IX. Le théâtre de l’entre-deux-guerres 9. 1. Contexte En résumé, le groupe de Bruxelles, séduit, durant les années vingt, par une démarche esthétisante, se vit interpeller, durant la décennie suivante, par une exigence d’éthique collective. Amené `a s’engager plus radicalement, il exigea que l’Art fut bouleversant mais refusa, cependant, que l’on confondît l’Art avec la Politique. Hainaut et Bruxelles, qui avaient toujours manifesté des réticences `a collaborer, joignirent finalement leurs efforts pour publier une revue commune, L’Invention collective (1940). Pendant l’entre-deux guerres, le théâtre connaît, quant `a lui, une période de récession, une crise de fréquentation due `a la concurrence du cinéma. En 1896, a lieu la premiere projection d’un film `a Bruxelles (dans la Galerie du Roi). Vingt-cinq ans plus tard, Bruxelles compte plus de 300 salles de projection de tous types, ce qui constitue la plus large couverture cinématographique en Europe[1]. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, 1 103 salles accueillent les spectateurs belges, soit treize pour 100 000 habitants. On trouvait également des cinémas ambulants en province. L'apparition de la télévision dans les années 60 confirmera l'ampleur de la crise. Le théâtre a, par rapport au cinéma, tout pour déplaire : moins passionnant, plus cher, il exige une tenue correcte pour aller assister aux représentations, etc. Au XX^eme siecle, le théâtre devient ainsi un art marginal par rapport au cinéma ou `a la musique. Pour survivre `a cette crise, le théâtre va se diriger soit dans la voie du vedettariat, soit dans celle de l’art expérimental. La voie du vedettariat, celle « qui mise[2] sur l’affiche » : Des imprésarios, dont le rôle devient prépondérant, font ainsi venir `a Bruxelles de grandes vedettes françaises, comme Sacha Guitry, et les font jouer avec des acteurs belges ne faisant office que d’utilités anonymes. Renforcement de la dimension de spectacle d’art On crée des laboratoires de théâtre ou l’on invente des formes nouvelles (par exemple en utilisant le music-hall). Au nom de ce théâtre d’art, ses défenseurs demandent des subventions `a l’Etat : il acquiert le statut de patrimoine culturel et devient un art largement subventionné (comme la plupart des arts marginaux). Question des formes de jeu Les animateurs de théâtre prennent tres vite conscience de la double tâche qui les attend. Pour une part, il leur faut assumer l'héritage de la dramaturgie de la fin du XIXeme siecle en élargissant le domaine de l'innovation `a tous les éléments du spectacle : § travail sur le décor, § scénographie, § jeu, voix et corps de l'acteur, § déplacements et rythmes de la mise en scene Dans le jeu traditionnel du XIXeme, le texte est déclamé de maniere presque chantée et rien n’est fait pour qu’il soit audible (la maniere de poser la voix de Sarah Bernhard nous paraîtrait aujourd’hui atroce). Le théâtre d’art, au contraire, veut approcher la voix du quotidien (penser `a Arletty dans les films de Louis Jouvet). Ils cherchent également `a intégrer les sensibilités nées de la rencontre avec les autres arts autant que les nouvelles possibilités offertes par les techniques les plus récentes. Le théâtre d’art, disposant de peu de moyens matériels et financiers, va travailler avec les « moyens du bord », c’est-`a-dire sur le jeu d’acteur qui se veut fondu dans un travail artistique collectif (`a l’opposée du vedettariat), sur l’émotion, sur le travail de la voix,… Les décors y ont peu d’importance. Voir en France, l’idée du « tréteau nu » chez Jacques Copeau, Louis Jouvet. Par ailleurs, ils refusent d'isoler leur recherche dans la tour d'ivoire de l'avant-garde et cherchent `a atteindre d'une maniere ou d'une autre ce que l'on appellera apres 1945 le « non public ». Question du répertoire § Redécouverte des classiques : Si les « classiques » ont toujours été lus, on ne les jouait plus que de maniere tres ennuyeuse `a la Comédie française (sorte de conservatoire) ou personne n’allait plus. Le théâtre d’art va sortir les classiques du conservatoire. Voir les réflexions de Copeau et Jouvet sur la maniere de jouer Moliere. § Répertoire moderne : On trouve peu d’auteurs de théâtre d’art (il faudra attendre le théâtre d’idées de Sartre apres guerre, puis le théâtre de l’absurde de Beckett et Ionesco). Ce sont essentiellement des auteurs de vaudeville qui glisse vers le théâtre commercial (comme par exemple Sacha Guitry). On trouve aussi le théâtre « expérimental » de Cocteau qui reste surtout un théâtre de mondanité et de toute façon ne remplit pas les salles. C’est dans ce contexte qu'apparaissent Fernand Crommelynck (1886-1970), le grand homme du théâtre de l’entre-deux guerres, ainsi que Michel de Ghelderode (pseudonyme d'Adhémar Martens, 1898-1962, devenu son patronyme en 1930). 