Eugene IONESCO (1912-1994) Les Chaises Ve rideau se levé. Demi-obscurité. Le Vieux estpenché ä lafenétre de gauche, monté sur l'escabeau. Im VieiUe allume la lampe ága%: Vumiere verte. Hile va tirer le Vieux par la manche. LA VIEILLE : Allons, mon chou, ferme la fenétre, ca sent mauvais l'eau qui croupit et puis il entre des moustiques. LE VIEUX : Laisse-moi tranquille ! LA VIEILLE : Allons, allons, mon chou, viens t'asseoir. Ne te penche pas, tu pourrais tomber dans ľeau. Tu sais ce qui est arrive ä Francois Ier. Faut faire attention. LE VIEUX: Encore des exemples historiques! Ma crotte, je suis fatigue de l'histoire francaise. Je veux voir; les barques sur ľeau font des taches au soleil. LA VIEILLE : Tu ne peux pas les voir, il n'y a pas de soleil, c'est la nuit, mon chou. LE VIEUX: II en reste ľombre. U se penche tres fort. LA VIEILLE (eile le tire de toutes ses forces) : Ah!... tu me fais peur, mon chou... viens t'asseoir, tu ne les verras pas venir. C'est pas la peine. II fait nuit... Ve Vieux se laisse trainer ä regret. LE VIEUX: Je voulais voir, j'aime tellement voir ľeau. LA VIEILLE : Comment peux-tu, mon chou?... Ca me donne le vertige. Ah! cette maison, cette íle, je ne peux m'y habituer; tout entourée ďeau... de ľeau sous les fenétres, jusqu'äľhorizon1... Im VieiUe et le Vieux, la Vieille traínant le Vieux, s e dirigent vers les deux chaises au-devant de la scene; le Vieux s'assoit tout naturellement sur les genoux de la Vieille. LE VIEUX: II est 6 heures de ľaprés-midi... II fait déjä nuit. Tu te rappelles, jadis, ce n'était pas ainsi; il faisait encore jour ä 9 heures du soir, ä 10 heures, ä minuit. LA VIEILLE : C'est pourtant vrai, quelle memoire ! LE VIEUX: Ca a bien change. LA VIEILLE : Pourquoi done, selon toi? LE VIEUX : Je ne sais pas, Sémiramis, ma crotte... Peut-étre, parce que plus on va, plus on s'enfonce. C'est ä cause de la terre qui to urne, tourne, tourne, to urne2... LA VIEILLE : Tourne, tourne, mon petit chou... (Silence.) Ah! oui, tu es certainement un grand savant. Tu es trěs doué, mon chou. Tu aurais pu étre president chef, roi chef, ou merne docteur chef, maréchal chef, si tu avais voulu, si tu avais eu un peu d'ambition dans la vie... LE VIEUX: A quoi cela nous aurait-il servi ? On n'en aurait pas mieux vécu... et puis, nous avons une situation, je suis maréchal tout de méme, des logis, puisque je suis concierge1. LA VIEILLE (eile caresse le Vieux comme on caresse un enfant) : Mon petit chou, mon mignon2... LE VIEUX: Je m'ennuie beaueoup. LA VIEILLE : Tu étais plus gai, quand tu regardais l'eau... Pour nous distraire, fais semblant comme l'autre soir. LE VIEUX: Fais semblant toi-méme, c'est ton tour. LA VIEILLE : C'est ton tour. LE VIEUX : Ton tour. LA VIEILLE : Ton tour. LE VIEUX : Ton tour. LA VIEILLE : Ton tour. LE VIEUX: Bois ton thé, Sémiramis. II n'y a pas de thé, évidemment. LA VIEILLE : Alors, imite le mois de février. LE VIEUX: Je n'aime pas les mois de ľannée. LA VIEILLE : Pour ľinstant, il n'y en a pas ďautres. Allons, pour me faire plaisir... LE VIEUX: Tiens, voilä le mois de février. U se gratte la tete, comme Stan lMurel. LA VIEILLE, riant, applaudissant: C'est ca. Merci, merci, tu es mignon comme tout, mon chou. (Elle ľembrasse.) Oh ! tu es trěs doué, tu aurais pu étre au moins maréchal chef, si tu avais voulu... LE VIEUX: Je suis concierge, maréchal des logis. Silence. LA VIEILLE : Dis-moi l'histoire, tu sais, l'histoire : Alors on a ri... LE VIEUX: Encore?... J'en ai assez... Alors, on a ri) encore celle-lä... tu me demandes toujours la méme chose!... « Alors on a ri... » Mais c'est monotone... Depuis soixante-quinze ans que nous sommes mariés, tous les soirs, absolument tous les soirs, tu me fais raconter la méme histoire, tu me fais imiter les mémes personnes, les mémes mois... toujours pareil... parlons d'autre chose... LA VIEILLE : Mon chou, moi je ne m'en lasse pas... C'est ta vie, eile me passionne. Eugene Ionesco, Les Chaises, Pans, Gallimard, 1952. 