IX) LE ROMAN FRANQAIS 1919-1939 - DOMINANTES I IX.a. Le privilege du román L'expansion progressive du román, amorcée děs le XVIII6 siěcle, amplifíée dans la seconde moitié du XIXe, se poursuit ensuite sur sa lancée et connait enfin, au cours de la deuxiéme époque du XXe, des développements conduisant méme ä une veritable inflation de la littérature romanesque : ľélargissement du public et ľaffírmation de son goůt pour la fiction narrative contribuent largement ä ce phénoměne, ainsi que la popularite croissante des prix littéraires reserves au roman, le Goncourt bien sůr, mais aussi tous ceux qui vinrent l'imiter et le concurrencer, en particulier au cours de ľentre-deux-guerres ; il se peut aussi que le développement d'une « paralittérature » d'inspiration historique ou relevant du reportage romance ait aussi joué son role. Enfin, le cinema d'abord, la television ensuite, grands consommateurs de fiction narrative d'origine littéraire, n'ont pas manqué de privilegier la lecture des oeuvres ainsi adaptées, et l'abondance de leurs besoins en la matiěre produit une sorte ďappel ä la creation d'ceuvres éventuellement adaptables D'autre part, au cours de son evolution, le roman avait accentué son caractěre distinctif de genre libre de toute servitude, apte ä épouser toutes les evolutions, apte aussi ä satisfaire toutes les formes imaginables ďindividualisme littéraire ; ce qui favorisait singuliěrement son accěs ä un statut privilégiá en un age ou, les dominantes qu'on peut y repérer, il n'y a plus ďesthétique commune, plus « ďécoles » littéraires ; oú, au contraire, les initiatives individuelles sont le moteur principal de la proliferation du roman ; lequel d'ailleurs cesse d'etre un genre, pour devenir un mode d'expression avant tout infiniment malleable, ouvert ä tous les apports possibles, capable enfin de se plier aux techniques littéraires les plus variées, des plus traditionnelles aux plus audacieuses. Aussi est-il sans doute vain de tenter une classification que rend presque impossible ľhétérogénéité de certe littérature ; il est méme permis ďobserver que c'est certe hétérogénéité qui, fínalement, fait son originalite et sa valeur. Tout au plus peut-on espérer mettre un peu ďordre dans ce panorama littéraire en repérant des affinités entre romanciers d'inspiration voisine, en dégageant quelques themes figurant au nombre des principaux ingredients de la fiction moderne et contemporaine, en considérant enfin, avec une attention particuliere, les oeuvres qu'un certain recul permet de considérer comme caractéristiques, ä la fois par leur contenu et par ľintensité expressive dont elles sont porteuses. Toutefois, de certe masse littéraire, parfois presque indifférenciée emergent, surtout au cours de ľentre-deux-guerres, des oeuvres correspondant ä de véritables courants dominants, dont deux au moins apparaissent comme revétant une importance decisive : d'une part une littérature qui se sert de la fiction romanesque, en conservant ses fondements réalistes, pour proposer, selon un projet déjä present dans la littérature de la premiére époque, le modele, imaginaire mais aussi convaincant que possible, ďun 1 humanisme moderně ; ďautre part, une littérature qui utilise, eile aussi, les ressources, en particulier psychologiques, de la fiction, pour promouvoir, ici encore en accentuant une orientation de littérature immédiatement antérieure, une authentique « littérature du spirituel ». Enfin emergent aussi, parfois ä retardement, des personnalité hors du commun, écrivains ä beaucoup ďégards marginaux ou maudits, mais qui, ä leur maniere, font aussi echo aux obsessions ou preoccupations de leur temps, qui, généralement, se détachent, non sans provocation, de la littérature ambiante pour affirmer leur irréductibilité : situation qui peut étre celie ďécrivains par ailleurs fort éloignés les uns des autres, comme c'est le cas, par exemple, pour Celine et Jouhandeau. Cest dire que certe littérature de la fiction moderne est aussi