ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES La Motocyclette mf !'.«^' GALLIMARD Touš droits de traduction, de reproduction et d'adaptation reserves pour Urns les pays, y compris l'U.R.S.8. © Editions Gattimard, 1963. Pendant une nuit de tempéte, Metzengerstein, sortant d'un lourd sommeil, descendit comme un ma-niaque de sa chambre, et, montant ä cheval en toute hate, s'élanca en bondissant á travers le labyrinthe de la jorěl. Edgar Poe. I I Maintenant que les cris d'oiseaux se sont tus, et qu'il f aut faire attention ä conduire prudemment la motocyclette, car un cycliste pourrait déboucher comme un fou ä cette heure oú les rues n'ont pas de circulation, Rebecca Nul se détache peu ä peu du réve avec lequel son depart est si étroitement lie qu'il se distingue ä peine des choses de la nuit. Ainsi allait son réve, ou du moins ce qu'elle se rappelle encore : eile se trouvait portée par l'une des hautes branches d'un arbre tres haut, sous un ciel inégalement sombre, comme si le soleil n'arrivait pas ä percer les nuages, et eile avait conscience ďavoir été mise la pour figurer la fleur de ľ arbre et pour offrir son épa-nouissement au soleil quand les rayons triomphe-raient du brouillard. Des oiseaux volaient autour d'eile, plongeaient et remontaient; ďautres étaient perches ä portée de ses mains. Plus bas, un honíme qui dans le réve était son mari, Raymond, mais qui ne lui ressemblait pas, grand, maigre et dégingandé tandis que le veritable Raymond est un peu courtaud, 9 s'avancait avec des maniěres de chat sur ľune des maítresses branches, et dans son allure il y avait une menace assez notable. Alors eile avait fait un violent effort pour se dégager du .régne vegetal et pour reprendre la faculté de se mouvoir, la capacité de donner l'alarme. Avec une emotion intense, eile s'était entendue prononcer les mots « pilleur de nid », cependant que se déchirait brusquement le tissu de son rove, et qu'elle se retrouvait au lit, toute raide et la gorge serrée, ä côté de Raymond qui avait grom-melé comme en réponse et s'était tourné vers eile sans cesser de dormir. Pourtant un bruit de voliére entrait dans la chambre, car la fenétre n'était pas fermée, c'était l'aube, et plus de cent oiseaux chan-taient á plein gosier dans le jardin. La petite ntaison f qu 'avait louée Raymond Nul était bátie en dehors de Haguenau, sur la route de Bitche, non loin de la forét.V Entourée de ces divers chants et de piaillements qu'elle n'écoutait pas mais qui retombaient sur eile comme des gouttes d'eau, tandis que s'effilochaient les images du réve, Rebecca pendant quelques minutes avait garde une immobilité complete, et si Raymond s'était reveille alors et ľavait embrassée, eile serait restée au lit, sans doute, et se füt rendormie plus tard. Elle avait attendu, sentant sa respiration sur son épaule, entendant un leger ronflement. Puis eile avait eu la certitude qu'il ne se réveillerait pas et qu'elle ne retrouverait pas le sommeil. Au lieu de le réveiller, comme eile aurait pu faire, eile s'était abandonnée a 10 des pensées ďespace et de grand air qui provenaient du songe autant que du chant des oiseaux, et ces pensées avaient pris un chemin qu'elle connaissait pour s'y ětre déjk laissé entralner plus d'une fois. Ses mains avaient remué premiěrement, et elles lui avaient rendu le sentiment de son corps en se portant sur ses petits seins, en caressant son ventre avec ami-tié, en parcourant tout le beau domaine lisse dont il lui semblait qu'elle s'était retiree pour se concentrer uniquement dans sa téte. « Je ne me hais pas », avait-elle pensé encore. Contrairement aux habitudes de son mari, qui méme au mois d'aout reposait dans un pyjama complet, Rebecca ne pouvait souffrir sur clle le moindre vôtement de nuit, eile ne pouvait dormir dans une chambre a la fenétre fermée, et eile couchait nue, sous plusieurs couvertures au besoin et sous un édredon épais qu'elle tirait jusqu'ä son cou pendant l'hiver. Par les rentes des volets, la chambre recevait un jour pále qúi était ainsi que la couleur du froid et qui décourageait de quitter le chaud abri des couvertures. Rebecca, malgré tout ce qui aurait dů la retenir au lit, s'était glissée hors des draps, non pas vite, comme on penserait qu'elle eut fait, mais lentement, et dans la chambre (assez fraiche en vérité pour un matin de mai) eile était restée debout sans bouger pendant un petit moment, comme pour mettre sa volonte á l'épreuve. Ensuite, pour ne point faire de bruit, eile n'avait ouvert ni l'armoire ni la commode oú était range son linge, eile avait négligé de prendre ses 11 vétements sur la chaise, et directement eile était allée dans la salle d'eau, qui communiquait avec la chambre et avec le vestibule. La, aprěs avoir refenné la porte, puisque Raymond ne s'était toujours pas reveille, eile s'était sen tie dans un air libre selon son désir, eile avait eu la certitude que rien ne viendrait faire obstacle a son projet. Mais eile n'avait pas tou-ché aux robinets de la douche ni ä ceux du lavabo, ni au bonton ďéclairage, eile n'avait pris aucun soin de son corps, eile avait méprisé de peigner ses cheveux coupes aussi court que sur la téte d'un garcon. eile n'avait pas lavé ses dents, eile n'avait pas fardé ses lěvres, eile ne s'était pas regardée dans le miroir. Sa seule action avait été de retirer de la corbeille á linge sale une petite culotte de nylon creme qu'elle y avait jetée la veille, et de la mettre. Tant pis pour les pantoufles qui auraient protégé ses pieds contre le froid du carrelage, puisqu'elles étaient restées pres du lit. Leur absence n'aurait pas empéché Rebecca de marcher sur la surface d'une riviere gelée, si quelque chose (ou quelqu'un) 1'avait attirée fortement sur 1'autre rive, car, de son propre avis, son caractěre ressemblait ä celui que l'on attribue aux chěvres, soumis ä l'humeur, impulsif et tetu fanatiquement. H ne s'agissait, d'ailleurs, que de passer dans le vestibule, ou était son costume de motocycliste. Avec des precautions, car la porte criait (mais le chant des oiseaux aurait couvert un bruit plus fort), eile avait tourné la poignée, ouvert, refermé derriěre eile. Alors il n'avait plus été nécessaire d'etre tant 12 silencieuse. Derriěre chaque porte, en effet, se trou-vait une piece vide, la salle d'eau d'un côté. de 1'autre le salon (salle a manger aussi), et le risque n'était plus de réveiller Raymond, mais qu'il se réveillát tout seul si eile avait lambiné. Une armoire contenait des manteaux, des impermeables, en nombre moins grand pour l'homme que pour la femme, comme il est ordinaire, et Rebecca avait déplacé sa garde-robe pour prendre dans un coin le seul vétement qui eüt le pou-voir de faire battre son cosur plus vite et de lui don-ner des pensées d'orgueil, celui qu'elle n'endossait jamais sans une sorte ď exaltation, celui que Raymond regardait toujours avec tristesse et méfiance. C'était une combinaison de cuir noir, trěs brillant et double de fourrure blanche, qui fermait étroitement au cou, aux poignets et aux chevilles par le moyen de petites courroies. Rebecca 1'avait largement ouverte (ce qui lui donnait ľair de la dópouille d'une grande bote a l'instant écorchée), puis, les jambes d'abord, eile s'y était introduite, toute nue sauf la culotte de nylon un peu transparente sur le triangle du poil, et en tirant de bas en haut la languette de la fermeture éclair eile avait clos le sombre étui sur son corps natu-rellement brun. « Rien n'est aussi doux que cela », s'était-elle dit, avec quelque naivete car ce n'était que du lapin et eile n'avait pas eu ľ occasion de se frotter ä de la martre ou ä de la zibeline, tandis que le sang lui montait ä la téte a cause de la chaleur et d'un léger chatouillement qu'elle sentait sur toute ľétendue de sa peau. « Mon corps est comme un violon dans une 13 boíte capitonnée », avait-elle pensé encore, se rap-pelant que son niari ľavait comparée ä un instrument de la sorte, la premiere fois qu'il ľavait découverte. Son amant n'avait jamais rien dit de pareil. Raymond, lui, était souvent ridicule par la banalite de ses compliments, mais Rebecca s'était plu á celui-lä, et eile n'avait pas besoin ďune glace pour savoir que sa nudité s'apparentait á des feuilles ramassées dans le sous-bois en automne. Tout en se flattant d'analogies, la jeune femme avait chaussé ses pieds de bot-tillons aussi chaudement fourrés que la combinaison, noirs également, et eile avait glissé les tiges ä ľinté-rieur avant de boucler les courroíes des chevilles. Sans bas ni socquettes, car ľarmoire du vestibule n'offrait rien de semblable. Elle avait mis de grosses lunettes á verres bombés dans une monture de caoutchouc. Enfin, pour achever ce qu'elle nommait avec une cer-taine exactitude sa toilette de coureuse, eile avait pris une cagoule (comme disait le vendeur de la bonne-terie de Geněve oů eile ľavait achetée) ä peine plus noire que ses cheveux et qui était ainsi que le négatif du loup car eile ne laissait paraltre du visage que ce qui est normalement cache par le masque ; eile avait bouclé le col de la combinaison dessus, eile avait boucló les poignets. De souples gants noirs avaient couvert ses mains. D'un trousseau de clés accroché au mur, Rebecca s'était servie pour ouvrir la porte, puis eile avait ouvert une petite remise attenant le pavilion, et eile était allée ouvrir la barriěre du jardin. Ensuite eile avait 14 remis les clés ä leur place et eile avait repoussé la porte. Des oiseaux s'étaient envolés sur son passage, vrillant ľair avec un bruit de projectiles. D'autres, plus loin, chantaient sans s'émouvoir. Dans la remise, á côté du velo qui servait ä Raymond pour aller au lycée (et ses élěves se moquaient de lui, eile les avait vus, quand il enfourchait la vieille bécane ä guidon haut, placant sa serviette a cheval sur le cadre rouillé), il y avait la motocyclette de Rebecca. Une grosse Harley-Davidson du modele le plus recent et le plus rapide, toute neuve, peinte en noir sauf les parties chromées, dont la plus éclatante était le tuyau d 'échappement avec ses tubulures souples. Posséder une pareille machine, sans rivale assurément dans la catégorie, n'était pas un bonheur commun pour une jeune personne de dix-neuf ans, et Rebecca s'émerveillait chaque fois qu'elle allait dans la remise observer sa monture (comme une nou-velle mariée qui n'en croit pas ses yeux d'etre en possession ďépoux) ; eile avait appris les particularités de son bien ; eile se les disait toute seule, eile aurait pu les rópéter dans ľordre de la notice, et si eile n'avait pas manqué d'amies, arrivée depuis peu a Haguenau, par malchance, eile se fôt vantée perpé-tuellement des deux cylindres du moteur, de sa cylin-drée totale de mille deux cents centimetres cubes, de sa puissance approchant soixante chevaux au frein... Elle eút été la plus ennuyeuse des femmes, sans doute, á cause d'une tendance ä la pédanterie que Raymond supportait sans se plaindre, mais qu'il lui avait fait 15 remarquer quelquefois. Bah, il était bien question de Raymond ou d'amies eventuelles ! Quand eile était devant la moto, sous le toit du petit garage, eile se trouvait dans un espace different de l'ordinaire, eile pensait ä ľétat de franchise insolite qu'ä 1 egard de son marí lui procuraient les roues garnies de gros pneus ä flancs blancs, ou ä ľétat de servitude non moins inaccoutumée dans lequel elles la tenaient vis-a-vis d'un autre homme, et toutes ses connaissances techniques ne ľempéchaient pas de flatter de la main, souvent, corame on fait au poitrail d'un animal, le projecteur caréné sur la fourche, en avant du guidon, et de murmurer comme une amante au lit : « Jus-qu'ou m'emporteras-tu, taureau noir ? » Ainsi Rebecca, aprěs avoir ouvert la barriěre qui donnait sur la route, était revenue aux idées qui la prenaient habituellement quand eile était restée plu-sieurs jours dans la compagnie de son mari, et eile avait posé une main fiévreuse sur le reservoir de la belle machine qui allait lui permettre de s'eloigner de cet homme et de se rapprocher d'un autre. Pourquoi done s'était-elle mariée, deux mois et demi aupara-vant ? II n'y avait plus que quelques litres d'essence dans le reservoir, mais eile ferait le plein (s'était-elle dit) ä 1'entrée de la ville, car le pompiste savait qu'elle était la femme du nouveau professeur d'histoire et de géographie, et il inscrirait la dépense au compte de Raymond. Les poches de la combinaison étaient vides ; pas plus d'argent que de cigarettes, pas de mouchoir, pas de montre ä son poignet, et il n'aurait 16 pas été prudent de retourner dans sa chambre pour chercher tout cela ; en outre, ce dénuement materiel complétait bien sa nudité, et eile avait eu le sentiment d'etre saisie déjä par l'homme fort devant lequel eile allait paraitre aussi dépouillée que si eile avait fait naufrage et qu'elle fut sortie de la mer ä ses pieds. Entre la porte du garage et celie du jardin, un chemin sablé tracait une bande claire, qui était dans l'axe de la motocyclette. Des sapins dressaient une sombre paroi de ľ autre côté de la route. Une main au guidon, 1'autre ä la seile (qu'elle s'était amusée a border de longues franges qui flot-taient dans le vent comme une criniěre noire quand eile allait vite), Róbecca avait poussé la moto en avant, et la béquille s'était relevée avec un bruit de culasse. Malgró son poids de plus de deux cent cin-quante kilos, eile avait fait rouler la machine hors de la remise. Une petite pente aidait ďailleurs ä la manoeuvre. Sur le chemin que le soleil levant dorait, eile avait adressé á Raymond quelques pensées encore. N'allait-il pas se réveiller et paraitre ? Et dans ce cas, que faire et que lui dire, comment expliquer ce depart ä ľaube, s'il avait demandé des explications ? Ľidée qu'il aurait pu vouloir la ramener au lit, qu'il aurait pu mettre la main ä la fermeture eclair et -ouvrir la combinaison, saisir son corps nu, lui avait été insupportable. Ce n'était pas pour étre saisie par lui qu'elle avait cédé au conseil des oiseaux, et puis eile se sen-tait fiere comme un chevalier en armure quand eile avait revétu sa combinaison de cuir et qu'elle s'ap- 17 puyait ä la motocyclette comme ä un destrier har-naché, et eile avait conscience qu'il fallait choisir son vainqueur pour se remettre á sa discretion, se rendre ä lui en toute humilité et laisser qu'il défit la cuirasse. Elle était assez femelle, malgré ses airs de jeune homme. pour n'attendre d'une cuirasse rien de mieux que le bonheur de la capitulation et le plaisir de la défaite. Alors, puisqu'en attendant eile eut risque d'etre reprise et que le chemin ensoleillé descendait devant eile comme pour I'aider a laisser le songe en arriere a vec les derniers souvenirs ďétreintes conjugales ou de sommeil partagé, Rebecca avait posé le pied sur la pédale du kick et eile ľavait actionnée deux fois pour faire venir ľessence au carburateur, la moto n'ayant pas quitté le garage depuis plusieurs jours. Puis eile avait tourné la clé de contact et eile avait donne un coup de pied plus violent. Le moteur était parti sans avoir besoin d'autre sollicitation, et eile avait sen ti une joie impétueuse d'entendre son bruit sourd, ä bas regime, tandis que frémissait le cadre de i'engin avec cette sorte d'impatience d'etre mis a ľépreuve que les machines puissantes ne montrent pas moins que les chevaux de race. II lui avait semblé qu'en eile aussi le contact était mis, que la vie était revenue comme au sortir d'une longue hibernation, que son cceur avait retrouvé le rythme normal et que le sang courait a nouveau dans ses arteres et dans ses veines comme dans celieš de la fille qu'elle avait été, disponible a toutes les chances bonnes ou mauvaises. « Pres 18 de Raymond, j'ai une existence de pierre », avait-elle pensé (injustement), s'exaltant ä ľidée qu'elle allait deserter le rěgne mineral et sauter par-dessus le vegetal pour rentrer dans celui des espěces supérieures. Elle s'était sentie préte ä bondir, ni plus ni moins que la motocyclette. S'aidant du marchepied, Rebecca avait enfourché la Harley, eile s etait assise sur la seile large dont eile avait éprouvé 1'elasticite avec satisfaction, contente aussi qu'il n'y eůt qu'une place, puisqu'elle s'était obstinément refusée á faire ajouter un siěge posté-rieur. De la main droite, eile avait tourné légérement la poignée d'acceleration, tandis que de la gauche eile diminuait un peu ľavance ä ľallumage et qu'elle débrayait, puis son pied gauche avait presse la pédale du sélecteur pour prendre la premiére vitesse, cepen-dant qu'elle accélérait encore un peu et qu'elle laissait revenir sous ses doigts le petit levier d'embrayage. La grosse moto s'était mise en marche doucement, imprimant au sable du chemin des traces de pneus qui feraient au moins savoir ä Raymond que sa femme ne s'était pas changée en oiseau ni en écureuil. comme il feignait parfois de craindre, quand il la pláisantait tendrement sur ses velléités de fuite. Dormait-il vraiment encore, ou bien s'il s'était apercu qu'á son côté le lit était vide, quitté depuis peu ä juger par la tiédeur des draps ? Pouvait-il n'avoir pas entendu le bruit du moteur, mis en marche ä quelques metres de la chambre ? Sa capacité de simulation, quand il avait décidé de ne pas se 19 fácher et pour cela d'ignorer ce qui se faisait contre lui de blessant, était si loin au-dessus de la patience la plus exemplaire qu'on ne savait plus s'il fallait lui donner du sublime ou bien le traiter ďinsensé ou d'idiot miserable. Le metier de professeur, qui le mettait en butte a des vexations de toute sorte, car, sans qu'on le détestát, ses élěveš se seraient laíssé battre plutôt que de renoncer a « chahuter Nul », avait évidemment développé cette qualité (ou ce défaut) qu'il reconnaissait volontiers et dont il n'était ni honteux ni fier. II avait été chahuté abominablement dans la petite ville des Cévennes oů il enseignait avant son mariage. et a Haguenau, oú sa reputation de victime bénévole n'était pas encore faite et oil il avait essayé d'etre severe au debut, les scenes de moquerie s'étaient reproduites, sous des formes ä peine diffié-rentes. Un jour, par exemple, avait-il raconté a Rebecca, sa classe avait organise un pique-nique pendant le cours d'histoire, et tandis qu'a ces garcons de quinze ans, mélés de quelques filles, il exposait imper-turbablement la decadence de la puissance autri-cbienne au xixe siěcle, ceux-la débouchaient ä grand bruit des bouteilles, coupaient le pain, tranchaient de la viande froide et du saucisson, partageaient des tablettes de chocolat, pelaient des fruits, commen-taient a haute voix le gout des nourritures et se sou-haitaient bonne digestion aprěs s'étre souhaité bon appétit quand le cours avait commence. Personne n'avait été puni, et ils avaient inventé autre chose aux lecons suivantes, et Rebecca n'avait jamais compris si 20 c'était chez son mari faiblesse ou force que cette étrange faculté de fermer les yeux et les oreilles et de se feindre absent dans les moments ďépreuve. Oú done allait-il pendant ces moments-la ? Elle ne l'avait jamais compris non plus. Comme les autres fois, eile avait pensé ä lui avec un renouveau de tendresse ä 1'instant de son escapade, et, pour se donner la certitude au moins qu'elle ne partait pas en cachette, eile avait ouvert en grand les gaz des qu'elle avait tourné au coin du pilier blane oú prenait appui la barriěre. Le tonnerre habituel avait retenti, et eile s'était trouvée projetée en avant sur 1'asphalte om-bragé de sapins. D'un petit mouvement du pied, tandis que de la main eile réduisait d'un rieri 1'admission puis l'ouvrait en grand de nouveau, eile était passée en seconde, et instantanément (semblait-il) 1'aiguille du compteur fixe sur le reservoir était mon-tée au-delä du chiffre 80. Mors la motocvcliste avait pris la troisiěme vitesse, puis eile avait coupé les gaz, car ä plus de cent dix kilometres ä l'heure eile arri-vait aux premieres maisons de Haguenau. A moins de s'étre bouché les oreilles ä la cire, Raymond devait avoir entendu quelque chose, s'était-elle dit en s'éloi-gnant du pavilion, tandis que derriěre eile les sapins confondus par ľ allure se rapprochaient dans le miroir du rétroviseur comme les murs d 'eau de la mer Rouge derriěre le peuple ďlsraěl. Débarrassée du pharaon imaginaire qui, s'il eilt voulu la poursuivre, aurait été englouti par la sombre vague, Rebecca avait presse vigoureusement la pédale 21 du frein, sur laquelle, en conduisant, était toujours posé son pied droit, de f aeon ä pouvoir parer sans retard aux éventualités de la route. En méme temps eile s'était comme arc-boutée entre la seile et les poi-gnées du guidon, car le frein de direction n'était pas serré, et eile savait que la motocyclette est un objet parfois capricieux en cas de ralentissement brusque. Mais tout s'était bien passe, l'asphalte étant uni et sec, et eile avait oblique ä droite sur la piste d'une station de ravitaillement qui se trouvait avant le premier carrefour. Débrayant de la main gauche, frei-nant encore de la droite et du pied, eile avait arrétó sa machine devant les pompes qui étaient surmontées de globes lumineux pour signaler dans la nuit aux automobilistes que la station ne cessait jamais d'etre a leur disposition, et eile avait presse le bouton d'ap-pel. A plusieurs reprises, eile avait entendu la sonne-rie retentir dans la petite maison, dans la chambre du débitant, pres du lit oü sans doute il dormait ä côté de sa femme. Elle avait vu de la lumiěre derriere les volets, la porte s'était ouverte, et puis avait paru ľhomme qu'elle connaissait et qui 1'avait saluée en maugréant un peu. H devait avoir conscience d'etre ridicule en se présentant dans un manteau court qui laissait jusqu'aux genoux ses jambes nues et le fait d'etre boutonné jusqu'au cou, loin de le rendre plus decent, évoquait sous la gabardine une nudité complete, aussi répugnante que celle des exhibitionnistes qui s'étaient montrés naguěre ä Rebecca, quand avec son ami Daniel eile allait se promener tard en des 22 lieux mal fames de la banlieue genevoise. Aprěs avoir donné un tour de clé a la serrure de la pompe, ľhomme était venu vers la moto, le tuyau a la main, geste qui ne démentait pas trop la comparaison precedente, et il avait introduit le bee dans l'ouverture du reservoir. « Le plein », avait demandé Rebecca, tandis que l'aiguille tournait lentement sur le cadran du distributeur, et la jeune femnie avait eu l'impres-sion que c'était de la liberté en puissance qu'elle absorbait comme un alcool, litre par litre, autant qu'en pouvait contenir le gros estomac de metal brillant qu'elle allait tenir entre ses cuisses quand eile serait remontée en seile. — Vous me reconnaissez, avait-elle dit a ľhomme, quand c'avait été le moment de refermer et d'essuyer le reservoir. Je suis Mme Nul, la femme du professeur qui passe ici le matin quand il va au lycée. Je suis partie sans argent. Vous ferez signe ä mon mari, quand vous le verrez, pour qu'il s'arréte et qu'il vous pay e. — Masquée comme vous ľétes, vous avez plutôt ľair ďun coureur de route, et je n'aurais pas pensé ä une dame en vous voyant, avait-il répondu. Mais je connais la moto, bien sur. II n'y en a pas deux comme eile dans le pays, et méme en AUemagne on aurait du mal ä trouver la pareille. Pour ce qui est de votre marí, je n'aurai pas de difficulté. 11 n'appuie pas beaucoup sur les pédales, le professeur. S'il prenait la moto, il irait plus vite & ľécole. et les gamins le respecteraient davantage. 23 — La moto est ä moi, avait dit Rebecca. Personne ďautre ne la montéra jamais. Contente que son credit n'eút pas été en défaut, eile avait encore, pour plus de sureté, fait verifier la pression des pneus. Puis d'un léger coup de kick eile avait remis le moteur en marche, et eile avait tourné la poignée ďaccélération pour le lancer un petit moment a plein regime, comme font les pilotes des avions de ligne avant de prendre la piste d'envoi. La rue avait résonné comme un tambour negre, et le pompiste s'était bouché les oreilles, criant que les gens dormaient encore et qu'il aurait des ennuis. Quels ennuis ? Rebecca était assez femme, malgré son accoutrement, pour ne pas s'inquiéter de cela. A vec un geste de la main pour saluer le capon (ou lui conseiller de regagner le lit), eile avait enfourché de nouveau la machine, réduit les gaz, et en premiere vitesse eile avait quitté doucement la station, a laquelle son éclairage superflu dans le petit matin donnait un curieux aspect de monde en retard. Ensuite, le moteur presque au ralenti, eile s'était laissée glisser indolem -ment en seconde, passant d'abord devant la gare, puis sous le pont du chemin de f er, traversant un cours d'eau sur un autre pont, puis empruntant ä sa gauche le boulevard de circonvallation. Et maintenant Rébecca Nul roule sur le large boulevard qui porte le nom ďun guerrier de la derniěre guerre. « Ce n'est pas la moindre tristesse des villes francaises, pense-t-elle. que d'avoir tant de rues éti-«juetées d'un nom de gendarme. » Elle pense encore 24 qu'en Suisse, oři eile est née, on se limite générale-ment au general Dufour, et eile s'irrite un peu contre Raymond, comme si son metier de professeur d'his-toire le rendait responsable ou complice de cette nomenclature abusive. A gauche, la riviere qu'elle a traversée tout ä l'heure longe le boulevard, et l'eau pálement verte reflěte des pans de murs rouges, des toits gris, des arbres maigres. Plus tard, on verrait des lavandiěres, mais si quelqu'une se montrait sur la rive a cette heure. on la pourrait soupconner d'in-conduite, ou de vouloir attenter ä ses jours. « Comment peut-on désirer la mort ? » pense Rébecca, qui serre entre ses genoux le reservoir vibrant et qui sent une vie généreuse et violente en touš les points de son corps comme en tous ceux de sa mon ture. Le boulevard a subi des travaux récemment, et le goudron, livré trop tôt peut-étre ä la circulation, présente une surface ondulée qui fait travailler les ressorts et les amortisseurs hydrauliques sur lesquels est suspendue la moto. Comme pour contrarier les sauts de la roue, la fourche va et vient, avec un mouvement de telescope, sous le regard de Rébecca. Si eile allait plus vite, tous les chocs seraient absorbés, et eile ne sentirait rien que le rythme impérieux du moteur, mais a cette allure et sur cette chaussée semée de bosses eile est soumise ä un balancement regulier qui n'est pas plus désagréable que celui d'un bateau voguant sur une eau calme, quoiqu'il la fasse adherer un peu trop lourdement au caoutchouc mousse et aux ressorts ä boudins de la seile. II en résulte une sorte de mas- 25 sage, un fourmillement au contact du poil de la doublure, et Rebecca, imaginant combien ce serait pire si eile était tout ä cru dans la combinaison, se félicite ďavoir songé a se culotter avant de partir. Faute de ce qu'au dernier moment eile a soustrait ä la lessive, comment résisterait-elle ä l'envie de tourner la poi-gnée des gaz pour faire ronfler le moteur ? Děs qu'elle sera sortie de la ville, il faudra qu'elle accélěre ; il faudra que le souci de conduire ä grande vitesse sup-prime jusqu'a ľidée de la sensation importune. Un peu avant la fin du boulevard, un panneau bleu signále une double bifurcation, et la figure qu'il pré-sente est si serpentine et si embrouillée que les rou-tiers auxquels il s'adresse feront bien de s'arréter sans doute et de réíléchir avant de 1'interpreter, s'ils n'out pas une disposition speciale ä comprendre les épures. Rebecca ne fut jamais savante en geometrie, mais sa memoire est sans défaut, et quoiqu'elle n'&it pas eu sou vent ä le prendre eile n'a aucun besoin de lire des inscriptions ou de suivre des flěches pour connaitre le chemin qui va de son mari ä son amant. Elle vire a gauche, ce qui la fait passer de nouveau sur la riviere Moder qu'elle a franchie tout ä l'heure, et puis, laissant de ce côté la rue au long d'un petit cimetiěre et la grande route de Wissembourg, eile prend, tout ä droite, la route qui va a Lauterbourg, en traversant Marxenhouse, faubourg oři se trouve un cimetiěre encore. Que de cimetiěres, pense Rebecca ; que de casernes et de terrains militaires dans la triste ville oů la mena son mari parce qu'il était trop vigoureu- 26 sement chahuté ailleurs, comme si ce n'était pas le destin de cet homme tranquille et bon d'etre chahuté partout... Le faubourg n'est pas moins dépeuplé que la ville, les volets des fenétres y sont fermés pareillement, les réveils attendront pres ďune heure avant de sonner dans les chambres, et pourtant, se dit Rebecca, le jour, ä la mi-mai, n'est jamais si beau qu'ä son debut. Ces gens-lä sont-ils sourds qu'ils n'ont pas entendu le chant des oiseaux, ne savent-ils pas que la grande forôt est aux portes de chez eux, noire et verte sous les premiers rayons, jonchée sur la mousse vive et sur les aiguilles mortes de millions d'images du soleil propres & réchauffer leurs cceurs d'avares ? N'ont-ils d'autre souci que le travail et la paye ? Avec un peu de fácherie, tout a coup, contre le commun de ses frěres ou soeurs, contre elle-meme aussi parce qu'elle s'est laissée aller ä mépriser de pauvres gens, ce qui n'est pas dans ses habitudes, la jeune femnie remue la téte comme ferait un cheval assujetti aux ceillěres, et eile constate encore une fois qu'il n'y a décidément pas une áme (pas un chat non plus) sur la voie publique. Le cycliste imprudent qu'elle craignait de rencontrer en ville et qui ne s'est pas montré se mon-trera-t-il ä Marxenhouse ? Elle n'en croit plus rien, les carrefours sont rares, la sortie du faubourg, que 1'on voit au bout de la longue rue, est parée par le soleil levant d'un éclat de terre promise, les gendarmes ne seront pas ä leurs postes avant que la circulation n'ait repris. Alors Rebecca caresse de la main 27 la courbe bien íuselée (selon son goůt) du reservoir, geste qu'elle a vu faire aux cavaliers sur l'encolure, puis eile revient ä la poignée d'admission et eile ouvre en grand ľentrée des gaz. En seconde vitesse, comme eile est, la moto répond a la sollicitation avec la promptitude d'une piece ď artifice que l'on a mise ä feu. Sa conductrice ralentit a peine le regime, débraye de I'autre main, passe en troisiěme d'un mouvement du pied beaucoup plus rapide que le coup ďéperons des cavaliers auxquels il vient d'etre fait allusion, et presque aussitôt, quand l'aiguille du compteur atteint cent vingt, le moteur allant ä pres de cinq mille tours a la minute, eile répěte la manoeuvre pour passer en quatriěme. A chaque fois qu'elle embraye ainsi sur la lancée du moteur (comme font les pilotes de course, lui a dit Daniel), il semble qu'une main puissante la jette en avant plus vite encore. Tant pis pour les disques de l'embrayage, qui s'useront tôt (lui a dit Daniel également) d'etre mis ä pareille épreuve. Manager est tout ce que hait ľépouse du professeur d'his-toire, la maitresse de Daniel Lionart qui se fait passer pour professeur aussi quoiqu'il n'enseigne pas, et dans les raisons qu'elle a ď aimer ces deux hommes la meilleure est assurément que ni l'un ni I'autre n'ont jamais essayé de lui donner plus de moderation ou de mesure, si le premier la laisse libre de s'enfuir a moto quand eile veut et l'accueille au retour sans lui poser de questions, si le second la traite en esclave quand il la saisit et l'affranchit tout de suite aprěs qu'il a satisfait son désir. La prudence ne lui semble 28 pas aussi detestable que l'avarice, la reserve ou l'éco-nomie, cependant que sa vitesse approche le cent cinquante ä l'heure avant qu'elle soit sortie du faubourg. Elle a serré le frein de direction, car eile croit se rappeler qu'il se trouve un petit caniveau hypo-, crite et des irrégularités de surface ä la hauteur des derniěres maisons. Cest en se penchant un peu ďun côté ou de I'autre. quand il en est besoin, qu'elle se maintient sur la ligne voulue, qui est absolument droite sur plusieurs kilometres. Entre ses jambes écartées par le reservoir, le moteur va de toute la force des deux enormes cylindres, chose vivante, fré-missante et furieuse ä tel point que ce déchalnement ne cesse de 1 'émerveiller comme au premier instant qu'elle en eut la revelation. Quelle brute ! Le bruit qu'il fait doit s'entendre jusqu'a I'autre banlieue de Haguenau, jusqu'au pavilion et jusqu'au lit ou Raymond étend peut-ôtre un bras vers la place vide ; il résonne certainement dans la caserne des gendarmes ; Rebecca s'amuse ä l'idée de son echo dans les longs couloirs crasseux, ä celie de l'aboiement des chiens policiers derriěre les grilles. Quand eile jaillit hors de l'espace báti et qu'elle entre en forét, l'aiguille du compteur est ä cent cinquante, et sa main réduit les gaz tandis que par une double et rapide inclinaison du corps eile guide sa monture sur un léger coude de la route qu'elle connait bien d'ailleurs et qui ne demande presque aucun ralentissement. Ensuite, la ligne droite reprend sur une dizaine de kilometres, jusqu'a Soufflenheim, et 29 cette rectitude avec laquelle'comme au couteau l'es-pace est tranche donne un certain vertigo qui se peut rapporter ä celui du fil ä plomb, car eile attire a la facon d'un abime profondément vertical sur lequel on se penche. Charme étrange de la ligne d'abeille, saura-t-on jamais ce qui pousse ľinsecte ä se ruer tout droit de la sorte, si c'est avec ivresse, bonheur, rage, soif d'arriver au bout de son existence, ou par quelque sens de ľespace dont ľhomme n'a pas été pourvu mais qu'il soupconne ä l'occasion ? Ainsi la vitesse r assemble les hauts sapins noirs en parois comme d'un défilé creusé dans une roche plutonienne (le choc n'en serait pas moins dur), et la route a 1'ap-parence d'un sentier étroitement encaissé, noir aussi, qui aboutit peut-étre au soleil. Plutôt que de conduire une motocyclette, Rebecca penserait qu'elle pointe un canon vers une cible lumineuse, ou encore qu'elle est obus elle-méme dans ľáme de ce canon. Ce qui devrait ľencourager ä tenir ferme le guidon et ä fournir tout ce qui se peut de gaz au moteur. Pourtant eile tourne la poignée, coupe 1'admission coniplětement, laisse la moto ralentir sur sa lancée pendant un peu plus de deux kilometres, et quand eile arrive devant un banc, qui est sur le bas-côté gauche, eile freine, passe une vitesse inférieure, traverse la route et s'arréte en face des planches moussues. Elle met pied ä terre, place la machine en position de repos sur sa béquille; eile se couche de tout son long sur le banc vieux, la face tournée vers ľe ciel. Car soudain eile a pensé ä ľheure, quoiqu'elle n'ait 30 pas pris de montre. Le temps pourrait lui ôtre revenu en memoire a cause de la trouée dans l'espace que figure si nettement la route forestiěre, ou pour une raison moins facilement discernable, ou sans raison du tout, peu importe. L'important est qu'il ne doit pas étre beaucoup plus de cinq heures, puisqu'elle s'est levée ä l'aube et que tout dormait encore dans la ville ; or la distance ä franchir jusqu'á Heidelberg est d 'environ cent trente kilometres (dont la moitié d 'auto-route) depuis l'endroit ou eile se trouve, et pour son dernier trajet, allant vite, eile n'a mis que quatre-vingts minutes, malgré la traversée de Karlsruhe oit 1'on est toujours retardé. Daniel Lionart, eile s'en souvient sürement, déjeune ä neuf heures (sur la ter-rasse de sa maison quand il fait aussi beau que ce matin). C'est done pres de trois heures qu'il lui f aut perdre pour ne pas arriver trop tot au grand chalet qui domine la vallée du Neckar, et voilá qu'elle regrette sa montre et se traite de sötte et de niaise pour l'avoir laissée sur la table de chevet. I II Le banc, s'il était aussi vieux qu'il semble, existe-rait depuis des siěcles, mais ľhumidité est si tenace dans la forét alsacienne, la glace et la neige y sont dispensées par l'hiver avec tant de largesse, le dégel est si tardif, les insectes et les larves qui creusent des galeries dans le bois sont tellement nombreux, qu'il faudrait des planches d'une bien dure espěce pour braver tant de maux réunis. Or ce n'est que du sapin, comme celui de leurs cabanes, qui est employe par les cantonniers á la construction de ces petits reposoirs, et la peinture généralement verte dont ils les recou-vrent ne les protege pas plus d'une saison. Rien de curieux, done, ä ce que la premiere sensation éprou-vée par la jeune femme aprés qu'elle s'est étendue la, ou du moins la premiere qu'ait enregistrée sa conscience, soit de l'ordre olfactif, et que Rebecca, fermant les yeux ďabord, pense ä quelque église ou chapelle que l'on n'aurait pas ouverte depuis trěs longtemps et oü pareillement l'on respirerait une odeur de bois moussu, moisi, pourri, un parfum de 33 3 résine et des exhalaisons de champignonniěre. Lége-rement agacée, car il serait injuste, se dit-elle, d'avoir entrepris de fuir sa maison et son mari ä l'aube et d'en étre payee par une impression claustrale, Rebecca souleve les paupiěres et fait glisser sous la cagoule ses lunettes jusque sur le front. Au-dessus ďelle, le ciel est bleu dans les découpures des branches de sapins, car le banc est ä la lisiere des arbres, appuyé contre deux troncs pour plus de solidite, et les rameaux qui ľabritent n'ont pas beaucoup ďépaisseur. Dans ce con traste de vert sombre et de bleu, il y a quelque chose de déchirant, une sorte de beauté aigue qui se peut comparer á celie du relief sous-marin quand le plongeur avant de remonter dirige le regard vers le haut des rochers et vers la surface de la mer. Les extrémités des branches, comme des algues dans une eau tranquille, frissonnent dans un faible courant ďair. Ses promenades en forét ont permis ä Rebecca de remarquer déjä certain tremblement des aiguilles des conifôres ou du feuiJlage des autres arbres sans qu'il y ait de vent que l'on sente, et eile s'est émue plusieurs fois devant ce simple phénoměne, s'inter-rogeant sur les causes de son emotion prof onde, échouant ä les bien éclaircir. Répondre, comme Raymond quand eile ľavait questionné, qu'il s'agissait ďune sorte de pulsation ou de respiration de la nature vivante que ľhomme découvrait avec un melange de respect et ďeffroi, était banal en somme, vaguement piétiste, et n'expliquait nullement pourquoi Rébecca entre dans un tel état ďexaltation qu'elle est préte a 34 céder ä la premiere envie ou au premier caprice quand eile voit trembler les feuilles. Pour designer cet état-lä, le mot d'alienation ne serait peut-étre pas exagéré, puisque, sinon sa volonte, du moins la faculté de contrôle qu'elle possěde en temps normal est étran-gement affaiblie, et Raymond, s'il connaissait mieux son épouse, aurait pu associer l'effet produit sur eile par le frémissement vegetal avec Faction exercée sur des personnes sensibles par le clair de lune ou par l'odeur des fěves. II n'en va pas autrement en ce matin de mai, tandis qu'un gros insecte ailé traverse en bourdonnant le ciel au-dessus de la route, et que Rebecca, qui l'a suivi des yeux sans lui donner plus d'attention qu'aux vapeurs trainant a la cime des arbres et que le soleil va dissiper, revient aux branches qui remuent ä quelques metres de son front comme pour caresser sa pensée turbulente. Car c'est auprěs de Daniel Lionart qu'elle voudrait ôtre, soumise aux désirs et aux doigts de Daniel avec autant ďobéissance qu'ä ľair ambiant les rameaux de sapin, comme eux patiente et frémissante, préte a répandre son pollen au moindre attouchement, sans tréve ni mesure. Enfermée dans sa combinaison de motocycliste, eile se voudrait toute nue sur les planches pourries qui la soutiennent, et qu'il soit debout devant eile, la main posée sur eile pour lui faire seňtir son commandement. Entre ses doigts eile a compris pour la premiere fois ce que c'était que cette mysté-rieuse abnegation dont il lui avait été souvent parle a ľécole, ce merveilleux renoncement au gouvernement 35 de son corps et ä celui de son esprit, cette aisance de feuille dont eile sait maintenant qu'elle est capable. Feuille ou fille, c'est presque le méme mot. La feuille morte, se dit-elle, est dure parce qu'elle est insensible. II faut étre vivante et jeune pour doucemeut plier et pour se remettre entiěrement au pouvoir ďautrui. Alors eile se félicite de n'avoir dix-neuf ans que depuis quelques mois. Faute de l'homme sous la main duquel eile se vou-drait, la motocyclette est ä côté du banc, dressée sur son support, et les cylindres en refroidissant font entendre un craquement parfois qui est comme un témoignage de vie dans la machine au repos. II suf-firait d 'enfourcher la puissance noire et de donner du gaz au moteur pour étre lancée ä la vitesse d'un martinet vers la vieille ville universitaire et vers une ter-rasse abritée, au-dessus du Neckar, qui est le lieu de son aspiration puisque l'hornme ä qui eile songe y va prendre son petit dejeuner tout ä l'heure. A condition qu'il fasse beau, mais le chant des oiseaux, qui a repris depuis que Rebecca