XII) Vers la liberation autobiographique XII) VERS LA LIBERATION AUTOBIOGRAPHIQUE.............................................................................................................1 Le čas Aragon...............................................................................................................................................................................1 ľautobiographie de l'echec: Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945)..................................................................................8 Autopsie et Autobiographie de la vie PRiVEE : Marcel Jouhandeau (1888-1979)..............................................................11 ĽAUTOBIOGRAPHIE DE LA MALEDICTION : LOUIS-FERDINAND CELINE (1894-1961).....................................................................16 Les relations entre roman et autobiographie ont toujours été á la fois étroites et ambiguěs, en particulier á la suite du développement du récit á la premiere personne entrainant la confusion du narrateur et du romancier. Merne dans le cas d'un roman qui se présente comme « objectif », tel le roman stendhalien, la relation entre l'auteur et le narrateur est un moyen ďinsérer ľautobiographie de « ce que ľon voudrait étre », ľautobiographie du possible dont parlait Thibaudet, dans le tissu méme du roman objectif. De sorte qu'entre le roman objectif á la troisiěme personne et ľautobiographie proprement dite - récit, par l'auteur, pour reprendre encore les termes de Thibaudet, de « la ligne unique de sa vie reelle » - il y a comme une continuité, á ľintérieur de laquelle il est malaisé de discerner des frontiěres ou des ruptures. Situation encore accentuée par la liberation moderně du roman et ľaffirmation de ľindividualisme littéraire : comment discerner dans les romans de Nimier ou de Vailland, et, plus récemment, de Michel Déon, la part de ľobjectif et la part de ľautobiographie transposée ou semi-directe ? Chez un romancier comme Julien Green, á cet égard particuliérement représentatif, ľceuvre se partage en trois formules á la fois distinctes et reliées ľune á ľautre : 1) le roman proprement dit, ou les elements autobiographiques jouent le role ďune matiere objectivée du récit et lui fournissent ses themes dominants, le narrateur étant une sorte de projection imaginaire de l'auteur ; 2) des fragments autobiographiques constituant des récits organises á la maniere d'un roman, ou l'auteur, de facon ou ďautre, remet au present les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, comme Partir avant le jour ou Terre lointaine ; 3) le Journal, enfin, qui livre au lecteur la matiere autobiographique á ľétat brut. Ľceuvre de Marcel Arland fournit un autre exemple caractéristique de cette continuité : certaines de ses nouvelles, A perdre haleine entre autres (1960), utilisent les techniques de condensation propres au genre pour transposer une matiěre essentiellement autobiographique tandis que les récits proprement autobiographiques, la Musique des anges par exemple, transcrivent cette matiěre dans une écriture et un style non point certes « impersonnels », mais d'une telle densité, d'un tel dépouillement, qu'on croirait avoir á faire á un récit objectif. On pourrait multiplier les symptômes de cette interpénétration du roman et de ľautobiographie qui est une des grandes caractéristiques de la littérature narrative de la deuxiéme époque du XXe siécle : une preuve supplémentaire en est fournie par la conversion á ľautobiographie de romanciers chevronnés comme le Mauriac des Mémoires Interieurs ou le Malraux des Antimémoires, comme Julien Green ou Marcel Jouhandeau, qui passe de ľautobiographie transposée de Monsieur Godeau et de Chaminadour á ľautobiographie directe de l'Essai sur moi-méme et de Journaliers. Ľune des nouveautés révolutionnaires de ľceuvre de Celine reside dans son utilisation d'une matiěre autobiographique au service de la denunciation, d'autant plus radicale, d'une civilisation et d'une culture. Enfin, ľengagement idéologique d'Aragon romancier, méme lorsqu'il utilise la fiction historique ou s'attache á la peinture de ce qu'il appelle le « monde reel », integre constamment les apports d'une autobiographie idéologique et sentimentale : ce que révěle la fréquente explosion dans le récit du lyrisme et l'exploitation des relations, typiquement « aragonesques », entre education sentimentale et education idéologique. Et ainsi, une part considerable du romanesque contemporain se trouve congénitale-ment imprégnée d'autobiographie, prologue á ľexpansion de ľautobiographie proprement dite. Le cas Aragon Lorsqu'on aborde son ceuvre de romancier, on s'apercoit qu'il y a, vraiment, un « cas Aragon » : il est tentant et, croyons-nous, legitime de ľétudier, sans prétendre le moins du monde ľélucider á fond, dans le 1 cadre des relations entre roman et autobiographie. Lorsque Louis Aragon se convertit au roman - si l'on fait abstraction du Paysan de Paris (1926) qui n'est pas vraiment un roman -, il vient de rompre avec le groupe surrealisté (1932). Les Cloches de Bále (1934) inaugurent une suite de quatre romans, complétée par les Beaux quartiers (1936), les Voyageurs de ľimpériale (1942), Aurélien (1944), qu'il groupe sous la rubrique « le Monde reel » ; en 1935, il publie un essai intitule Pour un realisme socialiste. Cette conversion au roman coincide d'autre part avec la rencontre d'Elsa Triolet qui eut alors sans doute une influence determinante ; eile coincide enfin avec l'engagement communiste ď Aragon, comme en témoigne ľessai de 1935, conforme, du moins dans son titre, á ľorthodoxie culturelle de la Russie stalinienne, telle qu'elle avait été définie par Jdanov selon, précisément, la formule du « realisme socialiste. » On pourrait done croire que la conversion au roman est aussi une conversion au realisme et á un realisme social et idéologique, ce qui est ďailleurs, au moins en partie, parfaitement exact; les quatre romans, en effet, se proposent de représenter en action, sous forme parfois méme documentaire, les réalités de la tension sociale dans les années qui précéděrent la guerre de 1914, Aurélien, dont faction se situe en 1921, étant comme ľépilogue de la série. Pour accentuer l'impression de realisme, Aragon prend soin d'instaurer entre le lecteur et le roman un recul historique de l'ordre de vingt á vingt-cinq ans ; méme, en particulier dans les Cloches de Bále, dont le noyau est forme par ľévénement que constitue le Congrěs international contre la guerre de novembre 1912 á Bale, Aragon introduit des personnages historiques reels comme Jaurěs ou la militante allemande Clara Zetkin et il traite son sujet á la maniere ďune sorte de reportage rétrospectif, mais il le fait avec lyrisme et déjá cette irruption lyrique vient sinon contredire, du moins nuancer le realisme ; ainsi en est-il lorsqu'il évoque le discours de Jaurěs, dont il cite un membre de phrase qui aussitôt déclenche le commentaire lyrique : « Jaures parle des cloches de Bále : «... les cloches dont le chant faisait appel á l'universeile conscience... », et les cloches de Bále se remettent á sonner dans sa voix. Tout ce qu'elles ont carillonné dans leur vie de cloches, ces cloches, repasse á present sous ces voutes avec la chantante emphase de Jaures. » Par le style, c'est presque du Romain Rolland, et, mise á part ľorientation politique, cela sonne comme du Barrěs, dont Aragon a lui-méme reconnu combien il l'avait influence. Cette dimension historique sera conservée dans les autres romans de la série, méme dans Aurélien, situé en 1921, mais publié en 1944. Plus tard, dans la Semaine sainte (1958), alors qu'il sort tout juste de la periodě de crise de la déstalinisation, Aragon utilisera, cette fois plus franchement, en se reportant en 1815, la formule du roman historique. Mais on a l'impression, děs les Cloches de Bále, que, comme on dit, « il en fait trop » ; non que son realisme ne soit pas convaincant, au contraire, et méme son talent de narrateur, de peintre et de metteur en scéne fait merveille. Telle scene des Beaux quartiers, qui tourne au portrait incisif, fonde la denunciation sociale sur une recherche efficace ďauthenticité dans la description du personnage : « Dix fois, M. Barrel s'était fait rapporter, avec les listes, les dossiers de ses ouvriers oü étaient marqués toutes leurs défaillances, absences, retards, maladies, leur condition de famille, les heures supplémentaires, le rendement de chacun, ses idées politiques et tout ce qui s'ensuit. M. Barrel redoutait énormément de faire tort á ľun quelconque ď entre eux, si humble fut-il. II s'entourait dans le choix de ceux dont il allait se séparer, de toutes les precautions morales possibles. Non pas qu'il craignit les froneements de sourcils de Garibaldi, lui, mais il souffrait aussi á sa maniere des reproches de sa conscience, surtout aprés ses voyages á Lyon, les quenelles de la mere Filloux. » De la méme veine est, dans les Voyageurs de ľimpériale, le portrait social et psychologique de ľintellectuel bourgeois Pierre Mercadier. Mais parce qu'Aragon « en fait trop », méme s'il le fait trěs bien, une question se pose inévitablement : ce realisme, ne serait-ce pas un masque, ou ľantidote ďun égotisme fondamental et qui aurait la vie dure ? Que le realisme soit associé á un engagement politique et idéologique qui ne connaitra aucune défaillance, qui, méme, se soumettra, du stalinisme au communisme national et á la déstalinisation, á tous les méandres de ľorthodoxie, n'est-ce pas aussi un symptóme de sa fonetion en quelque sorte thérapeutique ? Méme s'il est impossible de répondre á ces questions, elles ne s'en posent pas moins á tout lecteur un peu attentif des romans d'Aragon, et elles se posent encore plus inévitablement lorsqu'on aborde les romans postérieurs á 1960, la Mise á mort (1965) et Blanche ou l'Oubli (1967), oú Aragon lui-méme pose la question de la nature et de la validitě du realisme. 