Rachid Djaidani Boumkœur Éditions du Seuil Il faut que je sois franc, alors, grand remerciement cimenté `a François Bercovici, 1'homme `a la voix d'or et au geste du cœur ainsi qu '`a Sara Rosenstiehl, qui dans un Sahara de poussiere couva ma lumiere... R. D isbn 2-02-048870-1 © Éditions du Seuil, février 1999 Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées `a une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com Ou sont nos reperes, qui sont nos modeles, de toute une jeunesse vous avez brulé les ailes, brisé les reves, tari la seve de l'espérance... Mais aujourd'hui, cette jeunesse se crée ses propres reperes, sa propre culture, le décalage des premieres heures devient un fossé qu'il sera difficile de combler. Le côté anecdotique, choisi par Rachid, pour raconter cette vie de quartier, rend son roman proche d'une authenticité qui n'appartient qu'`a ceux qui naissent dans un bunker. Supreme NTM Une galere de plus comme tant d'autres jours dans ce quartier ou les tours sont tellement hautes que le ciel semble avoir disparu. Les arbres n'ont plus de feuilles, tout est gris autour de moi. Moi, c'est Yazad, mais dans le quartier on me surnomme Yaz. C'est mortel comme il caille, j'ai l'impression d'etre dans mon frigidaire. L'air que je respire me fait couler la goutte au nez. Pas de neige sur le dos de cette saison, le mois de janvier est entamé, déj`a les fetes sont terminées, de toute façon, je m'en moque, je n'aime pas les fetes imposées, surtout celles de la nouvelle année. Pour les potes du quartier et moi, c'est toujours une nouvelle claque, devant les boîtes de nuit on se fait recaler, pas assez sapé ou pas bien accompagné ? J'aurais du penser `a prendre mes moufles en daim et mon bonnet Los Angeles. Mais je n'avais pas BOUMKŒUR le temps, obligé de sortir de la casbah rapidement. Comme je suis au chômage, il est préférable que je ne reste pas trop longtemps au plumard. Mon Daron, mon reup, mon pere, a vite fait de criser : cinq ans de chomedu au palmares. J'ai stoppé l'école `a seize piges, maintenant j'ai vingt et un hivers, avec l'impression d'en avoir le double tellement le temps stationne. Depuis que j'ai arreté les cours de l'Éducation nationale ou depuis que les cours de l'Éducation nationale m'ont sacqué, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de bosser, pas assez d'expérience comme disent les boss. Tu parles ! Ils te donnent pas ta chance et te chantent tous en chœur : pas d'expérience professionnelle. Mon cul ! Meme l'ANPE n'a rien pu pour moi, avec ces stages `a deux demi-centimes qui ne servent `a rien, `a part faire croire aux parents qu'ils vont trouver un emploi `a leur fiston comme futur smicard. Y a pas un chat `a cette heure matinale. Il doit etre environ dix heures, vu l'épaisseur du brouillard. J'aurais bien aimé faire un baby-foot au local des jeunes, le maire l'a supprimé, il pensait que ce n'était pas un lieu de loisirs, mais un lieu d'échanges, pour ne pas dire un lieu de deal. C'est dommage, je me débrouillais pas trop mal au baby, en plus les parties étaient gratuites. Vu l'état de mes baskets, cela ne m'étonne pas, le vent glacial m'a gelé les orteils. Pour- 10 BOUMKŒUR tant, j'ai pris soin d'enfiler ma paire de chaussettes la plus chaude, offerte par mon entraîneur de foot du mercredi apres-midi. Il en avait marre de me voir shooter la balle avec mes fausses socquettes orange. A l'époque la paire jaune `a bandes vertes faisait deux fois ma pointure mais `a présent elle me va comme un gant. Hélas, elles ne stoppent pas le froid qui a fait de mes doigts de pied une famille de glaçons. Cette année, j'espere un nouveau départ. J'ai décidé d'arreter toutes mes betises. J'ai toujours voulu écrire sur les ambiances et les galeres du quartier et j'ai toutes les cartes en main. Ma sœur m'a meme offert un carnet, avec un stylo de moyenne qualité, mais, comme on dit, c'est le geste qui compte. Elle dit : si j'y mets mon cœur, je pourrais faire un joli travail. Ma sœur, elle s'appelle Sonia. Elle est cool, elle a vingt-quatre ans, ma grande sœur, seule fille de la famille. J'ai aussi un frere de vingt-six ans. Ensuite, il y a ma sœur et il y a moi. Apres moi, il y avait mon petit frere Hamel qui nous a quittés pour aller chez les anges. Nous sommes encore tous chez papa-maman, dans ce petit F3 de la cité, au 12^e étage, bâtiment de la Pie-Bleue, escalier C, au 3 allée du Résistant-Failevic... L'appart est un peu juste au niveau de sa surface, mais on réussit `a faire en sorte de ne pas toujours se retrouver au meme endroit, au meme 11 BOUMKŒUR moment, sinon y a risque d'embouteillage. Au bout de trente ans dans le meme nid, les parents ont instauré des regles inviolables. En cas d'infraction, il y a sanction du style : si tu laisses tes affaires traîner, elles seront directement balancées du 12^e. Donc, tout est bien rangé, surtout les objets fragiles. Souvent j'ai la chambre `a moi seul, quand Aziz mon grand brother s'évapore de chez nous, les périodes peuvent etre longues, ça dépend. Y a des grands du quartier qui eux ne découchent jamais, ils sont comme maqués par leurs vieux. Aziz, lui, c'est tout le contraire, il part vivre chez des meufs. Il faut dire, c'est un beau gosse, ça aide pour la baise, surtout si en plus ça lui rapporte des pépettes. Le biz, c'est son nerf de guerre. Gigolo, mon brother ? Peut-etre. Il fut un temps ou il était dealeur, mais il s'est rangé, dealer c'est du bénéf sur terre, mais ça se paye toujours en enfer. Lorsqu'Aziz est de retour, il balance des tunes `a mes parents, qui refusent de les empocher, pourtant on ne roule pas sur l'or. Le brother a beau essayer de les convaincre, `a chaque fois c'est pareil, négatif. Son oseille ne fusionnera pas avec leur petit budget. Aziz leur tchatche que la société pour laquelle il travaille ne veut pas le déclarer, le taf au black explique l'argent liquide, ils n'en ont que faire, ils veulent voir des fiches de paye. 12 BOUMKŒUR Oh l`a ! raconter mes bla-bla familiaux, ce n'est pas trop le sujet de l'histoire que je veux faire naître sur mon calepin. Si ma vie personnelle et familiale avait pu intéresser ne serait-ce qu'une personne, je l'aurais su depuis belle lurette. Le sujet, c'est mon quartier. Faut en profiter, en ce moment