1 IM IM LE RIVAGE DES SYRTES ür UNE PRISE DE COMMANDEMEIST J'appartiens ä l'une des plus vieilles families d'Or-senna'. Je garde de mon enfance le souvenir ďannées tranquilles, de calme et de plenitude, entre le vieux palais de la rue San Domenico et la maison des champs au bord de la Zenta, oü nous ramenait chaque été et ou j'accompagnais déjä mon pere, chevauchant ä travers ses terres ou vérifiant les comptes de ses intendants. Mes études terminées dans ľancienne et célěbre universitě de la viUe, des dispositions assez naturellement réveuses, et la fortune dont je fus mis en possession ä la mort de ma mere, firent que je me trouvai peu presse de choisir une carriěre. La Seigneurie d'Orsenna vit comme ä ľombre dune gloire que lui ont acquise aux siécles passes le succěs de ses armes contre les Infiděles et les benefices fabuleux de son commerce avec l'Orient : eile ešt semblable ä une personne trés vieille et trés noble qui s'est retiree du monde et que, malgré la perte de son credit et la ruine de sa fortune, son prestige assure encore contre les affronts des créanciers; son activité fai-ble, mais paisible encore, et comme maještueuse, ešt celle d'un vieillard dont les apparences longtemps robustes laissent incrédule sur le progres continu en lui de la mort2. Les charges publiques et le service de l'État, pour lequel le zěle du patriciát antique d'Orsenna est rešté légendaire, dans cet état ďinfirmité conservent done peu d'attraits pour ce qu'il y a de bouillonnant et ďillimité dans les impulsions de la jeunesse : le déclin de ľáge 556 Le Kivage des Syrtes marque le moment oú l'on accede aux charges de la Seigneurie avec le plus d'efficace1. Quelque chose de romanesque et ďinemployé flottait done sur la vie libre, et ä beaucoup ďégards peu édifiante, que menaient dans la ville les jeunes gens nobles. Je me mélai de bonne foi ä leurs plaisirs fiévreux, ä leurs enthousiasmes d'un jour, ä leurs passions d'une semaine — le báillement précoce est la rancon des classes trop anciennement assises sur le fake, et j'accédai trěs vite aux délices, vantées dans la jeunesse dorée de la ville, de Yennui supérieur1. Mes journées se partageaient entre la lecture des poětes et les promenades solitaires dans la Campagne; par les soirees orageuses de ľété qui font peser sur Orsenna comme un manteau de plomb, j'aimais ä m'enfoncer dans les foréts qui cement la ville; le plaisir de la chevauchée libre redoublait en moi avec les heures, comme redouble la vitesse d'une bete généreuse; souvent je ne tournais bride qu'au crepuscule. J'aimais ces retours dans la pénombre montante : comme la cime de ses banniěres s'ennoblit pour nous d'un reflet de plus grand prix, parce qu'il monte d'une brume de siěcles, les domes et les toits d'Orsenna jaillissaient plus limpides du brouil-lard; les pas assagis de mon cheval vers la ville me paraissaient alourdis d'un secret. Mes occupations de la nuit étaient plus frivoles : je me mesurais aux jeunes gens de mon äge dans les joutes platoniques des Academies, qui fleurissent ä Orsenna ä mesure que le Senat s'y vide; j'aecordais beaucoup ä l'amour, et je m'y montrais aussi ardent et aussi libre qu'aucun autre. II arriva que ma maítresse me quitta : j'en eus d'abord seulement de l'humeur, et je ne m'alarmai vraiment qu'en mesurant soudain le peu d'inclination que je me sentais ä en prendre une autre. Cet accroc mediocre ä des occupations dont les mailles s'étaient, sans que je le süsse, peu ä peu démesurément dištendues, fit soudain s'efHler en lambeaux sous mes yeux ce que je considérais peu de jours encore auparavant comme une existence acceptable : ma vie m'apparut irréparablement creuse, le terrain méme sur lequel j'avais si négligemment báti s'effondrait sous mes pieds. J'eus soudain envie de voyager : je sollicitai de la Seigneurie un emploi dans une province éloignée. Le gouvernement d'Orsenna, comme celui de touš les Une prise de commandement 5-57 Etats mercantiles, s'ešt toujours distingue par une méfiance jalouse ä ľégard des chefs, et méme des officiers subalternes, de ses armées et de ses flottes. Contre les risques d'une intrigue ou d'un coup d'Etat militaire, longtemps redouté ä ľépoque oú des guerres continuelles l'obligeaient ä tenir en Campagne des forces importantes, l'aristocratie d'Orsenna n'a pas cru se prémunir assez en imposant la plus étroite sujétion des cadres militaires au pouvoir civil : depuis des temps trěs reculés, les plus nobles families ne pensent point déchoir en déléguant auprěs ďeux leurs jeunes hommes dans des functions qui touchent de fort pres aux pratiques de l'espionnage, et dont ľeffet a été longtemps ďétouffer dans l'ceuf toute tentative de conspiration armée. Ce sont lä les «yeux» célěbres de la Seigneurie : leurs pouvoirs mal délimités, mais en realite toujours officieu-sement étayés par le poids d'un grand nom et le credit d'une ancienne famille, leur laissent en general ľinitia-tive la plus étendue, méme au cours d'une Campagne; ľunité de vue et ľénergie dans la conduite des guerres d'Orsenna ont parfois souffert de ľ atmosphere de méfiance et de la timidité dans le commandement qu'engendrent de pareilles pratiques, mais on considere en revanche que la situation fausse qui leur est faite est propre ä développer trěs tôt le doigté politique et le sens de la diplomatic chez ceux que la Seigneurie destine ä ses plus grands emplois. Ces debuts douteux d'espion acerédité se trouvěrent étre ainsi longtemps le che-min obügatoire des plus hautes distinctions. Dans ľétat de decrepitude et ďénervement oú sont tombées aujourd'hui ses forces, Orsenna eůt pu sans grands risques se relächer d'une vigilance si soupconneuse; mais la force des traditions, comme dans tous les empires croulants, croit chez eile ä mesure que se denude plus ouvertement, dans les rouages du gouvernement et de ľéconomie, ľ action prépondérante de tous les prineipes d'inertie : on délěgue les Öls de famille aux «yeux» dans le méme esprit anodin oú ailleurs on les envoie voyager ä ľétranger et prendre part aux grandes chasses, mais on les y délěgue toujours; un ceremonial devenu avec le temps ä demi bouffon, mais soigneu-sement conserve, continue méme ä marquer cette espěce de prise de toge virile1. Mon pere, dans sa demi-retraite, 55% Le Kivage des Syrtes s'était inquiété de ma vie de dissipation; il apprit avec plaisir mes dispositions nouvelles, il appuya ma demarche auprěs de la Seigneurie de tout son credit qui reStait grand. Peu de jours aprěs qu'on ľeut informé d'une decision de principe favorable, un décret du Senat me confirma dans les fončlions d'Observateur auprěs des Forces Legeres que la Seigneurie entretenait dans la met des Syrtes1. Dans sa volonte arrétée de m'éloigner de la capitale, , et de me rompre aux fatigues d'une vie plus rude, mon pere m'avait servi peut-étre au-delä de mes vagues désirs de changement. La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l'Ultima Thulé2 des terri-toires d'Orsenna. Des routes rares et mal entretenues la relient ä la capitale au travers d'une region ä demi désertique. La côte qui la borde, plate et feStonnée de hauts-fonds dangereux, n'a jamais permis ľétablissement d'un port utilisable. La mer qui la longe est vide : des vestiges et des mines antiques rendent plus sensible la desolation de ses abords. Ces sables Steriles ont porté en effet une civilisation riche, au temps oú les Arabes envahirent la region et la fertilisěrent par leur irrigation ingénieuse, mais la vie s'eSt retiree depuis de ces extrémités lointaines, comme si le sang trop avare d'un corps politique momifié n'arrivait plus jusqu'ä elles; on dit aussi que le climat progressivement s'y assěche, et que les rares taches de vegetation d'année en année s'y amenuisent d'elles-memes, comme rongées par les vents qui viennent du désert. Les fončtionnaires de l'Etat considěrent ordinairement les Syrtes comme un purga-toire oú l'on expie quelque faute de service dans des années d'ennui interminables; ä ceux qui s'y main-tiennent par goüt, on attribue ä Orsenna des maniěres ruStiques et ä demi sauvages — le voyage «au fond des Syrtes», quand on eft contraint de l'entreprendre, s'accompagne d'un cortege de plaisanteries infini. Elles ne maiiquěrent pas dans le banquet d'adieu que je donnai ä mes compagnons de débauche la veille de mon depart; et cependant, dans les intervalles des toaSts et des rires, il régnait parfois autour de la table comme une imperceptible géne, un silence difficile ä combler, oú passait une ombre de mélancolie : mon exil était plus sérieux et plus lointain qu'il n'avait ďabord paru; Une prise de commandement 5 5 9 chacun sentait que la vie pour moi s'apprétait ä vraiment changer : déjä le nom barbare des Syrtes m'exilait du joyeux cercle. Une breche definitive, pour la premiere fois, allait s'ouvrir dans cette ronde d'amitiés fraiches — eile était faite —, déjä je génais en la maintenant trop visible : on souhaitait obscurément de me voir dispa-raítre pour ľaveugler. Comme nous nous séparions sur le seuil de l'Académie, Orlando me serra soudain dans ses bras, d'un air tendu et absorbé qui contraStait avec les propos légers de la soirée, et me souhaita d'un ton sérieux «bonne chance sur le front des Syrtes». Je quittai Orsenna le lendemain de bonne heure, dans la voiture rapide qui portait aux Syrtes le courrier officiel. II y a un grand charme ä quitter au petit matin une ville familiěre pour une destination ignorée. Rien ne bougeait encore dans les rues engourdies d'Orsenna, les grands éventails des palmes s'épanouissaient plus larges au-dessus des murs aveugles; l'heure sonnant ä la cathédrale éveillait une vibration sourde et attentive dans les vieilles facades. Nous glissions au long de rues connues, et déjä étranges de tout ce que leur direction semblait choisir pour moi si fermement dans un lointain encore indéfini. Cet adieu m'était léger : j'étais tout ä goůter ľair acide et le plaisir de deux yeux dispos, detaches déjä au milieu de toute cette somnolence confuse : nous partions ä l'heure réglementaire1. Les jardins des faubourgs défilěrent sans agrément; un air glacial Stagnait sur les campagnes humides, je me pelotonnai au fond de la voiture et me mis ä inventorier avec curiosité un grand portefeuille de cuir que j'avais retire la veille de la Chancellerie en prétant serment. Je tenais la, dans mes mains, une marque concrete de ma nouvelle importance, j'étais trop jeune encore pour ne pas trouver ä la soupeser un plaisir presque enfantin. II contenait diverses pieces officielles relatives ä ma nomination — assez nombreuses, ce qui me rendit bonne humeur —, des instructions concernant les devoirs de ma charge et la conduite ä suivre dans le poSte que j'allais occuper; je décidai de les lire ä těte reposée. La derniěre piece était une forte enveloppe jaune scellée aux armes de la Seigneurie; la suscription, manuscrite et soigneuse, arréta soudain mon regard : «A ouvrir seulement aprěs reception de 1'InStruction speciale d'Ur- j6o Le Kivage des Syrtes gence.» Cétait les ordres secrets; je me redressai imper- ceptiblement et balayai 1'horizon d'un regard determine. Un souvenir, teinté ä la fois ďabsurde et de mystěre, remontait lentement jusqu'ä moi, qui m'avait aiguil- lonné sourdement depuis qu'on me deštinait ä ce pošte perdu des Syrtes : sur la frontiěre que j'allais rejoindre, Orsenna était en guerre. Ce qui ôtait de la gravité ä la chose, c'ešt qu'elle était en guerre depuis trois cents ans1. On sait peu de chose dans la Seigneurie sur le Fargheštan2, qui fait face aux territoires d'Orsenna par- delä la mer des Syrtes. Les invasions qui ľont balayé de facon presque continue depuis les temps antiques — en dernier lieu l'invasion mongole — font de sa population un sable mouvant, oú chaque vague ä peine formée s'ešt vue recouverte et effacée par une autre, de sa civilisation une mosai'que barbare, oú le raffinement extréme de l'Orient côtoie la sauvagerie des nomades. Sur cette base mal raffermie, la vie politique s'ešt développée ä la maniere de pulsations aussi brutales que déconcertantes: tantôt le pays, en proie aux dissensions, s'affaisse sur lui- méme et semble prét ä s'émietter en clans féodaux opposes par des haines de race mortelles — tantôt une vague mystique, née dans le creux de ses deserts, fond ensemble toutes les passions pour faire un moment du Fargheštan une torche aux mains d'un conquérant ambitieux. On ne sait guěre plus, ä Orsenna, du Fargheštan — et on ne souhaite guěre en savoir davantage — sinon que les deux pays — on ľapprend sur les bancs de ľécole — sont en état officiel d'hoštilité. II y a maintenant trois siécles en effet — ä une époque oú la navigation n'avait pas encore déserté les Syrtes —, les pirateries continuelles des Farghiens au long de ses côtes déclenchěrent de la part d'Orsenna une expedition de représailles, qui parut devant la côte ennemie et bombarda ses ports sans managements. Plusieurs escar- mouches s'ensuivirent, puis les hoštilités, qui n'enga- geaient de part et d'autre aucun intérét majeur, lan- guirent et s'éteignirent d'elles-mémes tout ä fait. Des guerres de clans paralysěrent pour de longues années la navigation dans les ports farghiens; de son côté, celie d'Orsenna entrait lentement en léthargie : ses vaisseaux désertěrent un ä un une mer secondaire oú le trafic tarissait insensiblement. La mer des Syrtes devint ainsi, Une prise de commandement 561 par degrés, une vraie mer morte que personne ne songea plus ä traverser : ses ports ensablés n'accueillirent plus que des bätiments côtiers du plus petit tonnage : Orsenna, aujourd'hui, passait pour ne plus entretenir dans une base ruinée que quelques avisos du caractěre le moins agressif, dont l'unique fonction est de faire ä la belle saison la police de la péche sur les bancs d'éponges. Mais, dans cet engourdissement general, l'envie de terminer légalement le conflit manqua en méme temps que celle de le prolonger par les armes; tout mines qu'ils étaient et privés de leurs forces, Orsenna et le Fargheštan reštaient deux pays fiers, jaloux d'un long passe de gloire, et d'autant moins disposes l'un et l'autre ä faire litiěre de leur bon droit qu'il en coütait peu désormais de le soutenir. Aussi réticents l'un que ľautre ä faire la premiére ouvertuře d'un rěglement pacifique, ils se murěrent tous deux dans une bouderie pointilleuse et hautaine et s'appliquerent désormais, d'un accord tacite, ä écarter jalousement tout contact Orsenna mit le ban sur la navigation en dehors des eaux côtieres, et on a tout lieu de croire que des mesures analogues furent prises, vers la méme époque, par le Fargheštan. Les années s'accumulant d'une guerre aussi accommodante, on en vint peu ä peu, ä Orsenna, ä considérer tacitement ľidée méme d'une demarche diplomatique pacifique comme un mouvement immo-déré, comportant quelque chose de trop tranche et de trop vif, qui risquait de retourner malencontreusement dans sa tombe le cadavre d'une guerre depuis longtemps morte de sa bonne mort. La liberté extréme que don-nait cette issue indéterminée d'exalter sans dementi les grandes vičtoires et ľhonneur intact d'Orsenna était d'ailleurs un garant de plus de la tranquillité generale; les derniers soupirs guerriers trouvaient leur exutoire ä l'aise dans les fétes qui continuaient ä célébrer ľanniver-saire du bombardement; et lorsque le Sénat, se ravisant, décida d'affecter les credits, d'abord proposes pour une ambassade, ä ľéreftion d'une átatue de l'amiral qui avait commandé contre le Fargheštan, chacun ä Orsenna s'applaudit de cette decision essentiellement sage et sentit que, par ces lěvres de bronze, la guerre du Fargheštan avait vraiment expire son dernier souffle. Cétait la l'aspeft, placide, et relevé méme d'une 5Ó2 h.e Rivage des Syrtes pointe de bouffonnerie plaisante, sous lequel on consi-dérait généralement ä Orsenna ľaŕFaire du Fargheštan. II y en avait un autre. Lorsqu'on lisait les poetes d'Orsenna, on était frappé de voir combien cette guerre avortée, ä tout prendre extrémement banale, et oú nul episode pittoresque ne paraissait propre á mettre en branie ľimagination, tenait dans leurs écrits une place disproportionnée ä celie qu'elle occupait dans les manuels d'hištoire. Et, plus encore peut-étre que 1'obStination qu'ils apportaient ä la mettre en cause dans leurs envolées lyriques, était frappante la liberté excessive qu'ils prenaient ici d'ajou-ter sans mesure aux faits connus, d'entasser rallonge sur rallonge géante ďépisodes ä cette guerre de troisiěme ordre, comme s'ils avaient trouvé lä, pour leur génie, une source de rajeunissement inépuisable. Ä ces poetes savants on trouvait d'ailleurs un puissant echo dans les traditions populaires : les érudits avaient pu dresser un catalogue fort imposant des seuls récits du folklore relatifs au Fargheštan. Ranimés ainsi subtilement dans les vers des poětes, il était significatif de remarquer que méme la langue morte des ačtes officiels de touš les jours s'employait au mieux, de son côté, ä conserver intačtes les cendres de ce cadavre hištorique; ainsi on n'avait jamais consenti ä la Seigneurie, sous un spécieux pretexte de logique, ä changer un mot au vocabulaire du veritable temps de guerre : la côte des Syrtes demeurait, pour les bureaux, «le front des Syrtes» — «flotte des Syrtes», les miserables carcasses que j'avais fondtion de surveiller — «étapes des Syrtes», les bourgades qui jalonnaient de place en place la route du Sud. Pas un feuillet ne s'était envolé du dossier conštitué il y a trois siěcles ä la Chancellerie; j'avais pu le conštater au cours du Stage que l'École de droit diplomatique impose dans les bureaux : les griefs articulés autrefois contre le Fargheštan dormaient la, affiles comme au premier jour. «U y en a soixante-douze», m'avait conŕírmé le chef du departement du Sud, comme on dénombre les canons ďune flotte de haut bord, et j'avais compris que ces soixante-douze griefs, d'une inflexion de voix, il les fondait ä jamais dans le patrimoine d'Orsenna, et que, ce dépôt précieux, il ne le rendrait qu'avec la vie. On pouvait considérer assez réveu- XJne prise de commandement 5 63 sement ä la lueur de ces vagues indices, que l'inache-vement méme de cette guerre, signe en realite d'une chute de tension sans reměde, était l'essentielle singularitě qui nourrissait encore quelques imaginations baroques — comme si une conspiration latente se füt ébauchée 5a et lä de mains obštinées encore ä tenir absurdement entr'ouvertes les lěvres prétes ä se sceller d'elles-mémes de ľévénement — comme si ľon avait chéri lä inexplicablement ľanomalie bizarre d'un évé-nement hištorique mal venu, qui n'avait pas libéré toutes ses energies, qui n'avait pas épuisé tout son sue. Nous traversions maintenant le pays montueux et boisé qui ferme au sud les campagnes d'Orsenna. Le pavé romain pointait par places au travers de ces routes étroites, parfois recouvertes en voüte d'un berceau serré de verdure oú la vigne s'enlacait encore aux branches; au bout de ces perspectives, braquées comme le canon d'une arme, s'ouvraient des lointains de vallées d'un bleu de matin. La splendeur mure et l'opulence d'Orsenna montaient au cceur, de toutes ces campagnes gorgées de l'automne; au-dessus de nous, la fraicheur s'égouttait lentement des branches en se diluant comme une odeur dans ľ air transparent, de grands treillis de soleil filtraient jusqu'ä la route. Une plenitude calme, une bienvenue de jeunesse pure montaient de ce pro-fond matin. Je buvais comme un vin léger cette fuite douce au travers des campagnes ouvertes, mais c'était moins l'avenir béant que la persiStance autour de moi d'une presence assurée et familiěre, et pourtant déjä condamnée, qui m'emplissait le cceur : m'éloignant ä toute vitesse de ma ville, je respirais Orsenna de tous mes poumons1. Je songeais combien les fibres qui me retenaient ä ce pays étaient profondes, comme ä une femme dont la beauté trop müre et trop tendre vous tient captif; puis, de temps en temps, sur cet attendris-sement mélancolique, comme un souffle vif et alarmant dans une nuit tiěde, glissait ce mot troublant : «la guerre», et les couleurs si pures du paysage autour de moi viraient ä une imperceptible teinte d'orage. Ces reveries énervées et inconsištantes me lassěrent — nous atteignímes Mercanza — et je commencai ä attacher sur le paysage un ceil plus intéressé. Passes les remparts de la vieille forteresse normande, 564 Le Rivage des Syrtes le souffle du sud devenait déjä sensible ä ľamaigris-sement progressif de la vegetation. Ä la buée vaporeuse qui roulait sur les foréts humides d'Orsenna avait succédé une sécheresse lumineuse et dure, sur laquelle étincelaient erúment, dans la dištance, les murs blancs et bas des fermes isolées. Le sol, en s'aplanissant brus-quement, tendait ä notre rencontre de grandes steppes nues, que la route écorchait ä peine, sous le soleil, d'un sillon plus cuisant; le vent de la libre vitesse claquait á nos oreilles en ondes plus larges sur ces plaines bat-tantes. Ces horizons balayés, oú s'ébattaient ďimmenses troupeaux de nuages, étaient rendus plus semblables encore ä ceux du large par l'apparition, de place en place, de hautes tours de guet normandes, semées irréguliěrement sur les Steppes rases, et qui surveillaient la plaine nue comme des phares1. Des troupeaux de buffles ä peine domeštiqués surgissaient des vasiěres et prenaient le trot, cornes hautes, toute la horde massive hérissée soudain par le vent. C'était un pays plus libre et plus sauvage, oú la terre, laissant affleurer sa surface pure, semblait nous inviter, en exaspérant ďelle-méme notre vitesse, ä nous rendre sensible comme du doigt sa seule courbure auštěre, et, aspirant toujours plus loin notre machine lancée ä fond de course2, indéfiniment ä faire basculer ses horizons. La nuit monta de Fest et s'éleva sur nous comme un mur ďorage; la téte renversée dans les coussins, au cceur de ľobscurité, je me plongeai longuement aux constellations calmes, dans une exaltation silencieuse : ses derniěres étoiles devaient briller pour nous sur les Syrtes. Lorsque je revis en souvenir les premiers temps de mon séjour dans les Syrtes, c'ešt toujours avec une vivacité intense que revient ä moi l'impression anorma-lement forte de dépaysement que je ressentis děs mon arrivée, et toujours ä ce rapide voyage qu'elle s'attache pour moi avec le plus de predilection. Nous glissions comme dans le fil d'un fleuve d'air froid que la route poussiéreuse jaionnait de vagues páleurs; de part et d'autre de la route, ľobscurité se refermait opaque; au long de ces chemins écartés, oú toute rencontre parais-sait déjä si improbable, rien n'égalait le vague indécis des formes qui s'ébauchaient de ľombre pour y rentrer aussitôt. Dans ľabsence de tout repěre visible, je sentais Une prise de commandement 5 6 5 montér en moi cette atonie légěre et progressive du sens de l'orientation et de la dištance qui nous immobilise avant tout indice, comme ľétourdissement commencant d'un malaise, au milieu d'une route oú ľon s'ešt égaré. Sur cette terre engourdie dans un sommeil sans réves, le brasillement énorme et štupéfiant des étoiles déferlait de partout en ľamenuisant comme une marée, exaspérant ľoui'e jusqu'ä un afŕinement maladif de son crépi-tement ďétincelles bleues et séches, comme on tend ľoreille malgré soi ä la mer devinée dans ľextréme lointain. Empörte dans cette course exaltante au plus creux de ľombre pure, je me baignais pour la premiére fois dans ces nuits du Sud inconnues d'Orsenna, comme dans une eau initiatique. Quelque chose m'était promis, quelque chose m'était dévoilé; j'entrais sans éclaircis-sement aucun dans une intimite presque angoissante, j'attendais le matin, offert déjä de tous mes yeux aveugles, comme on s'avance les yeux bandés vers le lieu de la revelation. II se leva derriére la broussaille pluvieuse et les nuages bas ďune plaine deserte. De durs cahots secouěrent la voiture sur une pište écorchée et galeuse, rongée de larges plaques malsaines d'une herbe maigre. Cette pište ressemblait ä une tranchée basse. De chaque côté, ä hauteur d'homme, eile paraissait taillée ä angles vifs dans une mer de Jones serrés et grisátres, dont l'oeil balayait la surface jusqu'ä ľécoeurement, et dont les détours continuels de la route paraissaient murer ä chaque instant les issues. Aussi loin que l'oeil portát, ä travers la brume liquide, on n'apercevait ni un arbre ni une maison. Laube spongieuse et molie était trouée par moments de louches passées de lumiěre, qui boitaient sur les nuages bas comme le pinceau tátonnant d'un phare. Ľintimité suspedte et penetrante de la pluie, le tete-ä-téte désorientant des premieres gouttes hésitantes de l'averse calfeutraient ces solitudes vagues, exaspérant un parfum submergeant de feuilles mouillées et d'eau croupie; sur le feutrage mou du sable, chaque goutte s'imprimait avec une netteté delicate, comme on distingue de la pluie les grains plus vivants qui s'égouttent du feuillage. Sur la gauche, ä peu de dištance de la route, la mer de joncs venait border des vasiěres et des lagunes vides, fermées sur le large par des flěches de sable gris 566 he BJvage des Syrtes oú des langues ďécume se glissaient vaguement sous la brume. Le silence suspect du paysage était rendu plus sensible par les arrets brusques et les reprises hésitantes de la pluie, et ľimpression de suspens insolite que communiquaient ses intervalles inégaux. Sous ce jour fuligineux, dans cette moiteur ensommeillée et cette pluie tiěde, la voiture roulait plus précautionneusement, jetant sur ce douteux voyage comme une nuance fugitive d'intrusion. Ce feutrage languissant de fin de cauchemar reculait dans les áges, sous cette haleine chaude et mouillée retrouvait les lignes sommaires, le Sou indéterminé et le secret d'une prairie des premiers äges, aux hautes herbes d'embuscade. Nous roulämes de longues heures ä travers ces terres de sommeil. De temps en temps un oiseau gris jaillissait des joncs en rieche et se perdait trěs haut dans le ciel, tressaillant comme la balle sur le jet ďeau ä la cime tněme de son cri monotone. Une corne de brume échouée sur un haut fond percait le brouillard sur deux tons calmes, d'un gros soufflet assoupi. Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement trifte, un instant l'eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte et privée de reflets1. Quelque chose s'étouffait derriěre ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sous un oreiller. La pište soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts ä notre rencontre et lissěrent les berges d'une chaussée ä fleur d'eau, quelques fantómes de bätiments prirent consis-tance : c'était le bout de notre voyage, nous arrivions ä ľAmirauté. La route mouillée miroita faiblement; aux côtés d'une silhouette qui balancait un fanal pour guider dans le mur de brouillard les evolutions de la voiture, se montrěrent un ciré de matelot, une vieille casquette d'uniforme, et une dure et courte moustache perléé de gouttes : le capitaine Marino, commandant la base des Syrtes. On m'avait peu parle de lui ä Orsenna, sinon (la légěreté des bureaux secrets se montrait lä sous son vrai jour) sur ce ton désagréablement superficiel et ce négligé désinvolte avec lequel on fixe la nuance de quelque vague relation mondaine — comme d'un homme sim-plement «ennuyeux». Cette disqualification sommaire Une prise de commandement 5 67 avait suffi ä le repousser jusqu'ici dans un trěs vague arriěre-plan. II était lä, maintenant : une silhouette massive sortie de la pluie, et maintenant bien reelle au bout de cette fantasmagorie de brume — nous allions vivre ensemble —, j'eus soudain la vive conscience de serrer la main d'un inconnu. Cette main était forte, lente et bienveillante — I'accueil courtois —, et quelque moquerie voilée de bonhomie qui transparaissait dans la voix était faite pour me mettre ä l'aise, děs ľentrée, sur ce qu'il y avait d'un peu scabreux dans une pareille prise de contact. Je compris děs ľabord qu'il ne s'éleverait pas entre nous de pique au sujet de mes singuliěres fonítions — c'était beaucoup —, mais il me parut en méme temps qu'il serait assez long d'en savoir davan-tage. II y avait dans ce regard rapide et aigu une penetration embusquée qui contrastait avec la grosse voix forte et rassurante, dans le masque calme et la bouche mesurée une maltrise visible et une reserve. Les yeux, assombris par la visiere trěs basse, étaient d'un gris de mer froid; ä cette main tannée qui s'attardait de facon marquee ä serrer la mienne, il manquait deux doigts. Le capitaine Marino sortait bei et bien de la brume, et quelque chose en moi murmurait qu'on ne l'y replongerait plus désormais si commodément. Ainsi surgie des brumes fantomatiques de ce desert d'herbes, au bord d'une mer vide, c'était un lieu singulier que cette Amirauté. Devant nous, au-delä d'un morceau de lande rongé de chardons et flanqué de quelques maisons longues et basses, le brouillard gran-dissait les contours d'une espěce de forteresse ruineuse. Derriěre les fossés ä demi comblés par le temps, eile apparaissait comme une puissante et lourde masse grise, aux murs lisses percés seulement de quelques archěres, et des rares embrasures des canons. La pluie cuirassait ces dalles luisantes. Le silence était celui d'une épave abandonnée; sur les chemins de rondě embourbés, on n'entendait pas méme le pas d'une sentinelle; des touffes d'herbe emperlées crevaient cä et lä les parapets de lichen gris; aux coulees de décombres qui glissaient aux fosses se mélaient des ferrailles tordues et des debris de vaisselle. La poterne d'entrée révélait ľépaisseur formidable des murailles : les hautes époques d'Orsenna avaient laissé leur chiffre ä ces voutes basses et enormes, 5 68 Le Ripoge des Syrtes oú circulait un souffle d'antique puissance et de moisis-sure. Par les embrasures ouvertes au ras du pavé, des canons aux armes des anciens podeštats de la ville béaient sur un gouffre immobile de vapeurs blanches ďoú montait le souffle glacial du brouillard. Une atmosphere de délaissement presque accablante se glis-sait dans ces couloirs vides ou le salpétre mettait de longues coulures. Nous demeurions silencieux, comme roulés dans le réve de chagrin de ce colosse perclus, de cette ruine habitée, sur laquelle ce nom, aujourd'hui dérisoire, d'Amirauté, mettait comme ľironie d'un heritage de songe. Ce silence engourdissant finit par nous immobiliser en face d'une embrasure, et ici se place pour moi le souvenir d'une mimique qui devait me devenir á la longue intensément significative : nos yeux, fixes sur le large, se fuyaient plus commodément; s'accotant familiěrement, comme par moquerie, ä l'affut d'un canon énorme, Marino tira de sa poche une pipe et la frappa longuement contre le bouton de la culasse. Un rayon jaune glissait jusqu'ä nous ä travers le brouillard, et, des cours intérieures, soudain le chant paisible d'un coq vint apprivoiser dérisoirement cette ruine de cyclope, et il me revient aussi étrangement ä l'oreille le trěs bref et trěs sec «Voilä!» avec lequel Marino parut clore la visitě et rompre l'envoütement, en martelant plus fort le talon de sa botte. Déjä le brouillard se diluait d'encre : la nuit tombait. Le capitaine Marino me présenta les trois officiers qui servaient sous ses ordres : c'étaient la touš les cadres de la flottille des Syrtes. Le diner d'arrivée était servi, par exception, dans l'une des casemates de la forteresse; la routine quotidienne s'en écartait d'inštinét et n'osait plus en déranger les songes : on eút dit que ces bastions de legende effarouchaient la vie familiěre. Sous ces voutes aux échos inquiétants, la conversation s'enga-geait mal; on me pressait de questions sur Orsenna quittée la veille — Orsenna était bien loin; je regardais la fumée des flambeaux d'apparat montér droite vers la pierre basse et nue, je respirais cette odeur froide de cave et de pavé moisi, j'écoutais les lourdes portes cloutées réveiller les échos des couloirs. Sous cet éclai-rage théátral et faible, un halo de brume traínait encore pour moi autour des visages que je diátinguais mal; la Une prise de commandement 569 contrainte hésitante et raidie d'une premiere rencontre ajoutait encore ä la bizarre impression d'irréel qui m'envahissait; aux instants de silence, que Marino ne cherchait guére ä rompre, les visages des convives devenaient de pierre, retrouvaient un instant le profil dur et le masque auštěre des vieux portraits de ľáge héroi'que pendus aux palais d'Orsenna. Le moment des toasts arriva : le plus jeune des officiers me souhaita la bienvenue «sur le front des Syrtes», et Marino leva sa coupe ä la formule réglementaire jusqu'ä la hauteur d'un sourire de visible ironie. Mon logement était prepare dans le pavilion du commandement : l'une des simples maisons basses; la méme odeur froide et moisie habitait ces longues pieces humides, grossiěrement carrelées et presque vides. J'ouvris sur la nuit la fenétre de ma chambre — eile donnait sur la mer —, une palpitation faible venait des lagunes ä travers le noir opaque. Les grandes ombres volant sur les murs au gré de la lumiěre vacillante m'intriguaient; je la soufflai, me coulai dans des draps réches et grenus, ä la fade odeur moisie de suaire. Un bruit faible de vagues se glissa jusqu'ä moi dans ľobscurité revenue : le léger étourdissement de la soirée persištait; je me pincai le bras : j'étais bien aux Syrtes. Ľaboiement d'un chien, un remue-ménage et un piaillement de basse-cour m'arriverent dištinčtement ä travers le silence. Presque aussitôt je m'endormis. LA CllAMBRE DES CARTES Plus que partout ailleurs, il était aisé ä l'Amirauté de se convaincre de tout ce que comportait de désuet la mesquine politique ďespionnage en faveur ä la Seigneu-rie. L'image ďune irremediable decadence tenait dans le coup d'oeil qui, du haut de la tour des signaux, plongeait sur la «base des Syrtes». En face de la forteresse, une jetée croulante et envahie par l'herbe fermait un port mediocre, au fond duquel se découvraient ä marée basse de grandes vasiěres. A ľextrémité élargie du móle se dressait la pyramide ďun énorme tas de charbon; on y puisait si rarement que des herbes folles, et méme de petits arbrisseaux, avaient fini par le coloniser, l'appri-voiser au paysage comme les collines aux formes étranges des terrils de mine abandonnés. Deux avisos de petit tonnage et d'un aspect vétušte étaient ancrés le long de la jetée, trois ou quatre pinasses ä moteur basculaient ä marée basse sur les vasiěres. Au fond du petit port, un plan incline, le long duquel on pouvait hisser les pinasses, conduisait ä un hangar oú 1'on réparait les coques. Vers le large, un chenal bordé de vasiěres grises sinuait entre les étendues de Jones et accédait ä la mer libre par un pertuis entretenu ä travers la rieche des lagunes. Ľaspeét habituel du port était celui du profond sommeil; au cceur de ľapres-midi, dans ces journées encore chaudes qui precedent ľhivernage, une buée de chaleur faisait seule trembler les gazons jaunes de la jetée déserte; au long des quais on n'entendait méme pas un L,a Chambre des cartes 571 clapotis de vagues, et il était fort rare qu'un filet de ŕumée, annonciateur de quelque patrouille, se tordít ä la cheminée du Kedoutable'; les mauvaises langues, á l'Amirauté, prétendaient qu'il était signe de tempétes — qui sont exceptionnelles sur les Syrtes — et la philosophic paeifique du capitaine Marino n'y entendait pas malice. One petite partie des equipages était logée ä terre dans un des bátiments qui flanquaient la forteresse; les besoins du service s'étant de plus en plus réduits, en méme temps que la main-d'ceuvre sur ces confins désertiques, le surplus se disséminait ordinai-rement dans les rares fermes fortifiées qui subsištent dans 1'arriěre-pays des Syrtes et y élěvent de grands troupeaux de moutons ä demi sauvages — les bureaux ďOrsenna, séduits par ľéconomie substantielle qu'elles apportaient dans la geštion de cette base dérisoire, fermaient les yeux depuis longtemps sur ces pratiques peu guerriěres. Ainsi voyait-on désormais le capitaine Marino, plus souvent que sur la passerelle du Kedoutable, botté et éperonné partir de bon matin pour de longues tournées ä cheval ä travers les steppes, aux prises avec ľápreté des fermiers dans d'épineuses discussions de logement et de gages, oú le marin cédait de plus en plus la place au régísseur d'une paisible entreprise de défri-chement. Tout ce qui touchait au budget et aux bureaux de comptes en était venu ainsi ä tenir, dans les preoccupations de tous ä l'Amirauté, une place essentielle : la base des Syrtes était devenue une bizarre entreprise rentable, qui s'enorgueillissait devant les bureaux de la capitale de ses benefices plus que de ses faits d'armes; la tenue méticuleuse des comptes et la location judi-cieuse de la main-d'oeuvre étaient devenues peu ä peu la pierre de touche ä laquelle la Seigneurie jugeait les capacités de ses officiers. Le génie mercantile ďOrsenna réussissait ainsi, ä la longue, ä tourner ä profit la discipline qui devait par nature lui opposer les plus énergiques defenses; en méme temps, jusque dans ce minuscule observatoire, on pouvait enregištrer le progres de son engourdissement inquiétant, dans le reflux He la vie aventureuse et dans le sourd appel montant de la terre rassurante et limitée2. Assis sur un des créneaux de la forteresse, par une de ces matinees sans rides qui font la beauté de l'automne des Syrtes, je pouvais 572 -Lŕ Rivage des Syrtes observer d'un côté la met vide et le port desert, comme rongé sous le soleil par la lěpre de ses vasiěres, et de l'autre Marino chevauchant dans la Campagne á la tete de quelque détachement de bergers de louage; je touchais de la main les lourdes pierres brulantes qui avaient connu le souffle des boulets, et je sentais montér en moi une vague de mélancolie : il me semblait que le colosse aveugle souffrait par trahison une deuxiéme mort. Mes fonftions d'observateur devaient, dans cet état de Stagnation, me donner aussi peu de souci que possible. II semblait trěs vite qu'il n'y eůt rien ä observer ä l'Amirauté; pour m'éviter le ridicule, et faire reculer un peu ľennui de ľisolement, il ne me reštait qu'ä tenter d'apprivoiser des suspects aussi apparemment inoffen-sifs. Roberto, Fabrizio, et Giovanni, les trois lieutenants de Marino, étaient des jeunes gens de mon áge, báillant leur exil et fort occupés ä l'avance des congés oú la voiture de l'Amirauté les emportait ä Maremma1, la bourgade la plus proche; ces excursions myštérieuses étaient le sujet de discussions et de plaisanteries intermi-nables lors des repas communs : on ne voyait pas de femmes ä l'Amirauté. Je me liai vite avec tous les trois et je prenais un plaisir particulier ä la compagnie de Fabrizio, tout récemment arrive d'Orsenna et désorienté autant que moi par le laisser-aller somnolent de cette garnison pastorale. Roberto et Giovanni passaient le meilleur de leurs journées enfouis jusqu'au ventre dans les Jones, ä tirer les oiseaux de passage qui pullulent sur ces étendues de marais; assis au soleil avec Fabrizio sur quelque embrasure des remparts oú nous transportions un livre, nous suivions de loin leur cheminement cache ä un sillage de detonations paisibles; la légěre fumée bleue montait toute droite au-dessus des Jones immobiles; dans ľair doré de cette fin d'automne, les cris rauques des oiseaux de mer jaillis en gerbe ä chaque coup de fusil mettaient comme une félure sauvage. Le soir tombait; le pas du cheval de Marino sonnait sur la chaussée des lagunes, retour de quelque ferme lointaine; le léger brouhaha qui secoue les casernes ä l'heure du repas du soir mettait dans l'Amirauté un dernier soup-con fugitif d'animation. La nuit nous réunissait tous les cinq autour des amoncellements faštueux de gibier doré, La Chambre des cartes 573 nous aimions ces repas du soir oú régnait autour de la table une cordialité bruyante; des lieues et des lieues autour de nous de téněbres vides semblaient nous serrer plus étroitement ľun contre l'autre au cceur de cette clairiére ďintimité tiěde. La reserve et le silence un peu monacal de Marino fondaient ä ce bain de jeunesse vive; il aimait notre gaieté, et, les jours oú le brouillard, cernant notre petit havre, nous laissait désemparés et chagrins, était le premier ä réclamer une de ces cruches de vin des Syrtes, ä la saveur fauve, que l'on conserve encore ä la maniere antique sous une couche d'huile1. Le diner s'achevait; Giovanni le chasseur toussait dans ľair épaissi par les cigares, et proposait une promenade sur le mole. Une fraícheur salée pesait immobile sur les eaux mortes; au bout du mole, un fanal clignotait faiblement; l'ombre de la forteresse sur la lagúne s'appesantissait derriére nous, obsédante comme une presence. Nous nous asseyions, jambes ballantes, au long du quai oú la marée mettait ä peine sa pulsation légěre; Marino allumait sa pipe, fixait les nuages d'un ceil mi-clos, et d'un ton professionnel annoncait le temps du lendemain. Un instant de silence pénétré suivait cette prevision jamais démentie, comme on se recueille une seconde ä ľamenée du pavilion; c'était la fin du ceremonial du soir. Les voix devenaient plus trainantes; au long de la lande, notre maigre grappe se défaisait grain ä grain; les portes claquaient l'une aprěs l'autre sur le silence de mur. J'ouvrais ma fenétre ä la nuit salée : tout reposait sur cinquante lieues de rivage, le fanal du mole sur l'eau dormante brůlait aussi inutile qu'une veilleuse oubliée au fond d'une crypte. Je trouvais un charme ä cette vie retranchée. Les rapports que j'envoyais de temps en temps ä Orsenna étaient fort courts, mais les lettres que j'adressais des Syrtes ä mes amis trés longues. II y avait des moments oú, par une aprěs-midi lumineuse et calme, il me semblait renfermer sans effort dans mon cceur méme les pulsations faibles de cette petite cellule de vie assoupie, tremblante á ľextréme bord du désert. Accoudé ä un coin des remparts de la forteresse oú s'accrochait sur le vide quelque touffe de fleurs seches, je cernais d'un seul coup d'ceil son étendue menacée; le cheminement de fourmi des rares allées et venues, le cliquetis d'un 5 74 Le BJvage des Syrtes attelage, le bruit isolé dans le hangar ďun marteau clair, montaient dištinčts jusqu'á moi dans l'air aux vibrations de cloche — cette intimite familiěre et toute connue m'était douce, et cependant il montait de cette naive adtivité villageoise une inquietude et un appel. Un réve semblait peser de toute sa masse sur la somnolence de ces allées et venues si humbles que j'observais de lä-haut comme du cceur d'un nuage; lorsque je m'attardais ä les suivre plus longtemps, je sentais montér en moi cette fascination d'étrangeté qui nous tient suspendus ä suivre le remue-ménage d'inconscience pure d'une fourmiliěre sous un talon levé. Ma pensée revenait souvent alors á Marino et ä ma premiére visitě ä la forteresse; je voyais repasser devant mes yeux le geste de conjuration rassu-rante de sa pipe heurtée ä la culasse du canon, et j'avais soudain le sentiment intime de sa presence massive et proteärice au sein de sa minuscule colonic II était sa méme pulsation calme, je voyais sa main gauche et franche écarter délicatement les ombres au-devant d'une vie toute naive; je sentais combien j'étais different de lui, et je sentais combien je ľaimais. Je vivais sans regle. Ľemploi du temps était pour touš, ä l'Amirauté, sans monotonie; au milieu de cette ačtivité ralentie et trés ambigué, soumise aux hasards du temps et aux caprices de la mer, il portait la marque d'une varieté et d'une discontinuité presque paysannes, et j'échappais plus qu'aucun autre á ses exigences minimes. J'avais souffert, les premiers jours, d'une espěce d'étourdissement de liberté et de vide, je m'étais jeté d'abord avec fougue dans les exercices violents ou se plaisaient mes camarades, et qui écourtaient pour nous ces heures accablantes de solitude; nous péchions au harpon les gros poissons qui se hasardent dans les lagunes, nous forcions un liěvre au galop de nos chevaux sur les espaces denudes de la Steppe. Quelque-fois nous étions conviés, dans une ferme voisine, á une de ces battues oú l'on pourchasse périodiquement les lapins qui dévaStent les maigreš páturages ä moutons; c'était lä ľoccasion de grandes fétes, oü l'on se réunissait pour deviser et boire ä la lueur des torches jusque fort avant dans la nuit. Le butin de la journée, amoncelé en grand tas sur ľaire, mettait dans le soir une puissante odeur fauve; nous revenions ä cheval, fatigues et som- La Chambre des cartes 5 7 5 nolents; tandis que le jour bas se levait sur les steppes, une lueur d'incendie pálissant ä ľhorizon annon^ait la fin d'une autre battue. J'étais peu robuste, ces divertissements me laissaient le corps rompu et le cceur vide; je ne fuyais pas Orsenna autant que je ľavais cru dans la santé de cette vie brutale. Peu ä peu, cependant, eile avait commence ä se colorer pour moi d'un reflet singulier; le désceuvrement des premiers jours tendait ä s'organiser malgré moi autour de ce que je ne pouvais hésiter plus longtemps ä reconnaitre comme un mySté-rieux centre de gravité. Un secret m'attachait ä la forteresse, comme un enfant ä quelque cachette décou-verte dans des ruínes. Au debut de ľaprés-midi, sous le soleil cuisant, le vide se faisait dans l'Amirauté avec ľheure de la siešte; ä travers les chardons, je longeais le fossé sans étre vu jusqu'á la poterne. Un long couloir voůté, des escaliers disjoints et humides, me condui-saient au réduit intérieur de la forteresse — la fraícheur de sépulcre tombait en nappe sur mes épaules —, j'en-trais dans la chambre des cartes. Děs que j'en avais pour la premiere fois, au cours de mes explorations dans ce dédale de cours et de casemates, poussé par simple curiosité la porte, je m'étais senti progressivement envahir par un sentiment que je ne saurais guěre définir qu'en disant qu'il était de ceux qui désorientent (comme on dit que dévie I'aiguille de la boussole au passage de certaines Steppes désespé-rément banales du centre de la Russie) cette aiguille d'aimant invisible qui nous garde de dévier du fil confortable de la vie — qui nous désignent, en dehors de toute espěce de justification, un lieu attirant, un lieu oú il convient sans plus de discussion de se tenir1. Ce qui frappait d'abord dans cette longue salle basse et voůtée, au milieu du délabrement poussiéreux de la forteresse démantelée, était un singulier aspect de pro-preté et d'ordre — un ordre méticuleux et méme maniaque —, un refus hautain de l'enlisement et de la déchéance, une apparence á la fois faStueuse et ruineuse de rešter toute seule au port d'armes, un air surprenant qu'elle gardait sous le premier coup d'ceil, au milieu de ce décombre, de demeurer obStinément préte ä servir. En faisant grincer les gonds sur cette solitude surveillée, comme sur 1'arroi théátral et intimidant d'un banquet de 576 Le Rivage des Syrtes gala avant ľentrée des convives, je ne pouvais m'empé-cher de ressentir chaque fois le léger choc qu'on éprouve ä pousser á ľimprovište la porte ďune piece apparemment vide sur un visage soudain plus siništre que celui ďun aveugle, absent, dissous, pétriŕié dans la tension absorbante du guet. La piece ne paraissait pas exadtement sombre, mais le jour, tombant des vitraux presque dépolis par les bouillons nombreux qui bossuaient leurs verres, y conservait une qualité incertaine et comme perpétuel-lement déclinante; sa pénombre, ä toute heure du jour, semblait dissoudre une tristesse štagnante de crépuscule. Elle était sommairement meublée de tables de travail en chéne poli; contre les murs nus, des placards de bois sombre contenaient des livres — presque tous de lourds in-folio aux reliures ternies — et des instruments de navigation d'un modele ancien. Sur le mur du fond de la salle, ä mi-hauteur de la voúte, s'appliquait une galerie étroite et légěrement conštruite qui courait le long ďune autre rangée de placards grillages. Les murs nus, les mappemondes, ľodeur de poussiere, ľaspecl de polis-sure et de long ŕrottement des tables usees inégalement comme une paume, faisaient songer ä une salle de classe, mais que ľépaisseur des murailles, le silence de cloitre, et le jour douteux, eussent confinée dans ľétude de quelque discipline singuliěre et oubliée. Cette impression encore materielle se contaminait presque aussitôt ďune autre plus déroutante : on eůt dit que trainait dans la piece quelque chose de cette atmosphere lourde, de pensée fanée et croupie, qui s'attarde aux lieux oü l'on cloue des ex-voto. Et — comme guide par le fil de cette analogie vague — si l'on faisait quelques pas vers le milieu de la piece, ľceil était soudain fasciné, au milieu de ces couleurs ternes ďencre et de poussiere, par une large tache de sang frais éclaboussant le mur de droite : c'était un grand drapeau de soie rouge, tombant ä plis rigides de toute sa longueur contre le mur1 : la banniěre de Saint-Jude — ľembleme d'Orsenna — qui avait flotté ä la poupe de la galěre amirale lors des combats du Fargheštan. Au-devant, s'allongeait une estráde basse, garnie ďune table et ďune seule chaise, que le trophée semblait designer comme le point de mire, le centre irradiant de cette chambre tendue comme un piěge. Le La Chambre des cartes 5 7 7 tněme recours magique qui nous porte, avant toute reflexion, ä essayer un tróne dans un palais désaffečté qu'on visitě, ou le fauteuil ďun juge dans une salle de tribunal vide, m'avait amené jusqu'ä la chaise; sur la table s'étalaient les cartes de la mer des Syrtes. Je m'asseyais, toujours un peu trouble par cette estráde qui semblait appeler un auditoire, mais bientôt enchainé la comme par un charme1. Devant moi s'étendaient en nappe blanche les terres steriles des Syrtes, piquées des mouchetures de leurs rares fermes isolées, bordées de la delicate guipure des flěches des lagunes. Parallělement ä la côte courait ä quelque dištance, sur la mer, une ligne pointillée noire : la limite de la zone des patrouilles2. Plus loin encore, une ligne continue ďun rouge vif : c'était celie qu'on avait depuis longtemps acceptée ďun accord tacite pour ligne frontiěre, et que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fůt. Orsenna et le monde habitable finissaient ä cette frontiěre ďalarme, plus aiguillonnante encore pour mon imagination de tout ce que son trace comportait de curieusement abštrait; ä laisser glisser tant de fois mes yeux dans une espěce de conviction totale au long de ce fil rouge, comme un oiseau que štupéŕie une ligne tracée devant lui sur le sol, il avait fini par s'imprégner pour moi ďun caractěre de réalité bizarre : sans que je voulusse me ľavouer, j'étais prét ä douer de prodiges concrets ce passage périlleux, ä m'imaginer une crevasse dans la mer, un signe avertisseur, un passage de la mer Rouge. Trěs au-delä, prodigieux ďéloignement derriěre cet interdit magique, s'étendaient les espaces inconnus du Fargheštan, serrés comme une terre sainte ä l'ombre du volcan Tängri, ses ports de Rhages et de Trangées3, et sa ceinture de villes dont les syllabes obsédantes nouaient en guirlandes leurs anneaux ä travers ma memoire : Gerrha, Myrphée, Thargala, Urgasonte, Amicto, Salmanoé, Dyrceta1. Debout, penché sur la table, les deux mains appuyées ä plat sur la carte, je demeurais lá parfois des heures, englué dans une immobilité hypnotique ďoú ne me tirait pas méme le fourmillement de mes paumes. Un bruissement léger semblait s'élever de cette carte, peu-pler la chambre close et son silence ďembuscade. Un craquement de la boiserie parfois me faisait lever les 57» L.e Ravage des Syrtes yeux, mal ä l'aise, fouillant l'ombre comme un avare qui visitě de nuit son tresor et sent sous sa main le grouillement et ľéclat faible des gemmes dans ľobscu-rité, comme si j'avais guetté malgré moi, dans le silence de cloitre, quelque chose de myštérieusement éveillé. La téte vide, je sentais ľobscurité autour de moi ŕiltrer dans la piece, la plomber de cette pesanteur consentante ďune téte qui chavire dans le sommeil et ďun navire qui s'enfonce; je sombrais avec eile, debout, comme une épave gorgée du silence des eaux profondes. Un soir, comme j'allais quitter la piece aprěs une visitě plus longue qu'ä ľaccoutumée, un pas lourd sur les dalles me réveilla en sursaut et me jeta, avant toute reflexion, dans une attitude de curiosité étudiée dont la häte ne pouvait plus me donner le change sur le flagrant délit que je sentais peser sur ma presence dans la chambre. Le capitaine Marino entra sans me voir, son dos large complaisamment tourné vers moi pendant qu'il s'attardait ä refermer la porte, avec ce sans-géne né d'une longue intimite avec le vide qu'on voit aux veilleurs de nuit. Et j'eus en effet, l'espace d'un eclair, devant ľintime violence avec laquelle tout dans cette iéce ľexpulsait, le méme sentiment d'étrangeté absor-ante qu'on ressent devant un veilleur de nuit boitant son chemin ä travers un musée. II fit quelques pas encore, de sa demarche lente et gauche de marin, leva sa lan terne, et m'apercut. Nous nous regardämes une seconde sans rien dire. Ce que je voyais naitre sur ce visage lourd et fermé, plutót que de la surprise, c'était une soudaine expression de triStesse qui ľéteignait tout entier, une singuliěre expression de tristesse avertie et sagace, comme on en voit aux vieillards ä l'approche de leur derniěre maladie, comme éclairée d'un rayon de myštérieuse connaissance. II posa sa lanterne sur une table en détournant les yeux, et me dit d'une voix plus étouffée encore que ne le voulait la pénombre de la piece : «Tu travailles trop, Aldo. Viens done diner.» Et, balances entre les grandes ombres que sa lanterne plaquait sur les voůtes, nous regagnámes la poterne avec malaise. Cet incident minime devait me revenir ä l'esprit avec une insistence telle qu'elle finit par me frapper. Allonge La Chambre des cartes 579 dans mon lit au coeur du silence de tombe, ce que je m'efforcais de rappeler ä moi, c'était surtout cette expression de trištesse brusque fermant soudain le visage comme un volet, c'était aussi l'intonation singu-liěrement significative de cette voix qui me faisait encore dresser l'oreille, comme ä une phrase lourde de sous-entendus. Pendant de longues heures, je devais faire glisser de nouveau sur ma memoire son murmure sans echo avant de me trouver un matin, avec la brusquerie de ľéblouissement, face ä face avec sa signification trop evidente : Marino connaissait mes fréquentes visites ä la chambre des cartes, et il les désapprouvait secrětement. Cette minime affaire finit par m'occuper plus que de raison et par créer, au moins dans mon imagination, entre Marino et moi comme une ébauche de complicité dont je me mettais ä épier malgré moi les moindres signes. Je pus bientôt me convainere — bien qu'entre nous il ne fut jamais plus question de cette rencontre nocturne — que Marino n'avait pas oublié. Ä la fin du diner, au milieu de ces rires qu'il aimait ä déchainer et ä entretenir, et oú son visage tanné s'empourprait légérement, je voyais