foisonnante qu'impossible ä couler dans des moules préétablis. D'autant plus que nombre ďoeuvres, sans étre pour autant négligeables, se contentent souvent de reproduire, parfois avec talent, des moděles, le modele realisté ou naturaliste dans la ligne de Balzac ou de Zola, les moděles psychologiques fournis en abondance par la tradition du román francais, les moděles enfin de la narration pure, encore favorisés par le goůt croissant du reportage reel, romance ou imaginaire. II serait certes fastidieux d'en dresser ici le catalogue complet,' mais ce qu'on peut appeler le genre de la « narration pure » n'en a pas moins produit une floraison d'oeuvres dont on ne saurait sous-estimer la signification. IX.a.1. De quelques dominantes communes de la fiction moderne Comme nous venons de ľobserver, ľindividualisme littéraire, dont le román est évidemment le mode d'expression privilégiá, n'exclut pas le recours á des composants dominants, oú se rencontrent des écrivains que ce recours n'empéche point d'affirmer ľindividualité irréductible de leur temperament. Sans doute merne n'est-il pas étonnant que les ceuvres qui relévent de cette catégorie soient celieš qui apparaissent comme les plus caractéristiques de cette tendance indi-vidualiste du román moderne. Elles résultent le plus souvent á la fois de la tradition et de ľinnovation, la tradition se révélant dans le recours á des composants en quelque sorte constants, et ľinnovation dans le traitement personnel, parfois merne non conformiste, de ces composants, la part de la tradition et de ľinnovation variant naturellement selon les écrivains et leur temperament propre. IX.b. Renouvellement ďune tradition : le román ďanalyse Děs son invention au Moyen Age, chez Marie de France ou Chretien de Troyes, le roman - cela avait méme été la raison d'etre de son apparition et de son développement - avait pratique ľanalyse des caractěres et, tout au long de son histoire plus récente, de Madame de Lafayette á 2 Stendhal et á Paul Bourget, la « psychologie » lui était devenue une seconde nature ; méme les romans réalistes du XVIIIe siěcle et les romans romantiques du XIXe lui réservent sa place : la predominance centrale du personnage dans le roman francais, jusque vers le milieu du XXe siěcle, constitue une de ses caractéristiques les plus constantes. Le roman d'analyse a d'ailleurs fait preuve, tout au long de son histoire, d'un remarquable pouvoir de renouvellement et d'une non moins remarquable capacité ďadaptation á des normes ou modes littéraires nouvelles, comme á revolution des mceurs et des conditions concretes de ľanalyse reflétées par les situations romanesques : le roman d'analyse moderne fournit une nouvelle illustration de cette capacité, et, de plus, chacun de ses représentants principaux y trouve le moyen ďaffirmer, en particulier par le style, sa personnalité. IX.b.i. Raymond Radiguet (1903-1923) En 1923, un jeune écrivain-prodige, Raymond Radiguet, qui devait mourir peu aprěs, á vingt ans, de la fiěvre typhoide, se ralliait au roman d'analyse le plus classique á la faveur de ce qui aurait pu étre seulement un exercice de virtuositě littéraire et qui était en fait, á partir d'un pastiche, une réussite singuliěrement originale. Car il n'est pas douteux que, lorsqu'il decide ďécrire le Bai du comte d'Orgel, Radiguet a pour premier projet de refaire la Princesse de Clěves. II put y avoir lá quelque intention provocatrice, car Radiguet était alors, malgré sa jeunesse, peut-étre á cause d'elle, un veritable personnage littéraire. II s'était essayé á la poésie (les Joues en feu, 1920), au theatre, dans une ligne proche de celie des Mamelles de Tirésias ď Apollinaire, avec les Pelicans (1920); il était en relation avec le surrealisme naissant et surtout, fréquentant « le Bceuf sur le toit », il benefícia de ľamitié de Jean Cocteau, avec qui il porta á la scéne, sur une musique d'Erik Satie, un opéra-comique d'aprés Paul et Virginie. Carriěre littéraire précoce qui situe Radiguet