Réjean Duchařme Ľhiver de force Gallimard ^0 c -DvChM-Lf ÚSTfiEDNÍ KNIHOVWA FILOZOFICKÉ FAKULT? MASARYKOVY UNIVERZIT! BRNO 620?-Ol Réjean Duchařme, né en 1941 ä Saint-Félix-de-Valois (Québec), a fait les metiers les plus divers et a voyage aux Etats-Unis et au Mexique. II a publié six romans, fait jouer quatre pieces, a écrit des scenarios de films et des chansons. 5 Editions Gallimard, 1973. ä ma fidéle Auchimine, tuée par une machine, avec {'assurance que je n'oublierai pas nos tours de chaloupe avec Clara Bow. « ... pour que nous soyons, dans une civilisation qui en partie n 'est pas la nôtre, des égaux que Von respecte et chez qui Von est force de reconnaitre des qualités de race et ľintelligence victorieuse : préparons-nous, dans le culte de la superioritě. » Edouard Montpetit. Cite par Hermas Bastien, de l'Académie des sciences morales et politiques, dans les Cahiers de l'Académie canadienne-franqaise. « Cest tous des jaloux, ces hosties-lä! » Carpinus. L'homme est le meilleur ami du chat, ' c'est pourquoi il faut y penser deux fois avant de faire des affaires pour le faire disparaitre. LA ZONE DES FEUILLUS TOLERANTS Comme malgré nous (personne n'aime ca étre méchant, amer, réactionnaire), nous passons notre temps ä dire du mal. ( Nous disons du mal des bons livres, lus pas lus, des bons films, vus pas vus, des bonnes idées, des bons petits travailleurs et de leurs beaux grands sauveurs (ils les sauvent en mettant tout le monde, excepté eux et leurs petits amis, aux travaux forces), de tous les hippies, artistes, journalistes, taoistes, midistes, de tous ceux qui nous aiment (comme faisant partie du gros tas de braves petits crottés qui forment ľhuma-nité), qui savent oü est notre bien (parce qu'ils sont intelligents eux), qui veulent absolument que nous quittions ľangoisse de nos chaises pour nous embar-quer dans leur jumbo-bateau garanti tout confort jusqu a la prochaine nouvelle vague. Les jaloux sont des incapables, c'est bien connu, et des peureux, par-dessus le marché. C'est en plein ca, c'est nous tout crachés (... qui s'accordent en genre et en nombre). Mille masses en mouvement, armées de micros, de typos, de photos, de labos se disputent notre petite idee et nous n'avons pour nous défendre que les moyens 15 donnés aux solitaires médiocres, malsains et malpropres : 1'anathěme, les potins, les farces : « Regarde-moi ca, chěre, Denis Héroux qui sort un autre film de cul, c'est le cas de dire que cest de la diarrhée... » Car nous voulons absolument nous posséder nous-mémes tout seuls, garder ce que nous avons (qui est si fugace qu'il est parti ou qu'il a change aussitôt que nous croyons ľavoir trouvé, vu, nommé), dont le plus apparent est justement notre haine pour tout ce qui veut nous faire vouloir comme des dépossédés. at<\ Pompidou, Baudouin, Trudeau sont corrects. lis ne veulent rien changer; ils sont contents que nous restions épais comme nous sommes. Ils nous laissent jouer tranquilles dans notre coin pourvu que nous les laissions jouer tranquilles dans le leur. Plus ces gens-lä n'ont pas d'idees, plus on les aime. On n'ouvre plus les rideaux. On dort jusqu a une heure et demie deux heures de 1'aprěs-midi. On sort quand il fait noir. Mais on nest pas si sürs que ca de notre coup... On a park de 5a toute la nuit, on a trouvé que ca n'a plus de bon sens. II f aut que ca change! Hé! on est devenus paranoiaques. Pas de paranoia de fantaisie! De paranoia de quand tu souffres! De paranoia malade! De paranoia de quand tu as peur que les ambulances sen apercoivent, qu'elles se mettent ä courir aprěs toi. Nicole a dit : — Faisons qu'y ait plus rien; quand y aura plus rien on pourra plus dire du mal de rien. Comme quand on était aux Beaux-Arts puis qu'on lisait Sartre puis qu'on comprenait tout ä l'envers ce que voulait dire réaliser ľ existentiell. — (On croyait qu'il fallait fermer les yeux et regarder les mots tourner dans notre téte jusqu a ce qu'ils ne veulent plus rien dire.) — Ten souviens-tu? — Te rends-tu compte, chěre, qu'on peut decider, choisir ? Qu'on peut, ici, dans notre appartement, dire que c'est 5a qui est 5a puis aller jusqu'au bout, qu'y a rien qu'une balle dans la téte pour nous arréter ? — Moi je veux qu'on se couche puis qu'on reste couches jusqu a ce qu'on comprenne plus rien. Les gens vont parier puis 5a va étre du bruit, c'est tout... On va répondre cui-qui-kui comme les oiseaux; ils vont penser qu'on fait des farces mais 5a va étre pour vrai... — Euh... — Moi je suis sure que si on reste couches assez longtemps on va finir par ne plus comprendre ce que le propriétaire veut dire par payez le loyer. Si tu com-prends pas le mot payer, tu peox pas payer... tu comprends ? Pourquoi les moineaux paient pas ? Parce que personne est capable de leur faire comprendre le mot payer... tu comprends ? En tout cas, on mene une vie platte. Comment ca se fait ? Un probléme bien posé est ä moitié résolu, qu'ils disent. On va essayer. En tout cas, on va bien voir si c'est des menteurs. Qu'est-ce que c'est que nous faisons qui a fini par morpionner complětement notre affaire? On va se regarder faire puis je vais tout noter avec ma belle écriture. I En tout cas c'est le debut de notre vie enregistrée, il \ va falloir féter ca. Nicole tord le flasque devant sa langue tendue, c'est l'eucharistie de la derniěre goutte. Un autre de mort; la belle caravelle de ľétiquette flotte dans le vide 16 17 maintenant, comme si eile montait au ciel. Cest la biěre qu'on aime le plus mais ca en prend beaucoup. Quand on veut faire ca vite on boit du fort, et le seul qu'on peut s'offrir cest le moins eher, le rhum White Sails, White Sails comme les vaches de Maskinongé ä cause de leurs grandes oreilles blanches. Mais nos grandes sorties chic c'est aller se taper des Bloody Mary au Café 79. Mais ca coüte des dix vingt piastres, c'est des bidoux! On s'est acheté cinq boites de panatelas Garcia y Vega. On les a éparpillés sur la table. Ca fait beau. Hé! chaque cigare est enfermé dans un genre de petit cercueil en papier aluminium, doré par-dessus le marché. On s'est acheté deux gros médaillons de filet de beeuf, ca nous a coůté $ 1.87, ca fait que ca a besoin d'etre bon. Nicole tire par-dessus la ceinture de ses slacks á pattes ďéléphant son chandail touristique de Durango, vieux de cinq ans, vieux du temps qu'on nageait dans ľargent (les bidoux du Conseil des Arts). Nicole est en train de faire cuire les steaks exorbi-tants dans un poélon ä cuisson sans beurre, ä cause de ma ligne. Elle étrenne cet ustensile traité au teflon. lis nous ont garanti que 5a ne collerait pas au fond. Je demande ä Nicole si ca colle. « Ca a pas l'air. » On s'est acheté un billet de Mini-Loto, on ľa collé sur le mur au-dessus du radiateur de la cuisine, avec du scotch-tape. On est tombés sur le numero 77706, Nicole dit qu'avec ces trois 7 ďaffilée on n'a aucune chance, que ce n'est pas assez ordinaire pour que 5a ait du bon sens. Le pere, c'est des billets de Super-Loto qu'il prend. II aime mieux avoir une chance de gagner $ 200 000 qu'en avoir huit d'en gagner 5 000. C'est de la megalomanie tout eraché; ca lui coůte quatre piastres et c'est bien bon pour lui. On a acheté enfin quatre fascicules de ľencyclopédie Alpha, (la Memoire du Temps), pour ne pas avoir l'air de profiter de ce qu'ils donnent les deux premiers pour le prix d'un. On s'est jetés ä la dépense. C'était pour féter notre decision de repartir ä zero. Tu ne peux rien inaugurer, méme des travaux d'introspection pour trouver des solutions pour sortir de ton trou, sans que ca te coüte les yeux de la téte. * Lai'nou nous telephone, délirante. Elle triomphe aü , Concours international de Québec. « Je triomphe! » / Triomphe toujours. (Dis-nous ce que tu veux que ca j nous fasse puis on va faire comme si ca nous le faisait.) Mais ca aurait été trop cochon de ne pas avoir l'air de partager sa joie, eile qui avait pris la peine de loger un appel interurbain sans faire virer les frais. Quel enthousiasme! Sauter d'un coup sec de la vache enragée aux couches supérieures de la culture québé-coise sans puer la satisfaction, c'est dur, méme quand on vient de passer dix ans ä répéter : « Leur gloire je l'ai de travers dans le cul; ma gloire c'est quand ils vont touš étre d'accord pour dire que mon ceuvre vaut pas de la marde. » Lai'nou est peintre-spécialiste. Specialisté de deux sortes de taches : les bleues et les jaunes. Le jaune symbolise la joie; le bleu c'est le contraire. Plus ca ne va pas, plus le nombre et la grosseur de ses bleus excědent ceux de ses jaunes. Et plus eile peint plus 5a ne va pas : c'est la tension vers l'absolu total. Pour le Concours eile est allée presque jusqu'au bout, eile a donné presque son apotheose : cent pieds carrés de 18 19 flaques bleues dégoulinant de touš côtés vers un point jaune; eile a appelé ca Le comble du malheur. On a été les premiers ä apprécier ľaphasie apostasia-que de ľan-art de Lai'nou. Nous croyions na'ivement quelle avait trouvé quelque chose qui ne finirait pas par prendre... et nous lui prodiguions touš les soins pour qu'elle ne finisse pas par se dégonfler. — £a a marché! fa marche! J'ai vendu! Je vends! Les poches pleines de fric! En avez-vous besoin? Je pars pour Brasilia dans deux semaines! II est question que j expose ä Paris! On lui demande comme ca va avec les confreres, les critiques, les fonctionnaires, enfin tous les requins de sa mythologie. — Cest con maisilsaiment.ilspigent! lis sontaussi fous, partis, paumés que nous! Vous devriez venir voir : ils se sont tous pris par la main et ils décadan-sent\ Jusqu'au sous-ministre qui est un gars fucké! Mais ce qui bat tout c'est Pierre Dogan. II est joaillier, il a 23 ans, du sang indien, toujours une . bouteille de vin dans sa poche : « II arréte pas de picoler, vous allez le diguer! » II ľa poussée dans les toilettes des femmes du hall ďexposition, il ľa déculot-tée, il lui a fait son affaire, ca a été le cul de foudre. — II a du sang indien. — Tu las déja dit. — II en a plus que j'ai dit tout ä ľheure, il en a plein, il embaume le sang indien. Et puis alors on s'est assis par terre de chaque côté de la cuvette, on a bu son litre de vin, et puis alors il m'a raconté tranquillement qu'il est bien intéressé ä s'accoter avec moi vu que sa blonde vient de le sacrer dehors et que j'ai ľair d'avoir des lots ďargent. II est drôle! drôle! époustouflant! Son art c'est le plus fort. C'est des bijoux de boites ä surprise qu'il trempe dans ľacrylique et qu'il revend ä des prix 20 de fou avec ses initiales gravées partout, son P.D. qu'il dit... Un vrai cinglé! Comme j'en ai rencontré qu'ä Paris! J'ai si hate de vous le presenter! Nous on a si häte qu'elle soit partie, qu'elle expose ä Brasilia, ä Paris, tout partout. Tout ce qu'on faisait avec eile, on est capables de le faire tout seuls. Personne n'a besoin ďune femme peintre montée sur ses grands chevalets pour aller ä Maskinongé sur le pouce, au Forum voir jouer nos frěres Mahovlich, au Café 79 prendre un Bloody Mary. Et puis alors c'est agacant ä la fin cette facon qu'elle a, mérae au telephone, de parier tantôt joual' avec ľaccent pari-sien tantôt vice versa, c'est catégoriquement insupportable. * On se proměně pour digérer. C'est le triomphe de Lai'nou qui nous est reste sur ľestomac. Ľétoile qu'arbore le néon de la bijouterie Gold Star est rouge; on ne voit pas le rapport... la suite dans leurs idées. Le capot de la Corvette Trans-Am est re vetu d'une aigle éployée; je demande ä Nicole si ga lui donne un coup lä oú les gars qui ont inventé ga pensent. La Camaro Super-Sport se montre fiěre ä plusieurs endroits de sa carrosserie du double S trapu de son sigle chromé; il n'y a pas que nous de romanti-ques... On marche en corrigeant les fautes des enseignes des deux palissades de petits commerces qui encaissent la rue Mont-Royal. On marche en criant comme ä ľencan 1. Jargon montréalais raffiné par le theatre puis exploité par la chanson et le cinéma québécois. 21 les noms des autos stationnées en files ininterrompues, comme aux flancs d'un canal. On est trěs absorbés. On fait un gros saut quand Roger, sorti de nulle part, nous interpelle. Roger Degrandpré, le protecteur puissant qui n'attend que le bon tuyau pour nous pistonner comme il faut. — Hé les bommes de Maskinongé!... on manigance encore ? — On marche. On fait pas le trottoir mais c'est juste... — Vous regardiez le restaurant comme des agents ďimmeubles... Caressez-vous des idées de vous lancer en affaires... Parce que c'est un génie il se croit oblige de faire de l'esprit. On est plus drôles que ca mais on n'a pas un • jeu pour faire nos comiques. Ca fait des mois qu'on se plaint... qu'on se colle ä lui comme des chiens fous bátards et galeux pour qu'il nous aide ä trouver une grosse job dans la publicite. On l'a tellement sollicité, dérangé, tanné, que sans toute sa grandeur dame il ne reconnaitrait méme plus vos faces. Non, on ne lui répondra pas par des grossiěretés. — On regardait pas le restaurant, on critiquait le neon. Le P s'allume pas, le A tremble, le E bourdonne. Puis toi ? — J'entrais manger. Venez, je vous paie un snack! On saute sur ľoccasion, mais pas en effrontés, en protestant : « Oh non! » On le suit entre les tables en nappe empesée du Picardie, en regardant le tapis, en s'accrochant partout, en téteux épais ravis et confus. Il faut en mettre plus que moins quand on frise la trentaine, qu'on n'a pas d'expérience, qu'on se cherche une job payante. Aussitôt assis, Roger nous annonce que Petit Pois va étre lä dans cinq minutes.« Depuis le temps que je me promets de vous la presenter... » Fuck! On pourra pas placer un mot. Quand on telephone chez Roger et que c'est Petit Pois qui répond, on est trop génés, on paralyse, on raccroche. On va dire bonjour madame, c'est tout. Ferme ta gueule puis mange. On va rester assis tranquilles au pied de ľéchelle sociale avec nos problěmes d'argent puis on va faire bien attention qu'ils ne paraissent pas. Ca fait tellement vil! — Qu'est-ce que vous allez mangér ? Pour éviter que Roger se considěre quitte avant d'avoir été vraiment utile, nous choisissons ce que le menu propose de moins eher : le steak de jambon ä I'ananas. Assez grande, plutôt ronde, Petit Pois est le contraire du personnage de je ne sais plus quel cartoon auquel eile doit son súrnom. Elle est comme dans ses films. On la reconnait tout de suite. Cache comme un oiseau malade dans le feuillage noir des cheveux, son visage est trop pále, trop tragique, trop beau dans la lumiěre trop claire de ses yeux trop grands. En tout cas, on est . saisis. Les mains dans les poches d'un afghan ouvert jusqu a terre comme la porte d'une chambre de fourŕu-res Vivantes, portant ä ľépaule une musette indienne frangée assez long pour faire un rideau, eile marche avec cette lenteur que l'assurance change en majesté; ca remplit le restaurant. On sent tout de suite que c'est une vedette. On ne fait ni une ni deux : on se lěve, 5 comme ä l'école Saint-Pierre quand la maitresse entrait. C'est lä quelle part ä rire, qu'elle secrie : « Vous étes cons, man! », que ses lěvres saisissent vivement nos bouches et queclatent ces gros baisers qui continuent de faire bourdonner nos oreilles et de réchauffer nos cceurs si longtemps glacés. 