1 Eugene IONESCO (1912-1994) LE VIEUX: Tu la connais par cceur. LA VIEILLE : C'est comme si j'oubliais tout, tout de suite... J'ai ľesprit neuf touš les soirs... Mais oui, mon chou, je le fais expres, je prends des purges... je redeviens neuve, pour toi, mon chou, touš les soirs... Allons, commence, je t'en prie. LE VIEUX : Si tu veux. LA VIEILLE : Vas-y alors, raconte ton histoire... Elle est aussi la mienne, ce qui est tien, est mien! « Alors, on arri... » LE VIEUX : « Alors, on arri... » ma crotte... LA VIEILLE : « Alors, on arri... » mon chou... LE VIEUX : « Alors, on arriva pres ďune grande grille. On était tout mouillés, glacés jusqu'aux os, depuis des heures, des jours, des nuits, des semaines... » LA VIEILLE : « Des mois... » LE VIEUX : « ... Dans la pluie... On claquait des oreilles, des pieds, des genoux, des nez, des dents... il y a de ca quatre-vingts ans. lis ne nous ont pas permis ďentrer... ils auraient pu au moins ouvrir la porte du jardin... » Silence. LA VIEILLE : « Dans le jardin 1'herbe était mouillée. » LE VIEUX: « II y avait un sentier qui conduisait ä une petite place ; au milieu, une église de village... » Oú était ce village ? Tu te rappelles? LA VIEILLE : Non, mon chou, je ne sais plus. LE VIEUX: Comment y arrivait-on, oú est la route? Ce lieu s'appelait, je crois, Paris... LA VIEILLE : Ca n'a jamais existé, Paris, mon petit. LE VIEUX : Cette ville a existé, puisqu'elle s'est effondrée... C'était la ville de lumiére, puisqu'elle s'est éteinte, éteinte, depuis quatre cent mille ans1... II n'en reste plus rien aujourďhui, sauf une chanson. LA VIEILLE : Une vraie chanson? C'est drôle. Quelle chanson? LE VIEUX : Une berceuse, une allégorie : Paris sera toujours Paris LA VIEILLE : On y allait par le jardin ? Etait-ce loin? LE VIEUX, reve,perdu : La chanson?... la pluie?... LA VIEILLE : Tu es trěs doué. Si tu avais eu un peu ďambition dans la vie, tu aurais pu étre un roi chef, un journaliste chef, un comédien chef, un maréchal chef... Dans le trou, tout ceci hélas... dans le grand trou tout noir... Dans le trou noir, je te dis. Silence. LE VIEUX : « Alors, on arn... » LA VIEILLE : Ah! oui, enchaine... raconte... LE VIEUX, tandis que la Vieille se mettra ä rire, doucement, gäteuse; puis, progres sivement, aux éclats; le Vieux rira aussi :« Alors, on a ri, on avait mal au ventre, ľhistoire était si drôle... le drôle arriva ventre ä terre, ventre nu, le drôle avait du ventre... il arriva avec une malle toute pleine de riz; par terre le riz se répandit... le drôle ä terre aussi, ventre ä terre... alors, on a ri, on a ri, on a ri, le ventre drôle, nu de riz ä terre, la malle, ľhistoire au mal de riz ventre ä terre, ventre nu, tout de riz, alors on a ri, le drôle alors arriva tout nu, on a ri... » LA VIEILLE, riant:« Alors, on a ri du drôle, alors arrive tout nu, on a ri, la malle, la malle de riz, le riz au ventre, ä terre... » LES DEUX VIEUX, ensemble, riant: « Alors, on a ri. Ah!... ri... arri... arri... Ah !... Ah !... ri... va... arri... arri... le drôle ventre nu... au riz arriva... au riz arriva. (On entend :) Alors on a... ventre nu... arri... la malle... (Puis les deux Vieux petit ä petit se calment.) On a... ah!... arri... ah!... arri... ah!... arri... va... ri. » LA VIEILLE : C'était done ca, ton fameux Paris. LE VIEUX : Qui pourrait dire mieux. LA VIEILLE : Oh! tu es tellement, mon chou, bien, oh! tellement, tu sais, tellement, tellement, tu aurais pu étre quelque chose dans la vie, de bien plus qu'un maréchal des logis. LE VIEUX: Soyons modestes... contentons-nous de peu... LA VIEILLE : Peut-étre as-tu brisé ta vocation? LE VIEUX (ilpleure soudain) : Je ľai brisée? Je ľai cassée? Ah! oú es-tu, maman, maman, oú es-tu, maman?... hi, hi, hi, je suis orphelin. (llgémit.)... un orphelin, un orpheli... LA VIEILLE : Je suis avec toi, que crains-tu ? LE VIEUX : Non, Sémiramis, ma crotte. Tu n'es pas ma maman... orphelin, orpheli, qui va me défendre? LA VIEILLE : Mais je suis la, mon chou !... LE VIEUX: C'est pas la méme chose... je veux ma maman, na, tu n'es pas ma maman, toi... LA VIEILLE, le caressant: Tu me fends le cceur, pleure pas, mon petit. LE VIEUX: Hi, hi, laisse-moi; hi, hi, je me sens tout brisé, j'ai mal, ma vocation me fait mal, eile s'est cassée. LA VIEILLE : Calme-toi. LE VIEUX, sanglotant, la bouche largement ouverte comme un bébé: Je suis orphelin... orpheli. LA VIEILLE (eile täche de le consoler, le cajole) : Mon orphelin, mon chou, tu me crěves le cceur, mon orphelin. Elle berce le Vieux re venu depuis un moment sur ses genoux. Eugene Ionesco, Les Chaises, Pans, Gallimard, 1952. 2 Eugene IONESCO (1912-1994) LE VIEUX (sanglots) : Hi, hi, hi! Ma maman! Oú esl ma maman? J'ai plus de maman. LA VIEILLE : Je suis ta femme, c'est moi ta maman maintenant. LE VIEUX, cédant unpeu : C'est pas vrai, je suis orphelin, hi, hi. LA VIEILLE, k ber^ant toujours : Mon mignon, mon orphelin, orpheli, orphelon, orphelaine, orphelin. LE VIEUX, encore boudeur, se laissant faire de plus en plus : Non... je veux pas ; je veux pa-a-a-as. LA VIELLLE felli chantonne) : Orphelin-li, orphelon-laire, orphelon-lon, orphelon-la. LE VIEUX: No-o-on... No-o-on. LA VIEILLE, merne jeu : Li Ion lala, li Ion la laire, orphelon-li, orphelon li-relire-laire, orphelon-li-reli-rela... LE VIEUX : Hi, hi, hi, hi. (Ilrenifle, se calmepeu äpeu.) Oú eile est, ma maman? LA VIEILLE : Au ciel fleuri... eile t'entend, eile te regarde, entre les fleurs; ne pleure pas, tu la ferais pleurer ! LE VIEUX : C'est méme pas vrai... ai... eile ne me voit pas... eile ne m'entend pas. Je suis orphelin dans la vie, tu n'es pas ma maman... LA VIEILLE (le Vieux est pres que calmé) : Voyons, calme-toi, ne te mets pas dans cet etat... tu as ďénormes qualités, mon petit maréchal... essuie tes larmes, ils doivent venir ce soir, les invites, il ne faut pas qu'ils te voient ainsi... tout n'est pas brisé, tout n'est pas perdu, tu leur diras tout, tu expliqueras, tu as un message... tu dis toujours que tu le diras... il faut vivre, il faut lutter pour ton message... LE VIEUX : J'ai un message, tu dis vrai, je lutte, une mission, j'ai quelque chose dans le ventre, un message ä communiquer ä ľhumanité, ä ľhumanité... LA VIEILLE : A ľhumanité, mon chou, ton message!... LE VIEUX: C'est vrai, ca, c'est vrai... LA VIEILLE (eile mouche le Vieux, essuie ses larmes) : C'est ca... tu es un homme, un soldát, un maréchal des logis... LE VIEUX (il a quitté les genoux de la Vieille et se promine, äpetits