9.2. Les dramaturges d'une époque[3] Tous deux partagent une connaissance concrete de la scene les différenciant des auteurs symbolistes, avec qui ils conservent de nombreuses affinités. § Crommelynck est le fils d'un acteur et le neveu d'un comédien célebre. Lui-meme est monté sur les planches. Son œuvre maîtresse, Le Cocu magnifique, démontre la maîtrise consciente et volontaire de moyens spécifiquement théâtraux. § Michel de Ghelderode fait monter La mort regarde par la fenetre en 1918 avant d'explorer les procédés avant-gardistes par lesquels se dénoue la relation de l'acteur au personnage. § Les deux ont écrit dans la ferme intention d'etre joués et pour un public déterminé dont ils pouvaient anticiper les réactions. Leurs œuvres intériorisent également le langage de la mise en scene moderne, intégrant, dans leur architecture et le langage, la rupture de l'illusion réaliste `a laquelle le théâtre s'attache depuis le début du siecle. Leur propos est intrinsequement théâtral. Ainsi : § le mouvement frénétique des personnages du Cocu permettra `a Meyerhold de transformer la piece en manifeste du dynamisme biomécanique[4]; § Escurial de Ghelderode utilise tout un jeu de miroirs (quand le Roi singe le Moine) qui participent `a la théâtralisation visuelle L'importance de la thématique du masque et la transformation `a vue des personnalités prolongent ses allusions. La jalousie, la haine, le désir, la cruauté, la passion s'incarnent dans l'exces. Les deux dramaturges rompent quasi en meme temps avec le théâtre traditionnel. Formés aux memes sources littéraires et probablement plus marqués par la guerre qu'on ne l'a dit, l'un et l'autre traduisent, au lendemain de la Grande Guerre, leur révolte en sympathisant quelques temps avec des groupes politiques (le parti communiste pour Crommelynck et les milieux anarchistes pour de Ghelderode). On ne s'étonne pas de les voir exploiter les memes themes. Dans leur théâtre baroque aux accents shakespeariens, le tragique se mele avec des scenes férocement comiques. Leurs pieces traitent des memes passions humaines – l'avarice, la haine, la sexualité, la puissance de l'imaginaire – et inventent un langage truculent et poétique qui ne trouvera son équivalent français qu'apres 1945 avec Ionesco, par exemple. Une meme fascination, justifiée par l'époque, les conduit `a thématiser le rôle des foules. Chez Crommelynck, elle est d'opinion souvent changeante et souvent cruelles. Ainsi dans le Cocu elle représente la vengeance aveugle. Dans Pantagleize de Ghelderode, le meme theme est l'occasion pour l'auteur d'exprimer son mépris des masses et leurs velléités[5] révolutionnaires. Ces deux auteurs se différencient par contre dans les personnages qui les inspirent : § Ghelderode affrontent des mythes et des héros de l'histoire (Saint-François, Barabbas, Don Juan, Christophe Colomb…) en insistant sur leur humanité inconnue; § Crommelynck préfere s'en tenir `a des types littéraires dont il explore les prolongements paroxystiques (l'avare, Othello…) Un dernier aspect par lequel Crommelynck et Ghelderode ont partagé le meme destin est la reconnaissance internationale de leurs œuvres. Crommelynck a vu ses pieces montées au Théâtre de l'œuvre par Lugné-Poe mais également `a la comédie des Champs-Élysées. La carriere de Crommelynck s'est construite dans un va-et-vient entre les capitales française et belge, avec un assez faible taux de reconnaissance nationale meme s'il fut l'un des auteurs les plus joués dans son pays. Quant `a Ghelderode, il entretiendra longtemps une relation problématique avec la Belgique. Apres les outrages vient le succes. Les œuvres de Ghelderode sont l'objet d'un engouement soudain. Paris connaît en effet, de 1949 `a 1953, ce qu'il est convenu d'appeler la "ghelderodite aiguë". Crommelynck comme Ghelderode verront leurs pieces particulierement appréciées dans le monde germanique et en Europe de l'Est, davantage encore que dans le monde francophone. C'est une caractéristique de la fortune critique que ces auteurs partagent avec Maeterlinck comme, plus tard, avec Paul Willems. 