dans son ceil, lorsqu'il glissait sur moi, se fixer brusquement comme une légěre encoche, passer une ombre de géne qui m'oblitérait, me sautait, m'exceptait de ľunisson de la joyeuse troupe, comme si nous n'avions affaire désormais que sur un pian oú il fůt plus malaisé de se mouvoir et de se tenir. Ma vie changeait insensiblement. J'avais appelé cet exil dans un besoin soudain de dépouillement : il m'apportait un équilibre. Les plaisirs perdus d'Orsenna me laissaient sans regrets. Je ne quittais guére l'Ami-rauté ; j'étonnais Fabrizio en refusant jusqu'aux plaisirs faciles et aux amours d'une heure qu'il allait chercher presque chaque semaine ä Maremma. Je n'en avais plus besoin. Le dénuement mal juátifié qui s'attachait ä cette vie perdue des Syrtes, le sacrifice consenti en pure perte qu'elle impliquait portait en lui, pour moi, le gage d'une obscure compensation. Dans sa vacuité méme, son dépouillement et sa regle severe, eile semblait appeler et mériter la recompense d'un émoi plus emportant que tout ce que la vie de fétes d'Orsenna m'avait offert de mediocre et de rafHné. Cette vie dénudée s'offrait clairement, dans ľévidence de son inutilité méme, ä 5 8 o JLř Rivage des Syrtes quelque chose qui fůt enfin digne de la prendre; dédaigneuse des soutiens vulgaires, et comme aventurée en porte ä faux sur un gouffre béant, eile appelait un étai ä la mesure de son élan vers le vide. Son charme désolé était celui qui trompe l'attente d'un guetteur1; ses antennes tendues, insensibles aux effluves reposants de la terre, étaient l'imploration d'un souffle du large; son cri de veilleur, appel d'un echo déjä en puissance dans le suspens extréme de l'ouie qu'il provoquait. Ce navire endormi que Marino s'employait si bien ä ancrer á la terre appareillait, sous mon regard neuf, comme de lui-méme vers les horizons — sa navigation immobile me paraissait obscurément promise —, je le sentais tressaillir sous moi comme le pont d'un bon navire reconnait soudain le pas d'un capitaine aventureux. Tout dormait ä l'Amirauté, maís de ce sommeil atterré et mal rassurant d'une nuit grosse de divination et de prodiges; j'exaltais cette vie retombée de ma patience; je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l'attente interminablement décue alimente ä ses sources puis-santes la certitude de ľévénement. J'attendais venir avec impatience ces jours de congé oú la voiture, roulant vers Maremma, vidait l'Amirauté pour quelques heures, me laissant unique maitre d'une terre secrete qui semblait pour moi seul laisser transpa-raitre le reflet faible d'un tresor enseveli. Dans le silence de ses casemates vides, de ses couloirs ensevelis comme des galeries de mine dans l'epaisseur formidable de la pierre, la forteresse lavée des regards indifférents repre-nait les dimensions du songe. Mes pieds légers et assourdis erraient dans les couloirs ä la maniere des fantômes dont le pas, ä la fois hesitant et guide, réapprend un chemin; je bougeais en eile comme une faible vie, et pourtant rayonnante soudain comme ces lumiěres prises dans un jeu de glaces dont le pouvoir coincide tout ä coup avec un myštérieux foyer. Mes pas me portaient vers l'embrasure oú je m'étais attardé avec Marino lors de ma premiére visitě. Les brumes mornes qui la fermaient alors faisaient souvent place ä une grande tombée de soleil qui découpait au ras du sol, comme la bouche d'un four, un carré flamboyant de lumiere dure. Du fond de la pénombre de ce réduit suspendu en plein ciel, dans cet encadrement nu de La Chambre des cartes 581 pierres cyclopéennes, je voyais osciller jusqu'ä ľécoeu-rement une seule nappe sombre et éblouissante d'un bleu diamante, qui nouait et dénouait comme dans une grotte marine des maillons de soleil au long des pierres grises. Je m'asseyais sur la culasse du canon. Mon regard, glissant au long de ľénorme rut de bronze, épousait son jaillissement et sa nudité, prolongeait ľélan fige du metal, se braquait avec lui dans une fixité dure sur ľhorizon de mer. Je rivais mes yeux ä cette mer vide, oú chaque vague, en glissant sans bruit comme une langue, semblait s'obštiner ä creuser encore ľab-sence de toute trace, dans le geste toujours inachevé de ľeffacement pur. J'attendais, sans me le dire, un signal qui puiserait dans cette attente démesurée la confirmation d'un prodige. Je révais d'une voile naissant du vide de la mer. Je cherchais un nom ä cette voile désirée1. Peut-étre ľavais-je déjä trouvé. Ces heures de silencieuse contemplation s'écoulaient comme des minutes. La mer s'assombrissait, ľhorizon se fermait ďune légére brume. Je revenais au long du chemin de ronde comme d'un secret rendez-vous. Derriére la forteresse, les campagnes brúlées des Syrtes s'étendaient déjä toutes grises. Je guettais, du haut des courtines, le filet de poussiere que soulevait de loin, au long de la piäte, la voiture qui revenait de Maremma. Elle zigza-guait longtemps entre les buissons maigres, minuscule et familiěre, et tout apprivoisée, et je sentais que Marino n'aimait pas le gešíe d'accueil que, du mur de la forteresse, comme un veilleur sur sa tour, je laissais tomber de trop haut sur ce paisible retour de voyage. Quand je reviens par la pensée ä ces journées si apparemment vides, c'ešt en vain que je cherche une trace, une piqüre visible de cet aiguillon qui me maintenait si singuliěrement alerté. II ne se passait rien. Cétait une tension légére et fiévreuse, ľinjončtion d'une insensible et pourtant perpétuelle mise en garde, comme lorsqu'on se sent pris dans le champ d'une lunette d'approche — ľimperceptible démangeaison entre les épaules qu'on ressent parfbis ä travailler, assis ä sa table, le dos ä une porte ouverte sur les couloirs d'une maison vide. J'appelais ces dimanches vacants comme une dimension et une profondeur supplémentaire de ľouíe, comme on cherche ä lire ľavenir dans les boules du 5^2 he Kivage des Syrtes crištal le plus transparent. Us me démasquaient un silence de veille d'armes et de pošte ďécoute, une dure oreiUe de pierre tout entiěre collée comme une ventouse ä la rumeur incertaine et décevante de la mer. Ces téte-ä-téte clandeštins m'éloignaient insensi-blement de mes compagnons. Des conversations en aparté autour de la table du soir, des allusions voilées de rires étouffés et de myštěre accompagnaient les retours de Maremma; quelques-unes des families d'Or-senna, par un caprice qui trahissait l'humeur un peu folle de sa noblesse, venaient s'établir pour la fin de ľété dans ce bourg perdu; Fabrizio et Giovanni les fréquen-taient assidůment. Des noms qui m'étaient familiers venaient ainsi se glisser dans la conversation; sur eux, pour Fabrizio qui les prononcait avec une nuance de deference ironique, je sentais ä mesure que venait se poser, comme sur un joyau consacré qu'on fait glisser un instant sur sa paume, un lustre romantique d'an-cienne noblesse et de vie plus exaltée; les yeux mémes de Marino se faisaient une seconde plus attentifs — leurs syllabes usees rendaient maintenant ä mes oreilles le son méme de l'ennui et d'un singulier désenchantement; je ressentais, ä les entendre glisser dans la conversation, quelque chose de l'agacement et de la géne d'un explorateur qui se découvrirait tout ä coup des voisins de Campagne. II m'arrivait ďinterrompre sěchement Fabrizio dans le reck d'un pique-nique ou d'une promenade sur les lagunes, et de faire trébucher de son piedestál, d'un trait méchant, quelqu'une de ses idoles arištocratiques. J'écrasais Orsenna de mon mépris; je planais au-dessus ä cent lieues; j'en voulais ä Fabrizio, ä Marino, qui partageaient les apparences de ma vie secrete, de me rabaisser avec eux devant ces caricatures dérisoires d'une existence plus haute. Un soir, á la description révérencieuse de la maison de Campagne des Aldobrandi1, je m'emportai plus que de coutume et quittai brusquement la salle, presque les larmes aux yeux. Fabrizio courut aprěs moi sur la lande et me rattrapa. «Qu'as-tu, Aldo? Tu es fache? — Laisse-moi. Tu ne peux pas comprendre. — Je te comprends mieux que tu ne penses. — Vraiment?» La Chambre des cartes 5^3 Je me retournai tout d'une piece. La lune mouillée de vapeurs brouillait son visage, mais les yeux, dans l'ombre, étaient singuliěrement ouverts, la voix incisive et posée. «Tu as beaucoup d'orgueil, Aldo. Tu n'étais pas le méme quand tu es arrive ici. Quelque chose ťa change. — Rien, Fabrizio, je ťassure. II n'y a rien entre nous. C'ešt cette solitude qui me rend nerveux. — Mais tu t'y plais, tu la cherches. Tu cherches quelque chose que tu ne veux pas partager avec nous. Tu es lä, sans cesse grimpé sur la forteresse. On dirait que tu as trouvé un tresor dans ces vieilles pierres.» Je partis d'un rire un peu trop détaché. «Tu ne me croirais pas si avare? — Tu as change, je ťassure. Tu es mon ami, oui. Mais tu me méprises un peu aussi. Tu nous prends en pitié de mener cette vie, le nez ä terre. Méme Marino... — Je n'ai rien contre Marino, je ťen donne ma parole. II n'y a personne ici que j'aime et que j'eštime plus que lui. — Tu ťéloignes de nous, Aldo, je le sens bien. J'en ai de la peine. Tu te detaches tellement de tout...» Je haussai les sourcils, tout décontenancé. Mais la phrase suivante me dispensa méme de la parade. «Ešt-ce que tu attends un changement?» J'éclatai de rire, un rire un peu offensant. «Un grand avancement, Fabrizio. Les salons de la capitale me réclament. On veut faire de moi un aide de camp au capitaine general de la flotte. Service réglemen-taire ä touš les bals, et préposé ä la reputation galante des forces armées. Que dirais-tu de cela, Fabrizio? Un pas de géant dans la carriére. — Je dirais que tu as de la chance. Ne ris pas. N'importe quoi vaut mieux que ce trou perdu. — Eh bien! je refuse, Fabrizio, figure-toi. Je refuse. » II fit un haussement ďépaules découragé et un sourire trište. «Tu es drôle, Aldo. Dans un an, tu réfléchiras. — C'ešt tout réŕléchi.» Je haussai ä mon tour les épaules. La voix de Fabrizio se fit soudain tendue — une voix qui me saisissait aux épaules dans ľobscurité. 584 Le Ravage des Syrtes «Que cherches-tu ici ? Cest bien étrange que tu y sois venu. Personne ici n'ignore qui tu es, et tu pouvais choisir. — Cest un interrogatoire ?...» Ma fureur me reprenait. Pique au vif par cette voix trop jeune, et pourtant si genante, d'inquisiteur, je cherchais le trait le plus blessant. Je n'avais pas — déci-dément — la conscience tranquille. «Eát-ce Marino qui ťa souffle la question? — Marino ne queštionne jamais. Mais Marino n'aime pas les poětes, du moins pas ä l'Amirauté. Je le lui ai entendu dire. Et tu es un poete, Aldo.» La voix se posait sur le nom de Marino avec cette nuance de respect caressant rituelle ä l'Amirauté, et qui ce soir m'était insupportable. «Et de la pire espěce encore, n'eSt-ce pas? Cest ce qu'il t'a dit. — Non, Aldo. Marino t'aime bien. Mais il a peur de toi.» Je sortis de mes gonds d'un coup. «Je le dénonce, n'ešt-ce pas? Je ľespionne! Cest done cela que je suis pour vous touš! Cest cela les promenades dans la forteresse. Comme c'ešt simple! Tout s'éclaire. Cest ca les dimanches passes ä fureter dans les couloirs. Et on me facilite les choses. Trop polis! Fouillez done, eher ami, on vous quitte la place. Je suis ľennemi! Je suis le mouchard qu'on met en quarantaine.» Le visage de Fabrizio m'arréta, amical et triste. «Tu es fou, Aldo, je pense. Regarde-moi! Marino t'aime plus que nous tous. Mais il a peur de toi, et il sait pourquoi, et moi je ne le sais pas...» Fabrizio fronca les sourcils, dans cet effort naif et théätral de la reflexion trěs juvenile qui me déridait et qui le rendait encore d'un seul coup ä l'enfance. «...et quelquefois je pense qu'il a raison.» Je le frappai sur l'epaule, souriant deja ä demi. «Cest bon, Fabrizio. Ne me garde pas rancune. Et qu'une peur si interessante ne ťempéche pas de dormir. D'ailleurs, j'entends venir le marchand de sable. II est bien tard déjä pour les petits enfants.» La plaisanterie entre nous était devenue classique. Fabrizio fit mine de me poursuivre sur la lande : il y L.a Cbambre des cartes 5-85 eut quelques jeux de mains. Nous étions tout pres de l'enfance encore, moi tout juste son aíné de deux ans. La reconciliation nous chauffait le cceur d'une bonne chaleur. Mais Marino... c'était autre chose, Fabrizio ne savait pas mentir, et Marino ne parlait jamais légěrement. La soirée était calme, et, comme une béte touchée qui plonge dans le fourré, je m'enfoncai dans cette obscurité tiěde. Mes pas me conduisaient du côté de la mer. Je fuyais l'Amirauté comme un animal qu'on vient de chasser du clan et qui fonce dans la nuit, fou de solitude. On m'avait sonde, cceur et reins, et reconnu d'une espěce différente, ä jamais séparé. J'essayais de m'imagi-ner Marino, la pipe ä la bouche, laissant errer dans le vague son ceil gris et préoccupé, et pronongant le verdict qui me retranchait. En cet instant, je me prenais en horreur, contraété dans tous mes membres par une rigueur douloureuse. J'avais cru mener ä l'Amirauté la vie la plus innocente, et tout avait parle contre moi. Le regard gris et inattentif de Marino, ce regard dont ľintensité lourde semblait se centrer non sur le visage, mais imperceptiblement au-delä, repassait devant mes yeux ä cette minute comme un repěre inflexible auquel je ne pouvais pas ne pas reporter ce que ma conduite, děs notre premiere rencontre, avait comporté de sponta-nément louvoyant. II n'était pas un mot, pas un geste de cette vie sans myštěre, que je n'eusse tenté malgré moi de lui dissimuler, pas un instant oú je ne me fusse senti devant lui en faute. Sans méme que j'eusse pris conscience du chemin parcouru, j'étais parvenu sur la mince langue de sable qui barrait la lagúne et longeait le front de mer. Au milieu de ces eaux toutes vernissées de lune, et hérissée de ses Jones, eile s'allongeait devant moi comme un long liséré de fourrure sombre, et courait se perdre dans un horizon rapproché par la nuit. Derriěre moi, l'Amirauté surgissait toute blanche du brouillard au-dessus de la lagúne. Je m'étendis face au large dans un creux du sable, et, fatigue de mes reflexions, l'esprit vide, je suivis longtemps d'un ceil désceuvré les jeux de lumiěre de la lune sur la mer, dans le silence qui semblait de minute en minute s'approfondir. Je dus rešter longtemps engourdi dans cette contemplation, car le froid du cceur de la nuit tomba et je me redressai un instant pour rajušter mon 586 Le Rivage des Syrtes f manteau sur mes épaules. C'eSt alors que je vis glisser devant moi, ä peu de dištance sur la mer, au travers des flaques de lune, ľombre ä peine diftincte ďun petií bátiment. II longea un moment la côte, puis, virant au droit de la passe du port et franchissant la limite des patrouilles, piqua vers le large et se* perdit bientôt á 1 horizon. A UNE CONVERSATION Je me fis annoncer chez Marino le lendemain de bonne heure. Je n'avais guěre dormi, et, quand j'essayais de mettre un peu d'ordre dans mes idées pour me preparer á une entrevue delicate, je trouvais anormale ľexcitation oú ma découverte de la veille m'avait tenu plongé. J'avais háte ďéprouver sur Marino la réalité méme, pourtant indubitable, de cette apparition sus-pefte. J'accordais sans me ľavouer ä sa dissolvante reserve de calme le pouvoir singulier de l'annihiler encore, de la faire rentrer dans l'ordre menace. En méme temps, je devinais que cette découverte ne pouvait lui étre agréable, et j'avais le sentiment de le braver, de braver en lui une interdiction secrete, de le forcer ä ouvrir son jeu. De seulement la faire auprěs de lui chargeait déjä une demarche si simple d'un poids et ďune ambiguité. Pendant que je longeais les couloirs blafards de ce petit matin glacé, il m'apparaissait soudain redoutable, puissant sur ma pensée et sur mes actions, non en ce qu'il les influencait, mais en ce qu'il était capable, en dépit de moi, de les charger de je ne sais quel poids d'irrévocable sous lequel je me sentais vaciller. Je le trouvai dans son bureau du sous-sol de la forteresse, oú il expédiait le matin les rapports pour Orsenna. Quelque chose de preserve et de monacal flottait dans cette piece, qui semblait s'étre ä la longue gauchie autour de lui comme la coquille autour du Le Rivage des Syrtes 1 Une conversation coquillage, et oú sa lourde silhouette assise ajoutait seule une touche derniěre de plenitude, parfaisait un chef-d'oeuvre saisissant de mise en place. Au fond de la perspective du couloir étroit qui lui faisait comme un cadre, comme dans ces toiles oú la magie semble surgir d'un comble improbable ďéquilibre, on s'attendait pres-que ä le voir miraculeusement bouger. C'était bien le vrai Marino que j'avais devant moi et que j'allais combattre : de connivence avec les choses familiěres, appuyé sur elles et les étayant de sa masse protedtriee — un barrage d'obStination douce et tenace ä l'inattendu, au soudain, ä l'ailleurs. La pipe, posée sur une pile de dossiers, était un déŕi au tonneau de poudre. La main lente et appliquée de laboureur feštonnait d'une grosse encre, au travers des pages, le sillon quotidien. Une longue suite de journées égales, de journées sans date et sans secret, avait forgé cette armure inalterable dont le toucher dissipait les fantômes, calfaté cette cloche ä plongeur oú — ä jamais comme si de rien n'était — se consommait un prenant myStěre d'habitude. Alerté par le bruit de mes pas suŕ les dalles, le regard de Marino m'avait décelé de loin, d'un clin d'ceil rapide, pour s'éteindre aussitôt comme une lampe qu'on met en veilleuse, et se replonger dans les dossiers. II me vqyait venir. Cela aussi faisait partie de ses defenses. II n'aimait pas étre surpris. II attendit que je fusse tout pres; avant méme que ne se fussent relevés les yeux gris, la main presque inconsciemment posa la plume, me signifiant comme malgré eile que e'en était Ani du travail pour le matin. II m'avait attendu. Cette divination singuliěre me décontenancait. «Je te trouve bien matinal, Aldo. Mauvaise brume ce matin, n'eSt-ce pas? Ici, cela reveille toujours de bonne heure; la gorge pique. Je le repete toujours ä Roberto : brouillard du matin, c'eSt le premier jour d'hiver ä l'Amirauté.» II jeta un long coup d'ceil complaisant par la vitre embuée. Je sentais qu'il aimait ces vitres de brume. C'était ainsi qu'il regardait toujours, une taie légěre flottant sur son ceil gris qui cachait ce qu'il ne fallait pas voir. «Le temps qu'il faisait le jour de ton arrivée ici, tu t'en souviens?... Moi je m'en souviens. Vieille déforma- 589 tion professionnelle. Une téte familiěre, je la revois toujours en souvenir collée sur le méme fond de ciel oú je l'ai apercue la premiere fois, et aussi les ombres, les nuages, le vent, la chaleur. Tous les nuages... Je pourrais les dessiner... Toi, je te vois toujours sur fond de brume, avec une aureole. Une vraie aureole — ne ris pas —, le rond de la torche élečtrique dans le brouillard.» Le rire un peu force s'aeheva dans un flottement gauche. II ne nous avait jamais été facile de bavarder. Le tutoiement méme de Marino, avec son je ne sais quoi d'imperceptiblement voulu, de plus réglementaire qu'amical, nous éloignait, soulevait une géne qu'aucune bonne volonte ne devait dissiper. La voix se refroidit, légěrement contrainte, et interrogea. «C'ešt gentil d'etre venu bavarder avec moi. — Je crains que ce ne soit plus sérieux.» Le visage de Marino se tendit insensiblement. . «Ah!... Le service, alors? — C'eät ä vous de juger.» : " Je racontai assez sěchement, en m'efforcant á la precision, ma découverte de la veille. Au fur et ä mesure qu'avancait le récit, j'entendais ma voix prendre une dureté métallique et offensante, comme si, de minute en minute, j'avais senti devant moi fuir la crédulité. Marino me regardait fixement, le visage immobile; je sentais que c'était moi qu'il écoutait — et non le passage de ce navire fantóme par lequel j'espérais réveiller ses instincts de chasseur —, comme écoute un médecin dont la fausse complaisance dérobe dans les saceades de la voix, dans les tics du visage, les signes fugaces de la maladie. «C'eSt bien! conclut-il aprés un instant decent de silence. Je vais ordonner qu'on patrouille ce soir aux abords de la passe. Quoiqu'il ne soit guěre probable que ce bateau revienne toutes les nuits.» Sa voix me donnait congé. C'était ce que j'avais craint le plus. Le ton professionnel, égal, faisait choir l'appari-tion au rang de detail du service, la dégradait, lui dressait contravention. Et pourtant son détachement excessif m'avertissait : il y avait la quelque chose de trop bien joué. J'insiátai : «Ce qui serait grave ne serait pas qu'il repasse, mais qu'il soit parti pour de bon. 1. 590 Le Rjvage des Syrtes — Parti? Je ne vois pas bien ce que tu veux dire. — Cest pourtant clair.» Je m'échauffais peu ä peu. «Oü veux-tu que ce bateau s'en aille? Excepté Maremma, il n'y a pas un port ä trois cent milles ďici. Ce seront des retards de Maremma qui ont voulu s'offrir une promenade de nuit. — Au-delä de la zone des patrouilles? — Us avaient peut-étre bu. — Ou peut-étre ils savaient ce qu'ils faisaient, et étaient decides ä aller plus loin.»_ Pour la premiere fois le regard de Marino me fixa avec un ressentiment et une hoštilité marquee, comme un homme auquel on s'ešt efforcé en vain, jusqu'au dernier moment, ďéviter une bévue. «Je ne vois pas. En pleine mer? Ce serait absurde. — II y a des ports en face de nous. II y a la côte du Fargheštan.» Le mot tomba dans un silence de catastrophe. C'etait moi qui ľavais nommé. Aussi bien, il n'avait jamais été question d'autre chose. Marino se taisait. Je me sends devenir venimeux. «C'ešt un nom qui ne semble guěre avoir cours ici.» La réponse m'opposa un mur ďhostilité froide. «Non. Cest un nom qui n'a guěre cours. — Vous souffrirez pourtant que je le prononce. En venant ici, j'avais lieu de croire qu'on m'envoyait dans un poste militaire. II est de tout repos, je veux bien le croire. Je le crois davantage depuis que je suis ici. Mais il ne sert ä rien de fermer les yeux. Aprěs tout, nous sommes en guerre.» J'avais laissé jouer l'accent de moquerie traditionnel sur ma derniěre phrase, mais la voix de Marino prit soudain un ton de fierté dure que je ne lui connaissais pas : «De ce qui ťa paru blamable ä l'Amirauté, tu rendras compte. Cešt ton devoir. Mais tes moqueries tombent mal, Aldo, je ťen avertis. J'ai perdu ces doigts au service de la Seigneurie. Je suis ici pour assurer sa sécurité au long de ces côtes, et je ne crois pas faillir ä mon devoir. La maniere dont je l'assure, j'en suis juge, et je te crois bien jeune pour te prononcer...» i Une conversation 5 91 Le regard se leva imperceptiblement au-dessus de moi, dans une fermeté de propos qui donnait au visage une soudaine beauté. «...De cela aussi je rendrai compte.» Je me sentais étrangement mal ä l'aise, confondu ä ľextréme par la gageure de ce ton si sérieux. Mais déjä Marino lisait dans mes yeux sa méprise, et, un instant hors de ses gardes, retrouvait ce ton de moquerie placide qui lui était familier. «Nous nous sommes laissé entrainer bien loin, il me semble, par un malheureux bateau qui passe en contre-bande. Nous n'allons pas nous brouiller pour une sottise, tu ne le voudrais pas, Aldo?» L'ceil gris, derriěre ľécran de la parole leňte, quétait une approbation qui chassät les doutes, cherchait ä sonder jusqu'oú j'avais lu dans ce brusque désarroi. «Je n'ai pas voulu vous blesser, vous le savez bien. — Tu es jeune, et je te comprends. J'ai été comme toi, plein de zěle pour le service. Plein de zěle trěs égo'ište, plutôt. J'ai pensé comme toi qu'il devait m'arriver des choses singuliéres. Je m'y croyais destine. Tu vieilliras comme moi, Aldo, et tu comprendras. II n'arrive pas de choses singuliéres. II n'arrive rien. Peut-étre n'ešt-il pas bon qu'il arrive quelque chose. Tu ťennuies ä l'Amirauté. Tu voudrais voir lever quelque chose ä cet horizon vide. J'en ai connu ďautres avant toi, tout jeunes comme toi, qui se levaient la nuit pour voir passer des navires fantômes. Ils finissaient par les voir. Nous connaissons cela ici : c'ešt le mirage du Sud, et cela passe. Ľimagination est de trop dans les Syrtes, je ťen avertis; mais on en vient ä bout, on finit par ľuser. Tu as vu courir ces oiseaux de nos šteppes aux ailes atrophiées. Ils me sont un bon exemple. Lä ou il n'y a pas d'arbres oú se poser et pas de faucon qui vous pourchasse, on n'a pas besoin de voler. Ils se sont adaptés. Ä l'Amirauté aussi on s'adapte, et c'est ainsi que vont les choses, et c'ešt ainsi que les choses vont bien. C'ešt de cette maniere qu'on vit ici en sécurité. Si tu ťennuies trop, si tu ne veux pas céder ä ľennui, ä cette monotonie qui est ici une bonne conseillěre — tu m'entends bien —, je vais te donner ä mon tour un conseil ďami et de pere. Car je ťaime bien, Aldo, tu le sais. Le nom que tu portes est illustre et ta famille bien 11 592 JLř BJvage des Syrtes accreditee ä la Seigneurie. Je vais te donner le conseil de partir. ..... -;, ..• ^... . — Partir ? » Les yeux de Marino flotterent lointains, comme on fouille la haute mer, en quéte ďun repěre insaisissable. «II y a ici un équilibre que je maintiens. C'ešt une chose difficile, et cela exige qu'on retire ce qui d'un côté pese trop lourd. — Et qu'ešt-ce qui pese trop lourd? — Toi.» Je retins un instant ma respiration avant de répondre. Je ne pouvais me tromper au ton de Marino : en cette minute méme, il m'aimait, je le sentais profondément. Mais j'étais décidé ä voir plus avant. «Vous me chassez. Vous ne le feriež pas sans motifs graves. Puis-je savoir plus précisément ce qui, dans ma conduite ici, vous a déplu? — Ne renverse pas les rôles. II ešt trop facile de refuser de comprendre. Je me suis mis á ta discretion : un mot de toi ä Orsenna, bien plutôt, peut me chasser ä jamais d'ici. II n'ešt pas question de service, mais d'une conversation ďhomme ä homme, je pensais que tu ľavais déjä compris. Je t'en veux d'etre ce que tu es, en dépit de toi-méme. Je t'en veux d'etre ici une cause de trouble, en attendant d'etre une source de danger. — Je ne me connais pas un pouvoir aussi magique. Me mettrez-vous une fois pour toutes en face des maléfices que j'ai exercés?» Marino rešta silencieux un instant, comme cherchant pour ses pensées la clé d'un ordre difficile. «J'ai parle, tout ä ľheure, d'équilibre. Le rassurant de ľéquilibre, c'ešt que rien ne bouge. Le vrai de ľéqui-libre, c'ešt qu'il suffit d'un souffle pour faire tout bouger. Rien ne bouge ici, et cela depuis trois cents ans. Rien n'a change non plus de toutes choses, si ce n'ešt une certaine maniere de leur retirer son regard. Et ourtant, de Rodrigo (c'était ľamiral qui avait bom-ardé le Farghestan) ä moi, il y a bien de la difference. Les choses ici sont lourdes et bien assises, et tu t'efforcerais en vain de relever les pierres qui roulent chaque jour dans les fossés. Mais tu peux peut-étre davantage. U y a un comble d'inertie qui tient depuis trois siěcles cette ruine immobile, la méme qui fait Une conversation 593 crouler ailleurs les avalanches. C'ešt pourquoi je vis ici ä petit bruit, et retiens mon souffle, et fais de cette coquille le lit de ce sommeil épais de tácheron qui te scandalise1. Je ne te reproche pas, comme Fabrizio, de t'agiter comme un jeune chien sevré de sa laisse. II y a ici de la place pour s'ébattre et le desert en a use de plus vigoureux. Je te reproche de ne pas étre assez humble pour refuser les réves au sommeil de ces pierres... lis sont violents... Je suis vieux maintenant, et j'ai appris ce que c'ešt que mourir. C'ešt une chose difficile et longue, et qui reclame aide et complaisance. Je veux te dire ceci, Aldo : toutes choses sont tuées deux fois : une fois dans la fonäion et une fois dans le signe, une fois dans ce ä quoi elles servent et une fois dans ce qu'elles continuent ä désirer ä travers nous. Je ne te reproche que ta complaisance. — Alors, je vous croirai indulgent et aussi, pardon-nez-moi, un peu romanesque. Je ne pensais pas que la vie ä l'Amirauté cachait tant de fantaštique. J'ai peur que vous n'en ajoutiez peut-étre un peu.» J'avais senti soudain l'envie stupide de reprendre l'avantage. Je compris aussitôt que notre entretien avait passé le point critique. Marino ne demandait qu'ä se rassurer. «Touš les marins sont un peu romanesques...» II rit de bon cceur. «...II faut ľétre un peu pour sentir venir l'orage rien qu'en humant l'air. Mais sois tranquille, Aldo, va, il n'y aura pas d'orage. II n'en arrivera pas. II n'arrivera rien. II n'arrive rien aux gens raisonnables...» La voix me taquinait, un peu troublée pourtant. «Et peut-étre que malgré tout tu t'habitueras ici. L'hivernage n'ešt pas sans charme. A ce propos — j'allais oublier — il se prepare pour toi une vie de fétes, il parait. Nous avons des amis ä Maremma, et des amis qui voudraient beaucoup te voir. Et j'ai méme ä te transmettre une invitation dans les regies. — Vous savez que je ne bouge pas d'ici. — Et que tu as méme grand tort, mais c'ešt ton affaire. La princesse Aldobrandi te prie ä une soiree qu'elle donne chez eile demain. Elle aimerait beaucoup te voir, et m'a prie d'insišter. Tu en feras ce que tu voudras. Tu la connais, je pense. Enfin, je ne te donne 594 L,ŕ Rivage des Syrtes pas de conseils, comme j'en donnerais ä une jeune recrue dans ľintérét de son avancement. Tu es assez grand garcon... C'eät dit pour ce soir; je donnerai les ordres pour la patrouille...» II me jeta un regard ä demi amusé. «Viens avec nous. Cela te désennuiera.» Je me trouvai, en quittant Marino, dans une disposition ďesprit singuliěre. De cette conversation tendue, et ui devait ä certains égards devenir pour moi si lourde e sens, un souffle brusque venait de dissiper au dernier moment les nuées ďorage. Marino avait voulu me chasser des Syrtes, et, la poterne franchie, je ne m'éton-nais méme plus de ma soudaine insouciance. Des souvenirs affluaient ä moi en foule, qui dissipaient ces nuages avec ľexubérance ďun vent du matin. Je son-geais ä Vanessa Aldobrandi. Les jardins Selvaggi dans le mois de mai, au sortir du labyrinthe de rocailles et de marbre qui surplombe la colline, sont une seule nappe de soufre clair qui flambe d'un blanc de coulée jusqu'au bas de la pente et vient mordre en feätonnements de vagues. la falaise opposée de foréts sombres qui clôt de ce côté Orsenna comme un mur. Passe le falte de la colline qui l'isole des bruits familiers de la ville, ä midi l'odeur des narcisses et des jacinthes reflue sur le vallon comme un vertige tour-noyant, pareille ä l'attaque sur l'ouie ďune note trop aiguě qui creuse pourtant, avant de la combler aussitôt, la soif d'une note plus aiguě et plus déchirante encore. Sur les derniers degrés de marbre, mordus par la nappe lisse comme un escalier qui plonge dans la mer, les feuilles d'un tremble font cet ombrage vivant, si pareil au reflet sur un mur d'une eau agitée, et la brusquerie du silence, au sortir du fracas de la rue, ešt celle d'un lieu magique, de ces cimetiěres abandonnés oú le suspens leger et détendu de toutes choses donne au seul bourdonnement d'une abeille une plenitude d'orgue, et comme le poids grave d'une visitation. On connaissait peu ä Orsenna ces jardins ä demi abandonnés; je m'y glissais souvent vers midi, oü j'étais sür de n'y trouver personne, avec l'enchantement toujours neuf qu'on éprouve ä faire jouer une porte secrete et indéfiniment complice. II était lä, chaque fois comme pour moi seul ravivé dans son incandescence — dans un au-delá ' Une conversation 5 9 5 instantané et dérisoire de la promesse également, inépui-sablement dispensateur. J'avais quitté l'Université, ce matin-lä, de bonne heure et pris congé d'Orlando ä quelques rues de lä : ces promenades clandeštines étaient de celieš dont il avait le secret de me faire rougir. Je descendais deja les derniěres marches de mon belvedere préféré quand une apparition inattendue m'arréta, dépité et embarrassé : ä ľendroit exact oú je m'accoudais ďhabitude ä la balustrade se tenait une femme. II était difficile de me retirer sans gaucherie, et je me sentais ce matin-lä ďhumeur particuliěrement solitaire. Dans cette position assez fausse, ľindécision m'immobi-lisa, le pied suspendu, retenant mon souffle, ä quelques marches en arriěre de la silhouette. C'était celie d'une jeune fille ou d'une tres jeune femme. De ma position légěrement surplombante, le profil perdu se détachait sur la coulée de fleurs avec le contour tendre et comme aérien que donne la reverberation d'un champ de neige. Mais la beauté de ce visage ä demi dérobé me frappait moins que le sentiment de dépossession exaltée que je sentais grandir en moi de seconde en seconde. Dans le singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu privilégié, dans ľimpression de presence entre toutes appelée qui se faisait jour, ma conviction se renforcait que la reine du jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire. Le dos tourné aux bruits de la ville, eile faisait tomber sur ce jardin, dans sa fixité de Statue, la solennité soudaine que prend un paysage sous le regard d'un banni; eile était ľesprit solitaire de la vallée, dont les champs de fleurs se colorěrent pour moi d'une teinte soudain plus grave, comme la trame de l'orchestre quand ľentrée pressende ďun thěme majeur y projette son ombre de haute nuée. La jeune fille tourna soudain sur ses talons tout d'une piece et me sourit malicieusement. Cest ainsi que j'avais connu Vanessa. Je ne devais me rendre compte que bien plus tard de ce privilege qu'elle avait de se rendre immédiatement inseparable d'un paysage ou ďun objet que sa seule presence semblait ouvrir ďelle-méme ä la délivrance attendue d'une aspiration intime, réduisait et exaltait en méme temps au role significatif d'attribut. «Baigneuse 596 L,e Rivage des Syrtes sur la plage», «chatelaine ä son rouet», «princesse sur sa tour», c'étaient les termes presque emblématiques qui me venaient ä ľesprit quand j'essayai plus tard de me rendre compte du pouvoir de happement redoutable de cette main ensorcelée. Les choses, ä Vanessa, étaient permeables. D'un geste ou d'une inflexion de voix mer-veilleusement aisée, et pourtant imprévisible, comme s'agrippe infaillible le mot d'un poete, eile s'en saisissait avec la méme violence amoureuse et intimement consen-tie qu'un chef dont la main magnetise une foule. Le vieil Aldobrandi était le chef d'une famille célěbre ä Orsenna pour son esprit inquiet et aventureux. Son nom s'était associé de facon presque légendaire ä touš les troubles de la rue, ä touš les complots nobiliaires qui ébranlěrent parfois la Seigneurie jusque dans ses assises. Les reniements scandaleux, les intrigues, les enlevements romantiques, les assassinats, les hauts faits militaires jalonnaient la chronique de cette souche princiěre, qui portait dans ses moeurs privées la méme violence débri-dée et hautaine qui 1'avait amenée dans la vie publique aux trahisons avérées comme airx plus hauts poštes de l'Etat. Un Aldobrandi avait pacifié par des mesures de haute sagesse la revolte agraire et la secession de Mercanza, un autre passait pour avoir mis en defense les forteresses farghiennes au temps du grand bombarde-ment. Murée dans son orgueil, et comme campée en pleine ville au milieu d'un quartier de petites gens dans son palais du faubourg du Borgo, c'était une race sans tiédeur et sans loi, une race d'humeur lointaine et forte, suspendue indéfiniment sur Orsenna dans son nid d'aigle pour la féconder ou la foudroyer comme un bel orage. On se répétait ä Orsenna le défi de sa devise insolente : «Fines transcendam1», et on ne manquait guěre d'en nuancer ľénoncé d'ironie en se rappelant pour combien de ses membres exilés eile avait pris souvent un sens aměrement concret. Le pere de Vanessa, demagogue intrigant, convaincu de participation dans une erneute des faubourgs qu'il avait soudoyée de sa grosse fortune, avait été la derniěre victime de ces bannisse-ments répétés; cette circonStance, grossie par l'imagina-tion d'un trěs jeune homme, nuanca d'un respect exalte et romantique mes relations avec Vanessa; eile était l'un des plus riches partis de la ville, et fort insoucieuse d'un Une conversation 597 pere qu'elle avait ä peine entrevu : je protégeai, je vénérai en eile une orpheline menacée. Nous ne nous rencontrions guěre ailleurs que dans ce jardin qui prolongeait pour nous sa floraison secrete, et c'ešT: á peine, je pense, si nous nous parlions; nous demeurions de longues minutes sans rien dire en face de cet ocean incendié que Vanessa m'ouvrait de toutes parts sur le monde — dans ses yeux passait pour moi le reflet trouble des mers lointaines qu'avait traversées ľexilé —, son malheur, que je m'exagérais, mettait sur mes joies une arriěre-pensée de retenue secrete, et sur les pensées moins chaftes qui me venaient comme l'interdit d'un sacrilege; je l'aimais en absence, sans souhaiter qu'elle me devint plus proche, et comme si sa main pensive et immaterielle n'eút été faite que pour ordonner dans un lointain indéfiniment approfondi la perspective de mes songes. Elle me parlait souvent de ces contrées d'ou son pere parfois écrivait; sa voix, devenue brěve et comme gutturale, trahissait alors une calme exaltation. Vis-ä-vis d'Orsenna et des choses de la vie courante, son déta-chement était extréme et méprisant. Au coeur de cette ville si complaisamment assise dans sa richesse, et dont eile était par excellence ľÉtrangére, ces longues entre-vues m'entraínaient dans une derive sourde et dissol-vante. Aux côtés de cette freie silhouette dressée qui jetait ľanathéme sur la vie mediocre et acceptée, je reniais en esprit .Orsenna et sa santé rassurante et ha'ie; je revenais du jardin Selvaggi au long de rues désen-chantées et mornes, mes aprěs-midi se trainaient dans une langueur interminable. Je rouvrais parfois la porte du jardin au crépuscule, avec la precaution d'un visiteur en contrebande; je me glissais jusqu'ä notre place main-tenant vide. Le soleil se couchait derriěre la muraille de forét d'un noir d'encre; une brume couvrait déjä les pentes basses du jardin et montait comme une marée vers notre observatoire; dans une immobilité tendue, je fixais jusqu'aux derniěres lueurs les silhouettes des arbres sombres qui se découpaient sur la bande lumi-neuse de l'horizon. Lä s'était fixe le dernier regard de Vanessa; j'attendais de voir paraitre ce qu'il m'avait myštérieusement designe. Le jardin se repliait dans son silence hostile de cloitre et me chassait; je baisais la pierre froide oú s'était accoudée Vanessa, je revenais par í 598 Le Rivage des Syrtes les rues noires de la banlieue, entre les silhouettes basses des maisons blanches écrasées pres de leurs ifs et de leurs cypres dresses, et toutes pareilles ä des tombes allumées. Je me déprenais peu ä peu d'une vie sans accidents et sans fiěvre. Vanessa desséchait touš mes plaisirs, et m'éveillait ä un subtil désenchantement; eile m'ouvrait des deserts, et ces deserts gagnaient par taches et par plaques comme une lěpre insidieuse. J'abandonnai peu ä peu tnon travail; je condamnai plus souvent ma porte ä mes amis, rien ne me plaisait plus autant que la perspective d'une journée vide que coupait ä midi cette seule rencontre avec Vanessa. Les occupations réguliěres m'étaient devenues faštidieuses. Avec l'intransigeance provocante de ľextréme jeunesse, je poussais les manifestations de mon dégoút jusqu'ä ľabsurde : ä la šfupeur de ma famiUe, je prétendis qu'Orsenna sentait le maré-cage et me refusai, sauf pour ces breves rencontres, á sortir plus longtemps au grand soleil. Je parcourais la ville de nuit, trěs tard; j'aimais frôler au passage ces silhouettes, imperceptiblement trop rapides ou trop lentes, que le jour pour un moment mécanise et que la nuit avancée, comme une fin de course impitoyable, égrěne au long des rues dans leur nudité tragique de grand fauve ou de béte boiteuse. Quelque chose de louche et de blessé trainait dans les rues d'Orsenna ä cet instant de fatigue nue. On cut dit que les eaux croupies qui baignaient les pilotis de la ville basse se retiraient i leur laisse extréme, et mettaient au jour la forét tour-beuse et rongée de mauvaises fiěvres qui lui servait de support; je plongeais avec delectation dans ces profon-deurs qui fermentaient1; un instinct me dénudait soudain comme ä un visionnaire une ville menacée, une cremte rongée croulant par grands pans sous un pas trop lourd dans ces marécages dont eile avait été la supreme fleut. Comme le visage d'une femme encore belle, et pout-tant irrémédiablement vieillie, que fait soudain craquer ľéclairage funébre du petit matin, le visage d'Orsenna m'avouait sa fatigue; un souffle d'annonciation loin-taine passait en moi qui m'avertissait que la ville avait trop vécu et que son heure était venue, et, arc-boutt moi-méme contre eile dans un défi mauvais ä cette heutt trouble ou se déclarent les transfuges,, je sentais que les Une conversation 599 forces qui l'avaient soutenue jusque-lä changeaient de camp. II m'avait paru quelquefois que je trouvais des justifications inavouées pour ces réves d'enfant qui pouvaient devenir actifs. A qui la contemplait d'un ceil non prévenu, la ville pouvait sembler parfois somnoler au grand jour, comme captive d'un réseau chaque jour plus difficilement renoué d'habitudes lasses. Le recul que me donnait maintenant mon voyage aux Syrtes me dotait d'une clairvoyance plus grande : le souvenir décantait ä dištance des impressions jusque-lä sans cesse brassées et dissoutes dans ce tumulte du quotidien qui nous ramene i flot dans son agitation légěre. Vanessa avait été pour moi cette minime félure qui donne la profondeur d'un crištal invisible; mais les apparences mémes ä Orsenna — comme un étranger décěle le premier sur un visage familier les alterations de la maladie —, une fois cette dištance prise, n'étaient plus celieš de la santé. L'expres-sion du menu peuple aux jours de fétes — toujours somptueuses et toujours fidělement suivies — était celie de l'ennui sous une imitation trop attentive du plaisir : ce vétement de féte gardait quelque chose de défraichi et de fruštré, comme ces uniformes de veterans qui conservent les plis poussiéreux de l'armoire. La fidélité aux traditions, devenue presque maniaque, disait l'ap-pauvrissement d'un sang incapable de recréer. On pouvait penser quelquefois ä ces vieillards sees et bien conserves qui trompent longuement leur monde en ce que, ä mesure que s'en retire la vie, ils semblent mettre au jour ä la place, chaque année plus impérieuse et plus aceusée, la forte et convaincante realite de leur sque-lette : ainsi en était-on venu ä citer partout ä ľétranger en exemple le mécanisme modele de la constitution de la Seigneurie, qui en effet fonetionnait pour la satisfaction des connaisseurs avec la perfection dérisoire d'une piece de musée, et comme au sein d'un vide inquiétant qui ne dissipait plus le doute quant ä la vigueur du ressort qui le maintenait encore en marche. Le scepti-cisme des hautes classes était devenu profond, ä mesure que se faisaient plus exigeantes les regies méticuleuses du service, et qu'un point d'honneur plus impitoyable, s'attachait ä leur Stricte execution. Un symptóme qui pouvait paraitre ä la reflexion spécialement inquiétant 6oo L,e Ripage des Syrtes i naissait pour moi des goůts de voyage, de ľesprit cosmopolite, des fugues bizarres qui commencaient ä dépeupler par places cette termitiěre trop ingénieu-sement agencée — comme si le sang se fút porte de lui-méme ä la peau pour se rafraíchir —, de ľhumeur nomade qui s'emparait des cercles les plus cultivés. J'en étais moi-méme un exemple, et je me mis ä songer plus attentivement ä cette singuliěre colonie de Maremma dont Fabrizio faisait tant de cas. Oui, Vanessa trouvait lä sa place d'avance marquee. Cependant que le Redoutable prenait peu ä peu son allure sur une mer calme, je me mis ä sourire á ce que cette proche rencontre prenait soudain de frappant pour moi seul. J'avais depuis longtemps perdu de vue Vanessa : le vieil Aldobrandi, mortellement ennuyé de son exil, avait fini par réclamer brusquement sa famille. J'étais trěs jeune — j'oubliai; ou je crus oublier. J'avais appris dištraitement, par la suite, son retour et sa soudaine rentrée en grace, et conclu avec un sourire ironique que les choses allaient bon train et qu'Orsenna composait désormais avec des forces qui ne pouvaient guěre s'offrir ä la conduire ä bien. La nuit était devenue trěs noire. Debout pres de moi sur la passerelle, le regard de Marino se rivait ä ľavant du bateau. Le corps disparaissait sous les reflets miroi-tants du čiré sombre. Le visage s'était étrangement isolé, les traits tout aiguisés dans la tension du guet. II n'attendait rien, je le savais, de cette banale croisiěre nocturne, mais Marino ne faisait jamais les choses ä moitié. Le Redoutable, sur cette mer rassurante, avancait pare pour une rencontre, son equipage alerté, ses canons approvisionnés. Si dérisoire qu'il put étre, devant la réalité tendue de ce petit monde militaire en marche á travers la nuit aveugle, et que j'avais si légěrement decouple, je me sentais incertain et trouble. Je ressentais quelque chose du remords tardif et de la panique de ľapprenti sorcier ä ľinštant oú, tout doucement d'abord et ä son incrédule et profond étonnement, les choses malmenées dans leur dignité pesante se mettent tout ä coup ä bouger; dans le déhanchement maugréant de bete réveillée du navíre, j'avancais en proie ä un léger étourdissement et au sentiment exaltant ďun déclic magique. J'avais fait sortir en mer le Redoutable, des Une conversation 6b i dizaines ďyeux bien ouverts relayaient mon regard incertain sur la mer. Ä travers la nuit opaque, un réseau assourdi de voix avares répercutait par intervalles des commandements sees — ces voix breves et prenantes, ä reflets de destin, qui montent de la gorge de ľhomme dans toute machine lancée vers un horizon aventureux. Une eŕHcacité surveillée, tendue, alertée, se retrouvait, se rassemblait autour de nous ä travers le noir; je la sentais nouer ses rénes dans mes mains, crépiter avec les intervalles exacts ďune machine en ordre de marche. Le regard méme de Marino, ce regard rassis et froidement lucide, s'enfiévrait légěrement, comme aux premiers eŕfluves de ľatmosphere subtilement magnétisée de ľaííion. Ce branle-bas militaire, dans son ambiguité de jeu qui pouvait d'un instant ä ľautre devenir sérieux, apportait ä son tour consištance et réalité ä la douteuse apparition de la veille, mettait en marche un engrenage subtil : je m'attendais presque ä voir resurgir devant moi la silhouette énigmatique; je fouillais l'ombre ďun regard de minute en minute plus absorbé; une fois ou deux, ä un reflet plus clair jouant sur les vagues, je retins ma main préte ä agripper nerveusement le bras de Marino. Me trompais-je? C'eút été en ce moment le signe d'entente qu'on adresse ä un complice. Le vieux sang des corsaires parlait haut chez Marino; je le sentais, á mes côtés, soudain presque aussi nerveux que moi. Nous étions ä cet instant deux chasseurs lancés ä travers la nuit, tout le bateau sous nos pieds tressaillant comme á une bourrasque d'une brusque fiěvre d'aventure. «Une belle nuit, Aldo, qu'en dis-tu?» II y avait dans sa voix un tremblement réprimé qui le livrait, soudain, au sein de son element, en dépit de lui-méme inexplicablement á son affaire. Je sentis qu'il m'en voudrait demain d'un épanchement chez lui si extraordinaire. Mais ce soir rapprochait en nous deux ennemis trěs intimes; par ce bateau lancé qui vibrait sous nos pieds, nous communiquions dans les profondeurs. «Une belle nuit. La meilleure que j'aie encore passée dans les Syrtes.» Dans la demi-obseurité de la passerelle, il se produisit alors une chose trěs solenneile : sans que le regard se détournát, la main de Marino chercha mon bras et s'y posa une seconde. Je sentis mon cceur se gonfler comme Go z Le Rivage des Syrtes ä une extraordinaire permission, comme un homme devant qui une porte s'ouvre ä laquelle il n'aurait pas méme osé frapper. «Vous n'aimez guěre sortir le Redoutable, pourtant. — Pas trop souvent, Aldo. Pas trop. Le moins possible... II me semble que je ne gagne pas mon traitement... II me semble que je prends des vacances.» La lune se leva sur une mer absolument calme, dans une nuit si transparente qu'on entendait, des fourrés de roseaux de la côte, gagner de proche en proche le sourd caquettement d'alarme des oiseaux de marais alertes dans les Jones par notre sillage. La côte que nous longions se hérissait en muraille noire contre la lune des lances immobiles de ses roseaux. Silencieuse comme un rôdeur de nuit, la coque plate du Redoutable se glissait dans ces passes peu profondes avec une sůreté qui trahissait le coup d'oeil infaillible de son capitaine. Derriěre le liséré sombre, les terres désertes des Syrtes ä ľinfini reflétaient la maješté ďun champ ďétoiles. II était bon ce soir d'etre en mer avec Marino, fortifiant de s'enfoncer avec lui sans fin dans ľinconnu de cette nuit tiěde. L KS RU1NRS DK SAGRA Fabrizio me réveilla en entrant dans ma chambre le lendemain de bonne heure, ľair ironique et entendu. «Tu me vois pantelant aprěs les details de cette expedition nofturne. II paraít que vous avez fait buisson creux...» Cette fanfare matinale m'était désagréable. De cette nuit embrouillée, je ne sentais décidément rien ä dire ä Fabrizio. II y avait trop de murs ä abattre. «Au diable, Fabrizio! Respeäe au moins le repos des gens qui s'adonnent ä des occupations sérieuses. Va-ťen jouer... Laisse-moi dormir.» Fabrizio n'était pas décidé ä quitter le terrain. Pelo-tonné maussadement derriěre les couvertures contre ľair piquant, avec la plus franche hoštilité je ľobservais qui voletait dans la piece, ouvrait les fenétres sur le matin glacé, parcourait du regard les cartes des Syrtes jetées sur ma table. «BrrĽ. II ne fait guěre chaud chez toi, Aldo... Du travail fignolé, je vois... C'était positivement passion-nant, j'en suis sůr... "La ligne des patrouilles"...» accen-tua-t-il d'un ton emphatique en fixant la carte curieu-sement. «Je pense bien qu'avec Marino vous n'avez pas risqué de la passer. Vous n'avez pas dů vous écarter beaueoup de la côte, lanca-t-il en levant le nez d'un air rusé. — Marino sait ce qu'il a ä faire, et se passe des conseils d'un gamin comme toi. Ferme cette fenétre, 6o4 L, desert, plus steriles encore; et au-delä — pareils ä la mort qu'on traverse — derriěre une brume de mirage ■ étincelaient les eimes auxquelles je ne pouvais plus . refuser un nom. Comme les primitifs qui reconnaissent une vertu active ä certaines orientations, je marchais toujours plus alertement vers le sud : un magnetisme secret m'orientait par rapport ä la bonne direction. > Cependant le soleil déclinait déjä. J'avais marché de y longues heures, et rien encore sur ces plaines décou-vertes n'annoncait ľapproche des ruines dont je eher- " chais ä deviner de loin la silhouette brisée sur ľhorizon ' plat. Je marchais depuis un moment en direction d'un boqueteau isolé et assez dru qui bordait la lagúne et vers lequel, ä mon étonnement, se dirigeaient aussi les traces toutes fraiches d'une voiture, qui paraissait avoir 6i2 L.e Rivage des Syrtes emprunté la pište étroite et fauché sur son passage les Jones dont j'apercevais partout les tiges brisées. Pendant que je me perdais en conjectures sur ce qui avait pu attirer Marino ou ses lieutenants vers ce bois perdu, je percus de maniere dištinčte, ä peu de distance, le murmure surprenant d'un ruisseau; les Jones firent place ä des arbuštes entremélés, puis au couvert ďun épais fourré ďarbres, et je me trouvai tout ä coup dans les rues mémes de Sagra. Giovanni n'avait pas menti. Sagra était une merveille baroque, une collision improbable et inquiétante de la nature et de l'art. De trěs anciens canaux souterrains, par leurs pierres disjointes, avaient fini par faire sourdre, ä travers les rues, les eaux sous pression d'une source jaillissante qu'ils captaient ä plusieurs milles de lá; et lentement, avec les siěcles, la ville morte était devenue une jungle pavée, un jardin suspendu de trones sau-vages, une gigantomachie déchaínée de ľarbre et de la pierre. Le goút d'Orsenna pour les matériaux massifs et nobles, pour les granits et les marbres, rendait compte du caradtěre singulier de violence prodigue, et méme ďexhibitionnisme, que revétait partout cette lutte — les mémes ejfets de muscles avantageux que dispense un lutteur forain se reŕlétaient ä chaque instant dans la resistance oštentatoire, dans le porte-ä-faux qui oppo-sait, ici un balcon ä l'enlacement d'une branche, la un mur ä demi déchaussé, bascule sur le vide, ä la poussée turgescente d'un tronc — jusqu'ä dérouter la pesanteur, jusqu'ä imposer ľobsession inquiétante d'un ralenti de deflagration, d'un inštantané de tremblement de terre1. J'avancais saisi ďétonnement dans ce demi-jour vert oú les branches immobiles laissaient couler une résille de soleil sur le pavé gras. Une humidité-lourde trainait au ras du sol, couvrant les moellons d'un drape de mousse qui feutrait les bruits, laissant tinter seulement le son trěs clair de ľeau qui filtrait partout en ruisselets rapides sur les pierres, dans ľégouttement nonchalant qui suinte d'une fin de bombardement ou d'incendie. J'attachai mon cheval au chambranle ä demi descellé d'une porte, et me mis ä errer au hasard par les avenues, trébuchant parfois sur un épais feutrage spongieux de feuilles pourries. Sagra, ä ľévidence, n'avait été que trěs sommairement une ville, plutôt un comptoir banal Les Ruines de Sagra 613 entrecroisant ses quelques rues en damier au bord de la laguně. Les rez-de-chaussée derriěre lesquels on entre-voyait des arriěre-salles solidement voůtées, les caves spacieuses sur lesquelles le pavage s'effondrait en bor-clure des rues, parlaient ďentrepóts et de boutiques; quelques fantômes de villas cossues se profilaient tapis dans leurs jardins en délire comme derriěre une forte-resse de broussailles. Mais la pénombre et ľimmobilité close prenaient dans un erištal magique ces debris médiocres, une reverie se dévidait au fil de ce bruit de fontaines qui semblait rappeler encore ä leurs humbles besognes les occupants évanouis, renouer en guirlande muette autour du puits et du lavoir ces gestes profonds qui font bondir au coeur comme un sentiment panique de la permanence de la vie. Une envie soudaine et inquiěte me prenait de réveiller pour un instant les échos de ces rues, de héler quelque áme qui vive oubliée dans ce labyrinthe de silence1. Mais, ďévidence, il n'y avait personne. Le jour commengait ä baisser dans ces avenues trěs sombres, et j'allais me decider ä repartir lorsque je crus discerner un léger bruit de vagues, et presque aussitôt débouchai ä ľimprovište au bord d'un Dassin irrégulier ďeau clapo-tante qui avait été ľancien port de Sagra. De grands arbres ľencerclaient, qui faisaient trainer leurs basses branches sur ľeau, laissant tomber au milieu seulement du bassin une tache plus claire. Mais, ä demi cachée sous la retombée des arbres, une silhouette insolite acerochait les reštes de lumiěre d'un reflet de metal : le