s'est éloignée de la ville, a cette sonorité claire qui annonce une journée sans pluie, et un changement dans le ciel est aussi improbable qu'un tremblement de terre. La terrasse sera baignée de soleil. La table laquée oů seront servis des toasts aux anchois probablement aura une blancheur éclatante, et la théiěre ď argent luira comme un f anal entre les deux hautes parois de treillis couvert de glycine et de vigne vierge qui gardent le secret de ce balcon et le protěgent contre toute indiscretion laté- 36 rale. Avec une jumelle. évidemment, des maisons qui sont sur les collines au-dessus du « chemin des Philosophies », l'espionnage est possible, mais Daniel assure que de si loin, fůt-il renforcé de lentilles sorties de la célěbre fabrique d'léna, le regard des hommes ne saurait avoir plus de sévérité que celui des anges, et certain de son droit de seigneur il se conduit aussi librement sur la terrasse que dans ľintérieur du chalet. Quand se géne-t-il, d'ailleurs, ou quand s'est-il géne ? voilä une question ä Iaquelle il ne serait pas facile de répondre, se dit la jeune femme encore, et eile sourit ä la plaisante idée qu'il ne se genera pas davantage quand eile arrivera devant lui. Elle se réjouirait de pouvoir le surprendre, rnais il n'y faut pas compter, car le chemin qui monte au chalet est en pente raide, entre des arbres qui augmentent la resonance, et le bruit du gros bi-cylindre en V de la Harley est trop retentissant au moment de l'effort et trop particulier pour que Daniel ne le reconnaisse pas tout de suite et ne soit averti du cadeau qui va lui étre offert. Sans doute, il ne se génera pas, et bientôt eile sera feuille et livrée a ce bel orage qui la courbe et l'en-tralne avec une autorite qui ne laisse place en eile qu'ä la plus complete soumission. Orage également est la motocyclette, qui l'emporte aussi loin, aussi vite et avec autant de violence, mais, a la difference de l'autre, c'est un orage soumis a la conductrice, qui le contrôle ä son gré d'un petit mouvement du pied ou de la main, et ainsi son role est subalterne et se réduit 37 ä celui ďune maquerelle au service ďun grand pré-dateur. Vienne le prédateur (ou plutôt qu'elle puisse eníin aller vers lui), se dit Rebecca, et pour tromper son impatience en face de ce temps qui la sépare de ľinstant désiré, fermant les yeux de nouveau, eile entreprend de se remémorer avec toute ľexactitude permise le plus recent voyage qu'elle fit de Haguenau a Heidelberg et ce qui advint ďelle dans la maison de Daniel Lionart. Ce fut, pense-t-elle, vendredi, non point dernier, mais il y a douze jours. Raymond, qui devait donner une lecon de géographie en troisiěrne heure, aprěs la recreation, était parti fort en avance, selon son habitude, car il se plaisait ä errer dans la cour et dans les couloirs vides aprěs avoir confié son velo au concierge, et ä écouter ľenseignement de ses collěgues, leurs interrogations, les réponses, ou s'ils étaient chahutés comme il allait ľétre. Elle paressait au lit ou eile s'était fait servir le petit déjeuner avant le depart de Raymond (vetu déjä, mangeant debout comme devant un comptoir bas qui aurait été son épouse étendue), et la servantě, aprěs avoir enlevé le plateau, était sortie avec le maítre du logis. Soudain entra en eile le désir de se trouver pres de Daniel Lionart, qu'elle n'aurait plus voulu revoir depuis son mariage, mais qu'elle avait revú deux ou trois fois pourtant, et ce désir était comme les autres fois si fort et si impé-tueux qu'il aurait été vain de chercher a lui opposer la moindre resistance. Ne savait-elle pas, ďailleurs, que la motocyclette ne lui avait été donnée que pour 38 la conduire ä son amant, et en ľacceptant n'avait-elle pas consenti d'avance ä son destin P Elle se leva et sans prendre de precautions, car eile était seule, eile courut dans la salle d'eau se mettre sous une douche aussi chaude qu'elle la put supporter, puis eile se sécha en se frottant vigoureusement avec une serviette éponge, et eile rentra dans la chambre conjugate oil le miroir de la psyche lui montra 1'image de son corps rougi par la friction. Nue comme eile était, eile cher-cha une feuille de papier, un crayon, et eile s'assit non loin de la psyche pour écrire a l'intention de son mari et de la servantě un billet avertissant qu'elle allait faire une randonnée en moto et qu'on ne l'at-tendit pour déjeuner ni pour diner. Ecrivant, eile se regardait dans la glace, et eile pensait a de vieilles photographies comiquement obscěnes que Daniel avait achetées ä Geneve et dont ils avaient ri souvent ensemble. Ne ressemblait-elle pas aux plus belles pieces de la collection, des femmes nues en train de cuire un oeuf sur le plat, ďópousseter ou de coudre a la machine ? La lettre fut placée bien en vue, sur la glace de la psyche. Rapidement, car eile n'aurait pas voulu étre surprise par la servantě au retour du marché, eile passa dans la salle d'eau une seconde fois pour se laver les dents, eile se donna un coup de peigne, eile farda pálement ses lěvres et eile parfuma sa nuque et ses aisselles. Dans la chambre, ensuite, eile boucla son bracelet-montre k son poignet et se para d'un collier de boujes ď onyx dont eile aimait le poids et qui 39 avaient un peu la couleur de ses prunelles changeantes, mais eile ne prit aucun linge de corps, quoique son soutien-gorge et sa culotte fussent ä portée de sa main sur une chaise, et c'est entiěrement nue, ce jour-lä, que dans le vestibule eile referma sur eile sa combinaison de motocycliste. Puis eile chaussa les bottillons qu'elle a chaussés tout ä l'heure, seul mouvement (ou préparatif) qui fůt égal d'une evasion ä l'autre. Son alliance était restée a son doigt. oů eile manque actuellement (et Raymond ne sera pas trěs content de la trouver dans le cendrier ä côté du lit). Son porte-monnaie, suffisamment garni, était dans une poche de la combinaison. II est merveilleux, se dit Rebecca sur le banc, que rien ne soit jamais deux fois pareil, et que l'amour en particulier soit renouvelé toujours dans les details. C'est dans cette petite marge de changement que la femme, 1'homme aussi probablement, se sentent vivre. Et eile aspire avec volupté ľ air froid de la forét, fiěre d'exister et ďéchapper ä la repetition fas-tidieuse. Reprenant le fil des souvenirs, eile se rappeile qu'elle alia dans la remise et s'irrita contre Raymond qui avait laissé la porte ouverte sur le jardin, de sorte que l'on aurait pu entrer et voler la motocyclette. La barriěre n'était pas fermée non plus. Eůt-elle désiré un encouragement ä trahir son mari qu'elle n'en pou-vait trouver de meilleur, et eile ne tint pas rancune ä 1'imprudent puisqu'il lui épargnait peut-étre un remords, mais, ä titre de lecon. eile s'abstint pareille- 40 ment de clore et laissa la maison béante a tout venant. Ce qui n'était pas sot d'ailleurs, car la servantě pen-sait rarement ä prendre les clés. Le contact mis. un coup de pied brutal sur le kick lanca le moteur sans qu'il eůt été besoin de le faire tourner au préalable, et son bruit, dans la remise, car ľadmission était largement ouverte, éclata comme celui d'un long chapelet de bombes. Rebecca sauta en seile, démarra vite, passa la seconde, vira, ä la sortie du jardin, d'une f agon que sans doute un gendarme eut jugée reprehensible, accéléra iinmédiate-ment. doubla un petit peuple de cyclistes, une voiture aussi, et le compteur, quand eile fut aux premieres maisons, indiquait une allure supérieure ä celie de ce matin. Elle donna un coup de frein cependant avant le carrefour, et le passage ä niveau ne la fit pas sur-sauter. L'agent qui veillait aux abords de la gare, quoique la pétarade eut pu le rendre soupconneux, suivit la motocycliste du regard avec un air plutôt admiratif et qui n'exigeait en tout cas aucun autre ralentissement. Resultat de cette indulgence, une légere acceleration sous le pont du chemin de fer projeta la jeune femme en plein trafic urbain avec une promptitude aussi contraire ä la loi qu'ä sa propre sécurité ou ä celie ďautrui, et eile fut bien obligee de modérer son élan pour ne tuer personne et ne point payer ďamende. A dix heures cinq, comme il était ä sa montre, dont eile avait vérifié la justesse en passant devant l'hor-loge de la gare, la ville ne cachait pas ses habitants, 41 et le boulevard du Maréchal qu'elle nommait parfois de Täte de Tantigny (« connais-tu la grande putain de Nancy, qui a foutu la vérole ä toute ľartillerie ? ») avait des voitures et des cyclistes sur sa chaussée, des hommes, des femmes et des enfants sur ses trottoirs, des chiens de-ci, de-lä, en quantité peu négligeable. Rébecca pourtant le parcourut plus vite qu'elle n'a fait ce matin, parce qu'elle ne craignait pas la rencontre ďun vélo fou, ou simplement parce qu'elle n'avait pas l'humeur a la prudence et que ces gens l'irritaient qui la côtoyaient sur leurs véhicules ou la contemplaient et la reconnaissaient peut-étre. Allant ä son amant, il lui déplaisait, pour des raisons qu'elle n'avait pas trop en vie ďélucider, non pas d'etre soupconnée ďéchapper ä son mari (ce qu'elle faisait), mais de paraítre aux yeux de certains en tant que Mme Nul, ľépouse du professeur ďhistoire. Elle avait beau dis-simuler son visage, le masque s'il la déguisait ne déguisait pas la motocyclette, qui était célebre a Haguenau plus que dans ľancien Orient le cheval ď Alexandre (lui avait dit Raymond). Puis il y avait la fourrure, doublant la combinaison, au contact de laquelle la peau s'échauffait intolérablement, et pour qu'elle lui démangeat moins Rébecca soulevait les reins au-dessus de la seile comme les cavaliers qui se tiennent debout sur leurs étriers, et eile attendait un meilleur soulagement de la grande vitesse que de se gratter la au mépris de la pudeur et de ľurbanité. La vue ďun agent la rendit presque timorée au seuil de la double bifurcation. Usant du frein, eile 42 descendit en seconde pour se donner de la ressource aux approches d'un groupe de jeunes cyclistes qui faisaient les farauds, mains aux épaules, les bécanes en carrousel, et eile les lácha tout sec tandis qu'ils braillaient confusément en ťhonneur de la grosse moto noire. Quel bruit n'eussent-ils pas fait si leurs regards avaient été assez percants pour déshabiller le pilote, abolir la combinaison virile et reconnaítre la femme en seile, sur le ténébreux engin ? « Maniěres de consents », pensa Rébecca, qui a 1'intention de fácheux plus insolents ou plus importuns que ceux-lä gardait en reserve une autre formule : « manieres de parachutistes », laquelle manquait rarement d'effi-cace. Elle remonta en troisiěme et ouvrit un peu l'ad-njission en traversant Marxenhouse, mais des bam-bins et des fillettes qui jouaient devant les portes, pataugeaient dans le ruisseau, couraient et se poursui-vaient, ne laissaient pas qu'on put filer dans la rue longue comme eile a fait aujourd'hui, comme si eile avait été sur la piste gardée d'un autodrome. A la sortie du faubourg, eile cessa de mesurer le gaz au moteur, et dans la ligne droite, ä travers la forét, eile put user de toute sa puissance. Le banc sur lequel eile est étendue dans ľactualité parut et disparut ä sa gauche aussi vertigineusement que s'effacaient les arbres et les poteaux du télégraphe. Fusées, météores, et Rébecca sur le banc adresse un sourire de connivence et d'envie au gracieux projectile qu'elle fut inversement en ce déjä lointain vendredi, ä la femme-obus qu'elle se souvient d'avoir été, lancée comme 43 par un canon de cirque vers un filet de caresses, qui est son prochain objectif encore. Ah, songe-t-elle, que n'est-il temps d'aller la-bas ! II est loin d'etre temps, en dépit de son désir. Alors sa pensée retourne aux images du passe, et eile fait le petit effort nécessaire pour rentrer dans la femme qu 'il y a douze jours eile fut, et qui passa devant le banc sans raleiiíir, étreignant de ses genoux le reservoir, tenant ouverte en grand la commande des gaz et tournant progressivement celie de l'avance a l'allu-mage jusqu'ä la limite signalée par un léger cliquetis du moteur. Cette femme-lä, Rebecca de naguěre, eile s'en sou-vient, porta sa monture (le mot désuet lui venait a ľesprit toujours pour designer la moto) sur la gauche afin de dépasser une vieille voiture, puis une autre moins vieille, et les deux véhicules au moment qu'elle les doubla semblěrent incorporés aux sapins par ľeffet de sa vitesse propre. Ensuite eile revint au milieu de la route en se penchant un peu, car, en forôt surtout. eile préférait courir sur un axe central, ä égale distance des deux bas-côtés. Si eile craignait quelque chose, c'était seulement qu'un cerf, ou plus vraisemblablement un chevreuil ou un daim, débu-chát brusquement devant eile et qu'elle ne pút ľévi-ter. Danger avec lequel il f aut compter, la nuit surtout, lui avait dit Daniel, quand on traverse ä la lumiere du phare une region boisée, mais qui est a peu pres inexistant pendant le jour. Elle coupa les gaz et eile commenca a freiner quand 44 eile vit le panneau qui indiquait la proximité de Souf-Oenheim, et ainsi eile entra dans le village ä une vitesse qui n'était pas trop déraisonnable. Le frein de direction provisoirement desserré, eile vira au large de jeunes paysans qui chargeaient un tombereau de perches ä houblon, et lä comme sur le boulevard il y eut des cris et de ľémoi ä 1'apparition de la motocy-clette. Une potence enrubannée se dressait sur une petite place, vestige de féte populaire ou préparatif. Sans s'attarder, Rebecca évita quelques maladroits, des filles lentes a se garer ; eile accéléra modérément, la chaussée étant peu sure aprés les dernieres mai-sons, puis, aprěs avoir traverse un hameau encore, eile s'engagea sur la route de Lauterbourg. Espacés a de si brefs intervalles qu'ä peine ils lui donnaient le temps de prendre de la vitesse et de ralentir, trois petits villages se présentěrent ä ses yeux et puis disparurent, et chaque fois eile se sentit soulagée comme si volontairement eile les eút abolis en tournant la poignée des gaz. Elle pensa que c'était une sorte de gomme de dessinateur que le caoutchouc des pneus sur lesquels eile roulait; eile fut en proie <# au désir d'effacer que connaissent plus ou moins la plupart des hommes et des femmes qui conduisent vite, nouvelle forme ďaustérité ou ďascétisme qui ne tolere dans l'espace environnant aucun accident pittoresque, et ces clochers surmontés de coqs, ces edifices commu-naux, ces maisons ä balcons sculptés, ces arbres entou-rés ďun banc circulaire, ces vieux murs, ces enseignes sur des portes ďauberges, eile les rejetaitdans le néant 45 avec une fúrie ďiconoclaste. Le paysage laissé en arriěre, s'il avait été soumis véritablement a son vceu, eůt ressemblé ä un tableau f rotte d'une lessive de soude ou de potasse a forte causticité. Ainsi, quand eile arriva dans la petite ville (ou le gros bourg) de Seltz, eile ne freina qu'au premier caniveau, et eile passa dans les rues, qui par bonheur étaient ä peu pres vides, avec ľ air et le bruit ďun noir fléau, car ce debut de course avait suffi a lui rendre haíssable le décor humain, et si eile modérait son allure eile avait l'impression que les ouvrages bátis reprenaient de la solidite ou que s'atténuait sa propre vertu destructive. Plusieurs chariots pleins de ces perches que tout ä ľheure eile avait vu charger se suivaient dans la rue principále, et des enfants, qui auraient dů étre ä ľécole, couraient derriere en s'accrochant aux bouts des gaules. Tout cela fut efface sans hesitation, comme si Rebecca eůt ten u plutôt un sabre que le guidon d'une motocyclette. Un coup de vent, chaque fois, la giflait un peu; un eclair l'aveuglait au moment qu'elle sortait de l'ombre et que le soleil revenait sur ses lunettes ; les charretiers faisaient claquer leurs fouets derriěre eile, criaient des injures qu'elle ne pouvait entendre. Apres les derniěres maisons, un passage ä niveau coupait obliquement la route. Rebecca, voyant qu'il était ouvert, alia sur la gauche pour le prendre plus obliquement encore et plus vite. Si vite, en vérité, que les rails glisserent sous eile en ne lui donnant qu'une secousse unique, tellement lógére qu'elle ne ľ eůt pas 46 sentie si eile ne 1'avait attendue. Sur treize kilometres, ensuite, la route décrivait un arc de cercle ä třes grand rayon jusqu'ä Lauterbourg, et des houblon-niěres, destination probable des chariots qu'elle avait dépassés, dressaient leurs longues antennes comme au-dessus de carrés de lansquenets ä la parade. Mal-gré deux hameaux qui se trouvaient sur le chemin, vers le sommet de ľ arc, la motocycliste, qui pour évaluer sa moyenne avait regardé ľheure en sortant de Seltz, ne mit que huit minutes pour arriver ä la frontiěre. Lauterbourg n'est pas un endroit de grand passage. Nulle voiture, ce jour-lä, n'était arrétée devant le poste des douaniers francais, et Rébecca, en réduisant les gaz pour mettre le moteur au ralenti, en freinant et en débiayant, pensa qu'elle avait de la chance puisqu'elle était pressée. Mais les douaniers, eux, ne devaient pas ľétre, ou ils n'avaient pas vu la motocyclette, car personne ne se montrait. Donner un coup ďavertisseur aurait été ďun genre insolent a ľégard de fonctionnaires qui pouvaient étre suscep-tibles et faire payer eher leur mauvaise humeur, s'ils avaient l'impression d'etre traités cavaliérement. Bien qu'elle se sentit fiěrement amazone en compa-raison des gens du poste, Rébecca eut la prudence de les manager, et eile se borna ä signaler sa presence en faisant pétarader un peu ľéchappement, trěs au-dessous, d'ailleurs, du maximum de sonorité. Alors la porte s'ouvrit, et un douanier, qui devait étre antillais, parut avec un homme couvert d'un imper- 47 méable tabac, coiffé ďun feutre. Celui-ci demanda son passeport á Rebecca, et puis, ľ ay ant examine, la regarda de plus pres avec quelque surprise. — Cest une dame, dit-il au noir. Une jeune dame. — Cela pourrait étre un jeune diable aussi, dit le douanier. J'irais bien en enfer avec lui, s'il me laissait montér sur sa machine, par derriěre, et me tenir serré tout contre pour ne pas tomber. II effleurait de la main en parlant la taille de Rebecca, avec une galanterie de danseur, et eile se sentit coupable et eile eut peur parce que la combi-naison seulement protégeait son corps nu de ľattou-chement, et parce que ľhomme aurait pu lui deman-der de ľouvrir, s'il avait eu soupcon de quelque contrebande, ou sous pretexte de soupcon et par simple curiosité. Comme eile n'osait protester ni se dérober, la main du noir se fit plus flatteuse, et il lui demanda distraitement si eile avait des marchandises. — Aucune sorte de marchandise, monsieur, dit Rebecca. Ce « monsieur » fut prononcé avec tant de docilité que le noir entendit la nuance et prit un air vainqueur en regardant son compagnon, qui devait étre un com-missaire de police en noviciát. Rebecca s'attendait au pire, pensant á sa nudité comme á un objet saisissable, qu'elle portait furtivement hors de France pour en faire livraison ä un amant étranger. — II n'y a rien d'autre que moi, comme vous voyez, dit-elle. — Cest une jolie marchandise, dit le noir, en la * 48 pressant davantage. Montrez-moi les papiers de la moto. Rebecca les tira du coffre qu'elle venait d'ouvrir pour y prendre son passeport, une grosse boite d'aluminium, renflée en forme de sacoche, qui se lixait sur le garde-boue, derriere la seile. Le commissaire s'ap-procha et jeta un coup ďceil a ľintérieur. — Tiens, dit-il, vous n'avez aucun bagage. Qu'est-ce que vous allez faire en Allemagne ? — Essayer la moto sur l'autoroute, dit Rebecca désespérément. En Alsace, les routes sont trop étroites et trop encombrées pour courir ä touš gaz. Les deux hommes rirent et le douanier rendit ä Rébecca ses papiers. — Ne cours pas trop vite, dit:il encore. Et reviens un soir. II y a des disques, chez nous. Je ťapprendrai a danser sur le bureau du commissaire. Tant pis pour les rěglements... II avait relevé la poutre a contrepoids qui barrait la route ä l'endroit precis de la frontiěre. De l'autre côté, un douanier allemand attendait, car les postes sont presque contigus ä Lauterbourg, et il regardait le groupe avec une curiosité timide, vaguement génée, comme s'il y avait eu des singes plutôt que des étres humains dans l'autre pays. Le moteur de la Harley n'avait pas cessé de tourner pendant le contrôle, Rébecca mit la premiere vitesse en prise et embraya doucement, sans accélérer, laissant glisser paresseusement la grosse machine vers la terre alle-mande. Elle passa la ligne ideale qui séparait deux 49 i peuples naguěre ennemis, et qui se trouvait materialised par ľombre de la barre sur le goudron de la chaussée. « Je quitte le pays de Raymond pour entrer dans celui de Daniel », se disait-elle, et mentalement eile se répéta plusieurs fois cette petite phrase, comme si sa pensée avait été prisonniěre de la repetition ä laquelle le douanier allemand mit íin en faisant de la main un signal d'arret et en s'approchant de la voya-geuse. Celui-lä ne voulait parier qu'allemand, mais ce devait étre une feinte et il devait avoir compris la remarque du commissaire car il ne demanda pas l'ou-verture du coffre et n'eut aucun soupcon de marchan-dises. Simplement il regarda le passeport et les autres papiers, approuvant que Rebecca eut une police d'assurance valable pour l'Allemagne. R semblait peu a son aise, comme s'il eút été géne par le comporte-ment exagérément viril de l'Antillais. Que Rebecca fút née en Suisse le portait sans doute a la considérer comme une demi-compatriote et ä s'apitoyer ou méme ä s'indigner de la voir exposée par son mariage a subir de telies familiarités. Rendant les papiers, il salua de fagon militaire, et du geste encore niontra que la voie était libre. Quand la motocycliste accéléra et quand eile lácha lentement le levier ďembrayage, quand la machine se remit en marche, il sourit fran-chement ä la jeune femme et son visage prit un air de gaieté. En méme temps le soleil se faisait plus écla-tant dans une trouée de grand bleu, et le feuillage nouveau miroitait comme un bane de petites dorades. 50 « Que le pays de mon amant est beau, qu'il est accueillant », se dit Rebecca en vir ant ďabord ä droite, puis a gauche, et en prenant une route étroite qui conduisait au pont du Rhin. En vérité, ce n'était qu'un pays d'adoption, car Daniel Lionart était Suisse, et précisóment fribourgeois, quoiqu'il préíórát vivre a Heidelberg ou il avait la sinecure d'un emploi a l'une des bibliotheques universitaires. Quant ä la route, c'était, sur quelques kilometres, un vrai chemin de Campagne et comme un raccourci, asphalté cependant et bien entretenu, qui évitait vers Karlsruhe le détour encombré de la voie principále. Des arbres croissaient en bordure, qui devaient étre des pommiers avec quelques pruniers ou cerisiers, mais la vitesse, car Rebecca tout de suite et nerveu-sement avait tourné la poignée d'admission, ne per-mettait pas de les distinguer, et le bruit méme (ou la petite variation sonore) que renvoyaient les troncs se fondait aux oreilles de la conductrice en une chaine ininterrompue de claquements. Un tombereau parut, qui par bonheur allait suffisamment sur le côté droit pour qu'il n'y eůt pas besoin de ralentir, inalgré le manque d'espace. Le paysan qui menait tourna la téte en entendant venir la Harley, mais il fut dépassé avant d'avoir rien vu, et Rebecca pensa que lorsqu'il regarderait en avant derechef, soucieux ou curieux de ce roulant tonnerre, il ne verrait rien qu'une sorte de trait noir en train de diminuer rapidement a 1'horizon. Qu'eile fůt.ce trait, qui pour d'autres yeux allait se changer bientôt en femme et en amoureuse 51 la rendait bieii aise. Car il y a, se disait-elle encore, beaucoup de points de vue, et c'est peut-étre l'essen-tiel de la vie que d'etre objet au plus grand nombre d'entre eux et de changer perpétuellement ďappa-rence. Raisonnement qu'elle se promit d'offrir un peu plus tard ä Daniel comme si eile ľavait trouvé ä l'ins-tant devant lui, pour se faire valoir, et eile augmenta les gaz pour se rapprocher de cet instant-lä. Une voi-ture qui allait en sens contraire, au moment d'etre croisée, provoqua un remous, mais Rebecca s'était courbée sur le guidon, que le f rein de direction dure-ment tenait, et la machine ne dévia pas de sa lancée. Moins d'une minute plus tard il fallut couper les gaz et freiner, car un double virage s'amorcait par oil la route étroite allait rejoindre une chaussée plus haute, qui était celie de la grande route. Dans les deux sens y roulaient des voitures nom-breuses, qui se suivaient plutôt qu'elles ne cherchaient x ä se dépasser, quoique la voie fut assez large pour trois files. Daniel n'avait-il pas dit á Rebecca que les conducteurs germaniques préfěrent aller en convoi, comme vont les soldats et comme les moutons vont en troupeau, comme certaines chenilles vont en procession ? II lui sembla se rappeler que oui. Elle, par sa nature, eile se ľ était déjä dit, s'apparentait aux chěvres, qui ont de ľindépendance et méme de la témérité. Děs qu'elle fut sur la route ä grande circulation, eile prit le milieu de la chaussée, ralentissant rarement et seulement quand eile risquait d'etre ser-rée, dépassant la file de droite ä si belle allure que 52 parfois eile avait l'impression de courir entre deux rangs de voitures immobiles Les manieurs de volant, d'ailleurs, hommes ou femmes, lui facilitaient la manoeuvre, et ils se rangeaient avec tant de bonne grace en l'entendant ou en la voyant venir qu'elle éclata de rire, une fois, sous sa cagoule, ä ľidée qu'ils confondaient probablement l'amoureuse avec un rigoureux policier, précédant peut-étre une voiture offioielle. Car si les entreprises passionnelles jouissent de quelque tolerance, en Allemagne, on ne va cepen-dant pas jusqu'ä s'effacer pour leur laisser plus libre cours et plus rapide quand on se promene en famille ou que l'on se déplace pour ses affaires. Une grande chose grise, comme un but, au bout de la route, ne pouvait étre que le pont du Rhin. S'y engouffrant ou par lui rejetées, les voitures procé-daient sans hate, avec discipline, comme de bons citoyens sur le seuil d'un bureau de vote, et malgré qu'elle en eut Rebecca dut prendre patience. Apres tant ďélan, il lui semblait piétiner ; eile s'en vengea en donnant touš les gaz au moteur débrayé, deux ou trois fois, quand eile fut sur le pont, et les poutrelles faisant echo ce fut une eruption formidable que l'on entendit dans la longue cage de f er, au-dessus du fleuve, et une péniche qui passait ä ce moment répon-dit d'un coup de siréne. Le résultat fut que les auto-mobilistes timides recommencerent a faire place. Rebecca, sans respect pour le reglement qui interdit de doubler en pareil lieu, prolita du chemin qu'on lui offrait, et c'est vivement qu'elle déboucha sur la rive 53 gauché. « Pourquoi done, se dit-elle en accelerant encore, les pontonniers modernes ont-ils tant ď affection pour des formes de piěges ? Ne pourrait-on cons-truire au-dessus d'un large cours d'eau un moyen de traverse qui ne vous donne pas la penible impression d'entrer dans une souriciere ? » Elle se promit de faire part de sa reflexion a Daniel, qui avait réponse a tout généralement, et de lui demander si dans ce besoin de créer de la terreur au passage de l'eau il n'y avait pas un vieil argument d'ordre mystique, un rappel du fleuve infernal qui devra ětre franchi par l'ame apres la mort selon la majorite des religions. La route, aprěs le pont, était plus encombrée qu'avant, par ľeffet de cyclistes dont les écarts empěchaient les automohilistes de tenir leur droite avec exactitude, et la voie mediane n'était plus ce beau rubán ou Rebecca avait eu licence de foncer. Son allure en fut ralentie, quoiqu'elle ne se privát pas de doubler des trains entiers de voitures toutes les fois que s'en présentait ľoccasion. Allant moins vite, eile regardait ä ses côtés davantage, et eile s'amusait de voir presque touš les cyclistes coiffés d'une casquette pareille, qui les faisait ressembler a de vieux officiers de la marine marchande. La proximité du port fluvial, signále par des bátiments industriels et par la haute tour d'un silo, dans les fumées de locomotives ou de remorqueurs. donnait une singuliere realite ä cette fantaisie. « Pédalez vers les pules, anciens capi-taines », leur disait Rebecca (en imagination, bien entendu), tandis que d'un petit tour de main eile les 51 envoyait au néant avec tout ce qui était derriere eile. Ce qu'elle se disait aussi était que dans cette société rassemblée par le commun usage d'une bande de roulement il n'y avait probablement plus grande pute qu'elle-meme, et de ce raisonnemeiit eile tirait quelque fierté, car eile se sentait splendidement jeune en étréignant de ses cuisses le reservoir ä essence de la moto et en maniant la poignée d'acceleration. Puis les maisons se mirent en ordre des deux côtés de la route, et tout de suite ce fut Karlsruhe, car le faubourg de Mühlburg, qui d'abord se présente au voyageur, n'est pas distinct de la ville. II fallut faire attention a de curieux signaux urbains, qui tenaient lieu de semaphores et qui étaient faits de disques et d'anneaux tournant continuellement et concentrique-ment sur de grands cadrans suspendus au-dessus des carrefours. La couleur rouge imposant ľ arret, le libre passage étant accordé par les segments verts, comme dans le systéme des feux, cependant ce mouvement circulaire produisait une sorte de vertige a premiere vue, qui paralysait le novice ou le fascinait au lieu d'aider a la manoeuvre, et Rebecca ne put s'empecher de freiner devant chaque appareil, quand méme eile avait de par la couleur le droit et 1'obligation ďaecé-lérer. Pour s'expliquer son hesitation, son inquietude en contraste avec la here assurance qui avait été sienne au milieu du peuple des cyclistes, eile trouva une raison qui n'était pas mauvaise : si les cadrans lui en imposaient tant, sans doute, e'est que par leur bizarre analogie avec celui de la roulette et ceux des 55 horloges astronomiques ils étaient lies de quelque facon au mécanisme du destin. Bravant le destin, alors, quand eile eut admis cela, eile franchit la bar-riere d'un segment rouge et ne dut qu'ä la sagesse allemande ďéviter un accident. Ensuite eile ralentit, et pensa qu'elle retenait, comme on dit, sa monture, sur le pavé de la ville. Le pavé depuis longtemps avait été remplacé par une couche d'asphalte, et eile n'était pas naive au point d'ignorer que c'était une machine qu'elle montait, et qu'un moteur, fut-il aussi puissant que celui de la Harley-Davidson, n'avait pas d'impulsion propre, mais quand eile lui donnait du gaz et qu'il se déchai-nait c'est avec tant d'ivresse qu'elle se laissait empörter que toujours la motocyclette lui semblait le dernier rejeton des grands chevaux funěbres des siecles passes, et ä petite allure eile la dirigeait avec amour et méfiance, comme un étre vivant habitue aux vastes étendues du desert ou de la plaine. Elle avait vrai-ment 1'impression que le moteur souffrait dans l'en-combrement de l'espace urbain, quand eile lui impo-sait un bas regime et quand la moto se pliait a la loi de lenteur, comme un etalon mis au pas. Le metal vibrait entre ses genoux presque douloureusement. « Quel ennui qu'il y ait des villes et que l'on soit oblige de les traverser quand on va ä la rencontre du plaisir ! », pensa-t-elle encore. Aprěs avoir suivi quelque temps la Kaiserallee, aprěs avoir passé la Porte de Mühlburg, eile avait pris la Kaiserstrasse qui est la plus centrale et la moins 56 dégagée des rues de Karlsruhe, et c'est la, surtout, qu'elle eut peine et pitie pour la motocyclette. Pilo-tant avec beaucoup d'attention, pour éviter qu'elle ne heurte ou ne soit heurtée, eile ne voyait que des obstacles dans les objets qui l'avoisinaient et que des fácheux ou des ennemis dans les personnes des pié-tons ou des autres conducteurs. Quand eile eut laissé derriěre eile la Porte de Durlach et quand eile fut dans la Durlacherallee, eile se sentit mieux, car la voie était droite et plus large, et les cadrans circulaires ne venaient pas trop fréquemment imposer 1'arret aux carrefours. De grandes plaques, avec des ílěches, plu-sieurs fois déjä lui avaient montre la direction de l'autoroute. et eile se félicita de ne s'étre pas perdue en ville et de n'avoir pas été obligee de deniander son chemin. Daniel Lionart, d'ailleurs, lelui avait indi-qué trěs précisément, par lettre et de vi ve voix, répé-tant si souvent la lecon qu'elle la savait presque par cceur. Des maisons basses, entourées de jardins, avaient succédé aux grands bátiments du centre, dont les formes s'effacaient dans la memoire de la conductrice en lui laissant toutefois un confus souvenir de gres rouge. Car un grand effort d'attention, tel que celui qu'elle venait de soutenir, produit souvent le curieux résultat ďestomper les images percues, tandis que l'on se rappelle plus nettement le decor d'un lieu dans lequel on a passé distraitement. Ainsi allait-il, du moins, dans le cas de Rebecca, qui se remémorait aisément ľentrée et la sortie de Karlsruhe. Ce qui 57 ľavait frappée dans le centre au point de demeurer indélébile n'était que le mouvement des segments colorés sur les cadrans-signaux. A conduire rapidement, comme eile avait recommence de faire des qu'elle s'était trouvée hors des embarras citadins, eile mesurait la fragilité de ľoeuvre bátie par les hommes, car les faubourgs sont une image du déclin des villes autant que de leur crois-sance, et quand on les considere du point de vue ďun observateur mobile, accelerant sa course en direction de la Campagne, ils semblent s'effriter peu a peu comme un revétement qui cede ä la poussée de la vegetation. Les arbres, petits dabord et prisonniers de murs, grandissaient a mesure que s'éloignait Rébecca du centre, et ľ on eut dit qu'ils prenaient de la vigueur et s'affranchissaient suivant la fuite des chiffres des hectometres sur le compteur kilométrique. Comment la jeune femme aurait-elle résisté a la ten-tation de tourner un peu la poignée pour précipiter cette fuite et pour hater la victoire du bois vert et des feuilles sur le ciment, la brique et le plátre ? Elle ne résista pas, évidemment ; eile commit quelques imprudences. Puis eile redevint plus maítresse de soi en pensant qu'elle se devait d'arriver intacte dans les bras de son amant. II fallait se méfier aussi des motards de la police routiére, deux de ceux-lä. qu'elle avait croisés sans ralentir, s'étant arrétés (eile ľavait vu dans son rétroviseur) pour la suivre des yeux. Bien qu'elle fut montée sur une machine plus puissante que les leurs, il ne lui aurait pas été facile ďéchapper, 58 s'ils avaient voulu la prendre en chasse. Circonstance aggravante : eile était nue sous sa combinaison. Le regard des policiers, tout de méme que celui des douaniers, le lui avait rappele. Elle pensa que son esprit se partageait curieusement entre une certaine attention au monde extérieur, attention ä laquelle eile était obligee par la nécessité de bien conduire et ďéviter les accidents et de ne pas s'égarer pour arriver le plus tôt possible ä la maison de son amant, et une certaine observation de sa propre personne, qui revenait toujours au méme objet, son corps nu sous le cuir noir, et par la rejoi-gnait sa premiere preoccupation puisque le terme de l'une et de ľautre était pareiliemeht 1'usage qui allait étre fait de ce corps quand eile ľaurait remis aux mains de Daniel. Puis eile pensa que depuis plus d'un kilometre, selon le totalisateur, aucune plaque indi-quant ľautoroute n'avait paru a droite ou ä gauche de la chaussée pavée maintenant de petits cubes de pierre. Alors eile ne pensa plus a sa nudité et s'in-quiéta de la direction, craignant de perdre beaucoup de temps si par malheur eile avait quitté le bon che-min. Les piétons, peu nombreux, march aient trop en retrait pour qu'elle put les interroger facilement, et aprěs avoir hélé deux d'entre eux sans autre résultat que de leur faire presser le pas avec un soupcon d'in-quiétude, eile donna une lampée de gaz au moteur pour rejoindre un groupe de cyclistes qui pédalaient devant eile. H n'aurait pas été possible a ceux-la de se dérober, s'ils l'avaient voulu méme, et Rébecca s'ap- 59 procha du premier parce qu'en tant que meneur il devait ôtre mieux informé, sinon plus intelligent, que les trainards, et parce qu'il était le seul ä porter la casquette de marinier dont eile s'était amusée avant ďentrer en ville. Baissant. pour donner plus de portée ä sa voix, la mentonniére de sa cagoule (et ce faisant, se disait-elle, eile rnontrait ä ľancien capitaine le visage nu de la pute), eile prononca le mot autobahn, en s'efforcant de mettre dans son accent quelque chose de moins gai que ďinterrogatif. Avec succěs d'ailleurs, puisqu'elle ob tint en réponse un cri guttural assez pareil á celui d'un oiseau d'eau, rnais qui sonnait comme un encouragement, et un geste de la main droit en avant. Bien. La poignée ďaccélération, le levier d'em-brayage et le sélecteur de vitesses, maniés comme il fallait, en quelques instants portěrent ľ aiguille du compteur au-dessus du chiffre 100, et puis Rebecca diminua de nouveau la vitesse, car la plaque atten-due venait de sortir d'une longue suite de panneaux publicitaires ainsi qu'au jeu la bonne carte ou le bon numero que ľon n'espérait presque plus. Toujours comme au jeu, oú la repetition n'étonne que les profanes, la plaque surgit une seconde fois deux cents metres plus loin, ä ľembranchement d'une voie secondaire qui suivant le sens de la fieche donnait évidemment accěs ä ľautoroute. Puis les plaques se multiplierent, ainsi que des cris d'encouragement pour le coureur qui se rapproche du but ou pour le quéteur aux yeux bandés qui est si pres de trouver 60 qu'on lui dit qu'il brule. Leur dessin rnontrait une courbe ä deux branches, dont ľ une, en direction de Mannheim et de Francfort, coupait ľautoroute avant de la rejoindre sur la chaussée de droite, alors que ľautre, qui s'unissait directement ä la chaussée contraire, allait vers Bade, et Rebecca n'hésita pas a prendre la premiere, sachant qu'il fallait franchir ďabord ľautoroute avant de se laisser glisser vers Heidelberg (et vers la volupté) comme au ill du cou-rant du Rhin. « Dessus ou dessous ? », pensait-elle seulement, se demandant par la si eile emprunterait un passage supérieur ou un passage inférieur. Quoique la chose en soi n'eut aucune importance, eile fut bien-tôt renseignée, car la voie montait tout en décrivant un are de cercle a trěs grand rayon, et la motocyclette arriva sur un pont de fer au-dessous'duquel on voyait courir les voitures sur les deux pistes séparées par une étroite bande de terre oů croissaient des buissons ras. Si le passage avait été souterrain. Rebecca n'eut pas éprouvé, certainement, une si violente emotion, tan-dis que son regard et sa pensée se trouvaient empörtes vite et loin avec les véhicules de ce qui était pour eile la « file descendante » (par analogie, une fois de plus, avec le courant du fleuve). Pour mieux voir eile avait ralenti sa course et s'était mise ä ľ allure ďun piéton ä peu prés, et sur le tablier, parce qu'elle voulait regarder du côté de son amant, eile vint tout a fait a gauche, ce qui n'était pas trěs imprudent d'ailleurs puisqu'elle se trouvait sur une voie ä sens unique. Quand eile eut dépassé le pont, 61 eile reprit de la vitesse, sans pourlant se lancer trop hardiment sur la courbe descendante. Une derniěre plaque lui signala la proximité immediate de 1'autoroute rhénane, et la voie étroite sur laquelle eile rou-lait vint s'unir a la piste large suivant un angle aussi aigu que celui qu'avec la tige épaisse fait une mince feuille de maís. Elle était dans la bonne direction ; de grands panneaux le lui confirměrent ä plusieurs reprises en indiquant Mannheim, Francfort, Cassel, et puis eile lut Heidelberg aussi, et le nom de cette ville-la lui parut d'autant plus charmant que la distance annoncée était inférieure ä soixante kilometres. Alors eile serra bien le frein de direction et eile donna libre cours au gaz, ainsi que les dieux des anciennes mythologies, par un simple geste de la main, libé-raient le tonnerre et les vents. Mais le tonnerre était au-dessous d'elle et il semblait prendre naissance entre ses jambes écartées, les vents semblaient déchai-nés contre eile tant l'air faisait pression sur sa poi-trine, malgré la posture inclinée que la vitesse rendait obligatoire. Quel dieu, ou quelle déesse, se fut dans l'imagination de ses dévots plié a telle confusion ou ä pareil conflit a vec les forces élémentaires comman-dées par son doigt ? Sur la chaussée parallele, en direction de Karlsruhe, de Bade et de Stuttgart, la circulation était plus abon-dante (apparemment, mais il pouvait s'agir d'une illusion produite par la vitesse de la moto) que sur celle ou se trouvait lancée Rebecca, et ou des voitures en quantite mediocre roulaient