c'est `a la mode, la banlieue, les jeunes délinquants, le rap et tous les faits divers qui font les gros titres des journaux. Pour ça, j'ai fait appel `a mon pote Grézi qui est un peu les murs et les oreilles des tours. C'est un véritable caméléon, jour apres jour il me racontera tous les délires, il est sur tous les plans. Il sera mon envoyé spécial. Par contre j'ai décidé moi de m'investir dans la construction de l'histoire, fonction qui ne sera pas des moindres. Aux faits, j'incrusterai une part de fiction pour le reve, sinon, y a des chances que l'aventure soit `a l'égal du temps qui pese sur moi, c'est-`a-dire gris comme froid. Au début, Grézi n'avait pas trop apprécié l'héritage du poste de caméléon. Il n'y a pas trop longtemps que je le fréquente. Je l'ai souvent aperçu dans le quartier, mais jamais avec lui je n'avais argumenté. D'ailleurs, pour en dire davantage, me côtoyer c'est faire preuve de courage ou d'inconscience. Ma réputation n'est que mauvaise si l'on se fie aux commérages des entourages. 13 BOUMKŒUR Il y a quelque temps de ça, je m'étais fait confisqué un peu de ma liberté. Dans une résidence pavillonnairement riche des hauteurs de la ville, je m'étais volontairement égaré. La récolte devait etre bonne, car sur un bas-côté un vélo tout-terrain traînait. Il était sublime, cadre alu, jantes `a bâtons, équipé shimano, la marque prestige du freinage, et une fourche `a suspension avant. A toute allure, j'enfourchais le VTT aux vitesses carrément bien huilées. Mais au bout de trois coups de pédale sans élan, la police municipale me stoppa ; ne pouvant nier mon méfait, ma seule arme fut les larmes. Je pleurais et la voix usée par mes cris, j'implorais `a faire pitié. Plus jamais, dans ma vie, je ne revolerais, que je leur bégayais. Au commissariat, ils étaient prets `a convoquer mes parents. Mon Daron m'aurait tué. Une chose qu'il ne pardonne pas, c'est bien le vol. Pour lui, la transpiration paye le travail des objets, tout cela aux keufs je l'expliquais, tremblotant, les yeux rougis, la tete baissée afin d'obtenir leur grâce. Je précise, j'étais mineur `a cette époque. Ils me firent copier cinq cents fois « qui vole un œuf vole un bœuf». La punition ne s'arreta pas l`a. Avec un balai et une serpilliere, j'astiquai les gardes `a vue. Des jeunes du quartier y étaient stockés depuis quelques jours. Interdiction de leur parler, meme de les regarder. 14 BOUMKŒUR Seul le bruit de mon exercice ménager devait se faire entendre. Un dernier sermon, et les policiers me rendirent la liberté. Heureux j'avais été, ce jour-l`a ma peau fut sauvée de justesse. Mes parents n'eurent jamais mot du délit. Ce privilege, dans le quartier fit jaser les gars tout fraîchement détachés de leurs cachots. Ils m'avaient vu en train de chialer comme une madeleine, puis faire la dame de ménage appliquée, et surtout, ils me surprirent avec le stylo et le papier d'une punition corrigée par un stagiaire au képi vert. Pas de doute. Dans leurs esprits, l'encre de mes cinq cents lignes avait servi `a balancer. J'étais devenu un indic, et, aujourd'hui encore, cette sale réputation me gratte `a la peau. Aupres des semeurs de rumeur jalouse, je n'ai jamais cherché `a me justifier. Le mal était fait. Ma réintégration dans les halls d'immeubles devint interdite, les jeunes se solidariserent contre moi. Grézi me réconforte lorsqu'il me trouve désespéré par ma condition de pestiféré. Il a raison, il faut laisser dire. Un jour, ça passera, alors seulement je me sentirai mieux dans mon quartier auquel je reste fidele, bien que mon honneur ait été bafoué. Grézi est plus qu'un simple associé `a cinquante-cinquante, il est comme un frere. Pourtant, ça ne fait pas une éternité que l'on fusionne d'amitié. Un 15 BOUMKŒUR mois tout rond au compteur. Notre toute premiere conversation se déroula au centre commercial ; c'était l'anniversaire des dix ans de ce mammouth. Un animateur en costard-cravate, aux accents du Sud, faisait gagner des lots. Son micro répandait des questions sur la grande surface. Grézi, sans lever le doigt, tentait d'improviser de justes réponses `a de mauvaises pioches. Alors, je lui en soufflais quelques-unes qui lui permirent de remporter les prix suivants : une nappe cirée vernie de fleurs, une cassette vidéo de son choix, un western il sélectionna. Et enfin la cerise sur le gâteau : une tirelire en forme de nichon. Il me remercia chaleureusement, et voulut faire un partage équitable des biens. Il insistait, je refusais. Il me pria de le suivre, nous nous rendîmes chez le receleur de la tour 123, le dénommé Napoléon de son état civil. Les jeunes du quartier ne sont pas son meilleur vin chaud, mais il ne crache jamais sur les opportunités de leurs bizness. Il acheta les babioles et avec la tune, Grézi m'invita au Mac Do. Entre deux big mac et une gorgée de coca sans glaçons, nous trinquions `a la paille, il me raconta sa vie dans la cité, elle était fructueuse d'événements. C'est ce meme jour que l'idée me vint de noircir le papier qui racontera l'univers du quartier. J'en parlai `a Grézi qui accepta, `a condition qu'`a terme 16 BOUMKŒUR l'argent coule `a flots pour réaliser son reve, s'évader aux États-Unis de Los Angeles. « Et toi, ton reve ? » m'a-t-il demandé. « Exister » je lui réponds. Il me sourit, chose rare. L`a-dessus, il est assez égoiste. Mais comme l'émail de ses dents n'est guere une structure déterminante pour l'évolution construc-tive du récit, je me moquais pas mal d'avoir l'éclat de ses crocs dans le miroir de mon regard. Seules ses observations seront essentielles `a mes oreilles. Je ne tricherai pas, on est pas des pros de ce genre de taf, et alors ! C'est bien connu, c'est en forgeant que l'on chausse le cheval, fini d'etre dans la politique du jeune assisté conditionné `a tendre la main et attendre demain et apres-demain... De ça y en a marre, `a nous de saisir l'opportunité de nos projets, `a présent, je prends, je griffe, je mords, c'est comme ça que ça marche, seuls les actes payent. Et puis les longues tartines on s'en bat les couilles, comme on a l'habitude de dire quand on ne veut pas se prendre la tete avec des phrases prises de tete. Ma seule préoccupation sera de témoigner. Avec Grézi, il nous aura fallu un paquet de temps