pas, agité) : Je ne suis pas comme les autres, j'ai un ideal dans la vie. Je suis peut-étre doué, comme tu dis, j'ai du talent, mais je n'ai pas de facilité. J'ai bien accompli mon office de maréchal des logis, j'ai toujours été ä la hauteur de la situation, honorablement, cela pourrait suffire... LA VIEILLE : Pas pour toi, tu n'es pas comme les autres, tu es bien plus grand, et pourtant tu aurais beaucoup mieux fait de ťentendre comme tout le monde, avec tout le monde. Tu ťes dispute avec touš tes amis, avec tous les directeurs, tous les maréchaux, avec ton frere. LE VIEUX: C'est pas ma faute, Sémiramis, tu sais bien ce qu'il a dit. LA VIEILLE : Qu'est-ce qu'il a dit? LE VIEUX: II a dit: « Mes amis, j'ai une puče. Je vous rends visitě dans l'espoir de laisser la puce chez vous. » LA VIEILLE : Ca se dit, mon chéri. Tu n'aurais pas dů faire attention. Mais avec Carel, pourquoi t'es-tu fache? c'était sa faute aussi ? LE VIEUX : Tu vas me mettre en colěre, tu vas me mettre en colěre. Na. Bien súr, c'était sa faute. II est venu un soir, il a dit: « Je vous souhaite bonne chance. Je devrais vous dire le mot qui porte chance; je ne le dis pas, je le pense. » Et il riait comme un veau. LA VIEILLE : II avait bon cceur, mon chou. Dans la vie, il faut étre moins délicat LE VIEUX: Je n'aime pas ces plaisanteries. LA VIEILLE : Tu aurais pu étre marin chef, ébéniste chef, roi chef d'orchestre. Long silence. Ils restent un temps fige's, tout raides sur leurs chaises. LE VIEUX, comme en reve: « C'était au bout du bout du jardin... la était... la était... la était... » était quoi, ma chérie? L VIEILLE : La ville de Paris ! LE VIEUX: « Au bout, au bout du bout de la ville de Paris, était, était», était quoi ? LA VIEILLE : Mon chou, était quoi, mon chou, était qui? LE VIEUX : C'était un lieu, un temps exquis... LA VIEILLE : C'était un temps si beau, tu crois? LE VIEUX: Je ne me rappelle pas l'endroit... LA VIEILLE : Ne te fatigue done pas ľesprit... LE VIEUX: C'est trop loin, je ne peux plus... le rattraper... oú était-ce?... LA VIEILLE : Mais quoi ? LE VIEUX : Ce que je... ce que ji... oú était-ce ? et qui ? LA VIEILLE : Que ce soit n'importe oú, je te suivrai partout, je te suivrai, mon chou. LE VIEUX: Ah ! j'ai tant de mal ä m'exprimer... II faut que je dise tout. LA VIEILLE : C'est un devoir sacré. Tu n'as pas le droit de taire ton message; il faut que tu le révěles aux hommes, ils l'attendent... l'univers n'attend plus que toi. LE VIEUX: Oui, oui, je dirai. LA VIEILLE : Es-tu bien decide? II faut. LE VIEUX : Bois ton thé. LA VIEILLE : Tu aurais pu étre un orateur chef si tu avais eu plus de volonte dans la vie... je suis fiěre, je suis heureuse que tu te Eugene Ionesco, Les Chaises, Pans, Gallimard, 1952. 3 Eugene IONESCO (1912-1994) sois enfm décidé ä parier ä touš les pays, ä l'Europe, ä tous les continents ! LE VIEUX: Hélas, j'ai tant de mal ä m'exprimer, pas de facilité. LA VIEILLE : La facilité vient en commencant, comme la vie et la mort... il suffit d'etre bien décidé. C'est en parlant qu'on trouve les idées, les mots, et puis nous, dans nos propres mots, la ville aussi, le jardin, on retrouve peut-étre tout, on n'est plus orphelin. LE VIEUX : Ce n'est pas moi qui parlerai, j'ai engage un orateur de metier, il parlera en mon nom, tu verras. LA VIEILLE : Alors, c'est vraiment pour ce soir? Au moins les as-tu tous convoqués, tous les personnages, tous les propriétaires et tous les savants? LE VIEUX: Oui, tous les propriétaires et