22 23 Elle glisse ses fesses sur moi pour se loger au milieu de notre siege, laissant Roger seul de son côté de la table. Elle lui fait un pied de nez puis nous dit : « Tu passes ta jeunesse ä ses côtés, heureuse de la sacrifier ä un grand homme. Un soir, comme ca, pour rire, tu changes de place, tu te mets en face, puis qu'est-ce que tu vois ? un petit con! » 1, Elle montre sa musette ä Nicole : « Cest fait avec /r des dessous de queues d'ours... c'est sharp, hein ? » Elle se met dans nos petits souliers et eile nous suit. Cest avec le méme recueillement que nous, la méme complaisance suspecte, quelle écoute Roger faire ses farces plates. Quand nous rions, eile rit, mais ce nest pas pour nous imiter, c'est parce que c'est une fille correcte, c'est parce que quand eile retrouve son cceur, que n'ont pas brůlé les réflecteurs, eile aime mieux faire corps avec les crottés qu'avec les grosses legumes. Elle a compris tout de suite que nos flatteries et servilités se moquent de Roger, et eile se moque de lui avec nous, et eile est si belle et c'est si tendre, si complice, si secret, que ga nous monte ä la tete, qu'on est ivres. Comment dire la gravité, ľimportance, la plenitude de la partie ďyeux et de genoux, oú aucun coup n'était facile ou n'était rate, qui s'est jouée ä la barbe de Roger Degrandpré, qui rapetissait comme un ballon qui se dégonfle, qui s'éloignait de ľautre côté du gouffre qui sépare aimer ďamour et aimer que les autres écoutent quand on fait des farces plates. Quand Petit Pois a eu fini sa pointe de tarte aux pommes et son verre de lait, Roger lui a dit : — On a des rendez-vous partout, ma louve; faudrait qu'on pense ä se grouiller. — Y a pas un soir que faut pas aller ä quarante-deux places; je commence ä avoir mon voyage, moi. 24 — Parlant de voyage, faut que j'aille aux toilettes. Excusez. Pendant la petite absence hygiénique de Roger, eile en a profite. C'est la quelle a lancé ses mains sur nos mains sur la table et quelle s'est écriée : — Faut qu'on se voie, seuls, demain, aprěs-demain, tout le temps! Donnez-moi votre numero de telephone ! — Roger ľa. J'espére que je n'ai pas tout gáché en disant ca. II s'est fait, dans ses drôles de zyeux violets, une sorte de flou qui nous a donne la chair de poule. Que nous avons hate quelle nous appelle ! Elle court dans nos veines, devant nos sangs, laissant derriěre eile, entre le sang et eile, un vide oú nous ne cessons de tomber. Nicole n'arrive pas ä dormir. Elle est restée couchée mais eile n'arréte pas de remuer. Moi, ca fait quarante-deux fois que je me relěve et que je me recouche. Minou, notre chat de gouttiěre surdoué, lance le museau en l'air, aspire toute cette angoisse, étouffe, miaule comme du fond de l'enfer. On est catastrophes. C'est effrayant comme c'est épouvantable. Elle a appelé, eile est venue, eile nous a revus, nous ľavons décue. — Qu'est-ce qu'on va faire, eher ? — On va faire comme on a toujours fait : on va toffer en attendant que ca se passe. — Ce coup-ci c'est trop. Si tu trouves pas mieux que ca je vais craquer, peter, crever, mourir. Nous avons éteint la TV; ca ne nous empéche pas de 25 la regarder. Nous brulons, blottis. Mais la viande ne brule pas, eile fond. Nous fondons done, farcis de braises, Nicole blottie dans les bras du fauteuil, moi par terre, blotti entre ses jambes. C'est un fauteuil revétu de leatherette rouge; il nous suit depuis dix ans sur toutes ses petites pattes devernies; il va bien pour regarder la TV; on ľa payé $ 5 quand on a échoué ä Montreal et qu'on a été se meubler au complet ä l'Armée du Salut. Les cuisses de Nicole se serrent et se desserrent autour de mon cou, dans des sortes d'orgasmes de douleur ou la douleur n'aboutit pas. Le comble de mes forces c'est ďempécher ma téte de tomber, de rouler sur le prélart. Non, nous n'en menons pas large. Une injure, portée comme une bulle par ma bave bouil-lante, éclate parfois entre nos lěvres : « Fuck! » Petit Pois nous a tout bien expliqué : hier eile flippait ä cause quelle était high; ce soir eile est down ä cause quelle faisait un bad trip. Lá, c'est ľasphyxie. Nos bras se noient dans les forces impuissantes qui tendent leurs muscles ä bout. Nos cceurs, gonflés plus gros que nos poitrines, suffoquent, calent. Baignées d'acides, nos entrailles tordent, sautent, lěvent; nos ventres se vident par nos bouches, nez, oreilles. Trop de sang^rop presse : si nous ne serrions pas nos artěres dans nos poings elles fouetteraient. Nous avions une amie pas-sionnée, chaude, bonne, nous l'avons perdue. Toute une soiree, hier, eile nous a donne son coeur; toute une soiree, tout ä l'heure, eile nous a arraché le nôtre. Qu'est-ce qui s'est tant passé? Rien. Rien, dans ce que ca a de plus noir. Hier, ardente. Aujourd'hui, pas lä. Hier, eile n'a pas arrété de jouer avec les boutons de sa blouse et de se demander, tout haut ou tout bas, comment qu'elle avait pu se défoncer avec rien qu'une ./ pincée de hasch. 26 — Fallait que j'aille voir mon oncle qui a un cancer ä ľHôtel-Dieu. Ca me fait peur ces affaires-Iä. J'ai fumé un fond de pipe, une petite croüte de rien. Arrive ä ľhôpital, ouvre la porte, crash : froid dans le dos, creux dans le ventre, cris pleins la gorge, plus capable... J'ai vire de bord, j'ai marché jusqu'ici, puis j'ai niaisé deux heures et demie, toute seule de fille avec dix-neuf gros mediants Grecs. Parlez, faites-moi guili-guili, faites-moi rire, faites quelque chose. « Qu'est-ce que tu prends ? » Elle va finir son verre de Seven-Up, qui a eu le temps de jaunir depuis qu'il traine. « Aimes-tu 1'endroit ? » Nous avons choisi le Thalassa Bar parce que c'est le plus tranquille du Plateau. Elle dit qu'elle trouve que ca ne swinge pas le diable, mais on sent qu'au fond eile sen sacre. Elle l'avait l'air résigné ďune condamnée ä s'em-merder... tellement qu'on n'a plus rien eu ä dire avant de commencer ä parier. Ca fait qu'on a fait nos fans et qu'on l'a interviewee. Elle a dressé ces antennes que les artistes disent qu'ils ont et eile a fait son possible pour nous donner quelques bons flashes. — Qu'est-ce que tu penses de ľamitié ? — Moi quelqu'un qui m'aime ďamitié il m'insulte,, il mecceure. S'il est pas capable de maimer plus que ca qu'il me laisse tranquille! Elle regardait ä tout bout de champ sa montre Mickey Mouse (ce n'est pas fait pour montrer l'heure mais pour montrer que ca ne montre pas l'heure et done qu'on sen sacre, mais eile la regardait dune facon qui correspondait ä un usage qui supposait d'autres soucis). J'ai fini par me résigner ä comprendre et j'ai été demander l'heure au barman. « Dix heures et quart. » Elle a bäillé. — Es-tu fatiguée ? Veux-tu aller te coucher ? — Ah je sais pas trop... Décidez pour moi... I 27 If, Nous avons descendu sans rien dire l'escalier du Thalassa Bar. Nous avons marché sans rien dire, la parole coupée pour toujours, jusqu a l'avenue du Pare. " Dans la nuit froide, devant la montagne lisse et nue ou la lune blanchoyait comme une derniěre couche de neige, nous avons couru pour héler le taxi Diamond qui foncait pour ne pas manquer sa verte. J'ai ouvert la portiere gris fer du Chevrolet Biscayne 1969. Elle est montée sans rien dire, téte premiere, pliée en deux. Et je n'ai jamais rien vu de moins sexy que ses petites culottes, quelle a montrées sans faire expres, comme toutes les femmes qui montent en auto. Nous avons regardé son taxi rejoindre la bande des autres autos, descendre la côte, se baisser pour passer sous le saut-de-mouton. Soudain, on était assis dans ľabri de ľarrét ďauto- ■ bus et on voyait les autos tournoyer, glisser, capoter et / gicler des sangs de toutes les couleurs, comme des cancrelats. Les ampoules de mille watts des lampadai-res explosaient, bombardaient. L'avenue du Pare gon-dolait, craquait, morcelait ses asphaltes, nous les lancait ä la figure. Elle ne nous a méme pas dit au revoir. « Fuck! » * Nous ne voulons pas nous endormir dans cet etat; nous avons trop peur que notre hyde-a-bed se referme sur nos corps comme un cercueil. Nos visions apocalypti-ques nous reprennent. Nicole crie. Sa main, qui flattait mes cheveux, les empoigne, tire, arrache. — Ca peut plus durer. Faut qu'on réagisse. On va se lever puis on va faire une grosse orgie! O.K., chěre? Nicole allume le rond front-right du poéle électrique, Nicole met de l'eau dans la casserole : e'est Nicole qui va faire le café. Je branche le toaster, je sors le beurre, le pain, le fromage : e'est moi qui vais faire les sandwiches. On va se bourrer. On va manger assez qu'on va fendre! Fuck ma ligne! Ca fait mal! Allons done, ca a l'air de quoi? On souffre... Y a-t-il rien de plus commun, vulgaire, vil, de plus tripoté par toutes sortes de mains visqueuses, de plus roulé dans toutes sortes de lits détrempés ? La ville de Montreal croupit dans des désespoirs plus tordants, tordus, tortillés du cul. Ca pullule, irifeste. Tout ä coup, lumiěre : ca fait trop de monde comme nous, ca nous écceure. Cest notre dégoůt de la grosseur du tas des écrasés du cceur qui va nous sauver. Notre mépris et notre orgueil vont nous lancer comme des moineaux hors des tunnels d'égout oú tout 5a bavě, pue, se vautre. pas nous ! Plus il y en a, moins e'est fait pour nous ! pas nous ! Avant cetait difficile : les tranches des paquets de fromage Kraft collaient ensemble. Maintenant ca va bien : ils les enveloppent une par une dans des feuillets de cellophane. Je suis en train d'engloutir comme rien mon cinquiěme sandwich. Nicole donne tout ce quelle a pour terminer son troisiěme. Ca ne veut plus entrer. Ca ne descend pas plus loin que sa pomme d'Adam. Je lui demande comment ca va. Elle répond que ca va mieux, vraiment mieux, qu'elle ne me dit pas ca pour m'encourager. Durer ä tout prix jusqu a demain, jusqu'apres avoir dormi. Demain n'aura rien puisqu'il n'aura pas eile; mais demain ca ne nous fera plus rien. Demain e'est ailleurs. Et demain, rien, rien du tout, e'est justement ce que nous aimerons le plus. Nous serons tellement contents qu'il n'y ait rien, demain, que e'est dans des spasmes de liberie que nous entreprendrons de nous venger. Nous recollerons les mille morceaux de notre monotonie puis nous irons la rebriser en millions de miettes sur sa figure photogénique d ecceurée de cham- 29 pagne! Méme si c'est un cancer, le mal qu'elle nous a fait, nous guérirons puis nous irons l'accabler de notre santé! Chipie! Intellectuelle de gauche! Poufiasse! Bucheronne! Avionne! Toune! Reine des Tounes! On s'est levés au milieu de 1'aprěs-midi. On serait restés couches mais 5a faisait une heure qu'on avait envie de pisser; on netait plus capables de se retenir. On a regardé dehors. II n'y avait rien, sauf le printemps, et il ne faisait rien. On a lavé la vaisselle. II n'y en avait pas beaucoup; ca a été vite fait. Avant, quand il ne nous restait plus rien ä faire, on se creusait la téte. « C'est effrayant, la vie est en train de nous passer sous le nez. » Maintenant on s'assoit et on reste assis tranquilles en priant le bon Dieu que ca ne change pas. « On est done bien! » On s'est dit que ce qui nous passe sous le nez ne nous passe pas ä travers le cceur. Et on s'est crus. Nous avons parle pour ne rien dire. Rien n'est meilleur que la vivacité de l'attention que Nicole porte aux niaiseries que je dis; et ľobligation de la reconnaissance fait que Nicole peut dire ensuite toutes les siennes sans étre interrompue. Quand on manque d'inspiration, on ouvre le TV-Hebdo ä la page du jour et on démolit les acteurs des films annoncés. Que c'est des plus putains que leur cul, qu'il n'y a que la gloire et l'argent qui comptent pour eux, que c'est de leur faute s'il n'y a plus d'amour, que c'est eux qui l'ont degrade en embrassant n'importe qui devant tout le monde pourvu que ca paie ou que ca les fasse connaitre... Toutes ces affaires-lä... Le bon, le meilleur et le mieux c'est rien. Reste assis lä et nie tout: le cigare entre tes dents, le jour dans tes yeux, la peau sous tes vétements. Nie, nie, nie, et recueille-toi comme une bombe dans chaeun de tes non, et ne ťarréte jamais d'etre sur le point ďéclater, et n'éclate jamais. Ca faisait bien quatre cinq heures qu'on venait de passer ä ne rien faire quand on est sortis. On était de bonne humeur; on était fiers de n'avoir rien fait si longtemps. On a marché. Les derniers restes de l'hiver, des sortes d'os sales, achevaient de fondre sur le béton du trottoir, cette sorte de mur horizontal. Nicole marchait en évitant de passer sur les joints. Moi je marchais en mettant un pied devant l'autre, sans plus. On a pris le metro. II n'allait nulle part. II filait jusqu'au bout de rien puis il virait de bord et nous emportait jusqu'ä l'autre bout de rien. On ne s'est pas plaints. Bien au contraire, 5a faisait notre affaire. Quand on en a eu assez on a débarqué. On s'est ramassés au Honey Dew de la station Guy. On a dit ä la waitress ce qu'on voulait. Elle a pris nos paroles puis eile est allée les crier dans le microphone de l'intercom de la cuisine : « Deux hot dogs! Deux ordres de patates frites! » Au*pied de la pente de son cceur, sur une plaquette de bakelite, son prénom était grave : Ivanka. On a vu un barbu manger un hamburger avec rien dedans. Pas de relish, pas de moutarde, pas d'oignon, pas de ketchup. Rien. Ivanka le lui a servi ouvert; on pouvait voir le sang que suait le steak mouiller le pain. Ca prend toutes sortes de maniaques. ■ Au United Cigare Store du coin, on a fouillé dans les pocket-books. On s'est fait regarder de travers. Pour f sortir sans se faire attaquer, on a acheté un paquet de i Columbia. C'est des cigares pas fumables, mais la boite est belle. Toute jaune, entourée d'un genre de bracelet 30 31 ä bandes rouges et bruríes portant en médaillon, devant et derriěre, une tete d'Apollon. Notre Admiral Cascode cest toute une TV. Elle marchait depuis 1957 quand Lamou sen est débarras-sé (pour se payer la couleur et le contrôle ä distance avec ses $ 700 ďhéritage). Eh bien eile a enterré la New Philco de Lainou, et eile continue de capter, sans neige et sans anténně, les quatre canaux de Montreal. On a un pick-up Telefunken, les Hollandais c'est les