pour découvrir un lieu secret pour notre travail. A force, on a trouvé : c'est une remorque. Elle a été abandonnée sur le parking, les pneus crevés et 17 BOUMKŒUR la carrosserie cabossée. La fourriere ne l'a meme pas chassée tellement elle est grosse. Son volume est pile poil celui d'un bureau, c'est dans son intérieur qu'on a improvisé ; on y a mis des chaises, une table, on a meme posé de la moquette, apres avoir colmaté le plafond bâché qui laisse la lumiere s'infiltrer, le chauffage est également de la partie, grâce `a Grézi, qui dérobe des batteries. Meme le frigidaire est installé mais il ne fonctionne pas, `a moins de dévaliser toutes les batteries du parking. Presque toutes les options que l'on pourrait trouver dans un bureau sont présentes, sauf l'ordinateur, je ne sais pas trop m'en servir. Dans notre structure, Grézi a tenu `a imposer une mini-TV qu'un grand du quartier lui a vendue pour pas un rond. D'ailleurs tout notre matos est TDC, c'est-`a-dire tombé du camion, par accident. Par ici y en a pas mal. C'est toutes ces aventures que je vais raconter, pour me faire des tunes `a gogo, pour que ça change. Comme c'est toujours les mecs de l'extérieur qui prennent l'oseille, en racontant des histoires, ou en faisant des films, moi aussi j'ai la haine, ma cité va craquer et ce n'est pas sur un air de rai que je ferai mon état des lieux. 18 BOUMKŒUR Ron-piche ron-piche ron-piche c'est le refrain du dodo. Le rythme de croisiere s'installe, Grézi a commencé `a me rapporter quelques histoires, quelques ambiances, style : les mecs du quartier ont tué le temps en compagnie d'un big poste laser, qui tire son alimentation de l'interrupteur du hall d'immeuble. Ils se sont mis `a chanter et faire des impros au rythme de leurs battements de mains qu'ils font claquer de plus en plus fort, plus ou moins dans le meme esprit que le flamenco. A croire que le Gipsy du quartier leur avait enseigné le tempo. La petite bande sous le porche tente de se réchauffer `a l'aide de petits pas de danse. La décoration vient de commencer, l'un d'eux sort son marqueur, massacrant les murs briquetés de mots d'amour et de rage. Les poubelles, elles inondent de puanteur tout l'oxygene que le groupe respire, l'odeur du big feutre n'arrange guere leurs narines qui se retrouvent `a ras bords polluées. Pendant que l'artiste de la bande contemple son graphisme, les autres tranquillement se foutent dans le cerveau la fumée rauque du joint. Ils partent dans des conversations, et se mettent `a débattre au sujet du racisme. La derniere latte sera 19 BOUMKŒUR pour l'artiste qui conclura sans se faire entendre : « On est tous racistes, les Blancs, les Noirs et les Multicolores », puis il remontera la fermeture éclair de son bombardier et s'éclipsera dans la nuit, comme un fantôme solitaire. Ron-piche ron-piche ron-piche c'est le refrain du dodo. Petite promenade dans le quartier en compagnie de Grézi qui me ramene `a l'endroit ou la petite bande a tenu son débat l'autre soir. Le porche est completement abîmé, abandonné. Les soins quotidiens du gardien ne le lustrent plus, celui-ci a démissionné. Les poubelles percées, la pisse et le sang se déchargent ici comme des champignons. Un porc ne pourrait vivre l`a sans avoir `a craindre de se gober un mauvais microbe. Grézi est enrhumé et balance ses mollards dans la porcherie. Il me questionne, alors je mets en fonction mon décodeur de verlan, la phrase en clair correspond `a ça : - Yaz, faire un reportage, cela ne serait-il pas plus intéressant et enrichissant ? Je l'écoute et il m'apprend : la semaine derniere, un cameraman de la TV est venu demander aux jeunes qui tiennent les murs s'il pouvait leur poser 20 BOUMKŒUR des questions. Bien sur, qu'ils ont répondu, enchantés. Le décor choisi n'était pas tres original, l'interrogatoire se déroula dans les entrailles d'une tour. Les jeunes, pour soigner leur image, étaient dissimulés sous des cagoules afin de ne laisser paraître que leur regard, comme s'ils s'étaient métamorphosés en affiche de La Haine. La mise en scene ne serait rien sans les oinjs au bec et les gros plans des seringues contaminantes, tous les clichés miséreux rassemblés pour le scoop. Le cameraman de la TV a meme pensé `a distribuer quelques 8/6 pour les bouches les plus pâteuses, l'alcool crache mieux le verlan. J'ouvre les guillemets des premieres questions : « Qui parmi vous possede des armes ? Qui vend de la drogue ? Qui a son bac ? Qui fait régulierement ses prieres dans les mosquées clandestines ou régnent les membres du FIS et du GIA ? » Et enfin : « Quels sont ceux qui ont fait de la prison? Je vous écoute. » Aux premieres questions tous levent la main question de se la péter gangster, mais aux secondes tous tapent le cameraman qui n'a pas senti le guet-apens se refermer. A base de gauche-droite sur la face et de balayages, le voyeur est chassé du quartier. La caméra, belle aubaine, est réquisitionnée. 21 BOUMKŒUR Grézi m'a peut-etre convaincu de faire un doc. Le prix de l'objet confisqué est dérisoire : cinq cents francs négociables. L'avantage du quartier c'est qu'ici les prix sont toujours au rabais, `a l'exception bien sur de la came et du shit, leurs grammes sont comme l'essence et le tabac, au tarif national, mais c'est un autre débat. Apres quelques raccourcis, Grézi me présente un jeune qui me vend les mérites de sa caméra grosse comme une baleine, le double de mon poids. Le cameraman de la TV devait avoir une colonne vertébrale blindée d'hernies discales. L'énumération des options de la came ne m'ont pas convaincu, ses batteries étaient `a plat, dommage, j'aurais aimé filmer une partie de foot sur le terrain déserté par l'herbe partie en fumée `a cause des trop nombreux crampons qui l'ont foulée. En sortant de chez le vendeur, Grézi et moi assistons `a une scene du genre comique. Un duo de Congolais traverse le quartier sur un pétaradant 103 chopper kité. Leurs casques sans visiere sont gros comme les seins de Lolo Ferrari. A deux cents `a l'heure, leurs yeux fouettés par le vent lâchent des larmes de crocodile, Grézi est plié en quatre pour lâcher ses fous rires. Les deux bikers d'une trentaine 22 BOUMKŒUR d'années ont des visages sympatoches, mais pour le passager arriere c'est une certaine peur que