ä des allures peu diffé- 62 rentes les unes des autres, en tenant stnctement leur droite. Le côté gauche étant libre ä perte de vue, dépasser n'était pas difficile, et la jeune femme allait si vite par comparaison avec les autres conducteurs que les véhicules de ceux-lä devinrent bientôt pour eile comme une partie du décor, ni plus ni moins que s'ils avaient été stationnés devant les sapins et les bouleaux qui dans les endroits boisés bordaient l'au-toroute. Elle ne tarda pas ä s'habituer ä ľinquiétant rapprochement de ses limites laterales, étrange rétré-cissement de l'espace que connaissent touš les amateurs de grande vitesse et qui leur procure un plaisir aussi vif, ou tout au moins une aussi vive impression de puissance, qu'aux drogues, a ľinverse, ľélargisse-ment de celui-la sous 1'action du hachisch ou de la cocaine. Le monde n'eut plus qu'une dimension ; il fut réduit a une ligne qu'elle attirait vertigineusement et dont eile projetait derriere soi la substance en tenant ä bout de course la poignée d'admission. Ce fut sans aucun effort qu'elle suivit cette ligne, qui cessait parfois d'etre droite mais dont le rayon de courbure n'était jamais tel qu'il imposát un ralen-tissement. Sans effort, en vérité, car la tension de ses nerfs et 1'attention de son esprit étaient d'un autre genre, et il y avait une singuliěre aisance en eile malgré la rigueur de sa conduite. Des comparaisons, parfois banales et parfois surprenantes, passaient dans sa téte, et si eile s'imagina dans la peau d'un coureur tentant de battre un record sur une piste gardée, eile 63 se vit assez curieusement sous ľ aspect d'une bille noire lancée par un ressort dans la rigole ďun appa-reil ä sous, beaucoup plus curieusement encore sous celui d'une holothurie avalant antérieurement et reje-tant postérieurement de la route avec une rapidité prodigieuse. Les réacteurs des avions jets, ďailleurs, sont-ils rien d'autre que des sortes ďholothuries trěs grandes, trěs gourmandes, trěs puissantes et véloces ? Sujette, comme eile était, ä la tyraniiie de sa ligne de course, eile ne gardait rien en memoire des bois, des päturages et des quelques habitations qui parais-saient ä sa droite et ä sa gauche et qui disparaissaient tout de suite dans un arriěre-plan aussi lointain que la ville de Haguenau et que le domicile conjugal, ou que celle de Geneve et que la demeure paternelle. Ainsi allait-il des petites voies laterales ou le station-nement est permis pour offrir un moment de repos aux conducteurs fatigues ou leur donner licence de faire quelques pas sous les arbres et de remédier a la souffrance causae par un estomac vide ou par une vessie trop pleine. Mais de grands panneaux, parfois, places sur le côté ou bien au centre sur un pont enjambant l'autoroute, lui fournissaient une indication qu'elle avait le temps d'enregistrer, car eile lisait trěs vite a travers les verres bombés de ses lunettes. En pensée, quand eile s'examinait, eile se voyait avec des yeux d'insectes, et sans exaggeration c'était bien des yeux ďaraignée, de carabe ou de mouche qu'il lui fallait pour saisir et déchiffrer une inscription jetée a sa rencontre aussi brutalement que le trait d'un 64 archer. Raymond, pensa-t-elle encore, n'aurait pas été capable de lire ä cette vitesse Bruchsal ni Waldorf, mots qui étaient les noms de la petite ville et du bourg les plus voisins des deux points de sortie qu 'eile venait de laisser derriěre soi. Raymond n'aurait pas eu non plus la capacité, ni la volonte d'ailleurs, de rouler ä pareille vitesse. Tandis que Daniel, en se jouant, eut été plus rapide qu'elle, et son ceil, ses mains et ses pieds eussent eu plus de sůreté que les siens. Daniel savait la motocyclette comme il savait l'amour, et c'est ä lui qu'elle devait ce qu'elle en connaissait elle-méme, car il les lui avait montrés tous les deux avec ľhabileté d'un maitre de danse ou d'escrime. La vitesse et la violence déterminaient assez exactement le domaine spirituel aussi bien que la scene concrete oú Rebecca se rencontrait avec son amant, ce qui était, en somme, leur theatre commun. Brusquement un panneau naquit dans sa vision et grandit, et avant qu'il ne fůt jeté derriěre eile avec l'arche du pont qui le portait eile vit qu'en trěs gros caractěres il annoncait l'approche de Heidelberg, et qu'une flěche pointée vers la droite indiquait un pro-chain embranchement en direction de la ville. Elle coupa les gaz immédiatement et son pied fit une douce pression sur la pédale du f rein, cependant qu'elle étreignait de ses cuisses Je corps puissant du reservoir et s'arc-boutait de toute sa force car le moindre flottement aurait pu lui étre fatal, ä la vitesse ä laquelle eile allait. L'aiguille du tachymětre, qui s'était avancée un peu au-delä du chiffre 170, revint 65 5 en arriěre. La motocyclette. maintenue comme un cheval qui va sauter une haie, ralentit sans nulle deviation. En langage de cavalier, on aurait dit qu'elle n'avait aucune tendance a la dérobade. Rebecca, qui d'ailleurs avait toute confiance en la tenue de route de sa machine, appuya plus lourdement sur la pédale. En méme temps, eile vit un panneau lateral qui répétait le precedent avertissement et qui montrait le trace des voies, sans oublier de donner avis des distances. La bifurcation se trouvait a un kilometre et demi ; Heidelberg (Canaan, pensa la jeune femme, comme si eile avait traverse le desert...) ä six kilometres. Les signaux suivants furent de petites plaques rondes qui portaient un chiffre seulement, celui de la vitesse ä ne pas dépasser, et ils étaient ranges en ordre décroissant, selon la coutume. Rebecca les franchit sans trop les respecter, mais eile avait quitté le cote gauche de la chaussée, la bande ä circulation rapide, pour se preparer au prochain virage. lies voitures qu'elle avait doublées étaient trés loin derriěre eile, dans un aussi complet oubli que les sapins, les saules et les bouleaux des bois. Nulle n'allait devant la moto. Enfin, peu apres le signal de quatre-vingts a l'heure, l'embranchement se présenta. Accelerant de nouveau apres avoir tourné a droite (la courbe, la aussi, était si peu prononcée qu'il n'était pas besoin de tant d'exhortations ä ralentir), la jeune femme se remé-mora les indications que lui avait données Daniel sur le site de sa maison, et eile se demandait quels arbres, 66 quelles plantes et quelles fleurs eile allait trouver derriěre les hautes clotures, dans le petit jardin qu'il avait promis ä sa curiosité. Une voiture basse et brillante, dont l'arriere res-semblait ä la queue ďun piano, parut devant la motocyclette. Fallait-il s'étonner d'en recevoir la suggestion ďun « lit-cercueil » P Non, sans doute, car la plaisanterie était banale et Rebecca ľavait entendue déjä, mais il y avait dans cette association de mots un certain gout macabre que 1 'on aurait pu dire mexicain et dont il n'était pas facile de se débarrasser. Seul reměde, la poignée ďadmission tournée, une lanipée de gaz, que burent les deux gros cylindres, sufíit a faire sortir de scene 1'objet de mauvais augure et a l'enfouir dans le passe du rétroviseur comme dans une fosse et sous une bonne pelletée de terre. L'idée de mort persistait cependant, et les images florales, timidenient revenues, avaient perdu la plus grande partie de leur caractěre intriguant. Mais la voie de jonction s'achevait, et Rebecca retrouva la route ordinaire. Quelques maisons, avant-courrieres de la ville oü eile allait surprendre Daniel, dressaient parmi des potagers leurs facades aux cou-leurs de couperose. Plus loin, sous la lumiěre un peu frissonnante qui tombe du ciel en fin de matinee, au debut de la saison, dans le pays rhénan, Heidelberg étalait entre les monts des bátiments ďabord industries, et le chateau, sur la colline ä droite, accrochait ses domes et ses tours comme les replis ďune grande pieuvre cramponnée a la roche. Tout en modérant 67 son allure, encore un peu trop rapide pour un lieu qui sans étre citadin deja n'était plus campagnard, la motocycliste fit la reflexion que les architectes ceu-vrant pour les princes s'inspiraient probablement des mollusques, quand ils construisaient ces bátiments labyrinthiques qui pour Raymond avaient du charme et dont ailleurs eile avait -vu des exemples en compa-gnie de son mari. Quant ä Daniel, c'est aux laby-rinthes spirituels qu'állait sa preference. Cependant eile ferait sourire son amant peut-ětre, eile ferait de lui un homme plus tendre qu'ä l'ordinaire, si eile lui rapportait fidelement la precedente reflexion. Et pour étre súre de ne pas ľoublier, eile se mit a se répéter mentalement les quatre mots « architectes », « princes », « labyrinthes », « mollusques », autour des-quels s'organisait la phrase. Puis eile pensa qu'elle apportait ses meilleures pensées a Daniel ainsi qu'a Geneve un caniche de sa connaissance portait chaque soir le journal ä son maitre. Noir était le caniche, brillant de jeunesse soyeuse, et ľ on voyait ä ses yeux qu'il se serait laissé tuer plutôt que de manquer a son quotidien hommage, et que cet affectueux service était sa belle raison de vivre. « Tel est ľamour », se dit Rebecca enfin. Puis eile freina sěchement, pour éviter de faire un massacre parmi des enfants qui s'étaient éparpillés devant eile ä la traverse, et la moto dérapa dangereu-sement sur les petits pavés qui avaient succédé au ciment et a l'asphalte et qui se trouvaient mouillés par 1'ócoulement ďun lavoir. Le frein de direction 68 étant reste trop serré, eile le regia comme il fallait pour la circulation urbaine. Ensuite eile repartit, en commandant au moteur une acceleration rageuse, qui sonna comme une tirade d'injures ä l'adresse des gamins. II n'était pas besoin d'avoir examine ľétat de leur thyroíde pour les traiter, comme eile fit (mais intérieurement), de « cretins de la Forét-Noire ». Son indignation se calmait a peine quand eile arriva sur la place Bismarck. Moins zélée que le caniche de Geneve, eile avait oublié la reflexion qu'elle aurait voulu porter ä Daniel, et des quatre repéres eile n'avait garde en memoire que « labyrinthes ». Celui-la s'appliquait ä tout, et fort bien ä la ville inconnue qui par les bouches de diverses rues s'ouvrait sur la place, mais s'informer quant au chemin, parmi ce peuple de goitreux, eile ne voulait pas y songer. Des étudiants qui paradaient avec des airs de soudards montrěrent du doigt la motocyclette, plus intéressés, visiblement, par la machine que par le conducteur, en qui ils n'étaient pas assez fms pour deviner une femme. Pour échapper ä leur curiosité, Rebecca, qui allait s'arréter, fit le tour de la place et se rangea un peu plus loin. Sans descendre, posant un pied sur le trottoir afin de conserver son équilibre, eile repassa la lecon que son amant lui avait faite, et 1'itinéraire ne tarda pas a étre précis de nouveau dans ses idées que la vitesse avait brouillées un moment. Alors eile accéléra légěrement le moteur qu'elle avait laissé tourner au ralenti pendant qu'elle rassem- 69 blait ses souvenirs, et sans tarder, car toute minute auprěs de son amant lui était plus précieuse qu'un jour ou qu'une semaine de sa vie ordinaire, eile embraya la premiere vitesse et prit la direction du fleuve, auquel touch ait la place. Sur le quai, a droite, eile chercha des yeux le vieux pont dont lui avait parle Daniel. II n'était pas loin ; passe un gros bäti-ment, couvent ou marché, auquel eile ne donna pas plus qu'un regard distrait puisque Daniel ne lui en avait dit mot et que c'était en amoureuse et non pas en touriste qu'elle était venue a Heidelberg, eile vit les tours de garde dressées sur la rive, et la couleur rouge sombre du grěs dont elles étaient construites fit ressortir d'un profond oubli le decor du Trouvere, devant lequel une amante éplorée répond au prison-nier qui lui adresse un chant passionné du fond du donjon oů il attend la mort. Le ciel, au-dessus des remparts du Trouvere, avait une luminosité verte que rien n'aurait pu produire dans la realite que l'aurore boréale ou que l'incendie d'un depot de copeaux de cuivre. Au-dessus du Neckar il était pálement azure, strie de vapeurs blanches qui rendaient 1'atmosphěre incertaine de la méme facon et pour les memes rai-sons qu'un éclairage de theatre arrive a communiquer aux spectateurs la certitude de la catastrophe. Ce n'était pas un chant d'adieu, ce jour-lä, qui allait montér comme un noir linceul entre les deux tours rouges, et le témoin, ďailleurs, n'avait-il pas la res-source de se crever le tympan en donnant leur plein de gaz détonant aux cylindres.jumeaux ? 70 Sans tomber dans pareil exces, que ľétroitesse et la briěveté du quai rendaient superflu, Rébecca pressa un peu son allure. Tout de suite eile vit le second monument que lui avait annoncé Daniel, et eile pensa que ce mot de monument, pour une fois, venait bien ä propos, puisque les deux arcs de triomphe, couron-nés de motifs baroques, qui composaient la porte de l'Electeur Charles-Théodore, l'avertissaient qu'elle touchait au but. La maison de Daniel devait étre au-dessus, selon la description qu'il avait faite. Karlstor, lui avait-il dit, comme le vieux pont sur le Neckar et comme la plupart des edifices de renom voisins de la Forét-Noire, est en gres rouge ou plus précisément de couleur amarante, tellement assombri par les années que la comparaison se fait plus naturel-lement avec un cceur de bceuf ou de veau qu'avec le cceur de la pivoine la plus foncée ou de la plus obscure des roses. Influencée par le propos de son amant, qu'elle avait adopté sans examen, comme tout ce qui sortait de sa bouche (alors que si ľimage était sortie de celie de Raymond eile lui aurait trouvé de la bassesse), Rébecca n'avait besoin de se forcer nullement pour voir ä ľétal ďun tripier les deux portes pareilles. Mais ce tripier légendaire, ce héros ou ce dieu, quel leviathan ou quel béhémoth avait-il éventré pour reti-rer de ses profondeurs caverneuses le double organe posé sur la rive ? Quels rapports pouvait avoir ce titan des tripiers avec Charles-Théodore, a la gloire duquel était érigé le cceur double ? « Bougre ! avait pensé la jeune femme (sans donner au gros mot plus de portée 71 qu'il n'en a généralement dans le vocabulaire feminin), il ne f aut pas me laisser distraire par des idées de monstres pourfendus. Daniel, qui dans la memoire a tout un bestiaire fantastique, contentera ma curio-sité, si eile dure encore quand je serai au pouvoir de ses mains, ce qui n'est pas tres probable. Voilä, non loin du second des grands viscěres autour desquels se noue comme un ruban pavé, ľécriteau de la station Heidelberg-Karlstor, dernier repere indiqué par Daniel avant un chemin qui monte ä droite et qui conduit ä sa maison. » Le chemin se trouvait oil Daniel l'avait dit. II mon-tait en pente rapide, traversant la voie ferrée sur une passerelle.. Immédiatement aprěs celle-lä, Rebecca prit une route ä droite encore. Elle était guidée comme par un fil que tirait Daniel, et eile sentait que la distance était courte qui la séparait des doigts du haleur. Se tromper n'eut pas été possible, car ä gauche on redescendait. En seconde vitesse, pour avoir plus d'aisance sur Ies lacets du chemin caillouteux, Rebecca conduisait sans donner trop de gaz et sans trop s'attacher aux commandes. Le frein de direction était desserré com-pletement. La fourche oscillait suivant les trous et les bosses. A bout de fil, comme eile se réjouissait d'etre, la jeune femme laissait aller la moto toute seule ou quasiment, confiante en Daniel comme s'il avait été assis derriěre eile et si ses mains eussent tenu le guidon par-dessus les siennes. Ainsi les pilotes des avions 72 s'en remettent-ils aveuglérnent aux ordres de la tour de contrôle, quand ils arrivent au-dessus de 1'aerodrome, et il y a quelque chose d'amoureux aussi dans cette soumission. Ce qui est la raison pourquoi les accidents sont frequents alors. II n'y eut pas d'accident, et la moto passa sous de grands sapins qui faisaient une ombre fraiche, et eile s'arréta devant la premiere porte ä droite, découpée dans un haut treillis de fer double d'une haie de noi-setiers. Toujours fiděle aux instructions recues, qui étaient de ne pas sonner, quand eile viendrait, mais de péné-trer et d'aller sans descendre de monture jusqu'ä la terrasse dominant le fleuve, Rebecca passa le bras entre les barreaux et eile n'eut pas besoin de se déganter pour tourner la clé qui se trouvait sur le pertuis ä ľintérieur. Les deux tours ne demandérent point d'effort et ne firent pas de grincement. Ensuite, les doigts de la jeune femme saisirent un peu plus bas le verrou et le tirérent comme il avait été prescrit. Une simple pesée suffit ä pousser la grille, dont les gonds n'étaient pas moins soigneusernent huilés que la serrure. II fallut encore se pencher en arriěre, aprěs etre entrée, et tendre le bras pour refermer la porte et remettre serrure et verrou dans leur premiere position. Comme il lui avait été ordonné, eile était restée en seile, pendant toute la manoeuvre, s'aidant ďun pied seulement posé a terre pour éviter la chute en respectant le ceremonial. Dans le jardin, assez spacieux, des sapins non moins 73 élevés que ceux qui bordaient la route étouffaient la maison de leurs frondaisons noires, et ils faisaient avec la tendre verdure des noisetiers et avec des buis-sons de sureaux odorants un contraste aussi brutal que celui de la robe des nonnes avec les jupes courtes et claires et avec les corsages décolletés des jeunes fdles confiées ä leur garde. Complices des sapins, des lierres, qui devaient étre trés vieux a juger par ľénor-mité de leurs tiges, ajoutaient ä ľobscurité, et ils rampaient au pied du grand chalet, dont les murs étaient peints de goudron jusqu'au balcon du premier étage. Au-dessus, le bois avait été laissé ä ľétat naturel, mais le toit le coiffait si bas que ľon ne voyait pas grand'chose entre la balustrade et les gout-tieres, sous un plan d'ardoises qui était comme un versant nocturne, ponctué de quelques blocs, des morceaux de granit posés cä et lá en renfort contre les tempôtes. Les chemins étaient dallés de granit aussi, gris également. Ils tracaient des parcours sinueux entre 1'herbe, la mousse et le lierre, sous les branches des sapins, autour des buissons et de quelque arbuste pare de menues fleurs blanches. Au coin de la maison, a gauche, quand Rebecca eut traverse le jardin, eile vit un petit hangar goudronné comme le mur sur lequel il prenait appui, qui abritait une motocyclette debout sur sa béquille. Un coup ďceil lui suffit pour reconnaitre la machine préférée de Daniel, une Guzzi ďun rouge aussi éclatant dans ces ténebres que les drapeaux de ľémeute brandis par le peuple des charbonnages. Silencieuse, mais une 74 pression du pied sur la pédale du kick eut éveillé son gros cylindre unique, couché dans le berceau du cadre. 11 semblait ä Rebecca entendre ses detonations encore, plus sěches, plus espacées que celieš de la Harley, plus justement comparables au bruit d'une arme automatique, et eile imaginait d'etre assise en croupe, sur ľextrémité postérieure de la longue seile biplace. comme aux jours de naguere ou Daniel l'em-portait vertigineusement sur la route de Lausanne et oú eile s'égayait dans les rafales de bise en se cram-ponnant ä ses épaules robustes. Son cceur battait si fort qu'elle ne sentait presque plus la trepidation du moteur de la Harley, tournant au ralenti. Que n'eut-elle donné pour disposer d'une commande agissant sur le premier, et pour avoir la possibilité d'en modifier le rythme aussi facilement que celui du second ! Continuant son chemin, en premiere vitesse et plus lentement qu'un homme au pas, si lentement qu'elle peinait a se tenir en équilibre, eile fit le tour du chalet et déboucha sur la terrasse. Elle avait dů se pencher pour passer sous un pan de lierre, qui retombait presque aussi bas que le guidon. Quand eile releva la téte, eile fut en plein soleil, comme si eile avait franchi la frontiere de la nuit. Le lierre n'était pas toléré dans le nouveau royaume ; son dernier representant était ce rideau od eile avait failli rester accrochée. Isolée complětement par la masse du chalet, par des treillages garnis de plantes grimpantes et par les sapins a ľarriére-plan, dominant de trěs haut la vallée 75 du Neckar, la terrasse était sous le ciel plus clair et plus bleu que tout ä l'heure ainsi qu'un vaste et prin-cier belvedere, oil le regard de Rebecca fut attire d'abord par la merveilleuse floraison mauve d'une glycine, sur laquelle, dans ľ angle oppose ä celui par lequel eile était en tree, bourdonnaient des abeilles et voltigeaient chátains de petits papillons innombrables. Devant la glycine, il y avä|t une table jaune, avec des verres et des carafons taillés qui brillaient de mille feux, il y avait des fauteuils bas et un grand canape de j ardin avec un matelas de toile rouss'e et des cous-sins pareils. Un fil de fumée, car aucun vent ne se faisait sentir, montait tout droit d'un cendrier de cuivre, sans déranger les abeilles. Daniel était la, vetu d'un chandail de laine brute et d'un pantalon de fla-nelle, assis dans un fauteuil, et il feignait de lire comme s'il n'avait pas entendu le bruit du moteur, ni vu l'intruse, et qu'il se fut cru dans un ermitage ou dans une inviolable solitude. Quant ä l'intruse, les désirs qui l'avaient retiree de son lit et de la maison conjugale et qui l'avaient depuis Haguenau conduite ainsi qu'une captive enchaínée jusqu'a ce haut lieu, eile s'interrogeait sur leur nature avec une sorte de terreur, au moment qu'ils allaient ôtre satisfaits, et ne retrouvait plus que 1'envie de se remettre comme un objet aux mains de l'homme qui avait levé les yeux sur eile enfin, et qui la contemplait pesamment, sans lui dire ce qu'elle devait faire ni la saluer d'un mot d'accueil. Atten-dait-il qu'elle prit la liberté d'agir, alors qu'elle n'était 76 venue que pour étre privée de liberté P Elle fit aller la motocyclette jusqu'au centre exact de la terrasse, qui était marque par un ceil de mosaique dans le pavement couleur de sable, le mobilier de jardin occupant le côté droit, devant la glycine en fleurs. Aprěs avoir débrayé, serré le frein, eile tourna la clé de contact et le moteur s'arrôta avec un dernier hoquet, comme le souffle d'une bete des bois ä laquelle on a percé le cceur. Elle descendit, libera la béquille, et d'un violent effort assura ľéquilibre de la machine privée de vie. Puis eile attendit les mains de son maitre. II avait souri, pensant probablement qu'il ne dépen-dait que de lui que l'attente cessát ou qu'elle se prolonged jusqu'ä la fin des temps (ou jusqu'a la mort des partenaires). II avait refermé Swedenborg et il avait posé le livre sur la table ; il s était levé de son fauteuil et s'était avancé sans aucune precipitation. Sa main caressa le gros phare bombe de la moto, le reservoir, puis, habitues sans doute ä la couleur noire et aux matiěres froides, ses doigts s'attaquerent au sombre costume du pilote. D'abord ils débouclerent les petites courroies qui au col, aux poignets et aux chevilles rendaient hermétique la fermeture de la combinaison. L'homme ensuite se baissa, et tandis qu'il l'obligeait ä lever les pieds lun aprés I'autre pour lui enlever ses bottillons eile regardait la calvitie de son crane, qu'il avait la coquctterie de ne pas dissimilier, le reste de ses cheveux, mi-bruns, mi-gris, étant coupés trěs court Procédant avec méthode (et cependant eile se comparait ä une brebis livrée aux ciseaux du 77 tondeur, imagination dans laquelle eile aur ait pu reconnaitre quelque chose de ses désirs), il se remit debout, arracha les gants et pressa ses doigts sur la nudito des mains, comme il avait presse la nudité des pieds. Apres quoi, il prit ä deux mains la těte masquée en serrant les tempes entre ses paumes, comme pour interdire ä la jeune femme des mouvements qu'elle ne songeait nullement á faire. Changée, selon la banale expression, « en statue » (attitude impliquant passivité totale et disponibilitě complete), eile tenait les yeux fixes sur les siens, ravie par cette couleur ďhuitre verte qu'ils avaient, et ne détourna pas le regard ni ne baissa les paupiěres pendant le petit moment qu'elle fut aveugle, quand il tira vers le haut la cagoule et qu'elle sentit le frottement de la laine sur les joues et sur le front. Restaient les lunettes seu-lement, qu'il dégrafa vite et qui rejoignirent la cagoule sur la seile de la moto. II dégagea, connais-sant touš les secrets de la cloture du corps feminin, l'agrafe qui se trouvait en haut de la fermeture eclair. Et puis il ócarta les mains, sans pourtant s'eloigner d'un pas. — L'enfer, dit-il, est peut-étre un démon immense, et le ciel est peut-étre contenu dans les limites d'un corps humain de grandeur démesurée. II avait ľapparence d'un précheur fou. C'est ainsi qu'elle l'aimait. La main de Daniel revint vers le cou de Rebecca, mais ce n'était pas pour étrangler la jeune femme, non, et eile ne se défendit ni ne protesta car eile savait 78 ce qu'il faisait, qui était de saisir le tirant de la fermeture éclair courant du col ä ľentrecuisse de la combi-naison, et ce qu'il allait faire, qui était de ramener a son point de depart la petite languette de metal pour fendre en deux moitiés le cuir du vétement comme si on 1'avait tranche d'un coup de lame. Elle ne feignit aucun embarras, car eile était franche, et n'était-ce pour étre mise nue de cette facon qu'elle était partie sans avoir rien ďautre sur la peau qu'un petit collier d'onyx ? II en fut done selon la volonte de ľhomme et selon la sienne, et eile ne baissa pas les yeux tandis que s'ouvrait lentement la combinaison et que de 1'autre main il lui dégageait les épaules pour que sans nul effort tombát le lourd vétement, et eile ima-ginait ce qu'il voyait, lui, de ses yeux couleur de marais, et quel plaisir il prenait a cette sorte d'écor-chement. Maintes fois, devant son miroir, eile s'était ainsi dépouillée, cherchant ä voir par les yeux de son amant son joli corps un peu trop garconnier malgré les petits seins pointus, ses longues jambes un peu trop maigres sous les hanches plates et les reins cam-brés, sa toison brune et vigoureuse, qui prospérait j^f jusque sur son dos en lui donnant ces allures de chěvre. Plus vieille, sans doute, eile aurait de la barbe au menton, lui avait dit Daniel. Raymond la caressait ä l'endroit de ce pelage ainsi qu'on flatte un chien fiděle, mais dans ses propos il n'avait jamais fait allusion ä ce qui était peut-étre une monstruosité. Daniel assurait qu 'il y avait lá le témoignage de la protection d'un ange, qui rejetait hors de son corps, sous forme 79 de crin, la part bestiale ou démoniaque innerente a tout étre humain, et qui avait entrepris de rendre purement lumineuse sa substance intérieure, ou il élirait domicile. Lange aurait fort a faire, pensait-elle modestement ; eile pensait aussi que si les deux hommes avaient également interprete ses particula-rités intimes, eile eůt peut-ětre bien choisi d'en aimer un troisiěme. Elle avanca d'un pas, cédant ä la muette injonction de Daniel, dont la main, comme en dansant, lui avait pris la taille et la guidait pour qu'elle sortit de la combinaison qui couvrait encore ses pieds. Le bruit leger du tirant glissant dans la coulisse de la fermeture éclair, c'est curieux, persiste dans les oreilles de Rébecca longtemps aprěs la chute de la combinaison, il s'enfle étrangement, et alors ľillusion cesse, et Rébecca sur le banc est tirée de la reverie dont eile pouvait raisonnablement espérer satisfaction dans le plus prochain futur, apres avoir tant divagué jusqu'au seuil du plaisir. Comme au cinéma, se dit-elle, ou dans les histoires imprimées qui ne sont que la reproduction de la songerie d'un conteur, pourquoi le fil du réve ou celui de la simple fantaisie est-il coupé si souvent au moment qu'il allait produire la meil-leure partie du spectacle, ľ emotion longuement atten-due ? Pourquoi vous échappe-t-il avant le denouement ? Elle se promet, une autre fois, de bien tenir le fil et de veiller aux risques de rupture. Mais ici, sans que de sa part il y ait eu défaut d'attention, la cassure est irreparable. Car le bruit augmente encore, 80 et s'il se fait plus nettement métallique il n'a pour-tant guere de rapport avec le faible et prolongé cli-quetis des petites boules arrachées de leurs alveoles par Taction du tirant, il se change en vacarrne, fracas, grondement, il présente ä l'imagination des plaques de tôle, des roues cerclées de fer, des chaínes, des couteaux de charrues, et Rébecca, quand avec niau-vaise humeur eile consent a ouvrir les yeux sur la realite, voit un convoi militaire qui sort du couvert par un chemin forestier en prenant la direction de Hague-nau. Demiere consequence de sa reverie, la masse obscure des sapins lui semble forcée par ce train de ferraille terreuse a s'ouvrir comme le cuir noir de son vétement devant le petit coin de cuivre nickelé, sous la main de Daniel, un instant plus tot. Puis eile lai.?se ä regret disparaitre le belvedere du Neckar dans la trouée de la forét alsacienne. A quelle heure, se dit Rébecca, ces gens se sont-ils levés pour aller a leurs exercices, s'ils rentrent de si bon matin ? Elle connait assez la forét pour savoir qu'ils viennent du grand champ de tir, but de ses promenades avec Raymond naguěre, aux jours de 4$ congé, et ils vont évidemment vers la ville, dans les faubourgs de laquelle se trouvent des casernes et des pares ďartillerie. Les premiers a passer devant eile sont deux estafettes motocyclistes, et ils lui donnent á peine un regard, jaloux peut-étre de la Harley qui eclipse leurs pauvres machines comme une botte ver-nie deux pantoufles, ou presses de courir ä la rencontre des voitures qui pourraient survenir et dont 81 les conducteurs n'auraient pas été avertis de la marche du convoi. Derriére eux parait une petite voiture découverte, qui contient des officiers, ou tout au moins des porteurs de galons, et ils tournent la téte vers le banc, comme si, moins innocents que les étu-diants de Karlsruhe dont s'est souvenue Rebecca, ils avaient soupconné la femme sous le masque du cou-reur. Les seins. il est vrai, quoique menus, sont mis en valeur par la position horizontale de Rebecca sur le banc, les bottillons sont peu masculins, la cagoule ne convient pas ä un honíme, qui porter ait plutôt le casque. Une intelligence au-dessus de la moyenne n'est done pas nécessaire pour percer le cuir noir jusqu'au secret du sexe. Incertains ou poliš, cepen-dant, ces galonnés-la ont la bouche close, et ľun d'eux seulement esquisse un geste qui ne va pas jusqu'au salut, puis la voiturette les empörte. Roulant et chenillant a la suite viennent des chars de combat, qui ne sont pas ďun trěs grand modele, et des tracteurs remorquant des canons ä ľair désuet. Capots ouverts, les tourelles des chars présentent des tétes de militaires et parfois le buste aussi, conime des mannequins en des vitrines de modes ; les tracteurs et des camions ä plate-forme montrent tout entiers des individus de la méme espece, qui ne se génent pas, au passage, pour crier ä Rebecca des choses que le bruit (outre sa cagoule) ľempéche d'entendre, mais que ľon devinerait, et pour agiter dans sa direction des calots ou des bérets tenus a bout de bras. Cest eile qui est génée, et eile feint de ne 82 remarquer rien, souhaitant que le défilé cesse au plus vite, car eile voit dans la condition militaire une sorte de penible maladie ä laquelle les jeunes hommes dif-ficilement échappent, mais dont ils devraient avoir quelque honte. Et eile se rappelle un jeune officier, lieutenant sans doute (le grade étant par eile évalué moins aux galons ou insignes qu'ä ľáge), qui ľavait abordée dans la rue, a Haguenau, en lui faisant compliment sur ses « jolies jambes d'oiseau ». « Allez done vous habiller en homme, si vous voulez parier aux femmes », lui avait-elle répondu sans douceur, irritée par ce qui dans son jugement était la livrée d'un servant de la mort. Le compliment, du reste, était rnoitié moqueur, et l'importun, se voyant repoussé, avait accentué la raillerie pour garder bonne mine. Rien n'aurait pu lui faire comprendre qu'il avait le devoir d'etre honteux... Daniel Lionart, qui est de nationalité Suisse, fut-il soldát ? Rebecca peine ä imaginer son am ant dépouillé de ses beaux tweeds, de ses chemises de flaiielle mousse ou bruyěre, de ses cravates de laine, et puis revétu de la défroque de bourreau du Christ qui rat-tache assez singuliěrement ľarmée de la Confederation Helvétique ä la peinture des primitifs rhénans. Sur les camions, ľagitation virile croit proportion-nellement ä la distance qui sépare ces véhicules de la voiture des officiers. Ľon pourrait penser au'un mot a couru dans le convoi, transmis par radio peut-étre, pour signaler la presence d'une jeune femme bizarre- 83 ment costumée et couchée tout de son long en bor-dure de la route. Mais il est plus probable que les troupiers cherchent des prétextes ä se ragaiľlardir. aprěs le froid des exercices nocturnes. En ville, bien-tôt, ils trouveront ďautres objets qui leur donneront le sentiment (ou ľillusion) ď avoir repris contact avec la vie. Rebecca se raidit et s'endurcit ä ľégal du bois sur lequel eile repose, tandis que passent les derniers instruments de mort avec leurs derniers servants, et la demiere reflexion qui lui vient a l'esprit est que la couleur dont ils sont peints ou habillés n'est pas tant celie de la boue que celie de la crotte, et que les bourreaux et les armes qui servent les rois du monde sont camouflés ä la ressemblance de ľexcrément liquide produit par la peur et lache dans la déroute. Puis, confirmant le vieil adage que la fin est ainsi que le commencement, deux motocyclistes militaires débouchent du chemin forestier. L'un d'eux seule-ment fait escorte au convoi, tandis que 1'autre vire ä droite et accélěre dans la direction opposée a celle de Haguenau. Rebecca attend que du train le serre-file ait disparu, ce qui demande plusieurs minutes ; alors eile étire ses membres, le sang plus agilement court en ses veines, l'air est plus léger ä ses tempes et eile se retrouve en accord avec la nature entiere, mais, quel que soit le désir qu'elle en ait, il lui est impossible de renouer le fil de sa reverie, et pour revenir ä l'amour le seul moyen qui lui reste est la motocyclette, ä portée de sa main pres du banc. Comme pour mieux attirer le regard, un rayon de soleil s'est posé sur le 84 cadre ; dans les parties chromées il allume des feux teintés de rouge ainsi que la flamme d'un chalumeau. Signaux de plaisir, pense la jeune femme, plutôt que signaux de danger ; eile se lěve, et aprés s'étre assurée que personne ne ľobserve, car eile craint le ridicule, eile fait trois fois un mouvement de gymnastique res-piratoire, face au soleil ; ensuite eile libere la moto de sa béquille, eile remet le moteur en marche, eile remonte en seile et eile regagne avec precaution la route, qui ďailleurs est toute vide. Une bouffée de gaz la jette dans la direction de Soufflenheim. Ill Quelle heure peut-il étre ? « Bah ! pense-t-elle, les douaniers me le diront. » Mais comme il est tôt pro-bablement, d'apres la position du soleil que 1'on voit un peu au-dessus des sapins, dans le ciel d'Alle-magne, eile réduit la vitesse et laisse la moto aller en quatriěme avec aussi peu de gaz qu'il suffit au moteur pour tourner réguliěrement, ration qui soutient tout de méme l'aiguille du compteur a quatre-vingt-dix, quand on roule en ligne droite et sur terrain plat. Un point, bientôt silhouette, grandit en face ; au croise-ment eile reconnait le soldát motocycliste qui tout a l'heure a pris la route de Soufflenheim pour couvrir les derriěres du convoí, et qui revient ä faible allure. Qu'il la salue au passage, comme un frěre plutôt qu'une femme, point comme un officier, cela n'est pas pour lui déplaire. Elle regrette de n'avoir pas eu le temps de répondre au salut du motard (mais leurs vitesses additionnées les ont mis loin l'une de ľautre avant qu'elle ait pu réagir), et puisque la route est déserte ä perte de vue et que la moto, ä ce regime 87 sage, va corame si eile se conduisait toute seule, Rebecca rassemble des souvenirs, et dans son esprit désoccupé une nouvelle reverie prend le depart. Cest quatre mois plus tôt, vers le quinze Janvier, se dit-elle, qu'avec Raymond, une autre fille et deux autres garcons de leurs communs amis, profitant de jours de soleil exceptionnels en la saison, eile est allée en montagne pour y passer une fin de semaine. Son pere, Simon Res, le libraire antiquaire de la rue des Granges, lui avait permis cette evasion d'autant plus volontiers qu'il espérait que s'en trouverait consolidé un projet de manage auquel il ne se fiait pas absolu-ment, Raymond lui paraissant bien froid pour un Francais. Rebecca, d'ailleurs, n'avait-elle pas décou-ché et campé souvent sous pretexte de sports d'hiver ou d'été, suivant ľusage admis ? Et si, pour la premiére fois, eile partait avec son fiancé, tous deux n'étaient pas seuls. Leurs compagnons étaient deux frěres un peu brutaux et simples, qui courtisaient la méme fille, Catherine Jarnyn, une camarade de Rebecca á 1'universitě, un peu plus ágée qu'elle et qui semblait plus jeune parce qu'elle était plus petite, plus tendre de chair et plus claire de chevelure, avec un joli regard jaune qui faisait qu'on l'appelait Bouton d'Or. De son depart a l'aube, du rendez-vous a la gare de Geneve, du premier parcours, du changement de train et de la seconde partie du voyage, des propos gen-timent décousus de Catherine et des vanteries de Luc et de Mathieu, du silence de Raymond embarrassé 88 devant.ces gars comme devant ses élěves, de ľarrivée du train ä crémaillěre et de la station enneigée, eile pourrait, le voudrait-elle, se souvenir, mais sa volonte est d'abolir tout cela. A peine et par comparaison avec son costume d'ä present consent-elle ä se rappeler qu'il s étaient tous en tenue de sport, sac au dos, chaudement vétus sous les combinaisons, et que les garcons portaient leurs skis et se disputaient ceux de Catherine, tandis qu'elle et Raymond attendaient d'etre sur place pour prendre les leurs en location. Impatiente, eile bouscule ses reminiscences comme les images demi-effacées d'un vieux film projeté á folie allure, et eile se débarrasse ainsi de ľarrivée a ľhôtel un peu avant l'heure du dejeuner, du choix des chambresv d'une promenade qu'elle fit avec Raymond tandis que les trois autres deja glissaient, du repas, mediocre comme est toujours 1'ordinaire en pareils lieux, qui leur fut servi et de la mauvaise humeur de Raymond, de leur hate a ressortir sitôt qu'ils eurent avalé une enorme tasse de café pire encore que la nourriture, de la neige éclatante ä faire pleurer les yeux. Elle se plut au jeu des skis ce jour-lä et le sait, d/#> mais eile s'efforce a ne pas trop s'en souvenir pour ne pas se laisser détourner de ľ amour, qui n'est pas moins le but de sa reverie que celui de son voyage en moto. Aussi longtemps que dura ľaprés-midi ils s'accrochérent ä des remonte-pentes amusants, des-cendirent et redescendirent des pistes en lacets ou la neige crissait aux voltes, puis le soir vint, et ils ren-trěrent ä la tombée du froid vif en se donnant des 89 bourrades autant pour s'égayer que pour se réchauf-řer. Raymond, par son sérieux, eůt découragé les attaques, mais Rebecca passait outre et ses maniěres de chěvre brusque eurent leur recompense quand il fut dégelé au point de la saisir et de ľembrasser devant la porte de ľhôtel. Les autres avec des cris de joie les imitérent, excessifs comme ils ľétaient en tout. Ils avaient skié (les garcons, ä ľallemande, pro-noncaient « chié », par plaisanterie) avec une surhu-maine aisance, et ľon se fůt émerveillé de voir Luc et Matbieu, ces lourdauds, devenir si légers par le seul fait d'avoir chaussé des lattes. Catherine avait été reine incontestablement sous le soleil et sur la neige, jouant au liěvre que deux chiens poursuivent, et si les garcons, quelquefois, ľavaient prise, c avait toujours été quand eile ľavait voulu, pour le plaisir d'etre proie et de feindre qu'on ľétranglait, qu'on lui cassait les reins, qu'on la déchirait et qu'on la dévorait. Ľor de ses yeux brillait plus fort aprěs ces simulacres, sa peau se colorait ďun flot de sang, et il y avait dans la victime feinte, quand eile se rele-vait du carnage blane et qu'elle s'époussetait, un petit air de triomphe ironique et de eruauté môme pour lequel Rebecca la chérissait davantage. Raymond, lui, maladroit comme il ľétait toujours aux exercices du corps, était tombé souvent et sentait son prestige atteint. D prit sa revanche au diner, car il se vantait justement de savoir au moins manger et boire ; personne ne fut en désaccord quand il fit porter sur la table une sorte de eratěre plein de fondue 90 brülante et bouillonnante comme une lave au cccur d'un volcan, épicée au goüt de l'Inde ou du Mexique, puis