9.3. Fernand Crommelynck[6] A. Biographie Trois villes vont marquer le parcours esthétique et littéraire de l'auteur : Paris, Bruxelles et Ostende. Fernand Crommelynck est né `a Paris en 1896 d'une mere française et d'un pere belge. C'est `a Paris qu'il commence sa carriere en tant que comédien (aux Bouffes Parisiens). C'est encore `a Paris qu'il connaîtra la célébrité grâce au Cocu magnifique représenté par Lugné-Poe au théâtre de l'œuvre en 1920. Des lors il sera joué partout : le Cocu va faire le tour du monde… Parisien par le succes, il est Bruxellois par la pratique théâtrale. Pendant la guerre 14-18, il dirige sa propre troupe de théâtre Le Théâtre Volant (créé en 1916). Pendant la guerre 40-45, il préside aux destinées du Théâtre des Galeries. Bruxelles et Paris se renvoient en échos triomphes et scandales qui ponctuent la carriere de l'écrivain : admiration pour Le Cocu magnifique, incompréhension face `a Tripes d'Or, confirmation de son talent avec Carine et Chaud et Froid. En juin 1908, la famille Crommelynck fait un séjour `a Ostende durant lequel le jeune Fernand fait la connaissance d'Ensor et de Spilliaert. On ne peut s'empecher de comparer l'œuvre picturale de ses maîtres de l'expressionnisme tragique, bouffon, grotesque ou macabre, qui dépassaient l'anecdote d'un portrait ou d'une situation pour atteindre l'universel, avec l'œuvre littéraire de Crommelynck dont le théâtre grossit les caracteres particuliers jusqu'`a l'outrance pour recréer les archétypes des passions humaines. Ainsi, tout le théâtre de Crommelynck est traversé de masques de carnaval, de fetes de villages paiennes[7] rappelant les toiles d'Ensor. Sa premiere grande piece s'intitule d'ailleurs Le sculpteur de masques (jouée en 1911). En 1934, apres la parution de Chaud et froid, Crommelynck se tait. Il n'écrira plus rien de vrai important pour le théâtre (il ne fera du moins plus rien connaître). Il passe la guerre de 40-45 `a Bruxelles ou il fait des mises en scene au Théâtre des Galeries (cfr supra), puis retourne vivre en France. Il meurt en 1970 `a Saint-Germain-en-Laye. Ses pieces : Nous n'irons plus au bois (1907), Le Marchand de regrets (1909), Le sculpteur de masques (jouée en 1911), Les Amants puérils, Le Cocu magnifique (1920), Tripes d'or (1925), Carine ou la jeune fille folle de son âme (1929, L'œuvre), Une femme qui a le cœur trop petit (1933), Chaud et froid ou l'idée de Monsieur Dom (1934). B. Le Cocu magnifique Cette piece est `a la fois une piece `a grand succes et une piece connue comme le manifeste du nouveau théâtre de l’entre-deux-guerres. L’histoire est celle de Bruno, un homme « qui pete les plombs » et qui, `a force de jalousie, dont il a lui-meme mis en place la source, finit par pousser sa femme `a le tromper avec lui-meme, puis la pousse dans les bras d’un autre, pour etre au moins sur qu’elle le trompe. Ce déraillement scénique de Bruno est tres visuel et se retrouve dans les mimiques de l’acteur Cfr la scene ou Bruno s’énerve tout seul et Estrugo reste quasiment muet Analyse des sources[8] § André Gide et sa piece Le roi Candaule On s'accorde en général `a associer l'œuvre de Crommelynck `a l'esthétique impressionniste. Son théâtre présente en effet deux traits marquants de l'art apres 1918 : → il stylise `a outrance les sentiments du personnage principal → il donne `a voir la dérive obsessionnelle d'un sujet pathétique C'est donc un théâtre « impressif » c'est-`a-dire « propre `a causer des impressions, des émotions ». Mais on traduit cela souvent par le terme d'expressionniste. La mise en scene du Cocu magnifique par Meyerhold et le décor de Popova en 1922 vont installer durablement Crommelynck dans la modernité des années 20. On peut toutefois insister sur les influences qui enracinent Le Cocu magnifique dans la tradition théâtrale de la fin du XIXeme siecle : le renouvellement de la grande tradition classique du theme de la jalousie dans la farce, que l'on retrouve par exemple dans la farce de Moliere Sganarelle ou le Cocu imaginaire. On sait également que Crommelynck se réclamait de l'exemple de Shakespeare, en soulignant la parenté du héros avec Othello). Mais on trouve aussi d’autres sources moins évidentes, comme par exemple Le Roi Candaule de Gide, comme le montre l'article de Gisele Fréal La magnificence du roi Candaule : comparaison d’une piece de Gide et d’une piece de Crommelynck (paru dans une revue américaine en 1971). Crommelynck débute sa carriere littéraire en 1906 avec la piece Le sculpteur de masques qui paraît en volume en 1908 avec une lettre préface de Verhaeren. Crommelynck passera également