2 Certes de 1934 á 1967, des Cloches de Bále á Blanche, se sont passées trente-trois années riches ďexpériences politiques, historiques, littéraires de toutes sortes, et au cours de cette longue periodě, le romancier a naturellement évolué. Le sens de cette evolution est en partie révélé par le romancier lui-méme - qui, done, en était parfaitement conscient- dans la Mise á mort. Ce roman, dit Aragon, est « I'histoire d'un homme qui a perdu son image » et il ajoute : « C e pour r ait aussi étre le roman de la pluralite humaine, celui de la creation romanesque ou le roman du romancier. Choisissez vous-méme ». Si l'on choisit le roman de la creation romanesque ou le roman du romancier, on choisit du méme coup une interpretation autobiographique, puisque Aragon est romancier et qu'il pratique, depuis 1934, la creation romanesque ; dans cette hypothěse, il y aurait done deux degrés de lecture d'un roman (car il s'agit aussi du roman en general) : 1. un premier degré, celui de la lecture realisté, 2. et un second degré, sous-jacent, non encore explicite, celui de la lecture autobiographique. Dans la Mise á mort, Aragon met en scene un personnage, Anthoine Célěbre que la voix d'Ingeborg d'Usher, par lui nommée Fougěre, a converti au realisme, transposition, peut-étre, de l'aventure d'Aragon avec Elsa. Lorsqu'Anthoine se met á réfléchir sur son realisme et sur sa justification, il ne peut done le faire qu'en racontant sa propre histoire. Certes son realisme conserve bien toujours quel que chose de « socialiste » et il observe méme que, pour que le realisme soit applicable, il faut changer non pas la cervelle du romancier, mais le monde ; il en profite pour critiquer le principe méme de la théorie du « realisme socialiste », selon lequel il fallait agir directement sur le romancier : « La grande difficulté du realisme dans son développement tient á ce que, pour que ses regies deviennent valables, ce n 'est pas la cervelle du romancier qu'il faut changer, mais le monde. Ľétrange est justement que ce soient les hommes qui voulaient changer le monde qui aient cru pouvoir commencer cette operation par la cervelle des romanciers. » Le probléme est méme si compliqué, ses données tellement enchevétrées que le romancier s'y perd et en vient á avouer que touš les mots qu'il dit, tout ce qu'il raconte, e'est pour « s'égarer » ; aprěs un développement de ton objectif sur le realisme, voici brusquement Anthoine qui se met á parier á la premiére personne et qui passe de la critique littéraire impersonnelle á la confession autobiographique. II y a lá, croyons-nous, un texte capital pour la comprehension du « cas Aragon » : « Tout cela... oü en étais-je ? II suffit d'un rien que je me per de. Tout cela comme les cheveux sur la soupe. En realite, j'ai la tete ailleurs. J'invente de m'en prendre á ceux-ci, á ceux-lá, pour éviter ce qui me dévore. Je dis des mots, pour m'égarer. Je me joue et vous joue une piece. Et celle en moi qui se déroule, vous n'en saurez rien. Vous ne saurez jamais, jamais ce qui m'étouffe. Ce roman silencieux de moi. Ce qui vient de se passer, á quoi vous n'avez pas accěs. Parce que tout semble comme si, justement, ce que je vous livre était mon secret, n'est-ce pas. Alors que. Ce roman banal que je traine. Ce désespoir. Ce désespoir de toute la vie... Si loin que ma memoireplonge, cette mer muette... rien de cet abime en moi ne chante... Je n'entends que cette montée en moi, cette accumulation de ľ insupportable, cette croissance qui m'emplit, ce můrissement noir, qui vient du fond de ľexistence, en vain toujours écarté pour toujours revenir, et je suis lá, je fais semblant, je souris parfois avec cette bouche, pour moi seul arnere, avec laquelle je raconte, je raconte. » Ce qui semble bien montrer que méme Aragon n'a pas échappé á cette inquietude, au moins de ľesprit, qui débouche inéluctablement sur ľautobiographie, masquée ou non. Mais le propre d'Aragon est d'avoir voulu, tout au long de son ceuvre de romancier, enfouir la tentation autobiographique dans le sous-sol du realisme : reste á savoir si cette tentation ne resurgit pas plus souvent et méme plus continüment que ne ľaurait voulu le romancier. Les Cloches de Bále sont ainsi un reportage historique sur un congrěs socialiste daté de 1912 ; c'est aussi le portrait d'une bourgeoise convertie á la revolution ouvriére, Catherine Simonidzé, que le romancier oppose, á propos d'une gréve de taxis, au capitaliste Joseph Quesnel. Mais n'est-ce pas aussi ľhistoire, 3 chiffrée dans un code realisté et historique, de la conversion du bourgeois Aragon dans ces années 1932-1934 et de Taction d'Eisa Triolet ? Eisa est russe et Catherine Simonidzé est, eile, ďorigine géorgienne. Est-ce tout á fait par hasard qu'Aragon pousse sur le devant de la scene du congrěs de Bale Clara Zetkin, militante allemande épouse d'un revolutionnaire russe, Ossip Zetkin ? C'est eile, en tout cas, dont l'intervention, en 1920, au congrěs de Tours, joua un role decisif dans la scission du Parti socialiste et la formation du Parti communiste francais. Autrement dit, il y a bien, dans les Cloches de Bale, á travers la grille du récit historique, une inspiration qui relěve de ľautobiographie cachée et le román devient une sorte de document indirect sur la conversion socialiste et communiste du romancier et sur ľarriére-plan historique de son education idéologique. C'est encore plus net dans les Beaux quartiere, surtout dans la seconde partie, la partie parisienne, aprěs la premiere partie provinciale. On y retrouve Quesnel, le patron des taxis Wisner ; il y a aussi une intrigue amoureuse : la maitresse de Quesnel, Carlotta, est séduite par le jeune Edmond Barbentane qui, grace á Quesnel, pourra satisfaire son arrivisme. Mais il y a surtout les deux fils Barbentane, Edmond, qui a commence par faire des etudes de médecine, comme Aragon, et qui devient ce que nous venons de dire, puis le cadet, Armand, qui, lui, va devenir ouvrier, justement chez Quesnel, et se convertir au socialisme. Ne dirait-on pas que, dans ces deux freres, Aragon a incarné sa propre dualite initiale et, avec la conversion dArmand, sa propre conversion ? D'un côté, ses origines bourgeoises et les « beaux quartiere » de son enfance et de son adolescence, de l'autre, le revolutionnaire et le communiste ; done, l'histoire implicitement autobiographique d'une education idéologique qui est celie méme du romancier, mais trans-posée et objectivée grace au recul historique et á la technique realisté. II s'y joint, autour de l'intrigue entre Carlotta et Edmond, telle qu'Armand peut l'observer, des elements d'une education sentimentale reliée á une experience des liens qui unissent intrigues amoureuses, politique et affaires. Son enfance, Aragon ľévoquera dans les Voyageurs de ľimpériale, mais ce roman, le plus « négatif » de la série du Monde reel, est surtout consacré á l'histoire de ľéchec humain et intellectuel de Pierre Mercadier, échec financier aussi et échec sentimental. Ce theme de ľéchec qui est ici le theme dominant et dont on trouve d'autres exemples dans ľceuvre romanesque d'Aragon, ne concerne pas seulement ľéchec d'un individu, victime du krach de Panama, qui a connu la crise de l'Affaire Dreyfus, dont les relations avec sa maitresse ne sont pas exemptes de quelque bassesse, et qui finit dans une miserable solitude ; c'est aussi ľéchec d'une société, d'une civilisation corrompue et décadente. A travers le destin de Pierre Mercadier, qu'Aragon fait naitre en 1856 et mourir á la veille de la guerre de 1914, c'est le destin de toute une classe sociale, celie méme á laquelle il appartenait par sa naissance, que le romancier a voulu dépeindre ; ici, le recul historique, qui fait de ce destin, en la personne de Pierre Mercadier, un destin accompli, est le moyen pour Aragon de convertir en realite ce qui, dans le temps et l'histoire de sa vie personnelle, est ľhypothése qui fonde son engagement. Telle est au moins une des fonctions de la transposition historique et realisté de ľautobiographie idéologique. Si les Voyageurs de ľimpériale est tout de méme le roman le moins autobiographique d'Aragon, Aurélien, en revanche, parce qu'il est daté d'apres 1914, du temps des « années folles », est sans doute le plus autobiographique. C'est aussi un roman de ľéchec - on dirait parfois qu'Aragon est hanté par ce théme de ľéchec et que tout se passe comme si le roman était aussi pour lui un moyen d'exorciser le risque ďéchec qu'il sent present dans les profondeurs de son moi. La relation du romancier et de son personnage, telle qu'elle apparaissait déjá dans les romans precedents, atteint, dans Aurélien, toute sa signification. Schématiquement, on pourrait dire que le personnage est le double du romancier, mais que le romancier est l'antidote du personnage. Aurélien en effet, au sortir de la guerre, est, pour ainsi dire, en suspens, situation á laquelle ľépoque est spécialement favorable ; il est disponible et la question est de savoir ce qu'il fera de sa disponibilité : telle était, exactement, la situation d'Aragon et de sa generation. Socialement et idéologiquement, Aurélien restera un hesitant et ce sera par passivité qu'il se réintégrera á la société bourgeoise. En revanche, sentimentalement, Aurélien fait ľexpérience de ľamour fou que lui inspire une femme de pharmacien dont le nom est... Berenice et lorsque ce nom rappelle á la memoire ď Aurélien un vers de Racine, Aragon en donne une interpretation qui traduit une tentation qu'il dut connaítre lui-méme comme toute sa generation : « Un grand gargon. II ne pouvait pas tout á fait se prendre au sérieux et penser : un komme... Depuispres de trois ans, il remettait au lendemain l'heure des decisions. II se reprě-sentait son avenir, aprěs cette heure-lá, se déroulant á une allure tout autre, plus vive, harcelante. II aimait 4 ä se le représenter ainsi. Mais pas plus. Trenie ans. La vie pas commencée. Qu'attendait-il ? II ne savait faire autrement que defláner. Ilflánait. ...Je demeurai longtemps errant dans César ée... » L'amour fou pour Berenice ne s'accomplira pas ; les deux amants se sépareront pour ne plus se retrouver qu'au cours de l'exode de 1940, et une balle perdue tuera Berenice aux côtés d'Aurélien. Nous verrions volontiers dans Aurélien le chef-d'ceuvre de la premiere maniere d'Aragon romancier : il y incarne dans son double les risques conjures ďune époque, d'une classe sociale, ďune sensibilité, risques qui