un trěs vaste plat couvert de viande séchée, rou-lée en tranches fines, aliment des Huns, avait-il precise, ces gracieux barbares, ni quand la servantě ouvrit sur son ordre plusieurs bouteilles d'un vin blane du Valais qui avait un parfurn entre le fourrage sec et le trefle aprěs la pluie. Né dans le Midi de la France, Raymond était amoureux des pays du Nord comme les Allemands le sont de la Grěce ou de l'lta-lie, et les simples bonnes choses de la Suisse ne l'exal-taient pas moins qu'au musée les vestiges de l'art des steppes. L'amour qu'il portait a sa fiancee genevoise n'était pas étranger a cette f aeon de sentir, et quand il la louait d'avoir un caractěre d'amazone et non pas de ménagěre c'est aux heroines des legendes germa-niques qu'il pensait précisément, par contraste avec ses sceurs ou ses cousines de Mill au, dont il parlait comme de servantes. Flairant le vin, il le jugea digne d'etre bu a la santé de la maitresse ideale qui serait sa compagne bientôt, et il voulut des verres de Couleur, ä trěs haut pied, qui intimiděrent un peu Luč et Mathieu, tandis que Catherine maniait le sien sans peur de se griser et tenait těte au couple futur. Le regard avivé par le reflet du cristal roux, les cheveux en désordre, Catherine, plus encore que sur la neige, semblait inviter ä se brůler les doigts. « Cest eile, se dit Rebecca, qui ce soir-lä, dans la salle a manger remplie de skieurs funěbres comme des ouvriers en deuil d'un de leurs camarades, aurait du 91 attirer ľattention de ľhomme á qui je pense. Comment ne ľaurait-il pas vue ? Et s'il ľa vue, pourquoi n'a-t-il pas cherché ä la connaítre ? Plus tard, ne voulut-il pas la rejoindre ? Ne s'est-il pas trompé de chemin ? » Pour chasser la pensée importune, eile tourne, sans besoin, la poignée ď acceleration, diminue aussi ľavance a ľallumage, puis eile rétablit a peu pres les commandes dans leur réglage precedent, et eile oblige sä memoire ä reprendre le role de serviteur íiděle. Voilä Rebecca revenue sous le luminaire de la salle ä manger d'oü ľavait tirée une interrogation bles-sante ; eile se rappelle le grand plateau de fromages ou Raymond choisit la part de chacun selon le goüt qu'il supposait (pour eile et pour lui, ce fut un crottin de chěvre coupé en deux), et la tarte aux myrtilles (de conserve, en cette saison) qu'il avait commandée a ľavance, entourée de petites bougies roses comme une couronne de fote. Quand ils eurent englouti cette lune d'encre qui teignait de violet les gencives, ils allerent au bar, oů se trouvaient des dineurs qui avaient fini plus tôt qu'eux et dont plusieurs étaient gens de leur connaissance. Malgré ľinsistance de Raymond, le café, trop abondant, ne fut pas meilleur qu'au dejeuner, mais ils burent du marc de Sion dont ľáge n'empéchait pas qu'il brůlát rudement le palais. Mors, leur gaieté diminua, car ils avaient mange lourdement et bu plus que, sauf Raymond, ils n'avaient coutume, et bientôt, ä commencer par Luc et Mathieu, ils parlěrent moins facilernent et furent 92 pris de sommeil. En outre, Catherine J amy n détestait le terme des plaisirs ; eile s'attristait autant ä la fin du dernier acte qu'elle s'était réjouie au lever du rideau sur le premier, quel que fut le spectacle ; apres avoir vide son verre, comme une lampe privěe de cou-rant, eile s'était assombrie, et Rebecca n'avait ni la force ni le désir de briller a sa place. Ils allerent done se couch er, sans se soucier de Raymond qui ne voulait pas dormir encore. Monte ľescalier, ils se saluěrent sur le palier du premier étage, oů étaient les chambres des jeunes filles et celie de Raymond. Luc et Mathieu, qui étaient logés plus haut, furent congédiés sans diffi-culté, car outre la fatigue qui avait abattu leurs audaces ils éprouvaient un certain embarras vis-a-vis de Rebecca, fiancee a un garcon different d'eux et qui leur paraissait un homme můr a cause de son metier de professeur. Catherine embrassa prestement Rebecca, qui remarqua que la jolie creature sentait un peu trop ľalcool et la sueur ; eile s'enfuit ä droite, oů ľon entendit qu'elle s'enfermait a double tour, ména-gement qui faisait sourire apres qu'elle avait pro-voqué jusqu'au soir. Rebecca prit le couloir de gauche. Quand eile fut chez eile, et qu'en abaissant le bouton de ľinterrupteur eile eut allumé le plafon-nier, eile se tint immobile un moment, surprise en vérité par ľaspect de sa chambre qu'ä peine eile avait regardée au jour et dans laquelle eile n'était pas revenue depuis le matin, si pour diner eile avait garde son vôtement de ski et change simplement de sou- 93 Hers, sur la priere de Raymond qui était alle lui cher-cher des mules de velours fourré. La nuit, tiré le rideau de satinette rouge qui cachait la baie oil par quatre battants a double vitrage une porte-fenétre ouvrait sur le balcon qui faisait le tour de ľhôtel, la piece était pour le moins singuliére, avec sa haute cheminée de sapin roux ornée de chandeliers de cuivre et de chenets du méme metal, ses meubles, table, commode, canape, fauteuils et chaises, de pareil bois sculpté dans le style floréal et garni, quant aux sieges, d'un sombre tissu rouge, son grand lit de sapin également couvert d'un édredon rouge aussi mais plus vif, son épais tapis rouge, ses murs tout nus comme pour mettre mieux en valeur un papier peint au decor de petits gnomes verts et violets sur fond orange. Elle fut plus singuliére encore quand Rebecca eut éteint le plafonnier et allumé une lampe ä pied de cuivre et abat-jour de satin cramoisi qui se trouvait a côté du lit. Cest au coeur d'une escarboucle qu'elle allait dormir, avait pcnsé la jeune fille, ou plutôt dans ľintérieur caverneux d'un grand rubis brut et non point travaillé, puisque la chambre était de forme irré-guliére selon les lois de la geometrie et puisque la cou-leur dominante avait moins de brillant que de somp-tuosité mate. A son doigt, la bague que Raymond lui avait donnée, et qui portait un beryl rose taillé en poire, jetait un feu plus vif, comme si la pierre s'était allumée dans la fournaise environnante. Car il faisait trés chaud dans le rubis, les radia-teurs restaient brulants quoique les robinets fussent 94 clos depuis le matin, brulants les tuyaux qui traver-saient la chambre. Rebecca, d'ailleurs, avait l'habi-tude de garder la fenétre ouverte pendant son som-meil, quelle que fut la rigueur de la saison. Elle écarta le rideau pour aller dans la baie, oü eile entrebäilla la fenétre, laissant entrouvert aussi le volet qui était massif. Elle se déshabilla. Avant de se coucher, pour-tant, il lui fallut aller dans le cabinet de toilette et se laver les dents, longuement se gargariser, puis passer sous la douche, afin de dissiper les odeurs qu'elle avait respirées sur Catherine et dont eile ne devait pas étre exempte, puisqu'elle s'était démenée presque autant et qu'elle n'avait pas moins bu. Ľidée qu'une autre fille, Catherine probablement, aurait pu dormir avec ces odeurs sur soi lui était insupportable. Par scrupule, eile prit un flacon qui contenait une eau de Cologne au parfum tenace, et eile frictionna ses reins et ses aisselles. Puis eile rentra dans la chambre rouge. Déjä, la temperature y était beaucoup plus basse, et ľon reconnaissait ä sa pureté ľair de la montagne. Rébecca mit une longue veste de pyjama en flanelle épaisse, toute blanche, seul vétement de nuit qu'elle eút apporté, et eile se glissa entre les draps, sous ľédredon de plumes. Avant ďéteindre, eile quitta sa bague et la regarda. 11 lui parut, pour la premiére fois, que la pierre rose et un trés petit diamant serti dessous figuraient assez curieusement un point d'interrogation. Elle haussa les épaules, fit un baillement, car le sommeil était venu, et eile déposa la bague dans 95 une coupe de verre grenat qui sur la table de chevet servait de cendrier. Quand on lui offrait une cigarette, eile l'acceptait rarement ; il ne lui était jamais arrive ďavoir envie de f úmer seule. Elle hésita entre deux petites poires qui pendaient sur le bois de lit et qui devaient commander la lampe et le timbre. Elle se décida pour la moins menue, qui se trouva la bonne. Ľobscurité. pendant un moment, fut complete, puis une lueur ä travers le rideau filtra, qui venait du clair de lune reflété par la neige. La porte n'était pas fermée ä clé. Pourquoi Rébecca se fůt-elle enfermée, confiante en la sécurité helvé-tique dans laquelle eile avait grandi, détestant les precautions inutiles non moins que les odeurs vulgaires ? Elle s'endormit en portant sur Catherine un jugement plein de sévérité. Plus tard, ce fut ainsi (et peut-étre avait-elle mangé abusivement de la fondue, mets disposant au cau-chemar) : Rebecca se trouvait en reve étendue sur un canape, la nuit, dans la librairie de son pere. Sans que les lampes fussent allumées, sans qu'elle sut d'oü venait la lumiěre, eile y voyait comme sous le feuillage d'une haute futaie. La glace de la devanture devait avoir disparu, car il neigeait violemment dans le magasin, et un homme, qui était Raymond dans le rove mais qui ressemblait plutôt ä un negre de cabaret, dansait en agitant un ancien album pour repous-ser loin du canapé les flocons comme des papillons importuns ou des mouches, L'album, que Rebecca connaissait bien, était un Itinéraire de ľ Egypte a la 96 T err e Promise, imprimé ä Marseille au xvu" siecle, et la gravure voletant représentait le passage de la mer Rouge par le peuple d'Israel ; cependant la neige s'ac-cumulait au bas des rayons oů étaient ranges des in-folio précieux, qui allaient étre tachés désastreusement si on ne les changeait de place. Pourquoi Raymond, au lieu de singer ľanimateur de Chez Maxim's, n'aidait-il pas sa fiancee a se lever du divan ďacajou oů eile était ainsi que sous le poids d'une paralysie ? Tous deux ensemble, réunissant leurs idées et leurs forces, ne seraient-ils pas capables d'aveugler l'ouver-ture de la vitríne ? Ne pourraient-ils tirer de la neige au moins les plus beaux livres pour les mettre en sureté ? Telies étaient les questions qu'elle se faisait, en essayant vainement de remuer. En face ďelle, ä quelque distance, il y eut un grin-cement, comme si l'on avait tourné la manivelle du rideau de fer, il y eut une presence nouvelle et des pas dans ľobscurité survenue, mais eile ne s'inquiéta pas, car eile avait la certitude que c'était Raymond qui était entré par la breche et qui avait trouvé moyen de clore. Ľautre n'avait étó qu'un simulacre assuré-ment, qui s'était éparpillé en flocons pareils ä ceux contre lesquels il s'était battu, ou avait feint de se battre. Rebecca sut que le veritable Raymond était maintenant tout pres d'elle, et grace a lui la neige avait cessé de tomber dans la piece, oil les livres n'étaient pas moins a l'abri que la fille du libraire. Elle sentit une sorte de bien-ôtre, quoiqu'il lui füt toujours interdit de se mouvoir et que la nuit se fút 97 épaissie devant eile, un bonheur déjá conjugal, en quelque maniere, dont eile aurait voulu remercier son fiancé qui avait chassé ce faux-semblant. Que ne pouvait-elle ouvrir la bouche et parier, le rendre heureux aussi en lui montrant une tendresse énorme et germanique ? II avait, lui, la liberté de ses mou-vements, et eile ľentendait bouger furtivement dans le noir, eile entendait des froissements ďétoffes, des chutes amorties, sans comprendre ce qu'il était en train de faire. Puis il s'approcha du canape, et eile sentit qu'il avait porte la main sur eile. Alors eile pensa qu'elle rôvait, dans son réve, et, oubliant qu'elle ne pouvait bouger, eile se tourna vers le mur. D'avoir repris la maítrise de son corps, ďabord eile s'émerveilla, mais eile se trouvait dans des draps, sous un lourd édredon, et non pas sur le canapé pelucheux de la librairie. Elle respira forte-ment, remplit ses poumons d'un air froid. Quelque chose se dissipa dans sa téte et la chambre rouge lui revint en memoire. Cependant une main caressait doucement sa nuque passée ä la tondeuse, et sur son oreille il y avait la chaleur ďune paume. Révait-elle ? Elle se dit qu'elle avait réve, mais qu'elle ne rôvait plus. Et quand avait-elle cessé de réver ? Minutieuse (pédante, disait Raymond), eile s'appliqua, sans grand succes, a trouver sur ce point une réponse exacte, tandis que la main glissait de sa nuque au cou, saisissait une épaule, et que 1'autre main (c'était naturel, presque rassurant, en somme, qu'il y en eut une seconde), aprés avoir rejeté ľédre- ■ 98 don, suivait ä ľextérieur du drap les contours de son corps. Cette main-Iä remonta des genoux jusqu'au visage, et les doigts, qui avaient une légere odeur de tabac anglais, explorěrent son front, la tempe et la joue qui n'étaient pas enfouies dans ľoreiller, les yeux et la bouche ; ils jouěrent ä entrouvrir ses levres, ä lever et ä baisser gentiment ses paupiěres. Elle gar-dait, volontairement, une immobilité complete, sans feindre toutefois de dormir. Etait-ce dans le réve encore que le veritable Raymond avait succédé au faux ? Le simulateur lui-méme, ce vain fantóme, n'avait-il pas été suggéré ä Rebecca par la reelle irruption de son fiance dans la chambre obscure ? Quittant ľépaule, les doigts défirent le premier bouton du pyjama, ils s'avancerent ä ľintérieur, sans la toucher d'abord, puis, au moment qu'elle se demandait s'ils n'allaient pas décevoir son attente, ils s'abattirent sur son petit sein. « Comme les serres d'un épervier sur un levraut blotti », se dit-elle, heu-reuse d'avoir été si bien devinée, heureuse qu'il eut choisi le sein gauche, sous lequel battait son cceur. II ne fit pas davantage pendant une longue minute, et eile ne bougea pas non plus, retenant méme son souffle, essayant de perdre conscience partout ailleurs qu'en ce point ou il ľ avait prise. Tellement comblée par ce mince abandon qu'elle ne souhaitait rien d'autre, eile fut étonnée quand la main qui était restée dehors ouvrit les draps, et quand il fut dans le lit, ä côté d'eile. Car Raymond ne lui avait jamais montré la moindre audace avant cette nuit ou brusquement il 99 tournait au corsäire. Et si eile se réjouissait qu'il eůt abandonné ces reserves excessives qui avaient fait mauvaise impression sur le vieux Simon Res, eile aurait préféré, peut-ětre, que revolution fůt plus lente et qu'il y eůt moins de déskivolture en la piraterie. II ne se gônait plus, maintenant, et il eut bientôt déboutonné jusqu'en bas sa veste de nuit. Indifferent aux battements du coeur dont eile avait pensé qu'ils suffiraient ä lui donner une emotion pareille ä la sienne, il semblait qu'il mit la main partout ä la fois. L'autre main s'était emparée du flanc droit, le bras étant passé sous la taille, et d'un effort autoritaire, comme pour signifier qu'il avait decide d'etre tyran désormais, il retourna la jeune fille et 1'attira contre lui. Elle n'opposa aucune resistance ; eile ne pro tes ta nullement. Puisqu'elle n'avait rien dit jusqu'alors et puisqu'elle avait fait la morte et l'endormie depuis le moment incertain oü eile avait repris conscience, il valait mieux persévérer dans cette attitude, non pas qu'elle voulut vraiment faire croire ä son fiance qu'il étreignait un corps přivé de vie ou une fille au som-meil si dur qu'on la pouvait manier comme un sac sans la réveiller, mais le simulacre était commode et ľempéchait de se conduire avec maladresse dans la situation toute neuve oil eile se trouvait, et puis son attention était d'autant plus en alerte que ses muscles étaient reláchés, et ainsi eile ne perdait rien de ce qu'enregistraient ses sens. Les f aits de la realite, ďaiľleurs, avaient-ils tellement de poids qu'on ne pút 100 s'abstraire et se préter a leur jeu comme aux fantaisies du réve ? Cependant eile eut un sursaut involontaire, et eile fut véritablement bouleversée, et il y eut comme un caillou dans sa poitrine, et un feu passa devant ses yeux dans le noir, et eile fut prise de vertige, et eile eut une bréve envie de vomir, et ses membres devin-rent raides en dépit de sa passivité, quand eile sentit que le corps de Raymond était entiěrement nu contre le sien et quand eile sentit son désir agressif. Elle aurait voulu, dans ce moment-lä, qu'il lui parlát dou-cement. Si eile avait entendu son accent un peu chan-tant de petit professeur meridional, eile aurait retrouvé le timide sous le tyran, et la supériorité qu'ä son égard eile avait eue serait revenue tout d'un coup. Sans cesser d'etre livrée ä lui, eile aurait repris 1'avantage. Peut-étre était-ce parce qu'il savait cela qu'il gardait si farouchement le silence. Des paroles vinrent sur ses lévres, mais eile les retint, car eile pensa qu'il devait y avoir des usages en cette situation-la comme en toute autre, et que lui, qui était si éduqué, les devait connaitre. Si le silence était la regie, eile n'allait pas avoir la maladresse d'y manquer. D'ailleurs, eile s'habitua assez rapidement a ce qui lui avait donné tant de choc ; les nceuds se défaisaient qui s'étaient formes comme dans un accěs tétanique a l'instant du contact violent, ses muscles se déten-daient, la curiosité reprenait le dessus. Comme le corps qui pressait le sien était plutôt froid (parce qu'il venait de ľextérieur du lit et môme de ľair glacé du 101 dehors), eile pensa qu'elle devait ä Raymond paraitre brulante en revanche. Une flamme était en eile ; une certaine joie mouvante et rouge, que jamais eile n'avait éprouvée, y fut aussi. Lui, profitant de la reláche comme un marin d'une embellie apres la bourrasque breve, repartit de l'avant. Ses levres approchěrent celles de Rebecca, qui sentit dans son haleine une forte odeur d'alcool. Incompréhensiblement, cette odeur, qui sur son amie, mělée ä celie de la transpiration il est vrai, lui avait donné un dégoůt si grand, ne lui causa pas la moindre repugnance. Et eile pensa que Raymond, dont eile n'avait pas oublié qu'il avait bu aprés le diner beau-coup plus qu'il ne buvait de coutume, était devenu brutal par ľeffet de l'ivresse. S'il n'avait été soul com-plětement, jamais il n'aurait osé pénétrer de nuit dans sa chambre, par la fenôtre ouverte, et venir nu dans son lit, et la saisir avec une aussi furieuse avidité, aprěs que si longtemps il avait montré tant de gentillesse et de modestie. Touchée d'un sentiment presque maternel ä ľidée qu'il avait perdu le contrôle de soi, eile lui tendit sa bouche ouverte, comme ä un enfant trop caressant. Mais il avait dégagé du pyjama ľépaule de Rebecca, et il faisait glisser la manche au long du bras. Passé le coude, il tira le bras au dehors, il prit la veste par le col et la tira, et Rebecca fut toute nue comme il était. II ne lui donna pas de répit. II la coucha sur le dos. L'oreiller avait suivi la veste de pyjama jetée ľon ne savait ou, dans le noir. 102 Pendant que d'une main il s'efforcait de l'ouvrir, et qu'elle ne résistait pas, eile leva le bras qui dans la mélée était libre, le droit, et eile lui caressa la téte avec une tendresse un peu machinale. Stupeur, alors, eile s'apercut que ce n'était pas Raymond qui ľétrei-gnait, puisque son fiance avait des cheveux bien garnis et frisés au point de paraitre crépus, tandis que le crane qui se trouvait sous sa main était chauve au sommet. Cependant il était trop tard pour essayer méme un semblant de lutte, chose dont eile n'avait, d'ailleurs, aucune envie, et eile remit son corps et sa conscience ä la violence et ä la nuit comme en d'autres saisons eile les avait remis au soleil et ä ľeau claire ; eile s'abandonna toute k la douleur par laquelle son ventre était vrillé profondément, douleur qui se chan-geait curieusement en chaleur, ä mesure qu'elle gagnait le reste de sa personne. Dans sa tete étourdie s'imposa soudain 1'image de Daniel Lionart, qui est chauve ä demi et qu'elle se rappelait avoir entrevu ce soir-lä, au bar de ľhôtel, un verre au poing tendu vers eile pour lui signifier qu'il buvait k sa santé. Oui, le prédateur ne pouvait étre que Daniel Lionart, client de son pere et qui ne manquait jamais de porter furtivement la main sur eile quand il venait dans le magasin et qu'elle s'y trouvait. Daniel Lionart qui lui avait caressé les cuisses tres haut sous sa jupe et longuement, une fois. presque sous les yeux du libraire, sur le canapé de son réve, ä ľabri ďun Supplement ä l'Antiquité expliquée de Dom Bernard de Montfaucon, grand in-folio dont les gravures 103 dépliées sur leurs genoux les cachaient mieux que n'au-rait fait une couverture. Et eile cessa de penser a Raymond Nul. Tandis qu'il devenait impétueux, dans son triomphe, eile se dit qu'elle avait mal jugé les « f aits de la realite », et qu'ils avaient tout de měme beaucoup plus de poids qu'elle n'aurait cru, avant ďen avoir fait ľ experience. II se retira ďelle et la libera de ce poids, il s'éloigna un peu. Le contact entre eux ne fut plus qu'au sein qu'elle sentait qu'il caressait avec distraction, et corame il s'était tu jusqu'alors il persistait a se taire. II devait, se dit-elle, faire des reflexions et s'étonner qu'elle eůt cede tout de suite et avec tant de docilité. Avait-il honte, main tenant que son désir était satis-fait. de s'ětre conduit en brutal, ou jugeait-il qu'elle était probablement honteuse elle-môme de s ětre laissé vaincre et voulait-il en ne lui parlant pas manager quelque fierté blessée comme son pauvre corps, ou s'il pensait qu'elle l'avait pris pour un autre, attendu sans doute, et qu'elle n'était pas revenue de son erreur ? Aprěs un moment, l'image de Daniel Lionart fut moins precise a ses yeux, devant lesquels passait sans tréve un fil de petits points, rouges dans ľobscurité. Tout en étant certaine de ne pas avoir eu affaire ä Raymond, il lui vint des doutes sur la personne de celui qui était ä côté d'elle et dont eile sentait les doigts glisser sur son sein inlassablement. Que celui-lä put ětre un des amoureux de Catherine était chose 104 ä exclure avec plus de certitude encore, car a touš deux, chevelus abondamment d'ailleurs, eile savait n'avoir jamais inspire qu'une admiration respec-tueuse et craintive. II n'était pas croyable qu'un étranger, qui ne l'aurait vue qu'au restaurant pour la premiere fois, eůt concu et entrepris une agression si folle. L'idée dun audacieux valet, un Italien bel-látre comme il s'en trouve assez souvent dans les hotels suisses, traversa son esprit, et un frisson la secoua ; eile fut presque décue de se rappeler que des femmes seulement les avaient servis pendant le diner et měme au bar. S 'il y avait eu des cigarettes sur la table de chevet, s'il avait voulu fumer, ä la flamme de l'allumette ou du briquet, eile l'aurait reconnu, ou bien eile aurait vu qu'elle ne le connaissait pas. Les lěvres de ľhomme vinrent sur son épaule et sur son cou, elles se posěrent sur son oreille, et Rebecca fut attentive ä ce qu'il all ait dire, soucieuse de le reconnaitre a la voix, mais il ne dit rien et les lěvres continuěrent leur chemin jusqu'ä sa bouche. Quand eile sentit de nouveau cette haleine alcoolique, eile i'aspira lentement, de toute la capacité de ses pou-mons, cherchant ä s'en pénétrer et ä la retenir. Comme si c'avait été fumée d'opium ou de marijuana, il lui sembla que son esprit tombait ä la ren-verse (ou qu'ä ľintérieur du cráne son cerveau bas-culait), et eile fut en proie au vertige avant méme que ľhomme ne ľ eůt disposée sous lui et ne se fut emparé d'elle. II la garda longtemps, cette fois ; eile ně sortit 105 pas un instant de son etat vertigineux ; des flocons de neige, mais qui brillaient dun feu éblouissant et qui brülaient comme des bouffées de vapeur, passaient devant ses yeux. ouverts dans ľobscurité avec une sorte de ferveur ou de foi, et leurs vagues venaient battre son corps depuis les yeux jusqu'ä la tete ; cha-cune de ces vagues ľenfoncait un peu plus bas sous une montagne merveilleuse qui était légere quoi-qu'elle s'élevát jusqu'au ciel et qui dans la nuit de la chambre était comme une inimensité de blancheur absolue. Elle pensa qu'elle était morte. Puis eile pensa qu'elle naissait entre les mains de celui qui pour eile était désormais son amant. Quand il ľeut quittée, et quand eile se retrouva dans le noir au sortir de cette neige ou de ce duvet, ses doutes s'étaient dissipés. Certaine d'avoir reconnu Daniel Lionart ä ses mains, eile se tour n a vers lui familiěrement. — Je suis heureuse, lui dit-elle. Je savais que tu n'étais pas Raymond. Pres de lui, j'ai toujours été seule. II ne répondit pas. Elle se repentit d'avoir renié son fiance. Plus qu'un moment, il y eut une longue perióde de silence, pendant laquelle ils dormirent peut-ôtre. Rebecca fut prise encore une fois. Malgré son désir, eile ne parvint pas á s'abimer dans les espaces blancs. Quand il s'en alia, par le chemin du balcon, comme il était venu, un petit jour, plus pále que le clair de lune, se montrait ä ľouverture des volets. La haute 106 silhouette de Daniel y fut reconnaissable, avant la retombée du rideau rouge. Rebecca songe s'il se tourna vers eile. Mais quoi, peut-on tout se rappeler ? Sa main, par ľintermédiaire de la poignée ďaccélé-ration, accorde un peu plus de gaz au moteur de la Harley, dont le regime est tombé trop bas pour s'ac-commoder de la quatriěme. Aprěs un petit hoquet (d'ivrogne distingue), il se met a tourner bien rond. Ce qu'elle se rappelle est que nue et grelottante eile a savonné le drap a l'endroit ou la goutte de sang (presque symbolique) versée par eile ä 1'instant du rapt était devenue aussi noire que sur un linceul plu-sieurs fois centénaire, et puis qu'elle a mis sa brosse ä cheveux entre le matelas et le drap pour soulever celui-ci et le faire sécher. Tout contre le mur, ensuite, eile s'est enroulée dans la literie. Elle n'a pas été lente ä se rendormir, pense-t-elle. Au matin, quand Raymond est venu frapper ä sa porte pour ľavertir qu'on ľattendait depuis long-temps, eile a répondu que le ski ľavait fatiguée la veille et qu'elle restait couchée. lis pouvaient sans eile aller ä la neige ; eile les retrouverait pour dejeuner, et dans l'apres-midi, si eile était moins lasse, eile irait avec eux ; voilä ce qu'elle a répondu. Raymond, docile a son habitude, est parti sans insister. Elle a sonné (usant de la petite poire, cette fois), aprfes avoir remis le lit en ordre ; eile a demandé du the et des toasts. Puis eile a dormi peut-étre encore. Daniel Lionart n'était pas dans la salle a manger 107 a l'heure du dejeuner, ni au bar, et eile ne ľa pas révu ce jour-lä, quoiqu'elle espérát ou craignít le contraire. De remettre des skis eile n'avait nulle envie. 11 lui aurait été agréable de faire avec Raymond une promenade sous les sapins couverts de givre, dans un traineau attelé ; mais ľhôtel n'avait ni traineau ni cheval. Elle s'est refusée a sortir et eile a un peu tourmenté Raymond, qui était reste avec eile, alors qu'elle eut préféré étre seule. Le soir, ils sont rentrés ä Geněve. Dans le train, les autres auraient voulu dormir. Elle les a tenus éveillés cependant, car sa gaieté revenue avait la force dune source, et son rire jaillissait sans raison ou pretexte, par une sorte de débordement nerveux que Raymond considérait avec une inquietude assez comique et qui le mettait aux petits soins comme 1'infirmier d'une reine folie. Jamais eile n'a remis un vétement de miit. Elle a épousé Raymond Nul six seniaines plus tard. [ja plus grande merveille que lui ait apportée le mariage, il faut bien l'avouer, est ľétrange cadeau nuptial qu'elle a recu de Daniel Lionart : cette belle moto américaine qu'elle chevauche actuellement et dont le gros reservoir d'essence est entre ses cuisses comme le corps d'un homme noir. Monture et cava-liěre (ou negre soumis ä sa jeune maitresse) vont a pres de cent kilometres ä l'heure aprěs une trěs légěre acceleration que d'un mouvement presque involon-taire la conductrice a commandée, puis eile coupe les gaz, car eile arrive ä Lauterbourg, et déja le premier 108 disque signalant la douane est surgi au-dessus d'un panneau peint au nom du village frontiěre. Par une double pression du pied, Rebecca passe en troisieme, puis en seconde vitesse, usant du moteur pour ralentir son allure. Une bouffée de gaz non consume péte dans le brůlant échappement, avec un bruit de coup de fusil, sans lui donner ď alarme. Comme si le vent au-dessus d'une trouée d'arbres poussait la fumée de pared coup de feu, ainsi dans sa memoire s'efíilochent les souvenirs. Celui qui ľaurait intéressée davantage, savoir si Daniel s'est retourné vers eile avant de quitter la chambre rouge, fait défaut pourtant et manquera toujours. II serait vain de s'interroger avec plus de rigueur. Voici le second signal, plante devant un café oü des frontaliers se restaurent; voici le poste de douane. Si lentement va la motocycliste qu'elle n'a pas besoin de freiner et laisse glisser sa machine jusqu'au bord du trottoir, derriěre une voiture que le douanier vient de libérer et qui prend le depart. Le commis-saire (ou 1'inspecteur) qu'ä son precedent passage eile a vu n'est pas la, l'Antillais non plus, ce qui la décon-certe un peu car eile s'attendait aux plaisanteries des deux hommes et ä 1'insolence du noir. Elle n'aurait pas eu peur de lui, cette fois, et ľaurait traité avec une froideur fiere s'il avait été aussi familier qu'il y a douze jours. Mais le douanier de service est tellement froid que c'est eile qui voudrait trouver une plaisan-terie maintenant, pour essay er de le faire sourire et pour mettre une apparence de chaleur entre eile et lui. 109 Nu-téte (alors que le negre portait un képi plante de travers, la visiere cassée ä la mode des bataillons d'Afrique), chátain blond, les yeux bleu clair derriere des lunettes ä la monture presque invisible, une petite moustache effilée sous le nez, il ressemble ä ces jeunes soldats qui se font bourreaux ä ľ occasion sans plus d'ennui ou de difficulté qu'ils n'en ont pour se faire la barbe au réveil. Une corvée qui sera expédiée vite, voilä ce que Rebecca représente ä ses yeux, sans doute. Comment ne pas regretter le noir qui la considérait comrne un objet Mand, et qui s'appliquait a la retenir, a maintenir entre eile et lui le contact de la facon la plus directe et la plus indiscrete ? Montrant a Rebecca qu'il attendait des plaisirs ďelle, n'avait-il pas été ľannonciateur de ceux qu'elle avait donnés quelques moments plus tard ä Daniel, sur la terrasse enso-leillée ? En lui ouvrant la frontiere (par le moyen de la barre qu'il avait relevée pour eile), c'était bien ä une vie plus charnelle qu'il l'avait introduite. — Les papiers ďidentité, les papiers de la moto, dit le nouveau douanier, ďune voix sěche et freie. Au lieu de regarder Rebecca franchement, il regarde ä côté ou derriere, ce qui produit sur eile une impression désagréable, comme s'il voulait ľéliminer, et il montre quelque impatience parce que les documents ne sont pas sous la main de la voyageuse et qu'elle doit ouvrir le coffre pour les prendre. Sans parier davantage, mais avec un air un peu méprisant, il tapote le guidon de la moto. Le geste met en evidence une bague assez curieuse qu'il porte a l'annulaire et 110 qui est un petit serpent d'argent, au corps strie pour figurer des écailles, a la töte méchamment plate. Fetiche de pédéraste peut-étre, comme il s'est vu au doigt de certains policiers. Rebecca songe alors que c'est ä ce doigt qu'elle devrait avoir ľ alliance que Raymond y passa naguěre et qu'elle a laissée au che-vet de son mari endormi, l'anneau qu'elle sentait sous son gant quand l'Antillais lui pressait la taille, sur ce môme trottoir. Si le serpent du blanc-bec est une alliance, pense-t-elle. 1'union dont il est symbole est placée sous le signe de la mort. Elle a trouvé les papiers enfin, eile les tend au douanier, qui les regarde ä peine et fait signe qu'elle peut les remettre ä leur place. — Combien d'argent avez-vous ? dit-il, avec une antipathie non déguisée, car la presence de la jeune femme doit le gener en quelque facon, et ä l'idée qu'elle va parier maintenant et qu'il va 1'entendre il semble aussi chagrin que s'il attendait des insultes. La demande, pour ordinaire qu'elle soit en la cir-constance, frappe de consternation Rebecca, car eile se souvient qu'il f aut en effet de ľ argent pour aller d'un pays dans un autre, et eile n'a pas le moindre billet ou la moindre piece de inonnaie dans sa poche, ayant ä credit pris assez d'essence pour arriver jus-qu'aux pieds de Daniel et comptant sur lui pour four-nir au retour. Dans le coffre, eile vient de les aper-cevoir, demeurent quelques pieces qui lui ont été rendues quand eile a bu un verre d'eau-de-vie avant de repasser la frontiěre, au retour de Heidelberg. Trois ou quatre marks, de quoi boire encore un verre 111 ou deux ; trop peu, en tout cas, pour qu'il ne soit ridicule ou méme imprudent d'en parier. Lors de son premier voyage, eile n'était pas totalement démunie, sans étre bien riche, et le porte-monnaie qu'outre son alliance et son collier eile avait empörte contenait des banknotes qui auraient fait la preuve de ses moyens ďexistence pendant la journée au moins, si le negre ou le commissaire s'en étaient inquiétés. Sous son enveloppe extérieure (combinaison, cagoule, lunettes, bottillons et gants), eile n'a main tenant qu'une petite culotte de nylon, qui n'est méme pas propre. La dépouillerait-on de cette enveloppe extérieure que c'est absolument une naufragée qu'on trouverait, comme eile veut que trouve Daniel en la dépouillant. — Ľautre fois... dit-elle. Puis eile s'arréte, ne sachant comment continuer, puisque le douanier obéit a la consigne et que les deux autres avaient été négligents en la laissant passer sans ľinterroger sur ses ressources. Que va-t-il lui arriver cette fois-ci ? Va-t-on, ce n'est pas impossible, lui défendre de sortir de France et la renvoyer chercher de ľ argent auprěs de son mari ? Devra-t-elle essayer d'un autre poste frontiěre ? Se trouvera-t-il un sentier non garde, á travers bois ou champs, qui la conduira comme une fraudeuse jusqu'ä l'endroit ou eile remettra la contre-bande aux mains de Daniel ? — Combien d'argent ? dit le douanier encore, que son air móprisant fait ressembler ä une jeune institu-trice excédée par la stupidité ďune élěve. — Je n'ai rien du tout, dit Rebecca. J'ai oublió 112 mon porte-monnaie ä la maison. Mais je ne sors que pour rentrer tout de suite en France. Je vais ä Karlsruhe simplement, pour dejeuner chez un ami, et je reviens dans l'apres-midi. Prenez ce que vous voulez en gage jusqu'ä mon retour, si vous ne me croyez pas. Elle parle trop vite, s'empôtre, et pourtant, lucide en balbutiant, eile apercoit les points oú eile s'est mise en défaut. Pourquoi le nom de Karlsruhe-, au lieu de celui de Heidelberg, est-il venu sur ses lévres ? Serait-ce parce que la distance est moindre jusqu'ä Karlsruhe ? Mais eile n'y connait personne, et si le douanier, maintenant, lui demandait qui est cet ami chez lequel eile va dejeuner, que répondrait-elle ? A la rigueur eile pourrait nommer le baron Drais, pense-t-elle, en se rappelant que Daniel lui avait parle de Drais de Sauerbrunn, l'inventeur de la draisienne, dont il n'est pas déraisonnable de supposer qu'il eut des descendants et que son titre est porta par quel-qu'un dans la cite rhénane. Quelle idée a-t-elle eue, en outre, de proposer un gage, puisqu'elle n'a stric-tement rien en dehors de son corps, les papiers de la moto et le passeport étant nécessaires pour entrer en Allemagne ? Si c'était au negre qu'elle avait affaire en ce moment, que prendrait-il en garantie ? Elle se raidit ä cette idée, et eile serre plus étroitement entre ses genoux le reservoir. L'emportement des institutrices, devant certaines gamines particuliěrement désespérantes, va parföis jusqu'ä la gifle, et quand le douanier leve la main 113 8 Rebecca ébauche un mouvement de recul, craignant de subir ce dont jadis eile avait été menacée ä ľécole. Mais en lui reprochant ses distractions les maitresses la regardaient, tandis que le regard du douanier est toujours loin d'elle. La main levée, eile le comprend un peu tardivement, n'est que pour lui montrer qu'elle est libre ďaller, et quand eile a compris et qu'elle veuť remercier le fonctionnaire deja il s'est détourné d'elle et s'approche ďune voiture arrétée derriére la motocyclette. Somme toute, il n'a pas été méchant, et pourtant les doigts de Rebecca tremblent en reprenant le contrôle des commandes, et eile sent la sueur couler de ses aisselles, et eile pense fortement qu'elle a eu affaire ä ľun des pires salauds qui se puissent rencontrer. Peut-ôtre parce qu'il est seul, et pour simpliíier sa táche, il a laissé relevée la poutre ä contrepoids. Aucun obstacle ne sépare la jeune amoureuse du pays de son amant. Elle donne au moteur une légére acceleration, embraye, franchit ľombre de la poutre comme la lisiěre d'une grande forét oü eile se fút plongée au sortir des tristes labours ; eile se range contre le trottoir du poste allemand et pose le pied sur le sol en songeant ä Daniel qui va poser ainsi la main sur son corps děs qu'elle sera rendue chez lui. Un coup de vent froid frappe son visage, un frisson court sur son corps baigné de transpiration. Si l'Alle-magne est une forôt, comme eile vient d'en avoir ľidée, pensant peut-étre ä ces profondeurs vertes et dorées qui engloutissent les amants au second acte de 114 Tristan et qui leur font une chambre nuptiale oü le tombeau se dessine, c'est une forét terriblement fraiche. Maintes fois, dans son enfance, son pere et sa nourrice lui avaient recommandé de se melier des sous-bois en été, quand eile était en sueur. Sa mere était morte trop tôt pour avoir pu lui donner des conseils de prudence. Elle ľavait ä peine connue, et si eile évoquait son image ce n'était que par le souvenir de photographies anciennes, antérieures ä la maladie qui rapidement ľavait abattue, photographies que le libraire conservait en plusieurs albums et oú il se plaisait ä trouver des ressemblances avec la beauté plus garconniěre de Rebecca. Quand eile serait devenue vraiment une femme, disait-il a sa fille, tous ceux qui avaient connu la morte verraient qu'entre elles deux la similitude était presque parfaite. Mais Rebecca, qui savait que c'était précisément d'une maladie de femme que sa mere était morte, s'était appliquée ä se durcir et a se viriliser comme si la fémi-nité et la mollesse avaient contenu des germes de destruction. Pourquoi pense-t-elle ainsi ä la mort au moment de passer la frontiere entre la France et l'Allemagne, entre le pays de son mari et celui de son amant ? Quand eile ľavait passée précédemment, n'avait-ce pas été avec l'impressiön de sortir de ľombre pour s'exposer au soleil, et la barre en se levant ne lui avait-elle pas donné accěs ä des regions de chaleur, de lumiěre et de vie ? La grosse galanterie du douanier noir avait sans doute été pour quelque chose dans cet 115 optimisme, et sa goujaterie méme avait produit sur eile un effet salubre (tout comme on tire un bon augure ďun sexe hautement viril, dans les pays médi-terranéens, lui avait dit Daniel), tandis que sous la froideur du jeune blondin, qu'ä part soi eile nomme le salaud encore, eile a sen ti une sorte de malediction dirigée contre sa personne. Plus eile se rappelle le comportement de celui-la. plus eile est persuadée qu'il ne ľa laissée aller que par désir qu'elle disparůt de sous son regard et qu'elle fůt abolie définitivement. Ce regard trop bleu et trop clair, qui l'enveloppa sans jamais se fixer sur eile, eile a le soupcon qu'il pourrait bien jeter le mauvais sort, et vers le poste francais eile tend discretement la main droite en faisant le geste conjuratoire ďécarter 1'index et l'auriculaire et de replier les autres doigts. « Yoilä, se dit-elle, que je deviens plus superstitieuse que Raymond ! » Tout est change, sinon méme inverse, décidément, par rapport á son premier voyage : sur le trottoir alle-mand il y a deux douaniers au lieu d'un, qui ne sont ni vieux ni jeunes, ni gais ni fáchés, et sur lesquels il serait difficile de porter un jugement moral. La couleur qui les habille, et qui les apparenle au feuil-lage, la lenteur et la raideur de leurs mouvements quand ils se penchent sur la moto, le léger murmure, incomprehensible d'ailleurs, par lequel ils s'expri-ment, font qu'on les rangerait aussi convenablement dans le rěgne vegetal que dans ľespece humaine. C'est en avant-coureurs, ou tout au moins en elements avancés, de la grande forét ou eile se voudrait déjá, 116 que Rebecca les considěre. Elle ne leur parle pas, puisqu'il serait déraisonnable de s'adresser ä des arbres, et se borne a leur montrer son passeport, les papiers de la moto, sur lesquels ils jettent un coup d'oeil indifferent, sans méme les prendre en main. Le mécanisme de la Harley les intéresse davantage. Leurs casquettes doucement s'inclinent, descendent au long de la jambe de Rebecca, s'immobilisent un peu plus bas que son genou. Ces maniěres de saules pleu-reurs indisposent ä la fin la jeune femme, qui d'un tour de poignée leur en met plein l'ouie, en accelerant ä fond le moteur. Alors