quelques séjours dans la maison du poete `a Saint-Cloud. Or Gide était un grand ami de Verhaeren[9]. Comment le jeune écrivain aurait-il pu ignorer le texte du Roi Candaule alors qu'il bénéficie d'un tel parrainage. Occultée par Crommelynck, l'influence du Roi Candaule est pourtant tres instructive pour qui se penche sur le texte du Cocu. La trame est celle du mythe de Gyges : la piece est une libre réécriture d'une anecdote contée par Hérodote. Le Roi Candaule, "généreux jusqu'au vice[10]" ordonne `a un de ses soldats, Gyges, de constater lui-meme la beauté de la reine et lui demande d’aller la voir nue. Grâce `a un anneau invisible, Gyges exécute l’ordre du roi. Soit le roi, soit Gyges devra mourir pour sauver l’honneur du roi « cocu »[11]. Voyons les enjeux qui interviennent. Le propre d’un roi est de régner sur des sujets. Son statut symbolique de roi est donc mis en question par le ridicule de la situation (quelqu’un a vu sa femme nue grâce `a son aide). C’est cette dimension qui intéresse Gide : il y voit le drame d’une aristocratie qui, `a force de bonté (Candaule est en effet tres généreux puisqu’il veut meme partager la beauté de sa femme), s’effondre devant le regard de la masse populaire (c’est la pression de la masse populaire qui oblige le roi `a tuer Gyges). De meme chez Crommelynck, le drame se déroule sous le regard d’une foule[12] qui finira par envahir la scene. Quant au personnage de Bruno, il est l’intellectuel du village (l’écrivain public) ce qui lui donne également un statut exceptionnel ; Bruno distribue les richesses symboliques comme Candaule distribue les richesses matérielles. L’enjeu ici tient `a cette générosité et au regard de la masse du peuple. Le cocu magnifique met ainsi en scene le probleme de la condition de l’intellectuel qui tient `a partager ce qu’il a de plus cher. § Le genre : l'influence des revues bruxelloises Si Le Cocu magnifique de Crommelynck doit beaucoup `a Gide, en ce compris son esthétique de l'exces, sa piece se sépare du Roi Candaule par la dimension comique. Quand on voit la piece de Crommelynck, on est frappé par son rythme, son côté caricatural et parodique. Par exemple, pensons au personnage du bourgmestre, caricature de l’homme politique et au côté bouffon de la plupart des personnages, notamment de Bruno. Le rythme vient de la structure en scenes successives qui applique une dynamique de mise en scene (ex. : la scene du bourgmestre, la scene ou Stella dévoile son sein). Ici aussi on cite souvent l'influence shakespearienne de mélange de tragique et de comique. Mais la structure de la piece, qui n'est pas sans rappeler la tradition de la bouffonnerie populaire, est `a relier `a la tradition des « revues de fin d’années », spectacles de caricature sociale joués `a Bruxelles. Il faut se rappeler que Crommelynck était issu d’une famille de comédiens et a d’ailleurs lui-meme été comédien. Son oncle faisait partie d’un trio de comiques et participait `a ces revues annuelles. Probablement que Crommelynck en a retiré toute une série de procédés. La structure de la piece est celle d'une piece en tableaux, ou se succedent scenes intimistes et de groupes formant masse. Le Cocu magnifique peut ainsi se jouer sur le mode de la revue, comme une succession de scenes menées tambour battant. C’est d'ailleurs en pensant `a ce spectacle tres populaire que Meyerhold la mettra en scene en 1922 `a Moscou et en fera la piece mythique du nouveau théâtre de l’entre-deux guerres. Les revues se caractérisaient également par l'emploi de niveaux de langage différent. Le babil amoureux de Stella et Bruno n'est peut-etre pas étranger `a la liberté de ton acquise sur les scenes parodiques[13]. § Le jeu : la pantomime [14] La tradition théâtrale des XIXeme et XXeme siecles est traversée par un type de jeu dont on parle peu car, muet et expressif, il semble échapper `a l'objet littéraire : c'est la pantomime. Mais c'est elle qui, du romantisme au symbolisme, montre la continuité des réflexions françaises sur les paradoxes du comédien et les fera transiter jusqu'aux théories du XXeme siecle. Fernand Crommelynck connaissait les possibilités offertes par la pantomime car son oncle homonyme (Fernand Crommelynck) avait joué dans un mimodrame écrit par Lemonnier, La Mort. Les scenes de pantomime sont nombreuses dans Le Cocu magnifique notamment `a travers le personnage d'Estrugo[15]. Le personnage d’Estrugo est un personnage quasiment muet, ce qui pose un probleme `a l’acteur considérant généralement