sont les siens et qu'il a lui-méme réussi á exorciser par une contre-conjuration, la conjuration de son engagement idéologique, de sa conception méme de la creation romanesque et de son amour pour Eisa. Peut-étre méme la creation romanesque joue-t-elle ici, dans cette contre-conjuration, le role principal : grace á eile et grace aux techniques de ľincarnation realisté, qu'Aragon, dans Aurélien, mánie avec une supreme aisance, il pose, rétrospectivement, hors de lui et en face de lui, ľimage d'un personnage dont il s'est dépouillé, mais auquel il redonne une realite littéraire pour en fixer définitivement la signification par rapport á lui-méme. Ce qui pourrait, de surcroit, expliquer cette atmosphere de nostalgie oú baigne Aurélien et ce climat poétique né de la presence d'un amour ideal marqué de predestination tragique. Certes, il y a aussi dans Aurélien une dimension idéologique, dans ce personnage que la société bourgeoise va absorber et que tente le fascisme naissant, mais cette dimension ne constitue guěre au total qu'un arriěre-plan. L'essentiel est ailleurs. Cet essentiel, déjá present dans la série du Monde reel, mais masque et parfois méme trěs habilement camouflé, éclate dans la Mise á mort, oú commence de se révéler un nouveau romancier qui assume cependant l'ancien en le faisant passer aux aveux. En attendant, il reste á Aragon d'achever le Monde reel en abordant la perióde la plus récente de ľhistoire, la perióde la plus récente aussi de sa propre histoire personnelle, celle qui va de 1939 á 1945. II l'entreprend avec les Communistes (1949-1951) ; c'est de toute evidence un échec, de l'aveu méme de l'auteur qui laisse son entreprise inachevée á la date de 1940, avec cependant six volumes ! Aragon publiera en 1967 une version abrégée qui n'est guěre plus convaincante. Si l'on songe qu'á peu pres dans le méme temps, une entreprise analogue, quoique fort différente de propos et de contenu, de Jean-Paul Sartre, les Chemins de la Uberte (laMort dans ľáme, 1949) connait le méme sort, il est probable que ľéchec tient á la nature méme de ľentreprise ; en ce qui concerne Aragon, il est clair ici que la proximité historique et idéologique entre le romancier et son sujet, la proliferation des episodes, des personnages, des reactions, ruinent la structure romanesque elle-méme, quelle que soit la virtuosité du romancier, laquelle se ' trouve prise au piěge et se retourne contre lui. Le « monde reel », méme vu du point de vue exclusif du militant idéologique, perd toute plausibilité du fait de sa refraction Partisane et de sa pullulation interne. Ce monde, le romancier tente bien de le faire vivre par le pittoresque de ses descriptions ou de ses incidents, mais c'est finalement en pure perte. Aussi Aragon revient-il en 1958, avec la Semaine sainte, á la formule de la transposition historique, á celle aussi que nous avons appelée, á propos d'Aurélien, le román du double. Car le peintre Theodore Géricault, dont Aragon reconstitue ľitinéraire au cours de la semaine du debut des Cent-Jours en 1815, est, encore plus qu'Aurélien, un double du romancier et, plus largement, de sa generation, mais il appartient á un moment de ľhistoire qui est á la fois fort éloigné du temps present dans ses aspects événementiels et relié par une identite de signification au « monde reel » d'Aragon .-dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'un moment oú ľhistoire bascule, moment, done, oú, pour un jeune homme - Géricault est alors ägé de vingt-quatre ans, ľäge d'Aragon en 1921 -, le suspens historique remet tout en question et représente une chance exceptionnelle de renouvellement intellectuel et peut-étre de salut. Lorsqu'Aragon évoque ce qui se passe alors dans ľesprit de son héros, on n'a aucune peine á imaginer que ce qu'il décrit alors est analogue et parallele á ce qu'il a lui-méme éprouvé, ainsi que toute sa generation ; c'est précisément cette valeur exemplaire du héros, sa qualité de double révélateur, qui lui confere son pouvoir de presence reelle et son efficacité de symbole incarné, pouvoir et efficacité sans lesquels il ne peut y avoir de « héros de román », méme historique ou realisté : « L 'extraordinaire était qu'il se faisait en Theodore une sorte de changement profond, inexplicable, que ne justifiaient pas les propos tenus, la valeur des arguments, le développement d'une pensée. C'était comme un glissement ďombres en lui, une simple 5 orientation inconsciente... Ilfallait ä Theodore pour suivre ici I'histoire qu'il pr it parti d'une f agon ou de ľ autre, que sa Sympathie allát á ces auteurs-ci contre d'autres... » Et si Theodore souhaite la victoire de l'Empereur, ce n'est point par un culte napoléonien comme celui de Julien Sorel, c'est parce que « le retour de l'Empereur, c'était la fatalitě bousculée... c'était le commencement d'une vie differ enté, qui frémissait ici pármi ces hommes miserables, d'une miser e qu'il n'avait jamais vraiment vue ni devinée, de foisonnement de destins sans espoir ». Texte qui, comme beaucoup de pages de ce román « historique », rend sensiblement le merne son qu'une confession autobiographique : Theodore est bien le double d'Aragon, simplement transfere dans des circonstances historiques différentes, mais qui, précisément parce qu'elles sont différentes, et analogues, confěrent á la reflexion commune au romancier et á son double la portée d'une vérité universelle. Car l'une des raisons aussi pour lesquelles Aragon opere ce transfert historique de sa propre experience est qu'á ses yeux, l'une des fonctions essentielles de la creation romanesque et de son recours aux techniques du realisme est de dégager d'une vérité particuliěre et personnelle une vérité universelle. Deux ans avant la Semaine sainte, Aragon avait intitule le Roman inachevé un poéme autobiographique, comme pour suggérer, ce que suggěre aussi le texte, que le « romanesque » déborde les distinctions tra-ditionnelles et caduques des « genres » ; l'ceuvre suggěre aussi que la grande affaire est le probléme du langage. Dans la Mise á mort, nous avons vu Anthoine Célěbre s'interroger sur la vanité du langage, en particulier du langage realisté, interrogation qui est, bien évidemment, celie d'Aragon lui-méme, interrogation dont il prend conscience á la lumiěre de la mise en question du langage par les théoriciens du « nouveau román » ou par un cinéaste comme Jean-Luc Godard. Grace á cette acuité, si caractéristique d'Aragon, du sens qu'il posséde des symptômes d'une crise littéraire, Aragon va jouer sa partie dans le concert de la crise de la littérature et de la littérature de crise des années soixante et prend sa place dans le cortege des novateurs avec Blanche ou l'Oubli (1967). II s'y déguise en linguiste, et pour bien marquer l'aspect autobiographique d'un personnage que, d'autre part, il ne cessera de vouloir detacher de lui, il fait naitre son Geoffroy Gaiffier le 3 octobre 1897, le jour méme de sa propre naissance : s'il n'est pas lui, il est done, une fois encore, son double ; s'il est linguiste - et Aragon lui-méme, sans étre comme son héros un specialisté, a toujours été specialement attentif aux pro-blěmes de langage -, c'est que, dans ces années 1960, c'est le langage qui est en question, et l'utilisation littéraire du langage. Mais á travers cette interrogation sur le langage, se manifeste une plus grave interrogation, concernant la capacité du langage á rendre compte de la continuité d'une histoire, ce qui est la pretention méme du román ; c'est aussi interrogation sur le point de savoir si le langage peut rendre compte de I'histoire personnelle et traduire ľidentité de la personne á travers le temps. Geoffroy Gaiffier éerit alors son autobiographie ou du moins la part de cette autobiographie qui concerne ses amours avec Blanche dans les années 1920. II le dit lui-méme : « Je ne suis pas un romancier, moi. » Mais pour tenter de mieux retrouver Blanche, qui ľa quitté tout de suite aprěs la guerre, et afin qu'elle ne sombre pas dans l'oubli, il veut l'arracher au passe et, pour ainsi dire, la mettre au present ; or, c'est lá une operation romanesque, relevant de ce qu'il appelle « ľhypothése-roman », dont il est lui-méme incapable. II va done inventer un personnage chargé de cette operation, la jeune Marie-Noire, la maitresse de Philippe, reconstituant ainsi le couple qu'il formait avec Blanche quarante ans auparavant. Mais le probléme qui se pose alors est celui du langage, puisque Geoffroy utilise son langage et Marie-Noire un autre langage ; finalement, il est impossible d'accorder ensemble ces deux langages et par consequent d'accorder le roman et l'autobiographie. Aragon fera mourir Marie-Noire étranglée par son amant, aprěs avoir essayé de retrouver la Blanche reelle. Pourquoi done Geoffroy ne s'est-il pas contenté de se raconter á lui-méme ses souvenirs en éerivant simplement son autobiographie d'amant, mais aussi de linguiste ? Lorsqu'il répond á cette question, car il se la pose avec une sorte d'irritation, on peut penser que cette réponse est aussi celle d'Aragon, et l'explication de son recours au roman ; on voit ici réapparaítre le personnage du double : « Ce besoin que j'ai d'un inter locuteur... Je me suppose un autre qui m'écoute... Si je dis vous, c'est que j'ai besoin d'un vous. Pour penser. Pour me souvenir. Pour parier... Et c'est bien le secret de ma vie... Ľ enfant monstrueux que per sonne n'a vu, et que trahit 6 pourtant une fenétre de plus ä la fagade du chateau. Le secret du chateau c'est que vous n'existepas. Ce vous qu'écrire sollicite. » « Ce vous que j'invente contre ľoubli », est-ce aussi le secret ď Aragon et de son ceuvre romanesque ? II semble bien l'avouer dans ce roman qui est son dernier roman et qui est aussi une mise en question du roman. Situation ambiguě du romancier entre lui-méme et sa memoire, entre lui-méme et ľhistoire, entre lui-méme, sa memoire, ľhistoire, et la realite : « Ce vous... qui me ressemble et ne me ressemble pas. Qui me ressemble assez pour m'entendre á demi-mot, qui ne me ressemble pas, parce qu'il est, par exemple, plus jeune, ailleurs, en proie á d'autres drames, qu'il sait ce que je ne sais pas, comme ce que je sais il l'ignore. » Tel