meil-leurs dans le son. Quant ä notre radio, le petit frěre Léo-Paul s'ennuyait tellement, ä son arrivée ä Montreal, qu'on lui a prétée; on ľa bien regretté. On n'en a jamais réentendu parier; il a du la vendre pour boire. On regarde Le blé en herbe au canal 10 en faisant nos frais : une Heidelberg dans une main, un Columbia dans lautre. On voit Phil et Vinca courir, crier et se quereller comme deux jeunes chiens. Les amours d'adolescents c'est bien flippant. Une nuit, apres Romeo et Juliette au cinema muet, ils s'embrassent pour la premiere fois. Aussitôt Phil s'essuie; alors on comprend que pour lui c'est mal, que ca laisse comme une grosse tache grasse sur son image de leur enfance commune... Ca commence bien. C'est cochon et ce n'est pas deux acteurs que nous connaissons, comme il y en a tant... On se prepare ä se dézipper en priant le bon Dieu que ca ne se morpionne pas. Lä, on tourne la téte car le black-out en étoile qui annonce les annonces vient de se produire et qu'on ne veut pas les attraper en pleine figure. On retrouve Phil et Vinca sur la plage le lendemain de leurs attouchements. II affirme chastement que 5a n'a rien change, qu'il n'y en aura plus, que ca continue comme avant. « Grand niaiseux! » s eerie Nicole. « On est libres et on s'aime, implore Vinca; alors prenons ce qui s'offre. » Phil se lěve : « Je n'ai pas le droit! » Phil sort du champ. Close-up du visage de la gamine, un barrage de colěre que lézardent les larmes. « Pauv tite béte! » secrie Nicole. Soudain, aprěs une autre brochette d'annonces, peripetie : une grande torpédo Hispano-Suiza segare, s'engage dans un cul-de-sac, se ramasse dans les dunes. La conductrice, une sorte de statue molie consacrée ä la gloire de la difficulté d'etre (d'etre riche, oisif et supérieur), apercoit Phil et lui fait des signes qui ouvrent comme des ailes les longs pHs de sa cape. C'est Edwige Feuillěre. Elle dévisage Phil avec une savante concupiscence; il rougit, tenté et honteux; c'est le cul de foudre. Nous, c'est le contraire : on débande, c'est fini, ils ont perdu deux joueurs; non, on ne veut pas pleurer (de rage) quand, ä cause de la trop grande difference d'äge, Edwige retournera ä Paris et Phil dans les bras ďune Vinca ravie, comme impatiente de profiter de ľexpérience acquise dans le lit de sa prestigieuse rivale. Inutile de regarder au 6 et au 12; c'est toujours les mémes histoires hérotiques de detective, soldats, cowboys. Essayons le 2. La premiere sequence du film du canal 2 n'a pas fini de se dérouler que nouslancine I'impression d'avoir déjä vu ca et hai ca. Une autre sequence; la memoire a termine sa mise au point, eile nous livre ľidentité de ľoeuvre coupable. — Fuck! C'est Comment qu 'eile est! On a vu si souvent Comment qu'elle est qu'on croit qu'on va faire une autre depression carabinée. On a vu si souvent Francoise Brion faire son impenetrable avec ses deux grandes narines et Eddie Constantine faire son dur ä cuire avec son petit chapeau qu'on croit qu'on va se mettre ä pleurer. Oui, ca sape tout notre peu de courage retrouvé. 33 — Qu'est-ce qu'on va faire, mon André? Va pas falloir qu'on retourne tout de suite se coucher, hein ?... — Non! Je dis non! Non, on se laissera pas réabat-tre comme ca! Ils ne prévaudront pas! On va tenir tete! On va faire le contraire de ce qu'ils croient! On va regarder encore Comment qu'elle est! Jusqu'au bout! Pas ďun seul ceil! Pas par-dessus la jambe! Non! On va s'appliquer! lis auront jamais vu 5a! Loin de fuir ľabime, descendons dedans! La tete droite! Jusqu'au fond! Puis si c'est pas assez creux pour eux, on va creuser. Puis si le film recommence tout de suite aprěs, on va se le retaper! On va les toffer! C'est pas eux qui vont avoir le dernier rot, c'est nous! C'est des tripes qu'on a dans le ventre, c'est pas des nouilles! Ca ne servirait ä rien qu'on se recouche. On se retournerait dans notre hyde-a-bed comme des poulets ä la broche et puis c'est tout. Pas de nouvelles de la Reine des Tounes. Nous en avons eu en vie toute la journée. Nous ne nous le sommes pas dit. Nous nous sommes promis de ne plus jamais parier d'elle. Ce radiateur existe depuis si longtemps qu'on dirait qu'il a vécu. Les couches superposées de peinture blanche, comme une croissance, ont élargi ses vermi-culures, arrondi les angles de ses côtes, incorporé les vis, change en grosses vermes les gros écrous. Dans le tunnel ďentre les tubulures poussent des mousses noires qui fructifient en mites, mouches, blattes. Nous méditons sur le radiateur de la cuisine. II y en a un autre dans notre autre piece, le salon double. C'est ainsi qu'ils désignent une chambre ä coucher convertible en vivoir, c'est-ä-dire un living-room dont le divan cache un lit (hyde-a-bed). Nous habitons le côté nord de ľétage ďune ancienne f clinique d'oto-rhino de l'avenue de L 'Esplanade. Entre 1 les rues Duluth et Mont-Royal, cinquante vieilles j belles maisons s epaulent pour endiguer le bassin de ^ nature déversé par la montagne; c'est lä qu'on est. Ca a été acheté ä temperament par des Grecs, Italiens, Polonais, Lituaniens, et c'est devenu des ruchés ä bommes et ä immigrants. Notre Lituanien est aide-boulanger aux Arena Bakeries; il a aménagé la cave; il s'y tient tranquille avec sa femme, qui ne parle pas un mot de bilingue, ses deux enfants, universitaires, la tuyauterie et les entrelacs de ľélectricité. Les locatai-res du rez-de-chaussée : ni vu ni connu. Notre voisine est une petite Allemande blonde qui a toujours ľair bete et qui roule en Ford Torino fast-back jaune moutarde (eile doit étre bunny au club Playboy : eile a un lapin de collé dans une de ses petites vitres). On est persecutes parce qu'on n'est pas forts s«r le menage. Quand Extermination National Chemical vient fumi-ger les insectes, il voit que c'est chez nous que c'est sale, il le dit au Lituanien, le Lituanien le dit aux autres locataires, 5a fait que tout le monde parle dans notre dos... Notre point de vue c'est qu'il n'y a pas une blatte pour piquer aussi fort que la petite blonde běcheuse quand on la rencontre dans le corridor et que c'est les petites blondes bécheuses qu'Extermination National Chemical devrait fumiger. Notre lampe pour lire ne marche plus. L'ampoule a pété au milieu de ľlntroduction de la Flore lauren-tienne du frěre Marie-Victorin la nuit derniěre; eile a lancé un éclair de kodak puis eile n'a plus rien voulu savoir. Nous mettons nos coupe-vent, nous descendons á 34 35 pied dans le centre de la ville, nous entrons dans le chateau de la Quincaillerie Pascal. Nous aimons aller lá. Nous explorons comme des cassettes les casiers débordants de clous, écrous, boulons. Nous remplis-sons, comme de monnaies anciennes, nos poings de vis dorées, argentées, brillantes. lis vendent de tout. Méme des poteaux télégraphiques. Mais on n'a pas le droit de montér dedans pour les essayer. (Farce platte). On ne peut pas acheter une ampoule de cent watts; il y en a deux par boite : il faut acheter le couple ou sen passer. Pour perdre une sorte ďexcěs de pas, on marche ;: jusqu'au Forum avec nos deux lumieres Sylvania. Ce nest pas loin, mais aller-retour c'est assez pour donner faim. On s'arréte, passé un étal de motos Honda, dans un restaurant ä la facade raisonnablement ordinaire. Mange le hot dog, mange les patates frites, regarde. La caissiěre n'est pas derriěre sa caisse. Assise ä deux tabourets ä notre droite, eile mange un steak sur une planche ä pain. Ľhorloge électrique est droit devant nous; c'est une grosse face noire qu'auréole un tube de néon; entre le 5 et le 6 de l'anneau phosphorescent des chiffres, la grande aiguille fait des trěs petits bonds trěs espacés qui lui feront rattraper la petite. Sous ľhorloge git accroché un poisson blanc aux nageoires grises, trophée de plastique vertigineusement quelcon-que. Son impersonnalité est si dense qu'il faut que tu regardes dix fois avant de le voir, si profonde que tu cesses de regarder aussitôt de peur qu'elle ťenglou-tisse. La waitress pose la facture sur le comptoir, sens dessus dessous, guise de politesse. Je la retourne, . comme rien. $1.62! Fuck! Pour $1.62, boulevard :~\ Šaint-Laurent, on en aurait mange une douzaine, de hot dogs! Ca prend tout pour ne pas qu'on se fache, éclate, casse tout. $0.45 du hot dog! Quelle cruauté! Quelle bassesse! Pour nous calmer, nous désarmer, nous empécher de nous réveiller en prison, nous déplions une serviette et, sur le papier trop poreux, nous ecrivons une lettre. Nous voulons changer du tout au doux, nous rebátir sereins. Alors mettons-nous ä tout aimer, ä ne plus choisir du tout, á accueillir tout, méme les poissons fabriqués en série, á embrasser tout d'un cceur egal, méme les additions multipliées par pure voracité. Nos horreurs et nos dégoúts ne font qu'empirer le mal qui nous est fait et améliorer le plaisir de ceux qui nous le font. Alors n'en éprouvons plus; ouvrons-nous; brülons nos venins, nos boucliers, nos vétements; offrons-nous, , tendons-nous, donnons-nous, faisons-nous fourrer. La demi-heure de lunch de la caissiěre n'est pas finie. C'est la waitress qui la remplace. La waitress n'a pas le temps d'encaisser pour ľinstant : eile est en train de # prendre les commandes ďune table de quatre. Ils veulent bien nous voler, c'est hosties-lä, mais ä condition qu'on leur laisse le temps de souffler. La waitress est du genre nerveux, presse et débordé. Comme toutes les waitresses nerveuses, pressées et débordées, les embouchures des poches de sa blouse laver-porter sont barbouillées de coups de stylo. La pression des injures qui se bousculent derriěre mes lěvres serrées grandit, pousse, pese. Sentant qa Nicole me glisse ä ľoreille : « Qu'est-ce qu'il a dit Charles Gill ? »(IIa dit : « Je suis un désespéré mais je ne me découragerai jamais. ») On est sortis du restaurant, mais pas de l'exploita-tion éhontée dont on a été victimes. Tant et si bien qu'en plus de tout ce qu'on a envie de vomir sans pouvoir, des bouts du dialogue de Comment qu 'eile est nous montent ä la gorge. 37 — Connaissez-vous Venise ? demande Eddie Constantine. — Non, on ne tne ľa jamais présentée! répond Francoise Brion. On vient de dépasser une cabine téléphonique. On a trop besoin, besoin tout court, pour continuer de résister. Dun commun accord tacite, on vire de bord, on court. Le sort s acháme : un bum ou un plaisantin a chié au fond de la boite; dans ma häte je lance en plein dans le tas mon pied. Je suis un désespéré mais je ne me découragerai jamais; ca fait qu'on laisse faire la marde puis qu'on compose le numero. — Si c'est Roger qui répond on accroche, O.K.? — O.K. boss! C'est Roger qui dit ľallô. On raccroche. Malgré les hot dogs, la marde, tout ca, ca fait du bien de fermer la ligne au nez d'un ami d'enfance qui réussit... (Les gens qui réussissent réussissent expres pour te faire chier, bonhomme.) * Dévétir une banáne, la décrocher du bouton de la pelure. La rompre en deux. Donner la petite moitié ä Nicole, garder la grosse. Mastiquer, en se regardant mastiquer, les cinq bouchées molles. S'essuyer sur le haut de ses jeans... Puis regagner les jardins qua fanes la paresse du coeur de la Toune. Nous savons ce qu'il ne faut pas faire : c'est l'appe-ler. L'honneur, c'est regarder la TV jusqu'ä ce qu'elle ne diffuse plus rien puis aller se coucher. On se retient tant qu'on peüt. On peut assez bien jusqu a la fin des emissions. Quand il n'y a plus personne dans la TV et plus de biěre dans le frigidaire, c'est dur, ca craque. Tout ä l'heure encore, on n'a plus pu. Elle a répondu aprěs le deuxiěme drelin. — C'est André qui parle. Tu dormais ? — Quel André ? — André Ferren... Tu dormais ? — Oui... Un peu... Comme ca... Déjä ä bout de mots, de souffle, de nerfs. II aurait fallu que nous prévoyions; que nous établissions avant de passer ä Taction une liste de bonnes questions. Je lance des S.O.S. ä Nicole. Elle est plus en panne que moi. J'insiste, je presse, ca urge. Elle hausse les épaules, eile prend son visage dans ses mains, eile lěve les bras au ciel. Je n'ai jamais eu tant de contrition et de ferme propos de ne pas recommencer. A lautre bout de la ligne, la Toune attend, sans manifester d'impatience, sans manifester ďintérét, sans manifester rien du tout. Elle attend et puis c'est tout, comme les gobe-sous des postes de péage de l'autoroute de la Rive-Nord. On tremble, on perd la carte, les pédales, la boule, et toute ľeau de notre corps par nos aisselles : ga glisse, glacé, jusque sur nos reins. — Es-tu la ? — Je suis toujours lä. Étre lá c'est ma plus grande qualité. — Excuse-moi. Excuse-nous. Bonne nuit. J'espere que que que. Ah que 5a va mal! Qu'est-ce que tu peux faire aprěs une catastrophe pareille? Quel échec sentimental! L'un derriěre lautre, la tete basse, les yeux brůlants, nous tournons autour de la cuisine en lancant des coups de pied, de poing, de derriěre, au radiateur, au poéle, ä la sortie de secours, ä la boite du chat, ä ľévier, aux armoires, au frigidaire, ä la porte de la chambre de bains. Dans cet ordre, suivant le sens contraire des aiguilles d'une montre. 38 39 * Quand on a ouvert la TV, Raymond Lemay dessinait, avec sa rapidité spectaculaire ordinaire, les zones de pression du synopsis des previsions. Cest un as : il sait par cceur les temperatures du lendemain de toutes les principales villes du monde, du Canada et du Québec. Quand il a fini, en guise de bye-bye, il lance sa craie vers l'objectif de la camera; c'est comme si c'était toi qu'il visait. C'est drôle, mais ga fait assez longtemps que ca dure. « Quand Miss Mayrolton est venue me voir ä minuit moins vingt-cinq, j'ai trouvé qa un peu curieux... » Lä, on regarde Rendez-vous avec Callaghan. C'est un film policier anglais fabriqué en Itálie avec des acteurs américains de troisiěme ordre. C'est l'histoire d'un detective přivé qui ne veut rien savoir de Scotland Yard : il veut mener tout seul son enquéte. Decides ä jouir de tout, nous sommes pendus ä ses lěvres. « Pour la faire avouer, comme vous dites, il faudra que Scotland Yard la trouve. » On a enfin acheté le disque de Boris Vian. Ca faisait des mois qu'on le surveillait ä la pharmacie Labow. $5.49 c'était trop eher. On a attendu notre prix. Patience et longueur de temps. « Que voudrais-tu que j'aille faire chez les macchabées au milieu de la nuit? Croix-tu que j'ai du temps ä perdre ? » La pharmacie Labow recrute ses clients dans la plěbe du Plateau. On savait qu'ils ne toucheraient pas au disque méme avec des gants blancs, que le disque s'empoussiérerait, que la pharmacie Labow se décou-ragerait, quelle couperait le prix, quelle le recoupe- 40 rait, que de rabais en rabais eile finirait par le laisser aller pour $ 0.99. « Ca ne m'empéchera pas de dormir si on vous condamne ä étre pendu. » Partis acheter du Bromo-Seltzer, on revenait avec Boris Vian. Une pluie battante chassait les gens des trottoirs et on n'avait plus mal au ventre; rien ne nous génait pour faire les fous. Embrassés par la taille, nous donnions, moi sifflant, Nicole chantant, tous dansant, toutes sortes ďinterprétations de Monsieur le President je vous fais une lettre que vous lirez peut-étre si vous avez le temps. Depuis les Beaux-Arts c'est notre leitmotiv, * notre theme-song, notre plus belle chanson du monde. « Trouvez le chapeau et vous aurez ľassassin... » Il était six heures et demie quand on a refait le lit. On a tendu avec soin la courtepointe, on s'est étendus en faisant bien attention de ne pas la froisser. Vierge, le disque luisait sur la table tournante; j'ai allonge le bras, j'ai poussé le levier jusqua l'enclenchement marqué on-manual. « Qu'avez-vous fait réellement hier entre dix heures et demie et onze heures quarante ? » Chacun sur son oreiller, eile au fond, moi au bord, rigides comme deux gisants, eile une main sur la poitrine et lautre sur le ventre comme Catherine de Médicis, moi les bras le long du corps comme Henri II, on a écouté Magali Noěl interpreter Fais-moi mal Johnny et Boris Vian chanter lui-méme Bourrée de complexes, Je suis snob, toutes les autres. Quand Le déserteur revenait, ä son tour, les frissons nous repre-naient; c'était si bon qu'on croyait qu'on ne pourrait jamais se lasser. De toute facon, ca n'arrivera pas demain puisqu'on a ouvert la fenétre et lancé le disque j dans le pare Jeanne-Mance. 