ils se redressent, satisfaits, semble-t-il, d'avoir risque une lesion du tympan, et ils saluent ensemble comme des valets devant le por-tail d'un chateau pour souhaiter la bienvenue ä l'ar-ŕivant. Le seuil étant libre, ce chateau, vers lequel eile est dirigée, étant celui des plaisirs charnels, Rebecca met la premiere vitesse en prise et doucement embraye. Ce faisant eile regarde les verts valets pour s'assurer qu'elle ne s'est pas trompée sur leur bon vouloir. Ils saluent de nouveau, s'inclinent, se redressent, et ľoii 4& dirait qu'ils vont jouer du cor. En guise de remercie-ment, ou pour rendre le salut, la conductrice accélěre fort, puis eile passe en seconde et le virage qui se pré-sente 1'oblige a ralentir un peu. Aprěs avoir viré en sens contraire au coin d'un café qui fait office de bureau de change, la moto s'éloigne des habitations, et Rebecca retrouve la route étroite, bordée ďarbres fruitiers. N'était le manque de soleil, il n'y aurait 117 áucune difference entre ce monient-ci et le souvenir qui ä cet endroit se r attache. Tout de suite aprěs, cependant, les differences s'ac-cusent, car outre le jour triste répandu par un ciel nuageux sur des eampagnes qui miroitaient naguere aussi allégrement qu'aux feux des lustres une table de grand diner, Failure de la moto, dont Rebecca laisse le moteuf tourner a moyen regime sur l'engrenage de la troisieme vitesse, ne dépasse guěre le quatre-vingt-cinq lä oů eile approchait du cent cinquante, et puis la route est vide, sans plus de tombereau que de chariot ou ďautre véhicule. II doit ětre de bonne heure, puisque les pay sans, qui pourtant se lěvent tôt, ne sont en vue nulle part. La jeune fennne se rappelle alors qu'elle a oublié de demander ľheure aux doua-niers comme eile en avait eu l'intention. Mais, distraction a part, auprěs duquel de ceux-lä se ŕut-elle informée, puisque le francais était un salaud plein de hargne et que les allemands étaient plutôt comme des hôtres ou des sapins ? En arrivant ä Karlsruhe, il fau-dra s'accorder un instant de halte et se renseigner, afin de n'étre pas en avance a Heidelberg oü eile vou-drait surprendre Daniel en train de déjeuner sur la terrasse. Elle se remet k penser que rien n'est vrai-ment deux fois pareil, et au lieu de se réjouir eile regrette qu'il en soit ainsi, ä cause des difficultés et môme des impossibilités qui ľarrétent quand eile voudrait calculer le futur en se réglant sur le souvenir. Puis le nom de Karlsruhe, comme un coucou tombé dans un nid vide ä ľimproviste, s'installe tyrannique- 118 ment dans sa tete en profitant d'une lacune de son raisonnement mis en échec, et alors eile ne saurait faire qu'elle ne se répete mentalement des milliers ou des dizaines de milliers de fois : « Karlsruhe, Karlsruhe, Karlsruhe... », suivant le rythme des explosions qui poussent les pistons des deux gros cylindres et dont le contrecoup rejette les gaz brulés dans les tuyaux flexibles et dans le tube d'échappement. Serait-elle a cheval et galoperait-elle, le rythme serait autre sans doute (moins rapide), mais il ne serait pas moins impérieux. Le stupide hérolsme des cavaliers lancés ä la charge pourrait bien s 'expliquer par une repetition de la sorte. Par cette petite reflexion, qui se pro-duit dans 1'esprit de Rebecca au moment oů eile arrive en bas des lacets qui vont la conduire sur la chaussée supérieure, le rythme est rompu ; alors la motocy-cliste se penche un peu sur le guidon et s 'applique ä bien manceuvrer, pour reprendre possession d'elle-měme autant ou plus que pour s'assurer d'une machine dont eile n'a jamais perdu le contrôle. En haut, surprise encore Tet nouveau contraste avec un recent passé), la chaussée a grande circulation, qui de la Sarre conduit vers Karlsruhe, Stuttgart et Munich, est aussi dégagée qu'elle était encombrée naguěre. Quelques camions, qui vont vers les pays de la rive droite du Rhin, cheminent lentement et pesam-ment en serrant de pres le bord de la route, et der-riere eux un cycliste s'empresse, comme pour les rat-traper et s'abriter du vent qui souffle de la Porět-Noire. II ne vient qu'une petite voiture en sens con- U9 traire, ä laquelle il faudrait l'appui ďun ouragan pour remédier ä la débilité de son moteur. Quoique, devant la moto, ľespace ne manque done pas, et qu'il y ait a rouler vite aussi peu de peril que sur one autoroute, Rebecca maintient la poignée d'admission au point de ration stricte, et 1'aiguille du tachymetre est plus souvent au-dessous du chiffre cent qu'en dessus. Le voudrait-elle, difíicilement la jeune femme pourrait s'abstraire du souvenir, et eile se rappeile avec une certaine mélancolie la facon folie qu'elle eut de piloter ä cet endroit précisément, douze jours plus tot, mais alors eile était poussée par un tout autre élan, le soleil brillait, ľ air semblait plus tiěde, et puis eile avail l'impression qu'elle était en retard et qu'il lui fallait comme une flěche voler par-dessus touš les obstacles pour tomber comme du ciel aux pieds de son amant. Mieux que cela, eile se seritait protegee par une sorte de force naturelle, celie qui mene ä leur but les corps errants, et eile savait que rien de fácheux ne pouvait survenir avant qu'elle eut remis le sien en la possession de Daniel. Tandis qu'aujourd'hui, ä quoi servi-rait de se le dissimuler, le passage de la frontiěre s'est fait malaisément, le ciel est lourd ä cause de sa cou-leur plombée, Rebecca se sent lourde aussi, incapable (pour le moment) de se soustraire aux lois de la pesan-teur. Seuls les doigts de Daniel auraient le pouvoir de faire tomber ce lest et de la rendre légěre comme un voile touché par une flamme. Mais n'est-il pas trop tôt ? « Pourvu.se dit-elle en outre, qu'il ne pleuve pas pendant que je serai sur J20 l'autoroute ! » Car la pluie, en mouillant le ciment, rend la piste glissante aux grandes allures. Derriére le premier camion, quand eile a dépassé le cycliste, un jeune paysan qui a du prendre peur d'eile car il s'est range vite et renonce ä poursuivre, eile voit qu'il s'agit d'une remorque et de son trac-teur, l'un et 1'autre de dimensions égales, carrossés pareillement d'une vaste caisse peinte en gris-de-fer et dépourvue de toute espěce d'inscription, sauf le numero de police, qui est sarrois. Rien ne venant en face, eile appuie a gauche assez largement, et par un quart de tour donne ä la poignée des gaz eile passe le double véhicule. Elle passe le second un instant plus tard, sans avoir eu besoin de reprendre sa droite aupa-ravant. Tous deux, sans doute, appartiennent au niéme propriétaire, ont méme provenance et méme destination, car rien ne Ies distingue extérieurement et ils roulent de conserve en maintenant un intervalle de trente ä quarante metres. « Si c etaient des cargos, se dit Rebecca, on pourrait juger de leur charge ä la hauteur de la ligne de flottaison ; tandis que ce qui rend les camions un peu inquiétants est que l'on ne sait jamais s'ils sont vides ou pleins. » De l'avis de Daniel (dont les conseils étaient encore plus bizarres que ceux de son pere), il fallait se méfier de ces grandes boites qui vont sur les routes avec un bruit de ferraille, et ne pas trop s'approcher d'elles, de peur qu'une main colossale (a la taille de la boite) ne vous přít et ne vous mít dedans... Docile excessivement ä toutes les fantaisies de son 121 amant, eile a double les camions d'aussi loin que possible, mais quand eile se les rappeile, et qu'elle voit le plus proche rapetisser dans le rétroviseur, eile se demande s'il n'y avait pas en vérité quelque chose de sournoisement pénitentiaire dans la grise uniformite de leur anonymat. Sans étre inscrits sur les affreux registres de la mort, comme c'était le cas pour le convoi militaire, chars de combat, canons tractés, camions et petits véhicules, barbouillés tous de la couleur du cholera ainsi que des objets faits expres pour répandre ľépouvante et le dégoůt, ceux-lä ont des affinités avec une catégorie non moins essentielle a Tesprit humain et qui est celle de la privation de liberté, avec une monde trop connu qui est celui des geôliers et des captifs. En Alsace, il n'y a pas long-temps, Rebecca a dépassé im cirque ambulant qui allait planter sa teňte ä Strasbourg et dont les camion-nettes gaiement bigarrées transportaient des bétes en cages. Les fauves se taisaient, mais eile avait entendu crier un singe, qui jouait avec ses congéněres un role de parade, puisque leur commune'cellule n'était pas báchée comme le reste du train. Nulle parenté entre les voitures de ce cirque et les camions de tout a ľheure ; aucune ressemblance entre les toiles décorées ďimages foraines, surchargées de gros titres, gonflées par le vent de la course, qui couvraient les premieres, et la paroi rigide, aveugle et nue des seconds. Eh bien, ľidée de cage roulante ne se rattache aux uns pas moins fortement (sinon justement) qu'aux autres. I/idée est-elle venue de la proximité de ľobjet ? En 122 fait de cage, il en est une qui s ouvre maintenant devant la roue antérieure de la moto, et qui est le pont du Rhin. Rebecca se jette a ľintérieur en accelerant légérement pour le plaisir de s'entendre passer et de faire vibrer les pöutrelles. Sans inquietude, car la voie est libre oü eile a roulé dans ľencombrement naguěre, et ľissue dessine un lumineux trapeze au bout du long couloir métallique. Quand eile jaillit sur la rive gauche et qu'avec un double déclic (comme celui d'une carabine qu'on arme) la cage sonore se referme sur son echo, eile voit des cyclistes encore, mais qui ne sont pas si nombreux que ľ autre fois. lis pédalent paresseusement vers la ville, zigzaguant comme s'ils n'étaient pas bien reveilles. « Dans le lit des putes allez vous rendormir », leur dit Rebecca (en imagination toujours), car eile n'a pas oublié le mythe des anciens capitaines, et les casquettes qui dansent au rythme des coups de pédale lui donnent envie de plaisanter. Le temps s'obscurcit pourtant. Un petit brouillard, qui n'est peut-étre que la vaporisation du fleuve, rend les lointains flous. Dans ce brouillard (ou hors de ce brouillard) parait soudain une grande station de ravitaillement, qui par sa nouveauté méme se présente sous un aspect irréel et vaguement spectral. Blanches sont les pompes, blancs les tuyaux de caoutchouc, d'un blanc si pur que toute comparaison avec la neige, la craie ou le lait resterait bien au-dessous de la vérité, les pieces d'aluminiurn ou de metal nick el é ont une splendeur sans tache, le corps de bátiment est entierement noir, 123 comme si dans un bloc d'anthracite on avait percé une porte et trois fenôtres avant d'accrocher de grosses lettres blanches qui font le nom d'une société pétroliěre. Les quais sont de carreaux de céramique pareils ä du charbon aussi. Aux yeux de Rebecca, la chose est ainsi qu'un faire-part de deuil (ou plutôt son cliche négatif), materialise dans les trois dimensions, et la jeune femme coupe les gaz et presse du pied la pédale de frein ; eile a toujours été sensible aux contrastes violents de blane et de noir, et le sin-gulier appareil de celui-lä la fascine tellement qu'elle ne peut s'empécher de s'arréter ä quelques metres des pompes. Alors la porte s'ouvre, et de cette espece de mausolée sort un homme de haute taille, qui a des cheveux crépus et bruns et qui porte une combinaison rouge, ä ľéclat « chimique » (pense Rebecca, trop feminine pour ne pas entendre 1'appel malin des tein-tures et des tissus surnaturels). Les trois couleurs ainsi réunies sont Celles d'un drapeau qui plusieurs fois, dans un passe recent, fit trembler les peuples du monde entier par son renom de barbarie, et la der-niěre apparue est inseparable du grand courant sexuel qui monte de la nuit et des profondeurs de l'incon-scient. L'homme, comme s'il était fasciné lui aussi par la moto et par la motoeycliste, va jusqu'au bout du quai obscur, et d'un geste (qu'il voudrait) invitant il montre une pompe a Rebecca. Celle qui fournit du super-carburant, bien entendu, mais la jeune femme, qui vient ďassurer ses lunettes, ne fait pas d'autre mouvement que de tourner un peu la poignée d'ad- 124 mission, pour se sentir protegee par un moteur puissant et prét. Car la peur est en eile et la paralyse, une peur étrange de cet homme qu'elle ne peut faire ä moins de regarder fixement et dont eile se dit qu'il est l'image exacte du « bourreau », transported des tableaux anciens dans une situation moderne. En bonne conscience, eile pourrait se dire que dans son vétement de cuir noir, avec sa cagoule dont la mince ouvertuře ne montre que des lunettes aux verres bom-bés comme des yeux d'insecte, sur sa monture au plutonien brillant, eile produit vraisemblablement la méme impression sur l'homme rouge. L'idée ne lui en vient pas, la p'eur occupe intégralement son esprit. Et quand l'homme, qui la voit toujours immobile, descend du quai ou il s'était tenu jusque-la, met le pied sur la chaussée et s'avance dans sa direction, c'est la peur encore qui la pousse ä embrayer bruta-lement en accelerant impétueusement le moteur. Apres avoir monté la gamme des vitesses, eile est jetée, sans plus penser a rien qu'ä ne pas accrocher les cyclistes, jusqu'aux premieres -maisons de la ville, ou eile ralentit de nouveau. Le probléme de ľheure lui revient en memoire quand I'allure n'est plus telle qu'elle soit forcée d'etre attentive. Pour rien au monde, évidemment, eile ne se serait informée auprěs de l'homme rouge. Un café non loin de lä tombe sous son regard, qui est dans un jardin d'arbrisseaux, au coin d'une rue. II est ouvert, puisque deux cyclistes, qui précédaient Rebecca, ont vire devant elle pour entrer dans l'en- 125 clos. Sans trop réfléchir, eile vire a leur suite, passe sous un arc oú la verdure des plantes grimpantes enserre une planche verte oú se lit malaisément le mot « Restauration ». Au fond, devant une sorte de rátelier oů des vélos nombreux sont ranges comme des fusils, la jeune femme s'arréte, eile tourne la clé de contact pour arréter le moteur aussi et, pour la premiere fois depuis le banc de la route forestiěre, eile descend de machine. La moto sur sa bequille est devant le rátelier aux vélos comme au port un croiseur lourd ancré parmi des barques de péche. Rebecca ne lui refuse pas un coup d'oeil ami. Puis eile pousse la porte oú, derriěre les vitres, des rideaux ä petits car-reaux empěchent de voir ä ľintérieur. De question, tant mieux, il ne sera pas besoin. A u mur, sur une tablette au-dessus du comptoir, on voit tout de suite une horloge en bois découpé, mue par des poids en forme de ponímeš de pin. Les aiguilles ne marquent pas tout ä fait six heures et demie. IV Décidčment, il f aut s'attarder, car l'heure est encore moins avancée qu'elle ne croyait, et sur ľ auto-route, qui ä condition d'etre sěche permet de goüter sans danger au plaisir des plus grandes vitesses, eile a bien ľintention de ne pas manager la puissance de sa machine. Rien ne saurait mieux préluder ä son abandon, pense-t-elle, qu'une course « ä corps perdu » (« a coeur perdu », pense-t-elle aussi, calem-bour qui lui donne la bonne idee de se fortifier d'un petit cordial en attendant, et de se débarrasser des monnaies ďargent frappées d'un aigle en pile qui dans le coffre sont péle-měle a vec les papiers régle-mentaires). Le comptoir en sapin věrni est comme un bastion que les consommateurs assiěgent, au centre du restaurant, et pres des fenětres il y a des tables, cou-vertes de nappes du měme tissu que les rideaux. Public ďhommes (quatre ou cinq ďentre eux portant la cas-quette ďancien capitaine), servi par deux femmes dont l'une est la patronne appareinment, 1'autre la 127 bonne, robustes l'uiie et ľautre et promptes a distri-buer le pain, la charcuterie et de grands bols de café Iouche avec du lait. A ľétonnement de Rebecca, qui s'attendait ä étre, comme en France ou dans tout pays latin, le point de mire des regards et la cible des plai-santeries lourdes, personne ne montre ä son égard une curiosité soutenue, personne ne semble remar-quer la singularitě de son aspect, son étrangeté en tel milieu. « Que ces gens soient tirnides, ou qu'ils soient affligés de lenteur d'esprit, ou que la faculté d'obser-vation chez eux soit debile, leur indifference est bien agréable », se dit la jeune. femme, qui va chercher ses marks et revient s'asseoir devant une table libre, dans le coin le plus éloigné du comptoir. Cest eile qui raisonne mal ä cette fois, car eile devrait songer qu'un (ou une) motocycliste n'est pas pour des cyclistes un oiseau rare, mais plutôt un supérieur en grade, un étre plus accompli dans la catégorie commune, une sorte de frěre ainé. Si eile était entrée sur sa moto (malgré la dalle du seuil, en poussant la porte comme une acrobate de cirque), ou si dans la salle eile ľavait conduite ä la main, ľobjet, sürement, aurait fait sensation plus que la personne, et tous ceux-la ľauraient apprécié en connaisseurs. Sans enlever ses lunettes, eile les fait glisser sur son front, comme eile a fait quand eile était étendue sur le banc, et eile démasque ainsi une partie de son visage. La beauté de ses yeux modelés en amande ne sera par nul apercue. tant mieux encore. Une femme s'ap-proche. celle qui, plus empressée, doit étre la ser- 128 veuse, et de sa blouse aux manches retroussées sur des bras couenneux s'échappe une forte odeur de transpiration. Elle demande si l'on veut du café au lait, certaine que si ; eile s'enquiert, avant que l'on ait répondu, de ce que l'on manger a avec. — Non, dit Rebecca. Pas de café, pas de lait. Rien ä manger. Donnez-moi un verre de kirsch. Telle commande a six heures et demie du matin doit étre intempestive, car la serveuse hésite et fait répéter 1'ordre qui visiblement entre plus mal en son cerveau qu'en ses oreilles. Confirmation recue. eile va, revient tout de suite avec un petit verre et une bouteille en forme de tour. II n'y a pas moins de blame que de respect dans la lenteur avec laquelle eile verse l'alcool, mais le verre est rempli jusqu'au bord, sans que rien ait dégoutté dans la soucoupe. « A votre service » (ou quelque chose d'approchant), dit-elle encore, en emportant toutefois le donjon transparent. Apres qu'elle a baissé, pour libérer sa bouche, la partie de sa cagoule qui correspond a la mentonniěre de certains casques de jadis, Rebecca s'incline sur son verre et aspire une bonne lippée. Attentive autant que la serveuse, ehe non plus n'a pas fait déborder le gobelet d'une seule goutte. Daniel lui a montré les usages du cabaret non moins doctement que le pilotage des motos rapides. On verra qu'elle sait boire, si on l'observe. On ne l'observe pas plus qu'auparavant ; un regard jeté autour d'eile avec discretion suffit ä l'en convain-cre, a lui montrer qu'elle ne s'était pas trompée dans 129 9 son observation precedente ; eile s'en félicite (ou bien eile s'y résigne). Ce verre qu'elle a devant soi, maintenant que le niveau a baissé, eile le prend et le porte ä sa bouche, hume avant de boire et puis boit, jusqu'au fond ou presque. Alors le parfum de ľalcool ľétourdit conime si eile avait recu un coup, et il fait naitre dans sa memoire profonde, sans qu'au premier abord eile comprenne pourquoi, un souvenir assez ancien, mais qui a tant ďactualité qu'elle ľaccueille avec ferveur et lui consacre toute ľ attention- dont eile est capable. Elle cultive ce souvenir comme une plante qui va fleurir et fructifier, eile le pousse ä se ramifier, eile surveille sa croissance avec dilection, eile le dresse ä 1'entour et ľérige en tonneile, pour en faire un lieu ďisolement. En gagnant de ľépaisseur, il repousse au second plan le decor du café, et la serveuse a demi s'efface qui continue de s'agiter dans la salle avec la patronne. S'effacent á proportion tous ces homines qui mangent du pain sombre avec une charcuterie de vilain aspect, qui boivent un liquide nauséabond et qui ne donnent pas un coup d'oeil a Rebecca. Ainsi va le souvenir : il remet Rebecca dans le magasin de son pere, un jour qu'elle était en train de classer avec lui des livres de recent achat, qu'elle tirait d une caisse pour les placer sur les rayons de leur catégorie, aprěs avoir au crayon marqué sur la der-niěre page le prix que le libraire chaque fois pro-noncait. C etait en hiver, peu de temps (deux ä trois semaines) aprěs qu'elle fut rentrée de ľhôtel ort eile 130 avait été prise pendant la nuit. Dehors, il faisait trěs froid. Les trottoirs de ľétroite rue des Granges étaient couverts d'un amas blanc, et Rebecca, plutôt qu'aux vieux ouvrages que son pere examinait, pensait au réve de neige par lequel tout avait commence dans la chambre rouge. Lentement passaient les livres de ses mains ä celieš de M. Res et aux siennes de nouveau, s ans que le silence de I'apres-midi füt par rien trouble que par les chiffres devaluation, tombant ä intervalles reguliere, comme dans une salle de ventes. Le libraire était de caractere taciturne et il aimait trop les objets de son metier pour se laisser distraire. En outre, il s'était un peu détach é de Rebecca depuis qu'avait été fixée la date de son manage avec Raymond ; ce détache-ment croissait a mesure que se rapprochaient les noces. La question qui le préoccupait, et dont il par-lait le plus souvent, était de savoir s'il lui cherche-rait une remplacante ou s'il serait capable ä lui tout seul de faire aller la librairie, pas trěs achalandée ďail-leurs. La rue étant peu fréquentée, ils furent surpris tous les deux d'entendre le bruit d'un moteur ä haute compression pétaradant dans un silencieux dépourvu ďefficacité, plus surpris encore que la derniěre et la plus violente detonation eut retenti au seuil du magasin. Le chiffre qu'allait dire M. Res lui rentra dans la gorge (sa pomme ď Adam s'abaissa par un mouve-ment de deglutition) ; il posa devant lui le livre qu'il tenait (un recueil de Spectriana, dont le frontispice, 131 signále par Rebecca au passage, représentait un sque-lette ordonnant ä un chevalier de le suivre dans un sépulcre), et il tourna la těte vers la porte ďentrée. Rebecca fit de méme. La porte s'ouvrit, et ils virent paraitre un personnage qui, s'il n'était aux yeux du libraire qu'un vieux client et une sorte d'ami, au regard de Rébecca possédait un éclat insoutenable, car c'était celui-lä sans doute qui avait pris forme et chair ä la fin de son réve pour envahir son lit dans la chambre ďhôtel et pour la plier au metier d'amou-reuse. Daniel Lionart, au mépris des réglements qui pres-crivent aux motocyclistes le port du casque, était coiffé d'un bonnet de laine rouge termine par un pompon. Enlevant ce couvre-chef de skieur, il le déposa devant un rayon de livres, avec ses gants four-rés et ses lunettes ; il se débarrassa aussi d'un blouson épais, sous lequel il avait un gros chandail marron assez bien assorti a sa culotte de cheval et ä ses bas roux. En se tapant les mains, il salua banalement le libraire et sa fille d'un compliment sur la chaleur que l'on trouvait chez eux. M. Res le salua sans plus de fantaisie. Avec un melange de bonheur (car depuis son retour eile n'avait cessé de penser á lui) et de consternation (car eile allait épouser Raymond au debut du prochain mois), Rébecca regardait l'homme qu'elle était presque sure d'avoir reconnu dans la chambre rouge, pendant le moment bref ou devant le rideau soulevé il avait été visible. Cest au front haut que ďabord allait son regard, au cráne dégarni que 132 sa main sans doute avait palpé entre les touffes gri-sonnes hérissées sur les tempes, puis il descendait vers des yeux qui ne láchaient pas les siens et vers une bouche dont il lui semblait bien qu'elle avait éprouvé le poids sur la sienne. — Montrez-moi done les livres de Swedenborg que vous avez recus dernierement, dit Daniel. II avait parle sur un ton abrupt, sans cesser de regarder intensément Rébecca, comme pour 1'assurer qu'elle ne se trompait pas et qu'elle n'avait été sou-mise a nul autre qu'ä lui. Peut-étre voulait-il aussi fournir de sa visitě un pretexte qui fůt satisfaisant pour le libraire. — Ah, dit celui-la, les derniers Swedenborg... Je vais les chercher, monsieur Lionart. Vos gouts n'ont pas change. Les gouts de Daniel avaient en effet de la persis-tance et, des que le libraire fut alle dans 1'autre piece, il en fit la preuve en s'asseyant a côté de Rébecca sur le canape (du réve) et en portant la main sur sa cuisse, pour la caresser ä ľendroit de la jarretelle, ä travers la flanelle du pantalon qu'elle mettait souvent en hiver. Quand revint M. Res, il ne se dérangea pas, mais simplement il retira sa main. Rébecca était demeurée immobile, essayant de concentrer le plus qu'il se pouvait de sa sensibilité dans la partie tou-chée. Cependant il lui aurait fallu plus de temps pour mener a bien 1'operation, quasiment ésotérique, et eile ne parvint pas ä la connaissance intime de ľhomme avec lequel eile avait eu ce contact. Lui, 133 du moins, était assure qu'elle acceptait docilement ses entreprises. M. Res, qui avait place sur la table une pile de livres, relies, pour la plupart, en demi-chagrin noir avec des plats de vieille soie, les tendait l'un aprěs l'autre au curieux de science mystique. — Voilä, dit-il, tout ce que je peux vous offrir en ce moment : le De commercio animae et corporis, en edition latine de Tubingue, Les quatre doctrines de la Nouvelle Jerusalem, le traité Des joies du ciel et des noces dans le ciel. La sagesse angélique sur la divine providence, en edition de Paris, ľlndex des mots, des noms et des choses contenns dans les Arcanes celestes. II y a aussi, relié de méme, le traité Du divin amour et de la divine sagesse, que vous avez déjä puisque je vous en ai vendu un exemplaire au printemps. — Et je ne ľai pas encore lu, dit Daniel Lionart. Ľhiver est pourtant la saison de s'initier k la divine sagesse. Quant au divin amour, il domine les quatre temps. Ce n'est pas Rebecca qui nous dira le contraire. Mais j'ai une nouvelle moto italienne, rouge a mettre le feu ä toute la neige du septentrion, et les routes glacées me donnent plus de joie que le cabinet de lecture. Bah ! je prendrai La sagesse angélique et ľlndex. II se jeta presque sur Rebecca, qui s'était penchée pour tirer de la caisse un autre livre, et derriěre ľécran de leurs corps il glissa la main sous son chan-dail et lui toucha ľépine dorsale, remontant jusqu'a la nuque, ce qui lui permit de constater que nul rubán 134 n'était garant d'un soutien-gorge, ou plutôt que 1 absence de tout ruban sur le dos témoiguait de la nudíte des petits seins. De la main passée sous ľaisselle, il toucha rapidement l'un de ceux-lä, du côté ou se pen-chait Rebecca. Puis il fit retraite sans que le hbraire eilt rien vu qu'un geste courtois et un peu maladroit pour venir en aide k sa fille. Le livre qui avait motíve (ou excuse) le geste et que Rebecca avait faiUi lais-ser tomber, dans sa confusion, se retrouva entre les doigts de Daniel, qui ľouvrit, regarda le titre, tourna les pages. — Voyons un peu, dit-il (montrant ou feignant un vif intérét). Cest ľouvrage d'un jésmte du xviť siěcle : Ľarchitecte des corps humains, ou le materialisme combattu par les sens. Je le prendrai aussi. Si le texte du bon pere tient les promesses du titre, je ne le lirai pas sans benefice, et la peau de la reliure est une des plus lisses qui aient jamais passé sous les doigts d'un horame pieux. Est-ce bien du veau ? II y a lä comme un reflet'f aiblement rose, qui semble venir de trěs loin et qui ne laisse pas d'etre troublant. Qu'en pensez-vous ? M. Res s'étant incline pour examiner plus atten-tivement la reliure, en laquelle il r»e ™yait nul reflet curieux, ä regret d'ailleurs, car il cherchait toujours k flatter les manies de ses clients, Daniel Lionart fit ä la jeune fille un clin d'ceil, et il lui toucha le genou. — Voyez-vous la couleur rose ? dit-il au méme encore. Cest aux joues de Bébecc» qu'elle irait bien. II parait que cette grande fille va se marier au mois 135 de mars. En attendant, eile devrait sortír davantage, prendre l'air, s'exposer au froid, qui n'a pas moins bon effet que le fer ou le phosphore sur la santé des jeunes personnes. Elle s'enfenne trop ; eile reste au magasin trop longtemps. On voit qu'elle ne respire que la poussiere des livres. Si vous voulez me la confier pour un petit moment, je vais la prendre en croupe et lui faire essayer ma nouvelle moto. Rien que le temps d'aller jusqu'a la route de Saint-Cergue et de revenir. Je la ramenerais ici avant la fermeture, ou chez vous, si vous préférez. Oui ? M. Res répondit que Rebecca n'était nullement pri-sonniěre des vieux livres, et qu'avec son fiance eile s'absentait parfois, qu'elle allait ä la montagne, faisait du ski. Mais qu'une promenade en motocyclette, par ce temps sec et froid, lui donnerait assurément bonne mine, et qu'il n'y avait aucun empéchement au programme, pourvu qu'on fůt prudent. Lui-měme n'avait pas besoin d'etre aide pour classer les livres et les ranger. L'expertise irait un peu moins vite, voila tout. Rebecca avait-elle envie d'aller essayer la moto ? Rebecca dit qu'elle en avait grande envie, surement, et eile se leva, sans plus écouter son pere qui compa-rait l'engin d'a present avec les chevaux de jadis et demandait si eile monterait en amazone ou ä cali-fourchon. lis se vôtirent, Daniel Lionart en reprenant, avec son blouson pendu au mur a côté d 'une gravure representant sainte Lucie livrée a la prostitution publique par le consulaire Pascale, tout ce que sur la tablette 136 il avait posé en entrant, Rebecca en abritant son costume assez peu feminin d'une sorte de paletot court ou de longue veste en marmotte, qui descendait jusqu'a mi-cuisse et qui s'accompagnait d'une toque de méme poil. Dans ce chaud appareil, eile avait moins l'air d'une promise que ďun jeune trappeur. C'est au moins le compliment que lui fit Daniel, avec 1'approbation de M. Res, qui n'entendit la qu'une plai-santerie adressée ä une enfant par un homme můr. — Seulement, dit 1'homme encore a 1'enfant, vous allez, pour ne pas risquer de perdre votre belle toque, la Her de votre écharpe nouée sous le menton. Les trappeurs font ainsi dans le blizzard, qui n'est pas un vent plus violent que celui auquel nous allons ôtre exposes, quand nous serons sur la route du bord du lac. Le libraire avait change de place pour se mettre entre la caisse de bouquins et la table. Tl regardait les préparatifs de depart avec la gentillesse impatiente de quelqu'un qui voudrait bien étre laissé seul et reprendre son travail au plus vite. Les salutations s'en trouvěrent abrégées. Quand la porte de la librairie derriere les fugitifs (car n'était-ce pas la ce qu'ils étaient touš les deux ?) fut refermee, Rebecca éprouva un froid qui la fit fris-sonner et qui lui donna l'impression d'etre entree dans un autre monde. Elle pensa que tout ce qui dans sa vie était remarquable se traduisait également par une impression de passage, et qu'ä juger ďaprěs 137 ľacuité des souvenirs eile n'avait été et ne serait jamais qu'un objet de transit. La vie humaine, en vérité, n'était-elle qu'une suite de seuils, ainsi que des rapides sur le cours ďun grand fleuve dont les parties tranquillement navigables seraient descendues avec indifference ou ennui P Cette question la troubla un peu, encore qu'elle fut tentée de se donner une réponse affirmative. En tout cas, se dit-elle, les seuils devaient rester secrets, pour ne pas priver les rapides de leur caractere bouleversant (fůt-ce dans le souvenir), pour les preserver de la banalite que ľon voit aux accidents des regions dont on conn ait trop ltien la carte. Et eile regarda timidement Daniel, car eile craignait par-dessus tout qu'il ne profitát du premier moment oü ils se trouvaient seuls pour lui parier de la montagne, de ľhôtel, du balcon, de la chambre et du lit (peut-etre avec lui) partagé. 11 ne fit aucune allusion ä cela, par bonheur, et s'abstint de tout com-mentaire ä ľégard des libertés qu'il venait de prendre dans le magasin. Devenu presque respectueux, curieusement, aprěs tant ďinsolence, il lui avait offert le bras pour qu'elle ne trébuchát pas dans la neige gelée, et il la conduisit jusqu'ä la moto, qui était appuyée contre le trottoir. — La voilä, dit-il. N'est-ce pas une belie monture ? Assurément, c'en était une, et c'était aussi un corps superbement étranger entre les murs gris des vieilles maisons, sur la neige a peu pres vierge de la chaussée. La Guzzi était entierement rouge sauf les chromes du phare et des tubes ďéchappement, sauf le noir des 138 pneus et la longue seile double ; ľéclat de cette cou-leur, par opposition ä la blancheur et aux grisailles environnantes, était aussi déchirant que dans la voie resserrée fut le bruit du moteur, děs que Daniel eut actionné la pédale du kick. II abaissa les deux supports, revôtus de caoutchouc, destines aux pieds de la passagěre, et il aida Rebecca ä enfourcher la seile et ä s'installer solidement, sinon tres confortablement, sur la partie postérieure du sombre fuseau. — Tu te tiendras ä mes épaules, dit-il. Tu peux aussi me prendre ä bras-le-corps et te serrer contre moi tant que tu voudras. Mais ne ťaccroche pas a mes bras quand nous irons vite, ä inoins que tu ne veuilles nous tuer tous les deux. II ľavait tutoyée, pour la premiére fois, d'autorité, cependant il n'avait nullement profite de la mise en seile pour la caresser de nouveau, comme il lui aurait été facile de faire, et le tutoiement n'était pas plus singulier dans la présente occasion qu'entre maltre et novice, patron et jeune invitee. Point de conclusion qui s'en pút tirer avec certitude ! Le doute (un tout petit doute) subsistait done quant au role de Daniel dans l'aventure de naguěre. — La couleur rouge m'a toujours été favorable, dit Rebecca, qui pensait ä la chambre et voulait voir si l'autre se trahirait. Tu n'auras pas d'accident tant que je serai avec toi. Elle ľavait tutové aussi, sans aucune gone, comme dans ľobseurité de la chambre eile avait tutoyé l'in-connu qui s'emparait d'elle. 139 \w — Le rouge a pourtant des relations point secretes avec le danger, dit Daniel, en souriant comme pensent les bonnes gens que le démon sourit. Dans les symbo-liques les plus anciennes aussi bien que dans celieš ďaujourďhui, ľ apparition de la couleur brůlante est toujours une mise en garde, un signal d'alarme. En se rappelant cette phrase, Rebecca au café, devant son verre de kirsch, soudain se remémore la station de ravitaillement noire et blanche, avec l'ef-f ray ant pompiste rouge, et le recent souvenir se mele ä ľautre qui prend un recul provisoire. 11 est curieux qu'elle n'ait pas pensé ä la rue des Granges enneigée et timbrée de la Guzzi en station comme d'un sceau de cire écarlate, tout a l'heure, quand fascinée devant les pompes ä essence eile songeait aux images du bourreau dans la peinture primitive et au drapeau des bourreaux d'hier. Puis eile retourne au souvenir plus eloigned au passé plus lointain, et la phrase de Daniel, qui était tombée en sourdine, lui revient en memoire et s'acheve comme au sortir d'un haut-parleur dont eile tournerait le bouton pour accroitre le volume sonore. — Cest toi, d'ailleurs, qui as raison. A moi aussi le rouge porte chance. A pres avoir parle, sans plus de precisions, il serra la main de Rebecca, mit un baiser entre la peau du gant et la fourrure de la manche. II enjamba le reservoir rutilant comme un extincteur d'incendie, et la seile s'abaissa sous son poids. La jeune fille, selon les instructions recues, prit appui sur les larges épaules 140 de l'homme qui lui tournait le dos. Gürieuse de voir comment on faisait obéir une machine dont alors eile n'avait pas la moindre idée, eile se haussa tant qu'elle put et mit son visage contre son cou a lui, tandis que de la main droite il accélérait doucement le moteur et que de ľautre il embrayait progressivement, de f aeon a prendre un lent depart sur la chaussée glissante, qui de surcroít s'élevait un peu. Sans effort apparent ni patinage, portés par des pneus ä neige au relief accen-tué, ils cheminerent entre les vieilles maisons et pas-sěrent devant ľéglise oů des amies de Rebecca lui avaient dit que sous le sombre porche elles acceptaient des rendez-vous parfois ; ils tourněrent ä droite dans la cöurte rue Henri-Fazy et devant eux, de ľautre côté de ľarc néo-classique, ils virent la terrasse de la Treille ou ľon veut que soit le plus long banc du monde. Des enfants y jouaient dans la neige ; ľun d'eux, qui en pantalon noir et en douillet manteau rouge avait l'air d'une fille plutôt que d'un petit gar-con, vint au bord du trottoir pour saluer les motocy-clistes, et sur son poing levé-dans un geste de porteur de faucon une corneille apprivoisée, tenue d'une laisse a la patte, battait l'air de ses ailes aux rémiges raccourcies. Par le rouge et le noir du costume, par l'oiseau mal fame, Rebecca aurait pu étre mise en garde, si eile s'était rappelé la phrase de Daniel, mais son attention n'allait qu'aux mouvements du pilote, et nulle pensée inquiěte ne vint troubler son plaisir clair. Elle sourit ä ľenfant pour le remercier de son beau salut, eile sourit a la corneille ; puis eile les 141 oublia comme eile avait oublié déjä les circonstances de son depart. La rampe de la Treille descend en pente assez raide ; Daniel Lionart pourtant n'hésita pas a mettre la moto en troisiéme vitesse, sitôt qu'il eut viré devant ľen-fant au corbeau, et il tint jusqu'en bas le moteur au ralenti, en freinant légěrement quelquefois. Sur la place Neuve, la neige avait été balayée ou bien eile avait fondu sous les pneus des voitures, et ils rou-lěrent en terrain plus franc que dans la ville haute. Un tramway, qui remontait ä contresens la Corraterie, les croisa, puis aprěs un double virage ils laisserent derriěre eux les palais des banques qui flanquent la place Bel-Air d'architectures ecclésiastiques ou féo-dales, et le vert du semaphore leur donna libre passage sur le pont de ľ íle. Au regard de Rebecca distraite un monument s'offrit, qui n'avait pas été sans la troubler en d'autres occasions, dans ses promenades, car devant la grisaille d'une tour carrée il dres-sait en bronze noir un homme nu sous une sorte de maillot échancré ä la gorge, les pieds charges de fers, personnage dont eile savait en s'efforcant un peu que c'était le pauvre Philibert Berthelier décapité au xvie siěcle pour avoir défendu les franchises de sa patrie, mais avec lequel eile sentait une paren té bizarre quand sa reverie la ramenait dans le rubis de la chambre d'hotel ou eile avait été la prisonniěre et la proie d'un violent. Effacée d'un tour de main (sur la poignée accéléra-trice) la statue pitoyahle, des vitrines lui succéděrent, 142 pendant la traversée de l'ilot, et des couteaux et des montres passěrent devant les y eux de Rébecca, vite comme des ob jets de pacotille lancés ä des sauvages. Qu'il y eůt la le tresor de Vacheron et Constantin, tant pis, Daniel ne regardait qu'au sol et. le voyant net de neige, il ahmentait le moteur. Le second pont, sur ľ autre bras du Rhône, était libre de tout obstacle. Daniel ne ralentit qu'au terme et brusquement, et ľéchappement de la Guzzi tonna cependant qu'il débrayait pour prendre la deuxiěme vitesse, avant de virer ä droite et d'enfiler le quai des Bergues. Sur l'eau trěs noire, a ľentour des abris de la petite ile Rousseau, des cygnes dérivaient, et ils menacaient du bee les poules d'eau quand elles venaient trop pres d'eux, propulsées comme des cyclistes par la détente inlassable des muscles durs de leurs cuisses, fasti -dieuses comme les jeunes pédaleurs que les cochers savent écarter du fouet pour faire de la place aux chevaux. Des canards á col vert, intermédiaires entre les deux espěces, s'agitaient plus que les cygnes et moins que les gallinules. Si la circulation en ville avait été intense et désordonnée autant qu'5 cet endroit du fleuve, Daniel aurait bien peine a se désencombrer. Au carrefour des quais avec le grand pont, le feu du semaphore devint jaune au moment oü arrivait la moto, et une voiture qui la précédait s'arréta, mais Daniel, sachant la lenteur des appareils ä signaux en Helvetie, doubla les gaz au lieu de les couper et passa, sous ľceil ébahi plutot qu'indulgent du policier de service. Fier de son coup, h ce qu'il semhlait, apres 143 avoir ralenti de nouveau, il tourna la těte vers la jeune fille et lui toucha le menton de ses levres. — Attention ! dit-il. Nous sortons de la ville et je vais aller vite. Tiens-toi bien. Le monument du due de Brunswick effilochait le gris du ciel ä gauche, au-dessus d'un parterre dont les massifs de feuillage dessinaient des papillons pou-drés de neige. — Loin de nous cette Sodome ! dit Daniel, forcant sa voix pour vaincre le bruit. Ne te retourne pas. Ton poids de sel serait une faible addition a tout ce qui fut jeté dans les rues pendant ces derniers jours. II avait ľ air d'un fou, humant ľ air glacé. Plus déraisonnablement encore il ajouta, criant mais comme a sa propre adresse : — Crois-tu qu'il soit vraiment possible d'abuser des anges ? Rebecca se tut, puisque évidemment eile n'avait rien a lui apprendre sur ce point, et pour montrer son obéissance eile détourna les yeux du sépulcre fausse-ment scaliger, qui reculait ä 1'arriěre-plan d'ailleurs. En se collant contre le dos du pilote, eile remit le menton sur son épaule droite. — Tiens-toi, répéta celui-la, apres avoir tendu l'oreille a ce qu'elle eut pu vouloir dire. D'un commun accord ils se penchěrent pour s'ae-commoder au virage qui est au bout du quai du Mont-Blanc, et Rebecca, sans bien distinguer les bateaux désarmés dans le petit port, eut l'impression qu'ils penchaient pareillement sous la bise, puis la moto 144 décrivit l'arc long du quai Wilson en prenant de la vitesse sur la chaussée montante. Comme sur un navire qui est sorti ďentre les jetées les passagers tout ä coup s'apercoivent qu'ils ont change d'eau, ainsi la jeune fille, dans un élan de joie obscure, tandis que Daniel virait ä droite ä l'angle du pare Mon Repos et passait ä grands gaz devant la Perle du Lac, sut que s'achevait le parcours urbain et que les rues policées et domestiques avaient cede la place a la route sauvage. Une main apres l'autre, avec un melange de prudence et de plaisir, eile se détacha des épaules du pilote et le tint ä bras-le-corps. Malgré le blouson et le chandail, trop épais pour qu'elle pút sentir bien ce qu'il y avait dessous, ce torse ä la fois souple et ferme ne lui semblait point étranger, et eile n'éprouvait a le toucher et môme ä le serrer pas plus de géne que de surprise. Loin derriěre eux deja étaient le pare de la Villa Barton et ľentrée du Bureau International du Travail. Ils passěrent devant un hotel routier, une sorte de motel, presque enfoui sous la neige et qui comme un vaisseau rendu avait amené les pavilions des máts oů pendant la bonne saison cľaquaient les drapeaux de 1'Europe entiěre. Ils virérent plusieurs fois, en se penchant davantage ä cause de la vitesse qui avait cru et que Daniel ne réduisait que si ľ y obligeait vraiment le ray on de la courbe. Leurs deux corps étaient étroi-tement soudés ; les genoux de Rebecca se trouvaient comme emboités entre le cadre de la moto et les cuisses de Daniel. Un peu plus loin, la chaussée s'élar- 145 git, partagée en deux par un trottoir median qui faisait croire a un debut ďautoroute ; puis eile se rétrécit de nouveau, sans pourtant imposer de ralen-tissement. Elle était entiěrement libre de neige, assez seche pour que ľon ne craignit pas un dérapage, tres noire par contraste avec les bas-côtés oú rarement une trace de pas venait rompre la blancheur absolue. Le rouge de quelque écusson helvétique ne man quail pas a fournir le complement inevitable. Si la moto dépassa des voitures, comme il est probable, quoique le froid eůt raréfié la circulation, Rebecca n'y fut pas attentive, car eile n'avait pas de lunettes et la pression de ľ air l'avait surprise quand Daniel avait donne tous les gaz au moteur. Elle aurait voulu prendre abri derriere son large dos, mais lui, pour offrir moins de resistance, se penchait en avant, et alors eile avait beau faire il ne restait qu'a se laisser brüler cornme par un masque de glace applique dure-ment sur le visage, et a fermer au moins les yeux. C'est a Versoix qu'elle les rouvrit. apres qu'il eut freiné leur course en approchant des premieres mai-sons. II eut pitie d'eile quand il se retourna et lui dit de s'emmitoufler mieux, d'envelopper son front, ses joues, son nez et sa ]olie bouche avec ľécharpe dont eile avait attache sa toque. Tout étourdie, eile mit a profit le conseil pendant le répit que lui donna la traversée du village. Laissant ses yeux seulement ä découvert, n'était-ce pas une préfiguration de sa cagoule actuelle qui fut alors improvisée ? 