long du quai ruine était amarré un petit bátiment. Un geste inštinŕtif me fit reculer sous le couvert des arbres, comme si j'avais senti ä la seconde méme qu'il était surtout important de n'étre pas vu. Je me rappelais brusquement les traces de la pište. Mais un autre souvenir me parlait ä voix plus dištinčte encore. Dans cette silhouette vague, encore ä peine devinée, quelque chose me rappelait ľapparition de la grěve. Les fourrés, heureusement, poussaient épais au bord du bassin, et je gagnai un pošte d'observation plus commode. Le bátiment, de dimensions médiocres, et que je dištinguais assez mal sous sa voüte de branchages, évoquait l'idée d'un bateau de plaisance, mais robuste, et assurément capable de tenir la haute mer. La poupe 6i4 Le Ravage des Syrtes seule était distinčtement visible, et je pouvais m'applau-dir de ma prudence : le tableau ďarriěre ne portait ni nom ni trace aucune de l'immatriculation nautique réglementaire ä Orsenna. Je me sentis montér au casur, avec la fiěvre du chasseur, une espěce ďépanouissement intime qui me juStifiait. J'avais barre sur Marino. II y avait lä quelque chose qui n'était plus dans l'ordre. Hausse sur la pointe des pieds, je braquais mon regard sur le bateau, presque ä découvert, ä travers les feuilles. II me fascinait — comme une apparition fiévreusement espérée — comme un gibier introuvable que jette sur vous soudain ä le toucher, černé pourtant de myštěre, la lunette ďune carabine. Je le tenais ä ma merci. Dans le silence de cette jungle, il eůt pu sembler abandonné lä, si les cuivres brillants et les peintures fralches n'avaient témoigné ďun entretien recent. Une seconde, je me sentis sur le point de céder ä ľenvie démesurée de sauter sur le pont et de m'éclaircir tout ä fait sur ce qui ne pouvait plus manquer d'etre une bonne prise, lorsque je réŕléchis tout ä coup que le bateau pouvait étre garde de la rive, et j'essayai de sonder du regard, dans le jour maintenant trěs déclinant, les broussailles drues qui jaillissaient du quaí descellé. Je dištinguai alors, ä peu de dištance sous les arbres, la silhouette d'une maisonnette ä demi écroulée, et m'apercus, avec un dépit qui m'ôta toute envie de sortir de ma cachette, qu'un ŕilet de fumée sortait des ruines. Pendant que je réfléchissais au moyen de tourner cet obstacle imprévu, j'entendis soudain derriěre moi le hennissement malencontreux de mon cheval se répercu-ter ä travers le bois, et, presque aussitôt, la silhouette ďun homme, le fusil ä la main, se détacha de la maisonnette. D'un pas incertain, ľair inquiet et indécis, il s'avancait comme par reflexe vers le bateau qu'il avait évidemment mission de garder, s'arrétant par instants pour préter ľoreille, et je pus ľentrevoir une seconde plus clairement dans une éclaircie des broussailles. Sa mise était celie des bergers des Syrtes, mais ce qui me frappa aussitôt vivement était quelque chose ďonduleux et de singuliěrement souple dans la demarche, et surtout la teinte trěs sombre, presque exotique, du visage et des mains. L'ombre me dérobait déjä la silhouette ä peine entrevue, brouillant une impression presque indéfinis- Les Ruines de Sagra 615 sable, et pourtant — non, ce n'était pas le jeu ďune imagination enŕiévrée par la surprise — je croyais pouvoir jurer que c'était lä quelqu'un qu'on ne se ŕut pas attendu ä rencontrer dans les Syrtes. Aprés un moment de guet immobile, et avec la méme rapidité onduleuse, ľhomme, sans doute rassuré, se coula de nouveau dans les ruines. Le bateau était évidemment bien garde, et il ne me reštait plus qu'ä partir. Je me glissai le plus silencieu-sement possible dans ľobscurité jusqu'ä ľun des fan-tômes de rues, et, guidant mon cheval par la bride vers le tunnel de lumiěre diffuse qui marquait ľentrée des ruines, je quittai sans bruit l'intriguante Sagra. Je ne risquais pas de m'égarer dans cette nuit assez claire, et je rendis les rénes ä mon cheval děs la tranchée de Jones qui devait le ramener comme un rail ä ľAmirauté. II y avait un lien evident entre la presence de ce bateau et les traces de la voiture, et, plus j'y songeais, plus j'étais porté ä chercher la elé de ces allées et venues clandeštines du côté de Maremma. L'idée ďun trafic de contrebande venait ä l'esprit, mais l'aspecf de ce bateau de plaisance ne pouvait guěre le confirmer. Sa presence ä Sagra ne prétait pas moins ä cent explications banales. Mais je me sentais une repugnance instinctive ä les admettre; mes suppositions s'orientaient déjä ďelles-mémes, se projetaient dans cette direction obsé-dante oú tout ce qui débordait le cadre de la vie banale tendait déjä pour moi ä s'infléchir. Je ne pouvais plus me dissimuler ľimportance excessive que commencait ä prendre tout ce qui, de pres ou de loin, se rapportait au FargheStan. II avait été dans ma vie inoceupée ä ľAmirauté ďabord ľobjet ďune réverie vague — j'avais cherché contre ľappel du vide un étai ä portée de ma main. Le sommeil défait d'Orsenna, trop permeable ä ľassaut de souvenirs obsédants, comme celui ďun vieillard mal défendu contre une longue memoire, avait été la permission de mes réves aventu-reux, et il était significatif que j'eusse en effet ďinštinét traité ces réves en réves et le Fargheštan comme une figure complaisante que j'exhumais ä mon gré, pour ľy replonger, du silence de la chambre des cartes. Au milieu de ce vagabondage inoffensif de somnambule, ma conversation du matin avec Fabrizio venait brusquement de 6x 6 -Li? Rivage des Syrtes m'ouvrir les yeux. Des brumes trop rassurantes s'étaient dissipées. U y avait une côte devant moi oú pouvaient aborder les navires, une terre oú ďautres hommes pouvaient imaginer et se souvenir. C'était dans cette nouvelle perspective que j'étais porté ä songer ä un navire qui semblait prendre de si singuliěres liberies avec les instructions nautiques, et c'était ce qui m'engageait ďinštincT: ä m'abštenir de faire part ä Marino de ma découverte. Quant ä la conduite ä tenir pour le reste, je ne me sentais guěre presse de m'arréter děs maintenant ä un parti. J'avais depuis ľavant-veille le sentiment d'etre en contact avec une chaíne ďévénements qui m'avait pris en remorque. Ma découverte de Sagra était un maillon de cette chaine, et, tout en pressant mon cheval vers l'Amirauté, aiguil-lonné par le pressentiment ďun proche avenir fertile en surprises, je me mis ä songer de nouveau au signe d'appel que m'avait adressé Vanessa. Je commencai á regretter aměrement mon mouvement d'humeur; brus-quement je pris le galop dans l'espoir que la voiture avait pu étre retardée, et c'eSt fort dépité qu'en débou-chant de la chaussée des lagunes je me retrouvai au milieu de la lande vide et de l'Amirauté déjä plongée dans la nuit. U NR VISITE J'étais trěs contraria, et, pour la premiere fois, la solitude ä l'Amirauté m'apparut pesante. Une brume lourde était descendue avec la nuit sur les lagunes; ľhumidité ruisselait sur les murs nus; la lueur de ma lampe, pendant que je traversais la lande, dessinait ce méme halo irréel que m'avait rappelé Marino. Je me sentais inquiet et nerveux, et soudain aussi rejeté qu'un enfant puni qui, du fond de sa chambre noire, se tend vers la chaleur et les lumiěres de la féte. J'étais frappé, pour la premiére fois, de tout ce qu'il y avait de désorientant dans l'idée que Vanessa et Marino se connussent. Comme chaque fois qu'entrent loin de nous en contact deux étres lies ä des episodes séparés de notre vie, le sentiment d'une collusion suspecte venait subi-tement assombrir et voiler de secret les lumiěres de cette féte lointaine. Dans ce décor théätral que je m'imaginais ä distance, et que ľentrée pressentie de Vanessa venait de charger d'une brusque tension, une scene lourde de sens se jouait ä travers ma reverie, oú j'avais l'impres-sion troublante qu'il était de quelque maniere decide de moi. Ces pressentiments inquiets ajoutaient encore ä l'ennui d'une soirée trěs morne. Je me promenai longtemps de long en large dans ma chambre. Dans mon esprit engourdi par ce va-et-vient mécanique, la piece trěs obscure finissait par paraitre inhabituelle, entretenait, sans que je pusse le localiser, ce malaise léger d'une 6:8 Le Rivage des Syrtes chambre familiěre, oü Fon n'arrive pas ä déceler quel meuble a été dérangé. Je m'apercus tout ä coup que les cartes de Sagra, emportées l'apres-midi, jonchant la table en désordre, ä chaque passage avaient fixe machina-lement mon regard — ou plutôt je compris que l'envie me tenaillait, depuis une heure, d'entrer dans la chambre des cartes. La masse de la forteresse se dressait devant moi á travers la lande, plus impressionnante encore dans le noir presque opaque de ľillusion qu'elle me donnait, méme au milieu de ľobscurité, de jeter de l'ombre, de communiquer ä ce campement de sommeil la pulsation faible et presque perceptible d'un coeur de téněbres battant lourdement, puissamment, derriěre la nuit. A la faveur de cet écran enorme, brisant les vents du large qu'on entendait sirfler dans les créneaux, j'avancais au milieu ďune immobilité lourde et plombée. Cette nuit tiěde et mouillée, trop molle, ajoutait ä 1'air confine de ces murailles une trištesse de prison entrebáillée: ľhumidité glacait les murs des couloirs comme les parois ďune caverne. A la lueur tournoyante de feu follet que vissait ma lampe dans ces tunnels, j'étais frappé comme jamais encore du caradtěre extraordinai-rement inhospitalier du lieu. Son silence était la signification ďune hoštilité hautaine. Une approche menacante semblait s'embusquer derriěre cette ombre machinée, dans ce paquet de vaisseaux noués autour d'un cceur noir. La lumiěre faible de ma lanterne sur les murs de la chambre des cartes y faisait bouger, de facon maintenant presque materielle, ce trěs léger frémissement d'éveil dont j'avais ressenti dans mes nerfs la vibration tendue děs ma premiere visitě. Comme le cri figé par l'ombre des sculptures de cavernes que liběre soudain sous leur glaise de siěcles le dégel d'une lampe allumée, les panoplies des cartes luisantes se ranimaient á travers la nuit, y rajuštaient par places le réseau d'une fresque magique, aux armes de patience et de sommeil. Ä la faveur de 1'heure avancée et de la fatigue de la chevau-chée de 1'aprěs-midi, il me semblait soudain que 1'éner-gie méme qui désertait mon esprit dissocié venait recharger ces contours indécis et — me fermant ä leur signification banale — m'ouvrait doucement en méme Une visitě * 619 temps ä leur envoútement d'hiéroglyphes, dénouait une á une les resistances conjurées contre une énigmatique injunction. Je glissai peu ä peu dans un sommeil peuplé de mauvais songes, et, ä demi conscient encore, j'en-tendis une horloge tout ä coup sonner dix heures dans la forteresse endormie. Le malaise oú je m'étais trouvé plongé se dissipait mal. Au sortir de ce sommeil bref, il me semblait retrouver la piece inexplicablement changée. Dans un soudain retour de peur panique, sous mon regard bien réveillé, les murs de la salle continuaient ä bouger légěrement, comme si le songe eut résiSté ä crouler autour de cette chambre mal défendue. Á une fraicheur aux épaules, je sentais que le vent léger oú s'était engouffrée la piece n'avait pas cessé de souffler, et je devinai soudain que les ombres dansantes oscillaient sur les murs avec la flamme méme de ma lanterne, et que la porte derriěre moi s'était depuis quelques secondes ouverte sans bruit. Je me retournai tout d'une piece et sursautai en froissant de ma joue la robe d'une femme. Un rire léger et musical éclata dans le noir, qui me rejetait ä la mer, me roulait dans une derniére vague de songe. Je crispai les mains sur la robe, et relevai les yeux vers le visage noyé dans l'ombre. Vanessa était devant moi. «On ne peut pas dire que l'Amirauté soit excessi-vement gardée. Je dirai cela au capitaine. Ainsi, voilä pourquoi tu délaisses ta meilleure amie», ajouta-t-elle en se penchant avec curiosité sur la table. Déjä eile s'asseyait sur le bras du fauteuil, et, balan-cant un pied, dépliait les cartes sans se presser, comme on pousse par désceuvrement la porte d'un voisin de Campagne. Je reconnaissais au premier instant ce plain-pied inimitable dans ľentrée en matiěre, cette facon aisée qu'elle avait de planter tout ä coup ses tentes en plein vent. «Mais tes invites?... Comment es-tu la?» pronongai-je enfin d'un ton mal assure. Ainsi abruptement dispense de preambule, je me sentais je ne sais pourquoi pris la main dans le sac. «Mes invites se portent bien et te remercient. lis feštoient ä ma santé ä Maremma. -.:......■■ — Mais... Vanessa? 6 2 o L.e Rivage des Syrtes — II a bien dit cela, il n'a pas tout oublié...» Le rire léger éclata de nouveau, insolite soudain dans cette piece aux échos profonds, comme un rire de théátre derriěre une rampe éteinte. Vanessa posa sa main sur mon front et me regarda d'un air fixe et sérieux. «... Comme tu es reste enfant, ajouta-t-elle avec une inflexion presque tendre. Tu te plais ici?» Elle parcourait la piece noire d'un regard lent. «... Marino dit qu'on ne peut t'arracher de l'Ami-rauté. ESt-ce vrai ?» Elle s'établissait maintenant peu ä peu, ä mes yeux brouillés par la surprise, avec la fixité parfaite, la quietude d'une flamme de bougie élevée dans une chambre calme. Dans le fouillis poussiéreux de la piece, la carnation egale et trěs pále de ses bras et de sa gorge suggérait ä ľceil une matiěre extraordinairement pré-cieuse, radiante, comme la robe blanche d'une femme dans la nuit d'un jardin. «II ešt vrai que je n'en bouge guěre. Et je me plais ici, c'est vrai. — Cest moins gai que le jardin Selvaggi. Mais, en effet, ce n'ešt pas sans charme.» Son regard, maintenant accoutumé ä ľobscurité, devint soudain fixe. Elle éleva la lanterne : le grouil-lement compliqué des cartes sortit de ľombre. Le visage saisi se figeait dans une curiosité intense et enfantine. «Es~t-ce pour regarder ces cartes que tu viens ici? — C'eSt un interrogatoire ? — Rien que de flatteur pour toi. Je ne connais rien de plus décoratif.» Le rayon de la lanterne s'arréta sur une carte ancienne, empanachée ďétranges lettres bouclées. Dans la voix de Vanessa joua soudain un accent de provocation direčte. «J'ai la méme ä Maremma dans ma chambre. Tu la verras. — Qu'es-tu venue faire ä Maremma? — Les Syrtes vont étre trěs ä la mode ä Orsenna. Nous avions lä un palais qui tombait en ruine. Je m'ennuyais. II m'a pris fantaisie de venir arranger tout cela. Tu as 1'air d'etre le seul ä ne pas t'en apercevoir. Et, d'ailleurs, on y rencontre des gens agréables. Ton ami Fabrizio, par exemple...» Une visitě " 621 Le visage de Vanessa se tendit imperceptiblement, comme on écoute tomber une pierre dans un puits. «... Le capitaine Marino.» Le nom ravivait mes regrets de la soiree, remuait soudain en moi toute une eau trouble. «Le capitaine Marino n'ešt pas exaftement ce que j'appellerais un homme agréable. — Tu as tort, Aldo. Lui ťapprécie beaucoup, je peux te le dire. — Ravi qu'il te délěgue pour me transmettre ses certificats.» Vanessa ignora l'interruption. ■ «II n'a pas assez d'éloges pour ton zěle. II te trouve seulement un peu exalte, un peu imaginatif...» Elle plongeait ses yeux dans les miens avec insištance. «... Je lui rappelle que tu es trěs jeune, qu'il ne faut pas se plaindre de la fougue des jeunes gens, et que tu t'assagiras...» Le regard fixe dans le visage moqueur m'interrogeait plus curieusement que ne le comportait ce badinage. «... Tu vois que nous avons des conversations trěs sérieuses. — Et de quoi encore parlez-vous? — Nous avons en commun beaucoup de sujets d'inté-rět. — Marino ne s'intéresse qu'au service. — Ce n'ešt pas ce qui peut écourter nos conversations. » Vanessa parvenait ä ses fins. Je me sentis rougir de colěre. «Trěs bien. Si tu es au couraní des affaires du service, tu comprendras qu'il a aussi ses exigences. Je suis désolé, crois-le bien, de n'avoir pu te donner cette soirée. — On ne peut congédier plus élégamment. Je pensais na'ivement que ma visitě te ferait plaisir. J'étais loin d'imaginer que tu avais tant de besogne. Je me plaindrai ä Marino. Je lui ferai honte de t'enfermer le soir dans une sombre casemate. Je lui dirai qu'il fait de toi une veritable Cendrillon.» Son rire me provoquait ä découvert. «Je travaille quand je veux et oú il me plait.» Vanessa cédait au rire fou. Ce rire généreux qu'elle 62 2 Ĺe Rivage des Syrtes avait, cette pluie de gaieté tendre, dégonflait ma mauvaise humeur, me ramenait par la main au jardin Selvaggi. Elle braqua sur moi la lanterne que secouaient encore ses accěs de rire et je sentis, á mon front, le contaä fortifiant, la chaleur fondante de ses doigts familiers qui me dépeignaient. «La! Voilä! c'ešt tout ä fait ca. Je ťassure, tu es ä croquer en gamin boudeur. Tu es positivement adorable, Aldo.» Sa voix essoufHée se brisa sur une inflexion sourde qui fit soudain fourmiller mon sang ä mes mains et ä mes lěvres. La légěre bousculade nous avait rapprochés. J'emprisonnai les mains qui s'attardaient dans mes cheveux, la lanterne tomba, faisant ľobscurité complete. Je plongeai ma téte au creux de ces mains chaudes et les baisai longuement. Vanessa les pressait doucement á mes lěvres dans le noir. Elle s'écarta brusquement, comme réveillée, et détourna les yeux. «Comment as-tu trouvé les ruines de Sagra? — Les ruines de Sagra?... Vraiment tu devines les choses, Vanessa. J'étais en train de me dire qu'elles t'auraient positivement intéressée.» Vanessa se leva, serra son manteau autour d'elle et chercha mes yeux d'un regard appuyé. «Si tu m'aimes, Aldo, tu garderas tes impressions pour toi seul.» Le ton bref que contredisait la voix étouffée coupait court ä tout commentaire, et je me levai ä mon tour, indé-cis. Vanessa s'enveloppa frileusement dans sa fourrure; la tache blanche de sa robe s'éteignit, la měla de nouveau ä ľobscurité de la chambre. «Bien entendu, je ťemméne. — A Maremma? Si tard!...» Je me rendais déjä sans conditions. Je ne voulais plus la quitter. «Ne fais pas ľenfant. J'ai promis de te ramener. Tu me compromettrais... ajouta-t-elle avec un sourire mali-cieux. Et puis je veux que tu voies ma féte, c'ešt decide... Je la donnais pour toi.» J'écoutais montér dans sa voix cette exaltation enfan-tine que je reconnaissais si bien. Je la retrouvais. Sur ce visage au tissu plus délicat, on voyait les emotions et les pensées non pas se former, mais naätre. Le désir de ■if* .----------------------------------------- Une vkite ' ' 625 Vanessa montait ä ses yeux dans sa fraicheur neuve, comme les étoiles qui sortent de la mer. «Allons, il ne sera pas dit que j'aurai contrarié un enfant gáté.» Bien plus que la perspective de la féte, c'était la pensée de ce voyage seul ä seul avec Vanessa qui m'avait decide. Vanessa me conduisait. J'avais passé mon bras autour d'elle dans la tiédeur des fourrures, je sentais contre moi le consentement de tout un poids doux et fléchissant. Nous longions parfois une de ces grandes fermes fortiŕiées endormies dans la tiédeur de la nuit des Syrtes; au bord de la route sablonneuse des murs gris miroitaient un instant devant la voiture; trompés par la lumiěre insolite de nos phares, parfois des coqs chan-taient. Les lumiěres violentes mélaient au sol bossué de la route des bétes pétrifiées de terre grise, accrochaient ä leurs yeux l'éclat coupant des pierreries. Vanessa m'emportait dans la nuit légěre. Je me rassemblais en eile. Je la sentais auprěs de moi comme le lit plus profond que pressentent les eaux sauvages, comme au front le vent emportant de ces côtes qu'on dévale les yeux fermés, dans une remise pesante de tout son étre, ä tombeau ouvert. Je me remettais ä eile au milieu de ces solitudes comme ä une route dont on pressent qu'elle conduit vers la mer1. Une nuit laiteuse de brume et de lune trainait sur les lagunes quand nous arrivámes ä Maremma, tout injec-tée de lumiěre diffuse par le plan argenté des eaux calmes. Le sentiment ďirréalité qui traversait cette nuit blanche persistait. Maremma tout emmélée ä sa nuit m'apparaissait comme une nébuleuse de ville, tout entiěre en vagues caillots de brouillard qui semblaient naitre sur notre passage de la trepidation méme de la voiture pour se dissoudre aussitôt. La voiture s'arréta brusquement; je sentis sous mes pieds un pavé glissant et humide, et sur le visage le souffle cru qui décape la peau moite de sommeil du passager extrait de son wagon tiěde. Un quai devant nous s'ouvrait ä pic sur une eau noire. Vanessa, sans se retourner, d'un raou-vement rapide, marcha tout droit vers le bord. Je la regardais, muet ďétonnement sur le quai vide, comme on regarde un passant par une nuit de brume grimper sur le parapet d'un pont. Vanessa se retourna, surprise 624 -Lř Rivage des Syríes de se trouver seule, m'apercut et partit d'un rire fou. Une barque nous attendait au quai. Ainsi rappelé ä moi, je me souvenais brusquement de ce súrnom trěs complaisamment ironique de «Venise des Syrtes» qu'on donnait ä Maremma. L'image me revenait, qui m'avait souvent frappé sur les plans de la chambre des cartes, d'une main aux doigts effilés qui s'avancait dans la lagúne et figurait le delta instable et bourbeux d'un des rares oueds qui parviennent ä la mer dans les Syrtes. A une époque oú les incursions des Farghiens rendaient la terre peu súre, les colons de la côte s'étaient réfugiés sur ces bancs de vases plates — le cours du torrent détourné pour arréter le colmatage de la lagúne, un canal avait décollé le delta de la côte ä sa racine —, Maremma comme Venise s'était retranchée, avait largué ses amarres; campée sur ses vases trem-blantes était devenue une lie flottante, une main enchan-tée, docile aux effluves qui venaient d'au-delä de la mer. Une bréve perióde de splendeur s'était ouverte pour eile ä ľépoque de la paix des Syrtes : alors ses marins et ses colons avaient essaimé sur toute la côte, drainant vers la mer les laines et les fruits des oasis éloignées, et ramenant sur leurs galěres ľor et les pierreries brutes du Fargheštan. Puis la guerre était venue, et la vie s'en était retiree; Maremma aujourd'hui était une ville morte, une main refermée, crispée sur ses souvenirs, une main ridée et lépreuse, bossuée par les croütes et les pustules de ses entrepots effondrés et de ses places mangées par le chiendent et l'ortie. Je regardais passer sous mes yeux dans une reverie ce décombre de mer, pareil aux délivres d'une grande ville charriées ä la côte par une inondation. Des canaux abandonnés montait une odeur štagnante de fiěvre; une eau lourde et gluante collait aux pelles des avirons. Par-dessus un pan de mur croulant, un arbre maigre penchait la téte vers ľeau morte qui fascinait ces mines1. De hauts murs, qui paraissaient étre des enceintes de couvents, dressaient cä et lä sur des Hots des bastions preserves et hoštiles, comme les derniers carrés battus par un désaítre. Le bruit plat et liquide des avirons et la brume lunaire creusaient encore le silence de pešte, et je remarquai alors que la surface faiblement miroitante du canal se vergetait continuellement de fins triangles: Une visitě 625 dans le minuscule gargouillis et les bruits trop intimes qui montent d'une fosse noyée, les rats d'eau coloni-saient cette nécropole. J'avais posé ma main au bord de la barque sur la main de Vanessa. Je la devinais, ä son silence, saisie comme moi par ce cimetiěre d'eaux mortes, par ce vau-1'eau poignant d'une ville ä son supreme échouage. Pareil ä celui de l'amour, ce silence la trahissait. Vanessa m'ac-cueillait dans son royaume. Je me souvenais du jardin Selvaggi, et je savais quel appel l'attirait vers ce repaire de vases moisies. Maremma était la pente d'Orsenna, la vision finale qui figeait le cceur de la ville, ľosľtension abominable de son sang pourri et le gargouillement obscene de son dernier rále. Comme on évoque son ennemi couché déjä dans le cercueil, un envoůtement meurtrier courbait Vanessa sur ce cadavre. Sa puanteur était un gage et une promesse. Et, sentant dressée ä mon côté cette figure de proue qui m'ouvrait la route, je comprenais que Vanessa avait rejoint sur ces bords perdus sa vision préférée. Coupé de la ville par des étendues de terrains vagues oú l'on devinait les traces de ses anciens jardins, le palais Aldobrandi se dressait ä ľextrémité d'un des doigts de la main ouverte, et son isolement au droit de la passe des lagunes et ä ľextrémité du canal élargi me parut figurer singuliěrement ľhumeur de la souche ombra-geuse qui ľavait conštruit ä son image. Ce séjour de plaisance, jeté comme un ricanement sur des eaux grelottantes de fiěvre, se souvenait toujours du chateau fort. Séparé de la langue de sable par un étroit chenal qu'enjambait un pont de bois, il allongeait au bord du canal les lignes basses d'un mole accroupi sur ľeau, d'ou pointait ä ľune des extrémités une de ces tours de guet rectangulaires, étroites et élevées, qui font reconnaltre ä Orsenna les palais nobles de la haute époque. Sous la lumiěre faible de la lune qui noyait les details, les lignes dures et militaires évoquaient la forte assise, la robustesse et la massivité d'un banc, d'un terre-plein enroché comme une dent sur ces vases mobiles. Cependant que les arcades basses déversaient au ras de ľeau, comme une bouche de four, des trainees de lumiěre violente, la galerie supérieure de ľédifice, profondément endormie sous sa terrasse lunaire, s'allongeait au-dessus de bout 626 Le Kivage des Syrtes T Une visitě en bout comme un bandeau aveugle, et laissait sous l'impression dominante d'une reserve hostile, dune respiration secrete dans ľobscurité. La fete avait maintenant visiblement cessé de battre son plein. Sa fiěvre retombait. Dans les voix qui montaient des groupes isolés percait cette nuance d'es-soufflement et ce ton détaché de retour au calme qui frappe dans les conversations encore animées de la rue quand on survient aprěs l'accident. Je saluai Marino avec une ombre de géne et évitai de répondre ä son regard malicieux. Le capitaine était de fort bonne humeur, et j'attribuai une heureuse conclusion aux marchandages du matin. Je fus surpris pourtant, comme d'une familiarité chez lui excessive, de le voir s'emparer de mon bras, et, pendant que nous circulions lentement ä travers les groupes, je crus remarquer qu'il tendait ľoreille aux propos qui s'échangeaient cä et lä. Je voyais reparaitre sur son visage cette méme expression de finesse tendue que j'avais remarquée sur la passerelle du Redoutable quand il tätonnait sa route entre les hauts fonds, et je le devinai tout ä coup plus préoccupé qu'il ne m'avait paru. «Sais-tu qui sont ces gens-ci?» me demanda-t-il tout ä coup d'un ton sérieux, en m'arrétant et en me désignant les salles d'un geste vague. Frappé de ce ton de malaise si anormal chez Marino, je commencai ä examiner l'assisT:ance d'un ceil plus inté-ressé. J'avais remarqué sur mon passage, dans quelques yeux, une lueur d'attention soudaine et, cä et lä, un signe amical auquel je ne répondais que gauchement, trouble que j'étais par une impression de dejá vu encore indéfinissable. Certains souvenirs me revenaient maintenant plus clairement. II y avait lä des gens que j'avais rencontres presque certainement chez mon pere, avant que la mort de ma mere n'eut fait cesser pour lui toute vie mondaine, et je pus glisser ä ľoreille de Marino sur-le-champ quelques grands noms d'Orsenna, et tels que leur annonce seule dans un salon de nôtre ville eůt pu surfire ä classer une soiree. En m'assurant que les Syrtes allaient étre ä la mode ä Orsenna, Vanessa n'avait pas menti. Cependant, c'était lä peut-étre moins une mode établie qu'une fantaisie bizarre, et l'impression que donnait cette foule ďinvités assez dense ne confirmait 627 ďaucune maniere la garantie que semblaient apporter quelques noms indiscutés. Bien plus que le miroitement d'une reunion mondaine, ces regards trop brillants et qui semblaient absorbés dans une hantise commune évoquaient le cousinage spontane, la franc-maconnerie intime des villes ďeaux oů l'on vient soigner une maladie grave. Je ne m'étonnais plus que la santé de Marino se trouvät de trop dans cette foule. Je pouvais d'ailleurs maintenant me convaincre ä quel point eile était mélangée, et avec quelle familiarité s'y coudoyaient, ä ma surprise, des gens qui ne se fussent jamais salués á Orsenna. «Les Aldobrandi ont toujours fréquenté des gens bizarres. On dirait qu'ils sont venus ä Maremma prendre les Sevres. — Oui, on respire mal ici. J'ai eu tort de quitter l'Amirauté ce soir. Allons jusqu'au buffet.» Marino m'entrainait. Nous levámes silencieusement nos coupes. Son air préoccupé ne le quittait plus. «Je crois que je vais rentrer, Aldo. La princesse se charge de te faire reconduire. Je ne m'inquiete pas. Tu es chez toi, ici... ajouta-t-il en plissant les yeux légěre -ment. — Et Fabrizio? — Ce galopin m'attend déjä dans la voiture...» Marino désigna le buffet d'un geste navré. «...II s'est rendu malade... Je te laisse ici défendre ľhonneur de la flotte», ajouta-t-il avec une grimace piteuse. Je ris de bon cceur. La bonté maladroite de Marino revenait avec remords sur notre grande discussion, me tendait un gage timide. II était lä tout entier, et je sentis de nouveau combien je l'aimais. «Vanessa sera désolée. Vous savez qu'elle m'a beau-coup parle de vous. Elle m'a dit que vous aviez de grandes conversations.» Marino toussota et rougit avec une naivete qui m'alla au coeur. «C'ešt une femme trěs remarquable, Aldo. Trěs, trěs remarquable.» ...,...■ Je me sentis un peu piqué. «C'ešt une chance pourtant que vous ayez pu vous entendre. Vanessa n'eät pas un caračtěre facile. 6 2 8 Le RJvage des Syrtes — Ce n'ešt pas exactement ce que je veux dire.» La voix de Marino monta placide et égale. «... Elle me hait. Allons, il eSt temps de partir, enchaina-t-il, visiblement pour couper court. A demain, Aldo. Bonne soiree.» II hésita un instant. «Prends garde aux brumes du matin. Cešt lá qu'on attrape les fiěvres.» Je n'avais rien fait pour retarder ce depart brusque. Marino me délivrait d'un regard agacant. Je me sentis faire peau neuve, saisi aux epaules par une soudaine désinvolture, comme une jeune rille ä son premier bal quand sa mere, aprěs avoir oppose au sommeil une belle defense, se decide enfin ä debarrasser le plancher. Je savais que Vanessa ne manquerait pas de me retrouver tout ä l'heure, mais rien ne pressait, et je me sentis l'envie de prendre contact de plus pres avec les eštivants equivoques de Maremma. Je me dirigeai vers une salle ďoú parvenaient des bouffées de musique, et qui s'allongeait le long du front de mer. Je comptais sur le sommeil bref de la musique pour me livrer ces visages : plus qu'ailleurs, j'avais la chance d'observer sans étre vu. La féte de Vanessa ne faisait pas mentir sa reputation de prodigalité somptueuse. On avait ouvert toutes grandes les baies ä arcades qui donnaient directement sur la lagúne : ľodeur entétante des eaux mortes soulevait comme une marée les parfums des gros buissons de fleurs, leur donnait cette méme opacité funébre et mouillée qui nous glace les tempes dans une chambre mortuaire. Par les baies noires, on apercevait un fourmillement de barques qui portaient des fleurs et des lumiéres sur la mer. Ľéclairage, tamisé par les panaches serrés de feuilles retombantes, faisait flotter la salle dans un demi-jour verdätre et vitreux de grotte moussue et ďétang habitable qui engluait les mouve-ments, laissait trainer derriěre chaque poignet étincelant comme la bavure d'argent d'un sillage perceptible, et protégeait autour de la musique la vibration intégra-lement transmise d'un air presque liquide, une zone de plus profond, de plus intime ébranlement. Je retins un mouvement de recul, comme si j'avais soulevé la portiere sur un spectacle par trop přivé. II y avait dans la salle assez peu de monde, mais je fus frappé par Une visitě .'. 629 quelque chose de singulier dans l'attitude et la disposition des groupes qui, plutôt que d'une salle de concert, parlait de fumerie d'opium ou de ceremonie clandestine, et qui me conseilla de rentrer dans le rang rapidement. Je plongeai vers un siege dans la pénombre et m'assis en háte, retenant malgré moi ma respiration. La musique trěs lourde et trěs sombre, ľéclairage voilé et les parfums absorbants me dépaysaient. II me sembla que je reprenais lentement mes sens, comme si j'étais tombé la par une trappe, et que je les reprenais seulement un ä un, entralné d'abord au fil seul de cette musique envoutante, puis dilate dans l'explosion méme de ces parfums fiévreux. Je commencais ä mieux voir dans la salle, et j'étais frappé de nouveau par la liberie d'attitude et de geštes des couples qu'avait attirés lä, comme on pouvait s'y attendre, la promesse d'un relatif isolement. Une subtile atmosphere de provocation, un magnetisme sensuel insidieux me paraissaient soudain s'allumer cä et lä ä la courbe d'une nuque trop complai-samment affaissée, ä un regard trop lourd, au luisant gonŕlé d'une bouche s'entrouvrant dans la demi-obscu-rité. Des mouvements légers s'éveillaient, ébauchés seulement et ä peine perceptibles, mais qui soudain bougeaient plus purement que d'autres pour ľoeil, ä la méme profondeur, eůt-on dit, que les geštes d'un dormeur. Cependant, au milieu de cet éveil de grotte marine, j'éprouvai soudain dištinctement, comme un souffle sur la nuque, le sentiment d'une presence plus alertée et plus proche. Je jetai les yeux rapidement autour de moi. Presque ä me toucher, m'apparut-il, tellement je m'y heurtai soudainement comme ä une porte, le visage d'une jeune femme était tourné vers moi. Et je compris, au happement nu avec lequel ils s'emparaient des miens, dans un au-delä souverain du scandale, qu'il n'était plus question de me détourner de ces yeux1. Ce qui peut bondir de la vie des profondeurs de plus tapi et de plus nocturne était tourné vers moi dans ces prunelles. Ces yeux ne cillaient pas, ne brillaient pas, ne regardaient méme pas — plutôt qu'au regard leur humiditě luisante et étale faisait songer ä une valve de coquillage ouverte toute grande dans le noir —, sim-plement ils s'ouvraient lä, fiottant sur un étrange et 630 -Lŕ Rivage des Syrtes blane rocher lunaire aux rouleaux ďalgues. Dans k désarroi des cheveux pareil ä un champ versé, l'enfon-cement de ce bloc calme s'ouvrait ainsi qu'ä un ciel ďétoiles. La bouche aussi vivait comme sous les doigts, ďun tremblement retractile, nue, un petit eratěre bougeant de gelée marine. II faisait brusquement trěs froid. Comme on raecorde dans la štupeur les anneaux ďun serpent emmélé, s'organisait par saccades autour de cette téte de meduse une conformation bizarre. La téte était enrochée au creux ďune épaule ďétoffe sombre. Deux bras lui faisaient une étole, un collier engourdi d'aise pantelante, qui fouillaient comme dans une auge pleine au creux de son corsage. Ľensemble décollait des pro-fondeurs sous une pression énorme, montait fixement á son ciel de sérénité comme une lune pleine ä travers les feuillages. J'avais beau recourir aux alcools violents et me laisser rouler par la foule vers les points les plus évěillés de la féte, je ne me remettais que lentement. Comme mordus un instant par un soleil trop vif, un point noir flottait devant mes yeux sur le scintillement des lumiěres. Si invraisemblable que pút paraítre dans une telle soirée la celebration ä découvert de cette trěs intime liturgie amoureuse, je ne me sentais pas scandalise. Les yeux qui m'avaient regardé étaient sans juge. Ils témoignaient. Quand j'essayais de retrouver ľétrange pesanteur qui m'avait soudain rivé ä eux, une image obsédante me revenait : celie de ces puits naturels ouverts au ras du sol, dans lesquels ľoreille cherche ä surprendre vai-nement la chute d'une pierre. Sur ce vide de nausée au-delä du comblement, on trébuchait une seconde, l'esprit ailleurs, mais comme si de rien n'était il ne fallait plus songer ä reprendre sa route. Ces yeux marchaient auprěs de moi, le vent faible de leur gouffre soufflait les lumiěres; ils faisaient tanguer doucement la féte sur un fond de cauchemar. II me sembla tout ä coup, cependant que je circulais désceuvré entre les groupes, en songeant aux invites singuliers que Vanessa avait rassemblés lä, qu'un de ces visages ou j'essayais parfois de mettre un nom m'était apparu plus fréquemment que les autres. Un visage sec et glabre, dont les yeux, comme voiles d'une taie, gardaient cependant un regard plus éveillé et plus aigu Une vif ite 631 — un visage qui ne m'était pas étranger et dont la réapparition insiStante semblait me tirer par la manche. Vaguement intrigue, je m'adossai quelques instants á une encoignure, guettant entre deux plongeons, dans le tourbillon de foule qui s'écoulait, sa réapparition. Une voix s'éleva tout contre moi, une voix nette, mais feutrée et volontairement basse, déjä placée dans le registre d'un entretien seul ä seul. Le visage était devant moi. «Une féte grandiose, n'ešt-ce pas, monsieur l'Obser-vateur... Puis-je me réclamer de mon amitié pour votre pere pour vous rappeler mon nom ? » ajouta-t-il en lisant sans se déconcerter ma surprise sur mon visage et en souriant légěrement. «Giulio Belsenza... Je vous ai connu trěs jeune...» Sa voix prit une inflexion complice. «...Et, sans vouloir méler le service aux plaisirs, j'ai pensé que nos functions pouvaient nous rapprocher ce soir.» Je me souvenais brusquement de ce nom. Les instructions que j'avais recues ä mon depart me le désignaient comme l'agent secret que la Seigneurie entretenait ä Maremma. Mes civilités reštěrent courtes, et aussi peu professionnelles que possible. Quelque chose dans cette physionomie me parlait de ragots de police, et il me déplaisait de les entendre dans les salons de Vanessa. «... Oui, continua la voix sans paraitre prendre d'om-brage, vous me pardonnerez de m'étre dit : au diable la bienséance! Puisque j'ai la chance de rencontrer ce soir quelqu'un qui touche de pres aux bureaux... Je suis trěs seul ä Maremma — on me laisse sans ordres, sans renseignements.» Sa voix avait souligné une parenthěse trěs aměre. II leva soudain les yeux sur moi d'un air gourmand. «...Ce sont ces bruits...» Dans la fixité brusque de ses yeux, une pointe anxieuse démentait le sourire. Je cessai tout ä fait d'etre distrait. «Je serai moins renseigné, sans doute, que vous ne pensez... — On ne sait rien ä l'Amirauté? Je me rassure.» Le sourire ironisait avec insistance. Je me sends soudain agacé. 632 -Lŕ BJvage des Syrtes «Non, je vous avoue que je ne vois pas... Je n'ai que peu affaire ici, ajoutai-je dédaigneusement, et je ne me mele guěre des on-dit. — On dit beaucoup de choses précisément ä Maremma, et on en dit peut-étre trop. — Au sujet de ľAmirauté? — Au sujet du Fargheštan.» La voix avait soupesé comme une main, une fraction de seconde, un mot plus lourd que les autres. Je me sentis parcourir tout entier ďune onde légěre, comme un pécheur qui voit son bouchon plonger dans une eau calme, et devenir dans ľinštant la figure méme du parfait détachement. «Vraiment? On a le goút de la speculation désintéres-sée ä Maremma. Et parle-t-on aussi de la lune?» Belsenza me regarda d'un air fin. «On le pourrait, ä leur compte. II ne manquerait pas d'ašľtrologues de bonne volonte. C'ešt que voilá la bizarrerie de la chose : aussi impossible de retracer ľorigine de ces bruits que ď y couper court. Maremma, monsieur l'Observateur, n'ešt pas une ville trěs saine, comme vous le savez peut-étre... Je suis payé, moi, pour le savoir (mal payé, disait la voix aussi clairement que possible. Je remarquais maintenant le teint jaune, les traits moins ascétiques que tirés, la mine subalterne. Un colonial qui se neglige, pensai-je rapidement. Dans quelques années, Belsenza serait un pauvre diable) et je finis par penser que ses petits accěs de fiěvre ne viennent pas tous de ses marais. — Trěs alarmant, ma parole. Mais vous seriez gentil de me mettre au fait.» Les yeux de Belsenza devinrent vagues, et ses mains se serrérent ľune sur ľautre, dans ľattitude de qui cher-che ä rassembler difficilement des impressions fuyantes — comme le réveur qui, pour raconter son réve, se laisse couler dans la mimique du dormeur. «J'ai eu tort de parier de bruits, et raison de parier de fiěvre. En un sens, c'ešt moins que rien. La fiěvre toute seule n'ešt rien, ce n'ešt qu'un signe... Ne me prenez pas pour fiévreux, moi aussi... Je vis ici, voyez-vous, et c'ešt difficile de se faire comprendre. Moi, je comprends, je comprends mieux ä vous voir ce soir. A ce que j'ai eu envie de vous parier ce soir. Vous n'étes Une visitě T 633 pas de Maremma, et parier avec vous — me croirez-vous, c'ešt peu probable — c'ešt comme ouvrir la fenétre d'une chambre oú il y a un malade. On respire mal ä Maremma — on cherche de l'air —, voilä le mot : on cherche de l'air. — On y vient beaucoup, pour une chambre conta-gieuse.» La mine eloquente de Belsenza me prit ä témoin. «Une pure extravagance, monsieur l'Observateur. Les gens sont fous ä lier ä Orsenna, positivement... J'y viens, j'y viens! se reprit-il devant mon air impatienté. Voici un an, ä peu pres, que la chose a commence; c'ešt-á-dire, corrigea-t-il, que j'ai commence ä remarquer quelque chose. On ne parlait guěre du Fargheštan ici, je vous assure. C'était comme s'il n'avait pas exišté. Efface, rayé de la carte... On avait d'autres soucis. La vie ešt dure ici, on vit maigrement, les apparences trompent... Je vous ferai visiter la ville, ajouta-t-il en désignant les salons d'un geste amer; eile n'ešt pas toute aussi somptueuse que le palais Aldobrandi. — Je sais. II y avait clair de lune, ce soir. — Ah! vous avez vu. Quoique la nuit, vous savez... il reste surtout le pittoresque. Les gens du palais préfěrent se promener la nuit. Mais je m'écarte, coupa-t-il en me rassurant d'un geste de la main. Maintenant on parle de lä-bas, les gens se mettent ä savoir des choses. ..-..:,■ — Lä-bas? — J'oublie que vous n'étes pas d'ici. Les tics se gagnent ä la longue. On n'y prend plus garde. On dit trěs peu : "le Fargheštan", ici, autant dire jamais. On dit : "lä-bas". — Curieux. De loin, on ne supposerait guěre tant de familiarité. — De loin, on ne suppose rien, mais ici on suppose beaucoup. Du moins, c'ešt ce que je veux croire. Ce serait plus rassurant. On dirait... — On dit quoi, au jušte?» J'étais cette ibis réellement exaspéré. Belsenza s'im-mobilisa, et ses sourcils se rapprochěrent comme ä une question difficile. «Au jušte, vous levez le liěvre, monsieur l'Observateur. J'aime aussi ä mettre les choses noir sur blane. 6 * 4 L comme le dos ďun cygne de la houle soulevant le bateau. Ľavant de ľembarcation, abrité par une cloison basse qui masquait les panneaux et par des rouleaux de baches et de cordages, formait un réduit étroit qui s'ouvrait de toutes parts sur la mer. Nous y avions transporte des coussins; couché de tout mon long au côté de Vanessa, mes doigts s'attardaient ä la saignée de son bras oú battait une pulsation douce, et je suivais de ľoeil les grandes croisiěres de nuages osculant au-dessus de ma téte au rythme égal d'un roulis silencieux. La courte, la grande angoisse qui m'avait saisi á ľinátant d'embarquer s'était envolée; il me semblait que les choses s'accom-plissaient et que tout s'ordonnait et se mettait en marche sans háte au battement de ce sang fraternel. Vanessa maintenant paraissait dénouée et heureuse, et quand j'appuyais mes lěvres á sa paume ŕraíche, sa main pesait de tout son poids cndormi sur ma bouche, et les doigts ŕléchis et morts de cette main coupée venaient refermer mes paupiěres et m'ouvrir ä son jour. Le nom troublant de Vezzano bruissait en moi comme un bruit de cloche qui passe dans le vent sur un desert ou sur la neige; il était notre rendez-vous et notre alliance, il me semblait qu'ä son appel les planches légěres oů nous étions couches volaient sur les vagues, et que l'horizon devant notre étrave s'orientait et se creusait myštérieusement. Lorsque ses falaises trěs blanches sortirent du miroite-ment des lointains de mer, Vezzano parut soudain curieu-sement proche. C'était une sorte d'iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans efřbndrés avivés par les vagues. Le rocher jaillissait ä pic de la mer, presque irréel dans ľétincellement de sa cuirasse blanche, léger sur l'horizon comme un voilier sous ses .m L, íle de Vezzano 6 81 tours de toile, n'eút été la mince lisiěre gazonnée qui couvrait la plate-forme, et coulait cä et lä dans ľétroite coupure zigzaguante des ravins. La reflexion neigeuse de ses falaises blanches tantôt ľargentait, tantôt le dissolvait dans la gaze légěre du brouillard de beau temps, et nous voguámes longtemps encore avant de ne plus voir se lever, sur la mer calme, qu'une sorte de donjon ébréché et ébouleux, d'un gris sale, qui portait ses corniches sourcilleuses au-dessus des vagues ä une énorme hauteur1. Des nuées compactes d'oiseaux de mer, jaillissant en fiěche, puis se rabattant en volutes molles sur la roche, lui faisaient comme la respiration empana-chée ďun geyser; leurs cris pareils ä ceux ďune gorge coupée, aiguisant le vent comme un rasoir et se répercu-tant longuement dans ľécho dur des falaises, rendaient ľíle ä une solitude malveillante et hargneuse, la muraient plus encore que ses falaises sans accěs2. Le bateau vint mouiller sous le vent de ces falaises raides, qui faisaient planer sur la mer une accalmie et une fraícheur de cave; on mit un canot ä la mer; Vanessa me fit signe de descendre avec eile seule. «Tu voulais y aller en barque, n'ešt-ce pas? souŕfla-t-elle ä mon oreille comme une excuse, avec un sourire ambigu. D'ailleurs, mon capitaine n'en est pas fáché : personne ne vient ici, et on ne connaít plus guěre les atterrages. Táche au moins de ne pas nous noyer.» Tout en faisant voler la barque de mes rames, je ne | pouvais m'empécher, ä mesure que nous entrions dans son ombre qui me glagait le dos, de me laisser pénétrer 1 de la solitude et de 1'hoStilité de cette Cythěre morne | vers laquelle je l'entralnais. Ces cris sauvages et désolés j des oiseaux de mer qui couvraient l'ile et froidissaient cette ombre spečtrale, ces roches nues ďun blanc gris ďossements, et le souvenir de ce passé funěbre, jetaient un nuage inattendu sur cette mer de féte. Le long de ces parois lisses, effarouchant des colonies d'oiseaux niches trěs haut dans les creux de la roche, nous glissámes assez longtemps silencieusement, comme sous une voůte de cathédrale : aucune fissure ne semblait s'ouvrir dans cette enceinte formidable, lorsqu'au léger clapotis des vagues contre la falaise tout ä coup se měla , un bruit d'eaux vives, et presque aussitôt nous nous glissámes dans une calanque, large ä peine de quelques 68-2 Le Rivage des Syrtes ^ľ metres et si profonde qu'elle paraissait un trait de scie dans la masse du plateau. Un ravin s'élargissait ä partir du fond de la calanque, et un ruisselet s'y jetait en tintant sur son lit de cailloux. Nous sautámes ä terre sur une grěve de galets. U faisait trěs sombre dans cette coupure ouverte dans les entrailles mémes de la roche, un crépuscule transparent et liquide que ŕiltrait le bruit du ruisseau. La rumeur des vagues n'y parvenait plus que comme un froissement étouffé. A travers la coupure ouverte au-dessus de nous, le ciel trěs pur virait au bleu sombre; dans l'enfilade du ravin oú s'engouffrait le jour, un arbre isolé, trěs haut au-dessus de nos tétes, découpait sa silhouette toute trempée de soleil et semblait nous faire signe vers les hauteurs. Ľintimité silencieuse et la pénombre de cette gorge étaient si inattendues que nous demeurámes un moment sans rien dire, embarrasses et souriant Fun á l'autre comme des enfants qui se glissent dans une cave défendue. Et si brusquement complice était le secret renfermé de cette crypte close que Vanessa, saisie ďune angoisse involontaire devant le déclic de ce piěge qui se refermait, fit en trébuchant sur les galets quelques pas incertains comme pour fuir; je percevais son souffle défait et trop rapide, mais, surgissant derriěre eile, et tout battant ďun sang brutal ä ľaveu de cette faiblesse qui me transpercait delicieusement, je passai mon bras sous le sien et renversai durement sa téte sur mon épaule, et en une seconde eile sembla s'éparpiller et s'alourdir, ne fut plus qu'une pesanteur brulante et molie, dénouée et toute renversée sur ma bouche. Nous dümes passer de longues heures dans ce puits d'oubli et de sommeil. La coupure du rocher au-dessus de nos tétes jointes était si étroite, et le ciel qui s'y enchässait si lointain et si calme, que les variations du jour, dans l'absence du jeu plus allonge des ombres, ne parvenaient plus jusqu'ä nous; nous reposions de tout notre poids dans la sécurité méme des gisants sous ce faux jour de crypte ou l'ombre venait se diluer comme dans une eau profonde; les légers bruits autour de nous : un bruit d'eau vive sur les galets, le lapement insensible et le minuscule gargouillis dans les creux de roche de la marée montante, donnaient ä ľécoulement du temps, par leurs longs intervalles suspendus et leurs L'Ile de Vezzano 6$ 3 soudaines reprises, une incertitude ŕlottante coupée de rapides sommeils, comme si la conscience légěre qui venait affleurer en nous par instants eůt puisé dans cette emersion méme le minime surcroit de poids qui la replongeait aussitôt dans un court évanouissement. J'avais porte Vanessa au bord du ruisseau, qui laissait entre lui et la roche l'espace ďune étroite banquette oú poussait une herbe profonde et noire; la main posée sur un de ses seins, je la sentais auprěs de moi paisible et toute rassemblée dans une obscure croissance de forces; ce sein doucement soulevé sur cette profonde odeur de terre m'apportait comme la nouvelle fortifiante de ce bon sommeil qui est le presage des profondes guérisons; alors ľexces de ma tendresse pour eile se réveillait : mes baisers empörtes pleuvaient de toutes parts sur ce corps défait, comme une gréle; je mordais ses cheveux mélés ä ľherbe ä méme le sol. Vanessa s'éveillait ä demi, et, les yeux fermés dans 1'excěs de sa lassitude, souriait seulement de sa bouche entrouverte; sa main tátonnait vers moi, et ä peine m'avait-elle trouvé qu'engourdie de certitude confiante, avec un soupir d'aise, eile sombrait de nouveau dans le sommeil. Le soleil cependant avait du s'abaisser sensiblement, car les parois de la gorge étaient devenues grises, et seule une des lěvres de la roche qui nous surplombait flambait encore ä son sommet ďun étroit liséré de lumiěre; le bruit des vagues paraissait s'assoupir, et quelques étoiles ä peine reelles, pareilles ä ce brasil-lement fugace qui s'éveille aux lumiěres dans certaines pierreries, cligněrent faiblement sur le bleu páli du ciel. Le froid montait de ľherbe humide; j'aidai Vanessa ä se relever, je pressai contre moi ce poids fléchissant et tiěde rendu ä mes mains pleines, longuement, intermina-blement. «Revenons-nous au bateau? lui dis-je d'une voix ensommeillée. II doit se faire tard, déjä. — Non. Viens.» Toute ranimée maintenant, fiévreuse, tournant vers moi en une seconde ces yeux d'ailleurs que je reconnais-sais si bien, eile me montrait le haut de la ravine. «...Le bateau ne nous attend qu'ä la nuit tombée. Pourquoi penses-tu que je ťaie amené ici?» me lanca-t-elle, avec cette hauteur coupante qui me blessait et 684 Le Rivage des Syrtes m'exaltait ä la fois, parce que j'avais l'impression d'etre rudoyé par une reine, mais presque aussitôt eile baissa les yeux et posa sa main sur mon épaule doucement. «11 faut au moins que nous explorions notre royaume. Pense, Aldo, nous sommes tout seuls sur une íle. Et tu veux déjä t'en aller.» Nous escaladämes non sans peine la cheminée de pierres croulantes qu'était le lit du petit ruisseau. Vanessa s'accrochait ä moi sur ces galets glissants, et bientôt ses pieds nus s'ensanglanterent. Je me sentais brusquement dégrisé; le jour déjá sombre me paraissait d'un mauvais presage, et cette íle mal famée vaguement suspečte; je proposai de nouveau ä Vanessa de revenir, mais eile me répondit de sa voix brěve : «Nous nous reposerons lä-haut.» Peu á peu le ravin s'élargissait et s'aplanissait; nous sortions de la gorge, et nous marchions maintenant sans bruit sur un gazon ras, dans le creux d'un court vallon qui se raccordait insensiblement au haut plateau de ľíle. Ä ľair libre, il faisait encore grand jour; en émergeant ä la lumíěre de ces hauteurs encore chaudes, nous respirions délicieusement. Le sommet de File n'était qu'une table rase, éventrée sur ses bords par les cou-pures rayonnantes des ravins. Des ondes rapides et brusques couraient sur les herbes sěches; la sourde detonation des vagues invisibles déferlant dans les creux des falaises apportait dans le vent le bruit d'un orage lointain. (Ja et lá, avec la fraícheur du soir, des bouchons de brume blanche commencaient á courir et ä se bousculer au ras du sol, comme un troupeau pris de panique — ľíle s'anuitait déjä —, on eüt dit qu'avant l'heure les fantômes du soir se hätaient de reprendre possession de la lande. Vanessa m'entrainait maintenant rapidement vers une colline assez raide — la seule saillie de ce plateau nivelé — qui se profilait devant nous en avant des falaises, dans la direction de ľest. De ce côté, ľíle allait se rétrécissant, et pointait vers ľešt comme une proue surélevée; ä droite et ä gauche de nous, maintenant tout proches, les ravins ne laissaient plus entre eux qu'une étroite aréte au trace sinueux. Vanessa marchait devant moi sans mot dire, le souffle court, le pas háté, et la pensée me vint un instant que ľíle était peut-étre encore habitée, et qu'une silhouette allait Ľl/e de Vezzano 68 5 surgir de ces roches qui donnerait un corps ä sa ŕievre et ä mon malaise. Arrivée au sommet de la colline, eile s'arréta. Ľile finissait devant nous par des precipices abrupts; le vent de ce côté la fouettait furieusement, et on entendait du bas des falaises montér les coups de bélier Continus des vagues. Mais Vanessa ne s'en souciait guěre, et sans doute ne se souvenait-elle merne plus que je fusse la. Elle s'était assise sur une roche éclatée et fixait les yeux sur ľhorizon : on eút dit que sur ce récif écarté soudain eile prenait une veille, pareille ä ces silhouettes endeuil-lées qui, du haut d'un promontoire, guettent intermina-blement le retour d'une voile. Mes yeux suivaient malgré moi la direction de son regard. Une clarté assez vive s'attardait sur le ressaut de colline qui crevait le manteau de brumes. En face de nous, ľhorizon de mer bordait une bande plus pále et étonnamment transparente dans le crépuscule avancé, pareille ä une de ces échappées ensoleillées qui se creusent au ras de ľeau sous le dóme des vapeurs et annoncent la fin d'un orage. Mes yeux parcoururent cet horizon desert et s'arréterent un instant aux contours d'un trěs petit nuage blanc en forme de cône, qui semblait flotter au ras de ľhorizon dans la lumiěre diminuée, et dont ľisolement insolite dans cette soirée claire et la forme lourde s'associerent aussitôt dans mon esprit de facon confuse ä ľidée d'une menace lointaine et ä ľ apprehension d'un orage montant sur la mer. Un froid brusque maintenant s'abattait sur ľíle, le vent fraichissait, ä