DOCUMENT XI.
                              
                              
                              
                  La justice de Saint Louis
    
    
    Au  retour  de  la croisade, en 1254,  Saint  Louis  est
accueilli  par un religieux qui lui recommande de  pratiquer
la justice :
    >>  " Or que le roi qui s'en va en France, fît-il, prenne
bien  garde  à faire bonne et prompte justice à son  peuple,
afin que Notre-Seigneur lui permette de tenir son royaume en
paix tout le cours de sa vie [...]"
    >> Le roi n'oublia pas cet enseignement, mais gouverna sa
terre  bien  et  loyalement et selon Dieu,  ainsi  que  vous
l'entendrez  ci-après. Il avait sa besogne réglée  en  telle
manière  que  Monseigneur  de Nesles  et  le  bon  comte  de
Soissons,  et  nous  autres qui étions autour  de  lui,  qui
avions  oui nos messes, allions ouïr les plaids de la  porte
qu'on appelle maintenant les requêtes. Et, quand il revenait
de  l'église, il nous envoyait quérir, et s'asseyait au pied
de  son  lit et nous faisait tous asseoir autour de lui,  et
demandait  s'il  y en avait aucun à expédier  qu'on  ne  pût
expédier  sans  lui  ;  et  nous les  lui  nommions,  et  il
ordonnait  de les envoyer quérir, et il leur demandait  :  "
Pourquoi ne prenez-vous pas ce que nos gens vous offrent ? "
Et  ils disaient : " Sire, c'est qu'ils nous offrent peu.  "
Et il leur disait ainsi : " Vous devriez bien prendre ce que
l'on  vous  voudrait offrir. " Et le saint homme s'efforçait
ainsi, de tout son pouvoir, de les mettre en voie droite  et
raisonnable.
   >>  Maintes  fois il advint qu'en été il allait  s'asseoir
au  bois  de  Vincennes après sa messe, et s'accotait  à  un
chêne,  et nous faisait asseoir autour de lui. Et tous  ceux
qui  avaient  affaire venaient lui parier  sans  empêchement
d'huissier  ni d'autres gens. Et alors il leur demandait  de
sa  propre  bouche  : " Y a-t-il ici quelqu'un  qui  ait  sa
partie  ? " Et ceux qui avaient leur partie se levaient,  et
alors  il  disait : " Taisez-vous tous et on vous  expédiera
l'un  après  l'autre.  "  Et alors il  appelait  Monseigneur
Pierre de Fontaines et Monseigneur Geoffroi de Villette,  et
disait à l'un d'eux : " Expédiez-moi cette partie. "
 >>  Et  quand  il  voyait quelque chose à amender  dans  les
paroles  de  ceux  qui parlaient pour lui  ou  de  ceux  qui
parlaient pour autrui, lui-même l'amendait de sa bouche.  Je
vis  quelquefois  en  été que, pour expédier  ses  gens,  il
venait  dans le jardin de Paris (...) Et il faisait  étendre
des  tapis  pour nous asseoir autour de lui  ;  et  tout  le
peuple qui avait affaire par-devant lui se tenait autour  de
lui  debout ; et alors il les faisait expédier de la manière
que je vous ai dite avant pour le bois de Vincennes. <<
           Jean, sire de Joinville, Histoire de Saint Louis,
    éd. Natalis de Wailly, Paris, Firmin-Didot, 1874, p. 33.
   
   Ce  texte  célèbre provient de l'Histoire de Saint  Louis
de  Joinville.  C'est après la canonisation de  Saint  Louis
(1297) que la reine Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le
Bel,  a  demandé à Joinville, qui avait été un des familiers
de Saint Louis et l'avait accompagné à la septième croisade,
de  consigner par écrit ses souvenirs sur le roi. L'ouvrage,
achevé  en 1309 par Joinville alors âgé de quatre-vingt-cinq
ans, fut offert au fils aîné de la reine, le futur Louis  X.
Rédigé  en  français, il se compose de deux  parties  :  les
enseignements  et  les vertus de Saint  Louis  ;  ses  faits
d'armes,  avec  le  récit  de la croisade.  Il  n'a  pas  eu
beaucoup  d'audience  au  Moyen Age  :  on  préférait  alors
consulter l'histoire officielle du règne, écrite à  l'abbaye
de Saint-Denis. Des deux manuscrits d'origine - le manuscrit
offert   à  Louis  X  et  celui  de  Joinville  lui-même   -
subsistent,  pour le premier, une copie exécutée  vers  1350
(Bibliothèque nationale, ms. français 13568),  et,  pour  le
second, une copie du 16e siècle (Bibliothèque nationale, ms.
français 10148).
 Ce  passage  provient de la première  partie  du  livre  et
illustre l'esprit de justice du roi, qui protège ses  sujets
contre  les  abus  de pouvoir de ses propres  agents.  On  y
trouve  toutes les qualités de style de Joinville,  avec  la
vivacité  de ton donnée par l'emploi du style direct.  Mais,
au-delà  des tableaux familiers - le roi rendant la  justice
dans  sa chambre, ou sous le chêne de Vincennes, ou dans  le
jardin de Paris -, c'est tout le mécanisme de l'appel  à  la
justice  du roi, fondement essentiel des progrès du  pouvoir
royal, qui est ici décrit.