146 Aprés les derniěres maisons, des travaux routiers empôcherent que Daniel allát tres vite, puis les travaux prirent fin, disparurent les balustrades dont les petits montants blancs et rouges faisaient un freie abri aux ouvriers, et la voie de nouveau fut large. Cependant la couleur de la chaussée était passée du gris presque noir au bistre, et il semblait que ľon rou-lát sur un ciment boueux, qui n'inspirait pas préci-sément la confiance. Plus curieusement, la resonance de la route avait change ; un bizarre echo répondait au bruit du moteur, comme si quelque piece s'était mise ä vibrer ou comme si la machine avait été lancée sur un terrain profondément cavemeux. La premiére reaction du pilote fut ďétrangler les gaz, mais, la route lui étant familiere, le phénomene devait lui étre connu, car il n'eut pas ľair de s'en préoccuper et il reprit bientôt une belle allure. Des corbeaux (ou plutôt des corneilles), qui de ľautre côté du fossé becquetaient dans la neige un journal oú peut-étre avaient été les provisions ďun terrassier, lentement s'envolérent, mais Rébecca ne tourna pas la tete pour les suivre des yeux sur le fond gris du ciel, puisque au moindre mouvement lateral ľair froid la souffletait. Elle imagina que des möuettes s'écartaient, plus fines voiliěres que les lourds oiseaux noirs dont il parait que souvent elles ont peur. Elle s'inclina davantage et ne regarda plus que la chaussée, qui avait repris une couleur ďardoise et qui était partagée en trois pistes par deux lignes de points blancs. La route étant libre, Daniel faisait courjr la machine 147 a quelques centimetres ä gauche de la ligne de droite, avec régularité, et la fuite précipitée des points blancs sous les yeux de la passagere engourdit apres un petit moment ses facultés d'observation en la jetant dans une torpeur étrange. Elle se remua (autant qu'il était possible) pour s'en tirer, eile mordit ses levres, quand la motocyclette ayant dévié ä gauche pour dépasser une voiture les points sortirent de son rayon visuel. Si le moteur avait fait moins de bruit (si le pilote n'avait été courbé sur le guidon), eile eůt voulu raconter ä Daniel qu'elle s'était trouvée dans ľétat ďune poule hypnotisée par une ligne ä la craie tracée devant le bec. Mais voilä qu'ils arrivaient á Coppet. Lisant ce nom sur un signal routier, puis sur un autre, plus petit, et sur le panneau reclame ďun restaurant, la jeune fille sentit que lui étaient rendues pensées et memoire ainsi qu'ä 1'instant du réveil. Teiles pensées, tels souvenirs surgis nombreux, se rat-tachaient naturellement aux objets qui dans sa vie, par le fait du négoce de son pere, lui étaient fami-liers, les livres, et aux deux notions principales, nom de l'auteur et titre. qui les défmissent d'abord dans les catalogues et les bibliographies (le lieu d'im-pression et la date étant un peu accessoires, sauf pour les bibliophiles). Alors, comme eile adhérait plus étroitement au corps de Daniel, qui avait avec brus-querie freiné en voyant un menu caniveau en travers de la route, eile souhaita qu'il s'arrétát et qu'il eut en vie d'aller boire quelque chose de chaud dans un cafe avec eile, et qu'ensuite il l'emmenat visiter le 148 chateau célěbre, qu'elle n'avait jamais vu, ignorante en cela non moins que la plupart des Genevois ; eile désira d'etre ä son bras sur des parquets glissants, parmi des meubles anciens, et de 1'entendre longue-ment évoquer Mme de Stael et ses amis, et de rire avec lui de la grosse baronne a la trogne vermeil le. Le chateau devait étre soigneusement clos, discret, desert, riche en échos, pourvu d'un calorifere effi-cace. II devait y avoir de longs opulents corridors. Sans plus s'inquiéter beaucoup si Daniel serait (ou redeviendrait) son amant, Rebecca, toute serrée qu'elle fut contre lui, se confiait ä une sorte de parent, de protecteur ou de professeur. La randonnée glaciale l'avait remise en ľétat de fillette. Lui, pourtant, ne montrait aucune lassitude, aucune hesitation a continuer la course. Si le nom de Coppet vraisemblablement lui avait comme a Rebecca rappele une fameuse dame de lettres et des écrivains plus ou moins illustres, ce devait étre avec ennui (ses demandes, dans la librairie de M. Res, n'étaient jamais allées aux oeuvres de celie ou de ceux-lä), ou bien il devait avoir autre chose en tete, un autre but qu'il s'était fixe et vers lequel il regardait en imagination. Mettre pied ä terre était assurément le moindre de ses soucis, car il avait redonné du gaz au moteur sitôt qu'avait été passe le caniveau, et d'un coup d'ceil ayant vu que la grande rue était libre il s'y était lancé sans plus de precaution qu'en rase Campagne. Les piétons rares, ďailleurs, étaient par l'éclat de la pétarade avertis de ne pas quitter les trottoirs, il n'y 149 avait pas de cyclistes, aucun gendarme n'était en vue. « Ce froid terrible, pensa Rebecca tandis qu'au sortir du village la vitesse augmentait encore, sterilise ľes-pace. II fait le vide dans les lieux habités comme un antibiotique dans un bouillon de culture. » Elle se souvint que 1'on disait du froid qu'il était sain, parce que les microbes ne lui résistaient pas plus que les mouches. A vec humilité, eile pencha la téte, eile la placa ä droite du torse de son protecteur, sous son bras replié, et eile ferma les yeux, comme un oiseau rendu au sommeil. Solidement installée sur la seile et sur les repose-pieds, liée par ses bras comme par une chaine au pilote, eile ne risquait en aucune facon de tomber, mais la vibration du moteur résonnait en tout son corps comme si eile n'avait été qu'un organe de la moto rouge. Elle sentait le rythme des explosions au centre de son ventre comme sous la calotte de son crane, et depuis qu'elle avait fermé les yeux eile retrouvait l'impression naguere et douloureusement éprouvée chez le dentiste d'etre sans remission sou-mise ä une machine taraudante et stridente. Alors eile essay a de les rouvrir, comme le rythme se précipi-tait, et malgré l'insupportable vent eile apercut de petits arbres derriere le talus k droite qui fuyaient en direction de Geneve, eile vit dans des trouées parfois le lac obscur, au delä de la rive enneigée. Quelques virages ä rayon moins large qu'ailleurs obligerent Daniel ä ralentir. Děs qu'il les avait franchis, il reve-nait a son allure habituelle, tier (sans doute) de ce 150 qu'il nommait probablement ses reprises. La route, toujours aussi peu fréquentée, devint plus étroite, et il n'y eut plus qu'une bande continue au centre de la chaussée, comme dans les autres endroits oů eile n'avait pas été élargie. Sinueuse aussi, eile ne per-mettait pas la conduite a grands gaz. Quand Daniel, d'un tour de main, eut réduit ľadmission, Rebecca se redressa et eile releva la tote. — J'ai froid, dit-elle, criant plutôt qu'elle ne par-lait. A cette vitesse, nous serions bientôt a Lausanne. N'allons-nous pas retourner ? Ou bien nous arrěter a Nyon ou nous sommes presque arrives ? Ses idées avaient été tellement balayées par le vent, son esprit tellement nettoyé, sa memoire vidée, qu'elle ne se rappelait plus si c'était vous ou tu qu'elle devait dire ä Daniel, et eile avait évité de s'adresser ä lui directement. Pareillement eile avait oublié qu'il avait propose un but ä leur promenade, avant le depart. — Nous allons tourner ä gauche, avant ďentrer en ville, dit-il. Je ťemměne sur la route de Saint-Cergue. jusqu'aux bois qui sont au-dessous du col. J'irai doucement. Tu as assez de vôtements sur toi pour ne pas craindre le froid, et cela te fera du bien, je ľai déjá dit, de marcher dans la neige et de respirer Fair de la montagne. l\ n'y avait rien a répondre, et sur les points du tutoiement et de la destination il lui avait rafraichi la memoire. Un certain ton autoritaire en outre laissait entendre qu'il ne commandait pas moins décidément qu'il ne pilotait, et que sans récriminer on lui devait 151 obéir. A côté du protecteur ou du professeur, le tyran montrait son visage. Ce n'était pas tout. Le sang était venu brůler les joues de Rebecca, malgré son engour-dissement, quand il avait fait allusion aux vôtements qui étaient sur eile (dont eile pouvait étre dépouillée, corarae dans ľobscurité de la chanibre rouge), ä la neige et ä ľ air de la montagne (qui régnaient cette nuit-la dans ľespace extérieur a la chambre rouge). Elle ne douta plus qu'il eút été le maitre de son corps. Une petite descente se présenta, la route fut encais-sée, les arbres se haussaient jusqu'au ciel bas. Quelques maisons parurent et disparurent. Puis, comme ils arrivaient ä Nyon, Daniel ralentit ľ allure jusqu'aux limites de ľéquilibre, et apres s'étre bien assure que rien ne venait sur la route il vira tout ä gauche, pour prendre une voie étroite qui montait en pente tres raide jusqu'au faubourg supérieur. Ils passérent sous un arc ancien, qui aurait du rappeler ä Rebecca celui de la Treille, voisin de la librairie paternelle. mais nul enfant porteur d'oiseau ne gardait ce seuil, et eile pensait trop vivement au terme de leur course pour s'en remémorer le point de partance. Sans passants était ce faubourg encore, ou deja la lumiěre enjolivait des vitrines. Daniel n'y traina pas plus qu'il n'avait fait ailleurs. Un virage porta la moto sur une place assez large, oů des voitures attendaient pres de piles de bois sció, devant la gare. En sens contraire un autre virage la porta devant un passage ä niveau, que Daniel franchit en accelerant, et puis les maisons s'espacerent et ce fut ä nouveau la cam- 152 pagne, plus durement gelée, plus massivement ennei-gée, semblait-il, que les bords du lac. Quoique la route ne fut pas large et qu'elle fut rarement et brie-vement en ligne droite, Daniel ne tint pas sa pro-messe d'aller doucement; Rebecca crut souffrir davan-tage, mais eile ne voulut pas étre trop plaintive et souffrit en silence. Comme les larmes, cette fois, lui venaient aux yeux, eile les ferma derechef, indifferente ä la blancheur monotone oů se confondaient les champs, et eile se retrouva dans les limites des sensations de l'ouíe et du toucher, qui ne lui présentaient qu'un homme et une machine. Dans les virages, quand la moto s'in-clinait, eile suivait le mouvement avec une passivité entiěre, attendant d'etre redressée par le retour de tout ľéquipage a la position verticale. Elle pensa qu'elle se comportait absolument a la maniere ďun sac que Daniel eůt lié sur le porte-bagage, ou tout au moins d'une chose mise en sac. Les inclinations devinrent plus fréquentes, et au bruit et au tremble-ment de ľengin eile devina que le moteur peinait un peu, comme il est habituel en côte. Sans que ľair fut moins froid, le vent avait diminué ; il n'opprimait plus sa respiration et il ne faisait plus claquer derriere sa tete les bouts de son écharpe. Done eile rouvrit les yeux. Le blane, ďabord, ľéblouit, parce qu'elle avait regardé du côté de la plaine et parce qu 'eile était res-tée longtemps aveugle. Mais eile vit que la route montait trěs fort, et sans étre jamais venue lä eile comprit 153 que l'ascension du col était commencée. De ľautre côté, la route était bordée de hétres et de bouleaux, qui avaient garde quelques feuilles séches et que dis-tinguait la couleur de ľécorce. Un virage, de la sorte qu'on nomme « en épingle ä cheveux », obligeant la motocyclette ä changer de direction la fit entrer dans les bois, sur un chemin presque parallele a celui qu'en sens inverse eile avait suivi plus bas, et la plaine aux yeux de Rebecca disparut. II y eut d'autres virages, sans que la route sortit de la forét ni qu'elle cessát de montér. Des sapins dominěrent les essences ä feuillage caduc, et au-dessus de la double paroi des rameaux converts de givre le ciel était sombre comme un canal boueux ou comme s'il eút été miroir et qu'il exit reflété la chaussée. Quoique jusqu'aux bas-côtés celle-ci fíit nette de neige et que nul verglas ne 1'eůt rendue glissante, Daniel allait beaucoup plus lentement qu'avant d'entrer sous bois, il avait engrené la troisiěme ou peut-étre la seconde vitesse et il rationnait strictement 1'alimen-tation du moteur, moins par prudence que par souci, semblait-il, de savoir oú il était, car il ne cessait de regarder sous les arbres, a sa droite et (plus rare-men t) a sa gauche. Qu'il cherchát un endroit pour faire aisément demi-tour, voila, malgré les vceux que formait Rebecca, qui était peu probable, car la volte-face d'une moto demande moins de place que celie ďun cheval. Enfin il usa du f rein, encíiqueta du pied une vitesse inférieure encore et vint s'arréter tout ä droite, au bord du caniveau gelé. > 154 — Descends, dit-il ä Rebecca. Nous allons faire quelques pas en forét. Contente assurément, eile lui obéit, et aprěs eile il mit pied ä terre aussi. 11 souleva la moto pour la placer sur sa béquille et ferma le robinet d'essence, enleva la clé de contact. II retira ses lunettes, les mit dans sa poche. A l'endroit qu'il avait choisi se trouvait l'amorce d'un petit sentier, presque invisible en raison de la neige ; les arbres ä 1'arriěre-plan étaient moins fournis qu'ailleurs. Peu de pas en effet, dans la direction qu'il avait prise et oú eile le suivait en s'efiorcant de marcher littéralement sur ses traces (á cause de la neige épaisse), suffirent a conduire le couple dans une clairiere étroite, oů l'on voyait divers tas de rondins et une petite cabane du genre de celieš qui ser vent d'abri aux bůcherons. Daniel, qui était alle tout droit a la porte de la cabane, aprěs avoir essayé de ľouvrir en tournant le bouton la secouait. — C'est fermé, dit-il. Et la porte est solide. II avait parle sur un ton rageur, en regardant dans les yeux la jeune fille, qui se mit, sans savoir pour-quoi, ä sourire. II la saisit par les poignets et la fit reculer dans la neige jusqu'au plus voisin tas de büches, sur lequel il l'appuya. Quoiqu'elle eut froid aux pieds, eile pensa que c'était comme s'ils avaient dansé ensemble dans la solitude blanche. Elle fut presque fáchée quand il l'abandonna, sans l'avoir touchée autrement que de ses mains gantées, sur la peau de ses gants ä eile. Mais il ramassa une branche 155 fraichement coupée puisqu'elle avait garde ses aiguilles vertes et s'en servit comme ďun balai ou d'un plumeau pour nettoyer la surface d'un tronc assez gros, qui était placé obliquement devant le tas, en attendant d'etre scié sans doute. Cest lentement qu'il travaillait, sans plus mot dire, ainsi qu'un zélé domestique qui de v ant sa maitresse époussette un meuble précieux avant de le faire reluire. Quand 1'écorce fut a peu pres propre, le valet suppose retira ses gants qu'il posa sur le tas a côté de la branche balayette, il ouvrit son blouson impermeable, le retira et le posa sur le tronc, la doublure en l'air, puis il s'approcha de sa maitresse présumée et d'un air un peu farouche il lui ressaisit les poi-gnets pour ľobliger ä s'étendre sur le tronc, les reins h la hauteur de la face de coupe en sorte qu'en pliant les genoux eile eůt les pieds au sol ; il lui avait mis les bras en croix et avait refermé chacune des mains, non dégantées, sur un morceau de branche, en ser-rant assez fort et assez longuement pour qu'elle sut bien qu'elle devait se tenir lä sans lächer prise. Apres un petit moment de contemplation, il se courba sur la gisante et défit ľécharpe qui lui couvrait le visage, mais il respecta la toque, pour que la téte fůt soutenue d'un moelleux appui (et pareillement il avait garde son bonnet de laine rouge) ; ses doigts de haut en bas ouvrirent la veste de marmotte, dont les flancs ä droite et ä gauche tomběrent. Plus violeinment que dans la librairie, il mit les mains sous le chandail ; il caressa plus longuement les petits seins et les dénuda, 156 en retroussant le tricot jusqu'aux clavicules. Puis ses mains descendirent jusqu'au pantalon, dégraferent la fermeture laterale, et alors, d'un geste d'écorcheur, u le rabattit, avec la souple culotte, plus bas que les genoux. « Comme un petit lapin », dit-il ä mi-vorx, comme pour lui-méme. Le pantalon de Rebecca etait de flanelle entre gris et beige en effet, et par-dessus ses mocassins eile était chaussée de galoches en caoutchouc blane qui terminaient ses jambes assez compa-rablement aux tendres pattes des garennes. La blancheur de la clairiere entourait la jeune fill e et la blancheur du sous-bois ľenvironnait. De se trou-ver nue (sauf le haut de la téte, les épaules, les bras, les mains, les jarrets et les pieds) dans un espace oú régnait aussi souverainement la couleur de 1 hiver, eile fut. éblouie, eile songea au soleil de ľété. Í5on regard errant s'arréta sur des stalactites de glace qui pendaient sous le rebord du toit de la cabane ; nulle eau n'en dégouttait, preuve qu'il gelait rigou-reusement; d'autres pendaient non loin de son visage, accrochées aux rondins supérieurs. Elle pensa, quand ľhomme se courba sur eile et quand eile Cut soumise a son emportement, que par un de ces longs glacons eile était poignardée, et non sans horreur eile imagma d'etre ensevelie dans la couleur blanche, comme une petite bete sauvage raidie sous les frimas. Mais eile ne lácha pas les branches laterales et eile ne cessa pas de se tenir en croix comme eile avait compris que c'était son devoir de faire, aussi stricte-ment que si ses mains eussent été clouées. 157 Sa joue fut caressée par le pompon du bonnet rouge, quand l'homme apres s'étre exalté retomba sur eile ; le molleton de la doublure caressait son dos et ses reins, non sans douceur ; le poignard amolli n'était plus qu'un souvenir. Cependant la blancheur ne s'était point atténuée, eile n'avait rien perdu de son caractěre blessant, car Rebecca n'avait baissé les paupiěres pas plus qu'elle n'avait reláché ľétreinte de ses mains, et la neige autour de son corps semblait s'étre rapprochée, comme les flammes ďun incendie glacial. Brůlée par le froid sur son tronc ďarbre. ä côté ďun amas de bůches étincelantes, eile se vit brůlée par le feu ďun bůcher comme une sainte ou une sorciěre. Elle aurait voulu se rappeler une priére, ou la formule ďun maléfice. Plus tard (sans qu'elle fůt bien capable ďévaluer le temps passé), Daniel s'éloigna de son corps, et tout de môme qu'il 1'avait dévétue il la revétit, silencieu-sement, méthodiquement, respectueusement semblait-il. A vouloir du nouveau, c'est dans ce respect, assez inattendu pour Rebecca, qu'on eut pu en trouver. II détacha les deux mains de leurs supports avec une gentillesse et une gravité qui n'eussent pas été mes-séantes ä ľendroit ďune morte. Puis il aida la jeune défunte ä se lever. Qu'il ne dít rien était bien au goůt de Rebecca, et eile ne le regardait pas trop, de crainte qu'il ne se mit á parier. Elle se sentait pénétrée de blancheur au point de faire corps avec la nature entiěre, avec la plaine infmiment immaculée, avec la forét pesamment 158 poudrée, avec les brumes trainant a ras des arbres. Tellement éparpillée dans tout cela qu'elle n'était plus du tout certaine ďexister distinctement, et le trouble bonheur de cette effusion universelle aurait été détruit s'il lui avait fallu préter ľoreille ä des paroles. Daniel avait ramassé ce qui lui appartenait, il s'était rajusté. Apres avoir regardé al en tour, soit qu'il vou-lut inscrire dans sa memoire le decor de son exploit, soit pour s'assurer de n'avoir rien oublié, il prit la jeune íille aux épaules et la poussa sur les traces de leurs pas, vers la route oů attendait la moto. U fut, cette fois, le premier ä se mettre en seile, et derriere lui eile reprit sa place, la priorite allant naturellement au pilote pour que l'installation ne se fit pas malai-sément. La béquille revint automatiquement a son support, la pédale du kick anima le moteur. Tout de suite apres avoir démarŕé, Daniel fit tour-ner la motocyclette, aussi lestement, en effet. qu'un cheval de manege, et il la lanca dans la descente avec une promptitude qui obligea Rebecca ä se courber comme lui dans les virages. II est vrai qu'il avait reconnu en montant que la route était libre de verglas, et la forét lui avait si bien livré tout ce qu'il désirait que rien ne le retenait plus d'en sortir. Rébecca s'était emmitouflée peut-étre mieux qu'a 1'aller, eile avait a la facon des tortues rentré sa téte dans la chaude carapace de sa veste en fourrure, relevé. le col jusqu'a sa toque. Aveugle ainsi et contre le vent protegee, eile s'abandonnait au rythme de la course aussi passivement qu'un peu plus tot eile avait cédé a 159 ľenvahissement de la blancheur environnante. Mais eile était attentive aux variations de ce rythme, et eile s'efforcait de retrouver ä travers lui les accidents du chemin déjá parcouru. Certains cahots lui rappelaient les sauts des roues sur les rails du passage ä niveau, eile imaginait parfois passer devant la gare de Nyon, qui lui revenait en memoire avec de considerables stalactites qu'au bord ďune fontaine gelée eile avait tout a l'heure entrevues, et de notables ralen-tissements, les rues ay ant du se peupler depuis lors, I'informerent avec certitude qu'ils étaient en train de traverser Coppet, puis Versoix. Avait-elle deviné juste ou s'était-elle trompée mal-gré sa certitude, eile ne le sut jamais. Cela n'avait ďailleurs aucune importance, puisque la moto, sui-vant la regle ä laquelle toutes les machines obéissent, íinit par s'arréter, apres un temps de course que la passagěre aurait été bien incapable ďévaluer. Le moteur se tut, et Rebecca sentit la main du pilote qui se glissait sous sa veste et lui donn ait sur le cou de petites tapes amicales, comme pour la réveiller. « Je ne dors pas », dit-elle avec un peu ďindignation, en dégageant son visage et en ouvrant les yeux. La moto-cyclette était rangée a côté d'une voiture. sous un abri en ciment, devant le motel qu'a la sortie de Geneve Rebecca se souvenait d'avoir vu et qui parais-sait inhabité. Or il était ouvert en dépit du mauvais temps et de la neige amassée, car on voyait de la lumiere ä ľintérieur. La nuit tombant, cependant il ne faisait pas noir encore, a cause de la blanche éten- 160 due qui retenait le moindre jour, et le phare de la motocyclette n'était allumé qu'en feu de position. Daniel ľéteignit et proposa que l'on entrát pour un petit verre et un moment, avant de rentrer en ville. Cest lui, cette fois, qui alia devant, et il ne s'effaca qu'aprěs avoir ouvert la porte vitrée. Les accueillit line salle assez spacieuse, qui n'était éclairée que par une lampe posée sur un haut bureau de bois sombre. Sous cette lampe, un serviteur assis lisait la Voix ouvriěre; il se leva quand approcha le couple, mais n'augmenta pas ľéclairage, et Rebecca, qui le vit dressé dans la pénombre devant une affiche d'un bureau de tourisme iranien, le catalogua « Persan », ä cause de son teint olivátre, de son grand nez en bee et de ses cheveux un peu crépus. Son costume mar-ron, boutonné jusqu'au cou, était peut-étre un uniforme de concierge d'hotel, mais des chaussures de ski dans lesquelles il avait fait rentrer le bas de son pan-talon lui donnaient un air désinvolte et vaguement equivoque, qui s'accordait assez bien avec sa natio-nalité supposée. Examinant Rebecca sans beaucoup de politesse, cependant il avait salué Daniel. — Une chambre et deux verres de kirsch, dit celui-ci. II avait parlé avec autorite, sans consulter sa com-pagne, qui n'aurait su qu'acquiescer d'ailleurs, et il devait étre connu au motel car le Persan ne demanda aucun papier, ne s'enquit nullement de ľidentité des clients, ne fit pas la moindre question. Au grand éton-nement de Rebecca, qui s'attendait pour étre recue 161 > dans un hotel avec un homme a des formalités de contrôle comme pour passer une frontiěre, il décrocha simpleinent une clé du tableau et dans le fond de la salle alia ouvrir ľarmoire du bar. II revint avec un plateau qui portait une bouteille et deux verres, tourna le bouton ďune porte que l'on voyait a peine, s'engagea dans un long couloir ä demi obscur oú Daniel poussa Rebecca d'abord et suivit. Une porte encore, entre d'autres égales, livra accěs ä une piece ou le valet entra le premier, pour donner de la lumiěre. Puis, aprěs avoir posé les verres sur une table et les avoir remplis, il s'en alia en emportant le plateau et la bouteille sans que l'on eut entendu le son de sa voix. Peut-étre était-il muet; peut-étre avait-il servi dans un palais d'Orient. Rebecca pensa aussi que l'on n'avait monté aucun escalier, et qu'au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le sol ou presque, comme on se trouvait, il n'était peut-étre pas besoin de prou-ver son identite comme pour obtenir une chambre ďétage. La porte avait cliqueté en se fermant et Daniel poussa le verrou, la clé étant restée ä ľextérieur. La chambre était petite, avec des murs recouverts ďun papier blane et brillant, probablement lavable, avec un plafond bas, brillant et blane, mais peint, avec uň tapis rouge et des rideaux noirs tirés sur 1'unique fenétre ; un étroit cabinet de toilette s'ouvrait en la moitié du mur lateral, sans porte pour le clore (et l'espace adjacent devait étre oceupé par celui de la chambre voisine). Sur le lit bas, large ä peine pour 162 deux, un édredon de satin artificiel, blanc et brode, brillait comme un grand carreau par le givre fleuri, et deux petites chaises de bois noir avaient des cous-sins de satin pareil. Une petite table noire auprěs du lit complétait le meuble. Nul objet sur cette table que les deux verres ou tremblait un alcool clair comme de l'eau mais qui parfumait un peu la chambre ; nulle image encadrée aux murs, nulle affichette en haut de la porte, pour indiquer le prix, comme il est habituel et comme il serait obligatoire. Rebecca, aprěs avoir fait l'inventaire en un coup d'ceil, était allée ä la fenétre, dont eile avait entre-báillé les rideaux, et la chambre lui parut s'enfoncer par l'effet de la neige au dehors qui montait bien plus haut que le tapis rouge. La jeune curieuse voyait une sorte d'allée, bordée de garages aux portes bloquées par la neige et qui devaient étre vides puisque l'on n'avait pas essayé de déblayer et qu'il n'y avait pas plus trace de pneus que de pieds. II aurait fallu ouvrir et se pencher pour juger de la longueur de l'aüee, ä condition que l'on put voir jusqu'au bout, malgré l'ombre et la brume, mais Rebecca, qui s'appuyait voluptueusement sur le radiateur plat situé sous la fenétre et brůlant, n'avait aucun désir de rentrer dans le froid (ou de faire entrer le froid dans la chambre). Un moment plus tard, quand eile se retourna, eile vit Daniel qui derriěre son dos s'était mis le torse nu. Debout devant le lit, il lui sembla plus grand que de coutume. Cest alors qu'elle le trouva beau pour la premiere fois et qu'elle remarqua combien s'accor- 163 daient le caractěre viril et le vegetal en ce corps massif, assez abondamment moussu, dégarni au sommet comme un arbre ancien qui a connu la foudre mais qui n'a rien perdu de sa robustesse. Les muscles évo-quaient des nceuds du bois qui eussent joué libre-ment sous ľécorce. « Tout arbre est une sorte de prétre », se dit-elle, frappée par 1'air majestueusement sacerdotal qui rayonnait autour du personnage, tandis que se répandait dans la piece une legere odeur de corps échauffé, et eile pensa qu'en lui se trouvaient réunis incomparablement l'aspect du chéne et la figure du druide. II eůt fallu, pour résister ä tant de force légendaire, une autre vertu que la sienne, laquelle n'avait plus rien ä perdre d'ailleurs. Devant le pontife, le roi de la forét, eile ne pouvait qu'étre freie et soumise. Elle fut heureuse de sentir que tout en eile la portait a plier. Lui, cependant, avait jeté ľédredon au milieu de la chambre, il avait arraché le dessus de lit et le dráp supérieur, si bien que du tapis rouge il ne restait a découvert que ďétroites zones, et comme s'il avait parle du haut d'une chaire il prononca qu'un lit défait était 1'image d'un champ de neige. Dénudant Rebecca, sans mettre ä 1'operation de brutalite ni ďégards, il lui dit que la neige était 1'oppose des flammes, élémentairement, et qu'il était curieux que les peintres d'enfers et de paradis n'eussent jamais songé ä représenter le séjour des bienheureux comme une immensité blanche, un espace entierement et per-pétuellement rempli de frimas. En recompense de la 164 perte de ses derniers effets, eile eut la revelation qu'il était bien connu que les anges demeuraient dans les regions polaires, comme les diables sous terre. — Tant pis pour les ámes bienheureuses, elles auront froid aux pieds, dit-il en éclatant de rire. Comme Rébecca était nue et qu'il ľavait jetée au centre du lit, il réunit les pieds de la jeune íille et mit les orteils en sa bouche. De l'autre main, la poire étant ä sa portée, il éteignit la lumiere. II n'y eut plus dans la chambre qu'un peu de jour pále qui de ľallée extérieure entrait par ľouverture des rideaux, et Rébecca se rendit ä la nuit blanche qui par ľintermé-diaire d'une bouche tiéde avait pris possession déjä de la pointe de ses pieds, avant de se refermer sur tout son corps, de le couvrir de caresses et d'aiguail et puis de le pénétrer durement. Le radiateur craquait de temps en temps, attirant 1'attention sur la fenôtre oú quelqu'un du dehors aurait pu f rapper au carreau, moralisté ou voyeur, et l'on entendait le bruit de la montre de Daniel qu'avant de saisir la jeune fille il avait posée sur la table de chevet. Plus tard, il ralluma, et la premiere chose ä laquelle il songea fut de regarder l'heure. — Pas de livres aujourd'hui, dit-il. II est tard. Monsieur Res aura quitíé le magasin. J'ai oublié de lui demander de me montrer Le cochon mitré, qui valut ä son auteur d'etre enfermé dans une cage de bois au Mont-Saint-Michel, et qui fait partie du lot que vous avez acheté récemment, paraít-il. Tu me le montrer as quand je reviendrai. 165 Dominateur plus que jamais, a côté du lit effondré, c'était k se demander de nouveau s'il n'avait pas grandi dans l'intervalle. Rebecca pensa que ce « cochon mi tré », dont il parlait, lui ressemblait beau-coup ; mais ce n'est pas aisément qu'on ľeut enfermé dans une cage de bois. ou de f er au besoin. II alia dans le cabinet de toilette, oů il fit la lumiere. Du lit, Rebecca le vit uriner dans la cuvette destinée au visage ou aux mains, et la jeune fille, qui n'ayant jamais par-tagé une chambre avec un homme ignorait tout des usages virils, jugea que son amant avait « du poil aux dents » (comme disent les gens de Suisse aléma-nique, pour dire que l'on est eíTronté). Jugement louangeur et non pas critique, qu'elle fut sur le point d'exprimer a haute voix (Daniel s'en fut réjoui, sans aucun doute), mais eile se retint, intimidée par ľetat de nudité oü eile se trouvait et dans lequel eile ne •savait pas encore si avec décence une fille pouvait parier haut. — Lěve-toi, dit Daniel, qui revenu dans la chambre s'habillait. Ton pere s'inquiétera s'il ne te voit pas rentrer, et les prochaines fois il ne te confiera pas si facilement ä moi. II y aurait done des prochaines fois... « Eh bien, se dit Rebecca, qu'il y en ait au plus vite. Que je sois ramenée au motel ; que je retrouve la neige et la demeure des anges ; que le Persan nous ouvre une chambre blanche et que Daniel tombe sur moi comme une épaisse nuit. » L'idée de son fiance passa rapide-ment dans sa conscience, avec le souvenir de sque- 166 lettes ďanimaux préhistoriques qu'il 1'avait emmenée voir, au musée de la ville de Geneve, et puis tout cela disparut, comme de la poussiere livrée ä ľaspirateur. Daniel ľinstruisit ä se laver ; eile lui obéit docile-ment. Vetu, il lui passa ses habits, póur qu'elle fit plus vite. Et aprés avoir choqué leurs verres, ils burent debout, l'un en face de 1'autre, comme apres avoir pillé, viole ou tué buvaient les soudards de jadis, qu'elle avait appris ä connaitre dans les gra-vures sur bois qui illustrent les anciens livres. Ils burent d'un seul trait; eile toussa; faillit perdre le souffle. Rebecca au café de Karlsruhe prend le verre qu'elle vient de reposer devant eile et le porte ä ses lěvres, pour retrouver dans le parfum du kirsch allemand celui de l'alcool de Zug bu au motel et pour donner un coup de fouet ä ses souvenirs, point trop paresseux pourtant. Mais le verre allemand est plus petit que. n'était le suisse ; il reste une goutte ä peine, apres la rasade qu'elle a bue quelques minutes auparavant; trop peu pour rentrer dans la peau de la jeune ribaude qui trinquait avec son amant dans la chambre blanche, en affectant des maniěres communes aux reltres et aux lansquenets. Alors eile tape du poing sur la table, pour appeler la servantě. — Un autre verre de kirsch. dit-elle. On la regarde et l'on s'étonne, mais on sert. la commande. Elle boit comme eile avait bu et se retrouve en imagination aupres de Daniel, devant le lit en désarroi, au moment qu'á ľexemple de 167 l'homme eile jetait le verre vide sur le matelas oü comme sur une grande page licencieuse on pouvait déchiffrer les ébats de leurs corps. Le moment sui-vant, sans s'étre parle, ils sortirent de la chambre. Le Persan, quand il les vit, se leva de la chaise oů sous la lampe il avait repris sa lecture. Daniel, sans demander la note ou combien il devait, lui donna un billet dont Rebecca ne vit pas la valeur mais qu'il empocha sans dire merci ni rendre la monnaie. II salua pourtant, avant de se rasseoir. Rien d'impro-bable assurément ä ce qu'il n'eut plus sa langue. Dehors il faisait nuit et il semblait qu'il fit plus froid qufc ci-devant. Ils prirent place sur la moto rouge, et Rebecca, qui grelottait sous la fourrure, s'emmitoufla et s'encapuchonna de f aeon á ne rien voir et ä sentir le moins possible. Elle eut conscience ď accelerations et de ralentissements trop nombreux pour qu'elle pút sur eux s'orienter. Bientôt la moto s'arréta, et en reprenant ľusage de la vue Rébecca se trouva devant la maison oú eile habitait, dans la rue du Puits-Saint-Pierre, ä moins de cent metres de la librairie. Sous un hangar obscur, face k la porte de son domicile, de vieux canons de bronze gardaient ľétroite rue. Rebecca au café hume ľodeur de son verre en regrettant qu'il soit vide, et eile pense avec nostalgie au temps ou eile vivait a Geněve et oü Daniel venait la chercher pármi les bouquins pour la prendre en croupe et la convier a des randonnées qui n'avaient ďautre but qu'une chambre ouverte sans mot dire 168 par le valet du motel. La chambre était blanche inva-riablement, située toujours au rez-de-chaussée, et rituellement deux vérres de kirsch répandaient leur parfum dans la pénombre. La brůlure au gosier ne venait jamais qu'apres l'ivresse du corps, comme un rideau qui tombe sur le théátre oú ľon s'est enchanté óu comme un store qui se lěve pour laisser entrer le jour destrueteur du songe. Faut-il demander un autre verre et retrouver le goůt de la conclusion ardente ? Non pas. Ľodeur vaut mieux, eile nourrit mieux la rôverie. La memoire semhle se dilater ä mesure qu'aspire le nez au fond du gobelet. Ainsi la jeune fille se remémore au milieu du bruit et du mouvement que font les clients et les serveuses du café allemand. Mais a la f aeon des mots et des pas les souvenirs se mélent et ils s'entrecroisent, et le personnage de Daniel et celui de Raymond pareillement vont et viennent comme sur un parquet bien čiré les danseuTs d'un quadrille. Ou bien, par un curieux effet de surimpression, les deux figures se confondent; il f aut s'appliquer et concentrer sa pensée pour les revoir séparément et rendre ä chacun ce qui lui appar-tient. Un mois avant son mariage, Rébecca donnait pleinement ä son fiancé les deux jours qu'aux fins de semaines il venait passer á Geneve, et le reste du temps, songe-t-elle, eile oubliait le promis aussi natu-rellement que l'on oublie en s'endormant les faits de la vie quotidienne. Le monde oü eile entrait alors n'avait d'autre souverain que Daniel Lionart, 1'intro-ducteur étant la moto rouge sur laquelle eile montait 169 avec une amitié chaque fois plus familiěre, avec une confiance toujours plus entiere en sa bonne carcasse vibrant comme un blindage frappé de balles quand se précipitait le rythme des explosions. Quelque temps (moins ďune semaine en tout cas) aprěs la premiere escapade, Daniel avait a Rebecca propose de lui apprendre ä conduire. Puisqu'elle sävait aller á vélo, n'aimerait-elle pas savoir un peu la moto ? Rebecca avait répondu que c'était lä ce qu'elle désirait le plus au monde, a present, mais qu'elle n'aurait osé en parier, ignorant s'il était per-mis ä une fille enlevée (comme eile était) de manier ľinstrument du rapt. Un sourire en arc avait agrandi sa belle bouche, lui donnant cet air étrusque qu'elle avait parfois et qui ne plaisait pas moins ä son fiancé qu'k Daniel. Ce dernier, alors, sur la route du bord du lac, s'était arrété pour changer de place et mettre Rebecca devant lui sur le fuseau de la seile ; courbé dessus en la faisant se courber aussi, serrant entre ses jambes Celles de la jeune fille pour l'initier au fonc-tionnement des pédales, il avait pris sous ses doigts les siens pour lui montrer les commandes, leur alter-nance indispensable, et lui donner ce qu'il nommait les reflexes du conducteur. Elle n'avait pas été lente ä les acquérir ; il ľavait félicitée, feignant de douter qu'elle fút vraiment une femme sous sa veste de four-rure et son pantalon. Puis il s'était remis devant, ľavait reprise en croupe et sans s'attarder ä étre bien prudent il ľavait conduite au motel. Sur le lit de leur chambre habituelle, ce jour-lä et 170 les jours suivants, tout en la caressant du bout des doigts comme une branche écorcée, il lui avait parlé passionnément de ses motocyclettes, une B.M.W. au corps triaňgulaire et vert qui dans la catégorie des météores faisait penser ä un orage en forét au mois de juin, une Norton argent et nuit. ä ľ incomparable tonnerre. Avec la Guzzi, plus légěre, avait-il ajouté, eile aurait moins de difficultés au debut, et quand eile se la serait familiarisée eile pourrait en se jouant mal-triser de lourdes et puissantes machines. Tel sujet le rendait eloquent ä la facon d'un maitre de haras qui vante les nobles et parfois dangereux animaux conte-nus dans ses écuries, et pendant qu'il s'excitait en paroles sa main se crispait curieusement a la fourche de la jeune branche. II lui avait parle des courses de motocyclettes (et s des motocyclettes de course). Un sujet, encore, sur lequel on n'auyait pas pensé qu'il fút tellement docte, quand on songeait ä lui comme a un amateur de livres anciens. Mais Rebecca, malgré ľusage qu'elje faisait des casiers a fiches de son pere, ne sentait pas le besoin de soumettre les gens ä des classifications ^> strides, et eile aimait mieux son amant d'etre un homme rebelie a toutes les etiquettes. Passé la surprise, eile s'était émerveillée de 1'entendre intarissa-blement causer de pistes et de circuits, décrire d'abord celui, classique, du Tourist Trophy, dans ľile de Man, patrie des chats sans queue, décrire celui de Spa, celui de la Solitude a Stuttgart, puis ľinfernal anneau de Nürburg, dans l'Eifel, qui compte cent soixante-qua- 171 torze virages sur un parcours ďun peu moins de vingt-trois kilometres, tout en montagnes russes, et pour celui-lä citer comme de vieilles connaissances les noms. des points les plus périlleux : « la Croix du Suédois » (non, ce n'était pas Swedenborg !), « le Jardin de l'Ennemi », « la Těte de Pioche », « le Champ des Bouchers » ; décrire Montlhéry et Monza comme des promenades familiěres, expliquer la f aeon dont sur ce dernier autodrome, au sortir de la courbe de Lesmo, on débouche a cent quatre-vingt-dix kilometres a l'heure, en seconde vitesse, sur la paroi du grand virage que l'on prend en position presque horizontale avant d'etre lancé beaucoup plus vite encore vers la courbe de Vedano. Avait-il vraiment piloté ces terribles machines á cinq vitesses, carénées comme des flotteurs d'hydra-vion, sur le compte desquelles en s'exaltant il pérorait ? Dans sa bouche en tout cas les beaux noms de M. V. Agusta, de Norton, de Guzzi, de Gilera, de B.M.W., de Velocette et de N.S.U. prenaient autant d'éclat que dans le cours d'un professeur d'histoire ceux d'Arma-gnacs et de Bourguignons, de Guelfes et de Gibelins. Et c'était comme de condottieri légendaires qu'il parlait de Stanley Woods, de Handley, de Taruffi, d'Aldrighetti. de Pagani, de Monneret. d'Arcangeli, de Simpson, avant d'arriver aux plus modernes champions (ou « cen-taures », selon la terminologie des fanatiques italiens), Geoffrey Duke, Ubbiali, Anderson, King Oliver, Haas, Liberati, Mac Intyre, et surtout au méticuleux casse-cou John Surtees, le pilote aux allures de séminariste, pour lequel il confessait une admiration particuliere. 