plutôt du côté de ľavant-garde que de la tradition. II découvre Montmartre et Montparnasse, rencontre Picasso, Modigliani, Marie Laurencin, Gris, et fréquente les musiciens du Groupe des Six : Milhaud, Auric, Honegger... Déjá en 1920, il écrit le Liable au corps, publié en 1923, roman rendu célěbre auprěs du grand public par son adaptation au cinema avec Gerard Philipe comme principal interprete : histoire, en partie autobiographique, des amours d'un adolescent et d'une jeune femme dont le mari est au front ; celui-ci, aprěs son retour, élěvera l'enfant qui n'est pas le sien. Donnée romanesque au fond assez banale, mais déjá Radiguet y fait preuve d'une acuité dans ľanalyse qui n'a ďégale que ľaisance du style. Mais la technique du Bal du comte d'Orgel est plus subtile et plus raffinée et 3 parvient á équilibrer, á la perfection, les deux faces du román ďanalyse, la face ludique et la face dramatique : tout se passe en effet comme s'il s'agissait ďun jeu que son époux joue avec ľhéroi'ne, Mahaut, malgré eile amoureuse de Francois, passion que, comme Madame de Clěves, eile avoue á son marí. Mais ce qui torture Mahaut, c'est que Anne, son marí ne la prend pas tout á fait au sérieux, et le romancier superpose, avec une extreme subtilité, ľanalyse par le man de cette passion considérée comme un « enfantillage » et ľautre analyse, celie de cette méme passion considérée pour ce qu'elle est du point de vue de la jeune femme, un intolerable tourment. Quant au style, sa Constance de ton et de rythme unifie dans une méme elaboration et un méme dépassement esthétique ces deux analyses alors traitées en contrepoint. Certes, il y a dans cette sorte ďimpassibilité de ľécriture une part, sans doute, de cruauté á ľégard de ľhéroi'ne, mais, ici encore, un art parfaitement ajusté de ľéquilibre entre impassibilité extérieure et emotion sous-jacente, maintient ľanalyse et son expression dans le juste ton : á cet égard, le Bai du comte d'Orgel est reste un roman unique et, en tout cas, une incontestable réussite littéraire. IX. c. Roman psychologique et«littérature feminine » Le romanesque en general s'exprime volontiers au feminin; il arrive méme au roman de se faire ľorgane privilégié d'un feminisme éventuellement militant: ce fut le cas au XVIf siécle, au temps des Précieuses et des Femmes savantes, plus encore au XIXe s. avec Germaine se Staél et George Sand, et enfin au XXe s. avec Simone de Beauvoir, auteur du Deuxieme sexe. II faudrait aussi tenir compte du nombre fort important des romanciěres du XVIf et du XVIIIe s., dont la postérité n'a pas retenu les ceuvres, sans parier de Madame de Sévigné, á qui il arrive de transformer sa correspondance en un veritable roman épistolaire. Tradition qui, méme avec les exceptions de Germaine de Staél et de George Sand, semble subir une sorte ďéclipse au XIXe s., peut-étre ľun des siécles les plus masculins de ľhistoire de la littérature francaise, alors que, par exemple, en Angleterre, il est particuliérement riche en oeuvres feminines. Le XXe s., dans sa deuxiěme moitié surtout, va renouer avec cette tradition et méme retrouver avec une nouvelle fraicheur ce romanesque d'une psychologie « naturelle » qui était déjá, au XIIe siécle, si caractéristique de ľoeuvre de Marie de France. Ce retour á la nature, en un double sens, retour á la nature quasi primitive des sentiments et retour á la nature comme décor et comme lieu privilégié ďexpression de la personnalité, avec correspondance, eile aussi toute naturelle, entre ces deux domaines associés, est sans doute ce qui fait ľoriginalité fondamentale de ľceuvre de Colette, ce qui fit son succés durable et ce qui lui valut de devenir membre de l'Académie royale 4 de Belgique et de l'Académie Goncourt. IX.C.L Colette (1873-1954) Ses debuts, en particulier la série des Claudine, datent d'avant 1914, et, děs ce moment, dans la Retraite sentimentale (1907) et dans la Vagabonde (1910), eile met en ceuvre ce melange d'autobiographie romancée, ďétude