l'on peut lire sur son portrait, ses doigts de travailleur supportent plus ou moins bien la charge de deux sacs plastique pleins `a ras bords de riz et de manioc, qui lui coupent sa respiration. Comme ses mains ne tiennent ni la selle ni les hanches de son collegue chauffeur, il se sent mal barré. Leurs casques sont trop bizarres, on croirait des prototypes de la NASA, gros et blanc fluorescent. Sur, si j'avais acheté la caméra, je les foutais tous les deux sur le toit de la tour 123. Filmés au ralenti, la lune elle-meme les prendrait pour des astronautes, avec leur dégaine de science-fiction. Apres ce fou rire, je comprends que l'on est tous moqueurs. Si on avait eu un miroir devant nous, nous ne ririons pas autant, surtout Grézi, quand il sourit, il lui manque les deux dents du milieu perdues dans une bagarre, elles ont été remplacées par deux canines sur pivot. Dans notre bureau, je commence `a marquer toutes les histoires observées avec Grézi, focalisé sur le petit écran noir et blanc. Il a beau essayer de capter les ondes, elles ne viennent pas. De toute façon `a cette heure-ci, il ne pourrait que tomber sur 23 BOUMKŒUR une sitcom ou la blondeur et la blancheur des comédiens sont de rigueur. La soirée sera sans suspense, on verra des jeunes basanés, bien frisés, faire soit des braquages soit s'enfoncer des piquouzes dans les veines jusqu'`a l'OD. A la télé, plus qu'ailleurs, on exploite les idées reçues. La batterie ne peut alimenter la télé et le radiateur. Il a débranché le chauffage, on se retrouve pratiquement enfermés dans le polaire d'une chambre froide. Il a beau chercher, les ondes ne viennent pas percuter son antenne balancée de gauche `a droite. Il la fait voler comme un avion, tout reste brouillé. Je l'observe, je le trouve beau et c'est ça qui me fait plaisir. Je n'ai pas envie qu'il arrete sa chorégraphie, ça me permet de m'évader, d'oublier qu'en ce moment `a la baraque, c'est dur depuis que le Daron est au chômage. Décidément, ça devient l'une des seules choses qui se transmettent de pere en fils. Mon Daron sans emploi depuis peu, trois ans environ, a du mal `a supporter que Maman mene la danse `a la casbah, ils n'arretent pas de s'embrouiller. C'est infernal. Heureusement ils ne se battent plus comme avant, enfin il ne la bat plus comme avant on devrait dire, il a pris de l'âge, il a aussi arreté de boire ses alcools de tueur qui le rendaient fou. Un jour, apres un violent combat, Maman tomba dans les vapes, en sang. C'est l'épaule de mon 24 BOUMKŒUR grand brother Aziz qui défonça la porte verrouillée de la salle de bains. La pauvre, elle était comme morte, `a plat au sol. A l'instant ou on lui fit sniffer de l'eau de Cologne Maman retrouva ses esprits, avec des sanglots jaillis de sa douleur. Ce meme jour, mon grand brother Aziz mit en garde le Daron : il le tuerait s'il relevait la main sur elle. A cette époque, le Daron travaillait encore. Par ce fait, ses mains faisaient le double de ce qu'elles font `a présent. C'est un détail qui joue beaucoup sur une joue. A la maison, nous le savons tous : ce n'est ni l'âge ni la fin de son alcoolisme qui ont stoppé les violences abusives du Daron, mais mon brother Aziz qui l'a K-Otisé jusqu'aux burnes dans ses élans. Par contre, le Daron maintenant qu'est-ce qu'il gueule, mais tant que ça ne laisse pas de bleus, Maman trouve le moyen de le faire taire en lui rappelant que la vie est si courte, inutile de se plaindre, que le café n'est pas assez chaud, ou ses chaussettes pas repassées, les objets restent, l'homme disparaît. Alors tranquillement, elle prend le café, le réchauffe et repasse les chaussettes. Je crois que Maman a atteint sa sagesse. 25 BOUMKŒUR Grézi n'a toujours pas capté sa chaîne TV, il dit : « Cette pouffiasse, elle ne veut pas fonctionner, c'est pas cool, c'est l'heure de mon Dragon Bail Z. » Il éteint le poste, laisse enfin atterrir l'antenne. Sans meme dire quand il sera de retour, mon caméléon s'efface apres avoir claqué la porte, pour aller voir son dragon ailleurs. Ils sont vraiment graves ces petits jeunes, sans cesse ils te défient, te parlent de leur territoire, vantant une image d'eux toujours plus négative, qu'il pleuve, qu'il vente, la violence est leur meilleur parti. Ce sont de vrais boss des bacs `a sable, qui préferent kiffer sur un gun plutôt que baver sur une jolie fille qui leur sourit. Il est vrai que dans le ghetto de leur cerveau, il y a des regles qui se transmettent, les caids t'apprennent : bien armé tu possedes le respect, cela t'apporte la cote avec les meufs, t'as comme deux zobs quand le flingue se cale `a ton froc. Elles en raffolent, les pétasses aiment les chauds, alors, si elles aiment fort les chauds, les caids te le répetent, il est logique de bander sur pétard avant de chercher `a te faire des bombes de meufs. Moi je rigole car malgré tout, quand il est l'heure du dragon, l'enfant qui est en eux ressort au galop. Je me retrouve seul. Je n'ai plus dix-sept balais, pourtant j'apprécie autant que Grézi le coup de crayon des 26 BOUMKŒUR yeux bridés. Le sifflet de la récréation vient d'etre donné, apres le travail le réconfort. Je cadenasse les portes de notre remorque. A part moi et Grézi, personne dans le quartier n'est au courant qu'elle est aménagée, sans quoi c'est sans pitié qu'on se ferait cambrioler par les jaloux de la cité. Les jaloux, ce sont les Gremlins, comme on les nomme nous ici, ils n'ont pas plus de dix-huit ans et déj`a sont violemment méchants. Grézi les fréquente trop souvent `a mon gout, mais il est obligé s'il ne veut pas se retrouver seul et sans renfort les jours ou ça tournerait vinaigre pour lui. Les tete-`a-tete, les mano-mano sont démodés, c'est la meute qui fait la force. Le parking est immense, pas loin de mille quatre cents caisses sont garées lorsque les ouvriers sortent du boulot. Le Daron en avait une belle qu'on lavait tous les week-ends, on l'a vendue pour payer les dettes, meme l'épicier ne nous fait plus crédit. Mais « attention », je ne pleure pas, moi j'ai jamais eu faim, Maman avec deux fois rien réussit toujours des festins et, comme dit le Daron, il ne faut jamais tendre la main. S'il savait. Sans la solidarité des voisins, on serait carrément déshydraté l'un de ces quatre matins. Clic, clac fait la porte cadenassée. 