est le mot de la fin, sinon de Blanche ou l'Oubli, du moins de l'ceuvre romanesque d'Aragon qui, děs lors, renonce á cette lutte contre ľoubli qu'était la traduction en roman de ľexpérience autobiographique. Son Geoffroy Gaiffier se désintéresse de « 1'hypothěse-roman », car, dit-il, il s'est « assez mesuré á la grandeur du temps » ; mais il se désintéresse aussi de ľhypothése-autobiogra-phie et s'écrie, á la derniére page de Blanche : « Dire que les hommes maintenant se construisent des machines appelées « mémoires »... et rien ne leur semble plus atroce que d'oublier. Ils oublieront pourtant ce monde á leur tour, et la douleur, et leur visage. » 7 Ľautobiographie de ľéchec : Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) A propos d'Aurélien, Aragon declare qu'un certain aspect de son personnage lui a été inspire par un écrivain, Pierre Drieu La Rochelle, que sa prise de position politique en faveur du fascisme et de la collaboration a rejeté un temps dans les oubliettes de ľhistoire, mais qui, avec le recul, retrouve progressivement sa place parmi les témoins du désarroi de toute une generation, ce désarroi dont Aragon a entendu rendre compte dans Aurélien. Drieu, en effet, est ďabord ľancien combattant, décu par la guerre et son issue, et il élaborera, á partir de cette deception, une ceuvre double d'essayiste politique et de romancier autobiographique, ľautobiographie romancée ayant pour fonction de libérer ľexpression des états ďäme qui servent de fondement et de justification á la reflexion et á ľengagement politiques. Or, ľune et ľautre part de cette ceuvre double sont hantées par ľobsession de ľéchec, ďun échec qui n'est pas seulement personnel, qui est aussi celui d'une société, d'une culture, d'une civilisation, la société bourgeoise et la civilisation européenne, solidaires ľune de ľautre. Děs 1922, dans Mesure de la France, essai á beaucoup ďégards prophétique, Drieu dresse un tableau impressionnant, servi par ce style puissant qui restera toujours le sien, du déséquilibre que fait apparaitre la confrontation entre la vieillesse et la dégénérescence de l'Europe, et le potentiel de puissance et de croissance de l'Amérique, de la Russie, de la Chine. Ce constat lui inspire de réagir contre cette situation par ľélaboration d'une veritable mystique européenne qui s'exprime dans Geneve on Moscou (1928) et l'Europe contre les patries (1931). Cest á partir de lá que Drieu, aprěs avoir, en 1936, rencontre Jacques Doriot - maire de Saint-Denis et ex-dirigeant du Parti communiste converti á un fascisme populaire -, s'engagera dans la voie qui le conduira á la collaboration, mettra au service de cette cause la Nouvelle revue frangaise dont il prend la direction, et, pour devancer le sort qui l'attend, se suicidera en mars 1945. II avait débuté comme poete, puis fréquenta Aragon et les surréalistes ; ses premiers recueils, Interrogation (1917) et Fond decantine (1920), que ľceuvre romanesque a fait oublier, n'en sont pas moins révélateurs. Ces poěmes, en effet, sont ľautobiographie de ľancien combattant, qu'ils tentent de libérer de ses hantises et de son désarroi, de cette solitude qu'il ressent avec une acuité tragique « au milieu de l'implacable sollicitude du monde ». Mais Drieu n'est pas de ceux qui peuvent se sauver par la poesie : s'il y renonce, ce n'est point que le don lui manque ; ses deux recueils, au contraire, montrent qu'il avait tout pour étre un poete du premier rang ; c'est, tout simplement, que la poesie ne réussit pas á le libérer. II multipliera les tentatives de liberation, du côté de Dada et du surrealisme, du côté de toutes les aventures intellectuelles et sentimentales qui s'offrent á son exploration et dont ľexpérience nourrit ses premiers récits, Etat-civil (1921), l'Homme couvert de femmes( 1925) ou encore les nouvelles dePlainte contre inconnu (1925). II va ainsi développer, dans une forme romanesque presque totalement libérée, oú s'entrelacent les episodes d'une intrigue, les reflexions de personnages toujours plus ou moins doubles de Fauteur, les incidents symboliques, les tableaux et descriptions réalistes, une double autobiographic, la sienne propre, celie de sa complexité et de son inquietude, et celie de son temps, de sa classe sociale et de sa generation. II aboutit ainsi á cette sorte de diptyque que forment Réveuse bourgeoisie (1937) et Gilles (1939), le premier roman relevant plutôt de ľautobiographie collective, avec cependant insertion de ľautobiographie personnelle, et le second, de ľautobiographie personnelle avec insertion correspondante ďéléments d'auto-biographie collective : de sorte que les deux romans sont étroitement solidaires, cette solidarite méme étant particuliěrement caractéristique du personnage littéraire de Drieu La Rochelle. La société est, en effet, pour lui le miroir oú se reflěte une image de lui-méme, tandis qu'une autre part de sa personnalité refuse de s'y reconnaitre. Le recours romanesque est done le moyen de traduire cette dissociation en conférant á ľauteur le pouvoir de projeter hors de lui cette image qu'il refuse et qu'il confond alors avec le miroir social oú eile se reflěte. Mais en méme temps, cette image, il veut aussi, á ľintérieur du miroir social, lui donner une certaine distinction : ainsi les héros de Réveuse bourgeoisie seront á la fois des représentants de cette bourgeoisie oú Drieu va les cueillir, et des romantiques velléitaires, comme sans doute il ľétait lui-méme. Mais ľauteur reste en méme temps extérieur au miroir et aux personnages qu'il y regarde, et les soumet á ce qu'il appelle une « observation systématique », laquelle 8 comporte une part considerable ďauto-observation. Pierre Drieu la Rochelle, Mesure de la France (1922), réédition avec Ecrits 1919-1940 (1964). « Assez de ce mensonge sur lequel on aura pu vivre tout au plus pendant les vingt premieres années de ce siěcle, assez de ce vieux petit jeu des etiquettes. Nous nous valons tous, nous sommes touš les mémes, tous actionnaires de la Societě moderně industrielle au capital de milliards en papier et de milliers d'heures de travailfastidieux et vain. Que ce soit á Kharkov ou á Pantin, á Shangai ou á Philadelphie, c'est la méme chose, n'est-ce pas ? partout on travaille en grand dans le carton-páte ou lefer-blanc... » (Mesure de la France). Cette méthode et la structure romanesque qu'elle implique - structure double et superposée, soubassement autobiographique et superstructure romanesque - atteint sa perfection et la plenitude de sa force dans Gilles, roman d'un individu et ďune société solidaires, ou « ľobservation systématique », pous-sée éventuellement jusqu'á la satire, combine, avec une extréme habileté, ľaveu autobiographique et la lucidité du regard. Drieu choisit á dessein de presenter d'abord son roman comme une sorte de chronique qui va de la fin de la Premiere Guerre á la veille de la Seconde ; ce qui lui permet, puisqu'il a été lui-méme un acteur de cette chronique, de fondre ensemble ľobservation d'une société en train de se défaire, et le journal transpose de sa propre experience. Chronique construite autour du personnage de Gilles Gambier, mais répartie en quatre episodes dont les titres, loin d'etre historiques, sont au contraire symboliques et désignent les étapes d'un parcours, proche de celui de l'auteur : la Permission, l'Elysée, l'Apocalypse, Epilogue. A ľintérieur de cette premiére repartition, Drieu insěre une structure oscillatoire qui découle de ľattitude constamment hésitante de son personnage, tantôt courageux et tantôt lache, tantôt s'abandonnant á un érotisme déchainé, tantôt se plongeant dans ľascétisme. Cest que le monde autour de lui oscille aussi et hésite, voit ses valeurs se dissoudre dans cette oscillation. Finalement, par lassitude, Gilles, comme Drieu, du moins on est en droit de le penser, face á cette faillite generale, se laisse tenter par des aventures qui sont autant de fuites en avant : il s'essaie en vain á la politique, au journalisme, á la littérature ; pour échapper á ce vide social, moral, politique, intellectuel, il ira en Espagne risquer de se faire tuer dans les rangs des troupes franquistes : acte de désespoir plus que de courage, semble-t-il, et, pour le lecteur d'aujourd'hui, premonition du suicide méme de Drieu en 1945. Une voie cependant était peut-étre encore ouverte sinon á Gilles, du moins á Drieu. Cest au moment méme oú il acquiert la certitude de la défaite allemande qu'en 1943 il publie l'Homme ä cheval; il fait en Suisse un voyage dont le but n'est pas d'échapper á sa défaite et á ses consequences, puisqu'il refuse d'y rester comme réfugié, ce qui lui eüt été facile. La Suisse de 1943, carrefour preserve de cette Europe pour laquelle Drieu avait autrefois milité, lui apparait-elle alors comme un Heu de pělerinage aux sources, ou il se rend avant de consommer sa défaite ? Deux tentatives précéderont le suicide définitif de mars 1945. Et, á la fin de l'Homme á cheval, le héros, avant de disparaitre á pied - « Ľhomme á cheval était äpied », telle est la derniére phrase du roman -, fait un pělerinage aux sources de ses réves, en ce lieu sacré qu'est, sur les hauteurs qui forment frontiěre entre le Perou et la Bolivie, le lac Titicaca. Aprěs le suicide de Drieu, on trouvera sur sa table de travail un recueil de textes de mystique hindoue, et avant de mourir, il avait declare qu'il se sentait tenté de devenir « chrétien par lassitude ». Dans l'Homme ä cheval, Drieu liběre ses réves, mais sans rien perdre de la lucidité qui pressent ľinéluctable échec des réves, á moins que ľhomme sache s'élever jusqu'á ľaltitude d'un monde au-delá de la fatalité d'échec des réves humains, qui ne peut étre que le monde du sacré : les quatre mille metres d'altitude du lac Titicaca, lieu saint des Incas, sont plus qu'un symbole, le signe d'un dépassement définitif, de ľentrée dans un autre monde dont nul ne peut savoir si c'est un monde en quelque maniere monastique, un « toit du monde » comme le Tibet auquel Drieu compare ces hauteurs sud-américaines, ou si c'est un monde au-delá de la mort: la pure et simple disparition du héros á la fin du roman, l'abolition de ce qui le constituait comme