tous les savants. Silence. LA VIEILLE : Les gardiens? les évéques? les chimistes? les chaudronniers? les violonistes? les délégués? les presidents? les policiers? les marchands? les bätiments? les porte-plume? les chromosomes? LE VIEUX: Oui, oui, et les postiers, les aubergistes et les artistes, tous ceux qui sont un peu savants, un peu propriétaires ! LA VIEILLE : Et les banquiers ? LE VIEUX : Je les ai convoqués. LA VIEILLE : Les prolétaires? les fonctionnaires? les militaires? les révolutionnaires? les réactionnaires? les aliénistes et leurs aliénés? LE VIEUX: Mais oui, tous, tous, tous, puisqu'en somme tous sont des savants ou des propriétaires. LA VIEILLE : Ne ťénerve pas mon chou, je ne veux pas ťennuyer, tu es tellement negligent, comme tous les grands génies; cette reunion est importante, il faut qu'ils viennent tous ce soir. Peux-tu compter sur eux? ont-ils promis? LE VIEUX : Bois ton thé, Sémiramis. Silence. LA VIEILLE : Le pape, les papillons et les papiers? LE VIEUX : Je les ai convoqués. (Silence.) Je vais leur communiquer le message... Toute ma vie, je sentais que j'étouffais; ä present, ils sauront tout, grace ä toi, ä ľorateur, vous seuls m'avez compris. LA VIEILLE : Je suis si fiére de toi... LE VIEUX : La reunion aura lieu dans quelques instants. LA VIEILLE : C'est done vrai, ils vont venir, ce soir? Tu n'auras plus envie de pleurer, les savants et les propriétaires remplacent les papas et les mamans. (Silence.) On ne pourrait pas ajourner la reunion? Ca ne va pas trop nous fatiguer ? Agitation plus accentuée. Depuis quelques instants déjä, le Vieux tourne äpetits pas indécis, de vieillard nu ď enfant, autour de la VieiUe. II apu faire unpas ou deux vers une desportes, puis revenir tourner en rond. LE VIEUX : Tu crois vraiment que ca pourrait nous fatiguer? LA VIEILLE : Tu es un peu enrhumé. LE VIEUX : Comment faire pour décommander? LA VIEILLE : Invitons-les un autre soir. Tu pourrais téléphoner. LE VIEUX : Mon Dieu, je ne peux plus, il est trop tard. Ils doivent déjä étre embarqués ! LA VIEILLE : Tu aurais dů étre plus prudent. On entend le glissement ď une barque sur ľeau. LE VIEUX : Je crois que ľon vient déjä... (Le bruit du glissement de la barque se fait entendre plus fort.)... Oui, on vient!... La VieiUe se live aussi et marche en boitillant. LA VIEILLE : C'est peut-étre l'Orateur. LE VIEUX : II ne vient pas si vite. Ca doit étre quelqu'un d'autre. (On entend sonner.) Ah! LA VIEILLE : Ah ! Nerveusement, le Vieux et la VieiUe si dirigent vers la porte cacha du fond ä droite. Lout en se dirigeant vers la parti, ils disent: LEVIEUX: Allons... LA VIEILLE : Je suis toute dépeignée... attends un peu... Elle arrange ses che veux, sa robe, tout en marchant boitilleusement, tire sur ses gros bas rouges. LE VIEUX: II fallait te preparer avant... tu avais bien le temps. LA VIEILLE : Que je suis mal habillée... j'ai une vieille robe, toute fripée... LE VIEUX: Tu n'avais qu'ä la repasser... dépéche-toi! Tu fais attendre les gens. Le Vieux suivipar la Vieille qui ronchonne arrive ä la porte, dans le renfoncement; on ne les voitplus, un court instant; on les entend ouvrir la porte, puis la refermer apfes avoir fait entrer quelqu'un. VOIX DU VIEUX : Bonjour, madame, donnez-vous la peine d'entrer. Nous sommes enchantes de vous recevoir. Voici ma femme. voix DE LA VIEILLE : Bonjour, madame, trěs heureuse de vous connaítre. Attention, n'abímez pas votre chapeau. Vous pouvez retirer ľépingle, ce sera plus commode. Oh! non, on ne s'assoira pas dessus. voix DU VIEUX: Mettez votre fourrure lä. Je vais vous aider. Non, eile ne s'abímera pas voix DE LA VIEILLE : Oh ! quel joli tailleur... un corsage tricolore... Vous prendrez bien quelques biscuits... Vous n'étes pas grosse... non... potelée... Déposez le parapluie. Eugene Ionesco, Les Chaises, Pans, Gallimard, 1952. 