40 000 E-MAILS SOCIETĚ GENERALE Moussa Bakir n'ignorait rien des pratiques de son ami, avec lequel il partageait les joies et les peines. Leur correspondance cachée, révélée par « le Nouvel Obs », jette une lumiěre crue sur la plus grande fraude de l'histoire. Les juges ont cependant refuse de traiter le courtier comme un complice. Explications e vendredi 18 Janvier, á 16h54, alors que la Bourse de Paris s'appréte á fermer pour le week-end, Moussa Bakir, 32 ans, courtier á la Fimat, une filiale de la Société generale, adresse á son correspondant regulier, Jérôme Kerviel, le message suivant: «Je ťenvoie la confirmation.»Le trader qui va faire perdre 4,9 milliards ďeuros á sa banque répond par un simple accuse de reception :« OK.»A ce moment, Jerome Kerviel est déjá sur le gril des inspecteurs de la banque. Le matin, c'est une transaction avec Baader qui a alerte les contrôles: eile dépasselargementles capaci-tés de ce petit courtier allemand. Kerviel, pourtant, ne se dégonfle pas. II plaide une er-reur materielle, assurant que la transaction a été en realite opérée avec pour contrepartie 36 • LE NOUVEL OBSERVATEUR la puissante Deutsche Bank. Ses supérieurs lui demandent une preuve. «Attendez un peuje vais vous lafournir», avait répon-du Kerviel. Et il produit le faux e-mail, impute á la Deutsche Bank. Mais la banque allemande va démentir avoir la trace de cet e-mail et de cette transaction. Le bluff du jeune trader vient ďéchouer. Ce message de Moussa Bakir á son ami Jerome Kerviel, révélé samedi par le site internet du «Nouvel Observateur», a été découvert la semaine derniěre presque par hasard. Alertés par l'importance des notes de portable de Kerviel - jusqu'á 1 000 euros par mois -, les enquěteurs avaient constate qu'il était en relation permanente avec Bakir. lis ont découvert avec stupeur que les portables n'étaient pas interdits dans les salles de marché de la Société generale, comme cela a toujours été dit, et que ceux-ci n'étaient pas brouillés. Or ľusage exclusif des telephones fixes, tous écoutés et enregistrés, était pré-senté comme une mesure de base pour la sé-curité des transactions et pour réparer les eventuelles erreurs. Autre surprise : ils se sont étonnés du petit nombre d'e-mails en-voyés par Kerviel depuis son ordinateur -moins de 60 en un an! C'est alors qu'ils ont découvert l'existence d'une messagerie dans l'intranet Reuter utilise par les traders. Jackpot! II y avait lá 40 000 messages environ échangés entre les deux amis. Dont cette étrange confirmation qui intrigue tant les enquěteurs. La decision de relächer Moussa Bakir aprěs 48 heures de garde á vue, avec le sta- tut de simple témoin assisté, a done surpris, en particulier les avocats de la Société generale. Est-elle, comme l'assure un proche du dossier, le dernier revers du rapport de force entre le parquet et les juges Renaud Van Ruymbeke et Francoise Desset, dés-avoués par la chambre de ľinstruction, alors qu'ils avaient decide de laisser Kerviel en liberté ? Mais le parquet a annoncé qu'il ne ferait cette fois-ci pas appel de leur decision sur Bakir. Comme si celui-ci, libre, pouvait conduire vers ďéventuels autres manipulateurs... Surprise, tout de méme, car si la simple lecture des innombrables messages échan-gés entre Moussa Bakir et Jerome Kerviel ne permet pas, en termes juridiques, de les qualifier de complices, il apparait claire- Moussa Bakir (ä gauche) etait-il le correspondant exclusif de Jérôme Kerviel (ci-dessus) pour transmettre ses ordres, reels et fictifs ? ment qu'ils savaient parfaitement ce qu'ils faisaient l'un et ľautre. En témoigne cet échange du 11 octobre 2007. Kerviel s'in-terroge :« Tu ne hi as pas parle de ce qu'on fait, dis-moi ? T'as rien dit sur nos trades ? Sinon je te pete la the.» Bakir répond : « Walou. Tes fou. Cest entre toi et moi.» Le 28 novembre, e'est Bakir qui demande : «11 f aut (...) leur dire que la position nette est