4^ 41 « Je sais que cette boite rapporte de l'argent ä voir le nombre de pigeons qu'on y plume! » II était onze heures quand on a regardé de nouveau le réveille-matin. Ca allait bien : le temps de prendre une bouchée et le film commencerait au canal 10. J'ai ouvert une boite de soupe au poulet et aux nouilles. Dans l'eau qui commencait ä fumer, Nicole a versé le sachet en remuant avec une cuiller. J'ai sorti deux bols et deux poignées de crackers au goůt de bacon. Quand ca a commence ä faire des bulles Nicole a éteint le rond, goúté, fit hmmmm, puis eile a rempli nos bols, puis eile a versé le reste dans l'assiette du chat, puis eile a rincé la casserole, puis eile s'est assise. Sa place ä table c'est dos au poéle. La mienne c'est dos au frigidaire. Comme ca on peut se faire face et s'admirer. « J'ai un tuyau sur le testament que le vieux gardait cache dans le boitier de sa montre. » De la soupe ca se boit ä petites gorgées, ca se těte, 5a se sippe, comme du café. C'est bon avec des crackers au goüt de bacon. De la soupe c'est nourrissant, c'est vite fait, c'est plein d'avantages et dépourvu ďinconvé-nients. Lá, on est heureux (le bonheur c'est le temps que dure la surprise ďavoir cessé d'avoir mal) et on regarde Rendez-vous avec Callaghan. Lá, il y a un malotru qui braque un revolver sur Callaghan et Callaghan crane. « Vous n'oserez pas tirer, je le sais. » * - Avec nos 28 et 29 ans nous sommes pas mal plus vieux que la Toune. Pourtant c'est eile qui měně, c'est nous qui nous sentons comme des enfants. — Je m'excuse pour avant-hier. Je vous aime mais ca synchronise pas. Vous vous arrangez toujours pour me frapper dans un mauvais mood. Je suis tellement mauvaise ce temps-ci que je peux envoyer chier ma mere, puis ma mere c'est ma plus grande chum. No heavy feelings' ? — No heavy feelings. (Fuck! Parier en anglais! Nous! Tout est perdu! Méme l'honneur!) — Je veux vous ouvrir mon cceur. Je vous appelle parce que lä je sens que je pourrais. Mais venez vite, dépéchez-vous, je peux pas vous garantir que 5a va durer... Affolés! On ne trouvait plus nos mains pour ouvrir la porte, plus nos pieds pour dévaler ľescalier. On ne prend jamais de taxi, on avait envie d'en prendre deux, douze, vingt-deux! En appeler un, ou en attendre un dans 1'EspIanade, 5a aurait pris trop de temps. On a pris nos jambes á nos cous, on a piqué ä travers le pare jusqu'au carrefour. Le chauffeur nous a trouvés tellement essoufflés, hagards, blémes, qu'il nous a cms quand on lui a dit que cetait urgent; il a pesé assez fort sur le gaz pour bruler les semelles de ses pneus. Resultat, on est arrives trop vite. Elle n'avait pas termine la lettre quelle avait cru quelle pourrait bäcler dans le temps qu'on se rende. Ca ľa contrariée, désaccordée, déphasée, bloquée; ca ľa toute fuckée. Montée pour nous parier ďelle jusqu'au petit matin, eile n'a plus pu qu'effleurer le sujet. Elle raffole des albums de sexe-fiction de chez Eric Losfeld. Ils content dans les vingt bidoux chaque. En sortant, Nicole a dit : « A ce prix-lä n'importe qui en raffolerait. » Elle nous en a donne un, tout neuf. Un 1. Pas de sentiments grazéviskeux ? 43 quelle avait offert ä Roger comme cadeau d'anniver-saire; occupé comme il est ä nettoyer le Québec, il n'a pas eu le temps de l'ouvrir. En sortant, Nicole a dit : « Les restes des autres ca nous intéresse pas! On est * trop occupés ä rien faire, on aurait pas le temps de l'ouvrir, anyway. » Ce qui avait ľair ď impressionner le plus la Toune dans le peu quelle a fini par nous confier, c'est comment qu'elle trompe Roger. Ca fait un peu Bonjour tristesse dit comme ca; de la facon qu'elle nous l'a dit ca faisait tout le contraire. Elle nous a exposé que la fidélité genre conjugal c'est de I'avarice crasse, que c'est une entente pour étre sür de ne rien donner qui ne sera pas rendu, que c'est du commerce, que c'est une farce d'appeler ca de l'amour, qu etre en amour c'est étre comme une quantité inépuisable de papillons et mourir (chaque fois) tout de suite aprěs qu'on a fécondé lautre, n'importe quel autre. Elle couche ä droite et ä gauche par vertu, pour répandre la grace, donner le tempo. — Les hommes ont froid. Puis ce qui est chaud, c'est pas les ämes charitables comme Jésus-Christ, c'est pas les grosses tétes comme Karl Marx, c'est les bons gros culs comme moi! Comprenez-vous ca ? Elle ne veut pas que Roger connaisse cette compassion. Elle le vexerait et ca compliquerait tout. (C'est un secret.) Ce n'est pas de le perdre qu'elle a peur, mais que lui la perde. Elle, n'ayant pas besoin d'elle, eile n'a pas besoin de rien, et n'ayant besoin de rien, eile est dure. Lui, ayant besoin de lui pour réaliser son ideal dune société juste, il est faible, tout lui fait mal, tout prend sur lui, méme la jalousie. — Dites ces affaires-lä á personne, O.K. ? Méme ma mere les sait pas. C'est comme si je vous avais attendus toute ma vie pour les dire... Bon eh bien... c'était mes plus grands secrets, c'était les plus grosses amarres que j'avais pour vous accoster... Elle était tout attendrie, tout éprise. A force de dire du bien de son amour, eile avait fini par éprouver de l'amour pour son amour. Elle se désirait elle-méme, les yeux pleins de jus. C'était bon quand méme. Pour nous quitter sur une note triste, eile nous a dit que méme si c'est exaltant d'aider un géant ä décoloni-ser le Québec, ce n'est pas une vie; que si eile n'était pas obligee de le faire eile sacrerait son camp. Si eile pouvait voler de ses propres ailes, eile volerait en Amazonie inoculer les Jivaros contre la typhoide qui est en train de les décimer pour que le vieux secret de leur sagesse ne se perde pas, ou eile volerait en Ionie se cacher dans une petite ile pour ne plus rien savoir... — Puis vous autres, mes trésors ?... On a eu envie de lui dire qu'on était contents d'etre la, tout á côté d'elle, mais on s'est retenus; on a eu comme l'impression que ca n'avait rien ä voir. * II est onze heures et demie. II reste une demi-heure. (Pour ne pas passer notre temps ä attendre son coup de telephone, on lui a telephone pour lui demander si eile prévoyait qu'elle nous téléphonerait. — C'est contre ma nature de Verseau de faire des projets. Je projette pas de vous téléphoner puis je projette pas de pas vous téléphoner. Béte comme ses pieds. Raide and dur. On s'est dit : « Bon eh bien ca y est, encore quelqu'un qui trouve qu'on s'attache trop vite. » Pourquoi qu'elle nous appelle ses trésors, qu'elle nous embrasse sur la bou-che, pourquoi qu'elle s'est fendue de ses plus obscěnes 45 confidences si eile a dédain qu'on s'attache ? Les gens font tout pour se rendre attachants puis quand on s'attache ils ne sont pas contents. — Je vous téléphonerai peut-étre jamais, mais si jamais je vous telephone je vous téléphonerai ä minuit... Correct comme ca, man ?) > Moins quart. Le loup de Malveneur, un vieux film d'horreur qui a 1'air ďune horreur lui-méme, se déroule au canal 2. Nos yeux écoutent trop le telephone pour voir ce qu'ils regardent. Quand il reste juste un quart ďheure, nos freins cedent; le besoin et la peur, attelés ensemble, nous emportent, nous descendent, comme ils veulent; jusqu a 1 echéance nous dévalons ä tombeau ouvert une pente qui s'incline de plus en plus, pour devenir flanc d'abime. Moins dix, moins cinq. Nos oreilles se tendent, forcent, vibrent, se mettent ä prédire, mentir. Dans leur impatience atroce d'entendre le telephone sonner, nous les avons vues sauter du temps, aller écouter dans des secondes et des minutes ä venir. Nous n'entendons plus l'eau du café bouillir; il ne doit plus en resterune goutte dans la casserole. Qui va aller éteindre le rond ? Nous sommes bien trop occupés! Nous sommes tout ouie, ouie des pieds ä la téte, et ca grandit, s'amplifie. Ce nest plus nous qui allons et venonsentrelefauteuil rouge et le hyde-a-bed, c'est quatre oreilles qui nous ont dévorés. Notre intention est si forte d'entendre sonner le telephone que nos fibres produisent une sorte ďavant-écho hypnotique, et ca agit si bien sur le combine que nous voyons toute sa bakelite noire se / retenir, trépigner, qu'elle va éclater comme une vessie d'un instant ä l'autre. Peur, nous avons peur, Toune, si peur que tu te refermes, que tu condamnes la seule porte qui nous expulsait de ces cachots, placards, poubelles, que tes envolées nous lächent aussi sec qu'elles nous ont saisis. Peur, nous avons si peur des poětes, vedettes, anachorětes, tous visionnaires, révolutionnaires, extraordinaires, qui se déploient, qui te coudoient, que tu tutoies au Chat Noir, ä la Petite Hutte, ä l'Accro- i chage! A quoi ca sert de se donner tant de mal pour r n'étre rien s'il faut étre quelqu'un pour ramasser ces heures de toi que tu Jettes ? Appelle, ne nous refuse pas cette miette. Appelle, on -se sent tellement mieux aprěs avoir fait du bien ä deux crottés, épais, téteux. Appelle; blottie dans la chaleur de ta bonté tu n'auras pas besoin de tranquilline, équanil, valium pour t'endormir. Il n'y avait qu'une heure, c'était minuit, eile est passée. Impossible de fixer nos yeux sur les images du Loup de Malveneur, ou méme de les maintenir ä la surface de nos visages; aussitôt hisses, ils retombent au fond du cachot, du placard, de la poubelle. — Lai'nou... Crois-tu qu'elle est revenue de Québec, Lamou?... On telephone chez Lai'nou. Ca ne répond pas. On peut toujours se remonter le moral en s'imaginant ce qu'elle nous aurait dit pour nous remonter le moral. Ce n'est pas difficile, eile dit toujours la méme chose pour nous remonter le moral. « Vous étes trop sensibles. » * Je suis assis sur les petits trous de la bonde. Ca fait que l'eau ne peut pas secouler, qu'elle épaissit sur nos cuisses, qu'elle s'accumule, qu'elle monte. Qu'elle monte! Qu'elle inonde! Je ne me suis pas mis lä expres 46 47 r pour boucher la douche, mais c'est comme ca; puis je ne vois pas pourquoi je me tasserais. Plus tu changes de place, plus c'est pire. On est assis au fond de la douche, les jambes de ľun pármi les jambes de lautre. La pomme crache comme une tuyere, sauf que c'est le contraire, c'est-ä-dire glacé. Les deux conduites sont grandes ouvertes, mais aprés les ébats de la petite blonde bécheuse, il ne reste jamais beaucoup d'eau chaude. D'abord, on s'est mis debout. C etait une erreur. C'est bien moins fatigant assis. On frissonne, les os claquent, les dents, la peau rougit, bleuit, fend; tout ca; en pure perte. Ca ne donne rien : on ne sent rien. Si on attrape du mal on va se ramasser ä ľhôpital; ca nous est bien égal. La TV aussi crache ä pleines conduites. Si ca la force trop, qu'elle pěte ! Quand Alain Cuny se fache, qu'il prend sa voix terrible pour décourager Jacques Perrin de suivre sa vocation sacerdotale, on comprend touš les mots; ca traverse comme rien les tonnerres que fait la gréle sur les parois de tôle. La vraie vie, ca vie-bre! La petite blonde bécheuse doit en bécher un coup! Qu'elle défonce ! Elle ne béchera jamais assez pour expier touš les péchés qu'elle fait au club Playboy! Qu'elle aille dormir dans sa Ford Torino fast-back! La, on va s'administrer nos deux sacrements : prendre un café et lire la Flore laurentienne. (On a continue un peu Introduction, on s'est arrétés ä la Zone des Feuillus tolérants.) Debout devant le poéle, perdue dans les mémes moignons de pensées que moi, Nicole attend que l'eau bouille. Elle ôte le couvert de la casserole pour voir si ca sen vient; eile se reprend dans ses bras pour se réchauffer. Les gouttes qui constellent ses jambes lisses glissent douces jusqu'au prélart, roulent grossir les iles oü baignent ses pieds. Une goutte s'attache au bout de son nez; aprěs un grand effort pour briller comme un pendant ď'oreille, eile tombe, secrase sur le bord du poéle. Le long métrage est fini. Les f an tômes Alain Cuny, Jacques Perrin et Rossana Schiaffino redorment, rembobinés dans leurs boites de metal octogonales marquees, au crayon-feutre : La corruption PART I, La corruption PART II. On n'a pas éteint pour si peu la TV. Quand il n'y a plus rien, eile joue « encore : son vide crie. C'est un cri aigu qui ne monte ni ne baisse : il est droit. C'est un appel qui nous tire, un vecteur irresistible, comme un train ininterrompu qui nous passerait sous le nez. On résiste puis on suit. Ca exaspěre puis excite. Ca nous rend fous, mais si fous que gais, que souls, qu'on n'a plus peur de rien, qu'ä tue-téte on met au défi Dieu, Diable, Homme, Béte, Mineral, Vegetal, de nous faire fermer jamais notre TV. Nous ne voulons plus vous entendre! Méme vos silences ont trop de sens, propres et figures! Nous voulons entendre ce qui n'est rien, l'entendre bien, l'entendre fort! O.K. la ? Quand Nicole fait basculer sa tasse pour prendre une gorgée de café, tout le café, sans exception, s'incline, monte vers sa bouche. Pas une particule qui reste en place, qui ne fasse corps; le café, dune seule piece, penche. Sa bouche s'arrondit, ses lěvres se plissent, eile aspire. On ne boit pas les premieres gorgées ďun café, on les siphonne, on les teste... « C'est chaud. » Oui, Nicole. Oui! oui! C'est vrai : c'est chaud. C'est chaud et < puis c'est tout; il n'y a que ca. II n'y a qu'un moyen de vaincre l'angoisse : arréter I de sen faire et dominer la situation. C'est tout simple \ mais il faut y penser. Je dis ca pour ceux que les * recettes intéressent; nous on est au-dessus de ca. r * Cest une belle grande fille. Cest stupide de lui en vouloir parce qu'on l'aime. Elle n'est pas grosse, mais eile n'est pas mince. Elle est pleine. Comme de quelque chose de bon. Cest pedant de se battre pour s'empé-cher de l'aimer. Disons que c'est notre Toune et restons-en lä. On a travaillé aujourd'hui. On s'est fait $20. 