Commentaire de l’extrait d’Hôpital Silence de Nicole Malinconi Au début de sa carrière, Nicole Malinconi a travaillé en tant qu’assistante sociale, pendant quelques années, au sein de la maternité du docteur Peers, devenu célèbre en Belgique en défendant le droit des femmes à l’avortement. Lors de cette période, elle sera en contact aussi bien avec des femmes qui ont donné la vie qu’avec des femmes ayant décidé d’avorter. Cette expérience professionnelle va profondément la marquer et lui inspirer son premier livre, Hôpital silence, dont est tiré l’extrait qui nous est donné à lire. Ce livre est divisé en deux parties : la première est dédiée aux femmes qui donnent naissance à un enfant, à « celles qui accouchent » ; la seconde est consacrée aux femmes qui avortent dans la « salle des interruptions de grossesse ». L’extrait qui nous occupe se trouve exactement à la charnière entre les deux parties. Il fait la jonction entre les deux sujets et traite à la fois à l’accouchement et à l’avortement. Ce passage est assez court – il fait neuf lignes exactement – et pourtant il est d’une richesse et d’une force émotive intense. Cela, l’auteur l’obtient en jouant avec divers procédés stylistiques et grammaticaux ainsi qu’avec la forme du texte. En effet, l’extrait est composé de deux blocs ; le premier paragraphe du premier bloc, « Le cri de celles qui accouchent », nous projette directement dans une situation d’accouchement. À la lecture de la suite de ce bloc, nous comprenons avec précision que le lieu décrit est une maternité. Or le mot n’est pas exprimé : seul est présent le terme vague de « bâtiment » mais l’on peut entendre le cri des femmes qui accouchent dans d’autres endroits ; certaines femmes – de plus en plus rares, il est vrai – accouchent encore chez elles ou chez des sages-femmes. Pourtant, de manière implicite, nous pouvons deviner où l’on se trouve. En effet, le narrateur dit que « lorsque les fenêtres sont ouvertes, à l’arrière du bâtiment, le cri s’échappe jusqu’à la cour de l’école d’infirmières ». Or, dans nos pays, les écoles d’infirmières se situent souvent derrière les hôpitaux. Cette hypothèse est confirmée par le fait qu’il y ait une répétition du cri des parturientes, répétition suggérée par les mots « Le même à chaque fois » et par la proposition temporelle « En été, lorsque les fenêtres sont ouvertes », ce qui indique que ce cri peut être entendu tout au long de l’année. Enfin, comme nous connaissons le titre de l’œuvre (Hôpital silence) et son contexte de rédaction, nous avons l’intuition qu’il ne faut pas chercher plus loin. Ce premier bloc nous évoque donc la salle où se déroulent les accouchements. Et « juste en dessous [de cette salle] », est située une autre salle, celle des « interruptions de grossesse ». Il est intéressant de voir que le connecteur spatial « juste en dessous » introduit le bloc qui se situe de la même manière « en dessous » du premier. La forme du texte mime donc d’une certaine manière la réalité racontée, et le blanc pourrait être une sorte de « plafond » séparant les deux salles. Une opposition typographique préexiste donc à l’opposition sémantique qu’amène le texte (entre la naissance et l’avortement). Cette opposition sémantique entre les deux blocs est très vite perceptible et ce, grâce à différents éléments. Tout d’abord, pour marquer cette opposition, nous noterons l’importance qui est accordée à l’ouïe dans les deux parties du texte : dans le premier bloc, on peut lire les substantifs tels « cri » (répété à deux reprises), « miaulement », mais aussi l’adjectif « aigu » ; dans le deuxième, on parle du « bruit de le pompe à aspiration », d’ « un moteur » qui rend un son « sourd », enfin d’ « un sifflement », « quand la canule est retirée » tout en précisant que dans cette salle des avortements, il n’y a « pas de voix » et qu’il est « interdit de crier ». Notons tout de suite qu’il y a opposition dans l’intensité des sons de la salle d’accouchement, où le cri est « aigu », alors que les sons dans l’autre salle sont « sourd[s] ». Ce qui frappe d’emblée, c’est la présence des voix humaines dans la salle de parturition, et son absence dans celle des avortements dominé par les sons des machines. La négation de la vie qu’est l’avortement est symbolisée par cette interdiction de crier et cette privation du réconfort des voix humaines. En revanche, le cri, poussé par les parturientes – ou par les enfants qu’elles ont mis au monde – symbolise la vie. Cependant, nous voyons directement que ce « cri » encadre le texte puisque celui-ci commence par « Le cri » et qu’il se termine par le verbe « crier ». Ce constat nous amène à penser que la vie est omniprésente dans ce récit : si l’accouchement est la célébration pleine de la vie, l’avortement n’est-il pas lui-même une affirmation de la vie par son contraire ? L’avortement, même dans son inhumanité, est, en quelque sorte, un acte de vie. Cette dichotomie opposant voix humaines et bruits des machines se recoupe avec une autre opposition qui lui est très proche : celle entre le vivant et le « non-vivant ». Dans le premier bloc, on fait tout de suite référence au vivant, à travers le pronom démonstratif « celles » présent dans la phrase introductive et qui