27 BOUMKŒUR Ron-piche ron-piche ron-piche c'est le refrain du dodo. A mon réveil, agité j'étais, par le souvenir du reve de mon sommeil. Il était encore présent dans ma conscience. Cette nuit-l`a j'avais été transmuté en une sorte de super-héros qui sauvait `a la pelle. Etre un super-homme c'est cool, meme si je ne me rappelle plus la couleur de mon slip pendant ma lutte contre la cité des hommes aux tetes écrans carrés. Je les ai tous zappés. A moi seul j'ai sauvé l'humanité. J'ai le ventre vide et une envie de me vider au double VC. Mais comme mon Daron est encore en train de se prendre la tete avec la Maman `a mon sujet, c'est pas le moment de sortir de ma cham-brette. J'ai tellement bien revé, je n'ai pas entendu le matin se lever. C'est déj`a midi `a mon réveil. Grézi ne devrait tarder, mais si je n'ouvre pas la fenetre, je ne l'entendrai pas siffler. Il pourra vider ses poumons et ceux d'une montgolfiere. C'est du double vitrage, depuis pas trop longtemps. Comme disent les grands du quartier, c'est la nouvelle politique, on chasse les moisissures des façades, et on ne s'attaque pas aux virus. 28 BOUMKŒUR Nos parents sont tres heureux d'avoir des tours aux couleurs bonbons. Pour nous, le gout est toujours le meme, « amer », comme si c'était en changeant l'aspect extérieur qu'on allait changer le mal de vivre en cité. C'est bien connu, c'est pas l'habit qui fait le moine. C'est le proverbe qui colle le mieux `a la situation. Mais Zoubir, le barbu, le résume de la façon suivante : « C'est pas l'habit qui fait l'imam. » Ça fonctionne aussi. Dommage, les portes des chambres ne sont pas multivitrages, parce que mes vieux font déborder leurs voix jusque dans ma piaule. J'étouffe, mes oreilles vont éclater, vivement que Grézi intervienne, le chauffage s'échappe. J'ai la chair de poule sur tout le corps. Je ne suis pas bien épais, 60 kilogrammes pour 1 metre 80. On peut dire de moi : ce mec, ce n'est pas une masse... J'ai juste `a me regarder dans la glace, me tourner et me retourner, je suis vraiment impressionnant de maigreur, c'est le meilleur moyen pour etre complexé. Si je réussis mon bouquin avec mes conneries et celles des autres, je m'inscris direct au gymnasium. L`a-bas je pourrai faire de la musculation. Paraît y a de la femme, grave mortel. On raconte que pour prendre des formes elles se mettent des fils dans le fion, est-ce une obligation ? Trop, c'est grave. Je caille. 29 BOUMKŒUR Malédiction, la glace de l'armoire ne voit que moi. Du 12e, la vue est assez belle. Dommage, la tour 123 est plantée juste en face, elle me cache le terrain de foot sur lequel régulierement 80 et 125 de compete tracent des pointes. Les motocross labourent la surface de jeu avec les crampons de leurs pneus, le stade est le seul endroit ou la terre est présente. Les footeux qui font des compétitions tous les dimanches apres-midi sont les premieres victimes des bolides qui laissent derriere eux des sillons qui cassent les chevilles. Ouf! je suis sauvé, le sifflement de Grézi me perce les feuilles de chou. En deux gestes trois mouvements je passe ma tete `a la fenetre, je lui fais signe. Me voici déj`a dans ma paire de pompes dont je tairai la marque, il n'y a pas de sponsoring dans mon histoire, mais disons qu'apres la majuscule et avant le point final, dans la ponctuation d'une phrase, il y a des virgules identiques `a celles de mes baskets. Une fois l'embrouille de mes vieux esquivée me voil`a le cul sur la rampe d'escalier. L'ascenseur est en panne. A toute allure les étages dégringolent, l'aérodynamisme de ma position a nécessité de longues années d'apprentissage, ma technique n'est 30 BOUMKŒUR pas celle d'une taroupette, impossible de la décrire. Celui ou celle qui souhaiterait plus d'informations sur ce sujet est invité `a se rendre dans une cité pres de chez lui, ce n'est pas ça qui manque, les rampes fourrées de caoutchouc noir. D'avance, je sais que les minettes intéressées par des stages de glisse seront tres bien accueillies, pour elles le tout schuss sera gratuit, `a condition qu'elles aient un gros bonda. La fesse généreuse est l'un des criteres qui contribuent `a de meilleurs rapports entre l'éleve et le professeur. Arrivé au rez-de-chaussée, remise `a niveau de mes ourlets. Le style, c'est important. Mon jean tombe parfaitement sur les virgules, ma démarche s'élance. Un petit zoomage dans la fente de ma boîte aux lettres, y a que dalle, bonne nouvelle pas de nouvelle. L'invasion des gribouillis sur les murs ne s'atténue pas, partout ou une surface peut laisser s'exprimer une mine le tag apparaît. A travers la porte vitrée, j'aperçois Grézi qui me tourne le dos. J'en profite. Apres avoir franchi la porte d'entrée je lui bondis dessus tel un chat sur sa proie. Ça a marché, il a crié toute sa frousse. Je suis un bon prédateur, j'ai l'avantage, il écoutait son walkman `a fond les oreilles. Grézi m'incendie de mots pas trop sympa, `a vous ou `a toi d'imaginer. Je suis en train de penser comme ça, vite fait en passant, je leur dis tu, ou vous, `a ceux qui vont 31 BOUMKŒUR me lire. Y en a qui n'aiment pas qu'on leur dise tu, comme les flics ou les profs `a l'école, et y en a qui n'aiment pas qu'on leur dise vous, comme moi par exemple. Bref, Grézi n'a pas encore digéré la frayeur que je lui ai faite, il rumine comme si le fait de m'avoir insulté d'oiseaux des îles ne m'avait pas assez refroidi. Trop dans ma précipitation j'ai encore oublié mon bonnet L. A., mais mon pyjama sous mon fut compense. Mes moufles retirées, j'engage tout de meme les salutations. Les traits du visage affutés comme des teignes, Grézi refuse ma poignée de main. Il me tend son poing, pour le shake, désormais c'est poing contre poing que ça se passe, le salut, c'est l'évolution de la culture-cité pompée dans les ghettos noirs américains. La poignée de main traditionnelle est réservée aux démodés. Le naturel revient souvent au galop, je me la pete hip-hop, me sape rappeur et je tends mon salut avec une poignée de main de taroupette, je suis un bidon : - Yaz, arrete de réfléchir, tu me shakes ou tu veux me coller un vent ? Plus vite que mon ombre, je dégaine : toc fait la musique du poing contre poing. On a de la chatte, pour ne pas dire de la chance, que