172 Rebecca hume encore en son verre vide comme pour en le calice entrer toute et se défendre contre le bruit qui ne cesse de la déranger dans son effort de remembrance. Puis eile parvient ä se detacher une autre fois du café vulgaire et ä revenir dans la chambre blanche, ä se remettre dans la peau de celie qu'un soir eile avait été, nue et couchée sur le ventre sur le satin froid de ľédredon blane, par terre et aux pieds ou plutôt sous les pieds de Daniel qui sur le lit par leurs ébats foulé se tenait assis avec un air de prophěte ou de saint. En vérité, n'avait-il pas commence par lui parier de saint Jérôme et de son lion domésti que, tandis qu'il passait et repassait la plante du pied sur la toison qui couvrait assez généreusement les reins de la jeune fille, tandis qu'il s'amusait ä saisir un peu de ce poil entre les orteils, qu'il avait prenants, ä la maniere des singes, et ä tirer jusqu'ä la forcer ä gémir ? Bientôt il était revenu ä son sujet favori. Alors ses pieds sur le corps étendu avaient mimé les coups de f reins et les changements de vitesse, cepen-dant qu'il racontait les épreuves d'un recent grand prix d'Allemagne, sur le circuit de Nürburgring, dont la premiére, en catégorie de cylindrée moyenne, avait vu le succěs du coureur Dickie Dale, tandis que la seconde, celie des plus grosses cvlindrées, avait au méme coureur donne la mort en partage au moment ou aprěs avoir mene le train pendant presque tout le premier tour il avait les meilleures chances de rem-porter une nouvelle victoire. Dale, avait dit Daniel, qui se lancait dans les montées abruptes comme un 173 trait tiré vers le ciel, avait vide sa seile au sommet ďun dos-ďáne. II s'était envolé « comme un ange » ; ou si les anges ľavaient tiré a eux, ils n'avaient pas tardé ä le rejeter sur les pierres d'un remblai. Point assez pur, sans doute, pour s'accorder avec le peuple des transparents. Son cceur avait cessé de battre dans ľhélicoptfere ou on ľ avait place pour le conduire ä ľhôpital. C'avait été sa premiere mort. La seconde s'était produite aprfes que par de longs massages de 1'organe défaillant on eut réussi ä le ranimer provisoi-rement. « II est trfes rare qu'un homme meure plus de deux fois de suite », avait dit Daniel en conclusion, Rebecca se le rappelle, puis il s'était laissé glisser du lit sur le satin brillant pour la saisir assez suavement dans la plus basse region de la chambre blanche et dans un reflet de cette clarté neigeuse qu'il avait com-parée déjä au pále jour de l'Hespérie, ä la lumifere infuse en l'Adramahdoni que promit a ses disciples le prophfete suédois. Sur un ancien tableau, dont eile a vu la Photographie nagufere, Rebecca se rappelle que des bienheu-reux soutenus par des anges montaient comme de petites bulles ä ľintérieur d'un immense cylindre étrangement diaphane et qui aboutissait ä la lumineuse empyrée. Ainsi dans le menu cylindre du verre vide eile s'enfonce et s'enferme en imagination comme s'il allait lui donner passage vers ce domaine de dépouil-Iement, de clarté froide et de brülant bonheur qu'elle a connu dans la chambre ouverte par le muet du motel. Mais le parfum du kirsch s'est tellement 174 évaporé que la chambre est désespérément lointaine ; la blancheur comme une fumée va se perdre. Tant pis. Rebecca boira encore, pour que dans une atmosphere alourdie par 1'alcool ses souvenirs reprennent consistance et pour qu'ils la ramfenent au onzifeme ciel. — Un autre verre, dit-elle, comme la serveuse est ä portée de voix. Du kirsch comme tout íl l'heure. L'alcool de la Forét-Noire remplit le verre ä ras, sans plus de bain de pied qu'auparavant, et Rebecca boit tout d'un trait, ä son accoutumée. Alors outre au gosier la brülure eile sent une douleur ä ses tempes, qui est passagfere et qui est suivie d'un fourmillement sous son crane, comme si, pense-t-elle, eile avait bu non pas un alcool de cerises mais un sublime ďamé-thyste et de quartz et comme si son cerveau se trouvait comprimó par une cristallisation de röche. Elle s'in-quifete si ce n'est pas un symptóme de lithocéphalie qu'elle vient de ressentir, mais ce n'est que légfere ivresse et l'effet le plus manifeste en est do piquer la memoire au vif et de faire galoper les souvenirs. Comment eile avait pris sa premiere lecon de motocyclette, eile se l'est rappele déjä, et eile se rappelle vivement les autres fois, enchainant jusqu'au soir oü Daniel en sortant du motel lui dit qu'elle conduisait aussi bien que lui désormais et qu'il était temps qu'elle eůt son permis. II avait fait les formalités pour eile ; ľexamen n'avait été qu'un jeu. Mais, la date de son mariage approchant, Raymond Nul était venu habiter Genfeve, Daniel Lionart était reparti pour Heidelberg, 175 et il n'y avait plus eu de beaux soirs en la chambre blanche. Quand Daniel lui avait-il annoncé son depart, ä la reflexion ? Cinq ou six jours avant la ceremonie, et il était parti tout de suite, oui. M. Res, qui plus que son futur gendre prisait le bibliophile, avait eu des regrets. Et puis la proximité du mariage de sa fille le mettait mal ä l'aise, car Rebecca, qui depuis qu'elle avait perdu le paradis de la chambre se sentait plutôt garcon que fille, ne s'occupait de rien et lui laissait ainsi qu'ä Raymond le soin de touš les préparatifs. En pantalon toujours, eile se battait avec des voyous ä coups de boules de neige sur la terrasse de la Treille, 1'hiver avancé n'étant pas moins rigoureux, ou bien eile mar-chait seule et précipitamment du côté des Eaux-Vives, sur le rivage désert, en songeant ä l'autre bord ou était le motel. C'avait été un splendide étonnement, comme si vraiment le feu du ciel était tombé sur le hangar aux vieux canons, quand a son domicile on était venu livrer une grosse moto américaine, la Harley-Davidson qui est présentement ä la porte du café, posée sur sa béquille, excitant autant de curio-sité probablement dans ce faubourg de Karlsruhe que dans la vieille ville ä Geneve. Tous frais payés, lui avait dit avec empressement le marchand de motos; un cadeau de noces de M. Lionart, son client, ainsi qu'en témoignait le bref billet joint. Et quand ľagent de la fabrique de Milwaukee (Wisconsin) avait ä la bénéficiaire demandé si c'était pour y accrocher un side-car familial qu'elle 176 prenait possession ď une si puissante machine, eile s'était indignée non moins que si on lui eůt propose ďatteler un pur-sang destine a courir les grands prix. Elle n'userait de la Harley qu'en solo, avait-elle dit a ľhomme, avec une certaiňe passion qu'elle se rappelle en riant a part soi ; eile se rappelle également avec quelle joie eile avait constaté que sur les instructions de ľacheteur la seile équipant la moto était ä une seule place. Les quelques jours qui la séparaient du jour nuptial, eile les avait dépensés principalement en seile, cou-rant sur la route de Lausanne et remontant jusqu'aux bois de Saint-Cergue, passant et repassant devant le motel de naguere. Elle eůt bien voulu entrer et se faire ouvrir la chambre blanche, mais eile avait peur du Persan. Rentrant tard, eile trouvait Raymond qui l'attendait devant la porte de chez eile, inquiet. II regardait la motocyclette avec méfiance, mais il n'en disait jamais rien et il cherchait ä parier de leur pro-chain mariage. Elle ne ľécoutait pas. Alors il se taisait et feignait d'etre heureux. Tout pres de se rappeler son mariage, comme eile est, Rebecca s'y refuse avec autant de volonte brutale qu'alors eile mettait pour se détourner de Raymond, quand il abordait ce sujet sur lequel eile ne voulait rien entendre. Ne suffisait-il pas qu'il sut qu'elle consentait et qu'elle ne manquerait ni a la date ni ä l'heure fixées ? Peut-étre accepterait-elle méme de remplacer son pantalon par une jupe... Pour couper court a des souvenirs qui ont cessé 177 12 d'etre bienvenus, Rebecca fait un geste pour appeler la serveuse. — Payer, dit-elle un peu sechement, á la facon dont eile a entendu qu'on disait le mot autour d'elle. Kt quand eile a payé ses trois kirsch, laissant toute la monnaie en pourboire, eile se leve et sort. li V Elle est sortie si vite qu'elle a oublié de regarder l'heure ä nouveau, sur le cadran de l'horloge rustique qui précisément pourtant se dessine en sa memoire avec la chouette éployée qui le domine comme si c'était sa couvée qu'elle protégeait lä, avec les deux écureuils qui le soutiennent de leurs queues levées, semble-t-il, en grignotant une énornie noisette au-dessus des chaines alourdies de pommes de pin dorées. Tant de precision dans ľaccessoire ne seit qu'ä encadrer le vide de ľessentiel, qui demeure un rond blane. Ainsi va la memoire, se dit Rebecca, et eile se dit que ce n est qu'une moquerie et que l'homme et la femme sont moqués des qu'ils cherchent a 4 s'écarter du present pour se souvenir, ou conter, ou écouter un récit. Faut-il rentrer dans la salle pour voir oů sont les aiguilles sur les chiffres du rond ? Une timidité la retient, et puis eile se dit (en contradiction avec sa pensée precedente) qu'elle a du rester pres d'une heure pour s'étre rappelé tant de choses, et qu'il ne doit pas étre loin de sept heures et demie. 179 Quelque beífroi, comme il ne manque pas de s'en trouver sur les grandes places des villes du Nord, le lui coníirmera sans doute. D'ailleurs eile a bu trop de kirsch pour vouloir boire encore, et eile ne saurait se rasseoir, s'il était plus tôt qu'elle ne croit. Au besoin, pour laisser passer le temps, eile s'arrétera au bord de 1'autoroute et se couchera sur un banc ou sur le sol un moment. Ce sera plus agréable qu'au petit matin dans la forét de Haguenau, maintenant que le ciel s'est réchauffé et que l'air a tiédi. Si eile s'en-dormait, tant mieux môme : eile pourrait réver ce qui va lui arriver dans la suite et avoir double plaisir. Quand eile a poussé un peu la moto, comme un petit bouvillon que l'on pousserait par les cornes pour le faire avancer de quelques pas, la béquille automa-tiquement se releve avec ce cliquetis de pistolet ou de carabine que Rebecca entend toujours avec satisfaction parce qu'il l'avertit qu'elle a cessé d'etre une piétonne inoffensive. Elle éprouve 1'équilibre instable de la machine ; eile voudrait se rappeler ľexplication que lui donna Daniel de la loi qui regit la stabilite ďun mobile ä deux roues, mais la memoire lui f aut. Les cylindres sont encore chauds, car a travers ľétoffe de la combinaison eile sent contre son mollet droit une presence tiěde qui est ainsi que celle d'un étre vivant. La clé de contact, au quart de tour, met sous tension la bobine d'induction, et il suffit d'un léger coup de pied sur la pédale du kick pour faire jaillir ľétincelle entre les electrodes des bougies, allu-mer le melange détonant et lancer les pistons dans 180 leur mouvement de va-et-vient presse. Alors Rebecca enfourche l'engin, aprěs avoir assure ses lunettes, puis en premiere vitesse eile sort prudemment de l'enclos. Un cycliste (attardé), qui entre ä ce moment, fait un écart quand il voit la machine et le masque accordés dans la couleur sombre, et il monte sur un maigre gazon, et il peine a s'empécher de tomber. Sous le masque Rebecca rit. A droite eile vire en sortant, eile accélére en direction du centre de la ville. Quelques piétons sur les trottoirs, quelques cyclistes sur la chaussée, quelques voitures, ä de grands intervalles, sont ainsi qu'une forme avortée de la circulation dense qui remplissait les rues douze jours plus tôt, et ce matin la cite rhé-nane répond vraiment au plaisant nom de « Repos de Charles ». La motocycliste repense au baron Drais et ä sa bonne idee de faire aller un homme en équilibre sur deux roues, mais eile a beau s'efforcer, eile ne se souvient toujours pas du raisonnement fourni par Daniel. Etait-il besoin de beaucoup raisonner, d'ailleurs, pour arriver a telle idée ? « Non pas », se dit-elle, tant 1'équilibre de sa monture lui parait un fait naturel, et eile pense que 1'homme eut plus ďaudace en se hissant sur le dos d'un quadrupede et en le piquant et fouettant pour le mettre au galop. Alors, ä propos d'audace, eile se juge timorée de conduire si lentement et de se laisser dépasser par une voiture populaire, quand tant de puissants chevaux sont en reserve entre ses jambes et quand la voie est libre devant. Sa main droite agit sur la poignée ďadmis- 181 sion, un afflux de gaz liběre de ces chevaux assez pour rattraper la Volkswagen gris-de-fer et pour la rejeter ä ľarriere-plan, dans ľoubli. Définitivement, car au carrefour qui se présente Rebecca passe malgré le segment rouge qui sur le cadran signal se fait impé-ratif, tandis qu'obéit et s'arréte le gros jeune homme ä l'air porcin qui se courbait sur le volant de la Volks. Dans ľ agglomeration, Rebecca, sans ralentir, va sans donner plus de respect aux signaux, qui fonc-tionnent dans (ou pour) le vide, en ľabsence de tout contrôle policier. Rares sont les fenétres dont les volets ne soient pas clos. Presque sans l'avoir apercue, la jeune fille a passé la Porte de Durlach, et c'est quand eile enfile ľallée du méme nom que lui revient le souci de l'heure, car la hauteur des báthnents a mesure qu'elle va diminue, et les tours ou les clochers porteurs d'horloge, que dans le district central eile s'était promis d'observer, sont loin. Décidément, c'est plus fort qu'elle, le temps échappe a son regard, et dans des lieux qu'un premier voyage lui a rendus familiers il est dit qu'elle ira sans savoir l'heure qu'il est. Elle savait l'heure en son premier voyage (ou eile avait pouvoir de la savoir, ay ant au poignet son bra-celet-montre), mais eile craignait les motards de police et eile s'inquiétait surtout ä ľidée de n'ôtre pas sur le chemin de ľautoroute, tandis que maintenant nul ne la surveille, eile sait tres bien oü eile va et eile évalue exactement la distance qui la sépare du point oü il faudra tourner ä gauche. Elle se dit que la connais- 182 šance de ľespace plan oü un mobile est engage peut remplacer pour ce mobile la connaissance du temps dans lequel son mouvement est inscrit. « Merde », se dit-elle alors, en se reprochant sa pédanterie et en se disant que Daniel la traiterait de femme de professeur si eile parlait devant lui comme eile pense a present. Car il s'était moqué d'eile en la traitant ainsi, une fois, et eile n'ignore pas qu'il peut cesser d'etre bon aussi brusquement que vire au rouge ou au bleu le tournesol sous une goutte tombée de la pipette. « Merde encore et double merde », pense-t-elle, remise en flagrant délit de pédanterie par ce souvenir de laborantine. II ne lui déplait pas, ďailleurs, que Daniel, qui est bon avec démesure, soit capable de passer á la rudesse ou méme a la férocité avec moins de raison que pour un souffle et en moins de temps qu'en un clin d'oeil, car eile sait qu'il n'en va pas différemment des grands félins et notamment des tigres, qui sont des dieux pour beaucoup ďhommes. Elle pense ä un dieu-tigre. « Un tigre et Dieu sont ensemble dans mon amant », pense-t-elle ensuite, ce qui est une tout autre pensée. D'un tour de main eile accélere pour dépasser une Opel neuve et dont la couleur mauve, qui est venue sous son regard ä l'improviste, lui a donné une sensation de nausée comme devant certains gateaux viennois couverts de « glacure » ou devant l'enduit violet dont sont barbouillées nombre de maisons en ce quartier qui est la banlieue déjä. Son pied gauche commande ľengrenage de la quatriěme vitesse, car 183 eile était restée en troisiéme pendant la traversée du centre, et eile diminue un peü ľ afflux de gaz au moteur. Des quatre honimes k feutres verts que voi-turait l'Opel le souvenir s'évanouit aussi rapidement qu'en la bouche un goůt de bonbons fondus. Quatre cyclistes, qui en pédalant font des zigzags jusqu'au pointillé median de la chaussée (peut-étre ont-ils bu quelques petits verres, eux aussi), ľobligent a se jeter vivement tout ä gauche, car eile va vite et eile a été surprise par leur soudain écart. Un vieil homme en vélomoteur, qui va devant eux, tient sa droite rigou-reusement, et le pan de sa courte pelerine de loden brun flotte sur le garde-boue comme un drapeau bre-neux. La voie est libre devant Rebecca si tôt qu'elle a double eelui-lä. Elle pense (avec peu de conviction) que pour un conducteur les villes situées sur sa route sont ainsi qu'une suite de petits réves traverses par un dormeur au cours de la nuit. Daniel ne lui a-t-il pas affirme qu'il n'y avait le plus souvent que des roves petits, comme des perles enfilées sur un cordon long qui les traverse toutes quoiqu'elles s'ignorent réciproque-ment, enfermées comme elles sont dans leur menue perfection laiteuse ? Mais voici que parait la premiere plaque indicatrice de l'autoroute. La seconde n'est pas loin. Rebecca diminue les gaz encore, débraye, revient en troisiěme vitesse pour ôtre prôte ä couper rapidement la chaussée děs que se présentera ľembranchement. « Biěre », proclame un panneau en forme de grand pot (la pro- 184 venance et la marque sont proclamées aussi, mais un reflexe de defense ä ľégard de la publicite laisse insensible ä ces annonces la memoire de la jeune fille), (( biěre » un second et idem un troisiěme ; la plaque attendue vient aprěs les bocks, visible bien dans un large espace clair, et le regard un peu plus outre aper-coit la voie signalée. Point n'est besoin de precaution. Nulle voiture ne procěde en sens contraire; l'image de l'Opel mauve a disparu depuis longtempš du rétroviseur. II n'est pas non plus de cycliste a proxi-mité. Vite Rebecca vire, et eile se lance ä gauche dans l'embouchure du chemin ďaccěs. La courbe de ce chemin est tracée dans la memoire de la conductrice de f aeon si parfaite que ce n'est que par acquit de conscience et distraitement qu'aux panneaux-signaux eile donne un regard. Cependant son allure est ä peu prés la méme que lors du premier voyage, quand eile était bien plus attentive ä la signa-lisation. Seule difference (car rien, eile le constate k nouveau, n'est jamais tout a fait pareil) : eile accélěre au bas de la montée pour dépasser avant le pont une petite voiture qui la precede et qui peine un peu dans la côte. Sur le pont, eile ralentit pour donner au * moins un coup d'ceil rapide au spectacle qui I'avait-émue naguěre, mais eile reste sur le côté droit et eile s'attarde peu, k cause de la vilaine petite voiture grise qu'elle vient de doubler et qu'elle ne veut pas revoir devant eile. D'ailleurs, pour autant que l'on peut se fier ä si bref apercu, la circulation sur l'autoroute est beaucoup plus faible ce matin que ľ autre fois, 185 preuve qu'il est plus tôt, et qu'il sera besoin de s'ar-réter avant d'arriver ä Heidelberg, pour ne pas trou-ver Daniel au lit. Prendre son amant au lit, pourtant, inverser, pour un quart d'heure, les rôles, ne serait-ce pas un amüsant jeu pour une fille vétue en garcon comme eile est ? Rebecca, sous le masque de noir démon, sourit ä cette idée, mais eile ne s'y rend pas, car eile respecte Daniel comme s'il était souverain de toute sa personne; et le tigre et Dieu qui sont peut-étre en lui ne sauraient étre des proies que l'on attrape éntre les draps. Jeu s'il y a (comme il y eut parfois, tres plai-samment), l'initiative en est ä lui seul, comme le choix de la regie. A gaz réduits, quelque pétarade éclatant dans le pot ďéchappement, la motocycliste descend vers ľ auto-route qu'elle vient de surplomber. Par la bande, eile accede ä la piste large en se comparant á un fétu flottant sur le cours d'un ruisseau qui conflue avec un fleuve. Heureuse de se penser fétu, bienheureuse de s'imaginer dans le courant qui va 1'empörter désormais... Et au moment qu'apres le confluent les deux roues de la Harley sont dans la ligne exacte de la grande voie qui va du sud au nord, la main de Rebecca, tenant la poignée d'acceleration, tourne jusqu'ä bout de commande, et en troisiěme vitesse, comme le moteur est engrené, la machine et sa conductrice en quelques instants sont projetées ä plus de cent vingt kilometres ä 1 'heure vers Heidelberg ou se trouve Daniel Lionart. 186 Légerement comme si eile pressait du pied le pied de son amant sous un tapis de table (comme cela lui est arrive de faire, dans la librairie paternelle), Rebecca passe en quatriěme vitesse aprěs avoir un instant diminué la ration de gaz. Son regard sur le cadran du compteur scrute la position de l'aiguille, qui a dépassé le chiffre atteint plus tôt. Bien. Sure de la machine et de soi, Rebecca cependant a omis de serrer le frein de direction, et un coup imprévu de shimmy, que pourrait provoquer une inégalité du ciment qui est use par endroits, pourrait bien aussi l'envoyer en l'air avec moins ďagrément qu'elle n'espere y étre envoyée tout ä 1'heure ; alors, de la main droite, eile répare cet oubli, et puis quand la commande est assu-rée eile tourne á nouveau tout a bout la poignée d'acceleration. L'aiguille du cadran fait un saut et le vent produit par la course fraichit, cependant que du moteur enfin libéré le bruit triomphalement tonne. Un bel orage qui suffit ä dissiper les quelques vapeurs de kirsch qui dans la téte de Rebecca trainaient encore. « Rebecca », prononce-t-elle, prenant plaisir a se nommer au moment oů ä pres de cent soixante kilometres a l'heure eile se rue vers le lit ou eile sait que repose celui ä qui eile va se rendre, celui par qui eile veut étre saisie, celui en qui un tigre et Dieu sont toujours d'accord pour tomber sur eile et pour la déchirer. « Rebecca », « Rebecca », « Rebecca », dit-elle en cherchant (vainement) ä soutenir le rythme des explosions, tandis qu'a plus de cent soixante eile 187 se porte sur la gauche pour dépasser une voiture toute blanche dont eile ne saura jamais la marque ni par quelles gens eile étaít occupée. Disparue la blanche berlině, un sombre camion la remplace, qui laisse ä la conductrice le temps de voir que sur sa paroi pos-térieure il porte une roue dentée peinte en rouge vif, comme un symbole solaire incise dans un bloc de granit et que ľarchéologue a colorié d'un jus garance pour le faire ressortir. « Rebecca », « Rebecca », dit-elle toujours, táchant a graver en sa memoire le disque denté rouge ainsi qu'elle l'imagine au flanc du monolithe, tandis que grandit. loin encore, une autre paroi sombre qui est celle d'un second camion de la méme entreprise, porteur du měme signe (ou du môme symbole). « Rebecca », répěte-t-elle, apres avoir dépassé celui-lä aussi, tandis qu'elle apercoit, loin devant, un sombre objet dont eile sait, avant qu'il ait grandi, que c'est 1'arriere d'un troisieme camion qui ya lui presenter un troisiěme astre rouge. Et ces soleils dentés se mettent ä tourner vertigineusement dans sa conscience, comme eile imagine que tournent un peu au-dessous de son sexe les pignons du moteur lancé a plein regime, et leur commune image compose enfin une face de tigre, qui est le vrai visage de Daniel. L'aiguille au cadran du compteur approche du chif-fre 180 (le compteur exagérant un petit peu, suivant l'usage). II n'est ä 1'horizon plus de camion qui aille. II n'est rien qui vienne en sens contraire. L'espace, comme on dit banalement, est libre, mais une liberté de la sorte est aussi désolante que ľétendue d'un 11188 desert, et la pensée de Rebecca s'accroche ä la triple face de tigre que la vitesse de la motocyclette repousse ä chaque instant plus loin. D'un tour de main, presque sans le vouloir, la conductrice a coupe tota-lement les gaz ; eile tient le guidon ferme, car eile sait que c'est a tels moments que la machine, retenue par la soudaine inertie du moteur, peut dévier dans sa course et perdre ľéquilibre. Plus tard, son pied presse la pédale du f rein. Puis eile prend la troisieme vitesse et accorde au carburateur une giclée réduite. Du regard eile cherche un endroit oü sortir de la piste et s'arréter, pour laisser a Daniel le temps de se tirer du lit. Or un bois se présente, ou eile va trouver ce qu'elle veut. Depuis longtemps les bois sont des lieux qui lui sont favorables, et c'est avec autant ďamitié que pour la chambre rouge ou pour la chambre blanche qu'elle évoque leurs détours bornés de troncs sombres ou clairs, clos de verdure ou de rousseur selon la saison du feuillage. Avertie par un signal routier, eile sait qu'il y aura lá, comme en ďautres lieux boisés de l'autoroute rhénane, un petit chemin tracé parallélement ä chaque voie afin de per-mettre aux automobilisťes (et aux motocyclistes, bien IP entendu) de se reposer un moment sans géner la circulation. Quand eile le voit qui s'ouvre, eile s'y engage, et eile constate avec plaisir que c'est une solitude . quoique ä d'autres heures il doive en aller autre-ment, si l'on juge par les papiers, les cartonnages et les boites de conserves vides qui s'entassent en de grandes corbeilles de tôle ä l'usage des pique- 189 niqueurs. Cependant eile ne s'arréte pas au bord, comme ce serait la regle, et apres avoir mis la machine en premiére vitesse eile monte sur la petite levée de terre et pénétre sous bois en roulant trés doucement entre les arbres, sur un sol assez uni d'ailleurs. Elle descend dans un fosse peu profond, remonte de l'autre côté, aussi aisément que si eile montait un mulet docile. Et eile s'amuse ä songer comme les gens de ce pays germanique, qui ont de la discipline au coeur, seraient scandalises s'ils la voyaient aller ainsi sur des roues dans la nature. Elle se penche sur le guidon pour passer sous un rameau de coudrier, dont les broutilles amande balayent la laine noire de sa cagoule ; eile traverse un taillis clairsemé ; eile tourne 5 angle droit, plusieurs fois, pour éviter des troncs, des arbustes massifs. Puis, franchis ces divers obstacles qui sur sa combi-naison ont laissé diverses traces, ainsi que par ouvertuře ďune porte cochére ou lever d'un rideau de scene, eile découvre un endroit vaste, vide et vierge (on dirait), qui est une clairiěre. Cest lä que d'un tour de clé eile arréte le moteur, quand la moto est ä côté d'un bouleau g'réle qui v a lui servir ďappui sans qu'il soit besoin d'employer la béquille, et eile descend de machine pour se jeter sur le sol a quelques pas de l'arbre, comme eile se jetterait sur un lit de fortune. « Fortune », a-t-elle pensé, oui, 1'esprit mu par un rappel obscur de ce qu'elle a pu lire ou qu'on a pu lui raconter au sujet de ces lies dites « fortunées » par 190 i les anciens nfvigateurs. Puis eile pense qu'une clairiěre est une ile approximativement, et qu'il semble souvent qu'il y fait plus beau qu'aux alentours. Comme pour lui donner raison, les sombres nuages qui défilaient au ciel s'éclaircissent. Par une trouée qui survient, le soleil illumine une partie du site en face de Rébecca. Elle-méme est restée a ľombre, ä cause du cours oblique des rayons, 1'astre etan t bas encore, ce qui est une preuve supplémentaire qu'il est trop tôt pour qu'elle se remette en route sur la courte distance qui la sépare de Heidelberg. Devant ses yeux, l'herbe mince, les feuilles menues et les fleurettes paraissent viviíiées par le soudain afflux de lumiére. Les fonds sont dorés comme par un poudroiement de pollen. Des sceaux-de-Salomon verts et blancs sous un souffle s'agitent, comme des étendards du Propněte brandis pour le depart en guerre de hordes de derviches, et leurs jolies clochettes ne font pas oublier le signe mystérieux qu'ils contiennent et qui par un coup de couteau serait produit au jour. Quelques pieds-de-veau, de cette sorte d'arum que l'on nomme aussi manteau de la Vierge, complětent l'orientale compagnie du vert un peu jaune de leurs grands capu-chons ; dedans est un spadice, on l'entrevoit, comme une massue rosée, vaguement obscene, au-dessus d'un étage de fleurs males et d'un autre de fleurs femelles. Plus innocemment des primevěres, un peu défleuries cependant, ouvrent des corolles creme dans le milieu d'un feuillage sombre. Par un effet du climat, pro-bablement, la vegetation est en retard sur la saison, 191 et Rebecca se dit qu'il se pourrait qu'il y eůt des morilles. Son regard explore le terrain, en s'attardant au pied des souches, entre des racines moussues, des fanes percées de jeunes tiges. Rien ne s'y "voit qui ressemble á la petite éponge brune, objet de la recherche. Tant pis. Une certaine fatigue des yeux brouille un peu sa vision, ou son attention se reláche, et les formes de feuilles, de fleurs et de tiges indistinctement se mélangent en un léger frémissement vert, ďoů 1'esprit pourrait tirer une notion de vert essentiel. Rebecca baisse et souléve ä nouveau les paupiěres. La reverie qu'elle sent proche, eile la voudrait diriger, eile vou-drait en imagination revenir encore une fois dans la chambre du motel, et eile évoque la figure du Persan pour qu'avec ses maniěres de rufian discret il l'intro-duise dans le blanc cube ou eile fut soumise ä l'ap-prentissage des beatitudes. Déjä les traits de celui-lá se dessinent, et les contours de ľespace souhaité. Mais un rayon de soleil, qui a traverse le feuillage, tombe ä cet instant sur le tuyau ďéchappement de la Harley qu'un bouleau soutient a quelques metres de Rebecca étendue ; comme en des instants pareils, dont le souvenir main tenant fait défaut, eile est fascinée par ľéclat du gros tuyau chromé. La silhouette du Persan se dissout dans la blancheur, la blancheur vire au rose ainsi que sur un coteau neigeux a ľaube, les parois autrement se disposent ä l'entour du point de feu qui brille sur le tube. « Tiens, se dit Rebecca, il y a chan-gement de décor. » Puis eile cede ä la representation 192 qui s'off re, et qui lui f er a perdre au moins, comme eile le desire, quelque temps. Des murs de couleur carminée (faiblement), un tuyau qui miroite, voilä qui ne dit rien, ďabord, ä la memoire engourdie de Rebecca. Elle s'étire et pense qu'elle est peut-étre en train d'inventer un espace ; eile se félicite ď avoir de ľinvention ; eile s'encourage ä songer des acteurs, qui seraient elle-měme et Daniel, et a les mettre aux prises en des situations vraiment inouíes. Mais c'est lä se flatter sur ses pouyoirs, et quand le décor se precise eile connait que sa rôverie ľa simplement ramenée au Bain des Roses, ä Strasbourg, oů Daniel lui donna rendez-vous a la mi-avril, ,"> il y a prés ďun mois. Děs lors qu'elle s'est résignée ä se passer ďinédit, les souvenirs, comme des coulisses portées par des machinistes, avec rapidité s'échafaudent, la matiere memorable également cris-tallise, et la clairiěre, sans cesser d'etre présente puisque Rebecca n'a pas fermé les yeux, recule jus-qu'ä une sorte de second plan par rapport au lieu sur lequel ľ attention de la réveuse est concentrée. Ce lieu qu'elle se rappelle avec la plus minutieuse ** exactitude ä present est une salle de repos au Bain des Roses, telle que ledit établissement doit en compter plusieurs ; eile se trouve entre deux salles de bains qu'elle fait communiquer, et vraisemblablement l'on y va pour se faire masser, aprěs avoir pris son bain ou avant de le prendre. Le meuble principal en est un divan recouvert d'une housse en toile bise. Au mur, au-dessus du divan, est un tuyau nickelé qui monte 193 et redescend et qui évoque un arc román posé sur deux colonnes. S'interroge-t-on au sujet de cet arc, la courbure ne s'en peut expliquer que par le fait d'un ancien chauffe-bain a büches, cylindrique, volumineux et haut, qui aurait disparu. Mais pourquoi s'inter-roger ; pourquoi vouloir expliquer ? Pres de chacune des deux portes, qui n'ont de verrou qu'au dedans de la salle de repos, est une armoire peinte en rose comme les murs, fermée a clé, qui contient le linge que la fille de bains, femme hommasse et rougeaude sous la blanche blouse, les pieds nus dans des socques ä semelles de bois, dispose a l'intention des clients. Entre deux fauteuils dosier naturel, un guéridon d'osier aussi porte un cendrier de verre violet, en forme de fleur d'iris. Le plancher est savonné ä blane comme celui d'une buanderie. Deux gravures de style néo-classique et qui ont pour sujet des scenes de nymphée font pendants face au divan, de chaque côté d'un miroir légěrement convexe, mais la plus étrange note est donnée par une statue de pMtre, posée sur un socle de faux marbre roux, grande ä demi-nature, qui représente une faucheuse nue dont les seins, frottés pourtant, gardent mystérieusement des traces de rouge ä levres. Si l'on arrive ä detacher les yeux de cette figure oů le sinistre avec 1'infame rivalise et si l'on regarde au plafond, on apercoit des guirlandes de petites roses en relief autour d'une rose unique, centrale, prof onde, enorme et cramoisie. Ľéclairage, qui fait briller l'arc du tuyau, est fourni par une double applique ä tulipes corail, placée entre les gra- 194 vures, un peu plus haut que celles-la, au-dessus du miroir. Ainsi est, sans erreur, le lieu que Rebecca se rappelle. Ainsi du moins, quand eile y fut, était-il. Ce qu'elle ajoute á sa description mentale est qu'elle s'émerveilla comme la desuetude et la vieillerie fai-saient lä bon menage avec une propreté poussée jus-qu'ä ľextrôme. Merveille, ä vrai dire, qui est commune dans les pays du Nord. Des alen tours du lieu, de quelle f aeon eile vint lä, les souvenirs de Rebecca ne sont pas moins fideles. Appelée, convoquée plutôt, par un télégramme de Daniel, eile avait attendu que Raymond apres le déjeuner partit pour le lycée, puis eile avait revétu sa combinaison, eile avait tiré la moto du garage et eile s'était mise en route. Vingt-huit kilometres séparant Haguenau de Strasbourg, eile n'avait guěre employe plus d'un quart ďheure a les parcourir, et comme eile n'avait pas eu de mal a trouver ľétablissement eile était arrivée en avance au rendez-vous, fixe ä deux heures et demie. Le Bain des Roses était une bátisse a 1'extérieur un peu décrépi. située sur un quai desert, au bord d'un canal bordé de vieux trembles ; un petit jardin plus potager que fleuriste 1'entourait sur trois côtés> clos d'un grillage; au-dessus s'élevait une haute cheminée noire, presque a la mesure ďune usine. Rébecca avait dans le jardin laissé la Harley, et eile se souvient qu'elle s'était souciée en n'y voyant pas 1'autre moto a laquelle eile s'était attendue. Daniel aurait-il voulu 1'abuser, pour la punir de son mariage ? Piquée par cette idée maligne, eile avait 195 13* retire la cle de contact, eile était entrée dans i'éta- blissement. Longtemps eile avait du presser le bouton de son-nerie du bureau avant que vint un homme (concierge ou patron ?), qui ressemblait moins au Persan de Geneve qu'a un gros garcon boucher de Haguenau, qui la fournit et qui lui répugne. « Le bain de M. Lio-nart », avait-elle demandé, selon les instructions contenues dans le long télégramme (les postiers de Haguenau avaient eu lá de quoi sourire, au fait; ils auront bonne opinion de la femme du professeur !). On ľ avait priée d'attendre un instant, puis la fille de service ľ avait conduite a un étroit cabinet de bains, qui contenait pourtant un lavabo et méme tm bidet sur lequel étaient posés le peignoir éponge et une serviette. Usant ďune clé, la virago avait d'eau presque bouillante empli la baignoire a moitié : avant de s'éloigner, eile avait dit ä Rebecca que M. Lionart allait venir, et qu'elle prit son bain tout de suite. Rebecca avait quitté ses lunettes, sä cagoule et sa combinaison fourrée. ses bottillons et le slip noir qu'elle avait ce jour-lk. Sauf les bottillons, réunis au bas du lävabo, eile avait enfoui dans une poche de la Gombinaison tout l'accessoire de son costume, et eile avait accroché celle-lä a l'unique pateré de la seconde porte, qui était légěrement entrebäillée sur un espace obscur, sans qu'il y eut aucun moyen ďen assurer la fermeture a ľintérieur. Puis eile s'était assise sur le bord du bidet, les reins enfoncés dans le tissu éponge, les pieds sur le plancher. Entierement 196 nue sauf le bracelet-montre qu'elle n'avait pas oublié alors et qui marquait deux heures trente-cinq. Elle ne s'était pas baignée. II faisait trěs chaud, et par l'effet de la vapeur qui remplissait le cabinet, ou par celui de la timidité, eile avait transpire beaucoup. Plus tard, la piece obscure, ä côté, s'était éclairée, mais Rébecca n'avait pas eu le courage de regard er par la f enté. Elle était restée assise sur son piteux appareil. ľoreille au guet de pas qui approchaient. Et quand la porte, enfin, š'était ouverte pour livrer passage a Daniel, větu ďun long peignoir blane et chaussé de mules en paille qui accusaient son air coutumier de prétre d'une religion singuliěre, e'est ainsi et e'est lä qu'il l'avait trouvée, et il avait souri sans la saluer d'un mot en la considérant d'une hauteur qu'augmentait encore 1'humble posture de la patiente. (c Patiente », a pensé d'elle-méme Rebecca dans la clairiere étendue. Aurait-elle pu ne ľétre point, au Bain des Boxes ? Daniel s'était certes réjoui de la voir dans un abaissement qui répondait si bien a ses des-seins du moment. II l'avait prise par le poignet, comme une captive, il l'avait obligee a se lever et l'avait amenée dans le salon de repos. Elle avait fermé les yeux, sous la vive lumiere, eile les avait rouverts sur les surfaces incarnadines que sa fantaisie vient de recréer par-dessus le vert feuillage qui l'environne. Un grand bouquet de roses páles débordait la table du guéridon, un rouleau de cordelette brune était place a côté du cendrier. 