héros-centaure, « homme á cheval », laisse la question en suspens. Roman á beaucoup d'égards étonnant, unique en son genre, cet Homme á cheval, ou le couple Jaime-Felipe, le héros et le compagnon, ľhomme d'action et le témoin, est bien la projection du couple intérieur 9 que Drieu portait en lui, le couple de ľimaginatif et de ľobservateur, du réveur d'action et du désabusé. Dans les aventures du centaure Jaime Torrijos, aventures militaires, politi ques, amoureuses, Drieu realise son propre mythe, ce mythe qu'une société et une civilisation déliquescentes lui interdisent de vivre : on comprend alors que sa dénonciation de cette société et de cette civilisation prenne parfois des allures de vengeance personnelle, et quand il en est ainsi, ce ne sont pas les moindres moments de l'ceuvre de Drieu. Mais méme dans ľimaginaire - lá est tout le pathétique de ľHomme á cheval -ce mythe est voué sinon á ľéchec, du moins á ľimpossibilité ; s'il y a, au-delá de cette impossibilité inscrite dans sa défaite finale, un triomphe de Jaime, ce ne peut étre que par un saut dans ľinconnu, ľinconnu des hauteurs du sacré. Présenté par le narrateur comme un manuscrit trouvé dans les papiers de son grand-pére, ce román n'est peut-étre que la relation ďun réve : « II n'y avait pas eu de Jaime Torrijos selon ľhistoire, et ce récit, qui renferme de monstrueuses inexactitudes, semble avoir été écrit par quelqu'un qui n'a jamais mis les pieds en Bolivie, qui tout au plus en a révé. » Mais cette « information », au lieu d'etre placée, comme c'est la coutume en pareil cas, avant le récit, est placée au contraire á sa suite, et le stratagěme littéraire traditionnel devient un procédé de démythification a posteriori. Cest que le Jaime Torrijos du récit, en effet, n'est qu'un réve ; plus reel est le Jaime ďau-delá du récit. Traduction du sentiment qu'avait de plus en plus Drieu de sa propre irréalité comme de ľirréalité du monde autour de lui : ľhistoire de ľHomme á cheval est ľautobiographie testamentaire d'un Drieu livré au réve dans un monde qui nie la possibilité méme du réve et de sa realisation en actes ; mais c'est aussi le prologue d'un futur au-delá du temps et du monde, le futur du sacré et de ľinconnu, le futur aussi du silence. Ce que confirm ent les textes posthumes de Drieu La Rochelle, en particulier les Mémoires de Dirk Raspe (1966) et plus encore le Récit secret (1958), rédigé á la veille de son suicide, et le Journal 1944-1945 (1961). 10 Autopsie et autobiographie de la vie privée : Marcel Jouhandeau (1888-1979) Marcel Jouhandeau (1888-1979) en 1954 : « Ce monde que j'ai construit, j'avais du l'imaginer ä ľavance... Etpeu importait que « ce monde » eüt la moindre existence, la moindre valeur pour les autres : il devait n'étre qu'ä mon usage, valable d'abord pour moi seul, seulementpris á ma taille » (Essai sur moi-méme, 1946). Balzac, déjá, avait vu dans la vie privée un miroir privilégiá des phénoměnes moraux et sociaux et si, dans la Comédie humaine, il lui consacre un certain nombre de « scenes », c'est pour rendre compte des découvertes que peut opérer ľobservation directe de la vie privée des individus, des couples et des families. S'il arrive qu'un écrivain explore sa propre vie privée et, par extension concentrique, celle du monde et de la société qui ľentourent, si, de plus, il integre á cette vie privée son experience morale, métaphysique, spirituelle et religieuse, si touš les problěmes humains, y compris les problěmes du surnaturel, sont regardés et vus dans ce seul miroir, la narration autobiographique, romancée ou non, lui apparaitra comme la loi nécessaire de son ceuvre. Tel est le cas de Marcel Jouhandeau qui, d'ailleurs, declare, á propos de Prudence Hautechaume (1927): «C'est ľhistoire des families qui m'intéresse. » II s'ensuit un certain nombre de consequences : tout d'abord, l'autobiographie n'exclut pas, mais au contraire inclut ľobservation de l'entourage du narrateur, puisque cet entourage, il se l'approprie et, par cette appropriation, au Heu qu'il ait á s'extérioriser pour regarder les autres, ce sont ces autres qu'il integre á sa propre vie personnelle et privée ; il se pourrait que la fameuse ironie trěs particuliěre de Jouhandeau tienne, pour une bonne part, á cette sorte de tour de passe-passe ; ensuite, seconde appropriation, les relations de l'homme avec ses semblables, avec lui-méme, avec Dieu, ses bassesses et ses grandeurs, ses tentations et son inquietude, ses vices et ses vertus, ses crimes et ses bonnes actions, tout cela est aussi une affaire privée, qu'il s'agisse de l'auteur lui-méme ou de ses personnages qui sont ses doubles ou ses voisins ; car le roman autobiographique de la vie privée implique nécessairement que tout personnage soit au moins, ďune maniere ou d'une autre, un voisin : Jouhandeau n'inaugure-t-il pas son ceuvre par une evocation de lui-méme dans son voisinage le plus proche, sa famille, avec la Jeunesse de Théophile (1921), et par une observation de ses voisins de Guéret, les Pincengrain (1924) ? Enfin, cette reduction, ou plutôt ce rassemblement ďune matiěre surabondante en un seul point de vue, celui de la vie privée, vient bouleverser les lois ordinaires de la narration, á tel point qu'on peut se demander si Jouhandeau est encore un « romancier » ou méme simplement un « nouvelliste » : il n'a dans son projet ni la continuité narrative, ni le souci de construire une action, encore moins l'intention de dégager du récit une signification psychologique, morale ou sociale. Son realisme, car il est realisté, est d'une tout autre sorte : il sert á conférer un caractére d'objectivité aux impressions personnelles qui forment le tissu du récit et dont Jouhandeau est convaincu qu'elles lui révélent ľessence méme des étres, essence manifestée dans leur vie privée děs le moment ou le narrateur se l'est appropriée. C'est la méme méthode qu'il applique á lui-méme et il se traite comme il traite les autres, avec le méme realisme, la méme ironie, le méme mécanisme ď appropriation, qui devient alors une auto-appropriation. Ce principe ď appropriation, prolongement de la relation de voisinage que le narrateur entretient avec ses personnages et avec lui-méme, produit l'ironie comme allant de soi, comme coulant de source, ironie qui se substitue aux effets ordinaires de la narration. Elle tient, pour ľessentiel, á ce que la relation de voisinage, que Jouhandeau entretient méme avec Dieu, crée inéluctablement un complexe proprement ironique de Sympathie et de cruauté - oserait-on dire méme de Sympathie cruelle ou de cruauté sympathique ? Ce ne serait pas seulement jouer sur les mots -, mais aussi d'intimité et de distance, de participation et d'objectivité. Jouhandeau dit de son ironie que c'est « une facon de traiter avec la plus grande objectivité ce que ľon porte en soi de plus intime, avec un am er détachement ce que l'on a de plus eher ». Ironie qui entretient des liens étroits avec l'impudeur que suppose le caractére obligatoirement indiscret des revelations sur ľintimité privée du narrateur et de ses voisins, combinaison d'ironie et d'impudeur qui débouche éventuellement sur 11 le scandale ou sur le sacrilege. Lorsque Jouhandeau s'occupe des Pincengrain en utilisant le vrai nom ďune famille de Guéret, sa ville natale, le scandale qu'il provoque alors trouble si profondément le chef-lieu de la Creuse que c'est comme une Aquarelle de Bakst (1920) pour une affiche de la danseuse Carvathis (Elisabeth Toulemon), future épouse de Jouhandeau (1929), l'Elise de Monsieur Godeau Antigone (1944), reprise de 1947 au Theatre de petite revolution. Lorsqu'il parle de ses relations avec Dieu, ce qui lui arrive constamment, c'est avec la méme impudeur et la méme ironie : son premier livre, ľautobiographie de sa jeunesse provinciale, mystique et sensuelle, la Jeüneuse de Théophile, est par lui défini comme une histoire « ironique et mystique » et dans son Essai sur moi-méme (1946), il declare : « II n'y a d'ironie dans mes livres que lá oú il y a mysticisme » ; quant á ce qu'est pour lui dans ce cas l'ironie : « une certaine attitude plus libre qu'on n'est accoutumé d'avoir á ľégard du surnaturel ». Pour Jouhandeau, en effet, sa relation avec Dieu, comme avec lui-méme, comme avec sa femme, comme avec ses voisins, est une relation de défi, et, plus la relation est spiritualisée, plus le défi est provocant, la provocation ironique atteignant son maximum de puissance lorsqu'il s'agit de Dieu. La relation éminemment privée de Jouhandeau avec Dieu inclut alors nécessairement une certaine dose de satanisme, comme, tout aussi nécessairement, une dose proportionnelle de satanisme ou ďatmosphěre infernale vient pimenter d'ironie profanatrice toutes les relations privées que Jouhandeau entretient avec ses proches, avec le monde et avec lui-méme. II est á cet égard des relations privilégiées, parce qu'elles liběrent plus efficacement que d'autres cette ironie qui devient alors, sous la plume du narrateur, á la fois la marque de son irruption personnelle et l'outil favori de son exploration de la nature humaine dans le double miroir des autres et de lui-méme. Aussi se projette-t-il constamment dans ses personnages et ľobjectivité de son realisme apparent est á la fois le masque et l'expression de sa propre impudeur. Dans Prudence Hautechaume, il met en scene cette marchande de nouveautés de Chaminadour-Guéret, qui a l'air de mener une existence aussi dérisoire que banale, mais, lorsque vient le soir, Prudence prend une tout autre dimension, celie méme de son observateur-créateur ; comme lui, eile gravit les marches qui la conduisent á une mansardě au haut de sa maison - c'est le point de vue méme de Jouhandeau lorsqu'il regarde le monde - pour observer et enregistrer, avec une jouissance quasi satani que, ce qui se passe dans la ville : « Rien n'était plus delectable á Prudence que ce moment et l'on eüt dit qu'elle n'acceptait touš les sacrifices du jour que pour ne rien faire, depuis dix heures jusqu'á minuit, dans ce cadre si prés des étoiles, que de surveiller äprement sa ville qu'elle connaissait comme une reine son empire, comme un sage ľunivers, jusqu'á la moindre pierre de la plus humble encoignure. Les