notre culture-cité 32 BOUMKŒUR n'ait été inspirée par le baiser sur la bouche `a la mode des goulags de nos camarades russes. Me faire emballer par Grézi, non merci, surtout qu'aujourd'hui il paraît un peu nerveux, pas rassuré, comme s'il avait appris une mauvaise nouvelle, y a pas `a chier, il est préoccupé et pâle comme un flocon du mois d'hiver. Il me demande de le suivre dans les entrailles de la grande tour, celle-l`a meme qui me coupe la vue sur le terrain de foot `a option terrain de motocross. D'un bloc `a l'autre, le chemin de la traversée se passe d'un pas carburé. Une fois dans la cave, nos corps sont chaleureusement accueillis par les bouillonnants tuyaux arrivant tout droit de la chaufferie. Le lieu est paisible, les boxes des locataires du 123 ne sont que rarement visités, les marchandises qu'ils renferment ne valent meme pas l'effort d'etre présentées sur des étalages aux puces. Grézi s'est assis `a meme le sol, il ne parle pas beaucoup, `a vrai dire, il est muet. Tenant un paquet plein `a ras bords de cigarettes, qui ne tardera pas `a etre rapidement consumé, mais avant, Grézi le superstitieux sortira l'une des tiges, la noircira avec la flamme de son zippo, les yeux fermés, et fera un vœu qu'il gardera secret dans son cœur, puis il réintroduira la tige black dans le paquet, elle l'exaucera quand, la derniere des dernieres, elle sera fumée. La 33 BOUMKŒUR cérémonie de la tige effectuée, Grézi avec une autre baguette `a tabac commencera le bricolage manuel, du découpage au collage, en passant par le filtrage, finalisé par le brulage du caca de shitan qui déj`a dégage une odeur paradisiaque pendant le mélange. - Merde ! Vas-y, allume, Yaz. La minuterie de la cave s'est arretée. Mon doigt dans le noir clique l'interrupteur et la lumiere éclatante des néons jaillit aussitôt, illuminant de plus belle notre décor souterrain. Pendant cette courte nuit, Grézi a terminé son œuvre et extrait la substance magique `a l'aide de longues taffes jamais secouées. De reves illusoires seront remplies les cases vides de son cerveau. Le joint, c'est les vacances en 3 D, la grande évasion vers des voyages loin de soi. Les pauvres en raffolent autant que les bourgeois. Moi, j'ai saturé le délire de fumette. J'assume d'etre sain et sauf dans mon corps et mon esprit. Ce n'est plus le cas de mon petit frere Hamel qui a fait le pas vers des vacances trop couteuses... La came. L'année derniere, `a l'âge de dix-neuf ans, il faisait son ultime voyage. Malgré nos efforts, sans cesse replongeait la shooteuse dans le bleu de ses réseaux veineux. Malgré ses efforts, le manque du poison était sur lui toujours plus fort. Maman a pleuré 34 BOUMKŒUR pour lui toutes les larmes d'une mer, qui depuis s'est asséchée `a la source de sa racine. Rien `a faire, Hamel se déchirait, se croyant `a l'abri d'une OD. Le Daron l'avait radié de son propre sang, il n'a jamais cherché `a comprendre comment et pourquoi le frangin était devenu malade de toxicomanie. Tout ce qu'il savait, c'est que son fils était un drogué, un voyou, et par la meme occasion le déshonneur de notre family. Lorsque je chipais des pieces jaunes dans la bourse du Daron, c'est Hamel le petit frere qui écopait. Il s'en prenait plein la tete chialant sous les coups de fouet du martinet qui le zébraient. Traître j'étais, je n'osais avouer mon péché. Le fraternel était épié par le paternel qui le sanctionnait sans cesse. Alors, pour esquiver les coups, Hamel avait créé un langage qui lui permettait d'entrer dans la casbah sans que le Daron ne s'en aperçoive. Les jours ou il n'était pas clair, il grattait la porte d'entrée, en miaulant `a quatre pattes, pour éviter le judas. Mimi, le chat de ma sœur, lui avait inspiré cette ruse. Le Daron n'ouvrait jamais la porte au félin qui revenait de ses vagabondages, ça, Hamel l'avait remarqué. Seuls Maman, ma sœur et moi ouvrions la porte quand le passage était sans risque. 35 BOUMKŒUR Je venais d'avoir l'appendicite, ma vigilance était désarmée, j'ouvris aux miaulements. Hamel, tres mal en point, fonça dans la chambre, la malchance était sa partenaire ce soir-ci, le Daron réparait la poignée de fenetre de notre dortoir. Il tomba face `a son bourreau qui lui lança les memes louanges assassines : - Espece de drogué, tu vas tous nous tuer, empoisonneur, sors de chez moi, voyou, ou je te massacre... La phobie intégriste du Daron, c'était d'etre contaminé par le monstre Hamel qui pour lui était forcément sidéen puisque toxico. Jamais, apres tous ces mots déchaînés, qui sortaient de la bouche de son pere, l'enfonçant plus bas que terre, pas une seule fois Hamel n'a répondu. Pas de révolte, de tentative d'explication pour dire qu'il avait besoin d'aide, pas un cri d'au secours. Il baissait les yeux et sortait. Ses larmes empoisonnées l'éclaboussaient. Maman, elle, saignait dans son âme, muette de douleur. A cette époque, le Daron était encore le patron de notre chez-nous. Le matin, le gardien est venu frapper `a la porte, pour annoncer `a mes parents que le corps de notre frere gisait dans une cave. Il avait, avec les nerfs musclés du manque, fracassé la vitre du hall d'escalier, dans un renfoncement, il s'était réfugié. C'est l'autoroute coagulée qu'a laissée échapper sa blessure 36 BOUMKŒUR qui permit de le retrouver. Il était comme pas mort, habillé du rouge de son sang. Le gardien a préféré nous prévenir avant la police, il avait bien vu qu'Ha-mel portait sur son visage la pâleur des anges. C'est bizarre, c'est meme étrange, mon pere n'a pas paniqué, il a ramassé son fils qui pour la premiere fois le regardait fixement. Mon frere, par son courage, était devenu un homme. C'était la premiere fois de ma vie que je vis mon petit frere Hamel dans les bras de son pere. Ces images sont `a jamais encastrées dans ma mémoire. Ce jour fut le plus tragique de ma vie. Le poids du chagrin avait dévissé les points de suture de ma fraîche appendice. En urgence, on me déposa de nouveau sur le billard pour stopper l'hémorragie aggravée par ma chute dans les pommes. Le deuil de mon petit frere, je le passai `a l'hosto loin des miens. Meme dans le coma de l'anesthésie, je priais pour que ce ne soit qu'un mauvais reve. Souvent, je repense `a la vitre fracassée par le poing du désespoir, une