ľapproche de la nuit les oiseaux de mer avaient cessé de crier; j'avais háte soudain de quitter cette íle chagrine et sauvage, évacuée comme un navire qui coule. Je touchai sěchement ľépaule de Vanessa. «II se fait tard. Viens. Rentrons. — Non, pas encore. Tu as vu?» me dit-elle en tournant vers moi ses yeux grands ouverts dans le noir. D'un seul coup, comme une eau lentement saturée, le ciel de jour avait viré au ciel lunaire; ľhorizon devenait une muraille laiteuse et opaque qui tournait au violet au-dessus de la mer encore faiblement miroitante. Traverse d'un pressentiment brusque, je reportai alors mes yeux vers le singulier nuage. Et, tout ä coup, je vis. Une montagne sortait de la mer, maintenant diätinc- 68-6 Le Rivage des Syrtes tement visible sur le fond assombri du ciel. Un cône blane et neigeux, flottant comme un lever de lune au-dessus d'un leger voile mauve qui le décollait de l'horizon, pareil, dans son isolement et sa pureté de neige, et dans le jaillissement de sa symetrie parfaite, ä ces phares diamantés qui se lěvent au seuil des mers glaciales1. Son lever d'aštre sur l'horizon ne parlait pas de la terre, mais plutôt d'un soleil de minuit, de la revolution ďune orbite calme qui l'eut ramene ä l'heure dite des profondeurs lavées ä l'affleurement fatidique de la mer. II était lä. Sa lumiěre froide rayonnait comme une source de silence, comme une virginité deserte et étoilée. «Cest le Tängri», dit Vanessa sans tourner la téte. Elle parlait comme pour elle-méme, et je doutai de nouveau qu'elle eút conscience que je fusse lä. Nous demeurämes longtemps sans mot dire dans ľobseurité devenue profonde, les yeux fixes sur la mer. Le sentiment du temps s'envolait pour moi. La lumiěre de la lune tirait vaguement de ľombre la cime énigma-tique pour ľy replonger aussitôt, la faisait palpiter irréellement sur la mer effacée; nos yeux fascines s'épuisaient ä suivre le déploiement de ces phases mourantes, comme aux derniěres lueurs, plus louches et plus myStérieuses, d'une aurore boréale. Enfin il fit nuit tout ä fait, le froid nous transperca. Je relevai Vanessa sans mot dire, eile s'appuya ä mon bras toute lourde. Nous marchions la téte vide, les yeux douloureux de leur exces de fixité, les jambes molles. Je tenais Vanessa étroitement serrée contre moi sur le chemin périlleux et glissant que nous avions peine ä suivre dans le noir, mais cet appui que je lui prétais n'était plus en ce moment qu'un reflexe machinal et sans tendresse. II me semblait que sur cette journée de douce et caressante chaleur avait passé comme un vent descendu des champs de neige, si lustral et si sauvage que jamais mes poumons qu'il avait mordus n'en pourraient épuiser la pureté mortelle, et, comme pour en garder encore ľétincellement dans mes yeux et la saveur froide sur ma bouche, sur le sender ébouleux, malgré moi, je marchais la téte renversée vers le ciel plein d'étoiles. NOEL J'allais maintenant souvent ä Maremma : je profitais des allées et venues de la voiture que le remue-ménage des travaux de la forteresse appelait sans cesse ä la ville. Je quittais l'Amirauté aprěs le dejeuner, impatient maintenant de la brěve route. Quand nous arrivions aux premieres maisons de Maremma, je remarquais que la seule vue, pourtant familiěre, du fanion de l'Amirauté battant ä ľaile de la voiture attroupait aussitôt autour de nous quelques curieux, et que les regards des passants au long de notre route se haussaient une seconde plus brillants; je sentais que le seul passage de la voiture était une nouvelk dont leur journée s'éclairait, et notre presence un signe, une confirmation que quelque chose était en train; je voyais tněme parfois s'ébaucher sur mon passage le geste rituel du bras levé pour le salut qu'on reserve d'habitude ä Orsenna pour les circons-tances solennelles, comme si chacun eút cherché ä se serrer inštinčtivement contre celui qui paraissait toucher de plus pres au secret, et je savais qu'un bruit aussitôt courait de rue en rue : «La voiture de l'Amirauté est encore lä.» II fallait pour sortir écarter les badauds comme des mouches, et des regards se collaient encore ä mon dos longtemps, avides, comme une bouche qui cherche l'air. Ce n'était pas le seul changement qu'on remarquait ä Maremma. Quand je passais chez Belsenza aux nou-velles, dans le bureau lépreux ä l'odeur assoiffante de 688 'Le RJvage des Syrtes papier surchauffé oú il travaillait au milieu ďun des quartiers pauvres, je le trouvais chaque fois plus sou-cieux. II me tendait les rapports sans mot dire, le sourcil encore froncé de sa lecture, la cigarette collée au coin de la bouche, en rejetant la téte en arriěre et en m'inspečtant rapidement de ses yeux mi-clos. La courbe ascendante de la fiěvre qui minait la ville s'inscrivait impitoyable sur ces registres tachés de doigts sales, et, ä en juger par les douteux indices qui s'empilaient sous mes yeux comme des papiers gras sous la pique d'un balayeur, on eůt dit que cette fiěvre maintenant suppu-rait. Les štatištiques de police portaient de jour en jour le témoignage d'un reláchement bizarre de la moralitě, et tout particuliěrement les cas ďexhibitionnisme et de provocation ä la débauche, souvent difficiles ä déceler pour la police tellement ils paraissaient bénéŕicier de la part des témoins ďune complicité tacite, paraissaient se multiplier. Belsenza partait parfois d'un rire épais ďhomme blasé en me soumettant quelque detail piquant, mais il y avait lá pour moí plus un signe clinique qu'une maladie, et ce que j'avais entrevu au palais Aldobrandi me laissait ä penser. La police donnait ä ces affaires une publicite soigneuse. «Cela les empéche de penser ä autre chose, me confiait Belsenza en clignant un oeil amuse. La police le sait de tout temps, et je ne serais pas étonné que mes sbires aient quelquefois la main lä-dedans.» Mais il était clair que Maremma ne cessait pas pour autant de penser ä autre chose. La gaieté de Belsenza tombait quand on lui amenait — et c'était souvent — une cartomancienne aux predictions apocalyptiques, ou un de ces «missionnés» chevelus (c'était le nom que leur donnait le peuple) ä l'oeil fuyant et ä la tournure subalterne, qui prophétisaient maintenant sur les quais ä la tombée de la nuit et attroupaient le menu peuple des bateliers. «Ceux-la, ce sont des oiseaux de mauvais augure. II y a quelque chose, ou quelqu'un, derriěre. Si je tenais celui qui les paie!» murmurait Belsenza entre ses dents serrées, avec un sifflement de colěre et ďimpuissance. Leur attitude était infailliblement la méme et se caračtérisait par un respečt exagéré, et qui ne paraissait pas feint, des insignes et des représentants du pouvoir. Noel ' 689 Lorsqu'on les poussait dans le bureau de police, ils saluaient chacun ä la ronde avec une sorte ďemphase ceremoniále et exaltée, selon le degré exact de consideration que méritait sa fončtion ou son grade, puis s'adossaient au mur et se tenaient cois, les yeux fixes ä terre. Aprěs quoi, il n'était plus question d'en rien tirer. Belsenza avait beau les rudoyer, les menacer des verges, ils ne sortaient plus de leur mutisme que pour pronon-cer sans conviction quelques bribes de phrases toutes faites, qui conštituaient comme le leitmotiv inepte de leur predication grossiére, et tendaient toutes ä assigner au Farghestan un role vaguement apocalyptique, une bizarre mission de providence ä rebours. «Les temps sont venus... Nous sommes tous promis á Lä-bas... Les paroles sont dites... Ils nous ont comptés du premier jusqu'au dernier...» Leur voix psalmodiante et aiguě du grand air et des places vides détonait soudain de facon si dépaysante dans ľindifférence sceptique de ces murs nus qu'ils s'arrétaient presque aussitôt ďeux-mémes et se renco-gnaient, la téte dans les épaules, comme des oiseaux de nuit, apeurés et chagrins, affolés par le son de leur propre voix, tremblants comme un gibier pris au piěge. Belsenza haussait les épaules, et, selon son humeur du moment, les renvoyait d'un coup de pied ou les expédiait pour quelques jours ä la prison de la ville; on les fouillait avant de partir, mais, chose étrange et qui semblait apporter un dementi ä Belsenza, on ne trouvait presque jamais d'or dans leurs poches. De tels interrogatoires me mettaient mal ä ľaise. Ces bouches noires, béantes tout ä coup malgré elles sur leur cauchemar enfantin, laissaient je ne sais quelle impression siništre. Ľabandon, le reláchement de ces lippes tremblantes et presque obscénes me frappait surtout — comme si les defenses derniěres de la vie eussent fléchi en elles, comme si quelque chose eůt profite insidieusement pour prendre la parole d'une debacle profonde de l'homme. Cette voix naufragée qui semblait venir de plus bas qu'une autre, qui saisissait ä la nuque et qui faisait passer une brusque onde de silence parmi les policiers attablés, était panique. Dans ce bureau de crasse et de sommeil, dans ce décombre de ville momi-fiée et recuite dans son immobilité ruineuse, c'était 690 Le Rivage des Syrtes comme une lézarde de téněbres entrouverte en plein midi, comme le cauchemar pourri de ce sommeil sécu-laire qui crevait, qui se levait devant nous, qui descendait les marches. II y avait dans ce grouillement de larves des silhouettes plus fiěres. On amena un jour, pendant une de mes visites, une fille — d'asped trěs pauvre, mais de traits fins et presque nobles — qui lisait l'avenir dans les cendres ä un coin du marché aux legumes. L'interro-gatoire s'engagea mal; son mutisme obštiné devint d'une telle insolence, et son regard lointain et dédai-gneux si provocant, que, sur le visage de Belsenza, plus nerveux que ďhabitude, ou peut-étre eŕfleuré par une arriěre-pensée plus trouble, je vis montér peu ä peu une colěre froide. «Tu ne veux pas parier. Nous allons voir. Tu l'auras voulu! lanca-t-il d'une voix rauque et basse. Fouettez-la.» Dans la pénombre de la piece, il me sembla voir les yeux de la jeune fille noircir. Les mains liées au dos, on lui serra le cou dans un collier scellé assez bas dans le mur, puis un policier releva haut ses jupes par-derriěre et ľen encapuchonna. II y eut un mouvement de fébrilité friande et de joyeuse humeur dans le pošte. Belsenza ne prodiguait guére de tels passe-temps, banals pourtant a Orsenna oú ľautorité avait la main lourde, et oú une longue intimite avec les coups faisait qu'on les traitait avec une familiarité goguenarde. Mais quelque chose ďinsolite, dans ce silence de tombe, arrétait les plaisan-teries habituelles. «Tu te decides?» siŕBa Belsenza entre ses dents. On entendait sangloter ä petits coups sous le retroussis de linge, et je savais que maintenant eile ne parlerait pas. Le pire pour eile était passé : c'était ce licol de bete ä ľencan, cette croupe jaillie des linges, rebondie de santé et ä ľépanouissement obscene, qui bafouait maintenant le visage comme un rire gras. La croupe se zébrait de marbrures rouges, rebondis-sait sous les laniěres avec un tremblement monotone. Un ennui géne descendait maintenant dans la piece; il y avait erreur sur la personne : on eůt dit qu'on íbuettait une morte. «Assez! fit Belsenza mal ä ľaise, sentant vaguement Noel 691 que la scene me déplaisait. Va-ťen, et qu'on ne ťy reprenne plus.» Le visage encore tout enflammé, eile tapotait maintenant sa jupe ä petits coups, arrangeait rapidement ses cheveux avec une provocation d'incľifférence puerile que démentaient ses yeux brúlants et sees, qui sautillaient ďobjet en objet comme sous une morsure insupportable, comme si la piece tout entiěre eůt été chauffée au rouge. «Allons, n'en parlons plus, ce n'ešt pas grand-chose!» fit Belsenza en lui touchant 1'épaule, soudain grossiě-rement cordial. «Táche ä present de voir l'avenir plus en rose, ou cette fois il t'en cuira.» Mais le regard se posa sur lui, noir et brúlant, brillant derriěre ses larmes ďun soudain éclat vičtorieux. «Vous avez peur!... peur!... peur!... Vous me battez parce que vous avez peur.» Belsenza la poussa dehors, eile détala, mais on entendait encore les pieds nus claquer sur les dalles entre les trop nerveux éclats de rire, et sa voix aiguě et acharnée de petite fille toujours dans 1'air comme une guépe : «Peur! peur! peur!» Sur son passage, des fenétres s'entrebáillaient sans bruit, comme des coquillages aux rayons de soleil, humant les cris un ä un dans le silence de ce quartier pauvre, et nous nous sentions de méchante humeur. II y avait des indices plus inquiétants. Bien que la saison pluvieuse ŕut déjä en vue, la petite colonie étran-gěre de la ville ne se hátait pas de quitter Maremma, et il était clair déjä que beaucoup, ä ľexemple de Vanessa, prenaient leurs dispositions pour y passer ľhiver, si inconfortables que pussent paraitre les quelques palais lézardés de la ville, oú le vent circulait trop familiěre-ment. Déjä ce sureroít de population inattendu prélevait largement sur les maigres ressources de la contrée, et faisait présager des difficultés ďapprovisionnement qui préoccupaient Belsenza et ľamenaient ä s'interroger avec une humeur plus sombre sur les motifs qui pouvaient retenir ces errants désceuvrés jusqu'au cceur méme de ľhivernage. De leurs occupations et de leurs projets, ses espions n'arrivaient pas ä savoir grand-chose; il était délicat pour la police de s'intéresser de trop pres aux allées et venues de gens dont les noms étaient le bruit 692 Le Rivage des Syrtes měme d'Orsenna, et ľinfluence ä la Seigneurie trop certaine. Ils n'avaient ďailleurs que trop d'occasions de se rencontrer, de la maniere la moins suspečfe, au milieu de la vie de fétes oú brillaient seulement ďun éclat plus provocant les soirées du palais Aldobrandi, et, devant cette énigme qui prenait plaisir ä s'offrir en pleine lumiěre, Belsenza se sentait irrésolu et bafoué. « Comprenez-moi bien », me dit-il un jour en me parlant ďune de ces soirées, avec ce regard mi-clos qu'il avait dans ses moments de perplexité, et qui glissait chi-chement par la fente des paupiěres comme une piece de monnaie, «il y avait lä hier soir le comte Ferzone, la femme du sénateur Monti, et le secretaire du Conseil des Presides. Si on conspire lá-dedans, alors c'ešt Orsenna qui conspire contre elle-méme. Je commence ä me demander pour qui au juste la police travaille. Qui me dit que ces gens ne seront pas les premiers ä lire mes rapports ? » Son regard embusqué cherchait le mien avec insis-tance. Je savais que mon intimite avec Vanessa avait mis entre nous une géne : on eůt dit que cet oeil rusé amorgait un ralliement possible, faisait ä travers moi comme une ouvertuře de paix. II y avait dans ses épaules lourdes une lassitude, un affaissement. «... Ce qui m'inquiete, continua-t-il, c'eSt qu'Orsenna ne dit rien. Au surplus, ce que nous faisons ici ne sett pas ä grand-chose. Cela ne m'amuse pas de faire fouetter des petites filles. Et ďailleurs...» II eut un gešte désabusé et tourna les yeux vers la fenétre. «... Peut-étre que ce qu'ils disent est vrai. Que ca finira mal...» II se fit un silence dans la piece; un pas trainant longeait le canal, perdu dans l'apres-midi endormi. II me semblait que quelque chose cédait doucement sous mon poids comme du sable mouvant, et, machinalement, je fis un pas vers la porte. Belsenza sursauta légěrement, en homme qui se reveille : «... Vous allez au palais, puisque la princesse est rentrée de voyage. Heureux homme! Je n'y vais pas autant que je le voudrais.» II me regarda d'un air fin, et reprit d'une voix sérieuse : .M Noel 693 «...Je crains parfois qu'on ne m'y invite que pour me rendre moins scabreuse ma presence en service commandé. Assurez la princesse qu'elle n'aura jamais d'ennuis de mon côté.» Ainsi le malaise gagnait du terrain, et, jour aprěs jour, on pouvait voir céder de fagon inattendue quelque nouvelle defense. Comme une troupe qui s'avance cachée sous un brouillard, une désorientation subtile de ľadversaire préparait et précipitait sa marche. Quand je songeais ä ľinštruction que j'avais regue d'Orsenna, et aux échos complaisants qui me revenaient de lá-bas aux bruits qui enfiévraient la ville, il me semblait parfois qu'Orsenna se lassait de sa santé endormie, et sans oser se ľavouer eůt attendu avidement de se sentir vivre et s'éveiller tout entiere dans ľangoisse sourde qui gagnait maintenant ses profondeurs. On eůt dit que la cite heureuse, qui avait essaimé de toutes parts sur la mer et laissé rayonner si longtemps son cceur inépuisable dans tant de figures énergiques et d'esprits aventureux, au sein de son vieillissement avare appelait maintenant les mauvaises nouvelles comme une vibration plus exquise de toutes ses fibres. Je quittais Belsenza et je m'enfoncais dans le dédale des rues pauvres du quartier des pécheurs pour gagner le quai ou m'attendait la barque. Si impatient que je fusse de rejoindre Vanessa, je trouvais parfois un charme ä m'attarder dans ces ruelles qui zigzaguaient entre les fagades aveugles et les tristes jardinets conquis sur les sables, et oů tombaient dés le debut de l'apres-midi de grands pans de fraicheur. II y avait lä toute une banlieue morne et houleuse, basculée au hasard sur les vagues du bourrelet de dunes qui marquait le contour de la terre ferme, et dont l'abandon lépreux et ľancien-neté croulante étaient rendus plus désolés encore par la remise en marche des sables que la vegetation des jardins brůlés ne fixait plus, et dont on voyait parfois, sous la poussée du vent de mer, les fines aigrettes lumineuses pleuvoir intarissables par-dessus le mur d'un enclos comblé et venir feutrer le pavé étroit, comme autant de cascades de silence; mais si j'élevais la réte au-dessus du mur, la rumeur acharnée du large et les claquements du vent de mer venaient brusquement me gifler le visage. J'aimais ce silence menace et ses replis 694 -Ltf Kivage des Syrtes d'ombre, comme suspendus sur une clameur profonde et enorme; je faisais glisser dans mes doigts ce sable qu'avaient vanné tant de tempétes, et qui mainte-nant bäillonnait la ville dans le sommeil; je regardais Maremma s'ensevelir, et en méme temps, les yeux blesses, giŕlé par le vent furieux qui mitraillait le sable, il me semblait sentir la vie méme battre plus sauva-gement ä mes tempes et quelque chose se lever derriěre cet ensevelissement. Parfois, au détour d'une rue, une cruche ou un panier de poissons en équilibre sur la téte, apparaissait une femme de pécheur sous les éternels voiles noirs qui font des groupes ä Maremma autant de corteges de deuil, et dont on ramene un pan sur la bouche pour se protéger de la gréle du sable : eile passait pres de moi silencieusement comme un fantome errant de la ville morte, m'apportant ä la fois une odeur de mer et de desert, et toute pareille, ainsi surgie de cette nécropole inhabitable, ä ces nammes errantes et funěbres qui s'élévent et palpitent faiblement sur une terre trop gorgée de mort. La vie s'aventurait sur ces confins extremes plus vulnerable et plus nue, dressée sur l'hori-zon de sel et de sable comme un signe exténué, eile voletait par les rues effacées comme un lambeau de téněbres oublié dans le plein jour. La lumiěre baissait déjá sur le large, et il me semblait sentir en moi qu'un désir montait, ďune fixité terrible, pour écourter encore ces journées rapides : le désir que les jours de la fin se lěvent et que monte l'heure du dernier combat douteux : les yeux grands ouverts sur le mur épaissi du large, la ville respirait avec moi dans le noir comme un guetteur sur qui ľombre déferle, retenant son souffle, les yeux rivés au point de la nuit la plus profonde. Je trouvais Vanessa tantôt alanguie, tantôt nerveuse; on eůt dit que ces aprěs-midi qu'elle me réservait á moi seul au milieu de ľagitation qu'elle entretenait ä plaisir autour ďelle la désorientaient comme un passage ä vide, et, si tendre et si enjouée qu'elle pút se montrer quelque-fois, il me semblait que ce silence et cette tranquillité vide la laissaient déconcertée et incertaine, comme si eile eůt craint de se retrouver trop longtemps en téte-ä-téte moins avec moi qu'avec une image ďelle-méme, á laquelle ma seule presence la réveíllait. Lorsqu'il faisait beau temps, eile me faisait souvent signe par-delä le Noel 695 canal du jardin abandonné oú je ľavais trouvée le matin de Vezzano — les jours gris, que la saison maintenant multipliait, eile m'attendait dans le salon vide qui m'intimidait toujours. Une fraicheur montait de l'eau calme et baignait le palais silencieux; par la grande porte ouverte sur le canal venait par intervalles un bruit tranquille d'avirons plongeant dans l'eau morte : j'étais súr ä cette heure de ne trouver personne que Vanessa, et je m'attardais parfois un instant sous ces voutes froides que mon pas sur les dalles faisait résonner durement : il me semblait que j'éveillais un chateau de sommeil; par les baies qui donnaient sur la cour intérieure, les feuillages immobiles du jardin d'hiver paraissaient pris dans un criStal transparent. Des siécles accumulés avaient ici usé les angles ľun apres ľautre, tamisé les lumiéres, feutré toutes choses d'une poussiere impalpable jusqu'ä la mise en place de ce chef-d'oeuvre de quietude et de sommeil, et nulle part peut-étre mieux que dans cette demeure séculaire ne transparaissait le profond génie neutralisateur de la ville, qui déchargeait les choses de tout pouvoir de suggestion trop vive, et réussissait ä la longue ä donner au décor méme de la vie quotidienne la vertu doucement balsamique et ľinsigni-fiance profonde d'un paysage. Je songeais alors ä ma visitě ä Sagra et aux propos que m'avait tenus autrefois Orlando — et ä m'attarder dans les salles de ce palais qui se révélait ä moi dans le silence, ä plonger dans l'eau de ces glaces mortes et de ces canaux engourdis, ä respirer cette transparence liquide ďautomne, ä écouter les craquements des boiseries s'engrener subtilement dans le silence suspendu, il me semblait que quelque chose m'était révélé de son charme et de son irremediable condamnation : c'était comme si tout l'effort séculaire d'Orsenna, toutes les images qu'elle s'était complu ä donner de la vie, eussent vise ä une chute de tension presque effrayante, ä une égalkation finale oú se fussent déchargés toutes les choses et touš les étres de leur affirmation de presence offensante et de leur dangereuse éleétricité1 : les formes trop humanisées, trop longtemps usees par un frottement trop continu au milieu desquelles s'y perpétuait la vie lui faisaient comme un vétement de plus en plus profonde incons-cience, au travers duquel nul contact ne le réveillait plus. 696 L,e Rivage des Syrtes Orsenna chaque matin en s'éveillant endossait le monde comme un juslaucorps longtemps porté et fait ä eile, et dans cet exces de familiarité confortable la notion méme de ses frontiěres se perdait; la conscience faible qu'elle avait ďelle-méme s'enracinait lentement dans une terre maintenant si profondément pétrie ďhumanité qu'elle semblait ä la longue l'avoir entiěrement bue, et son áme passée dans ľempreinte qu'elle avait enfoncée au cceur des choses la laissait vacillante sur un vide, penchée jusqu'ä la rejoindre sur l'image trop exadtement ressem-blante qui montait de ces canaux immobiles, comme un homme qui se sentirait glisser lentement de l'autre côté du miroir. Quand je reviens en pensée sur ces journées unies et monotones, et pourtant pleines d'une attente et d'un éveil, pareilles ä ľalanguissement nauséeux d'une femme grosse, je me rappelle avec étonnement combien Vanessa et moi nous semblions avoir peu ä nous dire. L'ardeur qui me jetait vers eile se contentait et s'éteignait vite, comme la poussée de fiěvre trište de ľapres-midi des lagunes. Ce palais si peu fait pour y vivre, aux portes battantes, ä la sonorité et ä la pénombre ďéglise, et oú les reflets de ľeau mouvante bougeaient éternellement le long des murs, nous était comme un campement instable, une forét habitable et ouverte sous ses lourds ombra-ges immobiles, mais dans laquelle perpétuellement un ceil eút rôdé. Je ne me sentais jamais tout ä fait seul avec Vanessa; au contraire, couché contre eile, il me semblait parfois de mes doigts pendant au bord du lit dans ma fatigue défaite sentir glisser avec nous ľépanchement ininterrompu d'un courant rapide : eile m'emportait comme ä Vezzano, eile mettait doucement en mou-vement sur les eaux mortes ce palais lourd — ces aprěs-midi de tendresse rapide et ŕiévreuse passaient comme empörtes au fil d'un fleuve, plus silencieux et plus égal de ce qu'on percoit déjä dans le lointain ľécroulement empanaché et final d'une cataračte. Parfois, á mon côté, je la regardais s'endormir, décollée insensiblement de moi comme d'une berge, et d'une respiration plus ample soudain prenant le large, et comme roulée par un not de fatigue heureuse; ä ces instants eile n'était jamais nue, mais toujours, séparée de moi, ramenait le drap d'un geste frileux et rapide jusqu'ä s,gn cou — son Noel 697 épaule qui soulevait le drap, toute ruisselante de sa chevelure de noyée, semblait écarter ďelle ľimminence d'une masse énorme : la longue étendue solennelle du lit ľenfouissait, glissait avec eile de toute sa nappe silencieuse; dressé sur un coude ä côté d'elle, il me semblait que je regardais émerger de vague en vague entre deux eaux la derive de cette tete alourdie, de plus en plus perdue et lointaine. Je jetais les yeux autour de moi, tout ä coup frileux et seul sous ce jour cendreux de verriére trište qui flottait dans la piece avec la reverberation du canal : il me semblait que le flux qui me portait venait de se retirer ä sa laisse la plus basse, et que la piece se vidait lentement par le trou noir de ce sommeil hanté de mauvais songes. Avec son impu-deur hautaine et son insouciance princiěre, Vanessa laissait toujours battantes les hautes portes de sa chambre : dans le demi-jour qui retombait comme une cendre fine du rougeoiement de ces journées breves1, les membres défaits, le cceur lourd, je croyais sentir sur ma peau nue comme un souffle froid qui venait de cette enfilade de hautes pieces délabrées; c'était comme si le tourbillon retombé d'un saccage nous eůt oubliés lä, terrés dans une encoignure, comme si mon oreille dressée malgré moi dans ľobscurité eůt cherché ä surprendre au loin, du fond de ce silence aux aguets de ville cernée, la rafale d'une chasse sauvage. U n malaise me dressait tout debout au milieu de la chambre; il me semblait sentir entre les objets et moi comme un imperceptible surcrolt de dištance, et le mouvement de retrait léger d'une hoštilité murée et chagrine; je tátonnais vers un appui familier qui manquait soudain ä mon équilibre, comme un vide se creuse devant nous au milieu d'amis qui savent déjä une mauvaise nouvelle. Ma main serrait malgré eile ľépaule de Vanessa; eile s'éveillait toute lourde; sur son visage renversé je voyais flotter au-dessous de moi ses yeux d'un gris plus pále, comme tapis au fond d'une curiosité sombre et endormie — ces yeux m'engluaient, me halaient comme un plongeur vers leurs reflets visqueux d'eaux profondes; ses bras se dépliaient, se nouaient ä moi en tátonnant dans le noir; je sombrais avec eile dans ľeau plombée d'un étang trište, une pierre au cou. Je trouvais une delectation lugubre dans ces nuits de 698 -Lř Rivage des Sjrtes Maremma, passées parfois tout entiěres auprěs ďelle, qui sombraient par le bout — comme les pilotis de la laguně dans le gonflement matinal de l'eau noire — au creux ďun déferlement de lassitude, comme si la perte de ma substance qui me laissait exténué et vide m'eút accordé ä la défaite fiévreuse du paysage, ä sa soumis-sion et ä son accablement. Au travers de ľatmosphére saturée de ce pays des eaux, le fourmillement des étoiles par la fenétre ne scintillait plus; il semblait que de la terre proštrée ne pút désormais se soulever méme le faible souffle qui s'échappe d'un poumon crevé : la nuit pesait de tout son poids sur eile dans son gite creusé de béte lourde et chaude. Quelquefois, derriěre la barre de la lagúne, un aviron par intervalles tátait l'eau gluante, ou tout pres s'étranglait le cri falot et obscene d'un tat ou de quelque béte menue comme il en rode aux abords des charniers. Je me retournais sous cette nuit oppres-sante comme dans le suint d'une laine, bäillonné, isolé, cherchant l'air, roulé dans une moiteur suffocante; Vanessa sous ma main reposait pres de moi comme l'accroissement d'une nuit plus lourde et plus close: fermée, plombée, aveugle sous mes paumes, eile était cette nuit ou je n'entrais pas, un ensevelissement vivace, une téněbre ardente et plus lointaine, et toute étoilée de sa chevelure, une grande rose noire dénouée et Offerte, et pourtant durement serrée sur son coeur lourd. On eůt dit que ces nuits ä la douceur trop moite couvaient interminablement un orage qui ne voulait pas můrir — je me levais, je marchais nu dans les enfilades de pieces aussi abandonnées qu'au coeur d'une forét, presque gémissan-tes de solitude, comme si quelque chose d'alourdi et de faiblement voletant m'eút fait signe ä la fois et fui de porte en porte ä travers l'air stagnant de ces hautes galeries moisies — le sommeil se refermait mal sur mon oreille tendue, comme quand nous a éveillé dans la nuit la rumeur et la lueur lointaine d'un incendie. Quelquefois, en revenant, je voyais de loin une ombre remuer sur le sol, et, ä la lueur de la lampe, les mains de Vanessa, qui soulevait ses cheveux emmélés sitôt qu'elle s'éveillait, faisaient voleter sur les murs de gros papil-lons de nuit; les traits légěrement exténués aux lumiéres, eile paraissait lasse et pále, sérieuse, toute recouverte encore d'un songe qui donnait trop ä penser, Noel 699 et la lumiěre immobile de la lampe ne me rassurait pas. Une fois sa voix s'éleva, bizarrement impersonnelle, une voix de médium ou de somnambule, qui semblait en proie ä ľévidence d'un délire calme. «Tu me laisses seule, Aldo. Pourquoi me laisses-tu toute seule dans le noir? Je sentais que tu m'avais quittée, je faisais un réve trište...» Elle leva sur moi des yeux de sommeil : «...II n'y a pas de fantóme dans le palais, tu sais. Viens, ne me laisse pas seule.» Je caressai le front et la douce naissance des cheveux, tout amolli de tendresse par cette voix d'enfance. « EsVce que tu as peur, Vanessa ? Peur la nuit, au cceur de ta forteresse... Et quelle forteresse! grands dieux... Des panoplies jusque dans notre chambre. Et les qua-torze Aldobrandi qui montent la garde en effigie.» Les yeux fermés, eile tendait ses bras tiědes et la moue de sa bouche gonflée de toute petite rille, et je l'embras-sais avec emportement, comme on mord les bonnes joues d'une douce pomme Offerte, mais le passage d'un seul souffle léger la rejetait sur le lit, claquant des dents, toute frissonnante. «Ah! j'ai froid.» Elle prenait ma main, nerveuse, sérieuse, son regard flottant par la galerie ouverte, comme sur un lointain de sous-bois. «Que c'eSt triste ici, Aldo! Pourquoi suis-je venue ici? J'ai horreur de ces murs nus — toujours ä regarder les vagues, les bancs de brouillard.» Sa voix était tout contre mon oreille. «... On eat comme dans un port saccagé, les écluses rompues. On dirait qu'on derive dans ces pieces trop grandes. On est comme dans un navire mal ancré. — Mais c'ešt toi qui veux toutes ces portes ouvertes, Vanessa. II me semble toujours un peu que nous sommes couches dans la rue. — Pauvre Aldo!» •■■>" Elle caressait mes cheveux d'une main distraite. «... Comme tu es gentil et sage. Quel enfant obéissant!...» Une vague d'ombre passa sur eile et son visage se détourna. «... Et quand méme nous serions dans la rue, quand 700 Le Rivage des Syrtes bien méme tout le monde passerait ici, dans cette chambre, qu'importe, Aldo... Que veux-tu que cela fasse? Qui veux-tu qui nous voie?» La voix s'élevaít comme une confession étouffée et triste. _ «... Ä qui veux-tu qu'on ait affaire ici, vraiment? Quand je suis venue ici, j'étais ä bout ďennui, excédée, j'étais dure et serrée, je voulais me pétrir, me faire roide et dure entre mes mains comme une pierre, une pierre qu'on jette ä la figure des gens. Je voulais me heurter enŕin ä quelque chose, fracasser quelque chose comme on casse une vitre, dans cet étouffement. II y a eu ici, je ťen réponds, en fait de scandales et de provocations, des choses qui passaient la mesure, et non pas drô-lement, Aldo, gravement, oui, gravement.» Elle haussa les épaules, lasse. «... C'était comme une pierre qu'on jette dans la lagúne. II y avait une petite onde de curiosité lassée, puis ľeau lourde qui se referme. Ce n'était pas que je visais mal. Mais il y a des bétes qui digěrent jusqu'aux pierres qu'on leur jette, qui ne sont plus qu'une digestion énorme — une poche, un eštomac. Et moi aussi je me sentais digérée. Inoffensive, tu comprends — assimilée — c'eät terrible, cette égalité dans la mangeaille, cet écroulement en vrac comme du grain dans un ešto-mac — et s'il y a quelques grains de sable, il n'en digěre que mieux. On contribue...» Elle secoua la téte avec désespoir. «... Et quand nous serions dans la rue, quand méme tu me prendrais dans la rue, qu'ešt-ce que cela peut faire? Que veux-tu que cela fasse? II y a des yeux ici qui se posent sur vous, Aldo, mais, tu comprends, cela ne va pas plus loin; il n'y a pas de regard. Et moi, j'avais besoin de ce regard. Oh! oui, regarder. Etre regardée. Mais de touš ses yeux. Mais pour de bon. Etre en presence...» Je me penchais sur eile; j'écoutais s'échapper ďelle, incrédule, ce cri panique, ce flot vehement comme le sang répandu. Elle me paraissait soudain extraordinaire-ment belle — ďune beauté de perdition —, pareille, sous sa chevelure lourde et dans sa dureté chaste et cuirassée, ä ces anges cruels et funěbres qui secouent leur épée de feu sur une ville foudroyée1. Elle se dressa Noel ' 701 sur son coude lentement, et, fixant ses yeux dans les miens, parla d'une voix calme : «Ce que je pense, tu le penses aussi, Aldo, n'est-ce pas? Je suis súre que tu m'as comprise.» Je la regardai dans les yeux ä mon tour : «Je crois te comprendre, Vanessa, mais tu ne l'ignores plus, ce regard. Maremma le nomme. II n'ešt pas bienveillant, et tu sais de toujours, toi et les tiens, ce qu'il signifie.» Elle serra sur mon bras une main paisible, nocturne. «Oui. Tu le sais aussi, et depuis que tu es venu ici, tu n'as pas vécu pour autre chose. Cešt pourquoi je suis allée te voir dans la salle des cartes et pourquoi je ťai conduit ä Vezzano; et ce qu'il ťeSt donne ä present de faire, toi aussi tu le sais maintenant.» Cette miit-lä, je ne me rendormis pas, et je la passai tout entiére dans le trouble et la terrible exaltation nerveuse d'une premiére nuit d'amour. Vanessa, auprěs de moi, reposait comme vidée de son sang, la téte fauchée par un sommeil sans réves; écartelée comme une accouchée, eile fléchissait le lit appesanti. Elle était la floraison germée ä la fin de cette pourriture et de cette fermentation štagnante — la bulle qui se rassemblait, qui se décollait, qui cherchait l'air dans un bäillement mortel, qui rendait son dme exaspérée et close dans un de ces éclatements gluants qui font á la surface des marécages comme un crépitement vénéneux de baisers. Le jour filtra dans la piece. Vanessa était déjä levée. Vétue ä la häte, eile allait et venait dans la chambre, et j'observai ä travers mes paupiéres ä demi fermées qu'elle guettait mon réveil. Dans son long peignoir gris et onduleux, eile avait le piétinement incertain et le volet-tement gauche d'un oiseau de passage abrité dans une grotte qui cherche au réveil son sens et sa direction. Elle vint ä moi, s'agenouilla au bord du lit ďun gešte tendre, m'entoura de ses bras tout frais du vent de mer, et il me sembla que je prenais sur ses lévres le goůt du sel. «Je vais te laisser seul pour quelques jours, Aldo. Tu sais qu'il faut que je retourne ä Orsenna. — Déjä, Vanessa?» Elle ne répondit pas, mais posa sa téte sur ma poitrine, et je la serrai dans mes mains contre moi avec une passion encore inconnue. 7°2 -Lř Rivage des Syrtes «Ce sera si court. Tu te souviendras de cette nuit?...» Elle ajouta en baissant sa téte confuse : «...Cétait une grande nuit, tu sais, Aido...» Et soudain, ďun geste empörte et gauche, eile baisa mes deux mains. «... Comme tu as des mains fortes, Aido. Si puis-santes, si fortes...» Elle frottait contre elles sa joue ä petits coups, doucement. «... Des mains qui tiennent la joie et la perdition; des mains oú l'on voudrait se confier et se remettre, méme si c'était pour tuer, pour détruire — méme si c'était pour finir1. — Mais il n'est pas question de finir, Vanessa. Tu me rends si heureux. Est-ce que tu n'es pas heureuse?» Elle me regarda de ses grands yeux fixes. «Oh! si, mon chéri, si. Mais je voulais te dire : je suis brave et je n'ai pas peur de ce qu'elles m'apportent. Méme si c'était pour finir...» Elle s'ébroua, éparpilla sa chevelure comme un mau-vais nuage; je plongeai mes mains dans son abri tiěde, pelotonné de toute ma tendresse dans une fausse sécu-rité, et mon coeur alourdi sentait couler les minutes, comme un écolier tapi qui grignote les secondes, qui recule encore ľarrachement glacial du réveil. «... Tu sais que j'emméne Marino ä Orsenna. II m'a demandé une place dans la voiture. On s'occupe beau-coup de lui ä la Seigneurie, décidément, ajouta-t-elle ďune voix lourde de sous-entendus. De toute facon, tu vas étre seul ä l'Amirauté pour quelques jours...» Elle ajouta, d'un ton bizarre, et qui ne me parut ironique qu'ä demi : «... Le maitre aprés Dieu, Aido... Cest bien ainsi que vous dites, n'ešt-ce pas?» Vanessa partie, je me sends désceuvré et chagrin, et je décidai de passer ä Maremma un jour encore. C'était la veille de Noel, et dans cette soirée la réclusion entre les murs humides de l'Amirauté me paraissait brusquement trop lourde. II y aurait foule dans les rues, et un inštinä me poussait ä me méler une derniěre fois au plus profond de la foule. Dans ces journées douteuses oú je sentais vaciller le génie de la ville, il était ľinstinčf qui nous pousse sur le pont, la joue contre les mille bonnes Noel 703 joues pleines et encore vivantes, quand le navire tremble sur sa quille et que le choc géant monte ä nous dans la vibration de la profondeur. Á fláner au long des quelques rues commercantes de Maremma, il me sembla qu'ä la veille de cette solennité attendue le pouls de la petite ville battait plus fiévreu-sement. La tradition dans les territoires d'Orsenna, en cette veille de Noel, était de se coštumer de couleurs vives et de manteaux de laine bariolés qui rappelaient le desert et replacaient au bord de ces sables la commemoration de la Nativité dans son lointain d'Orient, mais il me parut que cette année le déguisement pieux prétait, dans ľesprit de beaucoup, ä un double sens et ä une supercherie de signification particuliére. Pármi les corteges qui parcouraient les rues et rougeoyaient 5a et lä un instant aux illuminations pauvres, je remarquai que des silhouettes repassaient qui, beaucoup plus que l'Orient millénaire, rappelaient ä ľceil les draperies grises et rouges et les amples vétements de laine ŕlottants á longues rayures des peuplades des sables, dont ľusage était reste populaire dans le Fargheštan. Leur passage soulevait les clameurs des gamins, aux yeux de qui ces oripeaux font reconnaitre de longtemps l'Ogre des legendes enfantines, mais il était douteux que ce fút aux enfants seulement que les masques eussent souhaité faire peur. Des regards soudain plus brillants venaient se coller de partout ä ces silhouettes, et d'avance les guettaient; il était visible que ce travešti equivoque, plus que tout autre chose, aiguisait l'atmosphere tendue, et que la foule s'y complaisait malsainement, comme on trouve un charme frileux, et peut-étre le sentiment d'une presence ä soi plus trouble, aux premiers frissons d'une fiěvre légěre. On eut dit que la foule se caressait ä ce fantóme comme au seul miroir dont le reflet lui prétät encore chaleur et consistance. «Que dites-vous de ce lácher de Bedouins, monsieur l'Observateur?» me lanca abruptement Belsenza que je heurtais au coin d'une rue. II était de mauvaise humeur, et visiblement en veine de grossiěreté. «Je ne sais ce qui me retient de soulever un de ces voiles de téte crasseux. J'ai idée qu'il s'y frotte plus ďun nez morveux que j'ai mouché il n'y a guěre longtemps.» 7°4 Le Kivage des Syrtes Je répliquai un peu sěchement : «Je ne vous le conseille guěre. Les gens sont nerveux. Et ce n'ešt pas un jour pour une rafle de police. — J'ai ďautres raisons, et des meilleures, pour n'en rien faire, rassurez-vous.» D'un air de myštěre, Belsenza me tira brusquement par la manche dans une encoignure. «... Savez-vous ce qu'on dit? On dit que notre masca-rade bénite est un pretexte commode ä certains pour ne plus se géner, et qu'il y a ä prendre le frais ce soir, derriěre ces persiennes ä mouches, quelques tétes qui ne sont aucunement de par ici. — Bah!» De toute evidence, Belsenza ce soir sentait le vin. «J'ai l'ordre d'agir avec prudence, bon. Entendre, c'esí obéir — le metier a ses exigences. Mais je vous le jure, monsieur l'Observateur, ces tétes de caréme ne viendront plus ici me faire la nique trěs longtemps. On croit tout de méme pouvoir en prendre trop ä son aise avec nous, la-bas...v> II me saisit le bras et s'écarta un peu d'un geste de theatre, de seconde en seconde plus chaleureux. «... Nous avons, monsieur l'Observateur, assez avalé de couleuvres, vous en étes témoin. Mais assez, c'ešt assez. J'y perdrai ma place, soit. Mais je le disais ce soir encore au syndic de la Consulta : il y a un temps pour la patience... Orsenna n'ešt pas une vieille paillasse, múre pour la vermine du desert... On nous cherche; on nous trouvera (le geste était tranchant et décidément noble)... Venez ä Saint-Damase, ce soir», ajouta-t-il en clignant de ľceil, d'une voix filante et rapide. Je le regardai s'éloigner. Je me demandais jusqu'á quel point il jouait un role, profitait de l'alcool pour ménager une transition. Mais le sens de ce langage grossier de bravache n'était plus douteux. Belsenza ä la fin avait trouvé trop difficile de se sentir aussi seul. La derive mécanique de cette áme vulgaire, qui dérapait soudain de sa berge, marquait que les eaux avaient atteint maintenant un certain étiage critique. Je revins diner avec ennui au palais : le contacf élečtrisant de la foule m'avait rendu plus déprimante la solitude. Lorsque les premieres cloches sonněrent pour 1'office de nuit, je me retrouvai presque involontai- Noel 705 rement au rendez-vous que m'avait fixe Belsenza, devant les hautes coupoles persanes de Saint-Damase. Mon désoeuvrement n'était pas seul en cause; le lieu par lui-méme attirait ma curiosité. II n'était guěre, dans les territoires du Sud, ďéglise plus célěbre, moins encore ä cause des emprunts trěs frappants ä ľ architecture Orientale qui se trahissaient dans ses coupoles dorées et vermiculées que par la suspicion opiniátre attachée ä la liturgie et aux rites qu'elle abritait. Beaucoup plus profondément que dans le Nord, l'Église oŕficielle avait dů composer ici autrefois avec les heresies et les querelles intérieures du christianisme oriental, et les coupoles de Saint-Damase figuraient depuis des siěcles le signe de ralliement éleftif de tout ce qui surgissait dans la pensée religieuse d'Orsenna de turbulent et ďaventureux. Le centre, pendant longtemps, d'une petite communauté de mar-chands des Syrtes rattachés au hasard de leurs relations de voyage aux Églises neštoriennes d'Orient, puis d'une sečte initiatique dont les liens avec les groupes secrets des «frěres integres» en terre d'Islam paraissent avoir été moins que douteux, les legendes locales en savaient long sur les conciliabules qu'avaient abrités ces coupoles mauresques et ces hautes voútes noires aux suintements de cave sous lesquelles avaient prie, aux pieds d'un Dieu inscrutable, Joachim de Flore et Cola di Rienzi1. Finalement frappée d'interdit, la rebelle incorrigible était reštée longtemps close, environnée d'ailleurs peu ä peu d'un bizarre respect populaire, qui tenait sans doute ä ses formes et á son ornementation exotique et mal comprise, et peut-étre aussi, si ľon scrutait plus ä fond cette reserve pleine de secrete faveur, au sentiment d'une contre-assurance et d'une súreté obscurément prise vis-ä-vis de la divinité régnante et oŕficielle, qui faisait dire avec finesse ä Marino, bon connaisseur des Syrtes ä ses heures, que Maremma «avait épousé Saint-Vital (la cathédrale) devant Dieu, et Saint-Damase de la main gauche». Sans doute le clergé avait-il jugé ä la longue que le risque ďhétérodoxie était ä tout prendre moins grave que ľamas de songe qui s'alourdissait sur cette chässe en déshérence, trop atti-rante et trop oštensiblement dédiée ä l'Obscur, car depuis quelques années, aprěs une ceremonie expiatoire, jo6 L.e Rivage des Syrtes 1'église avait été rouverte au culte, et ľattirance maligne officiellement exorcisée au príx de ce que 1'intransi-geance du clergé monaStique n'hésitait pas ä nommer une capitulation déguisée. Le cours des choses n'était pas sans lui donner raison; il était patent — la documentation réunie par Belsenza ne laissait lá-dessus aucun doute — que Saint-Damase s'était trouvé étre aussitôt, dans ľ atmosphere trěs speciale qu'on respirait mainte-nant ä Maremma, le point de rassemblement choisi et difficile ä surveiller des alarmištes et des propagateurs de rumeurs, en méme temps que le rendez-vous ä la mode des riches hivernants sceptiques dont le nombre se multipliait dans la ville. Vanessa, bien qu'incroyante, y fréquentait elle-méme assidůment, et ne donnait lá-dessus que des justifications évasives; eile passait pour protéger son clergé, oú les tendances illuminištes avaient repris racine comme par enchantement, et, par son entremise peut-étre, j'avais ľimpression que s'étendait sur ce brasillement fumeux, et ä partir des plus hautes spheres d'Orsenna, l'effet de la permission supérieurŕ qu'évoquaient intimement pour moi les instructions venues de la Seigneurie. Saint-Damase était une des fissures par lesquelles les vapeurs suspečtes avaient envahi les rues. Un coup d'oeil sur cette crypte qui sentait le soufre n'était pas de trop. Ľéglise s'élevait pres de ľendroit oú la langue de sable s'enracinait ä la côte, au milieu d'un miserable quartier de pécheurs que rappelaient, méme dans ce jour solennel, les elements naifs et ä dessein pauvres de toute sa decoration. Des filets rapiécés tapissaient les murs, et, selon la trěs vieille coutume des marins des Syrtes, une barque de péche avec touš ses agrěs, tirée jusque devant l'autel sur des roues, remplacait la crěche : sous son buisson de lumiěres, le berceau creux et flottant transpo-sait étrangement cette scene si paysanne, en faisait une nativité plus menacée, une naissance au peril de la mer. Autour du brasier de lumiěres á ľ aplomb de la coupole, le reite de la nef était trěs sombre, mais il en venait cette communication magnétique et presque tactile, pareille ä ľair aspiré tremblant au-dessus d'une route chaude, qui monte d'une foule communiant dans ľextréme ferveur. Cette ferveur ne devait rien ä la rumination bovine des dimanches trop connus d'Orsenna, et qui n'exprimait Noel 7°7 que le bien-étre du troupeau recompté, enfoncé jusqu'aux narines dans la maceration de sa propre odeur; ce qu'on pouvait flairer 5a et lä dans les rues ä ľétat de traces, comme une de ces senteurs exotiques qui soudain dilatent les narines, on le recevait ici tout ä coup sur la face comme un coup de poing. Un levain puissant brassait cette foule et soufflait bien au-dessus d'elle les hautes coupoles; cette foule compacte de visages au ras desquels eile voguait épaulait la barque mystique; eile oscillait monotonement au rythme de son chant profond et retrouvé; dans cette nuit portée au plus creux de ľhiver comme un ceuf nocturne, il me semblait qu'ä l'haleine des voix chaudes et réveillées je sentais sous mes pas la glace craquer et fondre, et que, le cceur battant, je sentais venir comme de dessous terre une mauvaise fiěvre — un dégel trop brusque, un printemps condamné. Comme la bourrasque qui soulěve les feuilles mortes, le vieux chant manichéen s'élevait sur la foule, pareil ä un vent venu de la mer : // vient dans I'ombre profonde, Celui dont mes jeux ont soif. Et sa Mort ešl la promesse, at sa Croix so/'t mon appui. Ô Kancon épouvantable, O Signe de ma terreur, Le ventre esl pareil ä la tombe Pour la Naissance de douleur. Elle était poignante, cette voix qui reprenait ľétrange et funěbre cantique venu du fond des temps, pareil au claquement d'une voile noire sur cette féte de joie; cette voix d'entrailles qui se posait si nai'vement dans la tonalité lugubre de son passé profond. Et je ne pouvais ľécouter sans tressaillement, pour tout ce qu'elle trahis-sait de sourde panique. Comme un homme en peril de mort ä qui le nom de sa mere monte aux lěvres, ä ľinštant des obscurs dangers Orsenna se retranchait dans ses Měres1 les plus profondes. Pareille au vaisseau dans la bourrasque, qui d'instindt se présente tout debout ä la lame, eile réinveátissait dans un cri toute sa longue hištoire, se l'incorporait; confrontée avec le néant, eile assumait d'un seul coup sa haute Stature et son intime difference; et pour la premiere fois peut-étre, 7o8 -Lŕ Rivage des Syrtes roulé dans une terrible vehemence, j'entendais montér de ses profondeurs le timbre nu de ma propre voix. Cependant le chant cessa : un silence plus attentif annonca que ľémotion de la foule attendait de se consommer maintenant dans un signe intelligible, et que l'officiant allait prendre la parole. Je le regardais maintenant avec une attention aiguě. II portait la robe blanche1 des couvents du Sud, et quelque chose en lui — son regard myope et voilé, d'une douceur lointaine et en méme temps d'une concentration maniaque — parlait de ces redoutables visionnaires, pareils ä des charbons á demi manges par la flamme des mirages et le feu des sables, qu'Orsenna avait vus surgir si souvent de la frange du desert. Marchant vers la chaire, il ondulait entre les rangs sans les toucher comme une flamme blanche, puis, quand il eut gravi les marches, le buisson de cierges ľéclaira par-dessous et fit jaillir des máchoires une dure ombre carnassiěre; la face entiěre sembla venir affleurer ä la surface indécise de la nuit; il se fit dans ľassištance un resserrement imperceptible, aussi intime que des mains qui se touchent, et je compris que le temps des prophětes était revenu. II rappela d'abord d'un ton neutře, et oú se traduisait comme une hesitation ou une lassitude, la place trěs insigne que la liturgie accordait ä cette féte, et se félicita, comme d'une marque particuliěre de la faveur providen-tielle, qu'elle pút étre célébrée en cette année avec tout son éclat habituel ä Saint-Damase, «voix entre toutes les voix unies en cette nuit dans le choeur de l'Eglise militante ä laquelle fut toujours accordée une resonance particuliěre, et dans le coeur de notre peuple une insigne efficacité». Aprěs cet exorde sans couleur, la voix marqua une pause et s'éleva peu á peu plus tranchante et plus claire, comme une lame qu'on tire lentement de son fourreau. «II y a quelque chose de profondément troublant, et pour certains d'entre vous il y a comme une derision aměre, ä songer que cette féte de ľattente comblée et de ľexaltation divine de l'Espérance, il nous ešt donne de la célébrer cette année sur une terre sans sommeil et sans repos, sous un ciel dévoré de mauvais songes, et dans des cceurs étreints et angoissés comme par ľapproche de ces Signes mémes dont ľannonce redoutable ešt écrite Noel 709 au Livre1. Et cependant, dans ce scandale de notre esprit auquel notre coeur n'a point de part, je vous invite ä lire, fréres et soeurs, une signification cachée, et ä retrouver dans le tremblement ce qu'il nous ešt permis de pressentir du profond myštěre de la Naissance. C'ešt au plus noir de l'hiver, et c'ešt au cceur méme de la nuit que nous a été remis le gage de notre Espérance, et dans le desert qu'a fleuri la Rose de notre salut. En ce jour qu'il nous ešt donne maintenant de revivre, la creation tout entiěre était proštrée et muette, la parole ne s'élevait plus, et le son méme de la voix ne trouvait plus ďécho; dans cette nuit oú les aštres s'inclinaient au plus bas de leur course, il semblait que ľesprit de Sommeil pénéträt toutes choses et que la terre, dans le coeur méme de ľhomme, se réjouit de sa propre Pesanteur. II semblait que la creation méme pesät ä la fin de toute sa masse comme une pierre écrasante sur le souffle scellé de son Créateur, et que ľhomme se fut couché de tout son long sur cette pierre, comme celui qui táte dans ľombre vers la place de son sommeil. Car il ešt doux á ľhomme de tirer le drap sur sa tete; et qui d'entre nous n'a pourchassé plus avant ses songes, et pensé qu'il pourrait mieux dormir s'il se faisait de son corps méme une couche commode, et de sa téte un oreiller? II y a aussi des lits clos pour ľesprit. Ici, en cette nuit, je maudis en vous cet enlisement. Je maudis ľhomme tout tissu aux choses qu'il a faites, je maudis sa complaisance et je maudis son consentement. Je maudis une terre trop bürde, une main qui s'ešt empétrée dans ses ceuvres, un bras tout engourdi dans la päte qu'il a pétrie. En cette nuit d'attente et de tremblement, en cette nuit du monde la plus béante et la plus incertaine, je vous dénonce le Sommeil et je vous dénonce la Sécurité.» II se fit dans ľassištance comme un frémissement ďattention, et des toussotements cä et la s'étoufferent dans ľombre. «... Reportons-nous en notre cceur, avec tremblement et espérance — et ceci nous ešt plus facile qu'ä bien ďautres —, ä cette nuit profondément décevante qui ešt jour, ä cette aube qui se roule encore comme un voile autour de la Lumiěre incréée2. Déjä de cette naissance pressentie la terre ešt grosse, et pourtant, ce qu'elle a choisi pour s'y cacher, c'ešt la nuit du trouble conseil et 710 he RJvage des Syrtes des mauvais presages, et ce qui marche devant eile et l'annonce comme la poussiere au-devant ďune armée, c'ešt une rumeur siništre, le sang répandu, et les presages mémes de la destruction et de la mort. En cette nuit méme, íl y a des siěcles, des hommes veillaient, et l'angoisse les serrait aux tempes; de porte en porte ils allaient, étouffant les nouveau-nés ä peine sortis du sein de leur mere1. Ils veillaient pour que ľattente ne s'accom- plít point, ne laissant rien au hasard afin que le repos ne fút point trouble et que la pierre ne fút point descellée. Car il ešt des hommes pour qui c'ešt chose toujours mal venue que la naissance; chose ruineuse et dérangeante, sang et cris, douleur et appauvrissement, un terrible remue-ménage — 1'heure qu'on n'a point fixée, les projets qu'elle traverse, la fin du repos, les nuits blanches, toute une tornáde de hasards autour d'une boite minuscule, comme si ľoutre méme de la fable venait de se rompre oú ľon avait enfermé les vents2. (Et il est. vrai que la naissance aussi apporte la mort, et le presage de la mort. Mais eile est le Sens.) Je vous parle d'une espěce d'hommes qui n'ešt point morte, de la race de la porte close, de ceux qui tiennent que la terre a désormais son plein et sa Süffisance; je vous_ dénonce les sentinelles de ľéternel Repos. «O frěres et sceurs, dans cette incertitude épouvan-table de la nuit, qu'ils sont rares ceux qui fétent du fond de leur cceur la Naissance. Ils viennent du fond de l'Orient, et ils ne savent rien de ce qui leur ešt demandé; ils n'ont pour guide que le signe de feu qui brille indifféremment dans le ciel quandva se repandre le sang des grappes ou le sang des désaštres; ils ont charge d'un royaume aux richesses fabuleuses, et il semble qu'il y ait sur leur vétement au fond de cette nuit une lueur encore, comme quand on voit crouler faiblement au fond d'une cave l'amoncellement inestimable du tresor. Ils sont partis pourtant, laissant tout derriěre eux, emportant de leurs coffres le joyau le plus rare, et ils ne savaient ä qui il leur seraít donne de ľoffrir. Considé-rons maintenant, comme un symbole grand et terrible, au cceur du desert ce pělerinage aveugle et cette offrande au pur Avěnement3. C'ešt la part royale en nous qui avec eux se met en marche sur cette route obscure, derriěre cette étoile bougeante et muette, dans ľattente pure et Noel : 71-1 dans le profond égarement. Dans le fond de cette nuit, déjä, ils sont en marche. Je vous invite ä entrer dans leur Sens et ä vouloir avec eux aveuglément ce qui va étre. Dans ce moment indécis oú il semble que tout se tienne en suspens et que ľheure méme hésite, je vous invite ä leur supreme Desertion. Heureux qui sak se réjouir au cceur de la nuit, de cela seulement qu'il sait qu'elle ešt grosse, car les téněbres lui porteront fruit, car la lumiěre lui sera prodiguée. Heureux qui laisse tout derriěre lui et se préte sans gage; et qui entend au fond de son cceur et de son ventre ľappel de la délivrance obscure, car le monde sěchera sous son regard, pour renaitre. Heureux qui abandonne sa barque au fort du courant, car il abordera sur l'autre rive. Heureux qui se deserte et s'abdique lui-méme, et dans le cceur méme des téněbres n'adore plus rien que le profond accom-plissement1...» De nouveau, le prédicateur marqua une pause; sa voix s'éleva maintenant plus lente et voilée de gravité. «...Je vous parle de Celui qu'on n'attendait pas, de Celui qui ešt venu comme un voleur de nuit2. Je vous parle de lui ici en une heure de téněbres et sur une terre peut-étre condamnée. Je vous parle d'une nuit oú il ne faut pas dormir. Je vous apporte la nouvelle d'une ténébreuse naissance, et je vous annonce que ľheure maintenant nous ešt présente oú la terre une fois encore sera tout entiěre soupesée dans Sa main; et le moment proche oú ä vous aussi il vous sera donné de choisir. O puissions-nous ne pas refuser nos yeux ä ľétoile qui brille dans la nuit profonde et comprendre que du fond méme de l'angoisse, plus forte que l'angoisse s'éleve dans le ténébreux passage la voix inextinguible du désir. Ma pensée se reporte avec vous, comme ä un profond myštěre, vers ceux qui venaient du fond du desert adorer dans sa crěche le Roi qui apportait non la paix, mais ľépée3, et bercer le Fardeau si lourd que la terre a tressailli sous son poids. Je me prošterne avec eux, j'adore avec eux le Fils dans le sein de sa mere, j'adore ľheure de ľangoissant passage, j'adore la Voie ouverte et la Porte du matin.» La foule brusquement ondula en s'agenouillant de cet afFaissement sans häte et presque paresseux des blés sous un coup de faux, et toute la profondeur de ľéglise reflua I12- Le Rivage des Syrtes pour me girier le visage dans un puissant, un sauvage murmure de priěres. Elle priait épaule contre épaule, dans une immobilité formidable, figeant ľespace de ces hautes voůtes en un bloc si compact qu'il serrait les tempes et que l'air semblait soudain manquer á mes poumons. La fumée des cierges, tout ä coup, me piqua les yeux ácrement. Je ressentais entre les épaules comme une pesée lourde, et ľespéce de nausée éblouissante qu'on éprouve ä fixer un homme qui perd son sang. Je ne cherchai pas Belsenza dans cette foule. Dans ľémotion qui m'avait serré ä la gorge, je me représentai avec dégoůt — un degout inexprimable — le raclement sur moi de son ceil lent et myope, comme une lame qui täte vers le défaut de la cuirasse. Je sautai dans une barque de louage. La nuit pesante et humide m'attirait; au lieu de rentrer au palais, je fis prendre par le travers de la laguně. II faisait bon dans cette nuit froide et salée. Devant moi le palais Aldobrandi, tous feux éteints, flottait comme une banquise sur l'eau calme; ä ma gauche les rares lumiěres de Maremma plongeaient jusque dans la mer une constellation amaigrie, comme si, la terre dévorée, l'horizon ďeau lui-méme eüt reculé devant la morsure de ce fourmillement d'astres. On eüt dit que Maremma se fondait dans ce bloc nocturne, s'y diluait, une ville dissoute dans son Heure et sa Figure, engloutie sous le balisage de ces minuscules clous de feu. Je me perdis longtemps dans cette nuit promise. Je me fuyais au sein de son vague et de son éloignement. Ľhumidité perlait sur mon manteau en gouttelettes froides; dans le cercle de lumiěre faible que projetait le fanal de la barque, la laguně clapotait inépuisable contre le bordage. Je sombrais insensiblement dans le sommeil. L'image de Marino assis dans son bureau de l'Amirauté passait par instants devant mes yeux avec son étrange sourire de ruse et de connaissance; il oscillait devant moi au rythme de la barque comme un homme qui marche sur les eaux, pareil ä un pantin dérisoire, puis les oscillations se firent moins amples; un instant le visage se tint devant moi dans une immobilité pesante, et je sentis plonger dans les miens ses yeux taciturnes et fixes, mais aussitôt je m'endormis. Je retrouvai l'Amirauté moins somnolente qu'on eüt v. Noel 71 3 pu le croire aprěs les feštivités de la veille. Le Redoutable était ä quai, ses ponts débarrassés de leur habituel désordre; des hommes s'affairaient auprěs du tas de charbon. Fabrizio, qui sortait de la grande salle, y rentra précipitamment en m'apercevant, et tout ä coup on entendit éclater ä ľintérieur un concert assourdissant de sifflets réglementaires1, comme quand ľamiral rejoint la flotte ancrée sous le grand pavois. «Tout le monde sur le pont. Voilä le capitaine!» cria Fabrizio. Je compris que la plaisanterie s'était concertée de longue main. Les trois acolytes m'attendaient sabre au clair, raidis dans un alignement perfide; on entendit méme quelques notes de ľhymne officiel. Salué par des hurrahs, je décrétai aussitôt une distribution de denrées liquides. II y eut de grandes claques sur ľépaule. Je me replongeais, bizarrement ému, dans cette camaraderie sans arriere-pensees : nous étions jeunes tous les quatre, et si dispos, si pleins de force, si mélés dans le soleil de cette claire matinée sěche, que j'avais envie de les embrasser. «... Et il va com-man-der-en-chef ä la mer...» com-menta Fabrizio avec un sifflement d'admiration révéren-cieuse...