de mceurs, ďanalyse psychologique et ďévocations de la nature, qui est la marque de sa personnalité littéraire. Mais les ceuvres de veritable maturite n'apparaítront qu'aprés 1920, á partir du Blé en herbe (1923) : eile y soumet les troubles de ľadolescence á une observation parfaitement lucide, que, cependant, eile harmonise avec la tendresse que lui inspire pour ses personnages une authentique Sympathie avec eux ; et le cadre de nature, par exemple, dans le Blé en herbe, une plage bretonne discrétement présente par de rapides mais fréquentes notations descriptives, accentue le naturel de la scéne. Ainsi lorsque Vinea et Philippe, aprés le bain, déjeunent ensemble et que la romanci ére place le lecteur au point de vue du héros et note son monologue intérieur : « Le déjeuner ľempécha de rejoindre son souvenir nocturne, assoupi á cette heure du milieu du jour, et mouvant á peine au fond de son gite noir. II subit des compliments sur sa päleur poétique, des critiques sur son silence et son manque ďappétit. Vinca dévorait, et rayonnait ďune blessante allégresse. Phil l'observait sans bienveillance, notait la vigueur des mains concassant le homard, l'altier mouvement du cou rejetant les cheveux. « Je devrais me réjouir », pensait-il, « Elle ne se doute de rien. » Mais en méme temps il souffrait de cette sérénité inexorable, et exigeait au fond de lui-méme que Vinca füt tremblante comme une graminée, consternée ďune trahison qu'elle eüt du sentir errer comme un de ces orages hésitants qui tournent, ľété, autour de la baie bretonne. » A partir de lá, Colette va, comme si eile obéissait á un programme - ce qui ne fut sans doute pas le cas, ce n'était pas son genre - , passer en revue les zones décisives de la psychologie amoureuse, toujours avec cette sorte de naiveté qui n'appartient qu'á eile et qui est en fait ľextréme pureté du regard, de ľanalyse et du style : e'est la jalousie dans Duo (1934), ce sont les dissonances ďinstinet ou de caractěre dans Chéri (1920) et surtout la Fin de Chéri (1926) ; et dans Gigi (1943), ce sera l'enregistrement, pour ainsi dire au jour le jour, á ľaide ďune description continue qui suit le personnage á la trace, en méme temps que l'observation s'attache á la particularité ďun milieu marginal, de la naissance précoce de la femme dans une jeune adolescente, presque encore une filierte. Cest une des ceuvres ou la délicatesse de touche de Colette, corrigeant ce que sa lucidité pourrait avoir ďimplacable, parfois méme de sarcastique, traduit sa perception de la presence du naturel jusque dans les personnages, les 5 milieux ou les histoires les plus bizarres. Cette délicatesse, qui s'étend aussi aux animaux et á toute la nature, inseparables, aux yeux de la romanciěre, ďune humanite authentique, triomphe dans les récits consacrés á son enfance et á sa mere, en particulier dans Sido (1930). Colette, de toute evidence, entretient avec les personnages qu'elle invente des relations presque familiales ; eile leur est á la fois une mere et une sceur et, á cette attitude, eile doit sa lucidité qui n'est point celie ďun observateur étranger. C'est naturellement encore plus vrai quand il s'agit de Sido, sa mere, personnage de realite qui n'a qu'á étre lui-méme pour étre aussi un personnage de román. Elle était déjá présente dans la Naissance du jour en 1928 et Sido continue le portrait ; car il s'agit bien d'un portrait qui est aussi, de la part de Colette, un autoportrait : une äme, un caractěre, des sentiments et des passions, pénétrés, décrits, restitués dans leur nature originelle, avec le souci de rendre compte surtout, comme dit la romanciěre, non pas tellement de la « melodie », mais surtout « de l'archet et de la main qui tient l'archet» : « Que je lui révěle, ä mon tour savante, combien je suis son impure survivance, sa grossiěre image, sa servantě fiděle chargée des basses besognes ! Elle m'a donne le jour et la mission de poursuivre ce qu'en poete eile saisit et abandonna comme on s'empare