fausse.» Kerviel répond :« Ouais, maisj'ai pas envie qu'ils me sortent ma position ä 25 000.» A travers ces dialogues écrits en langage SMS (par souci de lisibilité, nous les avons largement rectifies) transparait la personnalité de Jérôme Kerviel, qui ne se fait déjá plus d'illusions. Ainsi, le 13 décembre, á son ami qui lui dit :«II va te falloir impérativement des vacances», il répond :«En taule.» Bakir s'insurge :« Tu n'as viole personne. Tu n'as rien fait ďillégal au sens de la hi.» Kerviel : «J'ai fait un max de tunes. C'est tout.» Puis : « Ca va montrer la puissance Kerviel.» « Ou I'inconscience », rétorque Bakir, qui dresse un portrait rapide de son ami, traité au passage de «salope» : «Gareon simple et discret. Ne paie pas de mine. Qui fait un maximum de tunes. (&~ 14-20 FÉVRIER 2008 «37 eiemie Une contre-offensive difficile Pour décourager un éventuel raider, la Société generale lance une augmentation de capital massive... mais tarde encore ä jouer la carte de la transparence organisent des conferences téléphoniques. Les appels des journalistes sont canalises et filtrés par une société britannique spécialisée. lis posent leurs questions á tour de role. Et Philippe Mustier, le directeur des activités de marché, répond souvent de facon dilatoire en se réfugiant derriěre ľenquéte judiciaire. Quant á Daniel Bouton, le PDG, et á son bras droit, Philippe Citerne, ils sont aux abonnés absents et se cachent. La banque jure qu'elle joue la transparence totale, mais on est loin du compte. Ainsi lorsqu'elle divulgue la fraude, le 24 Janvier, et annonce que cette derniěre lui a fait perdre 4,9 milliards d'curos. Dcmi-mensonge : la Generale vient d'admettre - deux semaines plus tard - que le débouclage des 50 milliards de positions prises par Jerome Kerviel, debut 2008, lui avait fait perdre 6,38 milliards. La difference ? La banque avait omis dans un premier temps de reveler que son trader fou avait realise un gain de 1,47 milliard d'euros sur ses operations en 2007 ! Cela montre que la banque ne s'était pas apercue que cet argent était rentré dans ses caisses... Lautre flou persistant concerne la défail-lance des contrôles internes. Cette derniěre est plus grave qu'on ne le pensait. Selon le «New York Times », le 7 novembre 2007, les responsables d'Eurex, la Bourse allemande spécialisée sur les produits financiers sophis-tiqués oú jouait Kerviel, ont sonné trés tôt ľalarme á la Société generale. Les Allemands estimaient que le trader - clairement identifié par leurs services - avait pris, plusieurs fois de suite, des positions anormalement élevées. lis s'interrogeaient done sur sa stratégie ďin-vestissement et se demandaient pourquoi il passait des ordres en partie directement, et en partie par ľmtermédiaire du courtier Fimat, á Londres (la société oú travaille Moussa Bakir). Eurex appliquait ainsi la regle qu'elle suit toujours dans des cas similaires : préve-nir la direction de la banque. Le suivi des ordres chez Eurex est en effet trés sophistiqué : les ordinateurs de ce marché á terme pistent minutieusement les risques pris par chaque trader et les analysent. Et děs qu'un des Operateurs s'éloigne un peu trop de ses activités «normales», le feu passe au rouge. Comme ľa expliqué au«Nouvel Observateur»un porte-parole de cette Bourse spécialisée, eEe fournit á ses clients des comptes rendus třes precis de ľactivité de ses Operateurs permettant de la decomposer et de la mesurer précisément. Cette precision n'est apparemment pas la vertu cardinale de la Société generale. La banque a répondu deux semaines plus tard -le 20 novembre - á Eurex que, selon son enquéte, le trader avait agi de facon normale. Ce qui n'a pas empěché Eurex de réclamer á nouveau des explications le 26 novembre, qui ne seront données que le 10 décembre, peu de temps done avant la découverte du pot aux roses. A nouveau les superviseurs de la Generale affirment alors qu'üs n'avaient rien