le théâtre comme un lieu de parole. L’acteur muet doit donc utiliser un autre code que celui de la parole, le code du mime. Le rôle d’Estrugo a été créé par le mime Georges Wague[16] en collaboration avec le metteur en scene Lugné-Poe. Georges Wague avait auparavant joué dans Le Pan de Van Lerberghe en 1904 ou jouait également Colette Willy. Cette derniere, qui est une actrice spécialisée dans les spectacles érotiques, y jouait nue, enfin presque, puisqu'elle portait un collant couleur chaire, ce qui fit scandale `a Bruxelles. Georges Wague et Colette Willy se retrouveront `a Nice en 1907 pour jouer La Chair, une pantomime mondaine plus ou moins érotique (l’érotisme constituait une maniere de rivaliser avec le cinéma ; au moins au théâtre, on ne montre pas que des images, c’est du vrai !). L'actrice y montrait sa poitrine, ce qui fait `a nouveau scandale, et le préfet de Nice (peut-etre un peu pervers !) lui demande de ne montrer qu’un sein. Cette anecdote rappelle la scene ou Stella dévoile son "petit sein sans péché", ce qui n’est certainement pas un hasard puisque tous ces gens se connaissaient, se parlaient… On pourrait concevoir toute la piece comme une pantomime, et pas seulement dans le personnage d’Estrugo : la stupéfaction de Pétrus, l'indignation du bourgmestre, la haine de la foule. La piece nécessite donc l’invention d’un nouveau langage théâtral pour un acteur qui ne fait pas que dire du texte et doit aussi jouer avec son corps. Dans la meme ligne, si on lit successivement les didascalies concernant Stella, on s’aperçoit qu’elles constituent un véritable exercice de pantomime : parlant `a la plante - elle rit - elle arrose les plantes, donne `a manger `a l’oiseau - elle feint une tristesse gamine - se leve aussitôt, bondit - émue - appelle encore - animée - réfugiée dans les bras de la nourrice, brusquement fond en larmes – rougissante – tremblante - en colere froide – caressante etc. Bref on croirait lire des exercices pour comédien en herbe! C. Lexture d’extraits 9.3. Michel de Ghelderode[17] A. Biographie C’est `a Ixelles que naît, le 3 avril 1898, Adémar Martens, quatrieme enfant d’Henri-Alphonse Martens, qui travaille aux Archives Générales du Royaume[18], et de Jeanne-Marie Rans qui choisissent de le prénommer Adémar. Bien que de parents flamands, il est éduqué en français pour des raisons de promotion sociale. Sur le plan affectif il est profondément meurtri par l’attitude d’un pere autoritaire et marqué par les récits des légendes flamandes racontées par sa mere, superstitieuse et craintive. Adémar fait ses études `a l’Institut Saint-Louis. C’est un adolescent timide et solitaire, doutant de lui-meme. Il est de santé fragile, handicapé par de fortes crises d’asthme qui ne lui laisseront que peu de répit tout au long de son existence. A seize ans, une attaque aiguë de typhus lui fait frôler la mort. Cette expérience tragique va laisser des traces dans toute son œuvre. Elle l’oblige en tout cas `a abandonner ses études. Des 1918, Le jeune auteur commence `a signer ses œuvres Michel de Ghelderode[19] : ce nom viendrait de Ghelrode, village des environs de Louvain dont est originaire sa mere. Il manifeste ainsi son attachement au monde mystique flamand. Trois de ses contes sont alors publiés et l'on crée sa premiere piece: La Mort regarde `a la fenetre, destinée `a illustrer une conférence qu'il donne sur Edgar Poe. L'année suivante (1919), il rencontre un ami de James Ensor, l'antiquaire Julien Deladoes, écrivain excentrique et gouailleur dont il s'entichera au point de le considérer comme "l'éducateur de sa pensée". Il entame alors la rédaction d'un vaste roman burlesque, Heiligen Antonius, qui restera inédit. Malgré son titre flamand, l'oeuvre est écrite en français. Elle contient déj`a en germe de nombreux éléments l'univers ghelderodien : § une Flandre imaginaire § située dans un temps mythique : le XVIeme siecle d'Ulenspiegel, le héros de Charles De Coster § et dans un espace fabuleux : celui des tableaux de Bruegel et Bosch - peuplé de personnages allégoriques. Apres son service militaire, en 1922, il devient vendeur en librairie et fait la connaissance de Jeanne-Françoise Gérard `a qui il offre son premier livre imprimé: l'Histoire comique de Keizer Karel et qui deviendra son épouse. En 1923, il entre comme employé `a l'administration communale de Schaerbeek. En juillet 1923, Ghelderode reçoit le prix de la Renaissance d'Occident pour sa piece Oude Piet. A cette occasion, il rencontre deux hommes