d'un fragment de melodie fiottante, en voyage dans ľespace... Qu'importe la melodie, ä qui s'enquiert de l'archet et de la main qui tient l'archet ? » L'ceuvre de Colette, finalement centrée sur des personnages, quelle que soit l'attention qu'elle porte aux decors de nature, et par lá engagée dans la description psychologique d'etres qui sont d'abord et restent, en toutes circonstances, des natures, débouche sur une poesie présente á chaque détour de phrase ; le style unifie ce monde aussi divers que sa créatrice, et dégage ľauthenticité humaine qui en fait tout le prix. Vers un realisme magique Jean Giotto (1895-1970) C'est aussi une humanite primitive qui peuple l'univers provencal de Giono, cette humanite dont, fils d'un cordonnier de Manosque, il s'est toujours glorifie d'etre issu, celle que, dans ses debuts, il s'amuse a réinventer pour lui faire coloniser le monde homérique dans Naissance de l'Odyssée (1930) De cette humanite, condamnée au silence et a qui il arrive d'ailleurs d'etre réellement muette et de ne plus pouvoir recourir, comme Albin de Un de Baumugnes (1929), 6 qu'a ľhumble musique de ľharmonica, Giono se veut le fiděle porte-parole, porte-parole non seulement de sa maniere de vivre, de son langage, de ses sentiments, mais aussi de ses conceptions sociales ou morales non formulées et qu'elle serait, sans son interprete, bien incapable de formuler Tout cela se rassemble dans un naturisme panthéiste, charnel et virtuellement mystique, ce que Giono a voulu affirmer en placant sous l'invocation de Pan la trilogie formée par Colline (1928), " Un de Baumugnes (1929) et Regain (1930), ensemble accompagne d'une Presentation de Pan (1930) La reference mythologique souligne la presence, dans la nature, d'une divinité qui se confond avec eile, mais capable, tout a coup, de lui inspirer la genese inattendue d'un merveilleux qui ne laisse pas parfois d'etre inquiétant, ce qui se passe, lorsque, dans Colline, comme dit Giono, une simple colline, qui semble étre dans la nature ce qu'il y a de plus inoffensif, se met a « faire des siennes » Certes, il ne s'agit pas, comme chez Ramuz, de maléfice, au contraire, l'univers de Giono est plutôt, sous le soleil, tout pénětre de bonheur paien et d'innocence preadamite , mais en Provence aussi la nature, ce ne sont pas seulement des paysages, si beaux soient-ils, ce ne sont pas seulement des étres humains, si innocents soient-ils, et ils le sont, c'est aussi une magie partout présente et partout agissante, si agissante méme que de la nature eile se communique par contagion aux étres qui la peuplent Si Albin, dans Un de Baumugnes, pour exorciser la corruption urbaine dont a été victime celie qu'il aime et que, pour la punir de son deshonneur, son pere a enfermée, s'adresse a eile, de nuit, avec son harmonica, ce n'est pas seulement parce qu'il ne peut faire autrement méme s'il le pouvait, il ne ferait pas autrement C'est que son harmonica est une voix innocente et pure, la voix méme du village, un instrument réellement magi que dont seule peut jouer ľ am e du village incarnée dans Albin Musique qui « enlevé le cceur » et dont le pouvoir pourra libérer la redemption du retour a la nature C'est la source de ce Regain dont se fait Partisan l'unique survivant, ou presque, d'un village abandonne, son sursaut nait d'un amour lui-méme accorde a la puissante magie du dieu Pan, ce dieu qui fait que, méme lorsque le temps parait « perdu », tout d'un coup il ressuscite, et le naturel d'un langage populaire ne fait que rendre le miracle plus evident et plus humain Lorsque Panturle revient chez lui avec un beau soc de charrue et qu'il le montre a sa femme comme un héros vainqueur montre son trophée ou sa couronne « Regarde, il dit, Regarde, le temps n'est pas perdu Et puis 9a, regarde, regarde 9a » II dresse vers le jour de ľätre le beau soc nu comme un couteau « Oh ' eile fait, 9a c'est beau , on dirait un devant de barque » Quant a Jean le Bleu (1932), le plus autobiographique des