« Entre nous, il était tout de méme temps que tu arrives. Que je te remette d'abord le bref du Saint-Siěge», ajouta-t-il en cessant de bouffonner et en me tendant une enveloppe. Pour sa lenteur de patriarche boucané et ses gouts décidément sédentaires, c'était le titre qu'entre nous nous donnions parfois plaisamment ä Marino. Le mot de Marino était court, et semblait avoir été écrit ä la háte. Dans son amitié delicate, il ne s'était point soucié avec moi des formes réglementaires, et, je ne sais pourquoi, ä cette simple remarque, sa bonté et sa confiance me montěrent au visage comme une bouffée de chaleur, si brusques et si présentes qu'il me sembla que je rougissais. Je sentis une nouvelle fois vivement cette vertu si singuliére qu'il avait ďimpré-gner les choses de son seul toucher, et, dans une simple phrase si pareille au son de sa voix, de faire affleurer au souvenir la musique méme — oui, l'espece de melodie touchante et gauche qu'était en tout sa demarche naive, comme si ses doigts sur toutes choses n'eussent su 714 Le Rivage des Syrtes plaquer que les plus simples et les plus déconcertants accords. II m'avertissait en me remettant la charge de l'Amirauté qu'il avait donne des ordres pour une patrouille de nuit, et qu'il ne doutait pas que je monterais bonne garde. «Menage le Redoutable, ajoutait-il, je crains toujours ces damnés hauts-fonds, et notre flotte n'ešt plus toute jeune. Veille ä ce qu'on fasse avec soin les relěvements avant d'embouquer la passe qui s'ensable; Fabrizio m'y a échoué la derniěre fois. Tous ces jeunes gens ne sont que des étourdis qui croient savoir naviguer, mais tu seras lä et je vais dormir tranquille. N'oublie pas — sans te commander — qu'on ne diStribue l'eau-de-vie qu'apres la fin des quarts de nuit, et ne laisse pas Fabrizio te persuader le contraire. Sur ce, je prie que saint Vital (c'était la grande devotion de Marino et, je pense, la providence des eaux cótiěres) t'ait en bonne garde sur la mer.» «Et tu m'emmenes, Aldo, promets-moi, cria Fabrizio derriěre mon dos, les mains en porte-voix sur le seuil... Sois un camarade. Nous avons tiré au sort tous les trois. Je te mene le Redoutable en long, en large... oú tu voudras.» Toute la matinee se passa en allées et venues febriles; je me trouvai bientôt au milieu de mes tiroirs ouverts et de ma chambre bouleversée, comme si je me préparais pour un long voyage. Cette agitation me tenait ä flot, comme le nageur les mouvements de sa nage; attentif surtout ä ne pas l'interrompre, je perdais de vue ä demi ce qui se creusait par-dessous. Je songeai tout ä coup avec un sentiment de timidité et de géne que j'allais occuper la cabine de Marino; cette agitation de somnambule et ces tiroirs saccagés n'avaient fait que trom-per le besoin que j'avais de montér tout de suite ä bord du bateau. J'étais comme le passager attardé qui entend mugir la siréne, j'avais peur de le voir partir sans moi; je me voulais déjä embarqué. Je marchai d'un pas háté jusqu'á ľappontement, soudain plein ďune merveilleuse certitude ä le voir lä, une bete éveillée, doucement vibrant sous le tremble de sa fumée claire, chagriné pourtant, comme un enfant tiré de son réve, de le retrouver si mesquin et si petit. Le Redoutable était désert — un gros insefte de mauvais augure, habite seulement dans cet assoupis- Noel 715 sement de marécage par la trepidation insensible et ron-geante qui venait de ses bas-fonds. Je connaissais ä peine le navire — pendant ma premiére nuit de patrouille, je n'avais pas bougé de la passereile — et j'errais indécis sur le pont lavé de soleil oú le fer des rambardes était déjä chaud sous ma main, intimidé par cette machinerie exigeante, comme un engrenage oú l'on craindrait de mettre le doigt. J'essayai la clé de Marino sur plusieurs portes; le bruit grincant de ferraille des tôles foulées au milieu de ce silence était agacant; ľ atmosphere des boyaux obscurs étouffante; j'allais renoncer, dépité, lorsqu'une petite porte de fer enfin céda et battit sur une piece si minuscule que j'allai donner du nez sur la paroi ďen face contre une vieille casquette ďuniforme que je connaissais bien. Une lumiére assez vive pénétrait dans la cabine par le hublot ďarriére, mais, avant que j'eusse remarqué le moindre detail, la presence de Marino refiua jusqu'á me fermer les yeux dans cette odeur de tabac refroidi et de fleurs séches qui bondit sur moi comme dans son bureau de l'Amirauté, aussi extraordinairement intime que celie de la momie dont on détache les bandelettes. Je jetais les yeux autour de moi, étourdi, une nouvelle fois saisi par ce sentiment d'une presence plus lourde que nature qui me semblait toujours me coller au sol en face de Marino. C'était peu de dire que la piece était ä son image, ou alors eile ľétait en effet ä la maniere de ces hypogées d'Égypte aux murs fleuris de doubles, d'une guirlande hagarde de geátes suspendus autour du sarco-phage vide. II tenait peu de chose pourtant dans cette piece étroite. Au rátelier d'armes réglementaire pen-daient les pipes familiěres de Marino; sur une tablette, un vase ä col étroit, en faience verte des Syrtes, gardait encore quelques fleurs fanées; les gros volumes des Instructions nautiques lui servaient de cales contre le roulis, soudés ä lui et tout verdis par une pellicule de mousse humide. Pres d'une paire de lunettes de corne aux branches dressées, je jetai les yeux sur un registre ouvert : Marino emportait ä la mer, pour les verifier, les comptes de fermage. J'eus soudain la sensation si aiguě de cette tranquillité conŕinée, pareille ä celie d'un herbier entrouvert dont le pollen séculaire vient encore agacer faiblement les narines, et qui amarrait le navire ä 716 Le Rivage des Syrtes la terre plus solidement que ses ancres, que j'ouvris le hublot d'un geste brusque, comme si je cherchais de l'air, et je m'attardai alors ä détailler un moment le contenu d'un minuscule cadre vitré qui pendait á la parol proche. II y avait lä un vieux diplome jauni de l'École de Navigation, avec sa date, et, tout autour, les decorations de Marino : la médaille des Syrtes (quinze ans de loyaux services au desert) bleue ä filets rouges, le ruban des Sauvetages en mer et la grosse tache rouge et noble de la médaille de Saint-Jude, dont chacun á Orsenna sait qu'elle ne s'achete qu'au prix du sang. Je les examinai un moment, pensif — extraordinairement fanées, ďune consištance de feuille sěche dans leur reliquaire de verre. J'essayais de m'imaginer Marino lorgnant ses médailles sous la vitrine, avec ce pli naif d'attention froncée qui n'était qu'ä lui : un tel éloi-gnement, une si vertigineuse distance prise par rapport á soi m'étourdissaient; je m'allongeai un instant, mal á l'aise dans cette piece songeuse, sur ľétroite couchette; un léger mouvement au plafond me fit sursauter; c'était ľaiguille du compas témoin, que Marino consultait de son lit, qui bougeait au-dessus de ma téte comme une béte réveillée. La piece me chassait; je me levai et feuilletai un instant, désoeuvré, un volume des Instructions nautiques : des filaments de mousse collaient les pages humides, ä la forte odeur moisie : de toute evidence, Marino ne naviguait plus qu'ä l'estime depuis trěs longtemps; une nouvelle fois il jaillissait devant moi jusqu'ä l'hallucination de ce livre aux pages scellées — lourd, pesant, ensemencant la terre de calme, les yeux collés sur ce qui est tout pres, avec pourtant la lueur presque étrangěre de leur myštérieuse anxiété de malade. Un pas brusquement fit sonner les tôles au-dessus de ma téte : l'idée d'etre surpris lá me déplaisait, je m'appro-chai du miroir pour rajušter ma vareuse; un moment, le regard englué, je plongeai mes yeux dans son eau grise, et il me sembla que des images toutes pareilles, une infinite d'images ä la superposition exadte s'effeuil-laient, glissaient indéŕiniment ľune sur ľautre ä toute vitesse sous mes yeux comme les pages d'un livre, comme la tranche des Instructions nautiques sous mon doigt. Je fermai les yeux, laissai retomber le volet du hublot sur une lumiěre trop crue, et, aprěs un instant Noel 717 ďhésitation, je repoussai la porte sur l'odeur de fleurs fanées, du geste précautionneux dont on referme la chambre d'un mort. Je passai au bureau de l'Amirauté donner quelques ordres. J'emmenais Fabrizio, c'était une chose děs longtemps décidée; je fis verifier que les approvisionne-ments et les munitions réglementaires étaient au com-plet. Beppo, devenu le surintendant du bord des suites du chômage agricole, haussa imperceptiblement le sour-cil : c'étaient lä des ordres inhabituels — et superflus, j'y songeai aussitôt en me mordant la lěvre : on ne touchait jamais ä rien sur le Redoutabk; j'imaginai les caisses intačtes, alignées sous la légěre moisissure ver-dátre : le revolver chargé, oublié derriěre des paperasses, au fond du tiroir, dans la table de chevet. «Tu comptes done en découdre?» sourit Fabrizio qui hannetonnait de côté et ďautre, toujours excité par les préparatifs, fussent-ils ceux ďune partie de cartes. «Idiot!...» et je lui lancai une bourrade. «Tu serais trop content de ne doubler la passe qu'une fois, ajou-tai-je avec perfidie. — Peuh! la passe... Tu penses, avec ces amers...» Fabrizio haussa les épaules, vexé, en me montrant la forteresse toute blanche. «Un jeu d'enfant, maintenant, méme de nuit, voilä ce que Marino ne veut pas comprendre. Et on me refuse la médaille du Peril de la mer : il y a de ces injustices!... C'ešt égal, il fera joliment bon, ce soir, sur la mer calmée (la mer des Syrtes, dans le jargon de la casemate1).» Fabrizio se frotta les mains en inspeäant le ciel d'un ceil oblique, avec le mouvement de téte célěbre de Marino. Iľy avait dans ses maniěres une espěce de jubilation contenue, un peu anormale, comme on en voit aux trěs jeunes enfants ä la veille ďune féte attendue. A midi, tout se trouva prét, les derniers préparatifs regies jusque dans le detail; le peu de travail qu'il y avait ä faire m'avait fondu dans les mains, dévidé irrésištiblement de moi par une force étrangěre : le peloton de corde entre les doigts du harponneur. Le depart était fixé trěs tard, la mer ne serait haute qu'ä la nuit tombée : je me trouvai devant un vide insupportable. Je fis seller mon cheval; mes nerfs me dévoraient, et c'était un pretexte commode ä la solitude. 7i8 L.e BJvage des Syrtes L'air était sec et trěs clair maintenant; un soleil craquant comme du givre inondait les sables et les étendues ďilve sěche. Je me souvins fort ä propos qu'il nous reStait ä recouvrer ä Ortello une petite somme : le reliquat de la solde de nos equipages récupérés : c'était me donner congé pour une longue course. La pište grise s'enfoncait dans les terres, étrangement nette sous le soleil dans ce paysage évacué, entre ses talus d'ilve oú passait le vent de mer; un crissement assourdissant d'insedtes sortait de la terre réchauffée. Quand j'eus gravi le premier monticule de sable, je me retournai vers la mer : un demi-cercle d'un bleu d'encre qui, ä chaque pas de mon cheval, cernait plus étroitement les grěves páles. Je voyais au-dessous de moi ľ Amirau té déjá minuscule, tapie dans sa chaleur comme un ceuf couvé, dissoute dans la reverberation cruelle d'un paysage de salines; un immense miroitement blane, effervescent, mangeait la forteresse, pareille ä un banc de chaux vive au-dessus de son carré d'ombre noire. Le Redoutabk s'allongeait contre le doigt de la jetée, collé ä eile comme le chaton d'une bague — tout reposait dans une immobi- lité pétrifiée —, déjá le paysage avait bu l'homme comme un sable altéré; seule, la fumée alourdie du petit navire, dressée ä sa cheminée comme une hampe plumeuse, mettait dans ce désert une note d'alerte imperceptible et ľodeur d'une mauvaise cuisine. Le paysage plongea derriére la ride de sable; la fumée légére monta un instant sur ľhorizon, toute seule dans l'air calme. Je mis mon cheval au trot sur le sol ferme. Dans cet air transparent, je me sentais flamber comme un bois sec; tout mon corps en marche, intensément, dangereu- sement vivant. Le domaine d'Ortello se découvrait de loin au flanc d'une colline raide, entouré d'olivettes et de broussailles, ses longs bátiments de pierre escaladant la pente comme de grosses marches grises. L'aire poussiéreuse devant ľentrée était toute vide, et vide le hangar oú ľon mettait sécher les lourdes laines terreuses, et oú j'avais siégé dans plus d'un joyeux feštin de battue. II me sembla que la vue de mon uniforme, pourtant familiäre, faisait pármi les valets sommeillant dans ľornbre étroite de la grande cour un branle-bas ä la fois respectueux et apeuré, comme si ce signe usé eút recouyré sa plenitude Noel 719 et son sens, comme si tout ä coup lui aussi se fút nettoyé d'une patine invisible. «Le maitre sera heureux de vous voir, me dit l'inten-dant en prenant la bride. On sait si peu les nouvelles ici, depuis que...» II s'arréta, géne, et pressa le pas pour m'annoncer. Je trouvai le vieux Carlo dans la veranda qui regardait du côté de la mer. Un auvent treillissé l'abritait oú grimpait la vigne; par-dessus le mur bas, un rectangle de terre fauve et tachetée, éblouissant, meurtrissait ľceil et cuisait dans le soleil; au loin, dans un épaulement des dunes, le bleu mineral de la mer affleurait comme une ligne ä peine plus épaisse, et pourtant d'un luisant, d'une acuité insolite : ľétroit fil de regard d'un guetteur ä son créneau. Tout tassé sur lui-méme, le vieux Carlo était allonge sur son fauteuil d'osier dans un coin d'ombre; l'image méme de ľextréme vieillesse — un souffle léger et patient qui rougeoyait distraitement sur ce grand corps inerte, comme une braise oubliée sur les cendres d'un feu de forge. Pres de lui, sur une table de sparterie basse étaient posés un verre et une de ces cruches vernissées et suantes du Sud qui gardent tout une aprěs-midi leur fraicheur. De temps en temps, le cri des oiseaux de mer passait en rafales rauques, plus perdu qu'ailleurs sur ces plaines cendreuses. «Venu tout seul, Aldo?» Le vieillard plissa les yeux en signe de bienvenue. II était comme une planéte refroidie, ne réagissant plus que par quelques lézardes, quelques plissements courant ä fleur de peau. Sans attendre ma réponse, il adressa du doigt derriére moi un léger signe. L'intendant reparut presque aussi-tôt, et sans mot dire posa sur la table un sac d'or. Je me tournai vers le vieil homme, un peu interdit de ce manege, et lui pris la main en essayant de sourire, mais le sourire se figea en chemin comme s'il eút rencontre une glace : ce visage renvoyait déjá le regard avec ľindifférence insolente de la mort. «Je ne suis pas venu en créancier, Carlo, prononcai-je doucement. — Bien sur, Aldo, bien súr!...» Le vieillard tapotait le dos de ma main amicalement. «Mais, tu vois, tout était prepare. II est temps que les comptes soient en ordre», 720 Le Kivage des Syrtes ajouta-t-il ďun ton singulier en détournant un peu les yeux, comme si la reverberation de ces plaines écorchées les eůt blesses. Soudain, il se retourna, plongea ses yeux dans les miens ďune facon extraordinairement inquisitrice, tout en continuant ä tapoter ma main en silence, comme s'il eůt aplani le chemin ä une nouvelle qui s'enlisait en route, guetté sur mon visage son arrivée. «Cest mon heure qui vient, que veux-tu, prononca-t-il aprěs un moment. Bah! Aido, le desert use son homme!» II y eut dans son ceil, ä cette derniěre phrase, un éclair de malice : il ne souhaitait pas d'etre cru. «... C'ešt mon heure, reprit le vieillard d'une voix pensive et aměre, et maintenant eile vient trop tôt. — Tt! Dans dix ans, Carlo; nous en reparlerons dans dix ans. " Pas avant que les oliviers soient grandš ", vous savez que c'ešt le diíton des Syrtes. Et Beppo nous a dit que vous en plantiez.» La voix glaca d'un coup mon rire de commande. «Non, Aldo, c'ešt maintenant, et c'ešt trop tôt.» Le vieillard but une gorgée ďeau en silence. On entendait les cris des oiseaux de mer qui remontaient les vallées de sable : la mer commencait ä montér. «Eh bien! Carlo, quand cela serait...»Je sentis ma voix changée, et je lui touchai ľépaule dans un mouvement ďamitié vraie... «Ešt-ce que tout n'ešt pas en ordre, ici?» Le visage se tourna vers ľhorizon de sable. «Tout ešt en ordre. Seulement je suis fatigue de l'ordre, Aldo, voilä ce qui ešt.» II me serra la main d'un mouvement presque inconscient. «Les choses ont abouti pour moi, tu vois, Aldo. Mon travail a été béni, comme on dit, et tout cela, tu vois, c'ešt de la terre bien acquise. Je m'en vais accablé de biens legitimes.» II vrilla son ceil dans le mien d'une facon percante. «... Si tu savais comme on ešt ligoté lä-dedans! — J'ai accroché mes fils partout, et me voilä roulé dans mon cocon, voilä ce qui ešt. Amarré, ligoté, empaqueté. Me voilä lá, ä ne plus pouvoir remuer bras ni jambes; crois-tu que c'ešt la maladie, Aldo? II n'y a pas quinze jours que j'ai encore force un liěvre. Mais j'ai trop fait pour Noel "■ j 21 ce qui me reste ä faire, voilä ce qui est. Une fois qu'on l'a compris, c'ešt fini, le ressort se casse. Voilä ce que c'ešt que vieillir, Aldo; ce que j'ai fait retombe sur moi, je ne peux plus le soulever...» II répéta d'un air pénétré : «... Quand on ne peut plus soulever ce qu'on a fait, voilä le couvercle de la tombe.» Une servantě apporta des rafraichissements, puis s'at-tarda autour du vieillard sous de menus prétextes. Ce manege muet et trainant, aprěs celui de l'intendant, finissait par prendre un tour suspect. On eůt dit qu'on ne voulait pas perdre de vue le vieillard trop longtemps, et je remarquai alors l'oeil homicide que le vieux solitaire braquait sur la nuque de la fille. La servantě se retira. Carlo gardait maintenant le silence, trěs immobile, et il me sembla que le souffle de ce grand corps était devenu plus oppressé. Je me levai ä demi, inquiet, la bouche tout pres de son oreille. «Vous ne vous sentez pas bien? — NÍ bien, ni mal, Aldo, assez pour ce qui me řešte ä faire. On respire mal, ici, vois-tu; il n'y a pas d'air. — Vous ne pouvez guěre étre plus pres de la mer.» Le vieillard haussa les épaules, amer, entété, renoncant ä se faire comprendre. «Non, non, il n'y a pas d'air. II n'y a jamais eu d'air. C'ešt Marino qui pretend le contraire. — Pourquoi avez-vous renvoyé ses hommes?» La question avait jailli de moi en flěche, avant que je songeasse ä la retenir. Le vieillard me fixa d'un ceil aigu oú la vie revenait; visiblement, je lui rappelais un bon souvenir. «II n'en a pas été trěs content, n'ešt-ce pas, Aldo? II est venu me voir tout de suite. Je puis dire que c'était un homme bouleversé. — Pourquoi lui avoir fait cela? — Pourquoi?...» Le visage, tout ä coup, s'embrumait, semblait retom-ber dans une espěce ďhébétude. «... C'ešt difficile ä faire comprendre.» ; II essaya de réfléchir. «... Ne crois pas que je n'aime pas Marino; c'ešt mon plus vieil ami. Je vais t'expliquer. Quand j'étais petit, notre vieux serviteur allait se coucher dans le grenier 72 2 Le Rivage des Syrtes sans lumiěre. II était si habitué qu'il marchait dans le noir sans táter, aussi vite qu'en plein jour. Eh bien! que veux-tu, ä la fin la tentation a été trop forte : il y avait une trappe sur son chemin, je l'ai ouverte...» Le vieillard sembla réŕléchir avec diŕficulté. «... Je pense que c'ešt énervant, les gens qui croient trop dur que les choses seront toujours comme elles sont.» II ferma ä demi les yeux, et se mit ä hocher la téte, comme s'il allait s'endormir. «... Et peut-étre ce n'ešt pas une bonne chose, que les choses reStent toujours comme elles sont.» Depuis quelques instants, ľintendant avait repris sa faction muette au bout de la galerie. Je compris que j'excédais la durée permise. Je pris congé du vieillard, inexplicablement remué. «... Adieu, Aldo, nous ne nous reverrons pas», me dit-il en me posant longuement la main sur ľépaule. «N'écoute pas trop Marino, ajouta-t-il en hochant la téte d'un air amuse. Marino est un homme qui n'a jamais su dire oui.» II me suivit un moment du regard en hochant toujours la tete. «... Marino eft un homme qui n'a jamais su dire oui.» Ľintendant amenait mon cheval par la bride. II me remercia de ma visitě, et m'exprima avec insistance le plaisir que le vieillard y avait trouvé, comme on fait les politesses ä la place d'un enfant ou d'un infirme. Je me sentis surpris et choqué : visiblement, Carlo n'était pas si bas. «Je vois que vous vous occupez beaucoup de lui», lui dis-je un peu sěchement, en me hissant en seile. «Nous sommes obliges de le surveiller. II baisse beaucoup. Sa téte se perd...» II approcha sa bouche de mon oreille, avec une voix assourdie et coupable. «L'avant-derniere nuit, il a failli mettre le feu á la ferme.» Le soleil baissait déjä lorsque je repris le chemin de l'Amirauté. L'approche du soir faisait le silence sur la Steppe. Sur cette horizontalité toute-puissante, les mou-vements vite assoupis avaient l'agitation courte et inco-hérente, l'insignifiance des geStes du dormeur collé par Noel 723 le dos ä la pesanteur du lit. De temps en temps, une gerboise des sables traversait la piSte en sauts zigza-guants avant de plonger dans les ilves, en soulevant de fines palmes de poussiere; sous le ciel vide d'oiseaux, ce reSte de vie sans bruit rasait l'herbe, rendait l'immobi-lité du soir presque orageuse, paraissait s'aplatir sous un invisible dome de peur. Je revenais d'Ortello assombri; je compris que j'avais cherché malgré moi dans cette Campagne un signe, comme on lěve les yeux inStincti-vement ä une parole trop grave pour surprendre le dementi rassurant d'un nuage dans le soleil ou d'une fleur que le vent balance, et, tout ä coup ouvert ä ce que cette soiree comportait de confirmation pesante, il me semblait que je savais maintenant que le vieux Carlo allait mourir. Le diner rut trěs silencieux. Giovanni et Roberto étaient désceuvrés comme une barque ä ľéchouage. Fabrizio entrait et sortait en coup de vent, tout aux derniers préparatifs de ľappareillage. C'était un repas ďadieux; j'aurais voulu retenir ces minutes de calme que Fabrizio déchirait en menus morceaux; le cceur alourdi par ľamitié et ľhabitude, je me sentais retranché de cette communauté banale et douce, je savais déjä que ce repas était le dernier. Sitôt le diner fini, j'allumai ma lanterne et passai prendre ä la chambre des cartes les papiers de bord et les documents de mer. Cette formalite m'emplissait de malaise : j'avais su děs le debut que je ne l'accomplirais qu'au dernier moment. II faisait déjä trěs sombre dans la salle presque souterraine; la porte refermée, tout le froid de l'hiver ket de la solitude reflua sur moi de ce cceur glacé et pourtant, malgré l'accueil hostile de cette réclusion grelottante et hargneuse, une fois encore tout s'abolis-sait dans le sentiment toujours écrasant et toujours neuf qu'elle était lá — plus qu'aucune chose qui fůt au monde — chargée jusqu'ä la voůte de cette existence imminente qui distingue un piěge aux mächoires ten-dues d'un caillou. Le ricanement de ce bariolage de grotte me faisait peur; je maintenais le faisceau de ma lanterne ä terre — je faisais vite — les tempes serrées, les mains nerveuses, me retournant parfois malgré moi vers ce vide bäillant qui m'avalait, comme si quelque chose eůt tout ä coup grimace sur le mur. Je rassemblai 724 Lř Rivage des Syrtes les cartes ä la hate — au coeur de ce silence inabordable que souillaient mes geStes furtifs comme un trotte-menu falot de souris, j'avais honte — honte comme jamais je n'ai eu honte devant un homme. J'appartenais mainte-nant á ce viol sans retour; je sortis ä reculons de la piece condamnée, tout pále, tenant le rouleau de cartes serré contre moi, comme un voleur de tombeau que pousse la faim nue, qui sent rouler sous ses doigts les pierreries de réve, et déjä la force du sortilege faire cailler lentement son sang1. Le vent du large s'était levé avec la nuit, et m'enveloppa, děs que je sortis sur le terre-plein, de sa grande nappe froide; je me sanglai dans mon manteau de mer — au bout de la jetée, un va-et-vient de petites lumiěres s'affairait autour du Redoutabk dont on poussait les feux : une rouge lueur de forge flambait par instants sous son panache de fumée et faisait courir des reflets noirs et glacés sur la colline de charbon comme une aube damnée. Je serrai ä la hate les mains de Roberto et de Giovanni dans le noir — les visages indiStinéts faisaient les voix plus brěves et plus graves — quelqu'un cria «bon retour!» ďune voix que le vent fraichissant de la mauvaise nuit souffla comme une torche. Tout était noir sur la passereile; je sentis sous mon pied la légěre trepidation du navire et sa force aveugle qui trouait déjä ľobscurité. Le Redoutabk évita doucement par l'arriere; un reflet d'eau indécis et paisible s'agrandit devant le quai, une chaine tinta clair sur les dalles de la jetée — déjä, sur le quai, les voix désceuvrées se détachaient de nous. Un bloc plus noir se dressait devant moi vers l'avant et m'intriguait : je ne reconnaissais pas Fabrizio, ŕigé dans l'attention ten-due, et que son grand caban de mer engoncait et rivait au pont; l'odeur froide et noire du charbon m'arriva dans une bouffée de vent, puis une averse brutale faucha les rares lumiěres comme on tire un rideau, et la nuit opaque nous enveloppa. U k UN H CROISIĚRE On ne reconnaissait guěre la mer des Syrtes dans cette soirée annonciatrice de tempéte. A l'abri pourtant encore des flěches de sable, la houle se gonflait déjä d'une longue respiration noire, venue de trěs loin, menacante de calme entre les roseaux échevelés. Un vent froid et vierge comme s'il avait passé sur les neiges fraichissait de minute en minute, giflait d'une poigne rude le navire par le travers. Dans cette jungle de siffiements rauques, de déhanchements et de froissements rüdes, son ombre noire glissait comme une clairiěre de silence. Une lumiěre diffuse et sous-marine baignait la passereile; les mouve-ments des hommes de quart s'endormaient ralentis par des épaisseurs d'eau. Fabrizio gardait pres de moi un silence de Statue, effleurait par inStants d'un doigt de pianisté un instrument délicat; sa gesticulation incomprehensible et precise rivait mon ceil dans cette nuit brouillée, comme les arabesques d'une main de Chirurgien errant au-dessus de son champ de linges. Soudain, il tourna la téte et me paria d'une voix oú la grossiěreté cordiale de la vie revenait comme le sang au visage, et je mis longtemps á comprendre que ce visage baigné de sueur en face de moi souriait. «Cest la passe. Tu n'as pas eu peur, Aido? Si Marino ne m'avait emmené tout de méme une fois, je dirais que je me suis jeté ä l'eau sans savoir nager.» Je le fixai ä mon tour, ahuri. «Tu n'avais jamais reconnu le nouveau chenal?» 726 Le Kivage des Syrtes II posa la main sur mon bras. «Maintenant que c'eSt fait... Je ne voulais pas te le dire, ajouta-t-il ä voix plus basse. Je voulais venir.» Je le regardai de nouveau curieusement, les yeux plissés dans le vent, pendant qu'il détournait la téte. II me semblait que 1'Amirauté reculait soudain trěs loin, se perdait ä ľhorizon derriěre cette crasse de brouillard. «Tu peux aller te reposer, maintenant», ajouta-t-il ďune voix contradtée. II me serra le bras légěrement, et je devinai qu'il souriait dans le noir. «...Je m'en charge. Tout ira bien.» II faisait froid et humide dans la cabine de Marino. J'allumai ä tátons la lampe qui commenca ä se balancer faiblement au plafond, faisant bouger les ombres ä travers la petite piece, d'une vie mécanique et ensom-meillée. Je m'allongeai sur la couchette sans me dévétir. Un bruit léger d'eaux froissées parvenait jusqu'ä moi, qui semblait venir expirer de trěs loin dans cette intimite close et pourtant m'empéchait de dormir, comme un doigt qui gratte ä une vitre. Le manteau de mer de Marino battait monotonement contre la cloison. Sur le compas du plafond, je suivais de ľceil, mécaniquement, le trajet sinueux du Redoutabk ä travers les passes; les machines lointaines battaient faiblement, avec les arrets interminables et les reprises lentes d'un train de nuit: on eůt dit que le vide et l'ennui des Steppes immobiles ä l'entour s'annexaient cette mer vacante, cette cabine délabrée et poudreuse, pareille dans son confinement et sa douceätre odeur de pétrole ä une lampišterie aban-donnée. Un instant, le souvenir du palais Aldobrandi, ses portes battantes sur la nuit humide, me revint comme une odeur de fleurs dans le noir, et je serrai les lévres sur les cheveux sauvages de Vanessa que la nuit reprenait et gonflait dans le lit comme la marée une touffe d'algues. Puis je me roulai dans mon manteau, et je commencai une sombre veille. Je repoussai sur la tablette le bouquet de fleurs séches et les volumes des lnslruňions nautiques et je déroulai le paquet de cartes. A voir revenir sous la lumiěre jaune et sale de la cabine ces contours qui m'étaient si familiers, j'éprouvais un sentiment d'irréalité, si étrange il me paraissait que ces symboles armés, que j'avais si Une croisiére 727 longtemps interrogés au fond de leur chässe souterraine, fussent la maintenant déployés pour servir. Fabrizio suivait les chenaux de la côte; je consultai ma montre, et eStimant la vitesse du navire, je posai le doigt sur le point de la carte oú nous devions étre parvenus : presque exačtement par le travers de Maremma. Je poussai le hublot de la cabine, tout plein du plaisir inerédule avec lequel un enfant essaie le mécanisme d'un jouet : une bouffée de vent de mer échevelée me sauta au visage et aux épaules, comme une meute qui se bouscule derriěre la porte; tout au bout de ľhorizon, au ras de l'immense labour d'encre qui déversait ses mottes luisantes ä ma hauteur, un demi-cercle inegal de lumiěres calmes cernait ľeau gardée, comme la rangée de flotteurs d'une senné : les douces, les pacifiantes lumiěres d'Orsenna, pareilles aux yeux ouverts d'un mort montant leur garde endormie sur la mer apprivoi-sée. Ľhélice battit plus faiblement, la siréne du Redoutabk éclata au-dessus de moi, terrifiante et risible au milieu de ce vide noir, comme un elephant qui barrit tout seul, trompe levée, dans une clairiěre; le navire obliqua doucement, les lumiěres de Maremma bascu-lěrent sur la droite, de plus en plus vite; il n'y eut plus que la mer et le ciel, imperceptiblement plus clair maintenant sur les eaux noires. Je regardais ce ciel imperceptiblement dilué d'aube, comme effleuré sous ľhorizon ä sa lisiěre extreme par la palpitation d'un faible éventail de lumiěre. La nuit qui s'était levée pour la premiére fois sur les Syrtes revenait ä mon souvenir. Comme un brouillard qui égalise les monts et les vallées, ses plis indiStinfts cachaient la terre accidentelle. Orsenna transmigrait, se vaporisait dans cette poussiere d'étoiles oú Fabrizio lisait notre chemin. Elles brillaient inépuisables et égales. Pour une nouvelle nuit aprés tant de nuits, Orsenna se vautrait au lit de ses aStres, se dissolvait ä ľaise dans la figure de ses étoiles, confiée tout entiére comme une planéte morte ä ľintimité et ä ľinertie sidérale. Je me rappelais une parole étrange que m'avait dite Orlando, dans un de ces soirs proStrés de la canicule oú nous cherchions de ľair sur le chemin de ronde des remparts : que dans les nuits étrangéres les plus paisibles, on entendait passer le souffle chaud d'une bete et peser le battement singulier 728 he Kivage des Syrtes d'un coeur, mais que dans les nuits claires d'Orsenna il semblait que la conscience nous fůt donnée du miracle d'un enfant rentrant dans le sein de sa mere, et que ľon surprít le bourdonnement des mondes. Un coup de roulis plus accentué fit glisser pres de moi ä terre le manteau de Marino, et je me mis ä sourire : je sentais combien souverainement en cette nuit le capitaine devait dormir. Le Redoutabk avait repris sa marche reguliere et endormie; au bas de mon hublot, qui s'ouvrait tout pres de ľarriere, ľeau maintenant creusait un sillon profond au long de la coque, décollée d'elle comme du soc d'une charrue. Ľobscurité dérobait la terre plate, si proche pourtant encore que l'aboiement d'un chien monta dans la nuit claire : les bergers égaraient parfois de longues semaines dans les ilves hautes ces bétes que la solitude ramenait ä une demi-sauvagerie, et qu'on retrouvait tou-jours errantes le long des grěves de mer. L'aboiement désolé montait trěs haut dans la nuit calme, entrecoupé de silences inégaux, comme s'il eůt guetté désespé-rément du fond de ces solitudes une réponse, un echo qui n'arrivait pas. Je reconnaissais ce cri. Les murs du palais Aldobrandi me ľavaient renvoyé. Ce n'était pas un cri de peur. Ce n'était pas un appel ä ľaide. II passait bien au-dessus de toute téte, et les plaines de la mer ne 1'assourdiraient pas. Cétait la plaine haute de ľétre qui défaille au bord du vide pur. Cétait la provocation nue qui monte ä la fin de tout desert, et celui d'Orsenna était habitable. Le sourire de Vanessa, ce sourire d'ange noir qui semblait flotter sur un vertige, se recomposait pour moi brusquement des accents de cette lamentation errante : ce qui me reštait ä faire, je ľaccomplirais maintenant. Je m'assis de nouveau devant la table, et, soigneu-sement, méticuleusement, je me mis ä relever quelques distances sur les cartes marines. Si routinier, si automa-tique que je m'appliquasse ä rendre ce travail, j'étais confondu pourtant de trouver les distances que je mesurais si médiocres, comme si les rivages de cette mer fermée fussent accourus en demi-cercle au-devant de notre proue, soudain presque ä portée de la main, et il me sembla comprendre d'un coup, ä me remémorer mes reveries de la salle des cartes, comment le sommeil d'Orsenna et la prise détendue de sa main avaient fini Une cromere 729 ar noyer ses frontiěres les plus proches dans des names lointaines : il y a une échelle des adtes qui contračte brutalement devant ľceil résolu les espaces dištendus par le songe. Le FarghesTtan avait dressé devant moi des brisants de réve, Vau-delä fabuleux d'une mer interdite; il était maintenant une frange accore de côte rocheuse, ä deux journées de mer d'Orsenna. La derniěre tentation, la tentation sans reměde, prenait corps dans ce fantome saisissable, dans cette proie endormie sous les doigts déjá ouverts. Quand le souvenir me ramene — en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite — ä cette veille ou tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s'exerce encore de ľétonnante, de l'enivrante Vitesse mentale qui semblait ä ce moment pour moi brůler les secondes et les minutes, et la conviction toujours singuliěre pour un moment m'ešt rendue que la grace m'a été dispensée — ou plutót sa caricature grima-cante — de pénétrer le secret des instants qui révělent ä eux-mémes les grands inspires. Encore aujourd'hui, lorsque je cherche dans ma detestable hišYoire, ä défaut d'une justification que tout me refuse, au moins un pretexte ä ennoblir un malheur exemplaire, ľidée m'ef-fleure parfois que ľhistoire d'un peuple ešt jalonnée 5a et lä comme de pierres noires par quelques figures d'ombre, vouées ä une execration particuliěre moins pour un exces dans la perfidie ou la trahison que par la faculté que le recul du temps semble leur donner, au contraire, de sefondre jusqu'ä faire corps avec le malheur public ou ľ acte irreparable qu'ils ont, semble-t-il, au-delä de ce qu'il ešt donne d'ordinaire ä l'homme, dans ['imagination de touš entiěrement et pleinement assume. Envers ces figures vétues d'ombre, dont le temps plus vite que pour d'autres erode puissamment les contours et les singularités personnelles, la violence universelle du reniement nous avertit qu'il participe — bien plus que du bláme civique incolore que dispensent sans chaleur les manuels ďhištoire — du caradtěre lancinant du remords, et qu'il ravive la plaie ouverte d'une complicité intimement ressentie; c'eSt que la force qui repousse vers les marges de ľhistoire, oú la lumiěre tombe plus obliquement, ces figures hantées, est celle d'un malade I 7 3 ° -Ltf Rivage des Syrtes assiégé de mauvais songes qui ressent, non comme une froide obligation morale, mais comme la morsure d'une fiěvre qui mange son sang, le besoin de se délivrer in mal. De tels hommes n'ont peut-étre été coupables que d'une docilité particuliěre ä ce que tout un peuple, bléme aprěs coup d'avoir abandonné en eux sur le terrain Varme du crime, refuse de s'avouer qu'il a pourtant un instant voulu ä travers eux; le recul spontane qui les isole dénonce moins leur infamie personnelle que la source multiforme de ľénergie qui les a transmués un instant en projectiles. Plus étroitement tissus ä la substance méme de tout un peuple que s'ils en étaient ľombre projetée, ils sont vraiment ses ámes damnées; h terreur ä demi religieuse qui les fait plus grands que nature tient ä la revelation, dont ils sont le véhicule, qu'ä chaque instant un condensateur peut intervenir á travers lequel des millions de désirs épars et inavoués s'objectivent monStrueusement en volonte. Le regard qui traverse ces silhouettes se perd dans une profondeur oú l'on craint de lire; la fascination qu'elles exercent tient au soupgon qui nous vient que la communication privilégiée — fút-ce pour le pire — qui leur a été consentie les a haussés, pour quelques secondes qu'il valait la peine d'etre, ä une instance supreme de la vie : nous dansons comme un bouchon sur un ocean de vagues folles qui ä chaque instant nous dépassent, mais un instant du monde dans la pleine lumiěre de la conscience a abouti ä eux — un instant en eux l'angoisse éteinte du possible a fait la nuit — le monde orageux de millions de charges éparses s'eSt déchargé en eux dans un immense eclair — leur univers, refluant de toutes parts sur eux autour d'un passage oú nous imaginons que la sécurité profonde se mele inextrica-blement ä l'angoisse, a été une seconde celui de la balle dans le canon de fusil. Le hublot reSté ouvert vint battre soudain contre la paroi, comme si le navire eút vire brusquement; et, en me retournant pour l'assujettir, je vis que le ciel avait páli légěrement au ras de la mer. Le vent était presque complětement tombé, la mer se calmait, cä et lá de gros cormorans noirs se bercaient tout pres du navire sur les vagues. Des bandes compactes ďoiseaux de mer débor-daient la paroi du navire au-dessus de rna tete comme Une croisiére 731 des volées de pierres, en criant, et en me penchant je vis se découper faiblement sur l'horizon une haute dent noire : nous étions en vue de Vezzano. C'était la limite assignee par Marino au parcours des patrouilles : il était temps de rejoindre Fabrizio sur la passerelle. Ä cette heure de ľextréme matin — comme dans une cite de la terre — le dédale des coursives reStait étonnamment vide; une páleur de limbes, qui paraissait suinter' des parois de metal, raccourcissait le halo faible des lampes en veilleuse : il me semblait flotter comme une ombre au milieu du navire gris, du jour gris, de ľeau grise, le coeur défait dans cet étale morne du petit jour. Fabrizio était seul sur la passerelle. Sa tete petite, au visage enfantin, semblait ballotter dans le grand capu-chon rabattu de son manteau de mer; ses traits tirés par une nuit de veille le rajeunissaient. II se retourna vers moi au grincement de I'escalier et me regarda émerger du capot sans rien dire, le front plissé dans une expression de surprise mal jouée; je devinai qu'il m'avait attendu. «II y a du café chaud dans le coffre sous la banquette, me dit-il lorsque je fus pres de lui, sans se retourner. Tu ferais aussi bien de t'en servir, ajouta-t-il, comme je ne bougeais pas. Le petit matin des Syrtes eSt frisquet... Tu as passé une bonne nuit?» II fixait trěs intentionnellement l'horizon ä ľavant du navire, la voix rapide, presse de meubler le silence. II ressemblait ä une jeune fille qui appréhende et espěre une declaration, et je me sentais soudain plus ä l'aise. Je buvais mon café ä petits coups, sans me presser, en jetant sur lui des regards ä la dérobée. II fixait l'horizon sans trop sourciller, mais une boule se contrac-tait ä sa gorge et la nervositě de ses mains le trahissait. «... Vezzano!...» me dit-il de sa voix de gorge, en désignant ľile d'un geste rapide. Le sommet de ľile émergeait d'un léger bane de brouillard qui flottait sur la mer — une dentelure aigué maintenant sur le ciel qui s'éclaircissait. «Mauvaise reputation!...» Je pris mon temps et bus encore posément une gorgée de café. «... Mais on dit que de lä-haut on a une jolie vue.» Je regardai de nouveau Fabrizio du coin de l'ceil, et 732 Le Rivage des Syrtes il me sembla qu'il rougissait faiblement. Le navire roulait dans une houle legere et comme huilée; les cris des oiseaux de mer, volant toujours en nuées épaisses autour de Vezzano, creusaient ľaube, reprenaient possession de la mer avec le jour. « Possible. Pas ce matin, en tout cas, avec cette crasse volante. » Fabrizio désigna ďun geste du menton le brouillard qui s'effilochait dans la brise levée. « ... Tu y es alle voir? ajouta-t-il ďun ton d'indifFé-rence mal joué. — Tu en serais peut-étre informé. Je n'ai pas de canonniěre personnelle. Mais je me disais que toi, peut-étre... — Jamais. — Je croyais que tu avais du penchant pour le vagabondage en mer ? — Jamais vu les Syrtes de plus haut que la passereile. Marino n'a pas de gout pour les points de vue », ajouta-t-il en me jetant pour la premiere fois un coup d'ceil de connivence que je reconnaissais bien : c'était celui qui préludait ä nos apartés, par-dessus la table de la casemate, quand Marino commencait ä somnoler. « Tout le monde ne pense pas forcément comme lui ä Orsenna », prononcai-je d'un ton que j'essayai de charger de signification cachée. Personne ä l'Amirauté, je le savais, n'ignorait plus ľarrivée des plis secrets. De nouveau, Fabrizio me jeta un coup d'ceil rapide. Le silence se reforma. Fabrizio respirait plus vite: je devinai qu'il soupesait en lui cette grave nouvelle. Les cris des oiseaux de mer peuplaient le matin, montaient comme la senteur sauvage de la mer libre. « II va falloir virer de bord», marmonna Fabrizio entre ses dents trěs vite, avec ľaccentuation patoisante de Marino, comme s'il se fut häté ďexorciser, de décharger le rite de son eŕficace. La phrase s'étira paresseusement dans le silence, insigniŕiante comme une bouffée de fumée ; les mains de Fabrizio ľignorérent si complétement qu'elles quitterent la roue du gouvernail et alhiměrent négligemment une cigarette. « On ešt bien en mer, Aldo, par un petit matin frais comme celui-lä... » j& " Une croisiére 73 3 II s'étira les bras voluptueusement. «L'Amirauté sent le renfermé, tout de méme... Tu as les cartes?» ajouta-t-il sans hate en désignant le rouleau que je tenais sous le bras. Je le lui tendis sans mot dire. «... La ligne des patrouilles...» appuya-t-il d'un ton doctoral en laissant trainer son doigt le long de la ligne pointillée. «Cest assez difficile ä situer lä-dedans, Aldo, tu peux te faire une idée», ajouta-t-il en balayant d'une main emphatique la mer vide, car Vezzano fuyait déjä assez loin dans notre arriěre. «Marino le sent, lui, tu comprends, c'eät de nature, moi j'ai besoin de prendre mes repéres. — Et il n'y en a pas beaucoup. — Ah! tu es ďaccord... Au fond, tout cela ešt assez fictif», trancha-t-il avec une moue compétente, ďun mot si cocassement inhabituel dans sa bouche que mon trouble extréme faillit fondre en un éclat de rire. Le silence se reforma. «II va tout de méme falloir virer de bord», reprit Fabrizio avec un sursaut de commande, feignant tout ä coup de s'apercevoir que Vezzano était si loin. «Rien ne presse», dis-je d'un ton negligent en allu-mant ä mon tour une cigarette. Le navire filait toujours plein ešt; le jour, devant nous, montait de la mer en fusées plus claires. «Non, rien ne presse...» Fabrizio mit les mains dans les poches de son manteau et, s'accotant ä la cloison, se mit ä tirer des bouffées febriles. «Absolument rien», conclus-je aprěs un silence, et je m'adossai ä la cloison á côté de Fabrizio. Gauchement, sentant en nous s'engloutir les secondes, et le temps se précipiter sur une pente irremediable, nous souriions tous deux aux anges d'un air hébété, les yeux clignant dans le jour qui montait devant nous de la mer. Le bateau filait bon train sur une mer apaisée; la brume s'enlevait en flocons et promettait une journée de beau temps. II me semblait que nous venions de pousser une de ces portes qu'on franchit en réve. Le sentiment suffocant d'une allégresse perdue depuis l'enfance s'em-parait de moi; l'horizon, devant nous, se déchirait en gloire; comme pris dans le fil d'un fleuve sans bords, il 734 Le Kivage des Syrtes me semblait que maintenant tout entier j'étais rem — une liberté, une simplicitě miraculeuse lavaient le monde; je voyais le matin naitre pour la premiere fois. «J'étais súr que tu allais faire une bétise», dit Fabrizio en fermant sa main sur mon épaule quand — les minutes s'abimant aprěs les minutes comme les brasses ďune sonde — il n'y eut plus de doute que la Chose maintenant avait eu lieu... «A Dieu vat! ajouta-t-il avec une espěce ďenthousiasme. Je n'aurais pas voulu man-quer ca.» Les heures de la matinée passěrent vite. Vers dix heures, la téte ensommeillée de Beppo pointa noncha-lamment du panneau ďavant. Son regard ahuri parcou-rut longuement l'horizon vide, puis s'arréta sur nous avec une expression enfantine de désarroi et de curiosité chagrine, et il me sembla qu'il allait parier, mais la téte eut soudain le rencognement nocturne d'une béte de terrier éblouie par le jour et la nouvelle coula silencieu-sement dans les profondeurs. Fabrizio se replongea d'un air absorbé dans la lecture des cartes. La passerelle ensommeillée se réchauffait doucement dans le soleil. Une douzaine de tétes silencieuses ourlaient maintenant le panneau d'avant, les yeux écarquillés sur leur vision, dans une immobilité intense. Les calculs de Fabrizio rejoignaient les miens : si le Kedoutable soutenait son allure, nous devions étre en vue du Tängri aux derniěres heures de la soiree. L'excitation de Fabrizio croissait de minute en minute. Les ordres pleuvaient. II hissa une vigie dans le mát d'avant. Sa lorgnette ne quittait plus le bord de l'horizon. «Rien n'esl trompeur comme une mer vide, répon-dait-il d'un ton süffisant ä mes plaisanteries. Et ici, il vaut mieux voir avant d'etre vu. II faut tout de méme penser aux consequences. — Tu y penses?» répondis-je en m'amusant á le provoquer du regard. II eut un rire de jeunesse ä grandes dents blanches, un peu carnassier, un rire de veille d'armes, et nous descendimes dejeuner. Nous passámes ľaprčs-midi dans une espěce de demi-folie. La fébrilité anormale de Fabrizio était celie d'un Robinson dans son íle démarrée, ä la téte soudain d'une poignée de Vendredis. Marino, l'Amirauté reculaient Une cromére 735 dans les brumes. Pour un peu, il eut hissé le drapeau noir; ses galopades ä travers le navire, les hennissements de sa voix jubilante qui ä chaque instant balayaient le pont étaient ceux d'un jeune poulain qui s'ébroue dans un pré. Tout ľéquipage, ä cette voix, manceuvrait avec une célérité bizarre et presque inquiétante : du pont ä la mature se répondait en chceur la vibration de voix fortes et allěgres, et fusaient des encouragements mali-cieux et des cris de bonne humeur; il se faisait par tout le navire, chargé d'électricité, un crépitement ďénergie anarchique qui tenait de la mutinerie de pénitencier et de la manoeuvre d'abordage, et ce pétillement montait ä la téte comme celui d'un vin, faisait voler notre sillage sur les vagues, vibrer le navire jusqu'ä la quille d'une jubilation sans contenu. Un chaudron bouillonnait soudain au-dessous de moi, sans qu'on eůt besoin de le prévenir qu'on venait de soulever le couvercle. Mais cette animation fiévreuse ne passait pas jusqu'á moi, ou plutôt eile bourdonnait ä dištance, comme une rumeur orageuse au-dessus de laquelle je me sentais flotter trěs haut, dans une extase calme. II me semblait que soudain le pouvoir m'eut été donné de passer outre, de me glisser dans un monde recharge d'ivresse et de tremblement. Ce monde était le méme, et cette plaine d'eaux désertes ou le regard se perdait la plus désespé-rément semblable qui fůt partout ä elle-méme. Mais