4 Eugene IONESCO (1912-1994) voix DU VIEUX: Suivez-moi, s'il vous plait. LE VIEUX, de dos : Je n'ai qu'un modeste emploi... Ee Vieux et la Vieille se retournent en méme temps et en s'écartant unpeupour laisser lapiace, entre eux, ä ľ invitee. Celle-ci est invisible. Ee Vieux et la Vieille avancent, maintenant, deface, vers le devant de la scene; ilsparlent ä la Dame invisible qui avance entre eux deux. LE VIEUX, ä la Dame invisible : Vous avez eu beau temps? LA VIEILLE, ä elle-méme : Vous n'étes pas trop fatiguée?... Si, un peu. LE VIEUX, ä la méme : Au bord de ľeau... LA VIEILLE, ä la méme : Trop aimable de votre part. LE VIEUX, ä la méme : Je vais vous apporter une chaise. Ee Vieux se dirige ä gauche; il sort par la porte 6. LA VIEILLE, ä la méme : En attendant, prenez cette chaise. (Elle indique une des deux chaises et s'assoit sur ľ autre, ä droite de la Dame invisible.) II fait chaud, n'est-ce pas? (Elle sourit ä la Dame.) Quel joli éventail ! Mon mari ...(le vieux réapparaít par la porte No 7, avec une chaise)... m'en avais offert un semblable, il y a soixante-treize ans... Je ľai encore... (le Vieux met la chaise ä gauche de la Dame invisible)... c'était pour mon anniversaire !... Ee Vieux s'assoit sur la chaise qu'il vient ď apporter, la Dame invisible se trouve done au milieu, le Vieux, la figure tournée vers la Dame, lui sourit, hoche la téte, frotte doucement ses mains ľ une contre ľ autre, a ľ air de suivre ce qu'elle dit. Ee jeu de la Vieille est semblable. LE VIEUX: Madame, la vie n'a jamais été bon marché. LA VIEILLE, ä la Dame : Vous avez raison... (Ea Dame parle.) Comme vous dites. II serait temps que cela change... (Changement de ton.) Mon mari, peut-étre, va s'en occuper... il vous le dira. LE VIEUX, ä la Vieille : Tais-toi, tais-toi, Sémiramis, ce n'est pas encore le moment d'en parier. (A la Dame :) Excusez-moi, madame, ďavoir éveillé votre curiosité. (Ea Dame réagit.) Chěre madame, n'insistez pas... Ees deux Vieux sourient. Ils rient méme. Ils ont ľ air ires contents de ľhistoire racontéepar la Dame invisible. Une pause, un blanc dans la conversation. Ees figures ont perdu toute expression. LE VIEUX, ä la méme : Oui, vous avez tout ä fait raison... LA VIEILLE : Oui, oui, oui... oh! que non. LE VIEUX: Oui, oui, oui. Pas du tout. LA VIEILLE : Oui ? LE VIEUX : Non ! ? LA VIEILLE : Vous ľavez dít. LE VIEUX (ilrit) : Pas possible. LA VIEILLE (elk rit) : Oh ! alors. (Au Vieux:) Elle est charmante. LE VIEUX, ä la Vieille : Madame a fait ta conquéte. (A la Dame :) Mes felicitations !... LA VIEILLE, ä la Dame: Vous n'étes pas comme les jeunes d'aujourd'hui... LE VIEUX (il se baissepéniblementpour ramasser un objet invisible que la Dame invisible a laissé tomber) : Laissez... ne vous dérangez pas... je vais le ramasser... oh! vous avez été plus vite que moi... II se relive. LA VIEILLE, au Vieux: Elle n'a pas ton age ! LE VIEUX, a la Dame: La vieillesse est un fardeau bien lourd. Je souhaite que vous restiez jeune éternellement. LA VIEILLE, a la méme : II est sincere, e'est son bon cceur qui parle. (Au Vieux:) Mon chou ! Quelques instants de silence. Ees Vieux, de