trouvé. Eurex a-t-il envoyé ďautres signaux ďalerte ? Réponse á l'issue des enquětes des autorités boursiéres et du comité special, nommé par le conseil ďadministration, qui pourraient toutes les deux se révéler sévěres pour les dirigeants de la Generale. THIERRY PHILIPPON et CLAUDE SOULA (1) Les actions sont émises ä 47,50 euros, mais les nouveaux actionnaires devront en plus acheter quaere droits de souseription, cotés 5,80 euros environ, sott un total proche de 70 euros. Comment éviter une OPA lorsqu'on est destabilise par la plus grande fraude de l'histoire financiére ? Les dirigeants de la Generale et leurs 130 000 salaries savent qu'ils sont devenus une proie tentante. Une veritable course de vitesse est lancée. La Generale doit se rendre le moins comestible possible. Premiere étape : pour boucher le trou ereusé par Jérôme Kerviel, la troisiěme banque francaise vient de lancer une augmentation de capital massive de 5,5 milliards d'euros. Cette operation va accroitre de 20% son nombre d'actions. C'est beaucoup et cela compliquera d'autant le raid d'un éventuel prédateur. Pour prendre le contrôle de la Generale, son attaquant devra acquérir plus de titres. Cette emission d'actions qui debute le 21 février est lancée á des conditions trěs généreuses. Le titre de la banque s'aehetait 160 euros ľété dernier, les nouvelles actions coůteront environ 70 euros (1), soit une chute de pres de 60%. C'est dire á quel point cette operation se déroule dans l'urgence et dans des conditions financieres dramatiques pour la Generale. Mais ces modalités restent ce-pendant meilleures que Celles des augmentations de capital lancées par ses concurrents américains secoués par la crise des subprimes. Deuxiěmc défi : convaincre desormais les marches financiers que la banque reviendra vite ä des profits normaux pour faire remon-ter son cours de Bourse. C'est possible: mal-gré la fraude, ľétablissement a dégagé un benefice de pres de 1 milliard au titre de 2007. Reste la transparence, et lá tout se com-plique. Empétrés dans cette crise, les dirigeants font la lumiěre á contrecceur sur ľaffaire Kerviel. Ils se sont entourés ďune bat-terie de conseils en communieation (ľ agence Image Sept, ďAnne Méaux, égérie du patronát et proche de Francois Pinault, ainsi que Jean de Bělot, consultant indépendant, ancien directeur du «Figaro »). Seulement, la presse est maintenue á distance. Au lieu de tenir des reunions en public et de se presenter physi-quement devant les journalistes, les dirigeants Et n'est pas considéré ä sa juste valeur.» Les dialogues finaux ne laissent pas place au doute : Kerviel sait qu'il est černé. Le 17 Janvier : «Bon, je suis foutu.» Le 18, premier message du matin :«Ma derniěre journée ici.»Bakir lui répond :«Artete, c'est le rebond vers 4180 [niveau de l'indice, NDLR],» Kerviel : «Super, mais je suis mort. Pas dormi (...). Je n'arrive pas ä bouf-fer.»Bakir non plus :« Ca fait trois jours que le soirje ne mange pas. Je devais aller ä Milan aujourd'hui avec Tayeb et ses fréres [mais] je n'aipas la tete.»Plus tard :« On coupe cette position et aprés on se casse au soleil 15 jours. Off les portables.» Dans l'apres-midi, c'est fini. «Je suis dans une grosse merde, affirme Kerviel, je suis vire dans 30 minutes.»« Courage poto », tente Bakir. Réponse de Kerviel : «7/ est mort, le poto.» Moussa Bakir était-il le correspondant ex-clusif de Jérôme Kerviel pour transmettre ses ordres, reels et fictifs ? Les enquéteurs ont découvert que le jeune trader avait«prété» la totalite de son bonus 2006 (45 000 euros aprés impôts) á sa belle-soeur. Son train de vie leur semble supérieur á ses revenus. Ils cherchent aujourd'hui á savoir s'il a passé des ordres fictifs via ClickOptions, une autre filiale de la Société generale, utilisée pour donner aux investisseurs individuels en ligne la possibilité ďagir sur le marché des produits derives. AIRYROUTIER 38 • LE NOUVEL OBSERWEUR