maintenant une grace silencieuse resplendissait sur lui. Le sentiment intime qui retendait le nl de ma vie depuis I'enfance avait été celui d'un égarement de plus en plus profond; ä partir de la grande route d'enfance oú la vie entiěre se serrait autour de moi comme un faisceau tiěde, il me semblait qu'insensiblement j'avais perdu le contaň, bifurqué au fil des jours vers des routes de plus en plus solitaires, ou parfois une seconde, désorienté, je suspen-dais mon pas pour ne surprendre plus que l'écho avare et délabré d'une rue nocturne qui se vide. J'avais cheminé en absence, fourvoyé dans une Campagne de plus en plus morne, loin de la Rumeur essentielle dont la clameur ininterrompue de grand fleuve grondait en cataračte derriěre l'horizon. Et maintenant le sentiment inexplicable de la bonne route faisait fleurir autour de moi le desert sale — comme aux approches d'une ville couchée encore dans la nuit derriěre ľextréme horizon, 736 -Lf Rivage des Syrtes de toutes parts des lueurs errantes croisaient leurs antennes — l'horizon tremble de chaleur s'illuminait du clignement de signaux de reconnaissance — une route royale s'ouvrait sur la mer pavée de rayons comme un tapis de sacre — et, aussi inaccessible ä notre sens intime qu'ä l'ceil l'autre face de la lune, il me semblait que la promesse et la revelation m'étaient faites d'un autre pole oil les chemins confluent au lieu de diverger, et d'un regard efficace de ľesprit aŕFronté ä notre regard sensible pour qui le globe méme de la terre ešt comme un ceil. La beauté fugace du visage de Vanessa se recompo-sait de la buée de chaleur qui montait des eaux calmes — le jour aveuglant de la mer s'embrasait au foyer retrouvé de milliers de regards oú j'avais tenu — un rendez-vous m'était donné dans ce desert aventureux par chacune des voix á'ailleurs dont le timbre un jour avait fait le silence dans mon oreille, et dont le murmure se mélait en moi maintenant comme celui d'une foule massée derriěre une porte. L'apres-midi déclinait déjä; la légěre gaze blanche qui embue le ciel dans les journées chaudes des Syrtes retombait et se dissipait, rendant ä l'air une transparence merveilleuse. La lumiěre plus frisante luStrait une mer de soie aux lentes ondulations molles; une accalmie enchantée paraissait trainer sur les eaux comme une écharpe, paver notre route á travers les vagues. Le navire s'avancait dans le cceur du soir sur la mer pavoisée comme pour une de ses grandes fétes, minuscule et dissous dans la reverberation immense de ľéten-due, évanoui presque dans le signal insolite, le presage indéchiffrable de cette fumée qui montait de la mer aprěs tant ďannées — une longue plume flexible et molie qui défaisait paresseusement dans l'air ses volutes orageuses. «Je vais faire réduire les feux, me dit Fabrizio soucieux : c'ešt une provocation que ce panache. Mieux vaut d'ailleurs reSter ä bonne dištance de lä-bas jusqu'a la nuit, si...» Son regard m'interrogea clairement. La solennité fantomatique de cette fin de jour agissait sur lui, le dégrisait, et, pour la premiere fois, je sentis dans sa voix une espěce de recueillement grave. «Oui, lui répondis-je d'une voix ferme. J'y vais. Une croisiére ' lil — Regarde!» me dit-il en me serrant le bras brus-quement, d'une voix blanche et presque étouffée. Une fumée montait devant nous sur l'horizon, dištinc-tement visible sur le ciel qui s'assombrissait déjä vers 1'eSt. Une fumée singuliěre et immobile, qui semblait collée sur le ciel d'Orient, pareille ä sa base ä un fil étiré et mince, trěs droit, qui s'épaississait en prenant de ľaltitude et se cassait brusquement en une sorte de corolle plate et fuligineuse, palpitant mollement sur l'air et insensiblement rebordée par le vent. Cette fumée engluée et tenace ne parlait guěre d'un navire; eile ressemblait parfois au niet exténué qui monte trěs haut dans un soir calme au-dessus d'un feu expirant, et pourtant on la pressentait singuliěrement vivace; il émanait de sa forme je ne sais quelle impression maléfique, comme de l'ombelle retournée au-dessus d'un cône renversé qui s'eŕHle, que ľon voit ä certains champignons vénéneux. Et, comme eux, eile semblait avoir poussé, avoir pris possession de l'horizon avec une rapidité singuliěre; soudain eile avait été lä; son immo-bilité méme, décevante sur la grisaille du soir, avait dů longtemps la dérober au regard. Tout ä coup, en fixant avec attention le point de l'horizon oú s'enracinait la fumée, il me sembla discerner au-dessus du liséré de brume qui se reformait un double et imperceptible cil d'ombre, que je reconnus au soudain bondissement de mon cceur. «Cest le Tängri... lä!...» criai-je presque ä Fabrizio avec une emotion si brusque que j'enfongai mes doigts dans son épaule. II jeta un coup d'ceil febrile sur la carte, puis fixa l'horizon ä son tour avec une expression de curiosité incrédule. «Oui», fit-il aprěs un moment de silence, d'une voix qui revenait lentement de sa Stupefaction, comme s'il n'eút pas osé se rendre. «C'eat le Tängri. Mais qu'eát-ce que c'est que cette fumée?» II y avait dans sa voix le méme malaise que je sentais faire vibrer en moi sourdement une note d'alarme. Oui, pour tout ce qu'elle pouvait avoir de naturel et de banalement explicable, il était désorientant de voir, sur le volcan si longtemps éteint, montér en ce moment cette fumée inattendue. Son panache qui ondulait main- 738 Le Rivage des Syrtes tenant dans la brise fralchissante en s'y diluant semblait assombrir plus que la nuit le ciel d'orage, malender cette mer inconnue; plus qu'ä quelque eruption nou-velle aprěs tant d'autres, il faisait songer aux pluies de sang1, ä la sueur des átatues2, ä un signal noir monté a cette hampe géante ä la veille ďune peSte ou ďun déluge. «II ešt éteint, pourtant», se murmurait Fabrizio ä lui-méme, comme devant une énigme qui le dépassait. Toute sa gaieté était tombée d'un coup. Le vent qui se levait avec le soir souffla jusqu'ä nous une premiére bouffée faible; soudain, sur la passerelle, il fit froid. Une derniěre nuée d'oiseaux de mer fuyant vers ľouešt passa au-dessus de nous en criant; le ciel déserté s'enténébrait déjä autour de la fumée myStérieuse. «N'allons pas plus loin, me dit Fabrizio, en me saisissant le poignet d'un geste brusque. Je n'aime pas ce volcan qui se met en frais pour notre visitě... Tu sais oú nous sommes?» ajouta-t-il d'une voix apeurée en me tendant la carte. Le doigt qui se posa dessus était bien au-delä déjä de la ligne rouge; derriěre cette siništre avant-garde, comme une vague silencieuse, de toutes parts les côtes du Fargheftan accouraient ä nous. Je le regardai dans les yeux, et un instant je sentis mon cosur hésiter. A travers la voix de Fabrizio soudain pleine d'ombre, les presages dresses au seuil de cette mauvaise nuit résonnaient comme un avertissement plus grave; la fiěvre de 1'aprěs-midi retombée me laissait incertain, le cceur lourd. II me semblait qu'un voile s'était déchiré; la reculade de Fabrizio me laissait face á face avec la folie nue de cette aventure. «... Qu'eSt-ce que va dire...? — ... Marino, n'eSt-ce pas?» achevai-je d'une voix trop douce. Tout ä coup je sentis montér en moi une colěre froide. Fabrizio venait de toucher ä la hache, et je compris soudain, avec quelle ruse acharnée, sans tréve, ce nom, je n'avais fait que le conjurer toute la nuit. «... C'eSt ennuyeux, mon petit, sifflai-je entre mes dents, qu'on s'abrite toujours derriěre le nom de Marino quand on a peur.» Maintenant, je l'avais renié; maintenant seulement tout était dit, la route libre, la nuit ouyerte. Fabrizio Une croisiére 739 comprit tout, et il se passa une chose singuliěre : il lächa un instant la barre, et tout ä coup, comme s'il eút été seul, il se signa, ainsi qu'on détourne un blaspheme. «Marino n'a pas peur... murmura-t-il d'une voix qui pálissait. — Route ä ľešt! A toute vitesse, au contraire», hurlai-je ä ľoreille de Fabrizio dans le vent qui se levait. La nuit nous couvre. Avant le jour, en forcant les feux, nous serons hors de vue... Mais on eůt dit que ma voix se perdait en route ou que touš ses reflexes se fussent ralentis; il ressemblait ä un homme qui marche dans le demi-sommeil. «Tu sais ce que tu fais, Aldo», me souffia-t-il d'une voix enfantine ou se mélaient l'effroi et la tendresse... «Mais maintenant c'eSt une autre affaire, ajouta-t-il en se levant d'un air résolu. II faut que j'aille donner quelques ordres.» Dans la nuit tombante, ľéquipage prit les poStes de combat. Les visages qui passaient devant moi dans la lueur vacillante d'une lanterne sourde s'efforcaient ä une dignité gauche devant le ceremonial inhabituel. Fabrizio les appelait un ä un et leur assignait leur täche d'une voix posée; un pareil exercice sur le Redoutabk remon-tait dans la nuit des temps : pour la contenance ä prendre, les souvenirs manquaient. «Tu crois que c'eSt du sérieux, Beppo? murmura au-dessous de moi une silhouette perplexe. — Ne t'occupe pas, coupa une voix narquoise. Finie la garde aux écuries, on va voir en face. — Et pas trop tôt qu'on s'en occupe. Paralt qu'on se remue trop, lä-bas. La mer eSt ä tout le monde, qu'ils ont dit ä la Seigneurie. Le vieux Redoutabk va aller aussi un peu prendre l'air.» II y eut un murmure d'approbation pénétrée. «Mais non, tu ouvres d'abord la culasse, paysan!» grommela diStincfement quelqu'un sur l'avant au milieu des rires étouffés. . ..■.-;. Le silence se reforma. «Tu as vu comment ils ont allumé leur pipe, conclut une voix lointaine. Ca va chauffer.» Fabrizio reprit place auprěs de moi sur la passerelle. II sifflotait comme pour se donner du cceur dans le noir, ± 740 Le Kivage des Syrtes mais chez cet étre insouciant et si jeune je devinai une nouvelle saute de vent : il commandait le Redoutabk devant un danger possible, et l'ardeur et la bonne humeur des hommes l'avaient ragaillardi. «Je réponds d'eux, me dit-il, on va ouvrir l'ceil. La nuit sera trěs noire, heureusement, reprit-il en se rassu-rant peu ä peu : cela limite les risques. Et puis — c'ešt notre meilleure chance — ils ont dů perdre un peu l'habitude d'etre curieux.» Depuis longtemps la fumée avait fondu dans le ciel noir. De gros nuages d'orage montaient sur l'horizon en volutes lourdes, fondus au ras de la mer dans un reste de faux jour livide. «Et maintenant, dis-moi, Aldo, reprit-il d'une voix hésitante, ce n'ešt peut-étre pas mon affaire, mais qu'esl-ce que tu veux voir lä-bas de si pres?» J'ouvris la bouche comme pour répondre, mais la voix s'arréta en route et je me mis ä sourire dištrai-tement dans le noir. Si pres de moi, mon frěre, il n'y avait pas de mots pour lui dire ce que Marino, ou une femme amoureuse, eussent compris dans un regard. Ce que je voulais n'avait de nom dans aucune langue. Étre plus pres. Ne pas rešter séparé. Me consumer á cette lumiěre. Toucher. «Rien, lui dis-je. Une simple reconnaissance.» Le bateau fongait maintenant touš feux éteints dans la nuit épaisse. Les nuages qui gagnaient trěs haut dans le ciel cachaient la lune. Fabrizio ne s'était pas trompe; la chance était pour nous. Ma pensée volait en avant du navire forcené qui trouait cette paroi ďencre; il me sem-blait sentir la cime effacée maintenant grandir devant nous ä toute vitesse derriěre cette obscurité suspečte, et, par un mouvement dont je n'étais pas maitre, mes mains nerveuses ä chaque instant esquissaient le geste de se porter en avant, comme un homme qui táte vers un mur dans ľobscurité. «Deux heures de route, encore, me dit Fabrizio d'une voix ensommeillée... Dommage de manquer le coup d'ceil, car il y a pleine lune...» Derriěre son flegme de commande, je le devinais aussi tendu que moi. Au-dessous de nous, noyé dans l'ombre, ľéquipage aux aguets gardait un profond silence, mais ces yeux grands ouverts aimantaient ľpbscurité; dans Une croisiere 741 cette approche de nuit de la chose inconnue, tout le bateau se chargeait d'une éleftricité subtile. Fabrizio se replongea dans ses cartes, l'air préoccupé : la demiěre partie de notre expedition lui posait un probléme difficile. Une ligne de brisants inegale, que les cartes localisaient mal, gardait les approches du Tängri ä bonne dištance, et on n'avait pas perdu le souvenir ä Orsenna des pertes éprouvées par ses escadres au retour méme de la grande expedition de représailles. J'allai moi-méme faire doubler les poštes ä ľavant, oú un homme se tint prét á sonder. De longues minutes, je demeurai penché au-dessus de ľétrave, fouetté dans le vent froid qui sentait la neige et ľétoile, et semblait tomber en nappes des glaciers de la cime inaccessible, lui demandant de toutes mes narines les indices de la terre prochaine, mais la nuit semblait devoir ne pas finir; il n'y avait rien que le bouillonnement inépuisable de ľétrave et ce vent d'un autre monde, ce fleuve de froid acide qui portait le crissement des champs de neige. Le vague de cette navigation errante m'ensom-meillait; je me berc;ais dans ces derniéres minutes de calme et de pure attente, ľesprit vacant soudain étran-gement poreux ä un concert plus subtil et ä ďindéchif-frables coincidences. Les indices familiers de la terre semblaient avoir reculé trěs loin, mais de grands signes s'entrecroisaient dans cette nuit claire. Toute ma vie depuis que j'avais quitté Orsenna m'apparaissait guidée, se recomposait dans cette fuite en avant nocturne en symboles qui me parlaient du fond de ľobscurité. Je revoyais les chambres du palais Aldobrandi, leur attente hautaine, leur vide moisi soudain obscurément réveillé. Derriěre moi, le torrent de fumée vomi par la cheminée se déchirait dans la nuit comme une voile plus noire. Je revoyais le geste de fantóme que notre forteresse avait soudain refait sur les eaux. je songeais á ce volcan myštérieusement ranimé. Le visage lavé dans cette pureté froide; au sein de cette nuit qui dissolvait les contours, je me rassemblais, je m'identinais de tout mon étre aveugle ä mon Heure, je m'abandonnais ä une ineffable sécurité. Vers une heure du matin, le calme se fit brus-quement : nous étions sous le vent du volcan. Une moiteur lourde et äagnante nous enveloppa, le navire 742 Le Kivage des Syrtes glissa sans bruit sur une mer d'huile; dans ce silence oppressant qui semblait jeter une ombre au cceur de la nuit méme, la masse enorme venait ä nous plus écrasante qu'en plein jour. «Veille bien!» s'éleva la voix tendue de Fabrizio dans l'ombre trop calme. Le navire réduisit sa vitesse, le bouillonnement plus clair de ľétrave s'apaisa; tout ä coup, une bouffée d'air tiěde et trěs leňte déplissa sur nous une odeur ä la fois fauve et miellée, comme une senteur ďoasis diluée dans l'air calcine du desert. La nuit devenait insensiblement plus claire — au-dessus de nous les masses de nuages semblaient se désagréger rapidement —, quelques étoiles brillěrent, infiniment lointaines et pures, dans leurs déchirures trěs noires que la lune frangeait maintenant ďun halo laiteux. «Aldo!» appela Fabrizio ä voix basse. Je le rejoignis sur la passerelle. «... Ľorage se dissipe, chuchota-t-il en me montrant le ciel déjä plus claír. Si la lune se dégage, d'un inítant á ľautre, il va faire clair comme en plein jour. Tu as senti les orangers? me dit-il en haussant la tete. Nous sommes presque ä toucher la terre... Tu veux aller plus loin ? » Je coupai court d'un bref signe de tete. En ce moment, la gorge sěche, comme devant un corps désiré qui dépouille un ä un ses voiles dans l'ombre, collé de touš mes nerfs ä mon attente affamée, je ne pouvais méme plus parier. « Bien!» cončlut Fabrizio ďune voix délivrée et oú on eút dit que passait malgré lui une sorte ďallégresse. « Cest une tentative de suicide, et je devais t'avertir. Que Dieu nous protege...» U fit réduire encore la vitesse et, posément, méticuleu-sement, vérifia une derniěre fois quelques calculs. Je le regardais de temps en temps de côté : le front plissé par l'attention et l'importance, il tirait la langue comme les trěs jeunes garcons. Une extraordinaire enfance semblait sourdre sur ses traits de toutes les meurtrissures creusées par la fatigue et l'insomnie, et un sentiment exalte de vičtoire m'envahit soudain; ce visage que j'emportais dans mon songe vivait comme il n'avait jamais vécu. «Tu voudrais retourner maintenant, Fabrizio?» dis-je Une croisiére 743 en fixant l'avant du navire et en posant doucement la main sur son bras. «Je ne sais plus», fit-il avec un rire de gorge oú passait un exces d'agitation nerveuse... «Tu es le diable!» ajouta-t-il en détournant les yeux, et, sans relever la téte je savais comment il souriait. Le coup de fouet d'un grain fit résonner les tôles, cingla soudain la passerelle et nous aveugla, et pourtant, au cceur méme de cette brutale bourrasque, ľobscurité maintenant se diluait comme si, trěs haut derriěre eile, le réflecleur ďune lampe y eút pulverise finement sa douche de lumiěre. La pluie cessa, le navire s'ébroua dans ľaccalmie, s'empluma ďune vapeur légěre; tout ä coup, la nuit parut s'entrouvrir sur une lueur; devant ľétrave, les nuages s'écarterent ä toute vitesse comme un rideau de théátre. «Le volcan! Le volcan!» hurlérent ďune seule voix trente gorges étranglées, dans le cri qui s'éleve ďune collision ou ďune embuscade. Devant nous, ä la toucher, semblait-il au mouvement de recul de la téte qui se renversait vers sa cime effrayante, une apparition montait de la mer comme un mur. La lune brillait maintenant dans tout son éclat. Sur la droite, la forét de lumiěres de Rhages frangeait d'un scintillement immobile l'eau dormante. Devant nous, pareil au paquebot illumine qui máte son arriěre ä la verticale avant de sombrer, se suspendait au-dessus de la mer vers des hauteurs de réve un morceau de pláněte soulevé comme un couvercle, une banlieue verticale, criblée, étagée, piquetée jusqu'ä une dispersion et une fixité ďétoile de buissons de feux et de girandoles de lumiěre. Comme les feux ďune facade qui se fůt reflétée paisiblement, mais jusqu'ä hauteur de nuage, sur la chaussée luisante, et si pres, semblait-il, si dištinctes dans ľair lavé qu'on croyait sentir l'odeur des jardins nocturnes et la fraícheur vernissée de leurs routes humides, les lumiěres des avenues, des villas, des palais, des carrefours, enfin, plus clairsemés, les feux des bourgades vertigineuses accrochées ä leur pentes de lave, montaient dans la nuit criblée par paliers, par falaises, par balcons sur la mer doucement phosphorescente, jusqu'ä une ligne horizontale de brumes nottantes qui jaunissait et brouillait les derniěres lueurs, et parfois en laissait 744 L* Ravage des Syrtes reparaitre une, plus haute encore et presque improbable, comme reparait dans le champ de la lunette un alpiniäte un moment cache par un épaulement du glacier. Comme le piedestál, la pyramide brasillante et tronquée ďun autel qui laisse culminer dans la pénombre la figure du dieu, ľespalier de lumiěres finissait ä cette lisiěre inegale. Et, trěs haut, trěs loin au-dessus de ce vide noir, dressé ä une verticale qui plombait la nuque, collé au ciel d'une ventouse obscene et vorace, émergeait ďune écume de néant une espěce de signe de fin des temps, une corne bleuätre, d'une matiere laiteuse et faiblement effulgente, qui semblait flotter, immobile et ä jamais étrangěre, finale, comme une concretion étrange de ľair. Le silence autour de cette apparition qui appelait le cri angoissait l'oreille, comme si ľair tout ä coup se fůt révélé opaque ä la transmission du son, ou encore, en face de cette paroi conštellée, il évoquait la chute nauséeuse et molie des mauvais réves oú le monde bascule, et oú le cri au-dessus de nous d'une bouche intarissablement ouverte ne nous rejoint plus. «Le Tängri!» dit doucement Fabrizio pále comme la cire, en enfoncant ses ongles dans mon poignet, comme devant une de ces puissances trěs rares dont le nom eat priěre, et qu'il est permis seulement de reconnaitre et de nommer. «Droit dessus! Plus pres!» lui murmurai-je ä l'oreille d'une voix qui résonna étrangement gutturale et dure. Mais Fabrizio ne songeait pas ä virer de bord. II était trop tard maintenant — plus tard que tout. Un charme nous plaquait deja ä cette montagne aimantée. Une attente extraordinaire, illuminée, la certitude qu'allait tomber le dernier voile suspendait ces minutes hagardes. De touš nos nerfs tendus, la rieche noire du navire volait vers le géant illumine. «Ä toute vitesse!» hurla Fabrizio hors de lui. Le navire vibra de toutes ses tôles — la proue qui montait sur ľhorizon ä chaque minute silhouettée en noir deja sur les lumiěres proches, la côte accourait ä nous, grandissait immobile comme un navire qu'on éperonne. Non, plus rien ne pouvait nous atteindre — la chance était pour nous, la mer vide; pas une lumiěre ne bougeait devant Rhages qui paraissait endormie. Le rideau de lumiěre qui éblouissait le rivage nous proté- XJne croisiére 745 geait, dissolvait dans la nuit notre ombre noire. Une minute, une minute encore oú tiennent des siěcles, voir et toucher sa faim, soudés ä ce bondissement final de train rapide, se fondre dans cette approche éblouissante, se brůler ä cette lumiěre sortie de la mer. Soudain, ä notre droite, du côté de Rhages, le rivage vibra du cillement précipité de plusieurs eclairs ^ de chaleur. Un froissement lourd et musical déchira ľair au-dessus du navire, et, réveillant le tonnerre caverneux des vallées de montagne, on entendit se répercuter trois coups de canon. L'HWOYF Debout pres de l'avant du navire pour respirer mieux la premiere fraicheur, je regardais dans le petit matin grandir la côte des Syrtes. Ses grěves jaunes encore balayées de brumes tralnantes, et tout aplatie sur l'hori-zon, eile me paraissait dans le petit jour maussade et chagrine, plus déshéritée que d'habitude et toute plom-bée de mon subit dégrisement. J'avais le coeur lourd; il me semblait que le Redoutable s'appesantissait et se trainait sur cette mer plate, comme s'il eüt embarqué dans sa cale des tonnes d'eau. Dieu merci, je le rame-nais intact. D'une embardée instinctive, Fabrizio avait esquivé les salves, et le passage d'une nuée soudaine nous avait dérobés. Le sang-froid inattendu de nos canonniers, ou leur stupeur peut-étre, en les empéchant de répondre avait évité le pire. Et pourtant, 1'incohé-rence méme de cet engagement rapide continuait á m'intriguer. II y avait quelque chose de surprenant — si ľincurie d'Orsenna de ce côté-ci peut-étre avait passé les bornes — ä ce que sur la côte ďen face on eůt si opiniátrcment et si attentivement veillé. Surprenant aussi il était que dans cette nuit noire on n'eůt pas éprouvé le besoin de s'assurer de ľidentité d'une silhouette suspečte, comme si děs l'abord on eüt su ä quoi s'en tenir. Aucun signal de reconnaissance n'avait precede le feu, et, plus j'y songeais, plus il me paraissait bizarre qu'ä cette dištance rapprochée le tir qui nous avait encadrés tout de suite se fút montré si inefficace. La dextérité de Fabrizio ne pouvait ä la reflexion me ĽEnvoyé 747 donner le change; il y avait eu dans ce coup de semonce trop complaisamment souligné une nuance de dédain et de moquerie, et ce tir accommodant qui avait fini par soulever les rires soulagés de ľéquipage ne me rassurait pas. Les bruits qui couraient ä Maremma sur les agissements de Rhages se rapprochaient malgré moi de cette canonnade sans résultat. Sans résultat? Je me surpris ä hocher la tete; il me manquait de savoir ce qu'au jušte en face on avait cherché. Je fouillais du regard avec inquietude le petit groupe que notre retour signále de loin avait déjä attroupé sur la jetée; plus que tout en ce moment, je craignais de me retrouver face ä face avec Marino. II n'était pas lä, et je me sentis brusquement soulagé. «Faussé ton gouvernail sur un banc, le gamin?» cria Giovanni ä Fabrizio avec bonne humeur, en ôtant sa pipe de la bouche, pendant qu'on jetait les aussiéres. La plaisanterie était rituelle. De si bon matin, son fusil de chasse lui pendait déjä ä ľépaule; ľinexprimable monotonie de la vie ä l'Amirauté reflua ďun coup sur moi. «II y a eu des ennuis, dit Fabrizio, penaud et géne devant ses hommes. On ťexpliquera.» Les groupes s'étirerent, nonchalants et gourds, les hommes flánant le long de la jetée et lanejant des cailloux dans ľeau. Notre petite troupe marchait en tete, et je tendais malgré moi l'oreille aux voix qui montaient des groupes oú nos hommes ďéquipage étaient mélés; réticents et génés, guěre presses de dire les nouvelles, ils gardaient leur quant-ä-soi : on eůt dit que ce retour les dépaysait. Giovanni et Roberto se taisaient, surpris de notre mutisme; le silence devenait lourd. «Nous sommes alles lä-bas, dis-je soudain d'un ton brusque. On a tiré sur nous.» Giovanni et Roberto s'arrétérent net, la bouche ouverte, et levěrent vers moi un ceil mal reveille. «Lä-bas?...» reprit enfin Giovanni d'une voix presque naturelle, se souvenant de son flegme célěbre des nuits ďaffůt — mais Fabrizio vint ä mon secours. «Aido a eu ses raisons», ajouta-t-il séchement, cou-pant court aux explications. Une onde de discretion diplomatique passa presque nai'vement sur ces faces tannées. Ľheure des Syrtes 74^ I_e Kivage des Sjrtes accusait squdain tout son retard sur ces visages : les raisons d'Etat de la Seigneurie y réchauffaient encore une veneration toute préte. «Les maudits chiens!» grommela entre ses dents Giovanni en ôtant sa pipe de sa bouche. II y avait dans sa voix un accent de condoléances convenable, mais j'étais surpris et ragaillardi de voir combien la consternation était moins vive que je ne m'y fusse attendu. «Vous étes alles lä-bas?...» reprit Roberto, incrédule. «Raconte!...» ajouta-t-il en me prenant le bras d'un air de conspirateur, et il poussa la porte de la salle commune avec une soudaine fébrilité. Le reck et les questions furent infinis. Je me sentais singuliěrement ä l'aise. II avait été evident tout de suite que les raisons n'intéressaient pas Giovanni et Roberto, et qu'ils ne songeaient guěre ä me demander des comptes. Je progressais avec eux dans un conte de fees dont, dans la hate qu'on a de le vivre, on a mis tout de suite entre parentheses le coup de pouce initial; et, bien plus qu'ä le désenchanter, on eút dit que Roberto et Giovanni souhaitaient plutôt s'y méler, entrer dans le jeu, nous rejoindre. Toute allusion ä Marino fut écartée comme trouble-fete : on eůt dit qu'il n'avait jamais mis le pied ä l'Amirauté. Doucement, de nos mains réunies, nous écartions les obstacles, les images génantes, libelant la pente sur laquelle nous nous plaisions ä glisser. A revocation du Tängri, je vis les yeux s'allumer d'une curiosité toute neuve. Roberto développa quelques considerations critiques sur les méthodes de tir. Surtout on s'accorda, avec des hochements de téte pénétrés, pour trouver «sans exemple» qu'on eůt tiré sur nous sans sommation. Fabrizio comprit qu'on pouvait tout se permettre, et mit le point final ä la viftoire par un coup de génie inattendu. «Une fameuse idée que la tienne, Roberto, de faire réparer la forteresse. On dirait que tu avais prévu quelque chose. — Je me suis toujours méfié de ces gens-lä», concéda Roberto d'une voix augurale, et, tout en feignant de tirer sur sa pipe, il rougit de satisfaction modeste. Je compris que j'allais sortir de la salle blanchi, mieux méme : exalte. J5Á L'Envqye' 749 «Eh bien! le vin ešt tiré, il faut le boire», dit Giovanni en levant son verre avec une espěce de gaieté. « Ces gens-lä ont eu ce qu'ils cherchaient. Je vous prédis sans risque qu'ils ne vont pas s'en tenir lä!» La pipe de Roberto l'enveloppa d'un nuage jupité-rien; les yeux mi-clos, il observait ľhorizon de mer ä travers la fenétre, luisant de divination lointaine et de penetrante sagacité. En ľabsence de Marino, le com-mandement militaire de l'Amirauté lui revenait. «...Je ne serais pas étonné outre mesure qu'ils nous rendent leur petite visitě cette nuk», fink-il par concéder d'un ton gonflé ďinformation secrete. «Le temps va se boucher : beau temns pour une surprise... Seulement, ďici lä, j'aurai pris quelques precautions. — Cela s'impose, conclut Giovanni dans le silence approbatif. L'Amirauté ešt ouverte comme un mou-lin...» et nous nous pénéträmes de la conscience éner-gique que nous n'étions pas défendus. II s'ouvrit séance tenante un petit conseil de guerre que j'écoutai se dérouler sans mot dire, tout engourdi que je me sentais par une sensation ďirréalité croissante ä voir ainsi les choses sournoisement prendre corps. Roberto proposait des mesures d'urgence. Fabrizio feuilletait des rěglements. Tout seul, échappé mainte-nant ä mes doigts, se dévidak le peloton dont j'avais lešté le bout du fil. On décida de laisser le Kedoutable sous pression pour la nuit, prét ä l'appareillage. Un pošte de guet de nuit serait établi en haut de la forteresse. Roberto, sans éveiller l'attention, děs ľaprés-midi devait inspečter la vieille batterie côtiére — passablement délabrée — qui commandak ľentrée de la passe (depuis longtemps l'artillerie de la forteresse était inutilisable) et verifier son approvisionnement. Enfin on devait mettre ä flot une des pinasses qui pourrissaient sur les vasiéres, et l'utiliser pour surveiller la nuit les abords de la passe. Encore que ľenvie n'en manquát pas, ľappréhension du retour de Marino, qui douchait vaguement les enthou-siasmes, avait déconseillé des mesures plus voyantes : en cas de besoin — c'était la pensée inavouée de touš — le dispositif ďalerte se nierait aisément. Ainsi, de minute en minute, entre nous quatre une complické se res-serrait. 750 Le Ravage des Sjrtes «Pour le řešte, le capitaine avisera, conclut Roberto, jesuite. Je prendrai la patrouille de nuit — plutôt que de guetter les canards!...» Dans les allées et venues incessantes de la forteresse á la jetée et ä la batterie, la journée passa vite. On ne s'ennuyait plus ä l'Amirauté. Ľexcitation maintenant avait gagné nos troupes, et les bribes de reflexions qu'on pouvait surprendre 5a et lá — car on se taisait plus respedhieusement que d'habitude, d'un air lourd de sous-entendus, sur le passage des ofHciers — donnaient ä penser sur les bruits extravagants qui y trouvaient creance, comme si tout á coup un besoin ďimprévu et d'inoui, longuement couvé dans cette vie monotone, eút fait explosion dans les cervelles endormies. Deux ou trois fois méme, des questions fusěrent sur notre passage, que Roberto éludait ďune paupiěre lourde de myštěre; sous ce ciel oú soudain, avec un flair curieu-sement animal, on eút dit qu'ils sentaient montér un orage, bonnes ou mauvaises ces visages ranimés appe-laient les nouvelles, comme la terre appelle la pluie dans les longues sécheresses. Cependant la nuit, puis les trois jours suivants, s'écoulérent tranquilles. Ľexcitation retomba. Marino s'était annoncé pour la fin de la semaine, et, de chaque nouvelle garde inutile, je voyais Giovanni revenir plus désenchanté. «C'était ä prévoir», disait-il maintenant, vexé comme un soupirant qui voit revenir ses lettres non décachetées. «On n a pas seulement la peau noire, on ľa épaisse, en face. On peut tout se permettre avec ces gens-lá», ajoutait-il d'un air dégoůté. Son imagination n'allait pas plus loin que cette politesse rendue. Comme tout le monde á l'Amirauté, Giovanni vivait dans ľimmédiat, ä fleur de peau. L'assoupissement sans age d'Orsenna, en décourageant avec une si longue patience le sens méme de la responsabilité et le besoin de la prevision, avait modele ces enfants vieillis dans une tuteile omnipotente et senile, pour qui rien jamais ne pouvait arriver réel-lement, ni quoi que ce soit tirer ä consequence. Les occasions de se diáraire étaient bonnes ä prendre. Mais inévitablement, un jour ou l'autre, on en revenait ä la chasse au canard. ĽEnvqyé 751 Pendant ces journées agitées, une tout autre preoccupation m'avait tenú en haleine. Rentré dans le bureau de Marino, que j'occupais en son absence, ä peine avais-je commence ä feuilleter la pile routiniěre des papiers de service, que tout ä coup, dans le retombement de la fiěvre qui avait dévoré ces journées, il me sembla — aussi nette, aussi dištinôement perceptible que le visage méme de Marino rentrant dans cette piece accusatrice — que la folie de mon équipée se dressait devant moi, si aveuglante que mes yeux se brouillěrent et que je crus un moment que le cceur allait me manquer. Le silence feutré de cette piece faisait tout ä coup ä mes oreilles comme un bruit de mer; aprěs cette nuit follement vécue, mon ačte s'était séparé de moi ä jamais; quelque part, trěs loin, avec un léger et subtil ronflement ďaise, une machine s'était mise en route que personne ne pourrait plus arréter : son bourdonnement lointain pénétrait dans la piece close, éveillait comme un bruit d'abeille ce silence reclus. «Le vin eSt tiré, il faut le boire», répétais-je en hochant la téte, terriblement dégrisé. Mes yeux tom-běrent sur la pile de courrier non décacheté qu'on avait depose sur la table, et tout ä coup je songeai que j'avais ä prendre d'urgence une decision. Rendre compte ä la Seigneurie d'une violation aussi formelle des rěglements était un suicide; la passer sous silence, ä supposer méme que l'affaire n'eut pas de suites, une condamnation ä terme plus certaine encore : toute l'Amirauté déjä savait. La situation un moment me parut ä ce point sans issue que je m'accoudai ä mon bureau, pris de vertige, et, la téte enfouie dans les mains, j'appelai comme un enfant le sommeil et l'oubli qui transformeraient cette nuit en mauvais réve, je tächai de me persuader que ce cauchemar allait s'évanouir. Tout ä coup j'entrevis un recours, et l'espoir vague, ä défaut d'une absolution, du moins d'une intelligence possible : je décidai de demander audience au Conseil de Surveillance pour une affaire grave sur laquelle je désirais lui fournir de vive voix des explications. Je regagnai ce soir-la ma chambre sitôt aprěs le diner : il me fallait mettre au point avant le matin une redaction assez difficile. Je jouais la une derniěre carte, et je ne pouvais me dissimuler que j'allais la jouer dans la nuit. 7 5 2 Le Ritrage des Syrtes Je pouvais me perdre d'un mot malheureux, j'étais fort loin d'etre á mon aise, et mon travail n'avancait guěre. Depuis longtemps, autour de moi, l'Amirauté s'était endormie; le grincement leger de la plume cousait seul les heures lentes de son bruit de taret, et le crissement des feuilles que je déchirais l'une aprěs l'autre. II pouvait étre onze heures du soir lorsque ma porte battit doucement sur la nuit silencieuse, et j'avais ä peine eu le temps de lever la téte que quelqu'un soudain fut devant moi. «II est trěs tard, monsieur l'Observateur — sans doute infiniment tard pour vous demander audience», pro-nonca une voix étrangěre et assez musicale. Dans le contre-jour que faisait ma lampe, je dištin-guais mal ses traits. J'avais devant moi une silhouette vigoureuse et cependant assez gracile; dans le mou-vement qu'elle fit pour s'approcher de la table passa cette légěreté élaštique et silencieuse que donne l'habi-tude de la vie du désert. Le vétement extrémement simple et presque sordide était celui des bateliers qui chargent les promeneurs du dimanche au bord de la lagúne; il ajoutait quelque chose de dérisoire ä ľextréme distinction de la voix. «II est vraiment trěs tard», reprit-il en consultant ä l'envers la montre posée sur mon bureau, et, d'un mouvement plein de nonchalance, je compris qu'une seconde il attardait expres contre la lumiěre son profil. Soudain, je me rappelai, et mon coeur se mit ä battre : cette peau sombre, ces yeux aigus et fixes, c'était le gardien du bateau de Sagra. «... Ceci vous dira au nom de qui je suis venu», dit-il, lisant dans mes yeux et soudain changeant de ton, et sans autre invitation, avec une aisance noble qui n'était pas impolie, il s'assit, aprěs un leger soupir de fatigue. Je dépliai le papier qu'il me tendait, et soudain mes yeux devinrent fixes. A l'angle de droite, portant le serpent entrelacé ä la chimére, et tel que je ľavais si souvent déchiffré ä l'Académie diplomatique au bas de traités poussiéreux et centenaires, le sceau de la Chancel-lerie de Rhages étoilait la feuille. Le texte certifiait le caračtére pacifique de la mission du porteur et, en ľaccréditant, priait expressément qu'on lui accordät les égards et le traitement officiel reserves aux parlemen- ĽEnvqyé 753 taires de guerre. Les mots maintenant se brouillaient sous mes yeux, pendant que je feignais de relire le texte : un sentiment de joie inconnue et ďéledtion merveilleuse m'envahissait; il me semblait que pour la premiere fois m'était révélé le sens de ľexpression : donner signe de vie. «Je vais done devoir vous faire arréter», prononcai-je ďune voix ä dessein incertaine, en repliant le papier. « La qualité toute neuve de parlementaire ne saurait couvrir, que je sache, votre adtivité d'espion.» Pris au dépourvu, dans mon désarroi, j'essayais mala-droitement de m'assurer ľavantage. «... Ne le niez pas!» Je ľarrétai du geste. : • «Nous nous sommes déjä rencontres ailleurs qu'ici. Je crois me souvenir que vous ne portiez pas d'uni-forme, quoique armé. — La livrée de la princesse Aldobrandi», corrigea-t-il ďune voix courtoise, avec une légěre inclinaison de la téte. Je froncai les sourcils assez durement. «... Laissons cela», ajouta-t-il aussitót, comme en s'excusant. Visiblement il voulait éviter de m'indisposer. «Voulez-vous que nous ouvrions une parenthěse?» dit-il avec un sourire de bonne humeur. Et tandis que je le regardais sans comprendre il se leva, tira posément de sa poche un piStolet et le posa pres de moi sur la table. «Je suis votre prisonnier, si vous y tenez; vous voici tranquille. Laissons done cela jusqu'á tout ä ľheure, et parlons sérieusement.» Soudain je ne me sentais plus de trěs bonne humeur. Ľinconnu prenait sur moi le double avantage de son insolence mesurée et de mes reflexes sans elegance. Je jouai un instant avec le piStolet d'un air boudeur. «Eh bien?» dis-je en lui jetant un regard de mauvaise grace. Ľinconnu parut réfiéchir un instant. «Je puis dire, monsieur l'Observateur», commenca-t-il avec une hesitation dans la voix qui ajoutait curieu- sement ä son charme, «que ma táche n'ešt pas des plus aisées. Mon pays et le vôtre font la preuve qu'il peut se 754 Le Rivage des Syrtes créer entre les Etats, comme entre les individus, de bien singuliěres situations fausses. Du fait de leur... longévité particuliěre, elles peuvent méme durer infiniment plus longtemps.» II poussa un discret soupir d'embarras. «... II arrive, lorsqu'on se rencontre ä nouveau aprěs une... separation prolongée, qu'on ne sache plus, méme approximativement, ä quoi s'en tenir. — Je ne suis pas un diplomate, remarquai-je assez sěchement. La Seigneurie dresse sans nul doute les bilans de sa politique. Elle ne m'en fait pas confidence. Je ne mets pas en doute votre mandát. Mais vous vous serez trompe ďadresse.» Je ne tenais pas ä lui faciliter les choses. Je prenais un secret plaisir ä ce ton incertain de reticence, ä cette approche tátonnante. Plus peut-étre qu'ä ce qu'il allait avoir ä me dire, je m'y retrouvais. «II n'y a pas ďerreur sur la personne, reprit-il en baissant un instant les yeux. Vous étes bien notre homme», ajouta-t-il en les relevant soudainement, et il me sembla qu'il souriait comme souriait parfois Marino, de son lointain sourire de connaissance. «Voici pour le moins une singuliěre facon de parier.» Je me sentais moins en colére que je ne ľaurais voulu. II s'excusa du geste avec une insincérité marquée. «Je n'ai pas sans doute une parfaite pratique de votre langue. Je voulais dire : quel que soit le jugement qu'on porte sur cette "situation fausse", il s'eit produit la semaine derniěre un fait nouveau. Vous n'y étes pas étranger, moins étranger que quiconque.» II guetta une réplique qui ne vint pas, puis, aprěs un instant de silence, il parut se decider. «Je résumerai done les faits qui motivent cet entre- tien. Orsenna et le Fargheštan sont en etat de guerre...» II parut soupeser et manier le mot de ses doigts expressifs, et me jeta de nouveau son regard voile et imperceptiblement amuse. «... II en est bien ainsi, n'eSt-ce pas, monsieur l'Obser-vateur? De ľétat de guerre au fait de la guerre, dans le cas qui nous occupe, il y a pourtant Dien loin. La querelle eat fort ancienne. Le temps — comme on le dit — est galant homme. La mer des Syrtes est large. Les deux pays, vous le savez, ont depuis longtemps évité de ĽHnvqyé 755 s'y rencontrer. La guerre s'ešt assoupie; il n'ešt pas excessif méme de dire qu'elle semblait dormir tout ä fait.» Encore une fois, le regard rešta sans réponse. II prit un temps complaisant. «II y a un proverbe, n'ešt-ce pas, qui pour designer le bon sommeil dit : " dormir sur ses deux oreilles ". S'il en est ainsi, il ešt ä craindre qu'elle ne dorme plus trěs longtemps... — II vous plait de le dire. — II vous plait d'y aider. Dans la nuit de jeudi ä vendredi, un navire suspeft a été apercu croisant tout pres de nos côtes. II venait d'Orsenna. C'était un navire de guerre. Vous le commandiez. — Le renseignement ešt précis et rapide, répliquai-je vexé. La nuit était fort sombre. Disons que pour le moins la chose ne semble pas avoir été une surprise. Dois-je vous adresser des felicitations personnelles?» ajoutai-je du ton le plus blessant que je trouvai. II sourit de nouveau sans impatience. «Nous discutons un fait; je suis heureux que vous ne le conteStiez pas. II est impossible de ne pas le juger fort grave. Ce qui pourrait passer ailleurs pour une méprise, une... étourderie sans consequence, ne peut prendre ici que le caradfěre d'une provocation calculée, et, dans la situation ou nous sommes, le sens en est clair. — La situation! II y a si longtemps...» ľarrétai-je d'un ton ironique. «II n'y a pas de prescription en hištoire, monsieur l'Observateur. Votre... visitě a reveille de trěs anciens souvenirs. Ces souvenirs ne sont pas paisibles. lis peuvent redevenir... brůlants.» II me regarda avec insištance. Pour la premiere fois, je dištinguai dans sa voix une note grave, une note inattendue d'exaltation. «Oú voulez-vous en venir? lui dis-je d'une voix mal assurée. — Au message que j'ai mission de vous transmettre», reprit-il d'un ton neutře, comme s'il eut tenú ä souligner qu'il n'était plus ici qu'unporte-parole. «Le gouvernement de Rhages considěre qu'une perióde de paix de fait, si continůment respeftée de part et d'autre, a conštitué ä la longue une veritable promesse tacite de non-hoštilité. 756 Le Rivage des Syrtes II n'a pas tenú ä lui, je dois le souligner formellement en son nom, qu'elle ne füt scrupuleusement observée. Du fait d'Orsenna, cette periodě se trouve close par un veritable acte de guerre. Rhages se considěre comme relevée en fait, de méme qu'elle ľétait déjä en droit, de son attitude ď abstention résolue...» II se tut une seconde, et reprit en martelant plus nettement les mots : «... Cependant eile eštime appartenir ä la sagesse dont eile a adminiítré les preuves si continúment de laisser place pour la reflexion avant le déclenchement ďévéne-ments incontrôlables. Elle tient ä declarer que ses intentions sont reštées inébranlablement pacifiques. Elle consent méme ä admettre — aucun dommage materiel n'ayant été réellement cause par cette incursion — que la voie reste largement ouverte á un rěglement raison-nable si...» La voix s'arréta complaisamment sur le mot. «... Si la preuve peut étre důment faite qu'aucune intention réellement hostile n'a inspire cette... incartade. — Quelle forme envisage-t-elle pour cette " preuve " ? — La longanimité du gouvernement de Rhages est extreme», laissa-t-il tomber avec un sourire barricade (je commencais á étre un peu intrigue par cette maniere impersonnelle qu'il avait de faire allusion ä ľautorité qu'il représentait). «Rien qui puisse prendre pour vous une forme vexatoire, rien qui prétende ä étre une satisfaction. Son incertitude eat grande, commenta-t-il avec une chaleur un peu forcée. Ou bien le fait est insignifiant — ou bien, s'il signifie quelque chose, il annule trois siěcles de sécurité, sinon de paix. II est comprehensible, monsieur l'Observateur, que devant cette situation un peu angoissante, il demande une bonne fois, ainsi que je le disais tout ä ľheure, á quoi s'en tenir. — C'esVä-dire, au juste? — Un désaveu, laissa-t-il tomber d'une voix precise. L'assurance expresse que cette violation de nos eaux côtiéres a été involontaire, accidentelle, et comme telle dénuée de toute signification. La promesse que des faits aussi préjudiciables ä la tranquillité commune ne se reproduiront pas. II va de soi, ajouta-t-il négligemment, que le délai nécessaire pour que vous en référiez ä la ĽEnvojé 7 57 Seigneurie vous sera largement accordé. Je veux dire, se reprit-il d'une voix rapide, trente jours, ä dater de ce soir.» II se fit un moment de silence embarrassé. Je compris que la communication officielle avait pris fin. «II nous sera peut-étre moins facile de vous faire parvenir une réponse qu'ä vous de poser des questions, dis-je pour gagner du temps. Le Fargheštan ne semble pas ďapproche aisée. — Votre imagination vous servira certainement, répliqua-t-il avec une ironie amusée. J'ai du moi-méme forcer un peu cavaliěrement votre porte. Le choix vous est laissé quant ä la forme et aux voies d'un apaisement que Rhages ne doute pas de recevoir.» Le silence reprit. Les yeux légěrement brides, au regard lourd, attendaient avec gourmandise. On eut dit qu'il s'était déchargé d'une mission encombrante, que son ton détaché et rapide avait tendu ä minimises curieusement. II s'animait maintenant sous mon regard; son visage offert sans détour ä ma curiosité semblait luire d'un éclat de vitalite soudaine; le role du porte-parole était fini, et pourtant on eůt dit qu'il n'avait cherché dans cette mission officielle qu'une singuliěre espěce d'ouverture, qu'un pretexte au téte-ä-téte qui commencait maintenant. Non, il n'avait pas ä craindre. Je ne le laisserais pas partir maintenant. J'éprouvais un apaisement inexpri-mable, un suspens merveilleux, ä ce que seulement il fút lä, une apparition silencieuse ensorcelée et retenue un instant dans le cercle lumineux de ma lampe. II me semblait que tout ä coup je ľavais évoqué la, une silhouette glissée d'un autre monde, posée au bord de ma table dans ľintimité d'une visitation nocturne. Ces yeux poses sur moi me parlaient bien au-delä de toute parole; je me sentais conŕirmé et reconnu. «Et sinon?» dis-je d'une voix qui s'éleva étrangement calme et comme ensommeillée. « Sinon ? — Si cette réponse que vous attendez ne vous par-vient pas?» Le regard de ľétranger devint fixe; on eüt dit que ses yeux se voilaient d'une taie légére. La silhouette cependant reštait parfaitement immobile. 758 Le Kivage des Syrtes «Les instructions que j'ai recues ne comportent pas ďéclaircissement ä ce sujet», reprit-il apres un instant de silence. II leva les yeux sur moi et fronca légěrement le sourcil. «Je me suis acquitté d'une communication officielle. Une conversation entre nous de nature... privée ne serait sans doute pas inutile. Elle ne saurait d'ailleurs engager que mon opinion particuliěre. Mais j'ai peur qu'il ne soit trěs tard», hésita-t-il d'un air d'excuse polie. Je lui tendis un étui de cigares et je m'accoudai ä mon fauteuil avec une nonchalance étudiée. «Les soirees de l'Amirauté sont longues, dis-je, et je m'étonnai de lui adresser un regard presque amical. Une visitě... tri-séculaire ne peut guěre étre dite abusive.» Je remarquai combien son sourire un peu cruel était séduisant. Cette hesitation de la voix que je lui emprun-tais sans y songer nous donnait de l'air, nous mettait soudain infiniment ä l'aise. Tout ä coup, dans les silences qui coupaient cette conversation incohérente, il s'était établi une singuliěre comprehension ä demi-mot. «Sinon ?» répétai-je d'une voix posée, et je le regardai dans les yeux. «On parle beaucoup ä Maremma, monsieur l'Obser-vateur. Vous vous étes certainement intéressé aux bruits qui courent dans la ville.» La voix traina sur la derniěre phrase, et le sourire á nouveau souligna ce qu'elle avait de délibérément accro-cheur. Je devinai tout ä coup — mais sans colěre, plutôt avec un sentiment de curiosité complice — pourquoi la police de Belsenza faisait si conátamment buisson creux. «La police aussi s'y intéressé, je ne crois pas inutile de vous en avertir. On aurait tort de s'exagérer sa naivete. Un jour ou l'autre eile mettra la main sur ceux qui les sěment, et je vous jure bien que e'en sera fini. — Vous vous faites tort en cela, monsieur l'Observa-teur», remarqua-t-il avec un toussotement géne de la gorge. «Je ne puis croire que vous raisonniez comme la simple police. — Permettez-moi. La police ne raisonne pas mal, repris-je avec froideur, quand eile juge bon de remonter ä une source qui me parait de moins en moins douteuse, t ĽEnvqye' 759 et de mettre ä la raison des empoisonneurs publics. Je ne doute pas que les sentiments dont votre gouver-nement fait étalage ne soient appréciés comme il se doit par la Seigneurie. Mais je me permettrai de ľéclairer un peu, et eile pourra discerner que, des intentions aux aŕtes, il y a loin. Si l'on ne s'était employe de facon si tenace ä donner la fiěvre ä l'opinion, nous n'aurions pas songé ä cette precaution nécessaire qui parait vous contra-rier si vivement.» Ľinconnu regarda dištraitement vers la fenétre, avec un geSte courtois et découragé. «Je vois qu'il ešt trěs difficile de nous entendre, reprit-il avec une patience résignée. — Je ne puis en effet me sentir trěs ä l'aise en face d'un provocateur.» II y eut de sa part un instant de silence moins offense que conSterné, pareil au silence de bienséance choquée qui suit le bris excessivement sonore d'une importante piece de vaisselle. «Je suis heureux que le mot soit prononcé, reprit-il avec un flegme impitoyable. Dans sa crainte d'enveni-mer les choses, Rhages avait peut-étre mis un zěle excessif á ľéviter.» De nouveau il eut un geste de la main qui coupait court, s'excusait avec nonchalance. L'expression de son visage, qui m'intriguait de plus en plus, était celie d'un joueur qui retourne une ä une, précautionneusement, les cartes d'une donne. «Laissons cela, fit-il d'une voix contrariée. Je crains que nous ne glissions ä une mauvaise querelle.» II me regarda de nouveau avec un sourire ouvert et presque ingénu, comme on essaie de dérider un enfant boudeur. «II me semble que nous perdons de vue une particula-rité remarquable de la situation, reprit-il en détournant les yeux vers la fenétre. Nous avons tout ä gagner, si nous voulons nous entendre, ä ne pas nous attacher outre mesure ä ce que j'appellerai une malveillance de commande. Non, non, je vous en prie, ne parlez pas! (II y avait dans sa voix une háte soudaine, comme s'il avait eu peur de me voir rompre les chiens une fois de plus.) Je voulais dire : si nous reprenons le langage de routine de la police et des chancelleries, nous n'aurons pas de mots 760 Le Ravage des Syrtes pour nous expliquer sur ce que j'appellerai, si vous le voulez bien, le fait nouveau. » II me consulta á nouveau du regard, et, comme je gardais le silence, son expression tout ä coup s'éclaira ďun sourire fin et détendu, plein de charme. Un pli pourtant lui sabrait le coin de la bouche, que je remarquais maintenant, raide et austere comme une cicatrice, et qui nuancait ce sourire ďune pointe de cruauté. «... Voyez-vous, monsieur l'Observateur, reprit-il, il eSt difficile de parier, il est difficile de penser contre les mots officiels et les situations acquises. Ceux-ci parlent de "provocation" et ď "espionnage", et celle-ci s'ap-pelle la guerre. Vous m'avez rappelé tout ä ľheure avec un peu d'humeur qu'il pouvait y avoir loin des sentiments aux actes. Mais je vous écoute et je songe ä mon tour qu'il y a parfois loin des mots aux... sentiments», conclut-il en me regardant dans les yeux avec une expression amusée. «Puis-je vous demander de m'expliquer? — Vous m'avez accueilli ici ce soir.» Le regard de l'inconnu faisait lentement le tour de la piece, s'attardant aux coins d'ombre que la lumiěre de la lampe faisait remuer vaguement. Le calme autour de nous s'était fait profond dans l'Amirauté endormie; il me semblait que descendait dans la piece cette intimite chaude et attardée, trouée de silences complices, qui rapproche sous la lampe, pour un dernier cigare, deux amis trěs intimes. Au loin, derriěre la forteresse, un coq chanta, trompe comme ils 1'étaient souvent par le clair de lune éblouissant des Syrtes. II me sembla soudain qu'il était trěs tard et que le bruit des voix somnolentes s'enfoncait et se perdait dans une obscurité sans áge, rejoignait le bourdonnement de songe qui faisait vibrer faiblement les nuits du desert. «N'en tirez pas vanité, dis-je en souriant malgré moi ä mon tour. On ne trouve guěre ä qui parier, aux Syrtes.» J'écoutai tomber ma phrase dans le silence avec malaise, frappé soudain de ľambiguíté qui s'y jouait au travers de ce «trouver ä qui parier». On eút dit qu'en presence de ľétranger les mots hésitaient ďeux-mémes au bord d'une pente glissante, soudain préts ä trop dire. ĽEnvqyé 761 «... Que vouliez-vous dire en parlant de "fait nouveau"? — Le mot est peut-étre excessif. II serait trěs déce-vant, á mon avis, monsieur l'Observateur (la voix souli-gna le mot une fois de plus complaisamment), si ľon veut juger des changements survenus dans les rapports entre nos deux pays, de se placer sur le seul terrain des faits. En se placant sur ce terrain, il n'ešt pas impossible que le gouvernement de Rhages ait vu son attention attirée sur quelques mesures de protection que la situation ne juStifie guěre... II me semble que ľon a beaucoup báti ä l'Amirauté ces derniers temps, com-menta-t-il avec un sourire... Et pourtant, ä en juger ďici, comme il m'ešt donne de pouvoir le faire, je serais plutôt porté ä croire que j'ai vu céder une ä une certaines... defenses.» Le regard glissa vers moi entre les paupiéres comme une lame de couteau. «Orsenna vous saura gré de votre diagnostic, ricanai-je d'un air géne. Elle vous demandera pardon de ne s'en trouver pas moins en excellente santé.» II ignora mon ironie. «J'ai vécu dans votre pays, monsieur l'Observateur», dit-il ďune voix grave et triste qui ne cherchait plus ä donner le change, «et je ľai aimé. Et parce que je ľai aimé, j'ai souhaité ä votre peuple une vieillesse heureuse, c'eSt-ä-dire l'imagination courte. II n'ešt pas bon que ľimagination vienne ä un peuple quand il eSt trop vieux. — Vous avez trop vécu ä Maremma, dis-je en m'ef-forcant ä nouveau de rire. Je sais que notre bonne ville a fait une petite poussée de ŕievre. Personne moins que vous, je pense, ne peut étre dupe de ces racontars. — Ces racontars risquent de ne rešter pas longtemps sans motif : voilä ce que je voulais répondre ä votre "sinon?". II arrive que la fiěvre se gagne», dit-il en pesant ses mots et en relevant lentement les yeux sur moi. «Un observateur désintéressé peut juger cette... obsession seulement curieuse, mais dans le fait on ne se sent jamais trěs longtemps ä ľaise ďétre ľobjet ďun tel sentiment... ďélečtion. — Voulez-vous tirer argument de bruits incontrô-lables pour nous faire un proces