20 bonnes raisons de toffer jusqu a ce qu'il n'en reste plus. Les bidoux ca tombe toujours ä pic. Cest la premiere fois que Roger fait appel ä nos services. Cest parce que notre Toune a intercede en notre faveur. On ne pourra pas dire qu'on ľa aimée pour rien. Sous les nombreux ordres de Sex-Expel, la permanente (on lui a été tout de suite antipathiques ä cause qu'on ľa traitée de secretaire), on a mis sous envelop-pes, adressé, timbre et posté ä trois cent soixante-douze abonnés la revue trimestrielle de Roger, La bombe O. On l'aime : on a tout ä perdre ä la fuir, et rien ä gagner. On a telephone pour la remercier de son coup de piston. Ca n'a pas répondu. C'est dommage : on avait prepare assez de matiěre pour une demi-heure de conversation oú eile n'aurait eu rien ä dire que oui et non. On avait méme des sujets de rechange. Au cas, par exemple, oú eile n'aurait pas été du tout dans un mood pour parier ďamitié, on aurait introduit La bombe O, question de faire nos compliments. Mais aussi nos reserves, qui concernent surtout la tenue grammati-cale et typographique. On lui aurait dit comment on a vu pulluler les fautes et les coquilles, et on lui aurait rappelé qu'on est des correcteurs ďépreuves ä la pige. C'est vrai. Le peu de vie que nous gagnons, c'est comme correcteurs ďépreuves. Les éditeurs et les imprimeurs de Montreal ont touš notre numero de telephone. II n'y en a pas des tas qui nous appellent, certes, il n'y en a méme qu'un ou deux, mais ca ne prouve pas que nous ne soyons pas compétents. Nous connaissons par cceur la grammaire Grevisse (Le bon usage, Duculot, Gembloux, 1955). Nous nous enorgueillissons d'etre ä la pige. Faire une carriěre de correcteur ďépreuves ce n'est pas notre genre. Notre genre c'est la grandeur. Cest les loisirs absolus ou une job payante. Une situation. $250 par semaine ä se tourner les pouces dans une compagnie de publicite. On a les diplômes pour. Tout ä ľheure (c'est encore chaud), on s'est fait battre 6 ä 2 ä New York. Les Rangers, profitant d'une zone de basse pression de nos frěres Mahovlich, ont écrasé, défoncé, déclassé nos Canadiens; (ils n'en ont fait qu'une poignée, qu'une bouchée, qu'une pincée). Hé Frank! Hé Pete ! Wake up ! Cest les éliminatoires mondiales du hockey! Cest pas la Pavane pour une Infante défunte! — Cesse, eher! Les joueurs qu'on aime c'est pour qu'on leur soit fiděles. Quand ils font deserreurscest pour qu'on les aime plus, sinon davantage! A cette heure, on est ä Venise. Cest le jour des noces de Sangrido Bembo et Eleonora Remi. Le cortege nuptial s'avance sur le canal. La gondole de la fiancee se détache en avant; les rames des autres se dressent pour la saluer. Elle est arrivée. II (Lex Barker) ľattend devant le portail. «Veux-tu?» demande le cure. « Oui! » répond-elle, impatiente, juteuse, perdant de la salive aux quatre coins de la bouche. Tout ä coup, peripetie : les lansquenets du Grand Inquisiteur enva-hissent le choeur, s'emparent du héros. II est accuse d'avoir conspire avec Guarnieri, « ce coquin qui est le chef des pirates ». Fini les cochonneries! 51 Quand on s'est reveilles, le soleil débordait chaque côté du rideau. Ca nous a terrifies, puis déprimés, puis catégoriquement découragés. — Moi je me lěve plus! C'est fini! C'est toujours ä recommencer! Fuck! Ki manchent da marde! Nicole a dit moi aussi; alors on a tiré les couvertures jusque loin par-dessus nos tétes. On s'est collés, on s'est serrés. On a essayé de se perdre corps et maux l'un dans l'autre. On s'est presses, fort, plus fort, pour abattre le mur, pour sortir, se déshabiter. Ca n'a pas marché. Ca ne marche jamais. Puis chacun a repris lui-tneme, chacun a ravalé comme un vomi sa personna-lité. « Premier qui se lěve! » On a couru au lavabo en se donnant des petites tapes sur les fesses. II faut bien se donner quelque maniere d'encouragement. — Je propose qu'on aille prendre un coup! — Moi je propose qu'on se soůle assez pour qu'on roule. Mettre un peu de Crest ä la menthe sur la brosse ä dents, faire couler un peu d'eau dessus pour qu'il mousse, le chien sale. Puis faire ca vite parce que ca presse, que le soleil coule ä flots de chaque côté du rideau, qu'on patauge déjä jusqu'aux genoux dans sa boue blanche. Plus il fait beau plus on trouve ca dur. Les gens qui aiment le printemps nous puent au nez d'avance! C'est des sado-masochistes! La petite blonde bécheuse doit adorer toute cette nature qui sue partout son jus! C'est en plein son genre, cette hostie-lä. Avec le gros immeuble qui la bouche lä-bas, dans le bout du pare Lafontaine, la rue Rachel est une piscine. 52 On plonge en se bouchant le nez dans le soleil qui la remplit ä ras bords. Personne dans la cour de ľécole : le soleil a efface les enfants, Ies a tous bus dans sa colle. On court pattes aux fesses. Le seul moyen de passer ä travers c'est ä toute vitesse. Boulevard Saint-Laurent, la lumiěre est rouge : il ne faut pas sen occuper. Si on s'arréte, les pieds s'embourbent, germent le temps de le dire, poussent des racines, plus moyen de grouiller. C'est le sprint oil secorche le vampire quand il est alle chasser trop loin pour rentrer avant l'aube dans son sépulere. Il fait noir au Café 79. Comme on aime. Si noir que la barmaid doit allumer une lampe de poche pour compter la monnaie. Deux tubes mauves appliques aux colonnes de chaque extremitě du comptoir diffusent la seule lumiěre; eile porte ce drôle de principe qui imbibe de phosphorescence les vétements blancs et confond le reste. Sur le tróne de cet enfer artificiel trois Perséphones se relaient. C'est Terry qu'on aime le plus. Florence est correcte mais eile ne fait pas de special. C'est Ginette qui rěgne cet aprěs-midi; eile fait sa fraiche; il faut mériter son affection, comme ä ľécole : en montrant qu'on a un ideal, les ongles nets et qu'on travaille dur pour réussir; c'est la seule qu'on vouvoie. — Chacun deux biěres pour commencer. — Quatre Heidelberg...? — Comme vous dites... Avec Florence et Terry, pas besoin de préciser quelle marque. Elles nous traitent avec la familiarité cordiale due ä des clients de cinq années, quoi! C'est des vraies barmaids, des pures. L'autre fait ca en se bouchant le nez en attendant d'avoir ramassé assez d'argent pour pouvoir emprunter le reste ä la Caisse Populaire pour K 53 ouvrir sa boutique (Jynet Mod). Cest une seineuse et une dégradeuse de profession. Quand tu bois sur un estomac vide, tu es soül vite et pour longtemps. Ca sauve du temps et de l'argent. Pour en sauver encore plus, chacun regie en quatre cul sec le cas de ses bouteilles. Je vide plus vite que Nicole. Mais ca ne veut rien dire; eile n'essaie pas de me faire concurrence. Elle fait cul sec comme 5a lui plait; ca lui plait lentement, doucement, le nez bien fourré dans lecume, en avalant Ies flots un par un. — Deux autres s'il vous plait... — Deux autres Heidelberg chacun ou deux autres Heidelberg en tout et pour tout ?... — En tout et pour tout! En attendant les deux Zantoutaipourtoux, chacun se pelotonne au fond de lui-méme pour regarder celles qu'il a bues lui montér ä la téte : gravir le sang en le ralentissant, dissoudre les vagues dans le gouffre ou les fleuves du sang rebondissaient en tempétes. Et notre meilleur c'est ca : quand on s'absorbe pour guetter le moment ou le courant ne passe plus, ou l'usine ferme, oú les choses s'arrétent comme pour ne plus recom-mencer; c'est comme une bonne mort. Tout ce qui nous reste ä faire jusqu'á sept heures, c'est prendre une gorgée de temps en temps pour maintenir lequilibre des contraires, garder le degré d'intoxication qui donne que ca va si bien. Aprěs il va faire noir dehors aussi, on va pouvoir rentrer chez nous sans risquer d'attraper une paranoia galopante mon-tante et de tomber en panne quelque part au-dessus du monde parmi les gaz rares. On a deux danseuses topless, ä gogo par-dessus le marché. Aux demi-heures il y en a une qui s'amene puis qui se dépoitraille puis qui se déchausse puis qui se juche sur le gros tambour rempli d'ondoiements de toutes les couleurs qui se dresse au fond des deux branches du comptoir. Pendant quelle twiste en petites culottes roses transparentes trois chansons du hit parade, l'autre change les disques en lisant un photoro-man avec sa blouse boutonnee jusqu'au cou. Les deux se réchauffent avec Knock Three Times. Ca fait que Ginette commence ä étre écceurée et que si ca continue eile va leur donner « trois p'tits coups » quelque part, pas « sur le plafond de ta cham-am-bre ». Quant aux sentiments des clients, tout le monde sen sacre. II n'y a pas de clients. II y a rien que nous. Je demande ä Nicole comment les cupules de paillettes font pour ne pas tomber des seins des filles, comment qu'elles peuvent tenir... Comme je sais quelle ne le sait pas plus que moi, je ne fais pas trop attention ä ce quelle me répond. Dans le frigidaire, il reste une pointe croůtée de fromage de face de vache rouge qui rit (tu sais ?); dans l'armoire, une dizaine de tranches de pain infroissable Weston. On se dit que 9a serait ideal avec un bon grand verre de jus de tomate bien poivré. Nicole court en chercher une boite chez le Grec de la rue Marianne qui 4* fait credit et qui reste ouvert jusqu a dix heures tous les soirs méme le dimanche. — II a encore été trěs gentil avec moi. C'est drôle. Je le comprends pas ce gars-lä, moi... Hé! eile nous a appelés. Elle nous a telephone, oui oui! Nous prenant ä tour de role, une demi-heure Nicole, une demi-heure moi, eile nous a alimentés jusqu'aux petites heures du matin. Elle nous a donne, sans mesurer, sans choisir, les petits cris de tous les 55 r vautours, rats, cafards fatigues de tourner dans la cage de son lit, de sa chambre, de sa nuit. Elle ne se sentait pas bien; eile nous a dit jusqu'au fond l'abime de ce qui n'allait pas; eile a fait bruisser une par une ä nos oreilles toutes les feuilles de son arbre malade. Cetait drôle : eile, eile se morfondait; nous, on jubilait. On était si contents de plaindre notre Toune, de pouvoir enfin lui faire de quoi. Elle a rempli et blanchi toute la nuit, et nous aussi, oui oui! Elle a habite jusqu'au ciel la place que nous lui avions laissée faire dans nos cceurs et que la longueur des jours sans nouvelles d'elle avait multi-pliée en desert... puis eile a continue d'arriver, d'en-trer, de nous peupler, repoussant ä ses besoins les limites de notre espace intérieur, nous augmentant sans cesse, sans mesure, nous gonflant enfin d'assez d'amour pour que la maison chavire, la montagne nage, qu'on renfloue toute la ville de Montreal. Quand nous avons raccroché nous étions si grands et I si légers, et ca nous rendait si vifs, si urgents, qu'il a i fallu sortir, partir, voyager, tout de suite, tels quels, j pieds nus, Nicole en haut de pyjama, moi en bas. On a glissé 1,'escalier, sauté le perron, survolé la rue, oui oui! On descendait du ciel, on était venus se répandre, déborder, gicler, tomber partout par terre dans le pare Jeanne-Mance. En réalité, on a fait moins d'extravagances que de meditation profonde. Aprěs avoir hurlé nos poumons ä l'enseigne de kik kola posée comme une couronne de lumiěres sur le toit du business-college du carrefour, et avoir embrassé ä pleine bouche les fúts froids dune file j, de lampadaires cannelés, nous nous sommes recueillis. On a été se percher sur la cloture résonnante de la patinoire en vacances puis on est restés Iä ä balancer nos jambes au-dessus de la boue. Plus tard, tant de belle grosse boue nous a tentés; on s'est laissés tomber dedans, on a pataugé dedans de bord en bord puis on est ressortis par la porte du banc des joueurs. Puis on a refait le tour du pare Jeanne-Mance sans rien dire, ensemble mais chaeun de son bord. Téte basse, presque face contre cceur, comme pour lécher sa joie, Nicole jalonnait le périmětre bétonné de petits pas trainés. J'étais ä côté d'elle et je faisais comme eile. Maintenant quelle nous a appelés, quelle s'est gémie en nous, quelle s'est écriée : « Ah faudrait passer des semaines ensemble sans manger ni dor-mir », ne soyons plus inquiets du reste de nos jours. Jetons-les; que les pauvres les ramassent. Brúlons-les; nos cceurs sont assez chauds. Dépassons-les; nos cceurs courent assez vite. Laissons-nous glisser; la pente est assez longue. 56 Cest trop de minuits sans nouvelles de toi. Le premier nous a anéantis; les autres n'ont servi ä rien; ils étaient superflus. Les Canadiens se sont fait éliminer comme des grands veaux. Seuls Richard et Lemaire n'ont pas joué comme des cochons. Nos frěres Mahovlich ont trainé la patte tout le long de la série comme s'ils se ľétaient laissé graisser. On s'est fait arranger correct. Ca nous a mis le moral ä terre. 3 ä 2 pour New York; derniěre periodě, derniěres dix secondes; mise au jeu ä la dioite de leur gardien : Richard l'emporte, passe ä Frank dans le coin; Park guette Frank et Lemaire bataille pour rester en position devant le filet; Frank lance vers Lemaire ä travers les jambes de Park, la rondelle vole par-dessus le bäton de Lemaire, Lemaire frappe de ľair. La siréne crie, en plein dans nos cceurs. C'est fini, c'est effrayant, Nicole pleure. Aprés, on s'est laissés regarder Kid Galahad (pas le vrai, avec Edward G. Robinson), le remake, avec Elvis. Post-synchronisé en argot de Paris. « Rien qu'avecíes billets perdants, dit Lola Albright ä Gig Young, on Pourrait retapisser toute cette sale turne! » On en a trouvé une autre bien bonne, mais on ne se 59 rappelle plus qui la dit ä qui : « T'es mieux de boucler ton clapet, vieille nouille! » Imagine! Regarder les cuisses de Nicole s'aplatir pour s'adap-ter la surface du siěge de sa chaise. Sa chaise est verte. La mienne est bleue. La table est rouge. Ca fait pop, mais on n'a pas fait expres; le mot n'existait méme pas quand on a eu fini de les peinturer. Cest des couleurs qu'on aime et puis c'est tout. Si tu veux pas qu'on se choque, bonhomme, pop-nous pas! Lécher avant de la déposer sur le napperon, pour que ca ne fasse pas de gouttes, la cuiller qui a remué le café. Demander ä Nicole ä quoi eile a réve (« Ah pas grand-chose ! ») puis lui dire que j'ai réve ä la Toune, qu'elle -> se mariait toute nue ä l'Oratoire Saint-Joseph avec tout le monde qui passe ä la TV, qu'ils étaient tous gentils, qu'on avait honte d'avoir dit du mal d'eux, qu'elle s'est fächée noir quand eile nous a vus, qu'elle a pris des grands airs et qu'elle a crié : « Man, qui va me débarrasser de ces petits téteux hypocrites ? » Tout ce qu'on fait de bon ces temps-ci, c'est s'empé-cher de lui téléphoner. On a peur de la déranger. On sent que si on la derange on est finis. Vouloir. Prendre la peine de vouloir. Vouloir ce café. Vouloir la tasse. Vouloir les bavures sur le ventre de la tasse. Les vouloir puis les prendre, puis les reprendre, puis les prendre encore. Puis aussitôt qu'on ne peut plus les vouloir, les oublier : vouloir assez les oublier pour qu'ils cessent d'exister. Vouloir! Vouloir tout le temps! Plus jamais! Plus jamais passer tant de jours et de nuits oubliés sur une table de telephone par sa belle main distraite! Regarder tout notre temps! En regarder chaque particule et accomplir sur chacune notre devoir de decider de la vouloir ou de la jeter! 