qui vont avoir une grande importance dans sa vie : le poete Marcel Wyseur, qui devient son meilleur ami, et le critique dramatique Camille Poupeye, qui l'oriente vers le théâtre. Maurice Gauchez, directeur de La Renaissance d'Occident offre `a Ghelderode l'occasion de collaborer `a sa revue jusqu'`a la disparition de celle-ci, en 1930. Il y publiera plusieurs pieces pour marionnettes - genre qu'il affectionne particulierement – dont la premiere s'intitule Le Mystere de la Passion (1925) "reconstitué d'apres le spectacle des marionnettes bruxelloises". Du spectacle de marionnettes au théâtre, il n'y a qu'un pas. Jef Vervaeken, jeune écrivain flamand, permet `a Ghelderode de le franchir en traduisant La Farce de la Mort qui faillit trépasser, et en la faisant jouer, des 1925, par les comédiens du Vlaamsche Volkstooneel (VVT), théâtre populaire alors ouvert aux tendances nouvelles. Redoutant, non sans raison, de n'etre guere joué par les théâtres bruxellois de l'époque, Ghelderode saisit la chance qui se présente `a lui de produire des pieces pour le VVT. La plupart de celles qui y sont créées remportent un vif succes: Images de la vie de saint François d'Assise (1927), Don Juan (1926), Barabbas (1929), Pantagleize (1930). Ces succes constituent un encouragement important pour leur auteur. La « généreuse aventure » du VVT s'acheve en 1932 : quelques jours apres la premiere du Sterrendief, (le Voleur d'étoiles), la troupe se disloque. La grande période de fécondité de l'auteur se situe entre 1930 et 1945. L'année 1934 semble particulierement faste avec l'écriture de Masques ostendais, de Sortie de l'acteur, de Sire Hallewyn, de la Balade du Grand Macabre et de Mademoiselle Jaire. Les talents de Ghelderode ne se limitent cependant pas `a ceux de dramaturge. L'auteur se présente en effet comme un excellent conteur, un remarquable chroniqueur et un épistolier exubérant. A plusieurs reprises, la maladie et le sentiment d'etre incompris ou mal aimé freinent le flux de créativité de Ghelderode. Sa santé se détériore sérieusement `a partir de 1936. Le 1er février 1939, tres affaibli et déçu, il fait savoir qu'il cesse d'écrire pour le théâtre. Il achevera cependant encore trois pieces : l'Ecole des bouffons (1942) qui lui vaut d'etre considéré comme un disciple, voire un précurseur d'Antonin Artaud; le Soleil se couche (1943), relatant la fin de Charles Quint, l'empereur admiré comme un pere; Marie la Misérable (1952), œuvre de commande du Syndicat d'Initiative de Woluwe-Saint-Lambert pour célébrer le 650eme anniversaire du martyre de la sainte locale. Délaissant en effet le théâtre pour la prose, il publie, pendant la guerre, un recueil de douze fascinants contes "crépusculaires", Sortileges, puis les chroniques Choses et gens de chez nous qu'il a tenues, chaque semaine d'avril 1941 `a aout 1943, au micro de Radio-Bruxelles. Cette collaboration `a la radio de l'occupant lui est lourdement reprochée apres la Libération et conduit `a sa révocation par la commune de Schaerbeek. Apres enquete, cette révocation est transformée par le ministre de l'Intérieur en une suspension disciplinaire de trois mois. Apres quoi, l'Administration le pensionne pour cause de maladie. En effet des 1943, son état de santé s'est sérieusement détérioré. Apres les outrages vient le succes. Les œuvres de Ghelderode sont l'objet d'un engouement soudain. Paris connaît en effet, de 1949 `a 1953, ce qu'il est convenu d'appeler la « ghelderodite aiguë ». Son théâtre complet est ainsi publié chez Gallimard, ses pieces commencent `a etre jouées un peu partout dans le monde. Ghelderode devient un auteur connu, sujet de theses, d'ouvrages, d'interviews, d'émissions télévisées. En 1951 sont enregistrés Les Entretiens d'Ostende, série de huit émissions que lui a consacré la Radiodiffusion Télévision Françaises. Ghelderode passe les derniers moments de sa vie dans une grande solitude, dans l'amertume et la rancœur d'avoir été privé d'honneurs, comme celui d'entrer `a l'Académie royale de langue et de littérature françaises. Alors qu'il se plaint de l'oubli de ses compatriotes, sa renommée internationale et le nombre de représentations de ces pieces ne cessent de grandir. Il s'éteint le 1er avril 1962 `a Schaerbeek, sans se douter que sa désignation pour le Prix Nobel était `a l'étude. B. Le théâtre de Ghelderode[20] Le théâtre de Ghelderode présente une série de constantes que l’on retrouvera également dans cette œuvre particuliere. La langue La langue de l’auteur est tres