forme étoilée l'a transpercée, les fissures sculptées sur la feuille transparente me font penser `a une toile d'araignée. Les aretes tranchantes du verre sont peintes du rouge de sa mort. La feuille cristallisée est désormais remplacée par du plexi- 37 BOUMKŒUR glas, c'est moins cher, moins mortel, les poings du désespoir ne peuvent plus la traverser pour passer dans l'autre dimension, celle du reve. - T'es bizarre, toi, pourquoi tu pleures comme une gonzesse ? Grézi me sort de mes souvenirs. - Je pleure pas, j'ai une poussiere dans l'œil. - Viens, je vais te la retirer, ta caillasse. Il me souffle dans l'œil une bouffée de fumée qui ne m'inspire pas pour lui poser quelques questions sur les raisons de sa mauvaise humeur. - Ça va mieux, tiens. Il me tend un mouchoir papier. - Mouche tes yeux. - Merci, Grézi, je lui dis, tout poli que je suis. - Y a pas de quoi, qu'il me répond. Regarde mon tour de magie. Il sort de sa poche une allumette, la meme que John Wayne dans ses génocides westerns. Il la frotte sur le sol, la flamme jaillit, il réalimente la braise de son pétard qui s'est pris une pause. J'ai bien envie d'aller faire un petit tour dans le quartier pour pirater des histoires, d'ailleurs j'y vais, marre de tenir la chandelle `a Grézi et sa cigarette magique. 38 BOUMKŒUR Une fois dehors, le vent glacial n'a pas tardé `a me faire rougir le pif, pas une silhouette dans les parages. Meme Gipsy, le galérien des souches rocailleuses, n'est pas `a son poste. Il est le seul musico-poete du quartier, `a longueur de journée ses doigts caressent l'instrument femelle, sa voix gitane nous enchante lorsqu'il lui fait cracher ses douces mélodies qu'il a créées comme l'identique conte de sa vie. Gipsy est un mystere pour chacun d'entre nous, les HLM n'étaient pas encore construites qu'il vivait ici. Il lui arrive d'etre révolté contre les six cordes qui ne vibrent pas `a sa guise. Son public, c'est les enfants des rues qu'il a conquis sans gros mots et sans hypocrisie. Il leur offre `a la maniere d'un juke-box des airs qui font danser les oreilles. Gipsy a la taille d'un jockey de tiercé avec des moutons de poussiere en plus, son âge est fragile comme une chips d'argile. Jusqu'`a tard dans la nuit, il colorie le temps gris qui n'a jamais raison de lui, regagnant son logis les doigts ensanglantés, la voix fatiguée. Gipsy est triste, les jouissances de sa femme guitare dérangent le voisinage, alors il la range dans l'étui, bien malgré lui. Y a pas de place pour etre libre. La température doit etre de moins quelque chose, bientôt il ne sera plus possible de sortir sans son kilo de sel. Les enfants s'amusent `a balancer des flaques d'eau transformant les allées en patinoires. 39 BOUMKŒUR Comme `a l'habitude, je perçois le léger filet symphonique des pleurs des voitures-police. Impossible de les voir `a l'horizon. Ici il n'y a pas d'horizon, sauf au 25^e étage de la tour 123, hélas l'ascenseur est toujours en greve. Rien `a plagier, alors je retourne m'enfouir dans la cave du 123 `a l'intérieur de laquelle l'amiante est bien présent. Elle y effectue un travail remarquable au niveau de l'isolation thermique. Le cancer ne m'intimide pas. Vite au chaud, ça caille dans cette cité. La minuterie avait encore enterré l'endroit dans le noir le plus foncé. Je me dirige donc dans la direction du témoin lumineux. Un, deux, trois pas, me voici `a tâter et appuyer sur le bouton, la lumiere ne vient pas, `a croire qu'elle est coincée dans un embouteillage `a l'intérieur des fils EDF. Et `a force d'insister me voil`a sonné par un coup de bourre qui me foudroie me laissant sur le cul, K-Otisé. Ron-piche ron-piche ron-piche c'est le refrain du dodo. Ou suis-je? Je ne suis plus dans le couloir mais couché dans un lit confortable avec un bandage autour de la tete. Pas dans ma chambre et encore moins `a l'hôpital. J'ai l'impression d'avoir 40 BOUMKŒUR dormi une éternité et par-dessus tout j'ai mal au crâne. - Ça va mieux ? C'était la voix de Grézi. Je le regarde fixement, apparemment mon regard parle autant que ma bouche, de suite il me raconte : - Euh... t'inquiete, on est toujours dans la cave 123, dans un squat que j'ai aménagé. Pour la tete, excuse-moi, j'ai cru que t'étais un keuf quand j'ai vu ta silhouette dans le noir, j'ai paniqué et c'est moi qui t'ai assommé. Je t'avais pas vu sortir, la vie de ma mere, j'ai cru que t'étais un keuf, un condé, un schmit. Arrete de me regarder comme ça, t'es pas mort ! Comme je n'ai plus toute ma tete, je ne sais trop quoi dire de réfléchi, alors je laisse place `a la spontanéité en lui répliquant plus lentement qu'`a l'habitude : - Merci, monsieur, de m'avoir laissé la vie... Et c'est comment que t'as fait pour me dessouder le cerveau ? Avec un regard d'animal blessé Grézi baisse les yeux quand je lui repose la question : - Comment t'as fait pour me dessouder le cerveau ? Sa mâchoire claque tel le pont-levis d'une forteresse. Puis, tres souplement, il me présente une serviette blanche dans laquelle au premier regard je 41 BOUMKŒUR n'aperçois qu'un morceau de bois verni. Mais au deuxieme zyeutement je vois se décamoufler de la blancheur du tissu un objet plus féroce qu'un simple morceau de bois verni marron : un fusil `a canon scié. Je comprends de suite : c'est un coup de crosse qui m'a cabossé la boule. Grézi qui a toujours le regard baissé commence `a faire pleuvoir ses nuages oculaires et toute la pluie salée atterrit sur le coton de la serviette blanche qui absorbe une `a une les gouttelettes. Il se leve d'un bond, `a son bras pend le fusil. Il a son index en fusion avec la gâchette, le mariage est explosif. Il démarre une premiere et une deuxieme série de cent pas sans parler de la troisieme. Puis il desserre l'étau de sa tchatche et commence `a se parler `a haute voix. — Pourquoi j'ai fait ça ? Maintenant ma vie est foutue, pourquoi je suis un connard comme ça ? Cette phrase, il la lâche un bon paquet de fois ; franchement je suis dépassé, de quoi veut-il parler? Grézi d'un coup devient fou. Il se met `a frapper `a coups de poing coups de pied sur tout. C'est sur le mur qu'il s'exprime le plus violemment, `a coups de tete, chacun de plus en plus méchant, il a la tete dure, ça fait au moins dix coups de boule contre la cloison