60 Marcella nous telephone pour qu'on vienne de toute urgence tout de suite corriger les épreuves d'une prise de position du Syndicat national des S.R.D. et des V.G.L. On la connait, la Marceila. C'est toujours de toute urgence tout de suite avec eile. On répond on vient on court on vole. Mais on pense on va ten faire des toute urgence tout de suite mon hostie d energuměne. Hé! c'est pas allable. Dans le bout de Ville d'Anjou. Les autobus arrétent avant. II faut attendre cinq corres-pondances puis marcher un mille et quart sur des trottoirs neufs. C'est $ 5 en taxi. C'est le tiers de la paie. C'est ce qui s'appelle exorbitant puis nous on s'appelle pas presses. ĽImprimerie Mondiale est notre meilleur client. C'est-ä-dire que quand Marcella n'a pas besoin de son petit extra c'est par nous qu'elle fait corriger Le réveil de Montréal-Nord. Les fois que c'est eile on sort $ O.10 puis on l'achete. Pour voir comment c'est effrayant comme c'est épouvantable la job qu'elle a faite. Ce n'est pas mélant : eile laisse plus de fautes que de texte. Des C cédille sans cédille. Des majuscules partout. Des virgules entre les articles et les substantifs. Une pléthore de pléonasmes superlatifs vicieux. On a un fonne noir. On jouit comme des cochons. A la Mondiale, ils fourrent les correcteurs dans le coqueron (pas plus grand que la table qui le meuble) ou les employes prennent leur lunch et leurs coffee-breaks : PŘIVÉ — SALLEDEREPOSDUPERSONNEL.On travaille dans le bran de pain, les visques de Coke et les relents des poubelles bourrées de cceurs de pommes, d'os de poulets mal rongés, de croutons de pizza pleins 61 d'empreintes de dents. Quand c'est l'heure du lunch ou du coffee-break, on ramasse nos petits puis on décolle : PRIORITE — YIELD. Les mots de la prise de position des S.R.D et des V.G.L. sont presque parfaits. Les écrivains des syndi-cats sont des professionnels; huit heures par jour cinq jours par semaine; ils connaissent leur orthographe : ils ne font que des fautes de bon sens. J'en frappe une monumentale : le tandem Pelletier-Trudeau-Marchand. Pourquoi pas le quintette ? Pas de raisons de se priver! Fuck! Nicole n'a jamais tant ri depuis la fois quelle est tombée sur son premier baptéme de ľair. On nose pas communiquer notre perle au malotru qui corrige en face de nous Parlons Sports. On a trop peur qu'il ne saisisse pas l'astuce. On louche sur ses épreuves de temps en temps pour jouir de combien qu'il les cochonne. Un enfant nonchalant verrait ä vol d'oiseau les fautes qu'il laisse passer avec ardeur et application. Les sports et les potins artistiques sont rédigés par une bande d'épais et corrigés par une bande ďignorants, ce qui fait que les lecteurs deviennent une bande de crétins. C'est bien connu! C'est repugnant! Notre tarif c'est $ 0.25 la page de livre, $ 1 la page de journal. Les pages tout en images comptent; ce n'est pas de notre faute s'ils manquent ďimagination. II n'y a pas ďimages dans les ceuvres syndicales. Au contraire, c'est plein de tableaux statistiques. Ca nous donne des véritables surcroits de travail. II faut avoir recours ä des délicates techniques de contre-vérifica-tion. Quand il y a des mises en pourcentages, des additions, des multiplications, tout 5a, il faut refaire les calculs. Ils se trompent souvent. On est contents quand on trouve une erreur. lis sont contents qu'on prenne ca au sérieux tant que ca. (Ils pensent qu'on veut les aider; on veut juste se payer leur téte.) C'est $0.25 et puis c'est tout. Quand le gars dit : * Hé! mes pages, elles sont minuscules, moi, bon! », on lui répond du tic au tac : « Hé! ca ťapprendra ä réfléchir avant de choisir un format qui augmente le nombre des pages pour fourrer le public! » « Écoute 5a une minute, eher! » s eerie Nicole brus-quement. Mais eile rit trop, eile n'est pas capable de me le dire tout de suite. C'est des véritables quintes de rire; ca ľempéche catégoriquement de s'exprimer. « Écoute bien ca une minute! » Ca recommence. Prise 4, prise 5. — Aboutis! — « Des bruits (hi hi!) d'antisyndicaliste(hi hi hi!) et d'agent double (hi hi hi hi!) courent ä son sujet!... » Aprěs un long conciliabule, on decide de laisser telle quelle cette phrase. Les equivoques quelle contient í ' sont trop subtiles pour eux. Ils ne les verraient pas si í Á-on les leur grossissait mille fois. Si on les leur corrige, ils vont crier au meurtre, ils vont croire qu'on a voulu sabotér leur prise de position. On ne leur en veut pas trop. Aux innocents les mains pleines. Et puis chacun son metier. Le leur c'est les « idées », ce n'est pas les « sens ». Eux c'est des hommes d'action; nous on est des petits calembourgeois. D'autres qui ont des « idées » pas piquées des vers c'est (ironie du sort) les propres ennemis des syndica-listes : les capitalistes. Vive Kotex, les serviettes sani-taires sang-suelles. Hourra pour Wonder Bra, ca met , vos seins en évi-danse. Fuck! * On ne peut catégoriquement pas sentir Charles. — Sacré petit titan plein de petits tics, va! 62 r Quand on a vu dans le TV-Hebdo qu'ils passeraient un one-man show special de Charles aux Beaux Diman-ches, on n'a fait ni une ni deux : on s'est promis de lui faire passer un mauvais quart d'heure. — Sacré Sinatra de sous les jupes de Paris, va! On le déteste. On n'en veut pas. On ne sait pas pourquoi du tout. La detestation est la derniěre chose purement stupide et désintéressée. Elle nous force dans cette civilisation que les mathématiques ont confite en intelligence, ä passer outre ä la coherence, ä respirer un peu ďair malin. Hatred gets you high! C'est excitant! Si t'es pas venu ici pour avoir du fonne, décolle, laisse la place aux autres. — Guette bien, chěre! Dans deux mesures, dos ä la camera. Ca y est! Quel demi-tour! Quelle performance exacte! Cent quatre-vingts degrés! Le méme angle parfait que 1'année derniěre! — La bohéme! — Traverse la TV qu'on te rollsroyce un peu le' chignon! La bohéme ! On n'a pas dérougi, injure sur injure. Une mitraille! Une raclée du joyeux calvaire. II pleut du travail. On netait pas aussitôt revenus du fin fond de Ville d'Anjou que Roger nous téléphonait pour nous proposer une job de 400 pages. — C'est une analyse historique hégélienne marxiste-léniniste. C'est publié par La bombe Q. On prend un petit virage vers le centre... On s'est mis ensemble pour écrire un petit bouquin pour faire comprendre au peuple comment c etait devenu inevitable. On a fait ca vite; ca fait que ca nous prend des bons correcteurs. Combien ca va me coůter ? — Une seconde qu'on se consulte... J'ai bouché les petits trous du telephone. Je les ai bouchés pour rien : nous n'avons pas eu besoin de dire un mot. J'ai regardé Nicole avec des $$$ dans les yeux, eile m'a fait signe que non. (Non, pas $ 100,9a fait trop somme astronomique; la Toune, sui n'a jamais eu besoin de gagner de l'argent pour vivre, va étre scandalisée, eile va croire qu'on est des vénaux; en plus de nous baisser dans son estime eile ne voudra plus nous pistonner.) — Vingt-cinq tomates c'est-u correct ? — Je vais vous en donner cinquante... Signé, réglé, classé, on en parle plus. Ca fait-u votre affaire ? II avait ľair fier de son coup. Sa munificence l'exaltait visiblement lui-méme. On était émus d'avoir su si habilement lui donner I'occasion de se montrer sous des dehors avantageux... On a profite que tout le monde était content pour demander si notre amour était lä; si eile y était, on pourrait-u, guise de recompense, lui parier une minute ? On avait trop peur que la réponse soit non pour quelle soit oui (les peureuxont toujours raison et toujours ä leur detriment). — Elle est en train degoutter des spaghetti; eile a jamais fait ca de sa vie; ca la met dans touš ses états Smack! smack! eile vous donne deux gros bees sur le fouillon. Salut. Mors on telephone ä La'fnou pour lui parier de tout 5a puis de Charles. Sur Charles nous tombons tout de suite d'accord, pas de problěmes : la derniěre bonne chose qu'il a faite c'est Esperanza en 1958 « et puis alors y a des méchants qui disent que c'est méme pas de lui ». Quant ä l'analyse historique hégélienne, c'est catégoriquement different, eile ne veut rien savoir. Comme chaque fois qu'on parle business avec eile, on est en train de se faire complětement engueuler. Cest une athée enragée de l'argent. Une autre... Quelqu'un qui 1 ecouterait sans la connaitre la trouverait snob. — qu'est-ce que c'est cette histoire de travailler, de 64 65 bombe je-sais-plus-cul-con-quoi ? Pourquoi ? J'horreur de ca! — Pour assurer notre subsistance, imagine-toi! — Pas du tout! Cest pour vous faire plaindre, vous donner bonne conscience, vous distinguer! Cest votre petite marotte! Essayez pas de montrer ä un vieux singe comment faire des grimaces... Cest pas le fric qui vous intéresse puisque vous refusez le mien! — Insiste pas trop... On dit ca pour faire une farce. Elle ne la trou ve pas drôle. — Combien vous voulez? $100? $500? $1000?... — Tu vas avoir l'air fin quand tu vas avoir tout donné... — Je vais avoir ľair moins con qu'avec $5 000 en banque! — O.K.! O.K.! Assez, arréte ca, ferme ta gueule puis dis-nous comment ca se fait que t'es pas encore partie ťexposer au Chili avec ton P.D. trempe dans ľacryli-que... Puis non, laisse faire, on a change ďidée, on veut pas le savoir. Dis-nous plutôt quand tu penses que tu vas pouvoir venir nous voir. Elle dit tout de suite. Elle saute dans un taxi. Elle arréte ä la Regie pour acheter un flasque de White Sails. Elle arrive. Le contraire d'une Toune c'est ca. Pas de winkelzüge! Pas de zigonnage en allemand. Elle s'est mis deux paires de Fabulash. Elle fait sa belle quand ses amours vont bien. On ne veut pas étre méchants, ni vulgaires, mais eile a bien de la misěre ä se faire fourrer gratis. Tant dure l'argent tant dure l'amant. C'est un peu ridicule, vieille comme eile est, 40 ans. Elle le sait. Ca n'a pas l'air de la déranger. Elle fait la fataliste. Elle dit : « C'est fait pour faire. » La véritéc'est que ca la décourage mais quellepenseque le découragement lui fait faire des meilleurs tableaux. Elle nous roffre de son argent. Elle trou ve ca effrayant $50 pour 400 pages. Elle n'en revient pas. « Rien que les lire ca me prendrait toute l'annee, moi! » Maintenant quelle est riche eile ne veut plus qu'on travaille. Elle nous le defend. Elle nous fait un cheque; on le déchire; c'est effrayant comme cette femme aime donner; et comme ca quelle s'est mis tant de monde ä dos; mais peut-étre que 5a fait son affaire. De toute facon, on lui en doit assez comme ca, dans les $450. — Loupež pas 5a mercredi : ils vont interviewer I Petit Pois ä lemission Gros Plan. j — On la connait bien Petit Pois. C'est notre Toune... 1 On ne se doutait pas que les yeux de Lai'nou pou- vaient, sous le fardeau des doubles faux cils, s'ouvrir si grand, les gens sont si mégalomanes. — Vous connaissez Petit Pois? Vous men cachez des trues! * La vie est contrecarrante. Les événements courent aprěs nous depuis qu'on a decide de jouir de notre platitude, de mettre notre orgueil ä ne rien trouver de plus beau que rien du tout. * La Toune nous a envoyé une douzaine d'ceillets. Ils sont habillés en branches d'asperges, comme pour montér la garde dans un salon funéraire. C'est un képi qui nous les a apportés, un képi presse qu'on signe son récépissé, qui avait häte de retourner ä sa wagonnette parce quelle était stationnée en double et que c'est lui qui paie les tickets, pas la compagnie limitée. I A la page 404 de mon Quillet Flammarion, les 1 alouettes grisollent, les bécasses croulent, les geais * 66 67 r cageolent, les huppes pupulent, les perdrix cacabent, les ramiers caracoulent... II y en a plein deux colonnes. On devient tout fous. Ca rend la tete grosse comme 9a. Mais c'est Ie langage des fleurs qu'on cherche. On veut savoir ce que les ceillets veulent dire (avec une bacheliěre de college francais de Westmount doublée ďune doctoresse de science politique, il faut que tu fasses attention aux doubles sens). On ne trouve rien. Ni ä fleur, ni ä ceillet. Ni dans mon dictionnaire, ni dans le Petit Larousse de Nicole, ni dans ľencyclopédie Irolier. On se console en se disant que des ceillets cueillis par des mains de compagnie limitée ca ne doit pas avoir grand-chose ä dire, anyway. Roger a trouvé l'analyse historique hégélienne assez urgente pour écrire rush au crayon-feutre sur les trois chemises (jarretées de grosses bandes élastiques bru-nes) qui renferment les 426 pages (c'est loin de 400), mais il netait assez presse pour nous les envoyer par taxi. II a eu le temps de demander ä sa permanente (Sex-Expel) de nous téléphoner pour nous réveiller (ä dix heures, dans le meilleur) pour nous demander de passer les prendre au bureau des Petites Editions. Ces gens-lä ne savent pas ce que c'est que marcher en plein soleil jusqu a la rue Berri, descendre les trois escaliers automatiques du metro, les remonter parce qu'on a oublié de prendre des correspondances, manquer la ráme ďun poil ä cause de ca, se rendre compte que les Petites Editions sont ä deux pátés de maisons de la station Frontenac, qui fait qu'on n'a pas du tout besoin de correspondances. Ca ne connait rien. Ca passe son temps ä seriner que ca lutte contre la misěre de ľhomme québécois puis ca agit comme si la quhéhé-tude (oui oui, c'est bien comme ca qu'ils appellent 9a) était leur club select, le salon précieux de Madame Bufferine. On ouvre une chemise. On lit au hasard. Pour se donner du pep pour commencer. « Pelletier est un étapiste. II ne croit pas ä la vertu du globalisme. » Fuck! Le style nous déprime catégoriquement. Et puis ils parlent tous de