personnelle, truffée de belgicismes et de flandricismes notamment. On remarquera ainsi : § l’influence du bruxellois : « il fait triste, il fait sale » § la création de jargon : dans Don Juan comme dans Pantagleize, de Ghelderode utilise le jargon « petit negre ». Les procédés sont classiques et rappellent certains dialogues de Tintin au Congo de Hergé (1931). § l’utilisation de l’archaisme qui crée un éloignement temporel : o adverbes tombés en désuétude o choix de termes anciens, o formes interrogatives inversées, o suppression de l’article, o changement de place des adjectifs, o emploi de temps désuets, o les jeux sur les niveaux de langue, o l’incantation verbale proche de la recherche musicale. Les obsessions de Ghelderode § La mort Elle provoque en lui `a la fois une terreur panique et une fascination. Perçue physiquement, elle se manifeste souvent dans son théâtre par la présence de sortes de danses macabres. Par ailleurs, le lien est fort entre désir érotique et mort : si Ghelderode a peur de la mort, il a également peur de la vie ! § La femme Elle exerce répulsion et attirance. Ghelderode voit en elle la tentatrice qui mene au péché et est donc `a la fois crainte et convoitée. A cette figure féminine, le dramaturge préfere la femme revée, fantasme érotique qui ne suppose pas le passage `a l’acte. Roland Beyen fait d’ailleurs remarquer que presque tous les personnages masculins du théâtre de Ghelderode sont des impuissants. La misogynie se développe encore dans la mise en scene d’héroines insatiables. On retiendra cette conception de l’amour de Don Juan : « ... la plus azurée et roucoulante fable amoureuse s’acheve par l’évocation d’un bidet, d’un bidet, madame, fut-il d’or et en forme de cœur » (Don Juan, IV, 48). § Le clergé La position de Ghelderode est ambiguë, contradictoire : au désir de croire, `a l’impossibilité d’adhérer `a une Eglise qui l’écœure, s’allient l’angoisse de la damnation de l’impie, son désarroi face au silence de Dieu. Tout cela explique une attitude virulente contre le clergé dont il dénonce l’intolérance, la cupidité et l’hypocrisie. Cela se traduit en termes dramatiques par la présence de moines lubriques dans l’œuvre. § L’antisémitisme C'est une conséquence de sa peur. Il se traduit par l’utilisation de tous les stéréotypes en vigueur `a son époque. Le monde vu par Ghelderode § Le monde, un vaste théâtre ou un théâtre de marionnettes ? Selon la tradition baroque, le monde est un théâtre (cfr Shakespeare qui parle « du vaste et universel théâtre sur la scene duquel nous jouons » dans Comme il vous plaira). Chez Ghelderode, cette métaphore s’enrichit : ce théâtre est peuplé de fantoches, de poupées, de mannequins, de marionnettes et il se situe `a la frontiere entre l’humain et inanimé, entre vie et mort. Le monde est donc un théâtre de marionnettes ; celui-ci devient la métaphore de la condition humaine confrontée au probleme existentiel. D'ailleurs cette vision amere et fataliste l'amenera `a écrire des pieces destinée `a etre jouée avec des marionettes. § Le monde `a travers le masque carnavalesque. La société est un éternel carnaval ou chacun porte un masque. Lui-meme a recouvert de nombreux masques, le premier étant fourni par son pseudonyme. Son œuvre peut aussi etre considérée comme un masque par lequel Ghelderode se dissimule tout en se révélant et en se libérant. Travestie, l’humanité révele sa véritable figure : « Masqué, tu es vrai » (Don Juan, IV, 34). Le masque protege et démasque `a la fois : il révele la conception du monde de Ghelderode pour qui tout est mensonge et illusion. Plusieurs pieces se déroulent un jour de carnaval triste et pluvieux, ce qui en fait une rupture avec l’image traditionnelle d’une fete joyeuse. Ce qui intéresse l’auteur, plus que la fete de régénérescence, c’est la notion de « monde `a l’envers » qui allie transgression par le langage et profanation par la scatologie et la sexualité. § La vie « une aventure cocasse et stupide ». Ghelderode a une vision fataliste et manichéenne du monde. Il nous présente la condition humaine marquée par la crainte de Dieu, de la mort, du sexe et de la religion. S’il choisit des grands mythes comme Don Juan ou Faust, il les désacralise, faisant des héros des antihéros médiocres par le principe meme de l’inversion carnavalesque. Un théâtre entre tradition et modernité De la tradition, Ghelderode garde : § le traitement conventionnel du temps et du lieu : dans un grand nombre de pieces, l'action se déroule en un lieu et