses bouteilles d'un air absent et, comme l'autre ne consomme rien, il éteint les deux lampes l'une aprs l'autre. Il fait bien assez jour maintenant. L'homme est parti en bredouillant une phrase incompréhensible. Le patron se retrouve au milieu de ses débris, les taches sur le marbre, le vernis des chaises que la crasse rend un peu collant par endroits, l'inscription mutilée contre la vitre. Mais il est la proie de spectres plus tenaces, des taches plus noires que celles du vin troublent sa vue. Il veut les chasser d'un geste, mais en vain ; chaque pas il s'y bute... Le mouvement d'un bras, la musique de mots perdus, Pauline, la douce Pauline. La douce Pauline, morte d'étrange façon, il y a bien longtemps. Etrange ? Le patron se penche vers la glace. Que voyez-vous donc l d'étrange? Une contraction malveillante déforme progressivement son visage. La mort n'est-elle pas toujours étrange? La grimace s'accentue, se fige en un masque de gargouille, qui reste un moment se contempler. pp. 11-15.