romans de Giono, il est « l'enfant-silence ». Mais il sait lire, et un étrange personnage, visiteur venu ďon ne sait quel au-delá, lui donne á lire ľlliade, en pleine saison de la moisson. Occasion d'une extraordinaire rencontre, 7 ďune fusion entre ľunivers fabuleux d'Homére et ľunivers également fabuleux de la moisson. Ce n'est pas lá le livre le plus célébre de Giono, ce n'est peut-étre pas le meilleur, mais c'est celui oú il s'est livré le plus librement: lorsqu'il donne la parole, á la premiere personne, á son héros, c'est bien lui qui parle, pour qui la fable et la realite ne sont point deux univers distincts mais un seul et méme univers ; ce livre confondu avec la moisson dans une unique legende vécue, c'est bien le livre ideal que veut écrire Giono et dont il multiplie les exemplaires, tourmenté qu'il est de ľinsatisfaction de ne pouvoir jamais atteindre pleinement son ideal, ce qui ľincite á recommencer sans cesse : « Je lus llliade au milieu des blés mürs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses Les jeunes hommes plantaient les fourches de fer, relevaient les gerbes et les lancaient. . Cette bataille, ce corps á corps danseur qui faisait balancer les gros poings comme des floquets de fouets, ces epieux, ces piques, ces flěches, ces sabres, ces hurlements, ces fuites et ces retours, et les robes de femmes qui flottaient vers les gerbes étendues. j'étais dans l'lliade rousse. » Un livre de Giono, c'est toujours plus ou moins, en effet, une « Iliade rousse », une grande épopée naturiste, ou le merveilleux éclate dans le primitif, ou il est bien vrai qu'est á l'ceuvre cette puissance déclenchée par la communion de l'homme et de la nature et qui n'est autre que le dieu Pan naturalise provencal. Si la musique d'Albin finit par posséder le pouvoir d'une veritable grace presque surnaturelle, et en tout cas magique, c'est que, comme il « n'a pas d'instruction », que rien ne s'interpose entre lui et Pan, sa musique est celie méme du dieu : « Ca vient de ce qu'on n'a pas d'instruction ; que voulez-vous qu'on y fasse ? Cette feuille-lá, eile m'en disait plus á moi que tous les autres en train de faire les acrobates autour d'une clarinette. « C'est comme 9a. « Eh bien ! la musique d'Albin, eile était cette musique de feuilles de platanes, et 9a vous enlevait le coeur. » De ce naturisme, Giono entreprit de faire sinon une philosophie - le mot ne conviendrait guěre -, du moins une sorte de sagesse proposée comme principe universel d'un humanitarisme concret, appuyé sur les valeurs paysannes et primitives, tout á ľopposé de ľhumanitarisme utopique de tradition romantique. Ainsi s'explique le glissement de son ceuvre dans les années antérieures á 1940, le ton volontiers prophétique et parfois déclamatoire du Chant du monde (1934) et des Vraies richesses (1936), ainsi que le côté agressif de Refus ďobéissance (1937): evolution á beaucoup d'égards logique, et il n'est guěre malaisé de retrouver dans Regain les sources de cette pensée qui, sans l'avouer, tend á devenir une ideologie ; ainsi s'explique aussi l'engagement de Giono au service du pacifisme et d'une sorte d'anarchisme, qui lui vaudront bien des 8 désagréments. Mais bientôt il revient á sa vraie nature, celie d'un chantre lyrique dont la vocation n'est pas de délivrer un message, mais plutôt de simplement porter témoignage. En méme temps, il prend conscience des risques ďun style trop oratoire ou artificiellement boursouflé parfois. Aussi le voit-on opérer, á partir de 1944, un virage trěs sensible qui a pu faire croire á la naissance d'un nouveau Giono n'ayant plus grand-chose de commun avec l'ancien. II est vrai que ľécriture, du moins en apparence, est devenue plus maítrisée, plus incisive, en un mot plus « classique ». On avait quelque peu oublié le romancier et voici qu'il se rappelle au souvenir des critiques et des lecteurs avec des livres inattendus comme Un roi sans divertissement (19'47), Afoe'(1947) et surtout, en 1951, le Hussardsur le