Samuel BECKETT (1906-1989) En attendant Godot (1952) Vladimir et Estragon s'entendent comme deux larrons : toujoursprets ä se quereller, ä s'entre-déchirer, mais cependant inseparables. Leur haine tient lieu ď amour et le bruit de leurs paroles, comme leur presence mutuelle, leur évite du moins de découvrir la veritable horreur de leur situation. VLADIMIR: On attend Godot. ESTRAGON : Cest vrai. (Un temps.) Tu es sůr que c'est ici ? VLADIMIR: Quoi ? ESTRAGON : Qu'il faut attendre. VLADIMIR: II a dit devant l'arbre. (lis regardent I'arbre.) Tu en vois d'autres ? ESTRAGON : Qu'est-ce que c'est ? VLADIMIR: On dirait un saule. ESTRAGON : OÚ sont les feuiUes ? VLADIMIR: II doit étre rnort. ESTRAGON : Finis les pleurs. VLADIMIR: A moins que ce ne soit pas la saison. ESTRAGON : Ce ne serait pas plutôt un arbrisseau ? VLADIMIR: Un arbuste. ESTRAGON : Un arbrisseau. VLADIMIR: Un — (lise reprend). Qu'est-ce que tu veux insinuer ? Qu'on s'est trompé ďendroit ? ESTRAGON : II devrait étre la. VLADIMIR: II n'a pas dit ferme qu'il viendrait. ESTRAGON : Et s'il ne vient pas ? VLADIMIR: Nous reviendrons demain. ESTRAGON : Et puis aprěs-demain. VLADIMIR: Peut-étre. ESTRAGON : Et ainsi de suite. VLADIMIR: C'est-ä-dire... ESTRAGON : Jusqu'ä ce qu'il vienne. VLADIMIR: Tu es impitoyable. ESTRAGON : Nous sommes déjä venus hier. VLADIMIR: Ah non, lä tu te goures. ESTRAGON : Qu'est-ce que nous avons fait hier ? VLADIMIR: Ce que nous avons fait hier ? ESTRAGON : Oui. VLADIMIR : Ma foi... (Se fächant.) Pour jeter le doute, ä toi le pompon. ESTRAGON : Pour moi, nous étions ici. VLADIMIR (regard circulaire) : L'endroit te semble familier ? ESTRAGON : Je ne dis pas ca. VLADIMIR: Alors ? ESTRAGON : Ca n'empéche pas. VLADIMIR: Tout de meme... cet arbre... (se tournant vers k public)... cette tourbiěre. ESTRAGON : Tu es sůr que c'était ce soir ? VLADIMIR: Quoi ? ESTRAGON : Qu'il fallait attendre ? VLADIMIR: II a dit samedi. (Un temps.) II me semble. ESTRAGON : Apres le turbm. VLADIMIR: J'ai dů le noter. (Ilfouille dans sespoches, archibondées de saletés de toutes softes.) ESTRAGON : Mais quel samedi ? Et sommes-nous samedi ? Ne serait-on pas plutôt dimanche ? Ou lundi ? Ou vendredi ? VLADIMIR (regardant avec affokment autour de lui, comme si la date était inscrite dans lepaysage) : Ce n'est pas pos sible. ESTRAGON : Ou jeudi. VLADIMIR: Comment fare ? ESTRAGON : S'il s'est derange pour rien hier soir, tu penses bien qu'il ne viendra pas aujourd'hui. VLADIMIR: Mais tu dis que nous sommes venus hier soir. ESTRAGON : Je peux me tromper. (Un temps.) Taisons-nous un peu, tu veux ? La scéne se passe « sur une route ä la Campagne, avec arbre ». Deux clochards, VLADIMIR et ESTRAGON conversent tant bien que mal, pour tuer le temps interminable, en attendant un certain GODOT avec qui Us ont, croient-ils, rendez-vous. Lis espérent de lui monts et merveilles, mais tous les soirs GODOT leur fait dire qu'il viendra « súrement demain ». On y a vu le symbole de ['existence absurde passée vainement dans l'attente de Dieu (en anglais God), mais Beckett a rejeté cette interpretation... Surviennent deux autres Samuel Beckett, En attendant Godot, Pans, Mmuit, 1952. 1 Samuel BECKETT (1906-1989) personnages : POZZO, súr de lui, jouisseur, cruel, tient en laisse L UCKY, vieillard décharné et pliant sous le poids de ses bagages ; ä coups de fouet, il le contraint ä exécuter ses moindres caprices. Est-ce le symbole de l'esclave tyrannise par son maitre ? ou celui de l'homme asservi á la divinité (á deux reprises, Pozzo est confondu avec GODOT) ? Ces deux images de la condition humaine semblent se superposer quand les clochards, apitoyés, interrogent Pozzo sur son souffre-douleur. Vladimir mime celui qui porte une bürde charge. Po^o le regards sans comprendre. ESTRAGON (avecforce) : Bagages ! (IIpointe son doigt vers Lucky.) Pourquoi ? Toujours veut-il pas ? (Un temps) Messieurs, je vais vous le dire. VLADIMIR: Attention! tenir. (IIfait celui quiploie, en haletant.) Jamais déposer. (II ouvre les mains, se redresse avec soulagement.) Pourquoi ? POZZO : J'y suis. II fallait me le dire plus tôt. Pourquoi il ne se met pas ä son aise. Essayons d'y voir clair. N'en a-t-il pas le droit ? Si. C'est done qu'il ne veut pas ? Voilä qui est raisonné. Et pourquoi ne POZZO : C'est pour m'impressionner, pour que je le garde. ESTRAGON : Comment? POZZO : Je me suis peut-étre mal exprimé. II cherche ä m'apitoyer, pour que je renonce ä me séparer de lui. Non, ce n'est pas tout ä fait ca. VLADIMIR : Vous voulez vous en débarrasser ? POZZO : II veut m'avoir, mais il ne m'aura pas. VLADIMIR: Vous voulez vous en débarrasser ? POZZO : II s'imagine qu'en le voyant bon porteur je serai tenté de ľemployer ä ľavenir dans cette capacité. ESTRAGON : Vous n'en voulez plus ? POZZO : En réalité, il porte comme un porc. Ce n'est pas son metier, ä votre question. En avez-vous ďautres ? VLADIMIR: Vous voulez vous en débarrasser ? VLADIMIR: Vous voulez vous en débarrasser ? POZZO : II se figure qu'en le voyant infatigable je vais regretter ma decision. Tel est son miserable calcul. Comme si j'étais ä court ďhommes de peine ! (Fous trois regardent Lucky). Atlas, fils de Jupiter ! (Silence) Et voilä. Je pense avoir répondu POZZO : Remarquez que j'aurais pu étre ä sa place et lui ä la mienne. Si le hasard ne s'y était pas oppose. A chacun son dů. VLADIMIR: Vous voulez vous en débarrasser ? POZZO : Vous dites ? VLADIMIR: Vous voulez vous en débarrasser ? POZZO : En effet. Mais au lieu de le chasser, comme j'aurais pu, je veux dire au lieu de le mettre tout simplement ä la porte, ä coups de pied dans le cul, je ľemméne, telle est ma bonté, au marché de Saint-Sauveur, oú je compte bien en tirer quelque chose. A vrai dire, chasser de tels étres, ce n'est pas possible. Pour bien faire, il faudrait les tuer. (Lucky pleure.) ESTRAGON : II pleure. POZZO : Les vieux chiens ont plus de dignité. (II tend son mouchoir ä Estragon.) Consolez-le, puisque vous le plaignez. (Estragon hésite.) Prenez. (Estragonprend le mouchoir.) Essuyez-lui les yeux. Comme ca il se sentira moins abandonné. (Estragon hésite toujours.) VLADIMIR: Donne, je le ferai, moi. Estragon ne veut pas donner k mouchoir. Gestes ď enfant. POZZO : Dépéchez-vous. Bientôt il ne pleurera plus. (Estragon s'approche de Lucky et se met en posture de lui essuyer les yeux. Lucky lui décoche un violent coup de pied dans les tibias. Estragon lache k mouchoir, se jette en arriére, fait k tour du plateau en boitant et en hurlant de douleur.) Mouchoir. (Lucky depose valise et panier, ramasse k mouchoir, avance, k donne ä Po^p, recule, reprend valise et panier.) ESTRAGON : Le salaud ! Lavache! (II relive sonpantalon.) II m'a estropié ! En attendant Godot, Acte I, Paris, Minuit, 1952. « Pour que le temps leur semble moins long », Pozzo s'efforce de distraire les deux clochards, leur parle « de choses et ďautres », leur « explique le crépuscule » en terme s lyriques, et finit par faire danser devant eux puis « penser á haute voix » le malheureux LUCKY, qui débite un discours incoherent. Restes seuls sur la route, VLADIMIR et ESTRAGON retombent dans ľ ennui: Us se pendraient ä ľarbre s'ils avaient une corde. «Nous attendons. Nous nous ennuyons... » A Vacte II, le lendemain, VLADIMIR et ESTRAGON, qui s'étaient séparés, se retrouvent au merne endroit, heureux de bavarder encore pour « se donner ľimpression ďexister »... en attendant Godot. Voici de nouveau LUCKY, chargé comme au premier acte, et avec lui Pozzo devenu aveugle. Les deux hommes trébuchent et restent étendus au milieu des bagages. Pozzo appelle au secours. VLADIMIR et ESTRAGON vont s'interroger sur ľopportunité de le secourir. La resonance pascalienne de ce dialogue sur le sens de ľactivité humaine ne semble pas douteuse. Si les deux clochards se proposent d'intervenir, c'est moins par humanite que par divertissement: « Nous commencions äflancher. Voilä notre fin de soirée assurée », avaient-ils declare en revoyant ľéternel attelage de Lucky et de Pozzo. VLADIMIR : Ne perdons pas notre temps en vains discours. (Un temps. Avec vehemence.) Faisons quelque chose pendant que l'occasion se présente ! Ce n'est pas touš les jours qu'on a besoin de nous. Non pas ä vrai dire qu'on ait précisément besoin de nous. D'autres feraient aussi bien l'affaire, sinon mieux. L'appel que nous venons d'entendre, c'est plutôt ä ľhumanité tout entiěre qu'il s'adresse. Mais ä cet endroit, en ce moment, ľhumanité, c'est nous, que ca nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu'il soit trop tard. Représentons dignement pour une fois l'engeance oú le malheur nous a fourrés. Qu'en dis-tu ? (Estragon n'en dit rien.) II est vrai qu'en pesant, les bras croisés, le pour et le contre, nous faisons également honneur ä notre condition. Le tigre se précipite au secours de ses congéněres sans la moindre reflexion. Ou bien il se sauve au plus profond des taillis. Mais la question n'est pas la. Que faisons-nous ici, voilä ce qu'il faut se demander. Nous avons la chance de le savoir. Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire : nous attendons que Godot vienne. Samuel Beckett, Un attendant Godot, Pans, Mmuit, 1952. 2 Samuel BECKETT (1906-1989) ESTRAGON : Cest vrai. VLADIMIR : Ou que la nuit tombe. (Un temps.) Nous sommes au rendez-vous, un point c'est tout. Nous ne sommes pas des saints, mais nous sommes au rendez-vous. Combien de gens peuvent en dire autant ? ESTRAGON : Des masses. VLADIMIR: Tu crois ? ESTRAGON : Je ne sais pas. VLADIMIR : C'est possible. [...] Ce qui est certain, c'est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse ä le meubler d'agissements qui, comment dire, qui peuvent ä premiere vue paraitre raisonnables, mais dont nous avons l'habitude. Tu me diras que c'est pour empécher notre raison de sombrer. C'est une affaire entendue. Mais n'erre-t-elle pas déjä dans la nuit permanente des grands fonds, c'est ce que je me demande parfois. Tu suis mon raisonnement ? ESTRAGON : Nous naissons touš fous. Quelques-uns le demeurent. [...] VLADIMIR : Nous attendons. Nous nous ennuyons. (II live la main.) Non, ne proteste pas, nous nous ennuyons ferme, c'est incontestable. Bon. Une diversion se présente et que faisons-nous ? Nous la laissons pourrir. Allons, au travail. (II avance vers Po^pv, s'arréte.) Dans un instant, tout se dissipera, nous serons ä nouveau seuls, au milieu des solitudes. En attendant Godot, Acte I, Paris, Minuit, 1952. Aprěs le depart de Pozzo et de son porteur, VLADIMIR et ESTRAGON seront rendus á leur solitude. Un Garcon leur annonce, une fois de plus, que M. Godot viendra « sürement» le lendemain. Us parlent encore de se pendre, mais la corde casse. Us décident enfin de partir : « Alors, ony va ? — Allons-y » ; mais, dernier e indication scénique, « ils ne bougent pas ». En attendant Godot a été créé le 5 Janvier 1953, á Paris, au Theatre Babylone, dirigé par Jean-Marie Serreau, dans une mise en scene de Roger Blin, avec la distribution suivante : Estragon (Pierre Latour), Vladimir (Lucien Raimbourg), Lucky (Jean Martin), Pozzo (Roger Blin), unjeune garcon (Serge Lecointe). « Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot, dont vous me faites l'honneur de donner des extraits au Club d'essai, et en méme temps mes idées sur le theatre. Je n'ai pas ďidées sur le theatre. Je n'y connais rien. Je n'y vais pas. C'est admissible. Ce qui l'est sans doute moms, c'est d'abord, dans ces conditions, ďécrire une piece, et ensuite, l'ayant fait, de ne pas avoir d'idees sur eile non plus. C'est malheureusement mon cas. II n'est pas donne ä tous de pouvoir passer du monde qui s'ouvre sous la page ä celui des profits et pertes, et retour, imperturbable, comme entre le turbin et le Café du Commerce. Je ne sais pas plus sur cette piece que celui qui arrive ä la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je ľai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu'ils disent, ce qu'ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect 1 j'ai dů indiquer le peu que j'ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple. Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais méme pas, surtout pas, s'il existe. Et je ne sais pas s'ils y croient ou non, les deux qui l'attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ca doit étre pour rompre la monotonie. Tout ce que j'ai pu savoir, je ľai montré. Ce n'est pas beaucoup. Mais ca me suffit, et largement. Je dirai méme que je me serais contenté de moins. Quant ä vouloir trouver ä tout cela un sens plus large et plus élevé, ä empörter aprěs le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d'en voir ľintérét. Mais ce doit étre possible. Je n'y suis plus et je n'y serai plus jamais. Estragpn, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace, je n'ai pu les connaitre un peu que trěs loin du besoin de comprendre. Ils vous doivent des comptes peut-étre. Qu'ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes. Samuel Beckett, Lettre ä Michel Polac, Janvier 1952. Samuel Beckett, En attendant Godot, Pans, Mmuit, 1952.