Pelletier, Trudeau, Marchand. Ils pen-sent que c'est en disant du mal des autres qu'ils vont nous embarquer, ils révent en couleurs. S'ils veulent nos votes qu'ils versent des larmes. Moins de calem-bours puis plus de sentiments hostie de sacrement. Qu'ils montrent un peu qu'ils sont pris dans la méme quhébétude que nous. Qu'ils niaisent puis qu'ils pleu-rent! Oui oui! Pas d'affaire ä tant se forcer le cul pour vivre. Plus qu'ä égrener notre chapelet de fucks, se redéshabiller, se recoucher. A deux heures de 1'aprěs-midi ce n'est pas dormable. On a des infidélités de plusieurs jours ä rattraper dans la lecture de notre Flore laurentienne. On va prendre notre courage ä deux mains et leur regier leur cas. Or voici que soudain, excites par le tour de cochon que ca joue ä Roger et ä son triple rush arrogant, on savoure ä pleines bouches les ápres notions. Onomastique, physiographie, bouclier pré-cambrien, on trouve tout bon. On lit ä haute voix, en modulant avec de lame la fin des phrases, dans le genre des cures quand ils prononcaient lepitre, l'in-troit... — Sargent, C. S., The Silva of North America, 14 volumes, Bostonnnnn... Bailey, L. H., Manual of Cultivated Plants, 2 volumes, New Yorrrrrk... C'est chacun son tour. Un lit un chapitre, disons La liste des publications, deux pages, puis passe le volume ä l'autre qui doit lire Ie suivant, disons Esquisse generale, vingt pages. On a un fonne noir. Surtout quand c'est l'autre qui se fait attraper. C'est la troisieme fois qu'on reprend ces pages, on 68 69 T commence ä les connaitre, mais ce n'est rien par rapport ä notre ideal. On a dans la tete de les apprendre par cceur, c'est ľaffaire de toute une vie, c'est exaltant, cent fois sur le metier, might as well... can't dance. On en a lu un hostie de coup. Sans reläche, sans arret, sans cesse et sans rien jusqu'ä six heures du matin. On a realise notre objectif de completer la traversée de l'Introduction puis on a foncé dans les Ptéridophytes — ou Cryptogames vasculaires — avec encore en masse de tigre dans notre reservoir. Nicole n'est pas chanceuse. C'est ä son tour de lecture que toutes les grosses families se sont presentees. Elle s'est tape les Equisétacées : neuf espěces, cinq pages. Les Polypodiacées comprennent quinze genres, vingt-six espěces et setendent sur douze pages : eile se les est tapées. Mais Nicole prend les jeux au sérieux, eile ne voulait catégoriquement pas passer ä ľhistoire comme étant celie qui s etait dégonflée. On a poussé jusqu'aux Cupressacées, « arbres ä feuilles opposées ou verticillées, persistantes... » En fin de compte, personne n'a lache vraiment. Ce qui s'est passé c'est que pendant que je lisais l'If du Canada, notre seule et unique Taxacée, Nicole s'est endormie. Ou évanouie. Je ľai secouée, fort; eile n'a pas réagi. Du tout. Méme pas un frémissement. Pas : « Euh ? » r En tout cas ils ne pourront pas dire qu'on a lambiné. Aujourďhui on a été acheter des aspirines ä la pharmacie Labow parce que Nicole se tapait un gros mal de bloc puis on a corrigé, en tout et pour tout, treize pages ďe I'analyse hystérique géhennienne. On 70 est dans un mood pour tuer, comme dirait la Toune (qui continue de nous laisser poireauter). 426 pages! Fuck? La quhébétude c'est pas fait pour les chiens. * Trois jours de retard, ca agit. Ce matin, vers sept heures, une heure que nous ne connaissons pour ainsi dire que par oui'-dire, nos-consciences professionnelles sont entrees dans des convulsions. Done, grosser Lärm (grand tapage en allemand) intérieur, on se reveille. Done, on est pris de panique, tendus de remords comme des ressorts. Nicole attrape son Petit Larousse, moi mon Quillet Flammarion, on se précipite dans la cuisine. On enléve les ceillets de sur la table, on les serre dans le frigidaire, on se jette comme des ogres, moi sur la premiére partie, eile sur la DEUXIĚME. — Celui qui finit le premier a le droit de traiter l'autre de wet Kleenex ! — Tu l'auras voulu! II faut que ca roule! Les fautes, il faut que ca saute! Puis que ca fourmille, pullule! Plus qu'on en trouve ^ plus qu'on est contents : ca va lui montrer ä Roger t_ comment qu'ils méconnaissent leur grammaire, lui et ses preux chevaliers de la survivance francaise! Quel fonne noir! On ne peut pas s'empécher, c'est trop bon, de corriger les rares phrases sans défaut. Pourquoi se priver ? Qu'est-ce qu'on risque ? Ils ne sont pas assez futés pour voir la difference, anyway! Et puis depuis le temps que Roger fait son frais avec nous, qu'il joue au supérieur condescendant, au protecteur patient, on mérite bien ca! Ca a commence ä ľécole Saint-Pierre i du rang Saint-Louis de la paroisse Saint-Joseph de 1 71 Maskinongé : il était le premier de la classe, on était les épais; quand on ne comprenait pas le probléme, il levait le bras, trépignait : « Psssst! psssst! mamoi-selle! mamoiselle! je peux-t-u aller leu zexpliquer si vous plait ? » Toujours poli, propre, empressé, il mai-trisa děs 1'enfance les moyens ďécoeurer le monde en faisant semblant de lui faire du bien. On était les meilleurs en redaction, mais c'est ä lui que la mai-tresse donnait 10 sur 10. Hé! il était parent avec ľauteur de Trente arpents, un román quelle avait lu quatorze fois de suite les culottes mouillées. Hé! nous notre seul parent célěbre c'était Tarzan Retournable, le ramasseur de bouteilles. II écumait les rives de la fy route jusqu'ä Berthier. II était fier quand il en rame-nait une cinquantaine parce que ca sonnait fort dans la caisse de son tricycle, comme les bancs de glace quand ils descendent tous ensemble des Grands Lacs. Et puis il carculait qua $0.02 la bouteille 5a lui ferait $1. $1 qu'il n'avait pas travaillé pour. Qu'on se dépéche! Qu'on finisse au plus sacrant! Si notre cadence ne fléchit pas puis que nos dictionnaires tiennent bon, on a des chances d'en venir ä bout ce soir. Vite! car la nouvelle que 5a va faire (ah l'importance des nouvelles, ce product) va nous permettre d'appeler chez notre amour sans avoir ľimpression de la déran-ger. Vite! qu'on entende de vive oreille sa petite voix trainante d'ancienne enfant. (« Alio? Comment 5a va? — C'est pas toi qu'on appelle, c'est Roger. On a fini de corriger le livre; ca nous a pas pris grand temps, hein ? Qu'est-ce que ten penses ? ») On est préts ä tout pour ne pas passer pour des pots de colle, on aime mieux se passer d'elle que de faire de quoi qui la porte ä croire qu'on ne peut pas se passer d'elle; mais ä ronger, pour tout aliment, les minutes cruelles qui entourent le silence de minuit, nos cceurs maigrissent, pálissent, pátissent. — wet Kleenex ! s eerie Nicole. Elle est contente de m'avoir battu. Elle crie, saute, tourne, tape des mains : les femmes ont une facon enfantine d'extérioriser le genre de joie que donne ce genre de victoire. Elle compte les pages qui me restent puis eile se sauve avec en courant. II faut que je la poursuive, attrape, renverse, pince, chatouille, all that stuffy stuff. Comme snack ce n'est pas riche : deux Heidelberg et un mégot de House of Lords tout aplati d'avoir séjourné si longtemps sous le tapis. Nicole aime boire la biěre dans un verre, moi ä méme la canette, comme Paul Newman dans Hud et Cool-Hand Luke. Elle n'inspire pas la fumée des cigares : eile la rejette aussitôt et agite la main pour écarter le nuage. Ce que j'aime moi, c'est, les poumons bien remplis de fumée, y faire couler une bonne grosse lampée de biěre. 138 pages encore. 69 chacun. On carcule qu'on peut \ avoir fini avant dix heures. Ca va bien, on est enthou-siastes, on a un fonne noir. On se remet au travail comme deux neufs. A une dizaine de pages du but on n'a plus pu se retenir : on s'est mis ä téléphoner comme des derates. Ca ne répondait pas. On laissait sonner cinq coups on raccrochait puis on ressayait cinq minutes aprěs. Une heure aprěs 5a n'avait rien donné. On ne s'est pas , découragés méme si on n'est pas nés sous le signe du Bélier (ah ľhoroscope, ce product). On les a toffés. On était sürs que 5a finirait par faire de quoi. « Ca se peut pas que 5a aboutisse pas; ca serait trop cruel. » Ca a abouti. Mal. Quand Roger nous a appris négligemment que la Toune était partie souper ä l'Accrochage avec ^ une copine, on s'est sentis si jaloux, laids, sales, 72 73 niaiseux téteux, qu'on a oublié de lui annoncer notre f meusľnouvelie'je ne «is pas si tu le *™^™ aumUpas deranges qu'on beuche le tuyau en tirant a Sa?nePOneíbieSndécidésäneplUsjamaisavo1renv1e de rien. Méme pipi- On prend le metro, on va chercher notre paie. On arrive aux Petites Editions, Sex-Expel n'est pas contente de nous donner notre paie mais eile est bien obligee. On reprend le metro, on va au Café 79 dépenser la moitié de notre paie. Quand c'est Terry on se fait bien traiter. Elle fait les Bloody Mary bons. Elle met beaucoup de sauce Tabasco; eile sait qu'on aime ca quand ?a nous brule la gorge. Elle ne coupe pas en deux les rondelles de citron; eile les laisse plein-soleil; eile en donne toute une ä chacun; eile sait qu'on aime lécher tout le jus, puis mächer lambeau par lambeau les membranes, puis picorer la pulpe, puis faire rouler sur la bakelite noire du comptoir le petit cerceau jaune qui reste. Quand ce n'est pas Terry on aime mieux prendre de la biěre. On est préts ä payer le prix exorbitant que les Bloody Mary content, mais ä condition que ce ne soit pas le jus de tomate que ?a goute. Aprěs trois Bloody Mary on est en pleine forme. On \\ dit du mal. — Comment tu la trouves la fille des Petites Editions ? — Plus putain que son cul. — Elle m'écceure moi aussi. Ca fait trois fois qu'on 74 va lä, ca fait trois fois quelle nous recoit comme des des des. T'as vu comment quelle nous a traités encore tout ä l'heure ? Hé! — Traités ? Tu penses qu'elle nous traite, nous ? T'as l'esprit des grandeurs, chěre! — On serait si heureux si eile nous souriait! C'est tellement rien puis ca fait tellement de bien! Tu crois que c'est expres qu'elle fait sa fraiche ? — Prends Marcella ä la Mondiale. Ca fait cinq ans qu'elle nous fait l'air bete. Cinq ans d'air bete ďaffilée, tu peux pas dire que c'est pas pour nous faire chier. lis veulent tous nous faire chier! C'est leur ideal! — Qu'ils veulent tous nous faire chier, ca prouve rien qu'une chose : c'est qu'ils sentent qu'on est pas de leur gang! Qu'ils le sentent! Je suis bien contente! Le grand avantage de l'alcool c'est qu'on peut dire cul et chier sans manquer s'étouffer. Aprěs cinq Bloody Mary on ne dit plus que ca. C'est si excitant! Mais le meilleur c'est le petit tremblement étincelant que ca produit dans les yeux de Nicole quand je vais jusqu'ä bander et fourrer. Toutes les femmes ont l'air d'aimer ga mais il ne faut pas que tu te fies la-dessus trop-trop. Les folies et les,í cochonneries les passionnent mais c'est la propreté et/ la sécurité qui les rendent le plus folies et cochonnesT C'est les gangsters qui les excitent mais c'est les policiers qu'elles épousent et qui en profitent. Oui oui! Je n'y connais rien, remarque. Bien entendu, c'est de notre Toune qu'on a parle le plus. On a commence vers quatre heures; vers onze heures on n'avait pas vidé la moitié de nos cceurs. Qu'elle peut étre tendre mais qu'elle ne peut jamais, quelle est trop oceupée pour s'occuper de ca. Qu'elle a beaucoup de cceur mais que c'est ä faire carriěre quelle donne tout son cceur. Qu'elle est belle mais 75 qu'elle le sait puisqu'elle nest pas génée de jouer les jeunes premieres dans ses propres films, que tant de manque de modestie cest bien débandant. — Elle se prend pour Petit Pois, cette hostie-lä! — Cest 5a, tu las! Ah qu'elle m'a fait chier quand eile a répété mot pour mot ä Gros Plan ce qu'elle avait chuchoté comme un drame honteux épouvantable. « Intellectuelle engagée ? cinéaste de gauche ? c'est de la bouillie pour 1 elite. Pour touš les autres je suis comme toutes les autres, une femme, une peau, une p'lote, l'amour-toujours-l'amour. Je suis une p'lote et c'est ma passion, comme Jésus-Christ. Ou je l'assume, et je me perds dans la foule elle-méme perdue. Ou je m'insurge et je me fais enfermer dans la tour d'ivoire avec mes petits copains les happy few... » Cette fameuse interview nous a assez fait chier qua la fin ils auraient pu nous plier en deux et nous ranger sur un cintre. On est rentrés chez nous juste ä temps pour les longs métrages. On avait le choix entre Les yeux cernés de Michěle Morgan, si grande dame qu'elle ne porte pas ä terre, qu'on ne sera jamais assez mal pris pour se dézipper lä-dessus, et Le Ragazze di Piazza di Spagna. On s'est tape Lucia Bose et Cosetta Greco. C'est bien ä cause qu'on les aime et qu'on veut étre gentils parce que Le Ragazze di Piazza di Spagna il n'y a pas un mois que ca ne revient pas par un canal ou l'autre. C'est bien ä cause qu'elles ne sont pas bécheuses, parce que le film passait au 10, le canal pollué par Buttoneer (« L'ennui avec les boutons c'est qu'Us se décousent sans cesse!