197 « Je suis nue pour mon amant », avait pensé Rebecca, et eile s'était émue a ľidée que c'était la premiere fois depuis qu'elle avait épousé Raymond Nul. Ce ne serait pas la derniere, s'était eile dit encore. Son amant l'avait examinee assez longuement et avec un contentement visible, puis il s'était renfrogné un peu en apercevant le bracelet-montre. It lui avait expliqué qu'en venant le rejoindre au Bain des Roses eile s'était mise hors du temps de sa vie habituelle, et qu'il ne pouvait ětre question qu'elle conservát sur eile un instrument qui la rattachait ä ce temps-lä. Avec docilité, ejle avait débouclé ľinstrument reprehensible, eile le lui avait donne. II était alle le porter dans la salle de bains oü eile s'était dévôtue. Immédiatement rentré, comnie il lui avait paru majestueux et grand ! Et quand il avait porté les mains sur eile, eile s'était souvenüe de la chambre rouge et de la chambre blanche, et eile avait eu un sourire d'enfant en songeant au bonheur qu'elle espérait de lui dans le salon du Bain des Roses. Mais au lieu de la coucher, comme eile s'y attendait, sur le lit de repos, il l'avait fait montér sur le matelas dur (soutenu par une planche plutôt que par un sommier ä ressort), et il l'avait appuyée de dos contre la cloison, sous le tuyau voůté. Ensuite il avait pris la cordelette, il était monté a côté ďelle et il l'avait liée ä ce tuyau par les mains (un peu plus haut que la tete) et par les pieds, en sorte que son corps fit une croix oblique et qu'il montrát la figure d'une femme inscrite dans une demi-parabole. D'apres la bonne regie, lui avait dit 198 Daniel ä ce moment, il aurait fallu supposer une autre demi-parabole symétrique oů son double eut été lie pareillement mais la tete en bas, suspendu par les pieds, supporte par les noeuds des poignets. Elle pouvait se vanter d'avoir de la chance de n'étre pas a la place de son double ! Aprěs tout, ses pieds posaient sur le matelas. Elle n'était pas dans une position tel-lement incommode. Elle n'était pas tellement ä plaindre, non, les seules vraies douleurs étant motivées par la torsion des avant-bras et par la tension des muscles pectoraux, mais ce n'étaient pas des douleurs insupportables, et loin ďaugmenter k la longue elles auraient eu plutôt tendance a diminuer. Le miroir, en face d'eile, lui présentait une image rapetissée de sa figure, et eile ne l'avait pas trouvée laide. Elle avait penché vers ľépaule sa tete aux cheveux ébouriffés et courts. Ses petits seins semblaient participer au gonflement des muscles. A condition de couper 1'image un peu plus bas que le nombril, on eut pu songer au supplice d'un adolescent de ľ autre sexe. Curieusement, en outre, la petitesse de son image, ť si proche d'eile, la portait k se voir réduite aux proportions d'une femme pygmée, et Daniel lui paraissait trois ou quatre fois plus grand qu'elle, ce qui lui don-nait de la majesté de surproit. II s'était mis ä marcher devant le lit, en la considérant. II avait longuement marché, d'une porte a 1'autre et de nouveau, sans la quitter des yeux. Son grand peignoir, qu'en riant il avait nommé son « endromide », k la lumiěre du salon 199 rose avait pris des reflets qui semblaient parfois le vétir de pourpre. Elle s'était rappelé qu'il avait un peu plus du double de son áge, tandis que Raymond avait vingt-sept ans. II était reste quelque temps silencieux, ce qui était assez dans ses habitudes, puis il avait a Rebecca parle du pilori, oú jadis, avait-il racontó, l'on exposait toutes nues des épouses adultěres ou des Blies imrno-dérément impudiques. Leurs pieds posant sur un bloc ou sur un billot, on attachait leurs mains aussi haut que possible ä un poteau ou a une colonne, de f aeon que leur nudité était divulguée au peuple entier et pour qu'elles fussent en butte aux insultes et & la moquerie, pour qu'elles se connussent exelues, maudites et déshonorées. Chátiment s'il y avait, avait-il ajouté vite, la chátiée trônait en gloire aux yeux de tous les hommes rassemblés dessous, et il devait paraitre aux clairvoyants qu'elle fút une compagne des anges. Rébecca, ľentendant, avait compris alors qu'il lui donnait une nouvelle sorte de bonheur. Elle avait redressé la tete et eile avait été fiere de se voir dans la glace. A šon image glorieuse eile avait adressé un clin d'ceil ami. Plus tard, Daniel avait pris sur le guéridon les roses et il les avait disposées aux pieds de Rebecca, entre ses pieds plutôt, á dire les choses avec precision, et devant l'enfourchure de ses membres inférieurs. II les avait réunies en faisceau, puis il s'était servi de ce faisceau pour battre trfcs doucement le corps nu de son amante. en lui déchirant un peu la peau des 200 cuisses, par l'effet des épines, ainsi que celie des ílancs, au-dessous des seins, et celie du ventre maigre. Les pétales en pluie de thé s'étaient effeuillés sur le lit de repos, tandis que les coups, ou les caresses, s'étaient abaissés ä égratigner ses pieds également. Un peu saigneuse et sentant la transpiration au moins autant que la rose, il ľavait détachée alors. Cependant qu'il faisait, eile avait pu voir que la paume de sa main avait soufíert des épines peut-étre plus qu'elle n'avait souffert elle-môme. Sur le lit. pármi les pétales des roses dont eile avait été fpuettée, Daniel, sans méme se dévétir, entrouvrant son peignoir sur une sorte de sarment, ľavait saisie avec une brutalite qu'elle n'avait pas éprouvée auparavant, et il avait eu des exigences auxquelles eile n'aurait jamais pensé qu'elle dút un jour étre pliée. II peut étre redou-tablement brutal et rempli d'exigences, quand il s'est vetu en prétre blane, quand il est empourpré par la lumiěre rouge. Sera-t-il brutal, tout a ľheure, dans la lumiěre du matin, quand eile l'aura rejoint sur la terrasse de son habitation ? II fut trěs doux en ce lieu-lä, la derniěre ||l fois, s'amüsant ä jouer auprěs ďelle le role de pedagogue et de parent, la traitant en pupille et 1'obli-geant ä le nommer « mon pere », cependant qu'il la caressait sur le grand canapé roux, pármi le désarroi des coussins. et qu'il conduisait le jeu de ses membres. Repartir avait été malaisé, et s'il ne ľavait presque chassée... Elle se dít que peut-étre Daniel voudra bien la garder pres de lui définitivement, un 201 jour ou ľautre, quand il aura constaté que dans touš ses actes et toutes ses pensées il n'y a plus rien que docilité pure. Docilité au regard de lui, bien entendu, ce qui suppose une indocilité entiěre dans touš les autres domaines, et notamment dans le conjugal. Elle évoque un instant le visage du sacrifié, son mari, puis eile se repent ä ľidée que cette evocation est une preuve qu'elle n'est pas docile comme il faudrait, et eile abolit l'image de Raymond Nul. Deleatur... Daniel pedagogue l'approuverait de penser en latin la mise ä néant de ľépoux, il la flatterait d'un compliment en la placant la téte en bas, les reins en ľ air, Offerte au butin comme aux abeilles les belles fleurs de la glycine. Que la domination délicieuse vienne sur eile et ne la laisse plus... Cependant eile ne connait qu'une partie du jardin et de la maison de Daniel a Heidelberg, et eile se demande si cette maison, point différemment du caractěre de son propriétaire, ne se partagerait pas en quartiers de douceur et de sévérité. N'y aurait-il pas, en quelque autre terrasse ou balcon supérieur oú eile n'avait pas été menée jusqu'alors, un appareil de pilori ? Puis eile revoit en imagination le Neckar comme on le voit de la terrasse et des fenétres du premier étage, ce grand courant gris, cette blanche écume, en bas du petit mont oú est le Ghemin des Philosophes et oú sont les mines d'une basilique carolingienne cons 202 / truite sur les substructions d'un ancien temple de Mithra. Et le désir qu'elle a de revenir au lieu d'oü l'on voit le fleuve en réalité fait que sa reverie cesse, ou plutôt se disperse, comme va en lambeaux un ciel nuageux, et le decor de la clairiére se trouve ä ses yeux rétabli par-dessus les souvenirs de la terrasse a la glycine et du salon de repos du Bain des Roses. Au-dessus du feuillage, le soleil sans obstacle luit. Des insectes bourdonnent, qui n'étaient pas lá plus tot et que les chauds rayons ont suscités. Le petit bouleau, qui sert de tuteur ä la motocyclette, pointe en éparpillant sur le bleu sa blancheur, et la machine se propose avec le sombre éclat de sa peinture et la splendeur claire de ses chromes. Quelle que soit ľheure (mais Rebecca, jugeant d'aprés la temperature, la suppose avancée), il n'est plus possible de demeurer. La jeune personne a tendu ses muscles, eile se léve d'un bond qui est de son áge. Ce n'est.pas assez (ä son avis). Mesurant de ľoeil le centre de la clairiére, eile va se mettre a ce point approximativement, pour y faire, face au soleil, trois grands mouvements respi-ratoires avec giration des bras et elevation du corps sur la pointe des pieds. Chose encore qu'elle doit ä ľenseignement de Daniel, pour qui ľétat de nudité veut souvent ľ appoint de quelques exercices gymnas-tiques. Son cceur se met & battre plus vite, le sang dans toute sa chair se remet a courir, et eile a 1'impression que l'astre, auquel eile vient de s'offrir d'une f aeon plus ou moins evidente (le soleil étant assez peu 203 distinct du tigre qui siěge en son amant de compa-gnie avec une divinité incertaine), lui a rendu le plein pouvoir de vivre. Alors eile rajuste son costume, eile revient ä la moto, eile écarte celle-ci de son support, eile rem et le moteur en marche, eile monte en seile et lentement eile démarre en écrasant un peu les sceaux-de-Salomon. Sans quitter la premiere vitesse, eile est rentrée sous le couvert des arbres. VI Quand du bois eile débouche devant le chemin de derivation qui ä ]a maniere du salon ä double issue du Bain des Roses est un lieu de repos, ce chemin n'est plus une solitude. Pres de la courbe de sortie, un ancien coupe Opel est en station, noir sous la boue séchée, et deux hommes vétus de longs manteaux noirs, coiffés de chapeaux noirs ä larges bords, ses passagers probables, sont assis sur un banc voisin, chacun ä une extremitě. Us ont un air ďecclésias-tiques, peut-étre luthériens, ou ďexécuteurs de justice, et leurs feutres se balancent ä la mesure d'une discussion courtoise. Derriěre l'Opel et ä leur gauche stationne une berlině Borgward de couleur amandine , une femme, trop emmitouílée pour laisser paraitre son age, attend ä ľintérieur ; un hornine, son compa-gnon sans doute, s'est éloigné pour uriner contre le tronc d'un sapin, et au bruit et a la vue de la moto il esquisse un mouvement de retraite comme s 'il s 'était trouvé devant un sanglier débuchant et qu'il eilt pris peur. 11 eut été plus effaré encore, se dit Rebecca, s'il 205 avait su que derriěre les lunettes et sous la cagoule les yeux d'une femme le regardaient. Depuis que dans la chambre blanche le geste du pisseur a été mis sous ses yeux, ou presque, eile se plait ä le revoir, sans donner une attention particuliěre a touš les mannequins qui le produisent, sans évoquer non plus a chaque fois son amant. Le spectacle d'un homme change en vase qui se vide, le bras en anse arrondi pour tenir le bee mollet, voila qui lui rappelle qu'elle est initiée aux rites de la virilité, tout comme un éta-lage de lingeries ou des accessoires plus intimes en vitríne exaltent le garcon dessalé depuis peu par la revelation du mystěre feminin. Pour bien marquer son contentement, eile presse d'une main le levier qui commande le débrayage, de l'autre eile tourne la poi-gnée d'acceleration, et eile salue le pisseur d'une formidable pétarade. A ce coup le bonhomme pivote sans lácher ce qu'il tient, et ďun buisson, non loin, s'en-vole un merle apeuré, une merlette plutôt ďaprěs le plumage, qui est gris plutôt que noir. Si ľon fouillait dans cette épineuse touffe, on y trouverait un nid, selon les apparences, garni de quatre ou cinq petits ceufs d'un azur doux, mais ľhomme est ignare, et Rebecca qui ne ľest pas a mieux ä faire qu'a songer en plein jour un pillage de couvée. Elle embraye de nouveau, apres avoir réduit les gaz. Entre les arbres eile suit un parcours sinueux pour regagner le chemin en arriěre, plus pres de ľentrée que de la sortie. La motocyclette a fait un petit saut, comme une monture en vie vraiment, quand eile a repris contact 206 avec la chaussée. Remise dans la bonne direction, le moteur tournant au ralenti, la boite de vitesses au point mort, eile attend que sa conduetrice commande le depart. Mais Rebecca, sans redescendre de machine, a mis un pied au sol et songe. Cest a Daniel (évidem-ment) que sa reverie s'adresse. La chance voudrait-elle qu'il soit la maintenant, quelle utilisation ration -nelle et scandaleuse ne donnerait-il pas au chemin de repös, s'il profita comme on sait des possibilités offertes par un établissement de bains publics ? U a le génie d'apercevoir en tout endroit une occasion et un ceremonial, et de saisir l'une en ajoutant au second du luxe. Que ferait-il en ce lieu-ci ? Rebecca s'appréte ä constater qu'elle n'a pas le génie de son amant, mais sa reverie est interrompue par un bruit fort et par un violent appel d'air, et eile voit un blanc cabriolet Porsche, qui ľa frôlée, s'ar-réter devant eile et derriěre la Borg ward. Un jeune homme en impermeable, nu-téte, descend du véhicule et se met ä rabattre la capote, ce qui découvre le dos d'une passagěre. Dans la nature, le pisseur s'est rebou-tonné ; correct et chargé d'ans, il revient vers sa com-pagne, tandis que celle du pilote de la Porsche, coiffée d'une casquette d'homme par-dessus ses boucles blondes, tourne son couvre-chef la visiere en arriere, a la mode d'Edna Purviance ou de Salamano. Qu'elle pensát au vent de la course, c'est probable, mais lui. quand il la retrouve ainsi, l'embrasse, puis il ajuste sur ses yeux des lunettes ; apres qu'il a fait sonner haut le moteur sous le capot ď arriere, la 207 Porsche empörte avec rapidité le couple. Le vieux pisseur rentre dans sa voiture ; il penche la téte vers le volant, sa compagne appuie la sienne contre le dossier. Pourquoi tant de lassitude alors que l'air est vif et que le soleil brille ? Ces gens ne sont-ils plus capables que de s'emplir et de se vider ? Leurs sens ne les informent-ils point sur les conditions chaleureuses de l'espace qui les entoure, sur le caractere admirable de l'endroit oů ils ont interrompu leur course et qui est plus propre ä ľélan ou ä l'extase qu'au sommeil, quoique ce soit un chemin de repos ? Rebecca, quant ä eile, éprouve que les siens sont dans un état ďacuité qu'ils ont connu rarement. et il lui semble qu'elle s'éleve au-dessus de terre a mesure qu'elle s'accorde avec ľ atmosphere ardente. Daniel, si en ce moment eile pouvait, se décrire ä lui, la complimenterait, comme il fit déjä, d'etre ľégale des anges, a l'image de qui les Samaritains croyaient qu'avaient été créés ľhomme et la femme. Mais eile se sent surtout habitée par une vie énormément puissante et provisoirement contenue, que le doigt de son amant va mettre en communication avec l'univers quand il approchera de son corps. Entre ses jambes le puissant moteur fait vibrer le fer, il n'attend pour se libérer et pour la transporter qu'un petit mouvement de ses doigts ä eile, la maitresse de 1'energie. Les passagers de la Borgward demeurent en sens contraire inclines. Sur le banc, les hommes en noir se sont immobilises dans une quietude pareille ä de 208 l'abrutissement. Tous ceux-lä, se dit Rebecca, n'ont de vie qu'ä la plus basse tension, si le soleil de mai a sur eux un effet aussi dépressif. Quelque doigt des cieux descendu les déchargerait-il, la mort les pren-drait sans recours, Et eile aspire ä pleins poumons le sylvestre oxygene, ä travers la cagoule. Retour ä un ordre d'idées plus banal ou plus bas, eile se dit que les deux voitures qui sont arrétées lä-devant venaient d'ou eile est venue, et qu'elle ne se rappeile pas les avoir dépassées sur ľautoroute, mal-gré sa grande vitesse. Elle en déduit, encore une fois, qu'elle s'est attardée suffisamment dans la clairiere. Sans attendre davantage, sa main droite agit sur la poignée d'acceleration et 1'autre sur le levier d'em-brayage, tandis que son pied conimande le jeu du sélecteur. Ľénergie se donne de ľair. Du chemin de repos le dernier point sur lequel s'est fixé le regard de Rebecca, celui qui persistera dans sa conscience aprěs que le souci de piloter aura supprimé les autres souvenirs, est une écorce d'orange qui enlre une touffe d'herbe et une pierre de gres échappa au zéle des nettoyeurs. Le soleil 1'illumine avec un air de gaieté, oú il y a quelque chose de malicieux, comme sur un joli visage exotique, arabe ou javanais, dont ä regret ľon s'éloigne quand il s'en va dans un remous de foule. La premiere, puis la seconde vitesse engrenée, la moto s'engage dans la courbe de sortie, et ľautoroute parait aux yeux de la conductrice, qui serre de pres le côté droit, ä lente allure comme veulent la prudence 209 et les rěglements. II est tou j ours plaisant, aprěs une pose, de retrouver les lignes peintes sur la chaussée comme des rails guidant les roues sur un embran-chement ferroviaire ; il est troublant, malgré l'habi-tude, d'etre suivant ces jaunes ou blanches lignes aiguillée d'une voie de garage ä la voie de grande circulation ; il est charmant d'etre assurée que ces traits de peinture dirigent les roues de Rebecca vers un but, qui est Daniel Lionart. En toute justice, le nom de lignes magistrales est celui qui leur convient. Rebecca est entree dans le courant dont l'avait détournée le chemin de repos pendant un temps que n'a pu mesurer la montre qui lui manque et qui bat au chevet de Raymond Nul, ou ä côté du lit vide. Preuve ultime que ce temps fut de longue durée, la circulation, qui était insignifiante avant la pose, s'est accrue notablement. A contre-courant (ou bien sur la "piste contraire), les voitures se succědent en direction du sud, et une moto (légěre en réalité, presque un vélomoteur) vient de se croiser avec la Harley-David-son. Le rétroviseur montre ä Rébecca 1'image ďun capot gris qui grandit. La motocycliste se tient sur la droite extréme ; eile est doublée ďassez pres par une grosse voiture dont eile ne se soucie pas de connaitre la marque ni d'observer les passagers. Cependant la vue d'une malle, qui pese sur le porte-bagage, ľen-nuie ä la facon d'un dos épais que ľon aurait devant soi dans un long corridor, et alors, aprés avoir constate dans le miroir qu'il ne survient aucune autre voiture, eile s'écarte du bord et donne du gaz au 210 moteur. Dépassant ä son tour, eile a le temps de voir un vilain bonhomme cravaté d'un foulard de soie rousse, dans un cabriolet sorti d'une fabrique anglaise, bas et rapide assurément, ce qui 1'engage ä donner du gaz encore, pour décourager celui-lä de vouloir la poursuivre. 11 n'y a pas songé d'ailleurs. Le cabriolet s'amenuise et disparait de ľespace réfléchi. Quand eile donne ainsi tous les gaz, méme en qua-trieme vitesse, c'est comme si la moto se cabrait ä la sollicitation, et eile ne peut s'ernpécher d'etre émer-veillée (comme eile le fut ä chaque fois par le mouve-ment de ľamour, dont eile commence ä bien connaitre les frénésies pourtant), flattée aussi par la ressource de ce grand corps soumis au sien. S'il avait voulu, s'il voulait maintenant, se retourner, renverser les positions et 1 'écraser de sa puissance et sous son poids (faire en somme ce que Daniel au lit appelle une « variation »), eile pense qu'elle n'aurait eu, ni n'aurait, de revolte. Puis eile pense au douanier negre qui lors du precedent voyage lui a propose de lui apprendre ä danser sur la table du commissaire, au dam des dossiers. Plutôt que 1'image, ä laquelle on s'attendrait, d'un cheval qui bondit sous ľéperon, c'est la figure épi-sodique de l'Antillais de frontiěre qui répond imman-quablement dans son esprit ä ces élans de la moto. Elle se dit qu'il est peu de pensées, puisque les mômes reviennent, ou les mém es images, comme les signaux toujours les mémes sur une route pas plus variée que ľexistence. 211 « Quel pauvre code ! » se dit-elle. Mais la repetition et la régularité sont des indices de durée probable, et la jeune femme considěre sans ennui les panneaux, les disques, les poteaux, qui avec monotonie se suc-cědent, en apportant des garanties, semble-t-il, plutôt que des avertissements. Elle se dit que rien n'est aussi rassurant que l'autoroute, et que l'on pourrait en user pour tranquilliser les inquiets. « Si le désert était jalonné, se dit-elle, on irait sur des pistes sans fin dans une sorte de paix incessante, et ľáme ne connai-trait pas la nuit. » Un regard au cadran du tachymětre _apprend ä Rebecca que 1'aiguille est montée presque au chiffre 170. Le moteur, ce furieux sous ses reins, va done a plus de cinq mille tours ä la minute. Beau coup de pédale, assurément, et qui ne laissera pas de mettre bientôt la pute aux mains de son client, ou la cliente au lit du capitaine... Qu'il y ait un peu ďambiguité dans les roles, quelque chose comme un échange de masque, tant mieux, n'est-ce pas ! Le seul emploi qui soit certain, celui de procureur, ou proprement de maquerelle, appartient á la moto sans conteste. Rebecca heureuse serre entre ses cuisses le reservoir de la maquerelle en incrustant ses genoux dans les pieces de caoutchouc mou disposées ä cet effet sur les flěches en relief au flanc de la paroi. Sa gaieté ni son plaisir ne sont deranges par un choc assez violent, transmis par une petite elevation du ciment ä l'une et ä Lautre roue, ressenti comme un soubresaut unique a cause de la vitesse. Mais la secousse, une fois 212 de plus, est pour le douanier negre ainsi qu'une citation ä comparaitre, et le souvenir de celui-la se melange avec la procureuse imaginaire en s'identifiant de nouveau avec la motocyclette. « Noir démon », prononce mentalement Rebecca, en tenant ses cuisses et ses genoux serrés plus étroi-tement encore contre le sombre et brillant fuselage. Elle n'a pas réduit du moins qui soit ľaccélération. Sa main, au contraire, se crispe sur la poignée d'alimentation comme pour lui demander un surcroit d'ouvertuře ; ľavance ä l'allumage autant qu'il se peut est augmentée. Le frein de direction, d'ailleurs, est ainsi qu'un poing fermé sur la fourche, et le choc est passé comme une lampée de kirsch que l'on s'en-voie dans le gosier. II faudrait plus que cela pour déranger la stabilite de la Harley. « Noir démon », pense Rebecca encore, avec une nuance de tendresse ä ľintention de sa monture. Le sol de l'autoroute est plus lisse, aprěs la déni-vellation contre laquelle ont battu les roues, la Chaussee ayant été refaite, et il semble que le moteur en tire avantage. L'aiguille du compteur s'est fixée a mi-distance du 170 au 180. En se courbant davantage, la motocycliste arrivera peut-etre ä la porter jusqu'au chiffre supérieur. Premier résuHat, en tout cas, eile adhere plus intimement ä la seile, dont les ressorts vibrant au rythme des pistons précipités dans les deux gros cylindres soumettent le bas de son ventre ä un massage impitoyable. Ainsi le noir démon rué sur le ciment vers Daniel tend ä se confondre avec lui dans 213 14 la pensée de Rebecca. Le negre de la douane est oublié. Depuis que pour doubler le cabriolet gris eile s'est portée sur le côté gauche de la piste, eile n'a plus quitté la bande réservée aux véhicules rapides, et c'est au centre de ce rub an qu'elle se tient, entre deux paralleles qui semhlent se rapprocher sous l'effet de la grande vitesse jusqu'a se fondre en une seule ligne, grise comme étaient la voiture et sa malle et comme on penserait que soit toute substance indéterminée. Si proche qu'on le voie, le sommet de cet angle tres aigu fuit cependant devant la roue antérieure de la moto, comme si ľ engin, par un curieux pouvoir de sépulsion, se faisait continuellement place a mesiire qu'il progresse. A tout bien considérer, ne pourrait-on croire que c'est une sorte de chasse-neige ou de charrue dont l'on tient le guidon, et qu'en s'enfon-cant comme un coin dans le paysage il crée sa propre piste ? La tentation a laquelle il faut résister est de prendre une direction oblique, pour creuser a travers les vaux et les monts de la belle Allemagne une tran-chée qui directement aboutisse a la terrasse ou va dejeuner Daniel. Rebecca s'est habituée a la vitesse ; eile n'éprouve aucune difficulté ä garder son allure, aucun malaise a étre ainsi projetée. Un certain bien-ětre, au contraire, s'est affirme dans son corps et dans sa conscience. Son équilibre est aussi solide que si eile était de f er ou de cuivre poli, et rivée, la gorge en pointe, ä ľavant d'une locomotive. Pour le perdre, 214 le voudrait-elle, eile devrait se donner du mal assu-rément. Les soins du pilotage sont réduits ä peu : il suffit de se tenir ferme au guidon qui se tient droit tout seul, de serrer les cuisses sur le reservoir (le ventre ď ebene), de serrer les jambes et de main tenir a bout les commandes. Un enfant n'y faudrait pas. Quelle sérénité ! Rares sont les voitures qui vont dans la ménie direction que la sienne, et elles vont sagement, sans déboí-ter de la bande ä lente allure. Quand eile est sur le point de rattraper ľune d'elles, il semhle qu'au lieu d'aller celle-lä vienne ä. sa rencontre, par 1'arriěre ; c'est malaisément qu'on la distingue du décor lateral, dont touš les points semblent venir pareillement. La voie done est libre devant Rebecca, comme si eile courait dans ce désert jalonné qu'elle a songé tout ä ľheure. En se courbant, pour offrir moins de resistance, eile frôle des seins le tableau de bord ä l'en-droit de la elé, eile est monstrueusement accouplée ä la machine, et le gros phare prolonge son corps ainsi que fait la téte du cheval en avant et au-dessous de celie du cavalier, ä l'approche de ľobstacle ä sau-ter. Telle position ne laisse pas a portée de sa vue le cadran du compteur, mais tant pis. Connaítre exacte-ment la vitesse ä laquelle eile est lancée ne lui importe plus depuis qu'avec 1'habitude eile a trouvé la paix et qu'elle se sent dans le vent brutal comme en ľair pur des cimes. II suffit ä Rébecca de savoir qu'elle est dirigée vers Daniel par le puissant engin que dans ce but il lui a donne en cadeau (de noces !), et que si 215 bref est le chemin qui reste a parcourir qu'elle va ětre rendue ä son amant dans un avenir presque immédiat, saisie par lui dans quelques minutes. « Etre saisie », pense-t-elle une fois de plus aprěs beaucoup d'autres. en observant les jalons lancés en sens contraire, ä la mesure de sa propre vitesse. Puis eile se prend a penser qu'il y aura quelque jour un dernier jalon qu'elle passera, une derniěre fois que la saisira Daniel (mais d'autres. sans doute, la saisiront ensuite, et ce ne sera qu'un terme relatif), une derniere fois absolue qu'elle sera saisie (et eile pourra vivre longtemps encore, selon la loi des possibilités). De touš ces derniers événements de s,a dcstinée, comment distinguer ceux qui comptent pour de vrai de ceux qui comptent pour du beurre, comment savoir celui qui comptera tout de bon ? 11 y a tant de « derniěres fois », dans l'existence, que c'est une quasi-infinite de menues morts qu'il nous est donne de subir, entre notre premiére et notre derniěre pen-sée, depuis notre premier instant (la derniěre fois que nous avons tété, horreur, le sein de notre mere, ou l'affreux embout du biberon) jusqu'ä notre dernier soupir. Et Rebecca pense a la derniěre fois qu'elle humera le parfum du jasmin, des amaryllis ou des tubéreuses (ou celui d'une truffe blanche du Piémont), qu'elle mangera du caviar noir, ou du rouge (ou d'une alose en mai belle en sa robe bleue et verte, ou ďun cuissot de chamois en sauce brune, agrémenté de confiture d'airelles), ou qu'elle boira du vin de Chäteau-Chalon, d'une bouteille carrée (ou du vieux 216 kirsch de Zug, d'un flacon en forme de tour), ou qu'elle entendra le Don Giovanni intégralement, ou de Tristan le second acte en particulier (ou la trom-pette et la rauque voix de Louis Armstrong), ou que dans le petit musée de Colmar eile verra le flamboyant polyptyque de Grunewald (ou au cinéma Le Cuirassé Potemkine, Nosfératu, Les Nuits dé Chicago), ou qu'elle se lancera a corps perdu ä motocyclette, ou que la main d'un inconnu la touchera, du haut des cuisses au bas du ventre, entre des draps, dans une chambre obscure. De toutes ces finales, plus d'une est déjä venue, peut-étre. Plus d'une petite mort a pu condamner la porte d'un cabinet particulier, dans le palais vaste ou Rebecca s'émeut et s'émerveille. Elle se dit que chacune de ces portieres inquiétantes depend d'une sensation, et que si l'on se gardait contre les sens, celles-lä seraient en chômage ; puis eile se dit que non, car eile s'est rappelé comment eile a guéri de la scarlatine, maladie qui ne se prend qu'u»e fois dans la vie, d'apres les médecins. Pensant ä la mort des maladies, pourquoi lui vient-il dans la pensée le tarentisme, qui depuis plus de deux siěcles est éteint ? Peut-étre a cause de la trepidation, car au-dessous d'eile, en eile, derriěre eile, le moteur bruit, vibre, tempěte, avec plus de frénésie qu'une procession ä Saint-Vit-des-Normands, dans les Pouilles. II semble aussi que s'accroisse la pression de l'air. Si Rebecca se relevait un peu, pense-t-elle, et si eile regardait le compteur, eile verrait l'aiguille au-dessus du chiffre 217 180. Mais eile n'en fera rien, pour ne pas diminuer sa vitesse et pour ne pas du tout s'écarter de la machine, avec laquelle eile compose un monštre par-fait. Jamais eile n'a roulé aussi vite, eile en est cer- taine. Et si des Indiens de la Nouvelle-Espagne, pense-t-elle, avaient vu courir et entendu tonner un monštre pareil sur quelque plage au sable dur, combien plus grand aurait été leur effroi et plus grande leur adoration que devant les dieux assez communs que leur présentaient la cavalerie et ľartillerie des nouveaux débarqués ! Elle voudrait qu'il y eut des Indiens pour la. voir, et qu'elle fůt a leurs yeux ce dieu terrifiant. Sera-t-elle un dieu obscur une fois pour quelqu'un ? Voilä une fois au moins qui est a venir, car eile a l'impression de n'avoir été jamais que sujette ou dévote. Le negre de ia douane, s'il la voyait, s'il l'en-tendait, transíigurée par le tonnerre et par la vitesse, se prosternerait-il ä son passage ? Elle serre les cuisses et dompte un petit bond, provoqué par une bosse du ciment encore. « Trépigne et cours, démon noir », pense-t-elle avec quelque nuance singuliěrement imperative, et cette pensée se repete trěs vite un trěs grand nombre de fois au rytbme des explosions par lesquelles eile est projetée. Elle se dit qu'elle n'est qu'une pauvre enfant jetée comme un caillou dans le vide. Comme un caillou, oui. mais c'est vers son amant qu'elle est jetée, et alors eile n'est plus une enfant puisqu'elle obéit ä la grande force d'attraction qui 218 meut la femme ä l'entour de l'homme et réciproque-ment ainsi que les particules de ľatome ou les corps celestes qui sont en gravitation dans l'espace. Elle se compare en imagination ä un prisonnier des Indiens de la Nouvelle-Espagne, qui attendrait dans les liens, au sommet ďune pyramide, le moment glorieux d'avoir la poitrine ouverte par un coup de couteau de pierre obsidienne, afin que son cceur, tiré hors de la plaie, soit offert au soleil. Elle n'est pas dans les liens, eile n'attend pas, eile va, mais c'est vers une illumination de la sorte qu'ä une allure assez prodigieuse pour un étre humain (méme pourvu de roues) eile se dirige. Et sans quitter des yeux la piste de ciment que rétrécit la vitesse, eile imagine en face de sa gorge la longue lame de sombre pierre taillée, dans le poing d'un homme nu qui n'ešt pas třes different de Daniel quand ce dernier n'est plus qu'un sacrificateur que la virilité brutale exalte. Cependant qu'il la faisait saigner en la fouettant de roses, dans le salon de ľétablissement de bains, et quoiqu'il fůt revétu d'un peignoir blane, eile avait eu pour un instant la vision d'un homme entitlement rouge, á la ressemblance des přetřes au corps peint qui officiaient cruellement sur les hautes terrasses des temples pyramidaux. « Rouge Daniel », se dit-elle et se répěte-t-elle maintenant. en mělant une idee de viril éclat au souvenir de ce qu'il lui a conté sur le mythe d'un Adam antérieur. La deviation en direction de Heidelberg est proche. Non pas bientôt, mais tout de suite, eile va obliquer 219 ä droite, prendre la route banale, traverser un faubourg et la place Bismarck, gagner les quais et les suivre, passer devant les tours du vieux pont et le double arc de Karlstor, coúrir au long de ce fleuve sur la rive duquel (mais plus haut, pres de Stuttgart, lui a dit Daniel) Rimbaud rossa Verlaine. Elle prendra le petit chemin qui monte ä travers bois, eile ouvrira, sans descendre de machine, la grille du jardin, eile entrera, eile arrivera sur la terrasse (en pleine florai-son sera la glycine encore) et eile arrétera la moto sur l'ceil central du pavement. La clé tournée, il sera bon de sentir le dernier sursaut du moteur, dont, en vérité, eile commence a avoir plein les reins. Assour-die, d'abord eile n'entendra qu'un bourdonnement au fond de ses oreilles. Mais eile verra Daniel. Elle le verra se lever de table (laissant le toast doré-dans I'assiette, le the fumant dans la tasse) et venir vers eile. Comme toujours, il lui paraitra plus grand qu'elle n'aurait pensé qu'il frit. II la prendra par les épaulés, ou par la taille, pour la séparer de la moto, et il est probable qu'il se contentera du geste et ne prononcera aucun mot de bien venue. Par la main de Rébecca, ou par la sienne, ou peut-ôtre par les deux ensemble, la moto sera placée sur sa béquille. Inerte (quelle supériorité sur un cheval que vraiment il fau-drait poignarder entre deux vertébres du cou, dans un cas pareil !). Ce qui est certain est qu'apres ľ avoir considérée un moment, de son regard d'etre supérieur autant que de bote brute, il portera la main sur Rebecca et lui 220 ôtera sa cagoule et ses lunettes, enlěvera ses bottil-lons, puis qu'il libérera ses chevilles et ses poignets et qu'il ouvrira jusqu'au bout la fermeture eclair de sa combinaison, qui tombera. Sauf une petite culotte presque de la couleur de la peau (remarquera-t-il immédiatement ce linge, s'y attaquera-t-il ?), eile sera nue devant lui, pour lui, comme dans le salon de repos du Bain des Roses, comme dans la chambre blanche du motel, comme dans la clairiere enneigée des bois de Saint-Cergue, comme dans ľobscurité de la chambre rouge. Une fois de plus apres beaucoup d'autres (avant combien d'autres ?). Lui, il est probable qu'un peignoir ou qu'une robe de chambre sera son vétement unique, car il se plait, au saut du lit, apres la douche, a se mettre dans une grande enveloppe blanche. Le chandail et le pantalon sont pour apres qu'il a déjeuné, quand il prend un livre ou du papier et une plume. Sans se detacher de sa reverie ilaquelle est singu-liěremerit étrangere ä ľextréme attention qu'ä telle vitesse il faut donner au pilotage), Rebecca se porte un peu ä gauche pour dépasser un camion assez large, qui d'ailleurs tient sa droite avec exactitude. A l'ar-riěre de ce camion, qui appartient ä une société pro-ductrice de biěre, est peinte une téte de Bacchus de couleur rose pále, couronnée de houblon au lieu des pampres traditionnels. La motocycliste n'a pas eu le temps de lire le nom des brasseries, mais le visage peint, ou plutôt des yeux bien fendus, un sourire en arc, une couronne de feuillage et ďépines, se sont 221 inscrits dans sa memoire avant d'etre chassés comme par le vent loin derriere eile, et la figure de Daniel, qu'elle n'a pas cessé ďévoquer, en garde quelque trace, par une sorte de surimpression que naturelle-ment eile accepte. Va-t-il, aprěs avoir repoussé les coussins du canape roux, ľétendre sur le matelas en plein soleil (le ciel est dégagé maintenant), sous les rameaux fleuris que des milliers d'abeilles environnent, ou bien, la gui-dant d'une main irresistible, la fera-t-il entrer dans la maison pour lui imposer de se mettre sur le tapis du salon, au pied d'un grand fauteuil de laque rouge et or, qui doit etre chinois. Aussi bien que si eile était couchée la déjä, eile se rappeile ľépais tapis noir, dont la laine a une odeur de suint tellement forte que l'on y pourrait trouver une excuse (mais Daniel Lio-nart s'excusa-t-il jamais de quelque chose p) ä 1'anima-lité violente avec laquelle il fut use d'elle en cet endroit. Et eile n'a pas besoin de fermer les yeux (mouvement qui serait assez périlleux) pour revoir les dragons dorés affrontés sur le dossier, de part et d'autre de la téte de Daniel, quand ensuite il se fut assis et qu'elle le regardait d'en bas. Un second camion pareil au precedent survient comme s'il roulait ä ľenvers de sa marche ou qu'il fut pris dans le tourbillon d'un tout-puissant aspira-teur. Rebecca, cette fois, a le temps d'observer sa couleur vert sombre, et le sourire du Bacchus cou-ronné de houblon épineux lui parait complice, tandis qu'elle le dépasse ä toute pompe. Daniel n'avait-il 222 pas la bouch e arquée ainsi, ä la maniere de certaines statues archaiques, quand il s'était penché sur eile qui sur le tapis l'attendait et qu'elle s'était raidie sous son poids avant de céder au vertige ? Qu'importe oú il va 1'amener puisque ce ne sera jamais qu'á quelques pas de 1'ceil en mosaique qui est au centre de la terrasse ? Qu'importe oú il la placera puisque c'est le role de l'amant de mettre l'amante en place et puisqu'elle attend justement de lui qu'il la dispose d'abord et qu'il la plie ? Qu'importe oü il la saisira, qu'importe comment, puisque de toute f aeon eile va étre saisie tout de suite et qu'elle verra son * visage trěs grand au-dessus du sien, avec un sourire qu'elle ne cessera de voir qu'a 1'instant de toucher ses lěvres et de sentir la virilité dure ? A quel moment, se dit-elle, Daniel lui a-t-il raconté les sacrifices humains des Indiens de la Nouvelle-Espagne ? N'aurait-ce pas été dans un moment qu'il ľavait pliée ä lui et qu'il s'apprétait ä la joindre ? Le sourire en arc se transporte du Bacchus rose et blond sur la figure d'un přetře rouge, et Rebecca songe ä la longue lame de pierre obsidienne, sur laquelle en séchant le sang ne doit pas laisser de tache. Un troisiéme camion vert, ä 1'arriěre scellé d'un Bacchus identique, se présente et grandit avec une vitesse qui est proche de celie ä laquelle va la moto-cyclette. Rebecca vers le côté gauche oblique encore un peu. Alors le camion, dans le rétroviseur duquel une moto noire allant sur une chaussée grise n'est pas un objet qui se puisse aisément distinguer de loin, 223 vient brusquement de ce côté-lä, jusqu'ä frôler le bord de la piste, pour doubler une camionnette qui double au méme instant une voiture arrétée sur le côté droit, voiture de ľarmée américaine, qui est en panne, le capot levé, sujette ä l'exarnen de plusieurs militaires. Rebecca ďun reflexe immédiat a coupé totalement les gaz, et eile se redresse pour mieux s'arc-bouter au guidon, tandis qu'elle pousse ä fond la pedále du frein ä pied et qu'elle serre a bout aussi la poignée du frein ä main. Ralentissant, eile füt arrivée, peut-étre, ä se glisser dans ľétroit intervalle entre le camion et la camionnette, mais une immense tache d'huile, qui pro vient du carter crevé de la voiture américaine, couvre ä cet endroit le ciment de la piste. La paroi verte est comme un mur qui se précipiterait ä pres de cent trente kilometres á I'heure, le Bacchus couronné ďépines remplit tout le champ de la vision de Rebecca. « L'univers est dionysiaque », pense-t-elle avec une persuasion profonde, cependant que des milliers de lames sont acharnées sur eile et qu'il lui semble qu'elles ne lui font qu'une seule plaie, par ou son amant se répand en eile. Un visage démesurément souriant va l'engloutir (et il la contemple avec une allégresse infinie, qui est ä ľégal d'une tristesse sans borne), un visage humain, ou surhumain, le dernier, peut-étre le vrai visage de 1'univers. ÖÜ MÉMÉ AUTEUR le MUSÉE Nom (Robert Laffont, 19i6). dans les années SORDIDES (Gallimard, 1948). les masques de LEONOR hni (La Parade, 1951). soLEiL des LOUPS (Robert Laffont, 1951). MARBRE (Robert Laffont, 1953). le lis de měr (Robert Laffont, 1956). LES MONSTRES DE BOMARZO (GrÜSSet, 1957). le MUSÉE NOiR, soleil des Loüps, éd. revue (J.-J. Pau- vert, 1957). le CADRAN LUNAiRE (Robert Laffont, 1958). le belvedere (Grasset, 1958). feu de braise (Grasset, 1959). SUGAÍ (Le Musée de Poche, éd. G. Fall, 1960). Lage de craie suivi de hedera (Gallimard, 1961). DEUXIĚME belvedére (Grasset, 1962). la MARÉE (Cercle du Livre précieux, 1962). la MOTOCYCLETTE (Gallimard, 1963). astyanax precede de les incongruités monumentales et suivi de cartolines et dédicaces (Gallimard, 196k). LE POINT OU j'EN SUIS SUÍVÍ de DALILA EXALTÉE et de LA NuiT l'amour (Gallimard, 196k). porte dévergondée (Gallimard, 1965). la marge (Gallimard, 1967). T i ACHEVÉ D'IMPRIMER EN SEPTEMBRE 1967 PAR EMMANUEL GREVIN et FILS A LAGNY-SUR-MARNE Depot legal : 4e trimestre 1967. N° ď fid. 12878. — N° d'Imp. 9077. Imprimé en France.