porteuse, il ne saigne meme pas. C'est le mur qui doit souffrir. Mais un mur comme ça ne tom- 42 BOUMKŒUR bera jamais sur un coup de tete, Grézi le comprend, il arrete. Il ne semble pas avoir envie de délier sa langue davantage, `a croire qu'il m'a tout expliqué en morse. Voir un pote dans cet état, c'est pas le pied. J'aurais aimé l'aider, mais je ne pense pas qu'il en ait envie et sincerement, le fait qu'il ne lâche pas son jouet `a balles réelles, ça me refroidit pas mal pour lui déposer des phrases de réconfort. Des heures passent et sur le tabouret, j'ai l'impression qu'il s'est endormi. Je pourrais tres bien le désarmer et lui poser des questions, mais un accident est si vite arrivé, j'opte pour dormir moi aussi, la sieste porte conseil. J'ai mal `a la tete, ça ne pourra pas me faire de mal, j'espere qu'`a son réveil il sera déchargé de son agressivité pour qu'on puisse discuter en paix. Putain de ta mere de bandage de mes couilles, lâche-moi la tete ! D'un shoot, le torchon atterrit dans la corbeille en plastoc jaune. Ron-piche ron-piche ron-piche c'est le refrain du dodo. Lorsque je m'éveille, je ne sais pas l'heure qu'il est. La piece a retrouvé son accalmie, Grézi est debout face `a face `a son reflet que lui renvoie un petit morceau de miroir épinglé sur le mur. Il se 43 BOUMKŒUR caresse le visage, de sa poche il sort un peigne avec lequel il lisse ses cheveux roux comme une saison d'automne. Grézi est la parfaite reproduction du Gremlin, big shoes aux pieds, survet bleu pas trop serré et pas trop large, doudoune de marque, c'est important, pull Lacoste et une petite chevaliere en or au petit doigt. Pour avoir une image de son esprit, Grézi ressemble plus ou moins `a Tony Montana dans Scarface, avec moins de gel dans les cheveux. Comme d'autres jeunes de son âge, il aurait aimé avoir comme grand frere Tony Montana, aussi j'aurais bien aimé l'avoir comme brother, ce killer. Grézi, occupé `a faire sa belle, me tourne toujours le dos, enfin, sans vraiment me le tourner. Le reflet de glace lui a scotché d'autres yeux. - Pourquoi tu me regardes comme ça ? Je t'ai réveillé ? Ça va mieux, mon pote ? Moi, en parlant `a son dos : - Il est quelle heure ? A vrai dire, je ne sais guere si c'est mieux ou pire. Mon état n'est pas prioritaire, il faut absolument que je sache l'heure. A la baraque, si je découche, je me fais gronder pour ne pas dire massacrer. Merde ! Les piles de la pendule ont été rackettées pour son walkman. Plus aucune notion du temps. Grézi semble lâcher plus de mots, il est moins tracassé. Je peux commencer `a le cuisiner, mais en vain, il 44 BOUMKŒUR n'est pas dupe. Il y a un silence de mort apres mes questions. Ça n'a rien `a voir, mais `a ce moment je prends conscience que le lit sur lequel je suis encore allongé a des ressorts tres tres confortables. Apres un long trajet d'hésitations, le moulin `a paroles de Grézi se remet en route `a une vitesse phénoménale, `a croire le départ d'un sprint. Toute sa tchatche n'a dans mes oreilles aucun sens, il y a du gitan, de l'arabe, du verlan et un peu de français. La génération de Grézi a inventé un dialecte si complexe qu'il m'est pratiquement impossible de le comprendre. Les jeunes `a présent se sont ghetto-risés avec leur mixage oral qui les laissent sur la touche de l'intégration. N'ayant rien pigé, je fais comme `a l'école. - Yaz ! Pourquoi tu leves ton doigt comme ça ? T'es pas bien ou quoi ? Je lui réponds comme un éleve `a son maître : - J'ai rien compris ! Tu parles trop comme un Martien ! Calme-toi. Sa réplique est la meme que celle d'un professeur `a un cancre, j'ouvre les guillemets : « Va te faire enculer, je suis calme, si tu comprends pas ce que je te dis, moi je vais pas te parler `a la Moliere pour te dire que j'ai tué un mec. » 45 BOUMKŒUR Dans une cave de tres modeste superficie on découvre un lit de qualité relativement bonne. Les quatre murs gris, secs d'humidité, sont habillés de quelques posters de l'OM et de sexe, sur l'un d'eux sont pendus une horloge figée dans le temps et un éclat de miroir ne reflétant plus les âmes. Au centre de la piece, il y a une table ronde sur laquelle repose un fusil `a canon scié qui côtoie un walkman ne crachant plus d'écho. La porte est bouclée `a double tour grâce `a un gros verrou, sur celle-ci un clou planté a permis d'improviser un portemanteau pour une doudoune en cuir. Le silence de l'extérieur ne perturbe pas l'intérieur du lieu. Une quantité d'objets fracturés est amassée dans une corbeille pleine `a craquer. Grézi face `a son miroir s'arrange les meches. Yaz est couché. Seule sa tete dépasse de la maigre couverture. Ils sont dans cet univers de véritables caméléons. Apres le silence né de la révélation précédente, Grézi n'a toujours pas regardé Yaz, les vrais yeux dans les vrais yeux. Yaz, plus tard, cassera le silence d'une parole calme, l'inquiétude se lit sur son visage. Son interlocuteur s'est réemparé de l'arme avec laquelle son index refait la rime parfaite sur la gâchette qu'il caresse. Au plafond est agrafée une verte ampoule lumi- 46 BOUMKŒUR neuse, elle a la forme d'une poire pas trop mure. Elle éparpille de sa verdure dans leur espace cubai. Grézi, quant `a lui, continue `a caresser le jouet du délit. Il commencera un long monologue avec une voix tremblante et pleine de peine : - Y a de ça deux semaines environ, j'ai reconnu le gars avec qui je m'étais battu l'année derniere. C't'enculé m'avait foutu un coup de boule en traître qui m'a pété mes deux dents de devant. J'avais juré la vie de ma mere que si je le trouvais en dehors de sa cité, je le tuerais, ce fils de pute. J'avais juré ma mere la reine des putes, tu vois ce que je veux dire. Je l'ai suivi en douce et j'ai vu ou était son bahut. Apres c'était simple, je me renseigne `a la cité pour savoir qui possede des armes. On m'a dit que Napoléon le receleur de gadgets possédait des fusils de chasse pour se protéger. J'ai attendu qu'il aille promener son chien. C'était du gâteau. «Je suis entré aussi vite que je suis sorti. J'ai ramené le fusil chez un pote qui passe un CAP de métallier, il m'a scié le canon et comme il avait un pote en CAP de menuisier, il m'a aussi raccourci la crosse. J'ai vite fait de trouver des munitions, ici c'est pas ce qui manque. 47