cinq ruelles qui rayonnaient du rond-point de la Grand'Place, avenues secretes de son äme, lui livraient toutes les demarches des autres... Ainsi, aucun jeu des silhouettes ni des chandelles, aucun rendez-vous des autres n'échappait á Prudence, friande de ce spectacle, comme si le Diable eut animé devant eile, pour l'amuser toute seule avec Dieu, ses cinq poupées de bois. » Prudence Hautechaume a peut-étre bien existé réellement á Chaminadour, mais eile est aussi le double fiděle de Marcel Jouhandeau, et ce qu'elle fait ici, ainsi que le plaisir qu'elle ressent, c'est, á son échelle mediocre, ce que, sur une échelle autrement plus vaste, Jouhandeau a fait toute sa vie et tout au long de son ceuvre. Que fait-il d'autre, en effet, dans les trois volumes de Chaminadour (1936-1941) ? Par exemple, lorsqu'il observe ce qui se passe quand le facteur vient d'entrer chez la cordiere du pays : « Le facteur entre chez la Bazelard, la cordiere, aprěs-midi au mois de mai. Debout dans son arriěre-boutique, eile tenait son journal déployé devant eile, de facon qu'on ne voyait que son tablier, ses mains et ses deux pieds. « Le facteur lěve le tablier, le jupon, la chemise et se met á la peine, accroché á son mat: le journal était toujours devant lui, étendu entre deux mains, immobile comme un mur, et pas méme á la fin, quand l'orage fut si patent que la bonde éclata, le facteur n'entendit la cordiere avouer le plaisir qu'elle prenait et il put se retirer et la chemise, le jupon, le tablier retomber, sans que le journal eüt bougé. » 7 Que fait-il d'autre encore lorsqu'il raconte la mort du Chanoine Malterre, qui, dit-il, ne fut, comme toute sa vie, qu'un « spectacle » ? « N'est-il pas mort presque subitement en mimant sur son lit d'agonie á minuit, une nuit de Noel, la Messe qu'il devait dire á la méme heure parmi tout le flafia de la chapelle illuminée ? Et depuis l'orchestre 12 de choix auquel on demanda sur son ordre ďexécuter son Ave verum préféré jusqu'á ľarmée des Enfants de chceur d'honneur que dirigeait un maitre de ceremonies de haut style, tout un peuple ďinvités de marque était lá pour le voir mourir. » Jouhandeau, lui aussi, portait en lui une tentation théätrale, bien des pages de son ceuvre en témoignent et particuliěrement cette complaisance avec laquelle il porte sur la place publique, en publiant tout ce qu'il écrit, le contenu entier de sa vie privée, en y incluant aussi celle de ses innombrables voisins. Complaisance qu'il nuance d'ironie, mais, en le lisant, on en vient á se demander s'il n'y a pas alors, comble de l'art, ironie au second degré, dans la mesure ou cette ironie, qui se donne l'air de vouloir contrecarrer la complaisance, a pour veritable fonction, au contraire, de la souligner, mais sans s'en donner l'air. C'est lá sans doute une des plus étonnantes réussites du style á la fois simple et insolite de Jouhandeau, cette prose si cruelle á force ďélégante precision, ou il trouve une telle satisfaction qu'elle se communique á son lecteur et que lui-méme n'arrive pas á en épuiser les ressources ; ce quf explique sans doute la proliferation croissante d'une ceuvre aboutissant á l'immense autobiographie que représentent, aprěs les six volumes de Memorial (1948-1958), les vingt-six volumes de Journaliers déjá parus lors de la mort de Jouhandeau. Mais dans cette abondante production, il y a tout de méme sinon un ordre, du moins des themes dominants : aprěs l'enfance et ľadolescence á Chaminadour, Jouhandeau invente un personnage qui n'est qu'á peine un masque puisque son nom a la méme finale que le sien, Monsieur Godeau. II l'inspecte d'abord dans son intimitě (Monsieur Godeau intime, 1927) ; aprěs quoi, il le marie, comme il fera lui-méme lorsqu'il épouse en 1929 une danseuse, Elisabeth Toulemon, dont le nom de theatre était Caryathis et qui deviendra, par modification abréviatrice de son prénom, l'Elise de Monsieur Godeau marié (1933) et des Chroniques maritales (1938). La vie privée et intime du couple devient alors le noyau autobiographique d'une ceuvre qui n'a plus grand-chose á voir avec quel que forme de roman que ce soit. C'est vraiment une chronique, une sorte de journal intime du couple, mais avec cette distinction que souligne ľobjectivité implacable du langage : tout y joue sa partie, les comportements, les conversations, les accrochages et les scenes, les reflexions que se font ľun sur ľautre les deux membres du couple (mais surtout le mari sur la femme) et méme des meditations de portée spirituelle sur la signification et la portée de ľépreuve du mariage. C'est á tel point que Jouhandeau en vient á construire ainsi une sorte ďépopée matrimoniale, á travers laquelle ďailleurs il met au jour les profondeurs les plus inavouables de ľäme aussi bien que ses aspirations les plus hautes, avec confusion délibérée, melange systématique du haut et du bas, du bien et du mal, du pur et de l'impur : image de l'auteur, de sa complexité, de ses contradictions, dont la fascination est multipliée par cette refraction dans le miroir de son récit. Une Pincengrain, Véronique, de Chami-nadour s'est d'abord trouvée prise pour Monsieur Godeau d'un amour quasi mystique qui lui a fait perdre la raison. Aussi Monsieur Godeau a-t-il épousé, comme Jouhandeau, une danseuse dont le nom est bien proche de celui de la femme du narrateur, Elise Apremont: selon les Chroniques maritales, celle-ci a eu une enfance difficile, n'a recu pratiquement aucune education morale, a appris surtout á satisfaire touš ses caprices á n'importe quel prix, á jeter l'argent par les fenétres. Tout cela, Monsieur Godeau le savait quand il ľa épousée ; c'est méme sans doute pour cela qu'il ľa épousée, pour faire du mariage, délibérément, une épreuve. Aprěs quoi, il trouvera quel que jouissance á raconter cette épreuve : c'est quatre ans aprěs son propre mariage que Jouhandeau publie Monsieur Godeau marié. De cette épreuve, Monsieur Godeau tient un journal minutieux et fait un objet quotidien de meditation : « Approche de ce mariage comme d'un acte merveilleusement grave. Certes je serai lá et aussi un certain pli de ma lěvre, pour que l'ironie soit sauve. « ELISE : - Tu étais une place forte qu'on ne pouvait prendre, mais surprendre. Je t'ai surpris. » « Eternellement il y aura eu ľavénement de cette femme qui tout d'un coup me ruine. « Je me sens devenir « pauvre », « le Pauvre ». Pauvre homme ! « Demain je ne posséderai plus rien en propre. « Une vie nouvelle commence pour moi, quel que chose me souffle que je vais vers la Pureté, que j'entre dans la Ligne droite. » Marcel Jouhandeau dans son jardin devant sa maison vers 1970. 13 Le moment est alors venu ďélaborer une théorie quasi mystique de ľépreuve matrimoniale, ce que ne manque pas de faire aussitôt Godeau-Jouhandeau : « Je realise ľhistoire ďun homme qui se sauve en se perdant, qui embrasse volontairement la volonte ďun autre étre, la Servitude, la Douleur, qui épouse la Pauvreté pour se purifier, pour se séparer une bonne fois de lui-méme, de ce qu'il y avait en lui d'avarice, de puissance, de sécurité, de liberté. Ľétrange, c'est que ce que je fais ressemble au contraire de ce que je fais et que c'est ľéquivoque surtout qui m'attire. J'aime que certe femme que j'épouse trompe le monde sur moi et d'etre le meilleur au moment merne oú je semble le pire. » Tout Jouhandeau est dans cette derniěre formule. Etre le meilleur au moment oú on paraít le pire est le principe de sa morale ou de son immoralisme : il est un maitre dans ce jeu de ľétre et du paraítre dont il a si souvent scruté les manifestations secretes en lui-méme et chez ses voisins. Et le couple conjugal est le lieu privilégiá d'exercice de cette « equivoque » qui « l'attire » ; s'il épouse Elise, c'est qu'il pressent qu'elle sera dans cette affaire sa complice et son faire-valoir ; s'il la traite comme il fait quand il écrit d'elle et de lui, c'est de sa part une sorte d'hommage qu'il lui rend, hommage dont il prend bien soin, avec toute l'ironie dont il est capable, de faire qu'il semble le contraire de ce qu'il est. II est un autre couple, lieu privilégiá, lui aussi, d'exercice de ľéquivoque, le couple que Jouhandeau forme avec Dieu, dont l'analogie avec l'autre couple est parfois saisissante. En tout cas, la relation avec Dieu est marquee du méme jeu ironique de ľétre et du paraítre, de la méme equivoque entre le meilleur et le pire, et l'on comprend que Jouhandeau ait appelé son premier récit autobiographique, la Jeunesse de Théophile, une « histoire ironique et mystique ». Le mystěre equivoque de la relation entre l'homme et Dieu, oú ne cesse aussi d'intervenir quelqu'un qui ne peut étre que le Diable, est au cceur de l'ceuvre de Jouhandeau, méme lorsqu'il n'écrit que de son experience conjugate ; le texte que nous avons cite de Monsieur Godeau utilise, en employant la majuscule, les allegories mystiques de la Pauvreté et de la Douleur : nous savons que Jouhandeau était grand lecteur des mystiques, sainte Thérése en particulier. Mais le mystique se situe pour lui au-dela du moral et il veut se rendre capable d'adopter, á ľégard du surnaturel, une attitude de totale liberté : une des fonctions de l'ironie et de l'immoralisme est de rendre possible cette liberté. Attitude qui implique que la valeur supreme n'est pas le « bien », mais la Perfection, de sorte que le péché dans son etat de pure perfection l'emporte en valeur mystique sur la simple « vertu » dans sa médiocrité. II doit done exister des communications, secretes mais essentielles, entre le surnaturel et l'inavouable, entre ce qui vient de Dieu et ce qui vient de Satan, et le lieu de jonction de ces communications, c'est bien l'ame humaine. Pour les repérer, c'est ľintimité méme de cette äme, teile qu'elle peut étre saisie dans la vie privée des étres, qu'il faut seruter au microscope : Jouhandeau a done commence par la vie privée de ses voisins, mais, bien vite, il s'apercoit que ľobjet á seruter le plus proche de lui, c'est bien sa vie privée et celie de son couple. Mais sans doute ne faut-il jamais perdre de vue, pour comprendre son projet, que cette entreprise de penetration ironique est pour lui le moyen de se fourbir des armes pour son affrontement