ďintention?» L'inconnu hocha lentement la téte. 16 2 Le Rivage des Syrtes «Je ne fais le proces de personne», prononca-t-il en détachant ses mots avec une dičtion nette et soignée. «J'essaie de prévoir. J'essaie de deviner avec vous le développement possible, entre nos deux peuples, de rapports nouveaux que vous serez sans aucun doute d'accord pour nommer avec moi passionnels. — Vous étes fou!» lui jetai-je, et je sends mes joues devenir trěs rouges. «J'essaie de vous faciliter les choses», dit-il en baissant les yeux avec une nonchalance trěs súre. «J'ai beaucoup de Sympathie pour vous. Je sais combien il peut étre embarrassant dans certains cas de faire, comment dirai-je ?...» Le regard luisant coula vers moi une fois de plus par la fente de ľoeil bride. «... une declaration. Je sais combien le gouvernement de Rhages se trompe, ajouta-t-il en se hátant de me couper la parole, dans ľappréciation qu'il fait de l'in-cident qui motive notre entrevue...» Son oeil sagace et ironique était sur moi maintenant comme une mouche qu'on n'arrive pas ä chasser. «...Je suis persuade quant ä moi que cette incursion n'était pas... hostile. — Elle ne ľétait pas », fis-je d'une voix qui s'étrangla malgré moi. II baissa les yeux et sembla se recueillir. Le clair de lune blanchissait la fenétre et faisait pälir la lueur de la lampe. La nuit s'ouvrait comme une clairiěre, flottant sur un temps exsangue comme celui qu'étire l'insomnie; ä nouveau, du fond de ce faux jour ďaube trop calme, les coqs chantaient. «Vous le direz ä Rhages? fit ľétranger d'une voix neutře. — Et si cela était? — Si cela était?» II reprit la question machinalement. «... Si cela était... eh bien! il n'y a pas ä douter, je pense, que les choses s'arrangent. Nous penserions seulement qu'Orsenna a souffert passagěrement ďune espěce... ďinsomnie», reprit-il d'une voix dont 1'excessive et froide politesse avait maintenant quelque chose d'in-sultant. « On ne peut trouver de bonne raison, en effet, qui s'oppose ä ce que les choses se rendorment. II n'eSt pas ĽEnvoyé 763 donne ä tout le monde de finir tragiquement», ajouta-t-il avec un sifflement désagréablement coupant dans la voix. «Finir?» repris-je d'une voix hébétée. Le cerveau engourdi, il me semblait que le mot heurtait avec un choc mat, comme un doigt contre une porte, mon oreille opaque. «Vom le savez bien», fit-il dans un murmure, en se levant presque de son fauteuil et en approchant sa bouche de mon oreille. «Je suis venu vous aider ä le comprendre. II ne faut pas que vous vous teniez quitte ä si bon compte... J'apprécie beaucoup les préches de Saint-Damase», fit-il en rivant sur moi ses yeux luisants et fixes tandis que je suivais ä mesure, fasciné, le mouvement precis et délicat de ses lěvres comme on lit sur la bouche d'un muet... «et je trouve qu'ici on manque un peu de ferme propos. — Oú voulez-vous en venir?» lui jetai-je en me levant á mon tour. J'étais trěs pále. «Oú vous allez», répondit sans se troubler la voix légěrement musicale. « Oú nous vous attendons sans nous presser. Oú vous avez rendez-vous avec nous depuis que vous étes ici. Seulement vous me remercierez un jour de votre chance : vous y serez allé les yeux ouverts.» II s'inclina légěrement, et je compris qu'il allait prendre congé. «... Souvenez-vous de ceci, monsieur 1'Observateur, qui vous donnera matiěre ä réfléchir sur les croisiěres au clair de lune : il n'y a pour les peuples qu'une seule espěce de... rapports intimes. — Mais oú vous adresser la réponse?» criai-je tout ä coup comme reveille, tandis qu'il glissait déjä de son long mouvement souple vers la porte. Les yeux étroits se retourněrent une seconde vers moi du fond de ľombre. «Vous ne vous rendez pas justice. II n'y en aura pas», dit-il d'une voix posée, et de nouveau la porte battit silencieusement sur la nuit. Je demeurai longtemps assis sans bouger devant ma table. La leňte, la silencieuse ondulation de reptile qu'il avait eue pour sortir de ľombre et pour s'y évanouir, la fascination qu'avaient exercée sur moi ses yeux et sa 764 Le Ri'poge des Syrtes voix, et l'heure trěs tardive, m'auraient donne ä croire ä une hallucination si le laissez-passer éclaboussé de rouge par le grand sceau de Rhages n'eút repose sur ma table, pareil ä ces pačtes maléfiques qu'on signe de son sang. Une note siniStre résonnait avec les derniers mots de ľétranger dans mon esprit vide; maintenant que s'était retiree de moi cette presence plus pleine qu'au- cune que j'eusse sentie de ma vie, il me sembla que le froid noir des fins de nuit des Syrtes s'était glissé dans la piece mal close, et d'un pas machinal je marchai vers la fenétre entrouverte. II n'y avait devant moi que la lande blanchissante de lune; le pas d'un cheval s'éloi- gnant sur la chaussée des lagunes parvenait jusqu'á moi dans la nuit claire. L'envie de rappeler ľétranger monta en moi de facon si brusque que je retins un cri; les pas déjä se perdaient dans la nuit indistinčle; le tranchant de la voix qui m'avait donne congé glaca de nouveau mon oreille : cette silhouette si tôt replongée dans ľombre était de celieš aprěs lesquelles il ešt inutile de courir. Je passai la main sur mon visage : il était couvert d'une sueur froide; un étourdissement me coucha sur mon lit, la téte vide. Un řešte de pensée en moi suivait les pas de l'inconnu dans cette nuit immobile; le lendemain, ä la premiere heure, je songeai que je devais rejoindre Vanessa. Tandis que je descendais de la voiture dans le matin piquant pour héler un des bateliers du palais qui se tenaient ä toute heure au long de 1'embarcaděre, je me fis la reflexion que Maremma ce jour-lä semblait s'étre éveillée plus tôt que de coutume. Je n'avais guěre dormi; la fraicheur tonique de ce matin de mer et ma course rapide avaient secoué pour un moment de mon esprit le souvenir que me laissait l'entrevue de la nuit. Le besoin fiévreux que j'avais de Vanessa était devenu si exclusif et si aveugle qu'ä ľinátant oú j'allais exiger d'elle de se laver du soupcon le plus infamant je ressentais moins ďangoisse peut-étre devant mon incertitude que de joie ä sentir qu'en ajoutant encore ä tant de secrets suspects et partagés, j'allais lui devenir plus nécessaire. C'était jour de marché ä Maremma; bien des fois déjä, quittant le palais au petit jour, et bercé encore dans un demi-sommeil sur ľeau louche souillée de débris de légumes, j'avais respiré ľodeur juteuse et L.'Envoy é 765 entétante des paStěques des Syrtes que ľon débarquait au coin des quais en pyramides toutes fumantes encore de brouillard, et percu le claquement paysan des pieds nus sur les dalles mouillées; mais, bien plutôt que le brouhaha de la criée, la rumeur des voix ce matin, plus saccadée et plus basse, était celie d'une foule attroupée autour d'un accident grave. II me sembla que la voiture de l'Amirauté arrétée sur le quai provoquait plus de curiosité encore que de coutume; les maigres éventaires en plein vent délaissés, un attroupement se forma méme trěs vite ä quelque distance. Un melange de curiosité soucieuse et de respečt paraissait figer les visages, et, ä ľair de gravité qui soudain les vieillissait, je compris que la nouvelle déjä avait dú filtrer de notre équipée de la nuit. «Quelque chose de nouveau, Beltran?» demandai-je au batelier, en lui désignant du menton les visages préoccupés qui frangeaient maintenant le bord du quai et nous suivaient des yeux avec insiStance. «Cest le malheur, votre Excellence», dit-il en baissant les yeux, avec cette inflexion résignée et paysanne qui remonte ä la gorge du menu peuple dans les afflictions, et il baisa la croix que les pěcheurs des Syrtes portent sur la poitrine, suspendue ä un cordon... «Tout était prédit, ajouta-t-il en hochant la téte d'un geste senile. Dieu ľa voulu. Depuis la semaine derniére, on prie ä Saint-Damase nuit et jour.» Comme j'avais pu m'y attendre, il était clair que, de ľefFervescence qui régnait en ville, le palais Aldobrandi prenait plus que sa part. Les couloirs et les enfilades de pieces que je traversais, emplis déjä d'un remue-ménage de portes claquées, de pas précipités et de conciliabules dans les encoignures, faisaient penser ä la fois au quartier general d'une ville en etat de siege et au hourvari du palais d'un souverain moribund, faisant osciller son affolement entre les remědes de rebouteux et les combinaisons de régence. Je pressais le pas au travers des groupes; une fois de plus, j'emplissais mes poumons de la sensation familiěre que la vie ici brulait plus vite qu'ailleurs. Vanessa pourtant n'était pas sortie; sa femme de chambre somnolait de fatigue devant la porte close. «Je suis venu bien tôt, Viola», dis-je, et je lui posai en 766 Le Rivage des Syrtes souriant la main sur 1'épaule. « La princesse me recevra-t-elle ä pareille heure? — Dieu soit loué, dit-elle en me saisissant les mains ďun gešte exalté. Elle vous attend depuis deux jours.» Vanessa achevait tout juste de s'habiller quand je pénétrai dans sa chambre. Je fus frappé de sa páleur, une páleur presque oátentatoire, qui n'était pas celie de la fatigue ou de la maladie, bien qu'il fút visible que depuis longtemps eile n'avait guěre dormi; cette páleur descendait plutôt sur eile comme la grace d'une heure plus solennelle : on eüt dit qu'elle ľavait revétue comme une tenue de circonňance. Elle portait une robe noire ä longs plis, d'une simplicitě auštěre : avec ses longs cheveux défaits, son cou et ses épaules qui jaillissaient trěs blancs de la robe, eile était belle ä la fois de la beauté fugace d'une ačtrice et de la beauté souveraine de la cataätrophe; eile ressemblait ä une reine au pied d'un échafaud. «Voici le héros du jour, dit-elle en souriant d'excita-tion contenue et en traversant la piece ä ma rencontre, de sa longue demarche onduleuse. Tu as tellement tardé! reprit-elle dans un souffle bas en prenant ma tete dans ses mains et en relevant mes yeux jusqu'aux siens — des yeux qui répondaient de moi, qui m'avouaient de tout... Je t'ai attendu nuit et jour.» Dans un mouvement d'humeur, je m'écartai d'elle légěrement. Vanessa n'était pas inconsciente de ses armes, et ce corps ä corps trop brusque me hérissait. «J'ai voyage», dis-je d'une voix un peu sěche, et je m'assis sur le bord du lit. Vanessa s'assit pres de moi sans mot dire. Mes yeux tomběrent sur le tableau qui m'avait tant frappé le premier soir. «... II y a encore des canons chez tes amis de Rhages, le savais-tu ? » dis-je en désignant le tableau des yeux avec une suffisance désinvolte. «Je crois méme que s'ils avaient tiré un peu mieux, il aurait pu se faire que tu m'attendes ici trěs longtemps.» Vanessa rešta silencieuse. «... Je suis alle lä-bas, tu as lieu d'etre contente, repris-je avec une mauvaise humeur marquee. II me semble que j'ai fourni ä tes invites un passionnant sujet de conversation. — Je ne suis pas contente, je suis heureuse», dit- UEnvoyi 767 eile — et tout ä coup eile saisit mes mains et les baisa avec emportement. «... Orsenna s'eát souvenue de ses armes. Je suis fiěre de toi», ajouta-t-elle avec une vehemence qui ne me persuadait pas entiěrement. II y avait lä une pointe d'emphase qui ne lui était pas habituelle, ou peut-étre étais-je seulement sensible ä ce soupcon de géne qui s'attache toujours aux manifestations du patriotisme feminin. «Qui parle de relever les armes? II me semble qu'ici on vit un peu trop sur ton imagination, Vanessa, ajoutai-je d'un ton froid. Je te préviens que les salons du palais Aldobrandi ont pris des acomptes sur l'his-toire. II n'y a méme pas eu une escarmouche. J'ai défendu de ripošter.» Ce qui était un peu trop dire, mais j'étais un homme qui voit soudain son cheval prendre le mors aux dents. Vanessa me regarda par deux fois avec une expression de surprise incrédule, comme si eile n'en croyait pas ses yeux. «Naturellement, Aldo, tu as été si prudent dans cette affaire... Tu es la sagesse méme», reprit-elle, accommo-dante, comme on panse l'amour-propre d'un enfant capricieux. «Tout le monde ici t'admire, je dois le dire, d'avoir montré tant de sang-froid. — Tout le monde?» repris-je d'une voix štupéfaite, si extraordinairement peu lui ressemblait cet appel inat-tendu aux idées regues... «Tout le monde? mais, Vanessa, qu'ešt-ce que cela veut dire? II ne se prononce pas un mot ä Maremma que tu n'aies souffle.» Vanessa se leva avec humeur, et soudain prii le vent, comme je lui disais plaisamment dans nos moments d'intimité ä cause de cet air qu'elle avait tout ä coup de capter un souffle : c'ešt-ä-dire qu'elle se mit ä marcher de long en large de son grand pas élaštique de lionne, et que la piece sembla brusquement se rapetisser. De nouveau l'impression me revint, plus forte cette fois, qu'elle n'avait pas une seconde cessé d'etre en scene depuis mon entree. «Tu te trompes, Aldo, dit-elle enfin. Je le pouvais hier, aujourd'hui je ne le peux plus. Tout ceci mainte-nant nous échappe», ajouta-t-elle avec une espěce de tranquillité. 768 Le Ravage des Syrtes «II me semble que de tout cela rien jusqu'ici ne ťa beaucoup échappé. Tu as désiré que j'aille lä-bas. Tu me l'as fait comprendre.» Vanessa s'arréta pres de la fenétre et regarda un moment, pensive, vers le canal. «Peut-étre, dit-elle en haussant les épaules avec indifference. Cela n'a plus ďimportance, maintenant. — Plus ďimportance!... Le capitaine sera lä dans deux jours. II va falloir répondre des choses, repris-je d'une voix altérée. T'imagines-tu qu'il passera ľéponge si facilement? — Tu ťaccordes beaucoup ďimportance, Aldo, remarqua-t-elle ďune voix lointaine. Tu n'es pas humble. Ni toi ni moi ne comptons tellement dans cette affaire, ajouta-t-elle avec un ton ďévidence. — Je suis alle lä-bas, Vanessa, et tu l'as voulu», lui dis-je en me penchant vers eile, d'une voix basse et patiente, comme on rappeile l'attention de quelqu'un qui s'en-dort. «Non, Aldo. Quelqu'un est alle lä-bas. Parce qu'il n'y avait pas ďautre issue. Parce que c'était ľheure. Parce qu'il fallait que quelqu'un y aille... «... As-tu remarqué, me dit-elle ďune voix plus basse en me saisissant au poignet, quand une chose va naitre, comme tout change brusquement de sens?... Marino ne ťa jamais raconté comment il avait fait naufrage?» Elle me jeta un regard de côté, et de nouveau il y eut dans sa voix le ton ďintimité et d'ironie qui lui revenait d'instinct lorsqu'elle parlait du capitaine. « Cest une chose qu'on a peine ä s'imaginer, Aldo, ne trouves-tu pas? — avec une telle passion pour ľagricul-ture. Mais il paraít qu'il ne faut pas juger les gens sur la mine, et puis c'était peut-étre dans une vie antérieure. Quand il montre la main qui a perdu deux doigts dans cette aventure, on pense malgré soi — comment te dire? — á quelqu'un qui aurait recu les stigmates.» Elle éclata de son rire perle. «Personne aux Syrtes ne peut comparer ses états de service ä ceux de Marino, répliquai-je sěchement. — Ne te fáche pas, Aido...» A nouveau le léger rire, un peu féroce, se moquait de moi. «Tu sais combien je 1'aime. Cest un vieil ami. Eh bien! tout en coulant... Aldo! je ne sais si tu parviens ä t'imaginer Marino en ĽEtwoyé 769 homme des tempétes, les bras croisés sur le pont ďun navire coulant bas », me jeta-t-elle, comme frappée malgré eile ďune impossibilité bouffonne. «"Les femmes et les enfants ďabord..." Mais si, je vois cela assez bien»; et je souris ä mon tour, trouvant moins génant ďentrer dans le jeu. «II a une dignité naturelle que tu méconnais. — II n'y avait pas de femmes ni ďenfants, rien que ľéquipage : c'était un bateau de guerre. La mer montait, les hommes se cramponnaient ä l'épave en reculant devant ľeau pas ä pas : on ne leur aurait pas fait lácher prise ä coups de hache, me disait le capitaine. Ľeau montait trěs doucement, le navire ne se pressait pas de couler; il avait donné sur un écueil mal reconnu, par une mer trěs calme. II parait qu'on n'entendait pas le moindre bruit, et Marino dit que ce n'était pas impres-sionnant du tout, que c'était un spectacle plutôt paisible, comme quand on saborde une vieille coque pourrie pour embouteiller un port. Tout ä coup, il y a eu un "plouf" énorme. Marino s'ešt retourné brusquement : il n'y avait plus personne sur l'épave, ľéquipage barbo-tait ou se noyait tout autour; il s'était jeté ä ľeau ďun seul coup», conclut-elle comme absorbée dans cette vision, une intensitě avide dans la voix. «Les rats aussi désertent le navire qui va couler, dis-je en haussant les épaules. Cela prouve seulement que ľhomme n'a pas de nez pour les catastrophes. — Tu en es si súr?... N'importe, ďailleurs, ce n'ešt pas ce qui m'a paru étrange dans cette affaire. Ce qui m'a frappée», ajouta-t-elle en laissant son regard flotter distraitement vers la fenétre, «c'ešt qu'il doit y avoir un changement de signe. Un moment oú on s'accroche encore, et un moment oú on saute, en entrainant le troupeau de moutons ä la mer. Oui», continua-t-elle, comme si eile contemplait en eile une evidence calme, «il vient un moment oú ľon saute — et ce n'ešt pas la peur, et ce n'est pas le calcul, et ce n'eát pas méme ľenvie de survivre; c'ešt qu'une voix plus intime que toute voix au monde nous parle — c'elt qu'il n'eSt pas égal méme pour mourir de couler avec le bateau, que tout vaut mieux que d'etre ligoté vivant ä un cadavre, tout soudain est preferable ä se coller ä cette chose condamnée qui sent la mort... Les eaux qui montent sont patientes, dit-elle I 770 Le Rivage des Syrtes réveusement. Elles peuvent attendre. Leur proie leur raccourcira toujours le chemin. — Voilä done ce que tu es venue faire ici», dis-je en me levant d'un geSte brusque. Je ne voyais plus clair en moi. Les mots qui tombaient de sa bouche, il me semblait que je les avais prononcés ä mesure, et pourtant ils faisaient montér en moi dégoút et colěre; ľimpudeur de Vanessa ä travers eux se posait sur moi comme une main hardie, ä nouveau eile durcissait en moi cette brutalite qui fondait finalement sur eile en tendresse comme une gréle. «II me semble que tu y es venu aussi. Tu as méme fait plus de chemin que moi.» Elle leva les yeux sur moi avec un sourire de fierté, et malgré moi je me sentis m'épanouir sans la douce averse de ce sourire mouillé. «Dieu sait ce qui va sortir de tout cela, dis-je en la regardant pensivement. J'ai peur que nous n'ayons fait touš les deux une folie », ajoutai-je en lui prenant la main ä mon tour, dans le besoin que j'avais de savoir qu'elle ne m'abandonnait pas. Vanessa haussa les épaules et sembla chasser une pensée importune. «Veux-tu me donner des remords?» Elle se tourna vers moi et ses yeux étincelěrent calmement. «... Orsenna a pourtant appris ä nous connaitre, dit-elle entre ses dents serrées. Les miens ont été ľéperon dans sa chair, et eile entre leurs jambes comme une monture fourbue dont on tire un dernier galop. Rien pour eux! rien jamais! sinon son supreme coup de reins, sinon ä chaque instant seulement sa possibilité la plus haute... Veux-tu que le cavalier s'excuse pres d'elle, ajouta-t-elle avec une ironie féroce, d'avoir fait donner ä la bete tout ce qu'elle avait dans le ventre. — La comparaison n'est pas obligeante, remarquai-je froidement. Au surplus, il y a un proverbe qui décon-seille de fouetter un cheval mort. Orsenna dort tran-quille. Pourquoi se souvenir de ce qu'elle a oublié? — Va! plonge-lui le nez dans sa mangeoire, dit-elle avec un sourire ď extréme mépris. Marino t'aidera.» Elle détourna de moi son visage d'ange furieux, et son long pas de guerriěre, ä nouveau, fit sonner le plancher. ĽEnvoyé 771 «Une folie?...» prononca-t-elle en s'arrétant soudain comme si eile se parlait ä elle-méme. « Ešt-il fou, celui qui täte dans le noir vers le mur au milieu de son cauche-mar? Crois-tu qu'on parlerait tant ici — puisqu'il parait qu'on y parle — si l'oreille ä la fin n'avait le vertige de n'entendre jamais revenir un echo. — Voilä oú peut-étre tu te trompes, et c'ešt lä juštement que je voulais en venir. II parait que le mur n'ešt plus tout ä fait sans echo. II m'en est revenu un deja, si tu veux le savoir.» Le regard de Vanessa devint fixe et ses paupiěres se contračtěrent légěrement. Devant ce visage désarmé par une curiosité intense, je me sentis brusquement plus ä ľaise. «Un echo? dit-elle ďune voix inerédule. — Continues-tu toujours tes promenades en mer? lui demändai-je d'un ton d'indifférence. — Que veux-tu dire ? — Rien de bien particulier. J'aurais aimé savoir, par exemple, si ton equipage est toujours au complet.» II y eut un instant de silence. «Comment sais-tu? dit enfin Vanessa d'une voix Stupéfaite. — Peut-étre aimerais-tu savoir oú il est parti? II se trouve que j'ai quelques lumiěres lä-dessus.» Vanessa me regarda d'un air incertain et embarrassé. «Parti? reprit-elle inerédule. Tu ne veux pas dire?» Elle sursauta soudain, comme frappée d'une idée subite. «La-bas. Si!» lui jetai-je, et je guettai son visage anxieusement, mais le haut-le-corps que j'attendais ne se produisit pas. Les yeux de Vanessa se plissěrent ä nouveau légěrement, avec une dangereuse expression de ruse amusée et complice, puis s'éclairerent d'une lueur. «Vanessa!» m'écriai-je, et je lui saisis et secouai brusquement les mains comme ä une folie. «Vanessa! comprends-tu ce que cela veut dire? Comprends-tu qui tu as protege, couvert? — Es-tu venu me demander des comptes ? dit-elle en me fixant avec un sang-froid dédaigneux... Je ne savais rien, naturellement, reprit-elle en haussant les épaules, ma parole doit te suffire. 772 he Rívage des Syrtes — Tu ne savais pas, naturellement. Tu ne savais pas. Mais peut-étre tu soupconnais.» Vanessa éclata d'un rire offensant. « " Tu soupconnais!..." reprit-elle en contrefaisant ma voix avec insolence. "Tu soupconnais..." Ma parole, Aldo, c'ešt une enquéte. Tu ne peux savoir comme tu me plais dans le role de grand inquisiteur. — Tu vas répondre», dis-je en me levant dans un mouvement de colére froide, et je saisis au vol son poignet d'un gešte brutal. «Je te jure, Vanessa, que je n'ai pas envie de rire. Tu le soupconnais ?» Vanessa leva la téte vers moi. «Et quand cela serait? dit-elle d'une voix basse et nette... Oui, si tu veux le savoir.» Je lächai brusquement la main crispée, et je sentis que je m'asseyais lourdement. La téte me tournait. Ce que je ressentais n'était pas du dégoút, ni de la colěre, c'était plutôt un émerveillement apeuré et trouble, comme devant quelqu'un qui marcherait sur la mer. «II faudra que tu ťhabitues, Aldo, dit Vanessa derriěre moi d'une voix claire. Les choses ne nous tombent pas toutes faites dans les mains. — Tu as pu faire cette besogne?» repris-je d'une voix incrédule. Je me retournai brusquement, surpris de son silence. Vanessa ne m'écoutait méme pas; par-dessus ma téte, eile regardait le tableau pendu au mur. «Tu ľas regardé souvent, n'ešt-ce pas», continuai-je d'une voix venimeuse. Je me levai et je fis un pas vers eile, mais je m'arrétai soudain maladroitement. Vanessa ne me regardait pas, et j'étais repris malgré moi par le sortilege de ce portrait qui imposait le silence. «Je me demande ä quoi il pense, dit enfin Vanessa d'un ton de profonde distraction. Oui, je me le suis souvent demandé. Tu devines bien, Aldo, dit-elle en faisant un pas encore, comme fascinée — je me suis méme quelquefois levée la nuit pour le voir. Je me demande si toi et moi nous avons jamais été aussi intimes, reprit-elle avec une voix qui me prenait ä la gorge. «Tu sais, ces nuits ďété qui sont plus chaudes que le jour, oú on dirait que les Syrtes macěrent comme un corps dans sa sueur. Je me levais, pieds nus sur les dalles L'Envqye' 77 J fraiches, dans ce peignoir blanc que tu aimes — eile se tourna vers moi avec une lueur de provocation dans les yeux — je ťai trompe souvent, Aldo, c'était un rendezvous d'amour. A cette heure-lä, Maremma est comme morte; ce n'ešt pas une ville qui dort, c'ešt une ville dont le cceur a cessé de battre, une ville saccagée — et si on regarde par la baie, la lagúne est comme une croůte de sel, et on croit voir une mer de la lune. On dirait que la planéte s'ešt refroidie pendant qu'on dormait, qu'on s'ešt levé au cceur d'une nuit d'au-delä des ages. On croit voir ce qui sera un jour, continua-t-elle dans une exaltation illuminée, quand il n'y aura plus de Maremma, plus d'Orsenna, plus méme leurs mines, plus rien que la laguně et le sable, et le vent du desert sous les étoiles. On dirait qu'on a traverse les siěcles tout seul, et qu'on respire plus largement, plus solennel-lement, de ce que se sont éteintes des millions d'haleines pourries. II n'y a jamais eu de nuits, Aldo, od tu as révé que la terre tournait soudain pour toi seul ? tournait plus vite, et que dans cette course enragée tu laissais sur place les bétes aux poumons plus faibles? Ce sont les bétes qui n'aiment pas l'avenir — mais celui qui sent qu'il eft en lui un cceur pour cette vitesse irrespirable, ce qui est crime et perdition ä ses yeux et ä son instinct, c'ešt ce qui ľempéche de bondir et rien d'autre. Pour penser que les hommes vivent ensemble parce qu'ils vivent côte ä côte, il faut n'avoir jamais regardé ä la portée de leur ail. II y a des villes pour quelques-uns qui sont damnées, par cela seulement qu'elles semblent nées et báties pour fermer ces lointains qui seuls leur permettraient ďy vivre. Ce sont des villes confortables; on y voit le monde comme de nulle part, comme ľécureuil de sa roue. Je n'aime que celieš oú au creux des rues on sent souffler le vent du désert; et il y a des jours, Aldo», dit Vanessa en se tournant vers moi et en me regardant d'un ceil aigu, «oú j'ai fait ä Orsenna une querelle grave : on n'y sent que le marécage, et j'ai pensé parfois qu'elle empéchait la terre de tourner. «II y a quelque chose de trouble ä dévisager un portrait la nuit, ä la lueur d'une bougie. On dirait qu'une figure lisible, du fond du chaos, du fond de ľombre qui ľa dissoute, se hate ďaŕHuer, de se recom-poser au contact de cette petite vie falote qui sépare une 774 Ee BJvage des Syrtes seconde fois la lumiěre des téněbres, comme si eile appe-lait désespérément, comme si eile tentait une supreme fois de se faire reconnaitre. Quiconque a vu une vision pareille a vu, comme on dit, au moins une fois l'ombre se peupler — la nuit prendre figure. Celui qui m'appelait lä était de mon sang et de ma race, et je sentais qu'au-delä de la honte, au-delä du déshonneur que les hommes diStribuent pour le bon ordre avec on ne peut moins de garanties, comme des decorations en temps de guerre, cette facon ä lui qu'il avait de sourire m'appelait plus profond ä un secret paisible, un secret pour lequel la bonne conscience béate de la ville était sans verdict et sans attendus. «Je voudrais te faire comprendre ici quelque chose, Aldo. II y a un récit que mon pere me faisait quand j'étais encore petite, et qui m'a beaucoup frappée; il le tenait de mon grand-oncle Giacomo le Profanateur, celui qui avait dirigé le soulěvement de San Domenico, au temps de la grande insurrection des Metiers. Que veux-tu, hélas!» s'interrompit Vanessa en braquant vers moi un sourire ďinsolence ä demi amusé, «la genealogie de la famille Aldobrandi, c'eSt le Gotha inavouable des perfides factions, comme disent nos livres d'hiStoire. Quand Giacomo s'empara avec ses bandes armées, comme tu te le rappelles peut-étre, du bätiment de la Consulta, oú ils ne purent se maintenir que quelques heures, il réussit ä mettre la main sur les archives de la police, et on découvrit la liste complete des espions que la Seigneurie entretenait ä ses gages dans le parti populaire. On les rechercha aussitôt pour les fusilier séance tenante; si tu t'en souviens, lors de cette chaude affaire, de part et d'autre on ne fit guěre de quartier. Sais-tu oú on les découvrit? Je te le donne en mille... Sur les barricades, oú ils faisaient le coup de feu bravement contre les troupes de la Seigneurie; il y en avait déjä plusieurs de tués, il fallut tirer les autres ä bas du parapet pour les fusilier contre les pavés. "Faute énorme!" il parait que se lamentait aprés coup mon grand-oncle, en se cachant la figure dans les mains (que veux-tu, il était moins délicat que toi), "eSt-ce qu'un vigneron brise ses futailles sous le pretexte qu'elles ont déjä servi?". J'espere que tu l'excuses, Aldo», continua Vanessa en me jetant de côté son regard aiguisé de jeune L.'Envoy é 775 démon : «c'était un cynique comme tu ne le vois que trop — enfin, je veux dire... de pareils propos ne révélent pas un enthousiaSte de la personnalité inviolable; il ne voyait que la force gaspillée, et de son point de vue peut-étre il n'avait pas entiěrement tort. Mais ďun point de vue plus... contemplatif, si tu veux, et abstraction faite, bien entendu, du sens extrémement blamable qui s'attache ä de tels ačtes pour notre sentiment de la vertu (Vanessa glissa de nouveau vers moi un clin d'ceil énigmatique), on pourrait considérer une espéce ďhomme aussi singuliěre sous un jour un peu different. C'eSt prononcer vite, Aldo, que de parier, comme on le fait en pareil cas, de gens qui ont "la trahison dans le sang".» La voix de Vanessa se fit soudain plus grave. «... II s'agit peut-étre seulement de connaisseurs plus můrs et plus sagaces de ľ action, de gens qui aiment ä faire au besoin périlleusement le tour des choses, d'es-prits assez hardis pour avoir compris, plus vite que les autres, qu'au-delä de l'excitation imbecile et aveugle qui s'acharne dans la nuit sans issue de ses petites volontés, il y a place, si l'on n'a pas peur de se sentir trés seul, pour une jouissance presque divine : passer aussi de ľautre côté, éprouver ä la ibis la pesée et la resistance. Ceux qu'Orsenna dans la naivete de son cceur (pas toujours si naive) appelle inconsidérément transfuges et traitres, je les ai quelquefois nommés en moi les poétes de ľévénement. J'aimerais que tu saisisses bien ces choses, Aldo, si tu veux que nous continuions ä nous entendre, et que tu comprennes jusqu'oú, mais pas plus loin, viennent en consideration tes petites délicatesses. Et je voulais aussi te dire, si tu ťobStinais ä les faire entendre — puisque je reviens d'Orsenna, ajouta-t-elle ďune voix sérieuse, — que toutes choses n'y vont pas exaftement comme tu l'imagines, et qu'on pourrait la-bas désormais les prendre peut-étre un peu impa-tiemment. — Je sais que ton pere ešt rentré en credit, dis-je d'un ton circonspečt. Je dois te dire que je n'ai pas jugé alors que ce fút lä une nouvelle trés rassurante.» Vanessa parut ignorer l'insinuation. «Tu trouveras lä-bas de grands changements, reprit- elle en plissant légěrement les yeux. Ce ne sont peut-étre 776 -Lf Rivage des Syrtes pas ceux auxquels tu penses... J'ai trouvé la ville plus réveillée que je ne m'y serais attendue», ajouta-t-elle aprěs un silence. Elle paraissait chercher ses mots pour une chose difficile ä dire. «Vraiment? — Ce n'ešt pas que la chose soit tellement visible, et méme il faut de bons yeux pour s'en rendre compte, continua Vanessa. II y a des signes que lisent avant touš les autres les yeux seuls qui les ont longtemps guettés. — On n'a jamais encore, de memoire d'homme, lu dans les signes ä Orsenna, dis-je d'un ton ironique. Chez nous, il n'y a pas de presages, tu le sais bien. U n'y a que des anniversaires. — Je serais surprise pourtant que tu ne les uses pas comme moi, reprit Vanessa, pensive. Ce n'eSt pas que ce soit rien de tellement precis...» Elle se remit ä marcher de long en large, s'arrétant parfois comme si eile cherchait ä ressaisir une impression fugace. «... Les gens ne sont pas ä ce qu'ils font, voilä ce qu'il y a. On croirait qu'ils sont ailleurs, comme on dit, qu'ils pensent perpétuellement ä autre chose. Les visages qu'on croise dans les rues — et tu te rappelles, Aldo, c'était des vies si respirantes et si pleines, si présentes, comme si on marchait dans les allées d'un jardin matinal — me faisaient parfois l'effet de facades de maisons evacuees qu'on conserve pour le bon ordre de l'alignement. On se proměně aujourďhui ä Orsenna comme dans un appartement qu'on va déménager. «Ce n'était pas pour me déplaire, ajouta-t-elle en souriant. II y avait des jours oú il me semblait que ses ruelles s'étaient desserrées, et qu'il y passait un peu d'air du large. — Je vois que tu es beaucoup sortie ä Orsenna, coupai-je avec humeur. — On dirait que les gens font en eux inštinctivement de la place pour une chose qui n'eSt pas encore arrivée, continua-t-elle comme si eile n'avait pas entendu. Pour étre sincere, les salons ä Orsenna n'y gagnent pas. Je n'ai jamais encore trouvé les conversations si assom-mantes. Tu sais sur quoi elles roulent d'habitude. Eh bien! le manque d'entrain ä commenter le bal de ĽEnvqyé 111 novembre ä la Consulta ou la prochaine promotion de croix de Saint-Jude m'a sfupéŕiée. — Ce sera tout benefice pour Maremma. Tu leur as fait valoir, je suppose, combien ici les langues s'oc-cupent.» Vanessa me regarda avec une moue ironique. «Tu es de mauvaise humeur, Aldo. Je suis súre qu'Orsenna n'aura bientôt plus rien ä nous envier en fait de sujets de conversation. Tu ne saurais croire comme les nouvelles fralches vont vite, par le temps qui court. — Tu ne veux pas dire qu'on sait, dis-je en me levant... Je sentis que j'avais páli brusquement... Je viens ä peine ďexpédier mon rapport. — Tu es un enfant, Aldo. On ľa su ä Maremma děs le lendemain, et moi ä peine un jour plus tard. II me semblait qu'il y avait quelque chose dans l'air, et je m'étais arrangée pour qu'on me prévienne. Que veux-tu, Aldo, j'aime ä savoir les choses, reprit-elle en me fixant d'un ceil aigu. Et je n'avais aucune raison lä-bas de tenir secrete une nouvelle qui se répandrait tôt ou tard. Tu sais comme les femmes sont flattées de paraítre renseignées, continua-telle en souriant avec une gaieté siniátre : c'eSt une innocente mánie.» Je passai ma main sur mon front, mais il n'avait méme pas de sueur. II me semblait que j'étais cueilli, nu et glacé, dans le feu ďun projedíeur éblouissant. Je ne songeais guěre aux consequences; ce que je ressentais seulement, c'était ľhorreur crue d'un attouchement presque physique : ces milliers ďyeux lä-bas braqués sur moi maintenant savaient. «C'ešt la fin!» prononcai-je štupidement ďune voix blanche, et je sentis que c'était un souhait plutôt qu'une conšfatation; en cet instant de défaillance brutale, je désirais passionnément que la terre s'entrouvrit sous moi. Ä cette minute, et ä cette minute seulement, je comprenais tout; ä la lueur qui étoilait soudain toutes ces prunelles lointaines je vojak enfin ce que j'avais fait. «Tu ne me comprends pas, Aldo, reprit Vanessa ďune voix gourmande. J'ai pris les devants. J'ai pré-senté la chose sous le jour le meilleur pour toi. Naturellement, j'ai donne ün petit coup de pouce. Tout 778 Le Ravage des Syrtes le monde lä-bas croit maintenant que tu as été attaqué traítreusement en mer.» Je la regardai un instant d'un ceil mal reveille, incertain encore de sa traítrise. «J'ai recu de lä-bas une mise en demeure grave, repris-je d'une voix basse. Tu le savais, n'ešt-cepas, ou tu le soupconnais... Tu es si bien renseignée. Tu veux qu'Orsenna ne recule pas, c'ešt bien cela, Vanessa», dis-je en me levant hors de moi devant son silence, et je parlai tout pres de son visage entre mes dents serrées. «C'ešt pour cela que tu as ameuté l'opinion d'avance, pour cela que tu as fermé les portes derriěre moi. Ne mens pas! lui jetai-je dans un cri brusque; tu l'as fait, tu l'as voulu, non pas moi, je le jure devant Dieu, et tu le sais, Vanessa, et tu sais aussi ce que cela signifie. — La guerre?» dit-elle aprěs un instant d'une voix neutře, et eile releva lentement sur moi des yeux sans regard. «Elle n'a jamais cessé, que je sache. Pourquoi astu peur du mot? laisse done Dieu tranquille — comme tu es lache, Aldo, reprit-elle avec un sourire ďextréme mépris. — Tu l'as voulu! non pas moi...» Je fis de la main un gešte gauche, comme pour détourner la malediction, et soudain malgré moi mes 1 armes coulěrent pressées et silencieuses. Je pleurais sans honte, tournant vers Vanessa mon visage nu; toute droite dans l'angle obscur de la piece, eile regardait silencieusement couler ces larmes. «Toi... moi...» dit-elle enfin en haussant les épaules d'un mouvement contraint, «n'as-tu que ces mots ä la bouche ? » Elle vint ä moi et posa doucement la main sur mon épaule en baissant les yeux. «... Je tiens ä Orsenna plus que toi, Aldo, je l'ai dans le sang, le comprends-tu ? et plus que toi je suis soumise et docile, plus que toi je suis prompte ä toutes ses volontés. Si tu étais une femme, tu aurais moins d'orgueil, ajouta-t-elle avec une douceur persuasive dans la voix, comme si quelqu'un d'autre soudain — un esprit ďévidence et de téněbres — eút parle par sa bouche : tu comprendrais mieux. Une femme qui a porté un enfant sait cela : qu'il peut arriver qu'on veuille — on ne sait qui, on ne sait vraiment pas qui — quelque ĽEnvoye' 779 chose ä travers eile, et que c'ešt effrayant, et profon-dément reposant... si tu savais, de sentir ce qui va étre vous passer sur le corps. Ecoute!» dit-elle tout ä coup en levant la main dans un geste ďattention fascinée. Un bruit maintenant filtrait dans la piece, un bruit en méme temps feutré et distinct, qui semblait sourdre de partout ä la fois, comme la rumeur de la mer éloignée dans les nuits calmes : Maremma parlait derriěre la porte, et dans le sommeil de cette matinee cotonneuse la rumeur du palais en proie ä la fiěvre faisait sur le silence un ronronnement malsain, comme une trombe éloignée ou comme une nuée de sauterelles, comme si les mandibules de millions d'insecfes eussent rongé quelque chose, interminablement. «Tu as entendu? dit Vanessa en effleurant ma main de la sienne. Voilä ä quoi passe maintenant leur vie... Ceux-la m'absolvent : ils n'ont plus, ils n'ont jamais eu besoin de moi. Quelque chose est venu, voilä ce qui est — qu'ai-je ä y faire? Quand un coup de vent par hasard a poussé le pollen sur une ŕleur, il y a dans le fruit qui grossit quelque chose qui se moque du coup de vent. II y a une certitude tranquille qu'il n'y a jamais eu de coup de vent au monde, puisqu'il ešt lä. Ceux-lä n'ont jamais eu besoin de moi, et moi je n'ai jamais eu besoin de toi, Aldo, et c'ešt bien ainsi, reprit-elle avec une espěce de sécurité profonde. Quand une fois une chose ešt vraiment mise au monde, ce n'ešt pas comme une chose qui "arrive"; tout d'un coup il n'y a plus d'autre ceil que le sien pour y voir, et il n'ešt plus question qu'il pút ne pas étre : tout ešt bien.» u DHRNIĚRE INSPECTION «Le vieux Carlo est mort», me dit Fabrizio précipi-tamment comme j'entrais dans mon bureau de l'Ami-rauté. «On l'enterre cette aprěs-midi, ä trois heures. Au cimetiěre militaire. Giovanni a pensé que tu en serais d'accord. Tu sais que c'est la coutume ici, ajouta-t-il d'une voix assombrie. D'ailleurs, Marino l'aimait beau-coup... » La phrase de Fabrizio tomba sur un silence plus grave que ne le voulait cette nouvelle attendue. J'étais revenu du palais plus calme, comme si, une fois de plus, un apaisement fut descendu en moi de la sécurité, de la certitude incomprehensible de Vanessa; la nouvelle assombrissait pour moi cette matinee claire. Je me rappelais que j'avais songé quelquefois, dans ces der-niers jours d'angoisse, ä retourner en visitě ä Ortello; il me semblait alors que la presence seule du vieillard eůt calmé mon agitation et mon incertitude, et que quelque chose eůt passé de moi ä lui sans phrase et sans effort de ce qui faisait mon souci. II était mort main-tenant ; ses derniers mots me revenaient ä ľoreille, émou-vants comme une main qu'on n'a pas saisie; tout ä coup ľidée me tra versa que peut-étre, que sans doute il n'avait pas su avant de mourir. «C'est maintenant, et c'ešt trop tôt», m'avait-il dit; malgré moi, ä la lumiěre de ce qui avait suivi, les mots du vieux Carlo prenaient un accent, une resonance prophétique, comme si la nouvelle au dernier moment eüt manque malignement Derniěre inípeííion 781 celui-lä seul qui l'eut comprise, comme si, moins heu-reux que le vieillard Siméon1, ses yeux ä lui n'avaient pas vu le seul signe pour lequel ils se tinssent encore ouverts. Je revis tout ä coup le sable égalisé sur l'anonymat miserable des tombes, et, ä un élancement de pitie, ä un pincement au cceur, je sentis que celui que nous allions enterrer, et dont poussait encore dans le cercueil la barbe courte et dure, était maintenant plus mort qu'aucun de ceux qui la, depuis des siécles, avaient flni de pourrir. C'était la coutume aux Syrtes d'enterrer dans le cimetiére militaire les maitres des grands domaines du voisinage, ä qui si longtemps la garnison de l'Amirauté avait semblé vouée plus qu'au service de guerre. Et c'était justice : plus ďun avait fait le coup de feu naguěre encore contre les derniers pillards du desert, avant que la paix fatiguée d'Orsenna n'eut pesé définiti-vement sur ces terres. Une race forte de soldats labou-reurs avait longtemps regente cet extréme Sud, parlant haut et tranchant net avec ses officiers subalternes, plus militaire que les páles comptables qui s'étaient succédé a l'Amirauté jusqu'ä Marino, et pareille, sur ces confins excentriques, aux derniers surgeons verts qu'on voit sortir encore de terre ä grande distance d'un tronc exté-nué. Cette race ä son tour était morte, comme s'étaient éteintes ä Orsenna depuis longtemps les families de haute race; nous savions qu'aujourd'hui nous enterrions le dernier, et, sur la route familiěre, notre petit groupe serré allait plus silencieusement que de coutume. Une aprěs-midi grise et calme tombait sur les Syrtes du ciel laiteux, ä peine troublée par le bruit assoupi des vaguelettes; des journées entiěres, parfois, le couraní froid qui longeait la côte condensait sur le large des brumes décevantes et molles qui promettaient la pluie sans jamais l'amener, et faisaient du rivage ce desert frileux et moke, ä ľhaleine humide de malade, qui mollissait les muscles et enténébrait le cerveau. «Le vieux Carlo a choisi son heure, dit Giovanni diStraitement en serrant son manteau, c'ešt un vrai temps de la Toussaint.» , :> II jeta un regard d'ennui sur la côte vide. «... Les Syrtes ne sont pas le paradis terreštre, en cette saison.» . ..... 782 Le Kivage des Syrtes Nous cheminions touš les quatre sur la route grise, l'esprit inoccupé. Le ciel sans regard faisait de toutes ces terres des limbes silencieux; le cimetiěre devant nous était comme une flaque plus grise et plus morne d'ennui, d'absence noire, de lugubre incuriosité. «C'était quelqu'un, le vieux Carlo», reprit Fabrizio d'une voix pénétrée, et je devinai en souriant malgré moi qu'il pensait au somptueux feštin de battue qu'Or-tello nous avait offert au dernier automne. «Oui, approuva Roberto d'un hochement de téte. Marino sera fäché de n'avoir pas été lä. II s'est annoncé pour bientôt pourtant, continua-t-il ďune voix changée. Je me demande...» Nous savions tous ä quoi il songeait. J'avais trouvé en rentrant l'Amirauté toute penaude. Les patrouilles avaient cessé, et les guets de nuit — tout dans la for-teresse, comme par enchantement, rentrait dans ľordre, s'encapuchonnait de ses housses ä la hate pour un nouvel hivernage; chacun rentrait dans sa coquille — il n'avait jamais été question de rien : le capitaine allait revenir. «II vaudra mieux retenir la famille ä diner, conclut Roberto avec une hesitation dans la voix. Ortello eät loin. Le capitaine ľaurait súrement fait» — et nous sentímes tous, au silence qui suivit, combien notre petit groupe était rešté orphelin. Nous attendimes quelques instants téte nue ä ľentrée du cimetiěre. Bientôt parut, au tournant de la route, une de ces charrettes longues aux roues bizarrement suréle-vées qu'on emploie pour cheminer dans les étendues de sable. Le cercueil était posé dessus ä plat, tout ouvert selon la coutume des Syrtes, et lorsqu'on le reposa á terre je vis qu'il était rempli jusqu'au bord des grappes tardives et odorantes de ces glycines qui s'entrelacent partout aux treillis des vérandas du Sud; le grand corps parcheminé de búcheron émergeait comme porté par un remous de cette écume de fleurs fragiles. La famille et la domešticité suivaient ä cheval la charrette mortuaire; un de ces moines itinerants qui desservent ä de longs intervalles les chapelles perdues des Syrtes était monté dans sa robe blanche en croupe du fils ainé, et soudain il me sembla que j'avais sous les yeux un spectacle trěs ancien : ä voir cette longue file chevaucher indifferente Derniěre inspection 783 sur la terre plate avec les geStes alourdis des errants, et ces visages tannés que le desert faisait sans äge et sans expression, on eüt dit un de ces corteges de nomades barbares qui portaient le corps de leur chef jusqu'aux lointains páturages d'eaux vives. Nous effleurämes l'un aprěs l'autre le front du vieillard du bout des doigts de la main droite en signe d'adieu. Comme je passais pres de lui, le fils ainé, un géant aux boucles tétues, m'adressa de la main un signe gauche, et je compris qu'il voulait me dire quelques mots. «Mon pere reposera en terre d'Orsenna. Cest une grande grace que vous nous faites.» II tournait la boucle de sa ceinture de chasse entre ses doigts d'un air embarrassé. Je comprenais maintenant la phrase d'abord obscure : ä la terre de chaque cimetiěre militaire d'Orsenna, on avait melange autrefois un peu de glaise apportée de la Ville. Tout ä coup sa main se posa sur la mienne, dans un gesTre de brusquerie timide. «Je voulais vous dire... nous sommes bien peu dans le Sud. II en sera ce que Dieu voudra. Mais tous ici nous sommes fiděles. Comptez sur nous tous — quand les temps seront venus.» On descendit le cercueil dans son trou de sable. Le vent leger du désert en écrétait déjä ľaréte friable; eile s'écroulait dans la fosse en ruisselets intarissables et silencieux. II y avait quelque chose de dérisoire dans le geste compassé des mains qui, ä present, égrenaient sur le cercueil, chacune ä son tour, des poignées de sable; cette terre tant de fois mélangée au vent était poussiere plus qu'en aucun lieu qui fůt au monde, et je sentais que le vieillard eůt aimé sa demeure menacée. Ce sol qui bougeait comme les dunes sous ses plis de sable ne tenait pas sa proie pour jamais. II y avait pour moi un symbole infiniment troublant dans cette vie patiente et sourde, agrippée au sol par tant de racines et reprise ä son extréme fin — si détachée, si légěre — par un souffle myStérieux, un symbole qui s'alliait ä ce cortege nomade, ä cette terre imperceptiblement remise en mouvement. II n'y avait rien ici qui parlät du repos dernier, mais au contraire l'assurance allěgre que toutes choses sont éternellement remises dans le jeu et deáti-nées ailleurs qu'oú bon nous semble; je me rappelai le sourire distrait du vieillard, qui n'encourageait pas 784 Le Rivage des Sjrtes l'attendrissement, et je me sen tis compris et excuse; il faisait bon, cette aprěs-midi, dans le cimetiěre, comme par une premiere matinée d'hiver, dans le vent sec qui pourchasse les feuilles sur les routes. Le prétre acheva les derniěres priěres latines, et il se fit autour de la fosse un silence gauche et ennuyé. Les chevaux hennissaient derriěre le mur du cimetiěre, au loin sur la route parvenait encore le grincement de la charrette déleštée; les bruits insignifiants, ouatés par la tiěde brume grise, faisaient soudain de ce minuscule coin de terre un lieu extraordinairement inoccupé. J'entendis derriěre moi s'ouvrir la grille, et je me retournai nerveusement. Marino entrait dans le cimetiěre. J'avais attendu, j'avais craint ce retour comme ľheure de la plus grande preuve, et pourtant, ä entendre ce pas lourd et lent cheminer derriěre moi dans ľallée de sable, ce que j'éprouvais était bien loin de la crainte : c'était une detente nerveuse profonde, comme lorsqu'on se baigne á une source, un inexplicable allégement. Je le regardais ä la dérobée pendant que, de sa voix lente et paysanne, il adressait quelques paroles de consolation ä la famille du mort. Ä nouveau le léger vent de la mer agitait les měches grises au-dessus du masque extraordinairement lourd. Dans sa longue capote jaunie d'uniforme aux plis raides, il paraissait faire corps avec le sol comme un bloc terreux. Jamais peut-étre autant qu'apres cette longue absence je n'avais senti que ce coin de terre s'achevait et s'accomplissait en lui avec une sorte de génie tätonnant d'aveugle, qu'il lui appartenait non plus tněme comme un serf ä sa glěbe, mais, plus purement et plus intimement, comme un element du paysage. H était plus vivant au milieu de ce cimetiěre morne qu'aucun des jeunes hommes qui se trouvaient réunis lä, vivant ďune espěce ďimmortalité vegetative et hivernale, comme s'il eůt drainé vers lui seul les derniěres sěves de ce sol exténué, rusé comme lui avec les Saisons et avec le temps, avec la sécheresse et la gréle, fait corps avec lui comme ces ilves aux tiges couleur de grěve qui s'agrippent au sable croulant. II était, plus que la Stele d'Orsenna au long du mur, le symbole de cette existence lentement empétrée aux choses, et qui revétait ä la fin dans ľécoulement ininterrompu de ses generations la terre indištinfte comme le vernis que ľévapora- Demiire inspection 785 tion laisse aux pierres du desert. Comme si l'on eůt touché en lui ä la laisse la plus basse de ľéveil, on croyait voir affleurer sur ce visage des étendues déser-tiques de vie sans memoire et sans rides, de vacance naive, de nocturne incuriosité. Et pourtant ce visage avait change. Je le regardais, presque étranger ä ce qui allait suivre, avec une espěce d'impartialité détachée; et tout ä coup je remarquai — comme s'il se fut agi de moi, comme une femme ä qui son miroir renvoie la premiere revelation atterrante — combien soudain il avait vieiUi. Je savais que Marino n'était plus jeune, mais ce n'était pas l'approche tranquille de ľáge que décelait, devant ce visage terreux et ce masque lourdement immobile, l'avertissement qui montait de ma chair. On eůt dit plutôt un de ces rois de legende endormis depuis des siěcles dans une grotte, qui ne se réveillent d'un sommeil magique que pour crouler en poussiere en une minute et s'évanouir, comme si le temps ä travers lui eůt change de rythme et de vitesse, se fůt tout ä coup sous mes yeux de toute sa masse ébranlé. Ce visage marqué absorbait le regard, non pas comme le lointain enveloppé de brumes oú se perdra un jour notre chemin, mais comme la lézarde que laisse au milieu d'une route un tremblement de terre. Pendant que la maigre assistance s'écoulait du cimetiěre, je vis devant moi le capitaine s'attarder entre les tombes, comme s'il m'attendait; il me rejoignit devant la porte; nous étions seuls — derriěre nous, déjä, dans l'enclos vide, le vent indifferent recommencait ä froisser le sable. «Revenons par la grěve, Aldo, veux-tu?» me dit-il en passant son bras sous le mien d'un gefte familier. «Les jambes faiblissent un peu, vois-tu — il me fit un clin ďoeil dont je ne fus pas dupe —, ce doit étre ľhabitude de ce satané cheval; une marine montée ne donne rien de bon.» Nous cheminámes un moment en silence. On eůt dit que ces solitudes absorbaient les bruits comme leurs sables la pluie; déjä, autour de nous, le cortege avait fondu dans les herbes maigres. Bientôt ľarc désolé de la plage s'étendit devant nous, presque au ras des vagues. Des bandes ďoiseaux de mer se posaient et s'enlevaient en ondulant au loin, sur le glacis mouillé 786 Le Rivage des Syrtes des sables, pareilles ä une buée légěre; la terre engourdie n'avait jamais bougé ici que de cette palpitation faible. Marino savait combien me plaisaient ces grěves lavées et désertes, mais cette aprěs-midi leur dénuement méme ne me dištrayait pas. Je n'étais plus attentif qu'ä une chose : la pesée d'un bras qui, sur le mien, s'appuyait maintenant plus lourd. Je me sentais la bouche séche et la gorge serrée jusqu'ä la douleur. Marino soufFrait — de cette souffrance stupéfiante des bétes muettes qui semble avoir troué, pour venir jusqu'ä nous, les espaces d'un autre monde. Une impression d'angoisse me venait de ce bras, tantôt abandonné et soudain subtilement raidi par une gene, qui vivait contre le mien avec une animalité oppressante. «Tu as fait bon voyage, Aldo? me dit-il enfin d'une voix presque timide. — Un peu plus long qu'il n'était prévu, je le crains... J'ai ä vous annoncer une nouvelle qui ne vous fera pas plaisir, ajoutai-je d'une voix dure. Le parcours n'a pas été respečté. Nous sommes alles jusqu'ä la côte d'en face.» Marino se tourna vers moi brusquement. Ä ľinštant méme je compris qu'il savait, et pourtant, malgré lui, ses yeux se plantěrent dans les miens, dans une espěce de detente sěche. «Lä-bas, oui, je sais, fit-il avec effort d'une voix pesante. On a tiré. — Dois-je m'expliquer ?» dis-je en serrant nerveu-sement les lěvres, et je sentis que ma nuque se raidissait malgré moi, comme ä quelqu'un qu'on met au garde ä vom. Je comprenais avec désespoir combien par ma faute la conversation s'engageait mal. Marino le sentit, et jeta bas les formalités ďune secousse ďépaules. «D'autres pourraient trouver que ce n'est pas inutile. A quoi bon?» reprit-il avec un étrange visage ďaveugle qui m'effacait de son regard. «J'ai toujours su que tu irais lä-bas. «Cest un grand malheur... »• reprit-il aprěs un silence, d'une voix sans accent et presque embarrassée. J'étais frappé de nouveau tout ä coup de son comportement senile : on eut dit que la bouche, chez ce vieillard sans detours, maintenant ne répondait plus des paroles dites. Derniére inspection 787 «Pourquoi m'avez-vous laissé prendre cette pa-trouille ? » Marino parut réŕléchir un moment avec effort. «Je t'avais demandé de partir, dit-il d'une voix qui s'excusait presque. Ne t'en souviens-tu pas? — Si vous avez su que j'irais lä-bas, vous l'avez su avant moi. Quand nous avons été au couraní de ces bruits, c'ešt vous qui m'avez conseillé... permis — oui, je l'ai cru, j'en suis sůr — ďécrire ä Orsenna.» De nouveau, Marino parut chercher avec effort dans ses souvenirs. «Oui, peut-étre, dit-il enfin d'une voix pensive. J'ai eu de grands torts dans cette affaire. J'espérais...» II fit de la main un geste dérisoire, un geste de découragement enfantin. «...Je pensais qu'on allait te calmer de la bonne maniere. J'espérais de ľaide. Je ne pensais pas que le mal avait gagné si loin. — Que voulez-vous dire?» fis-je d'une voix rapide, et je m'arrétai brusquement, frappé de ľaccent de douleur sourde qui passait dans ses derniers mots. «On me chasse, dit-il en détournant la téte. Aprěs-demain, j'aurai quitté l'Amirauté pour la derniére fois.» Les mots résonněrent d'abord dans ma téte, insigni-fiants comme des cailloux qu'on agite dans une boite creuse. Puis un vide se forma sous mon eštomac, et je me sentis envahir par cette sensation nauséeuse du réve oú ľon sent au bord du gouffre un garde-fou céder pouce par pouce sous les doigts. «Ce n'ešt pas possible, dis-je, et je sentis que mon visage blémissait. — Asseyons-nous un moment, veux-tu? Le vent se calme», dit le capitaine. II semblait un peu ragaillardi. Ľaprés-midi s'avancait, mais il faisait bon encore sur le sable tiéde. Sitôt assis, le paysage autour de nous disparut comme si nous avions rentré la téte dans une tranchée. Au-dessus de nous, les bandes ďoiseaux de mer remontant avec la marée passaient ä chaque instant dans un seul cri assourdissant. Sur cette chaussée claquemurée par les vagues, il était vraiment impossible d'etre plus seuls, et pour la premiére fois je songeai combien cette promenade excentrique ressemblait peu aux habitudes de Marino. U me semblait de plus en plus 788 L.