toit, qui fit presque ľeffet ďune bombe. Cest alors qu'on paria d'un « nouveau Giono » comme ďun écrivain qui n'aurait pas déjá derriěre lui une longue carriěre ; parce qu'en effet il y avait, dans ses nouveaux livres, quelque chose de stendhalien, ne serait-ce, dans le Hussard sur le toit, que la France et ľltalie de ľépoque napoléonienne, on fit de Giono un disciple de ľauteur de la Chartreuse. En fait, cette seconde partie de l'ceuvre du romancier est bien, sous un vétement renouvelé, en continuité avec la premiere : le hussard Angelo, qui traverse indemne une epidémie de cholera, qui passe les Alpes pour rentrer chez lui, est éminemment un personnage gionesque : il doit le miracle de son aventure et le pittoresque insolite de ses aventures de detail á une sorte ďimmunité ; immunité elle-méme conferee au héros par un dieu qui est bien toujours le dieu Pan, mais devenu davantage maitre de ses actes, capable de détachement, ďironie et ďhumour, un peu cynique aussi á force de provoquer, au nom de son innocence, tous les préjugés et touš les tabous. Cest que Giono avait cessé de croire que la spontanéité pure était la clé du génie littéraire : les ceuvres intermédiaires, telies que Noé, ou des ceuvres publiées ultérieurement comme Ennemonde (1968) montrent que Giono a experimente, non pas vraiment une nouvelle maniere, mais les moyens de se rendre maitre de son propre univers, maitre de ses personnages et de son style. Maítrise qui ne fait qu'intensifier la presence des personnages, par exemple cette Ennemonde monstrueuse, amoureuse d'un Hercule de foire, maítrise qui confere une nouvelle intensitě a la composition et au style, devenus plus rigoureux, plus nerveux, sans que le langage perde son affinité avec le langage parle Cette maniere triomphe dans un román écrit en 1951 et publie seulement en 1965, les Deux cavaliers de I orage, dont la scene est dans « les Hautes-Collines », « le paradis et la liberté » Roman historique et militaire, mais aussi roman paysan Lorsque le héros, Marceau, va acheter des chevaux pour son regiment en compagnie de son frěre, il tombe sur une foire singuliěre, et le ton du romancier, la juxtaposition pure et simple de ses 9 phrases, son art de l'enumera-tion significative, peuvent apparaitre comme un modele a la fois du renouvellement et de la continuité de ľinspiration et du style de Giono « A cette foire-la, on vend des paons II n'y en a pas cent mille , il y en a trente ou cinquante au plus Mais pour cette sorte de chose c'est beaucoup II ne s'agit pas d'acheter de la volaille , il s'agit de s'acheter du contentement Tous les marchands de paons sont de Saint-Hilaire Tous les ache-teurs sont des Hautes-Collines Saint-Hilaire est un pays de coteaux heu de tendresse plein de fleurs , cosmos roses tremieres, capucines de toutes les couleurs, et méme des tournesols si éclatants dans le vert des pres qu'on les voit et qu'ils éblouissent depuis les lisiěres des Hautes-Collines On comprend trěs bien que les gens de cet endroit vendent des paons » Cet écrivain qui fut si célěbre, qui fut ensuite oublie et qui revient sur la scene littéraire sans qu'on le reconnaisse tout de suite alors qu'il a seulement change de tenue, apparait avec le recul comme un maitre de l'invention romanesque mais aussi jusque dans ses derniěres ceuvres encore mal connues tel le Deserteur (posth 1973), comme une sorte d'alchimiste du reel, agrémente d'un ironiste, le dieu Pan toujours aussi puissant mais capable de jouer des tours, ce Pan encore present au terme du Hussard sur le toit, dans cet été torride dont il profite pour faire peser sur ľhumanité « mélée a l'univers une enorme plaisanterie » Seuls des héros — peut-étre le romancier lui-méme -, parce qu'ils sont a la fois des hommes-Pan et des acteurs de la plaisanterie, peuvent accomplir en eux la plenitude de ľhumanité et ľaccord parfait avec la nature, méme dans ses moments les plus hostiles Grace a quoi, ils dominent de toute leur stature le tout-venant humain 10