Georges DUHAMEL (1884-1966) Les Maitres M. Rohner est en train de me faire comprendre que la plus belle des vertus, c'est la charite, dont il est cruellement dépourvu. Je devrais étre reconnaissant ä M. Rohner pour cette lecon paradoxale. Je devrais méme éprouver ä son endroit une juste indulgence, je devrais me montrer charitable avec cet homme dur. Eh bien, non ! Je commence ä détester Rohner, sentiment d'autant plus curieux que Rohner m'étonne, m'intimide et continue de m'inspirer une reelle admiration. C'est une intelligence pure. Le monde affectif, pour lui, se limite ä sa personne qui est douillette, irritable, susceptible de certains sentiments et de certaines passions ou emotions comme la rancune, le mépris, la haine, la colěre. Que le reste du monde soit tourmenté par ľamour, le désir, la tristesse, la rage, le désespoir, voilä ce qu'il ne peut méme pas comprendre. Les penchants, les passions et les emotions des autres sont de curieux phénoměnes, presque toujours génants et désagréables, dont il se fait une representation intellectuelle et strictement objective. Jamais il ne bénéficie du miracle de la Sympathie, jamais il ne hante, en pensée, ľáme et la chair des autres étres, et s'il s'efforce, une minute, de le faire en vue de quelque demonstration, il a l'air de résoudre un probléme ďalgěbre et non de communier. II ne semble pas comprendre que Catherine est trěs malade. II s'écrie simplement: « Pas d'endocardite ! Pas de nephrite ! C'est tout ä fait anormal. » Si je lui dis : « Elle souffre », il répond sěchement: « Mais oui, on souffre toujours dans des histoires comme cela. Qu'on lui donne des calmants. Pas de morphine, surtout. Je veux une nephrite pathologique et non médicamenteuse. » Je ne sais si tu comprends. C'est assez épouvantable. Rohner pense que la morphine pourrait donner de l'albuminurie. Or, l'albuminurie qu'il attend, je devrais méme dire qu'il espěre, ne doit étre due qu'au microbe et non au medicament. Pour lui, cette grave maladie n'est qu'une experience qu'il ne faut point laisser corrompre par des elements accessoires. La pauvre Catherine a dů subir une petite operation ä cause de la pleurésie. II a fallu ouvrir la poitrine. J'ai peur, depuis deux jours, que l'un des genoux ne soit pris. II est gros et douloureux. La fiěvre demeure élevée. Catherine accepte toutes ces disgraces avec une resignation qui me confond et me déchire mieux que les cris et les doléances. Elle est lä, toute blanche, dans son lit, ses beaux cheveux divisés en deux grosses nattes qu'elle ramene sur sa poitrine. Tu ne connais pas ľhôpital Pasteur. Ce sont des pavilions tout neufs, construits selon les idées du maítre. Les chambres, trěs claires, sont vitrées du côté du couloir, en sorte que les malades sont exposes aux regards dans des cages transparentes. Ce n'est pas trop intime pour ceux qui souffrent, mais cela permet une surveillance attentive. A ľintérieur, et děs la porte, sont pendues des blouses qui ne quittent pas la chambre du malade et que les médecins revétent quand ils viennent faire leur visitě. J'arrive done, et, chaque jour, j'apercois, avant d'entrer, Catherine dans sa verriěre. Elle fait un sourire mélancolique et pourtant heureux. Je suis son seul ami. Roch et Vuillaume viennent parfois Jeter un coup d'ceil. Ils singent le professeur et discutent longuement, au pied du lit, sur ce que Rohner appelle děs maintenant les localisations anormales. Car, je dois te le dire, cette maladie est la propriété de Rohner, ce microbe, mal connu jusqu'ä la récente epidémie, est le microbe de Rohner. II le designe, dans ses papiers, sous le nom de 5. Rohneri, ce qui signifie : streptocoque de M. Nicolas Rohner. Propriété rigoureusement exclusive. Si Rohner attrapait demain une belle angine, avec ou sans endocardite, avec ou sans nephrite, ce serait un grand malheur pour la science ; mais enfm, ce serait dans l'ordre. Nous avons choisi cette carriěre et nous en connaissons les risques. M. Rohner recevrait la plaque de grand officier de la Legion d'honneur ou quelque chose de ce genre et touš les journaux publieraient ses bulletins de santé. Mais Catherine ! Elle ne voulait pas la gloire. Elle ne 1'aura ďailleurs pas. Cest une martyre trěs obscure. Je respecte le general qui meurt ä ľennemi. C'est le but qu'il avait choisi, librement, ä son existence. Devant ľhumble laboureur qu'on appelle et qu'on jette au feu, il me semble que le respect ne suffit pas. II faudrait s'agenouiller et se frapper la poitrine. [...] Cette maladie de Catherine m'aura quand méme éclairé sur le caractére de mon maítre Rohner. Si je m'abandonnais ä mon penchant naturel, cet homme extraordinaire me ferait prendre en horreur l'intelligence pure, les ceuvres et les pompes de l'intelligence pure. Ce serait injuste. L'intelligence est un des signes de l'homme et notre guide ordinaire dans la cohue des phénoměnes. Pourtant, je commence ä saisir les sentences mystérieuses de Chalgrin qui dit souvent : « La raison ne saurait tout expliquer... II faut se servir de la raison avec prudence, comme d'un instrument admirable, mais exceptionnel dans la nature, et parfois méme dangereux. » M. Chalgrin, c'est clair, marche dans le méme sens que Bergson3. II est interessant de voir des esprits venus de regions différentes de la connaissance cheminer, dans le méme temps, vers le méme point de ľhorizon. Les phrases de M. Chalgrin, que je viens de citer, ne signifient aucunement qu'il faille renier la raison. Elles signifient que la vie elle-méme reste inexpliquée et que vouloir, par exemple, déboucher une bouteille avec une lunette d'approche, serait une manoeuvre maladroite ou, justement, déraisonnable. Toute la position de M. Chalgrin s'explique en quelques mots : « La raison, instrument admirable, est-elle un instrument universel, est-elle notre seul instrument ? » Les Maitres, chap. XV (Mercure de France). Les Mattres, Mercure de France, 1937.