ŕ Rivage des Syrtes qu'il y avait dans ses geštes trop surveillés une gau-cherie inhabituelle et quelque chose ďimperceptiblement empmnté. On eůt dit que le capitaine jouait un role. La visiere rabattue sur les sourcils, il regardait le large ďun oeil vague; sa main, machinalement, faisait couler entre ses doigts une poignée de sable. «Tu étais au courant des regies de navigation dans les Syrtes, je pense?» dit enfin le capitaine en toussant pour s'éclaircir la voix. «C'ešt une formalite que je remplis lá, se häta-t-il ďajouter, mais les choses ont maintenant besoin ďune mise au point : j'ai moi aussi ä fournir un rapport. — Je suis prét ä vous décharger par écrit pour toute cette affaire, dis-je d'un ton deferent. Ce que j'ai fait ľa été en connaissance de cause.» Marino tourna la tete vers moi comme s'il avait été mü par un ressort. «En connaissance de cause?...» reprit-il pensivement... Je remarquai qu'il respirait avec difficulté... «Tu ne sais ce que tu dis», ajouta-t-il, et il secoua la tete avec une expression aměre. «Vous avez dit cela autrefois ä Fabrizio, et vous le pensiez», dis-je avec douceur, car la trištesse douloureuse de sa voix en cet instant m'emplissait de pitie. «Fabrizio était un enfant. Ä moi, vous ne croyez pas ce que vous dites.» Le vieillard leva vers moi des yeux d'eau claire. «Je ťaime beaucoup, Aido, dit-il avec une espéce de confusion, ne le comprends-tu pas ? Je ťaime parce que je te connais mieux que tu ne penses. Ä ton áge, on n'aime pas se trouver d'excuses, parce qu'on n'ešt jamais súr de se compromettre autant qu'on voudrait dans ce qu'on fait. Je voudrais que tu paries sans orgueil, dans un instant oú tu es en grand danger d'etre jugé. — Qui sera juge?» dis-je en haussant les épaules sans conviction, car le ton de Marino était devenu tout ä coup singulierement ferme. «J'ai ä rendre compte de mes ades ä d'autres, ajoutai-je en détournant la téte. Cela m'ennuie d'avoir ä en faire etat pour la premiere fois au moment oů nous allons nous quitter.» Marino pálit légěrement, et son regard se planta droit dans mes yeux avec une lueur de sévérité hautaine. «Je ne parle pas de la Seigneurie. Elle a ses affaires Demiére inSpeäion 789 dont eile ťéclaircit, je pense, mieux que moi; j'aurai d'ailleurs ä t'en parier : de cela tout ä l'heure. Je parle d'Orsenna. — Voulez-vous dire que vous parlez pour eile ? » Le vieillard sembla se recueillir un moment si inten-sément que sa main, le long de lui, traina comme une rame qu'on abandonne, tracant machinalement dans le sable un petit sillon. «Le sang n'ešt pas tout, Aldo, dit-il d'une voix lente et sérieuse. Le tien est prompt, et personne n'ignore ici que tu es né. J'ai vieilli ici, reprit-il avec dans les yeux une expression lointaine et comme embrumée. C'eSt ma terre; je peux m'y diriger les yeux fermés et nommer cha-cune de ses mottes. C'ešt pour cela que j'ai aujourd'hui quelque chose ä te dire : eile n'ešt pas une carte entre les mains d'un joueur. — Je n'étais pas seul sur le Redoutabk, dis-je aprěs un moment de silence. Au point oú on en est venu ici, vous le savez comme moi, la chose serait arrivée de toute maniere. Vous vous en prenez ä moi d'une fatalité», ajoutai-je avec un soup£on de grandiloquence, et je sentis aussitôt que je rougissais malgré moi. «II y a des fatalités qui sont bonnes ä pendre, coupa le vieillard d'un ton singulierement vif, quand il en est encore temps. Je ne parle pas pour toi, Aldo, ajouta-t-il d'une voix confuse, tu le sais bien.» II me calma de la main d'un geste d'excuse. «Tu ne pouvais pas vivre ici?» dit-il en me dévisa-geant avec une expression de curiosité ä la fois intense et timide. On eůt dit que maladroitement, désespé-rément, pour la premiere fois il se résolvait ä frapper ä la porte close, essayait d'ajušter son oeil myope ä une fente qui donnät sur l'autre jour. «Non, dis-je, je ne le pouvais pas. Maremma ne le pouvait pas non plus, ni le vieux Carlo.» Je vis le front du vieillard se rembrunir. «Le vieux Carlo... Oui, dit-il tout ä coup pensivement; c'ešt de ce jour-lá que j'ai eu peur. Ce jour-la, quelque chose a craqué, comme une debacle. Mais pourquoi?» II leva vers moi un regard vide, le regard docile et éperdu d'un chien fiděle ä un geste de son maítre qu'il ne comprend pas. 79° Le Rivage des Syrtes «Cest difficile ä dire...» Je détournai les yeux et me mis ä regarder distrai-tement vers le large, géne plus que je ne pouvais le dire de cette confiance et de cette humilité. «... Ešt-il possible que vous ayez vécu ici des années, sachant qu'il y avait... cela, en face — comme si de rien n'était. — Je n'ai pas de gout aux choses lointaines et douteuses, dit Marino d'un ton plus ferme. Le fil était cassé : tant mieux qu'il fůt cassé. Cela avait été avant moi, et cela pouvait durer aprěs. C'était ainsi. II y avait Orsenna, et puis l'Amirauté, et puis la mer. La mer vide...» dit le vieillard comme pour lui-méme en plissant les paupiěres dans le vent sale. «Et puis... rien? — Et puis rien», dit-il en se tournant vers moi, et il me regarda droit dans les yeux. « Pourquoi vouloir encore penser ä ce qui ne demande plus rien de vous? — L'Amirauté, et puis la mer, et puis rien... repris-je, et je lui jetai un coup d'ceil perplexe. Hier, et puis aujourd'hui, et puis ce soir... et puis rien? — Tu trouves cela absurde, parce que tu es trěs jeune», reprit Marino avec une étrange intensitě dans la voix. «Moi, je suis vieux, et la Ville aussi est trěs vieille. II vient un moment oú le bonheur — la tranquillité — c'ešt d'avoir use autour de soi beaucoup de choses, jusqu'ä la corde, ä force de s'y étre trop frotté — ä force ďy avoir trop pensé. Cest cela qu'on nomme ľégoi'sme des vieillards, ajouta-t-il avec une espěce de sourire trouble : ils sont seulement devenus plus épais de ce que tant de choses autour ďeux se sont amincies. Ils ne s'usent pas — le capitaine hocha la tete d'un air buté —, ce sont les choses autour ďeux qu'ils usent. — Orsenna ne pouvait pas vivre éternellement la tete dans le sable, lui jetai-je d'un ton passionné. II n'y a que vous qui ayez pu vivre ici sans étouffer, repris-je avec une espěce de haine. Méme Fabrizio est parti, quand il en a eu l'occasion. II ne savait pas pourquoi, mais il est parti. Méme le vieux Carlo l'aurait fait, vous le savez. Ce n'était plus possible. — Si Aldo, reprit la voix avec un ton de tranquillité sagace, c'était possible. Tu ne peux pas le comprendre parce que tu n'es pas d'ici, parce que tu n'es plus d'ici. Derniére inšpeňion 791 Mais pour ceux qui ont pris d'Orsenna le sang de leurs veines — ä ce qui est ailleurs, ä ce qui sera plus tard — c'ešt une grande objection de seulement étre. Ici. Maintenant. Orsenna est lä oú ont abouti les choses, reprit Marino, en hochant la téte, dans un geste de certitude empétrée et alourdie. Elle avait cessé de donner ä penser. Elle subsištait, les yeux ouverts. — Á peine, répliquai-je avec amertume. Vous lui faites encore trop credit. Les morts aussi, si on ne les touche, gardent les yeux ouverts. Orsenna dormait les yeux ouverts. — Mais pour toujours», dit le vieillard sur un ton ďinvocation ou de priěre, en laissant glisser sur le large son ceil pensif. «Tu ne sais pas la délivrance que c'ešt : un etat au-delä duquel il n'y a rien.» II fit de la main un geSte vers la grěve. La mer montait, lissait pres de nous déjä en crissant sur le sable des bourrelets plats ďécume baveuse. «Une terre oú il est bon de se coucher pour dormir», ajouta-t-il perdu dans cette reverie lourde et presque organique qui paraissait signifier chez lui le point extreme de l'attention. Et il dit encore dans une espěce ďégarement : «... Quand on m'y descendra, il me semble que je la raměnerai des deux mains sur mon visage sans qu'elle me pěše, légěre qu'elle est de tout le poids que je lui ai pris.» D'un gešte de la téte, je désignai ä Marino le cimetiěre. Sur l'horizon bas, il n'était plus que la mince ligne noire au-dessus des sables de son enclos de pierre. «Orsenna est lä! dis-je en lui prenant le bras. Partout oú eile a semé sa terre de cimetiěre. Ešt-ce lä ce que vous protégez? — Elle a dure», reprit le vieillard avec un tremble-ment religieux dans la voix. II tourna vers moi un ceil angoissant d'aveugle. «... Ici, quand un corps tombe dans la fosse, il y a cent millions d'ossements qui tressaillent et qui se raniment jusqu'au fond du sable, comme quand la mere sent descendre et peser au-dessus d'elle dans la terre son enfant mort. II n'y a pas d'autre vie éternelle. — Si, lui dis-je en pálissant; il y en a une autre. Mais 792 Le Rivage des Syrtes il y a une malediction sur les derniers-nés ďune ville trop vieille. — Elle n'ešt pas vieille, coupa le vieillard ďune voix sans timbre. Elle ešt sans áge. Comme moi.» II murmura entre ses dents, comme pour lui-méme, la devise de la ville. Et j'eus une seconde d'éblouissement, mes yeux cillěrent; une seconde il me sembla qu'il disait vrai, et que la lourde silhouette, dans son immobilité formidable, s'engourdissait, se pétrifiait sous mon regard. «Je crois que nous n'avons plus guěre ä nous dire», fis-je en me relevant et en me secouant nerveuse-ment. Nous nous remimes en route en silence. Le soleil était déjä trěs bas dans le ciel éclairci; du côté des terres, ľhorizon rouge se voilait de brume; c'était ľannonce d'une de ces journées de vent sěches et claires comme une vitre qui soufflaient parfois pendant des semaines entiěres l'haleine du desert. Dans ľétroite bande de sable sec que laissait au pied des dunes la marée montante, nous nations le pas sans mot dire, presses maintenant d'en avoir fini. «Nous allons passer ä la forteresse, me dit Marino d'un ton bref. J'ai ä t'indiquer quelques aménagements ä faire; tu commanderas ici, je pense, aprěs mon depart, en attendant ľarrivée de mon successeur. On nous envoie des renforts, ajouta-t-il d'un ton parfaitement neutře : deux canonniěres, qu'on m'a annoncées sous huit jours, et on va remettre en état une partie de ľartillerie côtiére. Cela nécessite quelques aménagements ä terre : des approvisionnements ä caser, et les loge-ments provisoires du personnel pour la durée des reparations. — Des renforts... dis-je en levant sur Marino un oeil incrédule. Ešt-ce qu'on prévoit ?... — Je ne sais pas, coupa-t-il ďune voix sombrée. On ne m'a rien dit. II est arrive ä Orsenna quelque chose... J'ai cru parier ä des inconnus. — Que voulez-vous dire?» Je m'arrétai brusquement. Une détresse dans le ton de la voix pitoyable me faisait signe, m'avertissait que Marino, obscurément, m'appelait ä ľaide du fond de son désarroi. Derniére inspection 793 «Quelque chose a change ä Orsenna», reprit le vieillard. II secouait lentement les épaules, d'un geste miserable et frileux. «Ä la tete? — Non, ce n'ešt pas la tete, Aldo, que je sache...» II baissa la tete et laissa retomber lourdement son menton sur la poitrine. «... c'ešt le cceur. Le cceur défaille comme avant l'orage, quand il se lěve un mauvais vent. Tu ne connais pas le desert, quand il y monte une tempéte de sable... Les yeux cuisent, le sang vous aveugle, on n'y voit plus clair. Les nerfs se nouent, la gorge se sěche, on perce ľhorizon, on voudrait que la tempéte soit déjä sur vous.» Machinalement, le vieillard plissait les yeux contre le vent, comme pour scruter ľhorizon de brume. «... C'ešt une mauvaise heure, reprit-il. Nos equipages, quand on les louait aux fermes des Syrtes, l'appelaient le branle-bas des sables.» Marino soupira et se tut un moment. «... Mais toi, peut-étre, tu sauras, dit-il enfin avec une nuance de timidité déférente. On veut ťentendre ä la Seigneurie. J'ai apporté avec le courrier une convocation qui te concerne. — Au sujet de quoi? — De ce que tu sais. C'ešt le Conseil de Surveillance qui te fait mander.» Le mot tomba des lěvres de Marino avec la nuance d'ombre qui s'attachait presque rituellement ä Orsenna ä ľévocation d'un pouvoir redouté et inconnu. « C'ešt grave, alors ? » dis-je d'une voix angoissée, en le queštionnant du regard. «Oui», dit Marino en s'arrétant et en levant les yeux lentement sur moi, comme s'il reconnaissait un ä un mes traits ä la lueur d'une lampe. «Et, méme sachant qui tu es, je suis surpris qu'on te convoque. Le Conseil ďhabitude ne déliběre que sur pieces. Tout sera decide ce jour-la.» Dans les yeux de Marino je vis passer une lueur plus grave, oú tenait tout un monde de sentiments troubles : un sentiment de peur, de peur panique, devant la puissance inconnue, et en méme temps une espéce de 794 Le R/vage des Syrtes veneration angoissée en presence de celui qui allait la voir face ä face — comme si, ä travers moi, il eút touché presque, avec une adoration aveugle, aux suprémes instances de la Ville, ä son coeur noir. «... N'auras-tu rien de plus ä dire ä eux non plus? ajouta-t-il d'une voix qui s'étranglait malgré lui. Tout n'ešt pas dit encore... Je ťen prie... dit-il enfin en baissant les yeux. — Que dire?» Je haussai les épaules malgré moi. «... II y a un temps pour se méler des choses, et un temps pour laisser les choses aller. Ce qui est venu s'est servi de moi, et maintenant me quitte — tout ceci maintenant murira sans moi.» Nous nous remlmes en marche. Le capitaine était retombé dans son mutisme, comme s'il se le fůt désor-mais tenu pour dit. A cette heure tardive de la journée d'hiver, il faisait deja sombre dans les couloirs de la forteresse. Marino, toujours silencieux, alluma la lanterne accrochée dans la chambre de garde, et, ä la lueur qui pergait ä peine la buée jaunätre, il me sembla lire, sur son visage et dans le geste febrile de la main qui battait le briquet, les signes d'une nervositě inhabituelle. Comme toujours en hiver, malgré les reparations de Fabrizio, les murs ruisselaient ďune humiditě froide, et, une fois ou deux, je vis dištinčtement les épaules de Marino frissonner sous la capote lourde. «Revenons demain, lui dis-je. Rien ne nous presse. La soirée eft glaciale. — Non, dit le capitaine entre ses dents sans méme tourner la téte. Ce sera trěs vite fini.» La lueur de la lanterne percait ä peine l'obscu-rité laiteuse, mais tout ä coup la hauteur des voůtes reflua sur nous á travers le noir dans la vibration creuse des voix qui résonnaient comme un fracas de vitres. «... Ce n'eSt pas que ce soit un lieu particuliěrement hospitalier, ce soir...» ajouta-t-il d'une voix qui sonnait avec complaisance, comme s'il eůt fait visiter les salles ä un touriste... II semblait revenu ä une bonne humeur expansive et presque inquiétante... «Mais c'eSt ma der-niěre ronde. Et puis», ajouta-t-il en me jetant un regard Derniěre inspection 795 de côté tout en balangant sa lanterne, «il me semble que tu t'y plaisais.» II s'arréta tout ä coup, et sa lanterne levée éclaira faiblement un cartouche sculpté dans la voůte. «...In sanguine vivo...v>, épela-t-il comme s'il eůt déchiffré les syllabes ä mesure. Le řešte se perdit dans un bredouillement confus et prolongé. II y avait cette fois quelque chose de si dištinctement anormal dans sa mimique que je me sentis au bord de ľirritation. «Eh bien? dis-je en le fixant avec une impatience ä peine polie. — Le sens n'ešt pas clair, Aldo, fit-il en me touchant le bras, d'une voix gutturale — ne l'as-tu jamais remarqué? Le sens ešt indifféremment, ou bien que la ville survit dans son peuple, ou bien qu'elle demande au besoin le sacrifice du sang. — Ce n'eSt guěre une heure pour une pareille exé-gěse, ne trouvez-vous pas?» coupai-je de plus en plus impatienté. De minute en minute, je me sentais moins ä l'aise. II y avait dans l'oeil de Marino — était-ce un reflet de cet éclairage fantomatique ? — quelque chose de fixe et de lugubre qui démentait cette conversation burlesque. La lanterne posée entre nous ä terre tirait ä peine les visages du halo de vapeur; nos ombres allongées s'arquaient en se perdant trěs haut sur les voůtes — des gouttes froides coulaient de leurs pierres, une ä une, entre le col de ma capote et mon cou. «Ä ton aise», dit le vieillard sans insiáter. II reprit sa lanterne et se remit en marche, de son long pas déhanché — dans les journées humides, le capitaine se souvenait d'une ancienne blessure; de nouveau nos ombres se balancěrent. Marino ouvrait les portes une ä une sans mot dire, fourrageant les serrures rouillées dans un grand cliquetis froid de metal : une odeur compacte de mousses moisies et de ferraille pourrie sautait au visage comme un jet de ces casemates débouchées aprěs des siěcles; une odeur froide et sans levain qui soulevait le coeur, corsée par des siěcles de pourriture vénéneuse. Je suivais Marino de casemate en casemate sans mot dire, nos lourdes bottes pressant comme une éponge une litiěre peátilentielle. Le silence se faisait pesant. La flamme de la lanterne pétillait et charbonnait dans l'air nauséeux, des ombres douteuses grouillaient sur les 796 Le Rivage des Syrtes voútes souillées. II y avait comme un présage funěbre ä ce que le géant, remué sur sa lourde couche, exhalát aussi agressivement aux narines cette odeur intime de cercueil. «L'odeur d'Orsenna», jetai-je ä Marino ďun ton hostile. Marino balanca sa lanterne sans mot dire, et tout ä coup reparut sur ses lěvres un sourire étrange — celui qu'il avait eu dans la chambre des cartes. «II nous reste ä voir la batterie de la plate-forme, dit-il ďune voix ensommeillée. Ce sont les pieces qu'on veut remplacer.» II était trés difficile dans le dédale des rampes et des escaliers de la forteresse de savoir jamais ä quel étage on se trouvait au juSte, une fois pris dans ľintérieur du bloc; mais tout ä coup, ä ma surprise, nos manteaux battirent au vent de mer : ce que je prenais ä ma gauche pour des entrees de casemates, trompé par ces enfonce-ments ďobscurité opaque, était une file d'embrasures désaffeftées. Marino posa sa lanterne sur un bloc d'ombre qui barrait le passage; le vent du large agita brusquement la flamme, un rai de lumiěre glissa en rieche le long d'un ventre de metal : avant méme de reconnaitre le canon et la plate-forme, je compris oú, aprěs bien des détours, le capitaine m'avait ramene. «La nuit sera tranquille, mais le vent va s'établir demain», dit Marino machinalement — de son ton sans réplique — en penchant la téte dans l'embrasure et en humant ľair malgré lui; mais le lieu et le moment glacěrent en moi l'envie de sourire. La nuit tout á fait tombée maintenant était trěs sombre, mais au-dessous de nous, ä travers le brouillard bleuátre, montait un souffle ďhumidité penetrante et un léger froissement d'eaux calmes, pareil au bruissement des feuilles de peupliers. En me penchant dans l'embrasure, je pouvais voir ä droite la lumiěre immobile du mole : de temps ä autre un éclat luisant, s'accrochant au tas de charbon, percait la nuit inoccupée. On eůt dit qu'elle ne devait pas finir : toutes choses reposaient dans ľintimité noire d'une cloche de téněbres; les feux endormis naviguaient dans le brouillard avec un calme et une fixité ďétoile. Rien ne s'était passé : l'Amirauté reprenait la tranquillité inexprimable des choses qui Derniére inspection 797 jettent ľancre — du mur que la main touche pour se réveiller d'un cauchemar. «Te souviens-tu du soir oú je ťai trouvé dans la chambre des cartes? dit Marino d'une voix basse et ckire. — Comme du jour oú vous m'avez amené ici...» Je me tournai vers Marino. Dans la pénombre, je le dištinguais ä peine. «... II y a une chose que je me suis toujours deman-dée : qu'eSt-ce qui vous a tellement frappé, ce soir-la? — Ton regard, dit Marino d'une voix precise. Un regard qui réveillait trop de choses. Je n'aimais pas ta maniere de regarder. «Pourtant, je t'aimais bien, Aldo», dit-il tout ä coup avec une gravité insolite, comme s'il eůt témoigné. Je détournai les yeux, bizarrement remué, et regardai du côté de la mer. «Vous avez raison, dis-je. II n'y avait pas de place pour nous deux, ici. — Non, dit-il d'une voix étouffée. II n'y avait pas de place.» II y eut quelques secondes de silence. Tout ä coup, j'éprouvai une impression de raideur dans la nuque, qui gagnait les épaules, comme si on y eůt braqué le canon d'une arme, en méme temps qu'une sensation brutale et imminente de danger me bloquait la poitrine. D'une detente je me jetai ä terre, m'agrippant ä la murette basse au bord méme du vide. Quelque chose au méme instant trébucha contre ma jambe avec un souffle lourd, puis bascula au-dessus de moi en raclant la margelle. Tapi contre la pierre, la téte dans les épaules, mon cceur se suspendit ä un instant de silence surnaturel, puis, avec un bruit flasque, un corps gifla lourdement les eaux calmes. Je demeurai quelques instants immobile. Penché au-dessus du gouffre, le silence absolu de ce vide refermé comme une trappe et la torpeur qui m'engourdissait le cerveau firent que je portai d'un geste machinal la main vers ma téte, comme si eile eůt été encapuchonnée ďétoffes. Puis je me relevai sans häte, et, d'un gešte ďincrédulité absurde, j'élevai doucement la lanterne au-dessus de ma téte. La lueur jaune glissa sur les dalles mouillées, découpa brutalement sur la nuit l'embrasure 798 Le Rjvage des Syrtes vide, d'un vide si intriguant que je tátai de la main, d'un geste aveugle, le rebord de la pierre, comme devant un cadre derriěre lequel on eút troué le mur. II n'y avait plus personne. Les recherches se poursuivirent tard dans la nuit. On avait mis ä flot les pinasses de 1'embarcaděre, et toutes les barques disponibles de l'Amirauté, jusqu'aux canots du Redoutable que ľéquipe de sécurité, alertée par les appels du rivage, avait mis ďelle-méme ä la mer. Dressé tout debout ä ľextréme avant de la barque, avec sa torche qui pétillait dans ľhumidité lourde, parfois un homme surgissait du brouillard comme un fantóme glissant sur les eaux tranquilles et huileuses; longtemps les appels gutturaux, oú ľangoisse peu ä peu cédait ä une resignation encore incrédule, s'entrecroisérent dans la nuit calme. Le cadavre ne reparut pas; pour Giovanni, et, au fur et ä mesure que les recherches se révélěrent plus vaines, pour presque touš, les vétements et les bottes pesantes du capitaine avaient du ľentrainer, aussitôt aprěs qu'il eut perdu connaissance, jusqu'aux fonds de vase gluante de la laguně, ďoú aucun corps, de memoire d'homme, n'était remonté jamais — et personne ne parut mettre en doute l'explication de Yaccident que j'avais aussitôt donnée, ä savoir que le capitaine, en voulant contourner la volée de la piece, avait glissé sur les dalles humides. Un sens plus cache s'attachait pour moi ä cette disparition sans traces; il me semblait que le capitaine, qui pour moi n'avait jamais tout ä fait vécu ä l'Amirauté, mais plus profondément ľavait hantée ä la maniere d'un génie engourdi de la terre, avait passé au sein de cette nuit noire et de cette lagúne dormante ďune maniere trop suspečte pour que ne s'y attachät pas la valeur d'un de ces signes auxquels la vie ä l'Amirauté m'avait tenú les sens entrouverts — comme si ľesprit méme de ces eaux lourdes et de ces pierres moisies, un esprit en qui le temps méme avait semblé engourdir ses battements, eut regagné ä ľheure dite et ä la place fixée le refuge des profondeurs noires pour en sceller sur lui le consentement et le sommeil. LES INSTANCES SECRETES DE LA VILLE J'arrivai ä Orsenna par une fin de soiree maussade. Les cahots des routes détrempées m'avaient mis de mauvaise humeur; le délabrement et la solitude de ces étendues vides, que la voiture avait traversées, de jour cette fois, pendant des heures, m'emplissaient de mau-vais pressentiments : au moment oú Orsenna peut-étre approchait de son heure, dans la grisaille pluvieuse de ses routes désertes, dans ľaspect des bergeries chétives et croulantes qui s'abritaient dans les creux de terrain, il me semblait que je pouvais lire combien eile était démunie et faible — comme si j'avais senti passer sur eile, avec le vent qui balayait ses šteppes grelottantes, ľaile méme de la Destruction. On eüt dit que mon regard méme avait change : ce qui le frappait maintenant á travers ces paysages, ce n'était plus partout les griffes immobiles de la Ville lourdement agrippées dans la terre molle, et partout un effacement si patient de l'accidentel et de l'illusoire qu'il semblait que la face usee de la terre laissait transparaitre ici comme une pensée ďéternité. Cette terre aujourd'hui s'amenuisait peureusement sous le ciel chargé de mauvais nuages; on eůt dit que soudain il avait pris toute la place, et que la vie proštrée de ces solitudes, ensevelie dans sa trop longue memoire, tour-nait enfin la curiosité endormie de son regard vide vers ces formes échevelées, ces presages qui couraient sur eile avec le vent. De petits groupes šiationnaient parfois auprěs des miserables maisons de pošte oú nous nous arrétions pour charger le courrier; perdus dans la 8oo -Lf EJvage des Syrtes rumination inerte des bergers des Steppes, peut-étre avaient-ils passé la nuit lä, drapes dans les lourdes couvertures qui leur servaient de manteau, immobiles comme des Statues sous l'averse ruisselante. lis ne parlaient pas, ne regardaient pas — un mince filet d'eau coulait de leur chapeau sur leur nez comme sur le marbre d'une fontaine; seulement, lorsque la voiture lentement s'ébranlait, ils tournaient sans hate dans notre direction leurs prunelles inoccupées. Á la boue qui les couvrait jusqu'au visage, on devinait que certains étaient venus de trěs loin jusqu'ä la route, et leur faction muette, pendant qu'on s'affairait autour de la voiture, me mettait mal ä ľaise; on sentait que la contrée entiěre était sourdement aux aguets derriěre ces prunelles fixes. «Que font-ils lä?» demandai-je une fois ä l'un des chefs de pošte — presque aussi crotté qu'eux — pendant qu'on chargeait les sacs. Le chef de pošte haussa les épaules d'un air excédé. «Oh! des bruits! des bruits!... Des sottises!» ajouta-t-il en élevant la voix, les mains sur les hanches, et en toisant le groupe d'un air courroucé. «C'ešt quelquefois bien difficile ďimaginer ce qui se passe dans ces pauvres tétes, me glissa-t-il dans l'oreille, d'un ton de confidence; ils vivent si isolés, par ici... Tels que vous les voyez, les gaillards attendent la fin du monde, s'il vous plait, ou c'ešt tout comme. Ah! ľouvrage ne leur démange pas les mains, on peut le dire. Ils ont vu des signes dans la lune, croiriez-vous ? N'eft-ce pas, Faušto?» II tapotait ä petits coups ľépaule d'un des bergers, en clignant de mon côté un ceil compatissant. Le berger secoua la téte avec gravité. «Oui, des signes... fit-il d'une voix de serrure rouillée. Des mauvais signes... La mort — reprit-il en hochant la téte, avec un chantonnement senile dans la voix plus haute — la mort dans la flamme qui viendra sur I'eau. Ils ont assigné Orsenna dans sept fois sept jours. — Allez, décampez-moi d'ici, vauriens!» hurla le chef de pošte hors de lui. II commenca ä leur jeter des pierres. D'un pied trainant, comme si seulement il s'était mis ä pleuvoir un peu plus fort, le groupe s'éloigna de quelques pas, s'immobilisa de nouveau dans son attente abrutie. >3 Les InÜances secretes de la ville 8 o I «On ne peut pas les chasser de la route!» ' Le chef de pošte s'essuyait le front, tout rouge. «Vieux corbeaux! leur cria-t-il, trěs en colěre. "La mort dans la flamme qui viendra sur l'eau." Ils me donnent la chair de poule, pour finir, reprit-il, soudain mal ä ľaise. Je sais qu'ici il ne se passe den, il ne passe personne. Mais moi-méme, il y a des moments oú je me mets ä fixer le tournant de la route malgré moi.» La voiture démarra. Derriěre moi, je vis le chef de pošte lancer encore sur eux deux ou trois pierres d'une main molie et comme par habitude. Les houppelandes bougěrent ä peine, et je compris que le maněge ne datait pas d'hier. Celui-lä aussi avait trouvé sa drogue. J'arrivai ä Orsenna tard dans la soirée. Les avenues sous leurs voůtes d'arbres paraissaient désertes et fri-leuses; il me sembla que la ville se claquěmurait plus tôt que de coutume. Dans les quartiers bas, la brume qui se lěve de bonne heure des marécages noyait déjä les rues : l'odeur pourrie et familiěre passa sur mon visage comme le toucher d'une main aveugle et me pinca le cceur; j'étais revenu. A peine la voiture eut-elle Stoppe devant la maison que mon pere et Orlando apparurent derriěre la grille, pendant que s'entrou-vraient dans le voisinage quelques volets. A leurs regards aigus et ä la fébrilité des mains de mon pere, qui tátonnait contre la serrure, je compris combien on m'avait attendu avec alarme : jamais mon pere, de memoire d'homme, n'était venu en personne ouvrir sa porte ä un visiteur. «Te voilä! enfin», me dit-il en tne serrant les mains avec une emotion dont il n'était pas maitre, et il m'entraina vers la maison ä grandes enjambées. D'ins-tinét, Orlando s'était placé derriěre nous, intimidé, comme s'il eůt cédé le pas ä un premier role; je sentais derriěre moi son regard peser sur ma nuque, plein de géne, de respečT: et de gravité. A mesure que j'approchais de la ville, j'avais appré-hendé davantage cette entrevue avec mon pere; connais-sant son sang vif et son attachement ä la politique d'inertie officielle de la ville, j'avais craint que le vieillard, qui ne pouvait plus rien ignorer de mes écarts de conduite, n'éclatát en reproches furieux; mes dents s'agacaient d'avance au pathétique légěrement théätral 8o2 Le BJvage des Syrtes qu'il savait mettre dans ses remontrances; il avait toujours aimé, dans ses rapports avec moi (et rien n'avait fait davantage pour effaroucher de ma part toute familiarité), ä se mettre en scene, et je sentais trop bien d'avance tout ce que ce role de pere accueillant ľenfant prodigue pouvait comporter pour lui ďalléchant. J'at-tendais, les nerfs un peu crispés, un orage qui ne creva pas. Aprěs qu'on m'eut servi un diner rapide, nous nous assimes touš trois pres du feu; il se fit un silence un peu grave; mon pere alluma un cigare, signe chez lui auquel je ne m'attendais pas, celui d'une excitation alléchée et ä peine contenue, et je remarquai que la vivacité presque génante de ses yeux bleus le rajeunissait. On eút dit qu'il retenait ä chaque instant ä grand-peine des geštes brusques et un peu fous, et je sentis que je m'étais trompé sur son impatience; il était content de me voir: dans l'ceil possessio qu'il promenait sur moi de temps á autre, il y avait une satisfaction savourée, comme si une piece précieuse de ses collections venait de réintégrer sa vitríne. «II me semble qu'on parle beaucoup de toi, Aldo, en ce moment», dit-il enfin, et ses yeux se plissěrent, réprimérent ä grand-peine une jubilation enfantine. «Tu as échauffé ici toutes les tétes un peu romanesques, n'ešt-ce pas, Orlando?» dit-il en ôtant son cigare de sa bouche. Ses yeux riaient. Orlando acquiesca avec com-pondtion. De la part de mon pere, qui pensait pour ainsi dire dans la rue, et dont la belle voix de basse semblait n'avoir été mise au monde que pour donner ä la note du jour la sonorité d'un jeu d'orgues, pareil accueil donnait ä penser. Je songeai ä ce que m'avait dit Vanessa du vent qui soufflait sur la ville. «Que pense-t-on au juste ici de cette affaire?» dis-je d'un ton moins incertain, et, decide ä entrer dans le jeu, je fis un soupir destine ä en dire long sur mes nuits blanches. Mon pere n'adorait rien tant que d'expliquer aux gens les situations qu'ils devaient par nature con-naitre mieux que lui... «Á l'Amirauté, personne n'y voit guěre clair.» Le vieillard toussa pour s'éclaircir la voix et prit sa pose augurale, c'eSt-ä-dire que son regard pudiquement dérobé se fixa sur une corniche du plafond avec une expression de pondération et de finesse diplomatique. Les Instances secretes de la ville 803 «L'Amirauté est un organe d'exécution — laissa-t-il tomber avec un grain d'ironie indulgente qui remettait les choses ä leur place — dont personne ne songe ä exiger qu'il pense. Par ailleurs, depuis qu'ont pris fin de maniere officielle mes trěs modestes functions, je ne suis plus dans les secrets de la Surveillance (le ton et ľabréviation exagérément familiěre laissaient entendre, bien ä tort, qu'il n'en était rien). Je ne peux te donner que la reaction indépendante et libre — absolument libre, tu m'entends bien, et qui n'engage personne (dans sa voix passa la vibration énergique et aměre d'un Cincinnatus revenu ä sa charrue) — d'un esprit un peu rompu aux affaires et qui a navigué ä travers bien des remous.» Pas trés súr encore de son nouvel auditoire, il se tourna vers Orlando, dont je compris á son air résigné que depuis huit jours il avait du jouer plus qu'ä son gout, pour cette eloquence, le role de banc d'essai. «... Ton ami Orlando, qui sera un jour une des lumiěres de notre Seigneurie, mais qui veut bien puiser encore quelquefois dans ľexpérience d'un vieil homme, sait ce que je pense lä-dessus. II y a un juste milieu ä prendre entre des écueils oú je ne vois pas la Seigneurie naviguer sans inquietude. Oui, Aldo», laissa-t-il échapper dans un mouvement de franchise soucieuse, « ce n'est pas d'aujourd'hui que je me suis laissé aller ä déplorer que des traditions, certes respectables, n'autorisassent un peu trop souvent la Seigneurie ä confondre la prudence avec ľinertie. Des temps nouveaux approchent pour Orsenna», reprit-il d'un ton ferme qui lisait ľavenir ä livre ouvert; «eile se doit d'y faire face sans fiěvre inutile, mais avec toute l'initiative — nuancée de reserve, je ne m'y oppose pas — qui convient. Un sang jeune, mais experimente. Ne nous leurrons pas : la situation est sérieuse, sans étre grave. Et j'ai peur qu'un personnel forme ä des routines d'un autre age ne soit plus ä la hauteur de la täche que l'heure impose avec une evidence incontestable : re-con-ú-dé-rer la situation ä la lueur d'un fait nouveau. Du reste, comme je l'ai dit plus d'une fois ä ton ami Orlando, il était enfantin de s'endormir la téte sous l'aile et de croire que ce fait nouveau consentirait ä se faire indéfiniment attendre. On n'a pas voulu entendre ä temps, continua-t-il avec un rictus sarcaštique, le Jam proximus ardet 8o4 Le Rivage des Syřte s Uca/egon1. J'avais toujours pensé pour ma part qu'on en viendrait la. II fallait une decision : eile est lä, et que voit-on?» II prit un temps avantageux. «... Une pierre eSt tombée dans notre jardin, et voilä nos grenouilles coassant comme dans un marécage. Oü ešt le "savoir afin de prévoir, et prévoir afin de pourvoir", regle de toute bonne diplomatic L'inertie n'aurait-elle pas confine á la légěreté?» Pressentant que le flot pouvait s'épancher longtemps encore, je prétextai ma fatigue et me levai sans exces de politesse. Orlando m'imita précipitamment. Le vieillard, aprěs un instant ďhésitation, me retint par le bras d'un gešte timide. Orlando comprit que sa presence le génait et me précéda dans le couloir. «... Une convocation est arrivée pour toi ici. Le Conseil de Surveillance remet ton audition ä aprěs-demain», me dit mon pere d'une voix rapide. II toussa d'un air embarrassé. Son regard fuyait le mien; sa voix redevint tout ä coup pressée et bafouil-lante. «...Je voulais te dire, Aldo, puisque tu auras sans doute l'occasion de voir lä-bas mon vieil ami Danielo... Un ami de trente ans... mais nous nous sommes peu vus, ces temps-ci... que je t'autorise de bon coeur — euh!... en y apportant les attenuations... la discretion néces-saire — ä lui faire part de notre conversation de ce soir. Et informe-le, je veux dire... rappelle-lui que touš les gens de coeur se serrent autour de la Seigneurie... enfin, je veux dire... que je suis ä la disposition de la Ville dans ces circonštances sérieuses... sans étre graves. Préoc-cupantes, sans étre graves, rappelle-toi. La situation requiert courage, sang-froid, pondération... et experience. Et audace!» lanca-t-il aprěs un temps. Je rejoignis Orlando dans le couloir. «II commence ä baisser beaucoup, me glissa-t-il d'un ton neutře, mais tu peux constater que la girouette tourne encore debout au vent. — En est-on lä ?...» dis-je en lui prenant le bras d'un geste de vieille habitude qui me réconforta, car cet affaissement senile et foudroyant m'avait cause une géne horrible. «Oui, dit Orlando. "Des temps nouveaux appro- ILes Instances secretes de la ville 805 chent pour Orsenna." Ton pere entend par la, pour lui, une seconde carriěre, mais moi je pense qu'il y a ici quelque chose qui est en train de sortir de ses rails. — Veux-tu dire qu'on envisage des développements sérieux pour cette affaire?» Je sentis que mon coeur commencait ä battre plus vite. Orlando s'arréta une seconde et me regarda pensi-vement. La nuit était tout ä fait tombée, un vent paresseux froissait les arbres du jardin, des branches pleuvaient partout sur nous des gouttelettes lourdes. Sa voix courtoise et amicale gardait un accent de froideur, et je sentis qu'il hésitait ä parier. «Qu'on t'ait souffle ou non ta conduite dans cette affaire, ce que je ne sais, reprit-il d'un ton posé, cette escarmouche est une vétille qui en soi, considérée froidement, ne peut mener loin. Je n'ai d'ailleurs aucune idée precise des intentions de la Seigneurie, quoique, Dieu sait, personne ici ne se fasse faute de lui en préter. Mais le climat est mauvais... Ce qui est curieux, et assez inquiétant», reprit-il en baissant les yeux et en jouant avec la chalne de sa montre, «c'ešt juštement combien il s'ešt trouvé peu de gens ici, aux premieres nouvelles, pour considérer cette affaire froidement. — Orsenna s'ennuie beaucoup, je sais, dis-je en haussant les épaules sans conviction. — Oui, c'ešt étrange ä dire, les nouvelles ont été pour eux de bonnes nouvelles, dit Orlando d'un ton pensif. Sais-tu, me dit-il en s'efforcant de sourire, que du fond de ton Amirauté tu es devenu le personnage ä la mode. Ton pere ne s'eát pas mépris en se faisant recommander ä son tour par toi ä la Seigneurie. — II me semble, dis-je avec ironie, qu'autrefois tu n'accordais pas tant d'importance aux opinions de la rue. Je crois me souvenir de tes theories. Les cloisons étanches... La conscience plus subtile réfugiée dans les sommets... — Ce sont eux juštement qui m'inquietent, reprit Orlando préoccupé. D'ordinaire, il filtre bien des bruits sur ce qui se passe ä la Seigneurie, et je me trouve mieux place que d'autres pour les recueillir. Avouons-le, les secrets d'État avaient pris, chez nous, un caračlěre passablement anodin — tu sais comme nous nous en 8o6 -Lŕ Rivage des Syrtes moquions ä ľAcadémie. Tout cela a bien change. U s'eSt fait depuis quelque temps une espěce ďisolement, de retrait... Ton pere est profondément blessé, tu ľas remarqué, de ne plus pouvoir approcher le vieux Danielo. — Je le verrai aprěs-demain.» Orlando me dévisagea pensivement. «Dieu sait que je pense ne pas concéder plus qu'il ne faut ä ľimportance. Et pourtant je ťenvie de le faire. Et plus ďun ici ťenvierait aussi. — Orlando retourné ä la veneration pour les idoles? — Ce n'ešt pas cela exacfement, dit Orlando, en froncant le sourcil. Les plaisanteries vont leur train, mais le sens n'est plus le méme. II y a des jours oú on plaisante dans la conscience de sa force et des jours oú on plaisante pour se rassurer dans le noir. Je parlais de ľimportance. Peut-étre est-on en train de rapprendre ici ce que c'est au juste que le pouvoir.» Orlando s'arréta et me posa la main sur ľépaule. Je compris que nous allions nous quitter lä. «Regarde bien autour de toi, puisque tu es pour quelques jours dans la ville. Rien n'a change, et pourtant on dirait que ľéclairage n'eSt plus le méme. II y a une lumiěre jamais vue qui se pose ä certains sommets, comme ä la pointe des paratonnerres quand l'orage approche : on dirait que la terre entiěre concentre tout ce qu'il y a de plus volatil dans ses energies pour que ľéclair puisse jaillir. Les hommes et les choses sont reštés les mémes, et pourtant tout est change. Regarde bien.» Je passai en ville presque toutes les journées du lendemain et du surlendemain. La nouvelle de mon retour s'était répandue trěs vite; mes amis me récla-maient, je me trouvai méme — ä ma surprise — invité dans les clans traditionnellement fermés ä ma famille, mais on eút dit qu'ä Orsenna certains interdits sociaux étaient en train de perdre une partie de leur rigueur. La curiosité de tous était braquée sur mon expedition lointaine; je parlais peu, me réfugiant derriěre le pretexte du rapport que je devais ďabord ä la Seigneurie. U se faisait ďordinaire, á mon entrée dans les salons, un brusque silence, et ä ľair ďexcitation que je pouvais lire sur les visages il me semblait que cette onde de petite L,« Instances secretes de la viUe 807 mort y passait bienvenue comme un vent frais, et que je quittais mes hôtes inexplicablement calmés; parfois, ä m'écouter, je surprenais sur les visages une expression jamais vue : on eút dit ces prunelles tendues par 1'efFort ďune accommodation inusitée, braquées sur un point si éloigné de leur champ ďobservation normal que, comme dans ľextréme fatigue, il leur prétait une expression désarmée et inhabituelle ďabsence. Les femmes surtout s'y abandonnaient sans retenue; ä suivre ľétincellement de leurs yeux magnetises au fil de mon récit, et le ressentiment contre moi qui se lisait dans ceux des hommes, je comprenais qu'il y a dans la femme une reserve plus grande ďémotion et d'effervescence disponible, ä laquelle la vie banale n'ouvre pas ďissue et que liběrent les seules revolutions profondes qui changent les cceurs, celieš qui pour venir vraiment au monde semblent avoir besoin de baigner longuement dans la chaleur aveugle ďune accouchée : ainsi Y aura qui černe les hautes naissances historiques se lit-elle pour nous ďabord dans les prunelles prédeštinées des femmes. Je comprenais pourquoi maintenant Vanessa m'avait été donnée comme un guide, et pourquoi, une fois entré dans son ombre, la partie claire de mon esprit m'avait été de si peu de prix : eile était du sexe qui pese de tout son po ids sur les portes d'angoisse, du sexe myštérieu-sement docile et consentant d'avance ä ce qui s'annonce au-delä de la catastrophe et de la nuit. J'étais frappé de conštater, au hasard des conversations surprises cá et lä, quelle trěs faible part de reflexion critique s'appliquait ä ce qu'on connaissait — trěs inexaftement et trěs imparfaitement (la version répandue par les soins de Vanessa avait fait son ceuvre) — des incidents de la mer des Syrtes, et combien peu — ä mon soulagement plus encore qu'ä ma surprise — on se préoccupait d'en répartir impartialement les responsabi-lités. La rumination minutieuse et tatillonne des pré-séances et des mérites passes avait fait jusque-lä chez nous le fonds commun des meditations politiques : chacun, écrasé par la pesée presque matériellement sentie ďune série de siěcles consacrés ä ľaccumulation ďune masse inégalée de richesses et ďexpérience, s'y considé-rait et s'y conduisait plus ou moins inštin&ivement comme un légataire. La familiarité — ressentie de facon 8 ° 8 Le Rivage des Syrtes plus vivante qu'ailleurs — et presque la connivence avec une longue lignée ďancétres, en pétrifiant le regard ä toute variation spontanée, frappait de caducité tout raisonnement que n'engrossait pas la consideration de cette durée immuable et fertile dont ľaccroissement semblait seul donner ä chacun son veritable poids : tous les partis ä Orsenna, sans exception, étaient des partis des droits hifforiques1. D'etre rešté absent si longtemps, j'étais frappé davantage de ce que la perspective ačtuelle présentait d'insidieusement different. Le moment était au credit ouvert plutôt qu'aux minutieux rěglements de comptes. Des figures nouvelles et parfois inquiétantes de hardis parleurs se montraient dans les cercles les plus fermés de la ville, auxquels personne ne semblait plus se soucier de réclamer un passeport mondain, et il était presque alarmant de voir quelle creance ils rencontraient en divulguant et en discutant sans géne les resolutions — grossiěrement inexačtes — qu'ils prétaient ä la Seigneurie, pourvu qu'elles fussent de nature ä frapper ľimagination. Un besoin d'inouí s'était soudain emparé des cervelles, qui donnait dans cette capitale sceptique et vieillie comme une resonance plus séche et plus dépouillée ä la haute marée emotive qui submergeait Maremma; il semblait que chacun jouissait, comme quand on pénětre dans ľair de la haute montagne, de se sentir les coudes plus libres et ľimagination plus alertée qu'il ne l'avait cru, et la derniěre chose dont on se rut avisé de s'enquérir á propos des nouvelles fantaštiques qui parcouraient la ville presque ďheure en heure était leur origine : la rapidité inštantanée de leur transmission par des centaines de bouches leur donnait ä eile seule comme une consištance solide qu'on ne s'avisait pas ďéprouver; on eút dit qu'elles prenaient de minute en minute comme la glace ďun étang sur laquelle on peut marcher, et il était de fait qu'elles témoignaient ďun changement insolite de temperature. Ľesprit intoxiqué réclamait ä Orsenna, comme ľair qu'on respire, sa dose habituelle de changement journalier: ľabsence de ce changement l'eüt laissé dans un état de besoin qui ne risquait guěre d'aller jusqu'ä ľangoisse, car les pour-voyeurs de drogue ne manquaient pas. On les trouvait tout particuliérement — ce qui ne pouvait me sur-prendre — dans ľentourage du vieil Aldobrandi, dont Les InBances secretes de la ville 809 la situation mondaine était alors parvenue ä un sommet. Personne ne se souvenait plus de son exil et de son encombrant passé d'intrigues : dans cette société qui se réaménageait, ses amarres coupées, comme sur un paquebot qui lěve ľancre, une attente et un credit sans mesure se concentraient sur ceux-lä seuls dont on espérait qu'ils animeraient la traversée, et le passé trouble et taré de cet écumeur de mers suspečtes lui pré-tait soudain plus de prestige qu'aux notabilités assises, ä ľinštant oú chacun pressentait qu'il s'agissait enfin de plonger dans son element. Je l'avais entrevu quelques minutes dans le salon de la mere d'Orlando, oú je faisais une courte visitě, et son aspect m'avait frappé comme celui d'un homme que porte non pas la bouffée de vent imbecile du succěs, mais la conscience febrile et urgente que son heure — au cadran oú eile est ďavance marquee — tout ä coup arrive. II paraissait extraordinai-rement rajeuni; sa main passait par saccades sur sa courte barbe noire; l'ceil étincelant de loup sombre avait, dans la discussion, la vivacité ď action et la mobilite séche d'un escrimeur. II parlait par courtes phrases décochées ä la volée, abruptement et négli-gemment, en homme maintenant habitué ä ce qu'on ramasse ses miettes; autour de lui, sans cesse, des gens entraient et sortaient, pour lesquels parfois il crayonnait sans s'interrompre quelques mots sur un billet. Entouré ďune ébauche de petite cour obséquieuse, une silhouette se levait et semblait fleurir comme par magie au bout de chacun de ses geštes ďappel, comme si son envergure se fůt brusquement allongée, et on eůt dit que la ville autour de lui se serrait et se rapetissait, comme si, par-delá les murs, avec chacun de ses points vivants il fůt resfé immédiatement et direčtement en contact. Sa mimique et ses propos paraissaient singuliers en ceci qu'ils semblaient se référer ä un ordre de consideration et de mépris, ďespérances et de craintes entiěrement étranger ä celui qu'Orsenna admettait communément; son regard seul et l'inflexion de sa voix fa'uaient du neuf: ainsi, dans l'ceil ďun barbare des armées du Bas-Empire, devait se trier ä partir de la glebe immuable et vieillie un paysage plus jeune et encore insoupconné de tous : les villes qu'on raserait, les cultures retournées au pacage et les terres oú camperait sa tribu. Un nouveau 8io Le Rivage des Syrtes clivage social prenait vie sous son regard; il ressemblait ä la fois ä un myštagogue, au chef d'une troupe en operations et ä un coulissier. C'était lä la faune qui, maison par maison, colonisait maintenant dans la ville les quartiers les plus sourcilleux. Plus proche qu'on se trouvait étre ä Orsenna du centre apparent de la puissance, on s'y préoccupait moins qu'á Maremma du Farghestan. Le point qu'on discutait passionnément, c'était de savoir si la Seigneurie entreprendrait une demonstration militaire ou si la politique traditionnelle prévaudrait, et si on se saisirait de l'incident comme d'un moyen de reprendre le contact et de fermer une vieille querelle : dans cette espěce d'Empire du Milieu qui était la forme sous laquelle la Ville en était venue ä se representor ä elle-méme derriěre ľisolement de sa muraille de deserts, la pensée semblait ne pouvoir venir ä quiconque que ľadversaire jugeät et décidát de facon autonome, indépendamment des des-seins que pouvait former la ville — qui depuis bien longtemps n'en avait plus aucun. Ainsi, au sortir de ľat-mosphére de crainte panique qu'on respirait ä Maremma, les esprits semblaient ici par contrašte se mouvoir dans une sécurité irréelle et presque délirante — le pli que leur imprimait la familiarité de la ville intacte et vermoulue faisait que pour touš le signe gardait autorite, survivait ä la chose signifiée. Les raisonnements que je surprenais autour de moi me semblaient tirer leur vertu apparemment convaincante d'une espěce particu-liére ďalgébre dont j'avais perdu la clé : derriěre des mots familiers ä mon oreille, je poursuivais sans cesse la trace d'une inconnue dont ľassentiment commun m'im-posait malgré moi l'idée, tellement énorme était par exemple ľécart entre «la flotte des Syrtes», dont je sentais le poids intaft gonfler ďimportance des bouches trop assurées, et les pinasses envasées qui pourrissaient dans notre port — entre ľépithéte négligemment lancée de « sauvages », qu'il s'agissait de ramener ä la raison, et la silhouette inquiétante, ironique et trop súre ďelle, qui m'avait rendu visitě au milieu de la nuit. Pour lever, la fiěvre d'agitation qui s'était emparée de la ville ne trouvait pas de point d'appui extérieur — les imaginations atrophiées n'en concevaient pas — et ce qui transparaissait ďenfantin dans cette excitation de salons l-.es Instances secretes de la ville 8 íl venait de ce qu'Orsenna avait l'air de se faire peur ä elle-méme, ne concevant pas ďautre moyen de se désen-nuyer. Ľéventualité d'une expedition ou d'une guerre était agitée ďautant plus complaisamment qu'elle n'en-trainait dans presque tous les esprits qu'une representation abštraite et sans couleur, et méme vaguement fantaštique : l'image du poing ďOrsenna, longtemps si vigoureusement asséné, crevant les brouillards coton-neux qui n'avaient cessé de s'épaissir ä ses frontiěres, ne trouvait plus d'oeil pour la recueillir et la faire vivre; au contraire, les incidences de l'affaire sur le plan intérieur étaient partout supputées et grossies de la maniere la plus passionnée : la possibility agitée d'une crise exté-rieure grave, en realite on la pensait presque exclusi-vement comme la promesse d'une mutation de personnel : ainsi on voit un centenaire fléchissant, oubliant qu'il a maille ä partir avec le rythme méme de la planéte, concentrer soudain une attention burlesque sur le prospectus d'une nouvelle cure hépatique — ainsi un empire croulant, déjä aux trois quarts envahi, réagit (les Etats croyant toujours qu'ils meurent debout) ä sa fonciere impuissance d'etre par une pétulante crise ministerielle. Bref, je retrouvais ä Orsenna un peuple que rien n'avait jamais dispose ä penser tragiquement. Place devant un probléme si éloigné de son optique habituelle, et oú ľinconnu ľemportait sur les données, Orsenna réagis-sait avec la myopie entétée de ľextréme decrepitude : comme un vieillard, ä mesure qu'il avance en äge, réussit de mieux en mieux ä mettre entre parentheses des preoccupations aussi imminentes et aussi considerables que celieš de la mort ou de ľéternité, et place son point ďhonneur ä se mouvoir encore comme une «per-sonne naturelle», la ville, ne soupconnant pas qu'elle s'était mise ďelle-méme «entre parentheses», et depuis longtemps, ne songeait méme pas ä se demander quel mauvais vent venu ďau-delä des déserts s'était levé, et pourquoi ses doigts tremblaient en reprenant ces cartes trop connues, toujours les mémes, qu'elle avait brassées jusqu'ä ľécoeurement, dans la certitude béate qui était la sienne que tout ce qui la concernerait jamais y était commodément figure et pouvait s'y lire. Comme la longue et savante pratique d'un jeu, en brisant de plus en plus ľesprit ä ses regies, le persuade inconsciemment 8l2 he Rivage des Syrtes que leur rigiditě ne sera plus jamais remise en question, pour cela seul qu'il leur a trop sacrifié, et qu'elles existent réellement, puisqu'elles ont pu le gauchir, ä la maniere d'un arbre ou ďune pierre, les combinaisons ä Orsenna pouvaient changer, ľidée de changer les regies qui y présidaient n'était depuis longtemps plus concevable : il eůt fallu qu'on comprit encore que c'était seulement de regies qu'il s'agissait. Mais si, quittant les salons et leurs conversations de parade, tout empétrées dans le deguisement mondain, et flänant au hasard des rues, je cherchais ä m'emplir les poumons, ä m'imprégner de ľair nouveau qu'on y respirait, je sentais qu'á Orsenna la partie claire des idées, la seule encore recue, avait cessé d'etre la plus significative, et que la vie de touš les jours y balbutiait déjä une langue dont ne rendait compte aucun lexique. Dans cette cite des terres chaudes, la vie du dehors, peut-étre par un reflet de l'antique discipline militaire qui l'avait grandie, avait toujours conserve un caračtěre marqué ďaustérité et de froideur : la couleur généra-lement sombre et la sobriété des vétements, la reserve hautaine des femmes, la repugnance ä lier conversation au-dehors ou ä se méler ä un attroupement de rue, fai-saient depuis longtemps passer Orsenna, aux yeux des populations exubérantes du Sud frappées de cette dignité dištante, pour le «cceur glacé» de la Seigneurie : plus qu'en aucune capitale, on y percevait presque des yeux la proximité invétérée ďun grand pouvoir, dont chacun, citoyen plus encore qu'habitant, eůt tenú ä faire respecter en lui une parcelle. Or, ä ma surprise, la rue maintenant ä Orsenna s'animait. II semblait qu'elle attirät plus que ďhabitude; des gens maintenant s'y interpellaient sans se connaitre, et, pour peu qu'une voix haussát le ton ďune maniere insolite, une aimantation semblait se faire dans le désordre indifferent des allées et venues : les silhouettes noires s'agglutinaient, tendant ľoreille, comme si par cette bouche ils eussent espéré surprendre une voix venue de plus loin, un murmure d'oracle, ou peut-étre une issue ouverte ä cela en eux qu'ils ne savaient dire et qui les eůt obscurément délivrés : le groupe se défaisait aussitôt, et les visages qui s'éloignaient prenaient une expression fermée et dé