Nathalie SARRAUTE (*1902) L'Ere du soupgon Les critiques ont beau préférer, en bons pedagogues, faire semblant de ne rien remarquer, et par contre ne jamais manquer une occasion de proclamer sur le ton qui sied aux vérités premieres que le roman, que je sache, est et restera toujours, avant tout, «une histoire ou l'on voit agir et vivre des personnages », qu'un romancier n'est digne de ce nom que s'il est capable de « croire » ä ses personnages, ce qui lui permet de les rendre «vivants» et de leur donner une «epaisseur romanesque » ; ils ont beau distribuer sans compter les éloges ä ceux qui savent encore, comme Balzac ou Flaubert, «camper» un héros de roman et aj outer une «inoubliable figure» aux figures inoubliables dont ont peuplé notre univers tant de maítres illustres ; ils ont beau faire miroiter devant les jeunes écrivains le mirage des recompenses exquises qui « attendent», dit-on, ceux dont la foi est la plus vivace : ce moment bien connu de quelques «vrais romanciers » ou le personnage, tant la croyance en lui de son auteur et ľintérét qu'il lui porte sont intenses, se met soudain, telies les tables tournantes, animé par un fluide mysterieux, ä se mouvoir de son propre mouvement et ä entramer ä sa suite son créateur ravi qui n'a plus qu'ä se laisser ä son tour guider par sa creature ; enfin les critiques ont beau joindre aux promesses les menaces et avertir les romanciers que, s'ils n'y prennent garde, le cinéma, leur rival mieux armé, viendra ravir le sceptre ä leurs mains indignes — rien n'y fait. Ni reproches ni encouragements ne parviennent ä ranimer une foi languissante. Et, selon toute apparence, non seulement le romancier ne croit plus guěre ä ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n'arrive plus ä y croire. Aussi voit-on le personnage de roman, přivé de ce double soutien, la foi en lui du romancier et du lecteur, qui le faisait tenir debout, solidement d'aplomb, portant sur ses larges épaules tout le poids de ľhistoire, vaciller et se défaire. Depuis les temps heureux ďEugeme Grandel ou, parvenu au faíte de sa puissance, il trônait entre le lecteur et le romancier, objet de leur ferveur commune, tels les Saints des tableaux primitifs entre les donateurs, il n'a cessé de perdre successivement touš ses attributs et prerogatives. H était trés richement pourvu, comblé de biens de toute sorte, entouré de soins minutieux ; rien ne lui manquait, depuis les boucles ďargent de sa culotte jusqu'ä la loupe veinée au bout de son nez. H a, peu ä peu, tout perdu : ses ancétres, sa maison soigneusement bätie, bourrée de la cave au grenier ďobjets de toute espéce, jusqu'aux plus menus colifichets, ses propriétés et ses titres de rente, ses vétements, son corps, son visage, et, surtout, ce bien précieux entre tous, son caractěre qui n'appartenait qu'ä lui, et souvent jusqu'ä son nom. Aujourd'hui, un flot toujours gros sis sant nous inonde d'oeuvres littéraires qui prétendent encore étre des romans et ou un étre sans contours, indéfinissable, insaisissable et invisible, un « je » anonyme qui est tout et qui n'est rien et qui n'est le plus souvent qu'un reflet de ľauteur lui-méme, a usurpé le role du héros principal et occupe la place d'honneur. Les personnages qui ľentourent, prives d'existence propre, ne sont plus que des visions, réves, cauchemars, illusions, reflets, modalités ou dépendances de ce « je » tout-puissant. Et l'on pourrait se rassurer en songeant que ce procédé est ľeffet ďun égocentrisme propre ä ľadolescence, ďune timidité ou ďune inexperience de debutant, si cette maladie juvenile n'avait frappé précisément les oeuvres les plus importantes de notre temps (depuis A la Recherche du Temps perdu et Paludes jusqu'au Miracle de la Kose, en passant par Les Cahiers de Malte Laurids Bridge, Le Voyage au bout de la Nuit et La Nause'e), celles ou leurs auteurs ont montré ďemblée tant de maítrise et une si grande puissance ďattaque. Ce que révěle, en effet, cette evolution actuelle du personnage de roman est tout ä ľopposé d'une regression ä un stade infantile. Elle témoigne, ä la fois chez ľauteur et chez le lecteur, d'un etat d'esprit singuliěrement sophistiqué. Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais, ä travers lui, ils se méfient l'un de l'autre. II était le terrain d'entente, la base solide d'ou ils pouvaient d'un commun effort s'élancer vers des recherches et des découvertes nouvelles. II est devenu le Heu de leur méfiance réciproque, le terrain dévasté oú ils s'affrontent. Quand on examine sa situation actuelle, on est tenté de se dire quelle illustre ä merveille le mot de Stendhal : «le génie du soupcon est venu au monde ». Nous sommes entrés dans l'ere du soupcon. Et tout d'abord le lecteur, aujourd'hui, se méfie de ce que lui propose l'imagination de ľauteur. Nathalie Sarraute, « LľEre du soupgon », in : L'Ere du soupcon, Paris, Gallimard, 1956. Nathalie SARRAUTE (*1902) « Plus personne, se plaint M. Jacques Tournier, n'ose avouer qu'il invente. Le document seul importe, precis, date, vériŕié, authentique. L'oeuvre d'imagination est bannie, parce qu'inventée... (Le public) a besoin, pour croire ä ce qu'on lui raconte, d'etre sur qu'on ne le « lui fait pas »... Plus rien ne compte que le petit fait vrai »... Seulement M. Tournier ne devrait pas se montrer si amer. Cette predilection pour le « petit fait vrai», qu'au fond de son coeur chacun de nous éprouve, n'est pas l'indice d'un esprit timoré et rassis, toujours prét ä écraser sous le poids des « réalités solides» toute tentative audacieuse, toute velléité ďévasion. Bien au contraire, il faut rendre au lecteur cette justice, qu'il ne se fait jamais bien longtemps tirer l'oreille pour suivre les auteurs sur des pistes nouvelles. II n'a jamais vraiment rechigné devant l'effort. Quand il consentait ä examiner avec une attention minutieuse chaque detail du costume du pere Grandet et chaque objet de sa maison, ä évaluer ses peupliers et ses arpents de vigne et ä surveiller ses operations de bourse, ce n'était pas par gout des réalités solides, ni par besoin de se blottir douillettement au sein d'un univers connu, aux contours rassurants. II savait bien ou l'on voulait le conduire. Et que ce n'était pas vers la facilité. ĽEre du soußfon, Paris, Gallimard, 1956, pp. 69-75. 1 La Table ronde, Janvier 1948, p. 145. Nathalie Sarraute, « LľEre du soupcon », in : ĽEre du soupfon, Paris, Gallimard, 1956.