Julien GREEN (1900-1998) Adrienne Mesurat Le roman se situe, au debut du siede, dans une petite vi lie provinciale, La Tour-1'Évéque. La jeune fille, qui a perdu sa mere, vit ďune existence mediocre et monotone entre une sceur malade (bientôt réfugiée chez des religieuses) et un pere ágé, esclave de ses habitudes. Amoureuse ďun médecin récemment installé pres de lá, eile s 'enferme dans ses chiméres et prend en haine ce pere qu 'eile juge incompréhensif et borné. Un soir, á demi-inconsciente, eile le pousse violemment dans l'escalier et on le retrouvera mort au bas des marches. Adrienne se mure dans une solitude qui la conduira, au terme du récit, á la limite de ľégarement, Pour se fuir elle-méme, eile teňte une diversion, un court voyage. Sous une pluie désespérante, eile débarque d'abord á Montfort-ľAmaury puis á Dreux, oů la voici, désorientée, errante á travers le labyrinthe de ces rues vides. Adrienne descendit la rue sans rencontrer personne. Parvenue ä la place du Marché, eile s'arréta, saisie ä la vue du changement que l'heure apportait ä cet endroit qui lui avait paru d'abord si morne et si laid. Toutes les baraques des merciers et des marchands de legumes avaient été enlevées ; les voitures étaient parties. La place était vide, couverte de grandes mares dans lesquelles la lune voyageait lentement. Un bätiment moderne la limitait au nord, puis de petites maisons et des arbres lui faisaient une sorte de ceinture jusqu'ä ľédifice qu'Adrienne avait pris pour une église, ä cause des sculptures dont il était orné, mais qui n'était que le reste d'un ancien hotel de ville ; il présentait ľaspect d'une tour de donjon coiffée d'une poivriěre et, dans le clair de lune, donnait ä cette place un air romantique dont la jeune fille fut frappée. La beauté du lieu la saisit et lui procura un moment de paix pendant lequel eile oublia ses soucis. Une minute, eile se tint immobile pour ne pas rompre du bruit de ses pas le merveilleux silence de la nuit. Et, par un subit retour sur elle-méme, eile se souvint de certaines journées d'enfance. II y avait des heures oú eile avait été heureuse, mais eile ne s'en était pas rendu compte et il avait fallu qu'elle attendít cet instant de sa vie pour le savoir ; il avait fallu que sa memoire lui rappelät cent choses oubliées, devant cette tour en ruines que la lune éclairait, des promenades qu'elle avait faites dans les champs, ou des conversations qu'elle avait eues avec des camarades, dans le jardin du cours Sainte-Cécile. Ces souvenirs lui revinrent sans ordre, mais si brusquement qu'elle en éprouva un choc et, ce soir, eile se sentait si faible qu'il suffisait de peu pour ľattendrir. Pourquoi done ne connaissait-elle plus ce bonheur si largement dispense ä d'autres ? Et eile eut un douloureux élan vers cette chose qu'elle ne possédait plus et que le souvenir rendait si belle et si desirable. Elle poussa un soupir et fit quelques pas sur le trottoir qui contournait la place. L'horloge de la mairie sonna neuf heures, puis celle de ľéglise. Des chiens aboyěrent au loin. Elle s'arréta et, levant la téte, regarda les étoiles. II y en avait tant que, méme en choisissant une petite portion du ciel, eile ne parvenait pas ä en dénombrer les astres. Ces myriades de points tremblaient devant ses yeux comme des poignées de minuscules fleurs blanches ä la surface d'une eau toute noire. Elle se rappela une chanson qu'on lui faisait chanter en classe: ... le cielsemé ďétoiles... II fallait que la voix montät tout d'un coup pour le mot étoiles et ces trois notes, si difficiles ä attraper, si lointaines, exprimaient une sorte de nostalgie si douce qu'en s'en souvenant eile eut le cceur déchiré. Elle porta ses mains ä ses yeux et pleura. Adrienne Mesurat, II, V (Plön) Achienne Mesurat, Plön, 1927.