désignent les femmes. Celles-ci poussent un « cri », manifestation de vie. Dans le deuxième paragraphe, on évoque de nouveau le « cri », lui-même personnifié puisqu’il « s’échappe » et ce, « jusqu’à la cour de l’école d’infirmières ». Or les infirmières sont, elles aussi, des acteurs « vivants ». Ensuite, ce cri est comparé, dans une phrase elliptique, à un « miaulement ». Cela nous rappelle que l’accouchement est non seulement un acte humain mais aussi animal. Le cri est d’ailleurs un son indistinct, sauvage qui rappelle aussi notre essence animale. Dans le deuxième bloc, où est le vivant ? Nulle part. Il y a « une salle » mais on n’y parle pas des femmes qui s’y succèdent. « Par la fenêtre », on entend le « bruit de la pompe », « un moteur », « un sifflement », mais « pas de voix » puisque c’est « interdit ». Pour s’arrêter encore aux sons, il est également intéressant de noter que l’auteure se sert des effets sonores pour assombrir encore le deuxième bloc. Ainsi la répétion du son « r » rappelle le bruit du moteur, d’autant plus que cette allitération est combinée avec des voyelles « sombres » : « Un moteur. Sourd. Ça dure… » L’auteur va marquer d’une autre façon l’opposition entre les deux blocs : par le rythme des paragraphes qui les composent. Dans le premier bloc, il y a deux paragraphes. Le premier est un groupe nominal qui permet de nous situer. Le deuxième est composé d’une « longue » phrase (sa longueur est en tout cas remarquable au sein de ce texte) : « En été, lorsque les fenêtres sont ouvertes, à l’arrière du bâtiment, le cri s’échappe, jusqu’à la cour de l’école d’infirmières. » Ensuite suivent une série d’expressions elliptiques qui se rapportent toutes au « cri » : « [C’est] le même à chaque fois. », « [C’est un cri] aigu. », « [C’est un cri] prolongé. », « [C’est] presque un miaulement. », « [C’est un cri] infiniment répété ». Le fait qu’il y ait cette longue phrase, que chaque groupe se rapporte au cri du premier paragraphe et enfin que ce bloc se compose de deux parties (alors que le deuxième bloc en compte quatre), donne une forte cohésion à cet ensemble. Par ailleurs, la longue phrase donne une certaine fluidité à l’expression, qui rappelle la nature de cet événement : l’accouchement est naturel et régulier. Le deuxième bloc est, en revanche, beaucoup plus saccadé dans sa construction. Composée de quatre paragraphes, la partie décrivant l’avortement reflète la nature de ce dernier : il peut être déchiqueté puisqu’il évoque une interruption. Signalons enfin que le mot « fenêtre » qui se retrouve dans les deux blocs (paragraphes 2 et 6) montre cette opposition : dans le paragraphe 2 du premier bloc, il se fond dans la phrase, alors que, dans le deuxième bloc, il fait partie d’un paragraphe sans verbe. Revenons encore quelques instants sur cette expression euphémique « interruption de grossesse »: il est lourd de sens… et notons que le narrateur n’a pas peur d’utiliser le verbe clair et précis « accoucher » (celles qui accouchent). Qu’y a-t-il de choquant, en effet, à évoquer un acte de vie que notre société bénit et encense ? Au contraire l’avortement est considéré comme « honteux » par de nombreuses personnes, encore aujourd’hui : cela l’était encore davantage dans les années ’80 où la société était plus croyante qu’elle ne l’est maintenant. Cet euphémisme montre bien le tabou que ce geste était (et est encore). Évoquons pour finir le fait que cette scène dégage une impression de vécu en raison de l’indicatif présent utilisé par l’auteur. Cet indicatif présent est signe de neutralité (apparente, nous l’aurons bien compris). Dans ce même esprit de neutralité, le narrateur est quasi absent du récit et nous donne à voir, en focalisation externe, une tranche de la réalité de l’hôpital. En conclusion, les différents points ici analysés montrent bien la cohérence de ce petit extrait d’Hôpital silence. Tout d’abord parce que la disposition du texte elle-même permet de dépasser la froide objectivité apparente des mots de la narration. Le choc pour le lecteur naît à la fois de cette froideur et surtout de ce passage violent entre les deux réalités antinomiques qu’abrite l’hôpital : la vie naissante et la non-vie. Toutefois, les nombreux parallélismes établis entre les deux blocs montrent bien que nous avons affaire à deux opérations médicales comparables. Il n’est nulle part ici question de jugement de la part du narrateur sur la nature des opérations elles-mêmes. Par contre, pour en revenir aux similitudes et différences, l’opposition qui est tout aussi clairement établie entre le cri humain de la salle du haut et le bruit de la machine de la salle du bas, donne à voir une prise de position de la part du narrateur : il dénonce la différence de traitement entre les deux actes. Alors que l’accouchement est traité de manière humaine, l’avortement perd toute humanité et est traité comme une opération machinale. Il va de soi que cette absence de cri si significative est à mettre en relation avec le titre emblématique du roman de Malinconi : Hôpital silence, qui est justement une manière de constat de l’inhumanité du milieu hospitalier… montrée ici tant par la différence de traitement que par la juxtaposition violente des deux salles.