avec Dieu, car il s'agit bien d'un affrontement, qui peut méme aller jusqu'aux abords du sacrilege ; mais tenter le sacrilege, n'est-ce pas une maniere de reconnaítre l'existence et la puissance du sacré ? Ce que Jouhandeau dit de la pri ére et de la messe est á cet égard sans equivoque: « Pri er Dieu, c'est le soumettre. La messe est une sainte violence que le prétre fait á l'Eternel. » Pourtant, lorsque Jouhandeau parvient au seuil de la vieillesse, il choisit de couronner son ceuvre par la proposition ďune sagesse, comme si ľexpérience de l'immoralisme, de l'ironie, du sacrilege, mais aussi les lecons de ľépreuve, de la meditation et de la priěre, ouvraient sur une ultime et supérieure harmonie, comme si la vie privée, aprěs avoir été le receptacle de tout ce que peuvent engendrer des étres qui ont « une silhouette d'insecte et une envergure d'anges », pouvait enfin devenir le receptacle d'une innocence retrouvée au-delá de ľépreuve. Tel est le sens des Reflexions sur la vieillesse et la mort de 1956 et des Reflexions sur la vie et le bonheur de 1958. Mais, děs 1946, dans l'Essai sur moi-méme, oú Jouhandeau a condense les thěmes essentiels de son autobiographie, il jette un regard rétrospectif sur son ceuvre : c'est pour en souligner le caractére inattendu á ses propres yeux - « Je ne savais pas oú j'allais. Quelqu'un sans doute me tenait la main » - et surtout pour affirmer combien cette ceuvre n'a de valeur que par rapport á lui-méme, pure autobiographie done, et domaine přivé ; pour affirmer aussi combien son projet, méme lorsqu'il pouvait sembler perdu de vue, restait d'ordre surnaturel, de l'ordre d'une curiosité qui, á partir du surnaturel, s'étend par rayonnement et par contagion á tout le naturel. L'Essai sur moi-méme contient á cet égard un 14 texte qui peut étre considéré comme la meilleure clef pour une comprehension en profondeur de ľceuvre de Jouhandeau : « II n'était question toujours pour moi que de connaitre l'Eternel et de me situer en face de lui dans ľespace et dans le temps, de reconnaítre mes limites et, s'il était possible, de les étendre en profondeur, en hauteur, en largeur, sans laisser d'atteindre par surprise, á force de curiosité, par intuition de deviner á de certains symptômes dont j'établirais ľéchelle graduée, le mystére aussi des ämes des autres, en quoi toutes se ressemblent et chacune différe, se distingue, et de les installer á leur place respective dans le concert. « La mesure ineffable » de mon äme découverte, je n'avais qu'á recourir á eile pour les connaitres toutes. » 15 Ľautobiographie de la malediction : Louis-Ferdinand Celine (1894-1961) Jouhandeau avait écrit une Algebře des valeurs morales (1935), suivie d'un essai De ľabjection (1939), ou la « crise des valeurs », dont on allait beaucoup parier aprěs 1945, était diagnosuquée non point dans son aspect actuel et historique, mais dans sa dimension mystico-métaphysique. On y percevait aussi ľémergence d'un theme qui réapparaít dans les autres ceuvres de Jouhandeau, le theme de la condition humaine ressentie comme malediction : il arrive méme que Jouhandeau renchérisse et s'attache á recréer en lui-méme, en les multipliant, les symptômes de cette malediction. L'échec de l'Homme ä cheval de Drieu La Rochelle est aussi le résultat ďune malediction qui fait corps avec lui, et il ne peut finalement y échapper qu'en disparaissant aprěs étre passé par la mediation du sacré. II semble done que le recours autobiographique ait pour double raison, parmi d'autres, la recherche par le narrateur, dans son propre destin, des signes de la malediction, et la projection hors de soi de ces signes, avec multiplication des échanges entre la malediction personnelle et la malediction du monde. II n'est pas jusqu'á Aragon qui, par personnages interposes, ne projette ainsi hors de lui sa conscience d'un risque de malediction ; dans la Mise á mort et surtout dans Blanche ou l'Oubli, il s'attache méme á diagnosu quer une malediction correspondante du langage, du langage littéraire et plus particuliěrement du langage romanesque. Lorsqu'en 1932, Louis-Ferdinand Céline publie Voyage au bout de la nuit, il connait un succěs de scandale, provoqué á la fois par le contenu de son récit-pamphlet et par le langage inusité auquel il avait recours. Ce n'était pourtant qu'un debut et méme Céline respectait encore certains usages, en particulier celui qui veut que ľautobiographie joue au moins la comédie de la pudeur en se masquant derriěre un personnage inventé, dont l'auteur se contente de rapporter les faits et gestes et les paroles. A cet égard, le Bardamu du Voyage au bout de la nuit est un personnage tout á fait conforme aux lois de ľautobiographie romancée : il a parcouru le méme périple que son créateur, de l'Afrique aux Etats-Unis et á la banlieue parisienne, mais ce périple est présenté comme une donnée objective. Quant au langage, il est déjá certes trěs largement libéré tant pour le vocabulaire que pour la syntaxe, mais enfin il reste dans les limites d'une insertion du langage parle dans le langage écrit qui peut passer pour une fantaisie pittoresque, pas tellement loin de la maniere de Mac Orlan : « F out avoir le courage des crabes aussi ä Rancy, surtout quand on prend de ľáge et qu'on est Men certain d'en sortir jamais plus. Au bout du tramway void le pont poisseux qui se lance au-dessus de la Seine, ce gros égout qui montre tout... On dir ait ä les voir tous s'enfuir de ce côté-lá, qu'il leur est arrive une catastrophe du côté d'Argenteuil, que e'est leur pays qui brůle. Aprěs chaque aurore, ga les prend, Us s'accrochent par grappes aux portieres, aux rambardes. Grande déroute. Cest pourtant qu'un patron qu'ils vont eher eher dans Paris, celui qui vous sauve de er ever de f aim, Us ont énormément peur de le perdre, les laches. II vous la fait transpirer pourtant sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davantage. Cest pas donné. » 16 Ou encore cette description du crépuscule dans « ľenfer africain » : « Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d'un bout ä ľ autre ďécarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en trainees tremblantes jusqu'aux premieres étoiles. Aprěs ga le gris reprenait tout l'horizon et puis le rouge et pas pour longtemps. (ľa se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forét comme des oripeaux aprěs la centieme. Chaque jour sur les six heures exactement que ga se passait. « Et la nuit avec touš ses monstres entrait alors dans la danse parmi ses mille et mille bruits de gueules de crapauds. « La forét n'attend que leur signal pour se mettre ä trembler, siffler, mugir de toutes ses profondeurs. Une enorme gare amoureuse et sans lumiěre, pleine á craquer. Des arbres entiers bouffis de gueuletons vivants, directions mutilées, d'horreur. » Plus tard, en 1958, dans ses Entretiens familiers, Céline considérera le langage du Voyage comme un simple essai, peu satisfaisant, encore trop encombré de « littérature » : « D'instinct, je cherchais un autre langage qui aurait été chargé demotion immediate, transmissible mot par mot, comme dans le langage parle. Ainsi se constitua le style Bardamu. Maintenant, ce style, je le trouve encore trop vieillot et trop timide. » Considérant la date du Voyage au bout de la nuit et á la lumiěre de cette reflexion ultérieure de Céline, on ne peut manquer de remarquer la coincidence qui fait qu'en 1933, Raymond Queneau a publié le Chiendent, l'ceuvre ou il inaugure, lui aussi, sa recherche d'un « néo-langage ». Mais dans le cas de Céline, la violence pamphlétaire de sa reaction á ces maledictions humaines que sont la guerre, la misěre, ľoppression (en particulier coloniale) a longtemps masqué la portée littéraire de son oeuvre, et la veritable mánie antisemité qui s'empare de lui á partir de Bagatelles pour un massacre (1937), avec lEcole des cadavres (1937) et les Beaux drops (1941) - attitude qui lui vaudra aprěs la guerre, la prison, l'exil et une longue periodě d'ostracisme ne fit qu'aggraver le malentendu. Situation que Céline ressentira comme une confirmation de la malediction qui pese sur lui et qui, en sa personne, pěše sur tout homme animé par la volonte de communiquer directement et immédiatement son emotion, quel qu'en soit l'objet. On n'a appris qu'apres coup - seuls les plus perspicaces pouvaient s'en douter děs le debut - que la violence célinienne obéissait á un propos délibéré, découlait d'un veritable « art poétique » révélé dans les Entretiens avec le professeur Y (1955) et les Entretiens familiers, oú Céline développe les thěmes déjá presents dans le curieux dialogue avec le critique et avec le public qui precede Guignoľs band (1943) : le rejet de la « littérature » (celie, dit-il, que pratiquait son grand-pěre Auguste Destouches, professeur de rhétorique et specialisté de la redaction des discours officiels), la predilection pour les « grossiěretés », les distorsions et désarticulations formelles, les ruptures de rythme soulignées par une ponctuation insolite, tout cela n'est que ľécume visible d'un langage qui puisse intégralement obéir á la seule injonction qui justifie ďécrire : « Emouvez-vous !, Emouvez-vous bon Ľieu ! » Or, pour atteindre cet objectif, deux conditions sont absolument nécessaires : tirer de soi-méme, et seulement de soi-méme, la puissance et la violence de ľémotion, le monde, la société, les autres n'étant que des catalyseurs ; et fabriquer, toujours á partir de soi, de sa parole intérieure telle qu'elle apparait au moment le plus intense de ľémotion, le langage libéré qui seul peut réussir á établir une communication authentique. II n'y a done finalement de littérature qu'autobiographique, mais á condition qu'elle le soit intégralement. II ne suffit pas de transcrire, n'importe comment et á ľaide de n'importe quels procédés, tout ce bouleversement émotif qui se passe á ľintérieur de soi et qui demande á étre exteriorise ; il se trouve que ce bouleversement est aussi un bouleversement du langage ; il faut done, au moment de Interiorisation, traduire ce bouleversement du langage ; traduction á élaborer dans une langue qui ne soit pas imposée du dehors, mais appropriée á ce texte que l'on porte en