profil ä la salle, regardent la Dame, souriantpoliment; ils tournent ensuite la téte vers le public, puis regardent de nouveau la Dame, répondent par dis sourires ä son sourire; puis, par les répliques qui suivent ä ses queslions. LA VIEILLE : Vous étes bien aimable de vous intéresser ä nous. LE VIEUX : Nous vivons retires. LA VIEILLE : Sans étre misanthrope, mon mari aime la solitude. LE VIEUX: Nous avons la radio, je péche ä la ligne, et puis il y a un service de bateaux assez bien fait. LA VIEILLE : Le dimanche, il en passe deux le matin, un le soir, sans compter les embarcations privées LE VIEUX, ä la Dame: Quand il fait beau, il y a la lune. LA VIEILLE, ä la méme: II assume toujours ses fonetions de maréchal des logis... ca ľoceupe... Cest vrai, ä son äge, il pourrait prendre du repos. LE VIEUX, ä la Dame: J'aurai bien le temps de me reposer dans la tombe. LA VIEILLE, au Vieux: Ne dis pas ca, mon petit chou... (A la Dame :) La famille, ce qu'il en reste, les camarades de mon mari, venaient encore nous voir, de temps ä autre, il y a dix ans... LE VIEUX, ä la Dame : Ľhiver, un bon livre, prés du radiateur, des souvenirs de toute une vie... LA VIEILLE, ä la Dame: Une vie modeste mais bien remplie.. deux heures par jour, il travaille ä son message. On entend sonner. Depuis tres peu ď instants, on entendait le glissement ď une embarcation. LA VIEILLE, au Vieux: Quelqu'un. Va vite. LE VIEUX, ä la Dame: Vous m'excusez, madame! Un instant! (A la Vieille:) Va vite chercher des chaises! LA VIEILLE, ä la Dame : Je vous demande un petit moment, ma chěre. On entend de violents coups de sonnette. LE VIEUX, se dépéchant, tout casse, vers la porte a droite, tandis que la Vieille va vers la porte cachée, ä gauche, se dépéchant mal, boitillant: Cest Eugene Ionesco, Les Chaises, Pans, Gallimard, 1952. 5 Eugene IONESCO (1912-1994) une personne bien autoritaire. (II se dépéche, il ouvre la porte No 2; entree du Colonel invisible; peut-etre sera-t-tlutile que ľ on entende, discfetement, quelques sons de trompette, quelques notes du « Salut au colonel»; des qu'il a ouvert la porte, apercevant le Colonel invisible, le Vieux se fige en un « garde-a-vous » respectueux) Ah!... mon Colonel! (II levé vaguement le bras en direction de son front, pour un salut qui ne se precise pas:) Bonjour, mon Colonel... Cest un honneur étonnant pour moi... je... je... je ne m'attendais pas... bien que... pourtant... bref, je suis trěs fier de recevoir, dans ma demeure discrete, un héros de votre taille... ßl serre la main invisible que lui tend le Colonel invisible et s'incline cérémonieusement, puis se redresse.) Sans fausse modestie, toutefois, je me permets de vous avouer Im Vieille apparait avec sa chaise, par la droite. LA VIEILLE : Oh ! Quel bei uniforme ! Quelles belles decorations! Qui est-ce, mon chou? LE VIEUX, ä la Vieille: Tu ne vois done pas que e'est le Colonel LA VIEILLE, au Vieux : Ah ! LE VIEUX, ä la Vieille : Compte les galons! (Au Colonel:) C'e§t mon épouse, Sémiramis. (A la Vieille :) Approche, que je te présente ä mon Colonel. (La Vieille s 'approche, trainant d'une main la chaise, fait une reverence sans lächer la chaise. Au Colonel:) Ma femme. (A la Vieille :) Le Colonel. LA VIEILLE : Enchantée, mon Colonel. Soyez le bienvenu. Vous étes un camarade de mon mari, il est maréchal... LE VIEUX, mécontent: Des logis, des logis... LA VIEILLE (le Colonel invisible baise la main de la Vieille; cela se voit ď apres le geste de la main de la Vieille se