en temps réel. § une intrigue relativement traditionnelle car, pour lui, une piece, pour etre véritable, doit pouvoir se raconter `a la maniere d'un conte C’est un théâtre de texte qui utilise notamment le monologue. Mais c’est aussi un théâtre qui parle aux sens, présentant des points communs avec le « théâtre de la cruauté » d'Antonin Artaud qui propose que l'on revienne `a un théâtre de violence et de magie qui s’adressent plus aux sens qu’`a l’entendement ou `a la raison : il propose une action immédiate et violente ou les spectateurs seraient immédiatement concernés. Toutefois, contrairement `a Artaud, Ghelderode, pessimiste et fataliste ne retient pas une vision du théâtre comme une « thérapeutique de l’âme », c'est-`a-dire d’essence métaphysique et révolutionnaire. Au contraire, il lui assigne une triple fonction : § morale : montrer le vrai visage de la réalité aux hommes, § cathartique : exorciser peurs et obsessions, § d’évasion: échapper au réel. Ombres et lumieres Pour Ghelderode, le théâtre est avant tout un spectacle. Il accorde donc une grande importance aux couleurs et formes pour créer une atmosphere et donne des indications scéniques précises notamment dans le domaine des couleurs d’éclairage. On peut interpréter le contraste entre ombre et lumiere comme la métaphore de la quete de vérité des personnages. Par ailleurs, le clair-obscur est propice `a la naissance du fantastique et du burlesque. Il ne faut pas oublier que le regard du dramaturge est marqué par la peinture tant flamande qu'espagnole, en particulier celles de Breughel, Ensor, Goya, Le Greco et Velasquez (voir la description des personnages et indication scéniques d'Escurial). Il était conscient du côté pictural de son œuvre et du fait qu'il s'agit l`a d'une des caractéristiques de la littérature belge : "Je suis un écrivain plastiquen tendant `a peindre au moyen des mots. C'est ce qu'on nous reproche `a nous, de ce pays, mais c'est ce qui fait notre originalité, celle de tous nos grands écrivains." Silences et rumeurs Le recours aux bruits, chants, musiques est important dans le théâtre de Ghelderode ou alternent bruits et silences. S’y ajoute un langage incantatoire. A l’orée de l’absurde, un théâtre de chair et de sang. Par son refus de la psychologie et du réalisme, le théâtre de Ghelderode est proche de l’antithéâtre de Beckett ou Ionesco : "la piece, l'acteur, le tréteau et le public ne prétendent pas autre chose que ce qu'ils sont en réalité." Le théâtre n'est qu'illusion et pour l'exhiber comme tel, l'auteur utilise le procédé de « la piece dans la piece ». Ces personnages eux-memes ont l'impression de jouer dans une piece dont le sens leur échappe. Le théâtre est par essence l'art de « faire semblant ». Or Ghelderode utilise abondamment la technique de la parodie Aux antipodes du théâtre intellectuel et engagé d'un Camus, d'un Sartre, l'œuvre de Ghelderode n'est pourtant pas dénuée d'un souffle de contestation dans la mesure ou elle s'attaque aux ordres sociaux : justice, politique, religion. Anti-intellectuel, son théâtre se veut total et physique, faisant appel `a tous les sens. Il renouerait plutôt avec le rite dyonisiaque. ------------------------------- [1] Ces cinémas se sont aujourd'hui, pour la plupart, reconvertis en supermarchés et agences bancaires. [2] Compter sur [3] Aron, Théâtre, p. 134-142. [4] Cfr photos [5] Intention peu ferme, qui n’est pas suivie d’une décision ou d’un acte réel. [6] Cfr De cruyneare, Cromelynck, p. 9-10 [7] Cfr extraits [8] Cfr Aron, Cocu [9] Il connaît, par ailleurs, parfaitement le milieu de L'Art Moderne. [10] Ainsi l'écrit Nietsche que reprend Gide dans sa préface de la piece. [11] Gide essaye avec cette piece de faire du théâtre symboliste. Ce qui sera un véritable échec, puisque la piece créée par Lugné-Poe sera arretée apres une semaine de représentations. La piece est publiée en 1904 avec une préface de l’auteur ou Gide nous donne sa vision du théâtre d’art. Cette préface est en réalité tirée d’une conférence donnée par Gide `a Bruxelles en 1904. [12] Sur la foule dans Crommelynck, cfr supra [13] Cfr extrait p. 32 [14] Art de s’exprimer par la danse, le geste, la mimique, les attitudes, sans recourir au langage; piece mimée. [15] Cfr extrait p. 47-49. [16] A prononcer "vague" [17] Cfr Beckers, Ghelderode [18] De son pere, Michel de Ghelderode a toujours dit devoir sa passion pour l'ancien. [19] Nom qui ne deviendra son patronyme officiel qu'en 1930. [20] Cfr Beckers, de Ghelderode, p. 19-64