soi. Et ce n'est pas facile ; comme dit Céline, « le style, e'est du boulot ! » Cette langue en effet, eile n'est pas donnée, eile n'est donnée ni de ľextérieur ni de ľintérieur, car le texte émotif que ľon porte en soi n'est que virtuel, il n'est pas encore rédigé et le « boulot» du style consiste précisément á le rédiger dans cette langue qui n'existe nulle part, dont seuls les elements 17 existent en différents lieux, fort éloignés les uns des autres, du monde qui parle. Alors, il faut puiser dans ces différents lieux de langage, choisir ce qui est utilisable, opérer des raccords entre elements ďorigine différente, produire enfin une certaine coherence linguistique qui ne risque pas de nuire á la vérité et á ľauthenticité de ľémotion. « Cest du boulot », en effet, et Celine s'y attelle avec un acharnement égal á ľacharnement de son emotion. II est méme probable qu'alors ľécriture ainsi pratiquée est á la fois un moyen de proclamer et de vaincre la malediction universelle qui le hante. Car la malediction du monde est comme ľécho de la malediction intérieure, de méme que, réciproquement, la malediction intérieure est un echo de la malediction du monde : I'expression autobiographique est seule capable de rendre compte de cette reciprocite. Elle seule permet, en effet, tout d'abord de traduire la difference, cette forme de malediction qui veut qu'on se découvre different de touš les autres alors qu'on sait bien qu'on a raison : ce sont les autres qui sont des fous, eux qui vous prennent pour un fou. II est des circonstances ou cette malediction éclate avec une particuliěre evidence, la guerre par exemple. Lorsque Bardamu qui, comme Céline, a vingt ans en 1914, aprěs avoir été séduit par un colonel qui passait á la téte de ses troupes place Clichy, decide de s'engager, il partage l'enthousiasme de beaucoup d'autres. Mais une fois sur le front, le voici qui est seul á saisir la vérité absurde de la guerre, comme s'il était un maudit: « Serais-je done le seul lache sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héro'iques et déchainés et armes jusqu'aux cheveux... Nous étionsjolis ! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique. La malediction des temps modernes : « Je veux vous donner ľidée exaete... pas rencontre un seul vivant, les vivants ! oü ?... je dois dire... ils sont partis... » (Rigodon). « Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale áme héroíque des hommes ? » Seule I'expression autobiographique permet aussi de traduire la correspondance entre la malediction personnelle et la malediction qui pěše sur certains secteurs du monde, de ľhumanité et de la société. Le docteur Destouches qui, aprěs ses errances, s'était installé en banlieue et avait pu voir de pres les misěres de la « zone », confie á Céline le soin de traduire cette correspondance, et méme cette identite entre les deux maledictions. Si le voyage est un voyage jusqu'au bout de la nuit, e'est que la nuit est le moment oú les deux maledictions et leur identite se révělent avec toute la puissance ďune contre-illumination. Aprěs avoir franchi le pont Caulaincourt et passé l'octroi - « devant le bureau moisi ou végěte le petit employe vert» -, Bardamu arrive á Rancy ou il habite et ou il exerce son metier de médecin : « J'y étais pour rien, moi, si Bébert n'allait pas mieux du tout. J'avais fait mon possible. Rien á me reprocher. C'était pas de ma faute si on ne pouvait rien dans des cas comme ceux-la. » Or, lorsqu'il arrive devant la porte de Bébert, Bardamu remarque que les visiteurs « n'avaient pas le méme air qu'hier » : « Peut-étre qu'il est déjá passé, que je me disais. » Cest alors qu'il s'apercoit que la malediction est en lui, que e'est en lui que « 9a se passe » : « Je cherchais quand méme si j'y étais pour rien dans tout 9a. C'était firoid et silencieux chez moi. Comme une petite nuit dans un coin de la grande, expres pour moi tout seul... « Je regardais encore s'il se passait quelque chose dehors, en face. Rien qu'en moi que ga se passait, á me poser toujour s la méme question. « J'aifinipar m'endormir sur la question, dans ma nuit á moi, ce cercueil, tellement j'étais fatigue de marcher et de ne trouver rien. » Mais le Voyage au bout de la nuit, outre qu'il utilise le personnage médiateur qu'est Bardamu et que le langage célinien n'y est encore qu'une promesse de liberation, est aussi un livre structure selon le systéme des episodes : il y a ľépisode de la guerre, ľépisode africain, avec ľanticolonialisme, ľépisode américain, avec la denunciation des « temps modernes », et ľépisode banlieusard, structure qui moule encore l'auto-biographie sur des moděles romanesques connus. Avec Mort ä credit (1936), Celine rompt avec les moděles, élabore son propre modele, renonce á toute 18 structure autre que celle qui relie, selon une sorte de hasard, le Je narrateur á lui-méme et au monde ; car Celine, cette fois, parle délibérément á la premiere personne et le médiateur entre le docteur Destouches et son double autobiographique, c'est le pseudonyme écrivant, Celine. Enfin le langage se liběre de toute timidité ; méme les elements empruntés au langage parle cessent le plus souvent ďavoir l'air de se référer, comme dans le Voyage, á un modele qui serait « le-moděle-du-lan-gage-parlé ». Céline invente ses propres procédés, car il sait qu'il n'y a pas ďinvention de langage sans invention de procédés : c'est le procédé de ce qu'il appelle le « style á trous, le style dentelles », dont la forme la plus simple est ľemploi systématique des points de suspension, ponctuation á comprendre dans son sens propre : il s'agit bien de suspendre á chaque instant le cours du langage, non certes pour satisfaire un quelconque caprice formel, mais pour traduire le halětement de la respiration du texte intérieur : « La table, le bonhomme, la chaise, tout le fourniment vire en bringue... T.out ga barre sur les carreaux... s'éparpille... Je suis pris aussi dans la danse... Je trébuche, je f once avec... Je peux plus m'empécher... Ilfaut lá, que je le termine le furnier salingue ! Pouac ! II retombe sur le tas... Je vais lui écraser la trappe !... Je veux plus qu'il cause !... Je vais lui er ever toute la gueule... Je le ramponne parterre... Ilrugit... il beugle... (ľa va ! je lui trifouille le gras du cou... » Désormais, ľunivers célinien s'enrichit de dimensions nouvelles : la malediction n'a pas seulement des aspects tragiques ou dérisoires, il lui arrive de se complaire dans la drôlerie et la bouffonnerie et méme, parfois, dans la tendresse. La vie, telle que ľéprouve Céline, a beau étre une « danse macabre », cette danse macabre, dit-il, ľamuse. Mais c'est un amusement volontiers sinistre, qui ne se peut développer que dans la solitude, celie oú Céline a toujours vécu, la solitude maudite á laquelle on dirait presque qu'il a fait expres de s'exposer au temps de sa violence antisemité et collaborationniste, celie enfin oú il s'enferme á Meudon, aprés son retour ďexil, á la suite de ľamnistie dont il bénéficie en 1951. D'oú ľimportance de sa femme Lucette, de son chat, de ses amis, souvent disparus (Le Vigan, Albert Paraz, Marcel Aymé, etc). Cette malediction, jointe á la solitude, lui inspire méme ďétonnantes visions, á la limite du fantasti que, comme cette apparition fantomatique de Le Vigan, sur le bateau-mouche des morts, dans D'un chateau ľ autre. Alors, il se réfugie dans le passé, y compris le passé recent de sa traversée, jusqu'au Danemark, de l'Allemagne effondrée, mais aussi son enfance et les souvenirs de la Premiere Guerre, tout cela empörte dans une sorte de danse vertigineuse qui, aprés D'un chateau ľautre (1957) et Nord (1959), eulmine dans Rigodon (posth. 1969). Toute analogie avec le roman est ici abolie, dont la tentation, si eile apparait parfois, est immédiatement récusée ; il ne s'agit plus de raconter une histoire en allant jusqu'au bout, car si c'est encore une histoire que Céline raconte, en tout cas eile n'a pas de « bout ». Le récit est découpé selon les exigences de ľémotion qui accompagne le souvenir et reconstitue le passé, et, du coup, il n'a plus ni chronologie, ni continuité, surtout qu'il est constamment interrompu par les reflexions et commentaires de l'auteur, reflexions et commentaires qui font partie intégrante de son texte intérieur. Le langage enfin, celui de Mort á credit, s'en trouve encore plus totalement libéré. II n'est plus vraiment narratif, il est comme une sorte de pure emission verbale ; il arrive alors á Céline de renverser le processus de la malediction comme lorsque, dans Rigodon, il se transforme en prophěte haletant, maudissant le monde moderně dans son incarnation la plus folle, l'automobile et ľautoroute á 130 á ľheure : « Vlán !... deux mille peupliers ! autopunitif en diable !... que diable ! freinspuants ! freins flambants !... toute ľautoroute et le tunnel! joyeux drille s ivres ! doublant, triplant, s'engouffrant! le délire, laferveur que c'est!... mille trois cents voitures roues dans roues !palsambleu Dieu, zut! viandes siplein de sang, pré tes á roustir ! un coup de champignon ! le four ouvre ! La Messe est lá !pas á ľeau bénite !... au sang chaud! sang, tripes, plein le tunnel!... » Se complaisant pármi les décombres, mettant lui-méme en ceuvre un veritable ravage littéraire, portant partout la torche incendiaire de la malediction parce qu'il est intérieurement en perpétuel état d'incendie, Céline aurait pu n'étre que le négateur d'un monde qu'il rejette. II est certes ce négateur, mais il est aussi beaucoup plus ; si, par exemple, il ravage le langage, c'est pour le réinventer, et s'il a un tel besoin de le 19 réinventer, c'est que cette reinvention est la condition méme de son existence. Dans son cas, la liberation autobiographique, solidaire de la liberation du texte intérieur, est une réponse finalement victorieuse á la malediction. Le paradoxe célinien fait que, finalement, partant d'une satisfaction sans concessions de ľexigence autobiographique, I'auteur de Rigodon en arrive á restaurer la littérature sur ses mines, en lui redonnant la capacité de constmire un style sur la table rase de ses décombres : c'est ce dont seul le recul a permis qu'on s'apercoive. 20