soulevant comme vers des levres; ď emotion, la Vieille lache la chaise) : Oh! il est bien poli... ca se voit que e'est un supérieur, un étre supérieur!... (Elle reprend la chaise; au Colonel:) La chaise eSt pour vous... LE VIEUX, au Colonel invisible : Daignez nous suivre... (lis se dirigent tous vers le devant de la scene, la Vieille trainant la chaise; au Colonel:) Oui, nous avons quelqu'un. Nous attendons beaucoup d'autres personnes !... La Vieille place la chaise ä droite. LA VIEILLE, au Colonel: Asseyez-vous je vous prie. Le Vieux présente ľun ä ľ autre les deux personnages invisibles. LE VIEUX: Une jeune dáme de nos amies... LA VIEILLE : Une trěs bonne amie... LE VIEUX, méme jeu : Le Colonel... un eminent militaire. LA VIEILLE, montrant la chaise qu'elle vient ďapporter au Colonel: Prenez done cette chaise... LE VIEUX, á la Vieille: Mais non, tu vois bien que le Colonel veut s'asseoir ä côté de la Dame !... Le Colonel s'assoit invisiblement sur la troisieme chaise ä partir de la gauche de la scene; la Dame invisible éit supposée s e trouver sur la deuxieme; une conversation inaudible s'engage entre les deux personnages invisibles assis ľunprés de ľ autre; les deux Vieux restent debout, derriere leurs chaises, ďun côté et de ľ autre des deux invites invisibles; le Vieux ä gauche de la Dame, la Vieille, ä la droite du Colonel. LA VIEILLE, écoutant la conversation des deux invités : Oh ! Oh ! Cest trop fort. LE VIEUX, méme jeu : Peut-etre. (Le Vieux et la Vieille, pardessus les tétes des deux invités, se feront des signes, tout en suivant la conversation quiprend une tournure qui a F air de mécontenter les Vieux. Brusquement:) Oui, mon Colonel, ils ne sont pas encore la, ils vont venir. Cest l'Orateur qui parlera pour moi, il expliquera le sens de mon message... Attention, Colonel, le mari de cette dame peut arriver d'un instant ä ľautre. LA VIEILLE, au Vieux : Qui est ce monsieur? LE VIEUX, ä la Vieille: Je te ľai dit, e'est le Colonel. U se passe, invisiblement, des choses inconvenantes. LA VIEILLE, au Vieux: Je le savais. LE VIEUX : Alors pourquoi le demandes-tu ? LA VIEILLE : Pour savoir. Colonel, pas par terre les mégots ! LE VIEUX, au Colonel: Mon Colonel, mon Colonel, j'ai oublié. La derniěre guerre, Pavez-vous perdue ou gagnée? LA VIEILLE, ä la Dame invisible: Mais ma petite, ne vous laissez pas faire ! LE VIEUX: Regardez-moi, regardez-moi, ai-je ľair ďun mauvais soldát? Une fois, mon Colonel, ä une bataille... LA VIEILLE : II exagěre! Cest inconvenant! (Elle tire le Colonel par sa manche invisible.) Ecoutez-le ! Mon chou, ne le laisse pas faire ! LE VIEUX, continuant vite : Ä moi tout seul, j'ai tué deux cent neuf, on les appelait ainsi car ils sautaient trěs haut pour echapper, pourtant moins nombreux que les mouches, c'est moins amüsant, évidemment. Colonel, mais grace ä ma force de caractěre, je les ai... Oh! non, je vous en prie, je vous en prie. LA VIEILLE, au Colonel: Mon mari ne ment jamais : nous sommes ägés, il est vrai, pourtant nous sommes respectables. LE VIEUX, avec violence au Colonel: Un héros doit aussi étre poli, s'il veut étre un héros complet! LA VIEILLE, au Colonel: Je vous connais depuis bien longtemps. Je n'aurais jamais cru cela de votre part. (A la Dame, tandis que l'on entend des barques :) Je n'aurais jamais cru cela de sa part. Nous avons notre dignité, un amour-propre personnel. Eugene Ionesco, Les Chaises, Paris, Gallimard, 1952. Eugene Ionesco, Les Chaises, Pans, Gallimard, 1952. 6