« ), Ultra-Stitcher, Analeurone (« Rien n'estplus déplaisant et embarrassant que les démangeaisons génantes! J'ai essayé Analeurone! Je puis vous le recom-mander! »). Ces annonces sont si mauvaises qu'elles puent. Elles puent si bien qu'on les sent venir de loin. 76 De si loin qu'on a le temps de prendre nos jambes ä nos cous et ďaller se cacher dans la chambre de bains. On n'est jamais aussi souls qu'une couple d'heures aprěs qu'on s'est soůlés. C'est lä qu'on se prend par le cou, qu'on rit parce que le plancher baisse partout oil on met les pieds, qu'on chante les larmes aux yeux les succěs du bon vieux temps des Beaux-Arts : Un jour tu verras on se rencontrera, Mon pote le gitan c'est pas un marrant, Les amants trompés ignominieusement... * Pendant que la TV achěve toute seule de jouer The Barefoot Countessa (le long métrage du 12 commence une demi-heure aprěs touš les autres, 5a fait que quand touš les autres sont finis tout n'est pas fini) nous buvons nos cafés le cceur serré. Préte l'oreille, chěre; écoute, ä travers la double cloison de gyproc qui sépare notre bedroom déguisable en living-room de notre dining-room mätiné de kitchen, ce que Ava Gardner va répondre ä Humphrey Bogart, qui vient de lui deman-der ironiquement combien de temps a dure son voyage de noces. « Mne weeks, three days... (Ava consulte sa montre, guise de gag)... fourteen hours and seven minutes... » — Quel dialogue! On a le cceur serré parce que la Toune nous a appelés pour nous annoncer qu'elle part pour plusieurs jours pour le lac Saint-Jean pour repérer des sites pour son prochain film avec son scénáristé, son décorateur, son producteur, quoi encore... On était malades de biěre. On se faisait pitié nous-mémes tellement on n'allait pas bien. Elle nous a achevés. — Qu'est-ce que tu veux que 5a nous fasse, man ? De 77 r toute facon ťes toujours trop occupée pour nous donner de tes nouvelles, man... Si tu passes ton temps au telephone ä nous faire des politesses qui c'est qui va parier de toi ä la television, man ? Gäche pas ta vie, man, va faire ton film... Elle a raccroché d'un coup sec. Outrée, quelque chose comme ca. Outrés, on letait nous en tout cas. On avait garde ses ceillets... (Eillets nos oeils! On s'est jetés dessus puis on les a mordus. On les a déchiquetés puis on les a piétinés les larmes aux yeux puis la morve au nez. Le telephone sonnait encore. Révions-nous ? D'ivres de rage on est devenus ivres de culpabilité (c'est nous qui l'engueulons et c'est eile qui rappelle pour s'excuser, pauv'tite béte). On a dégrisé vite : « lei ľlmprimerie Mondiale. » (Pour parer aux dangers de la familiarité c'est comme Imprimerie Mondiale que Marcella engage les conversations.) J'ai crié n'importe quoi ä Marcella. Mets ta main devant ta bouche quand tu souris, si tu te dépéches pas tes comptes courants vont courir apres toi, manche da marde, skie, police pas de cuisses numero trente-six. C'est comme ca que tout de suite aprěs avoir perdu notre seul amour on a perdu notre seul client. Perdre l'amour, malgré tout, c'est éphéměre : tu souffres pendant que ca fait mal, puis ca cesse de faire mal et tu te sens mieux. Le client, lui, c'est une autre histoire : tes besoins matériels ne partent pas avec ta douleur d'avoir perdu ta job. Mais on a diseuté, analyse, et on s'est mis d'accord pour encaisser positivement ce dur coup. Le confort nous a rendus mous, flous, flasques. On n'a jamais été au-dessus de nos affaires, certes, mais assez d'argent c'est trop d'argent. Une bonne indigence va nous rendre la vigilance de notre adolescence. Hé! ca fait dix ans qu'on convoite letat de grace de ne rien faire du tout; il commencait ä étre temps qu'il se passe quelque chose qui nous force ä agir en consequence... Voilä ce qu'on s'est dit... lay zomm sadapp : petit changement de credo regie petit change-ment de situation. Pour parer au plus presse on écrit nos noms et notre adresse sur nos derniers bidoux avec la mention / PROPRIÉTÉ de. Terry nous a jure dit qu'il parait que 5a marche, qu'il y a des comiques qui les retournent. I Aux nouvelles sportives, l'instructeur des Canadiens a commenté en ces termes la tenue de Chuck Arnason durant les series éliminatoires : « C'est un futur joueur d'avenir. » Fuck! Pourquoi qu'il se prive? Pourquoi < pas un futur jeune joueur d'avenir prometteur? De ^ quelque côté qu'on tourne la téte c'est déprimant. Bon eh bien on va se coucher et donner un grand coup pour finir les Polygonacées. On est rendus au Polygonum sagittatum alias Renouée sagittée alias Gratte-cul alias Arrow-leaved Tearthumb, « plante annuelle ä tige decombante ». On est pas mal avancés. Et puis avec ca puis avec ľencyclopédie Alpha on s'en vient pas mal érudits en tout. Qui c'est qui sait qui c'est mikhail Barclay de • tolly, si ce n'est pas nous ? Qui c'est qui sait qui c'est John bardeen, hein ? Qui c'est qui sait que juan Antonio bardem « peut se situer dans la lignée du Buňuel dont il n'a pas le génie... » ? * — Dormir, il comprend pas ca; c'est jeter son temps par la fenétre. J'ai dix-sept ans de plus que lui, moi; c'est con mais ca compte. Aimer, je suis cent pour cent pour; mais ruiner ma santé, 5a me tue. La'inou en arrache avec son beau sauvage. Tout ce 78 79 r qu'il lui donne c'est du fil ä retordre. Les yeux comme deux kystes, la bouche sur le menton, la figure comme une vieille outre vide, plus ďappétit, plus de Brasilia, plus de tétons, ca va mal. II rentre quand il n'a plus $0.01 et que touš les bars sont fermés. Et puis alors il se couche. Et puis pas sur eile. Sur le plancher, devant la porte comme une grande masse de flan. Et puis alors il ne l'encourage pas dans son art. Tiens, pas plus tard qu'hier, eile avait deux croütes de cinquante pieds carrés ä emballer, le camion du C.N. attendait, sta-tionné en double, eile était énervée, affolée, dans touš ses états; eh bien l'hostie de chien sale a fait semblant de ne pas comprendre quand eile lui a demandé ďaller chercher la pelote de ficelle dans la commode. Tu te rends compte ? — C'est un autre con d'idealiste. Un coup de main, dans son vocabulaire, c'est Che Guevara qui perd goutte ä goutte dans un vieux lavabo le reste de la vie, qu'il a donnée ä la Bolivie. Moins que ca, ca vaut pas le cul, c'est pire que rien, c'est dégueulasse. Depuis les Beaux-Arts, parce quelle est plus ágée que nous et portée ä nous protéger, Lainou est notre taňte folie. Quand eile appelle et que ses sanglots secouent d'un bout ä lautre le fil du telephone, on saute dans un taxi, méme si ca coüte les yeux de la téte (eile habite ä Notre-Dame-de-Gräce, avenue Draper; c'est loin; en autobus, ca prendrait une demi-journée, on la trouverait au bout de son sang). Elle bavait, morvait; on ľa mouchée. Elle n'avait pas le gout de s'habiller; on a lacé ses bottes et poussé ses bras mous dans les trous des manches de son maxi. Elle ne tenait pas debout; on ľa prise, Nicole par la taille, moi par-dessous les épaules, et on ľa portée jusqu'en bas de ľescalier. La meilleure médecine dans un cas de depression, c'est la marche. Par la rue Marcil 80 puis par la côte Saint-Antoine, on a traverse toute la cité de Westmount. « Tu te sens mieux ? — Non. — Qa fait rien, c'est pas si mauvais signe. Läche pas. » Alors 0n a pris la rue Sherbrooke et on s'est trainés jusqu'au 5 boulevard Saint-Laurent. Lä au pied d'un de ces e arbustes empotés qui jalonnent les trottoirs, eile a I vomi, de la bile, comme une pompe aspirante-foulante Puis eile s'est mis dans la téte d'aller voir au Chat Noir |» si son idealisté y était. — Fuck les idéalistes! On ťemměne chez nous. On va te coucher, on va te border, on va te faire jouer Hey Jude jusqu a tant que tu fasses ton gros dodo. Tu vas voir comment qu'on va te traiter bien. Personne n'avait plus la force de marcher. On s'est mis en rang pour attendre 1'autobus 51. On s'est assis au fond, sur le divan; les pires places sont toujours les seules libres. Les gaz pétés par les fesses dieselles ' montaient direct dans nos narines. Ce netait pas indiqué pour requinquer Lainou. Ca n'a pas été long que le cceur lui a levé. On a débarqué, on a prix un taxi, fa a coüte $ 1 avec le pourboire (c'est mieux d'en donner un bon; tu risques moins de te faire faire des gros yeux puis de passer le restant de la journée ä te sentir vil et persecute). Lainou voulait absolument payer. On n'a absolument rien voulu savoir. On ľa mise de force au lit. Elle s'est relevée aussi sec, comme avec un ressort dans le derriěre. — Se coucher quand il fait clair, c'est con, 5a me tue, c'est jeter son temps par la fenétre. Il men reste plus beaucoup, du temps, moi! Je suis pas une tite poulette du printemps, moi! On lui a fait un café, eile ľa bu en feuilletant nos derniers fascicules d'Alpha. Ca lui a fait du bien. Elle a mis son maxi puis eile est sortie, aprěs nous avoir promis de ne pas faire la folie puis de revenir. Elle a 81 r rebondi une demi-heure aprěs avec un large sourire et une grosse surprise : touš les Alpha qui nous man-quaient jusqu'au numero 66. Elle avait trop ľair fiěre de son coup, on n'a pas pu résister : on lui a donné des bees, on lui a dit quelle était « notre Lai'nou ä nous autres tout seuls ». Ce n'est pas notre genre d'etre si démonstratifs : ca ľa émue, ca a fait couler la derniěre larme de sa vieille outre. Ca lui a aussi ouvert ľappétit. — Hé les mecs! je mangerais bien une bonne pizza tout-habillée moi! Pas d'anchois, j'horreur de ca. On en a fait venir une par telephone de Chez Rachel: Une extra-large. Ca nous a coúté moins eher que trois petites puis il en est reste en masse pour le chat. And anytime you feel the pain Les jours oú qa te fait trop mal Hey Jude refrain Hé Jude laisse faire Don't carry the world Prends pas l univers Upon your shoulders Sur tes épaules For well you know Tu le sais bien That it's a fool e'est un cretin. Who plays it cool A marcher droit By making his world II rend son chemin A little colder De plus en plus étroit... (Les Beatles) — Tu vas rester ici tant que t'auras pas assez de cceur pour le calicer dehors, cet hostie de chien sale-lä! On va t'attacher s'il faut! Mais plus ca va plus cest déprimant. Car eile a de plus en plus envie de lui et nous, de plus en plus häíe qu'elle évacue, débarrasse. Nos horaires ne coincident pas; eile se couche ä minuít, ľheure qu'on commence ä vivre. Elle a le sommeil léger et la pharmacie Labow ne vend pas de boules Quiěs. Pas question ďouvrir la TV ou de lire notre Flore laurentienne fort. On ne prend pas de douches : sans se battre, crier, rire, ca ne vaut pas la peine. On reste pris la, dans ľalternative de flatter le chat ou ďaller faire le tour du pare Jeanne-Mance. On fourre tout le temps nos hosties de pieds dans des hosties de plats. Trois dans le hyde-a-bed, ca ne dort pas. On s'étend de chaque côté d'elle avec mille precautions puis on attend, en regardant fixement au plafond les téněbres pálir, qu'elle daigne éprouver qu'elle a assez dormi. Mais alors il faut partager sa grasse (visqueuse) matinee. Ca consiste ä nous faire un rapport détaillé de 1 etat de son abíme existentiel (y a rien de beau puis y a rien de bon) puis ä tenter de nous communiquer, par des synopsis des fictions de Henry Miller, son goüt pour la depravation sexuelle (ca te fait des grosses declarations nihilistes puis cinq minutes aprěs ga croit en Éros, notre Cul Tout-Puissant qui étes aux Dacieux). « J'ai toujours des petites chaleurs le matin, moi! » Et puis alors ga la prend : oú est mon Sauvage, que fait-il, se demande-t-il oú je suis moi, ce que je fais moi? Elle saute sur le telephone. Elle ľenvahit, 83 congestionne les circuits. La police, les amis, les tavernes, les barmaids, eile telephone tout ce qui est téléphonable. Et puis alors ils ont besoin d'avoir une bonne idee ou est Pierre Dogan s'ils ne veulent pas se faire traiter de crottés, de freaks, de cons dégueulasses. Le grosser Lärm cesse. Décue par les résultats de son enquéte, le découragement 1'abat. Cest lä qu'il faut qu'on se dépéche pour dormir. Car bientôt ľennui va sévir, la poussant ä nous réveiller ä tout bout de champ sous des prétextes fantaisistes.« Ah je voulais pas vous emmerder mais y a plus de sucre. » « Ah c'est long tout I'apres-midi toute seule. » « Ah je vous regardais dormir, tout collés ensemble, puis ca m'a fait flipper, c'est con hein ? » « Ah j'ai cru bien faire, je pensais que vous trouveriez 5a con de louper tout ce beau soleil. » La, on frappe ä la porte. Lai'nou se précipite. Lai'nou se rue. Lai'nou ouvre déjä sa bouche pour embrasser son beau Sauvage doré. Gros down : c'est pour nous, c'est un képi des Telecommunications du Canadian Pacific. On n'a jamais recu de télégramme, le coeur nous debat. Hé! de ou que ca vient ? Hé! combien de pourboire qu'il faut qu'on donne au gars ? Tu donnes $0.10, $0.25, $0.50, c'est comme tu veux! Tu connais ca, toi, donne-Iui done! J'espere que c'est pas quel-qu'un de mort ä Maskinongé. Les enterrements de famille, aime ca aime pas 5a, faut y aller. C'est date d'Alma. « Appelez-moi! Vite! Urgent! Pourquoi vous m 'avez grondée I 'autre jour au telephone ? Vous me lachet ? J'ai un gros besoin de parier aux deux amis du Picardie et de Toutmavie! Hotel de La Traver-sée! Chambre 212! Voire tout Petit Pois! » On est contents. On est fous. On ne porte pas ä terre. On montre la signature ä Lai'nou pour l'impressionner un peu. Elle est impressionnée outre mesure. « Hmmm! » Elle nous a parle toute la nuit de bout en bout de la province. Elle nous a fait ľamitié. Ca fait déjä trois jours. On est encore tout étourdis. La téte n'est pas pres de nous retomber sur les épaules. Seuls les poumons d'un train ou d'un bateau auraient pu lancer le cri des joies qu'avaient soulevées dans nos ventres les éclats de sa petite voix fatiguée et les halětements doux de ses blancs de parole. On s'est assis par terre, le long du radiateur de la cuisine; on n'a plus bougé; on s'est laissés vi brer, dur et clair, pris ďune sorte de sommeil violent, tout ä la plenitude, paralysie, tension de tous nos membres, nerfs, cer-veaux. Quelque chose la tourmentait, mais on n'a pas su quoi. Comme tout ce qui est trop, ca ne devait pas étre exprimable. On ľa laissé parier dans le vague, 011 sans doute, puisqu'elle l'avait choisi, eile se reposait le mieux. Cetait des mots, mais il faut en verser dans les petits trous du telephone pour avoir l'impression qu'il fonc-tionne. Cetait des lambeaux de phrases toutes faites; ca ne voulait rien dire sinon que c'est bete de souffrir, que c'est bien décourageant que la vie soit si méchante, que deux bras c'est fait pour pourrir tout ce que ca peut étreindre afin qu'on pourrisse soi-méme sur le plus gros tas de pourritures possible. Cetait des plaintes et des lamentations, mais eile lesarticulait, et ca nous frustrait un peu. Ca manquait de ferveur et de pleine confiance en nous. On a peur quelle ait craint qu'on ne comprenne pas... et quelle se soit privée d'aller au bout de sa coherence, de gémir, oui oui, 84 comme un animal, qu'elle n'ait pas osé nous lancer les vrais signaux de sa détresse.Ca aurait étébienquelle s'abandonne et qu'elle gémisse, doucement, jusqu a ce qu'elle s'endorme et que le telephone lui tombe des mains. Mais eile s'emportait parfois, se lancait dans des envolées de folles contradictions oü le blaspheme p 'lote sale surgissait ä tout propos, comme une obsession, ou une invocation aveugle. « Dites-moi de sortir, partir, finir... Battez-moi, grosse enfant gätée, puis jetez-moi dans le dépotoir, que je m'englue, que je pue, que j'aie froid, faim, peur... que je sois forcée d'aimer enfin... comme du monde, comme une vraie femme... Dites-moi que je suis une p'lote sale puis que cest bien bon pour les p'lotes sales qu'elles restent emmurées dans le petit vide fade qu'elles ont ä la place du cosur... Flattez-moi pas, griffez... Aidez-moi, soyez durs... » Puis eile nous a fait promettre de rendre visitě ä Roger, son « Ougi » (oui oui). « Quand je pars, il perd le goüt de vivre, il lache tout. II se deshabille méme pas pour se coucher. II se stone puis il dort oů il s'écrase. Brassez-le; forcez-le ä manger; dites-y des affaires fonnées; prenez-en soin comme de votre Ti-Pois, c'est son Ougi (oui oui), c'est son bébé... » On avait donne notre parole, on l'a tenue. On a appelé Roger le lendemain méme. « Venez, venez! » qu'il a dit... « Tout le monde vient... » On s'est assis pour réfléchir, pour analyser ces paroles sybillines, tächer de savoir quelle sorte de farce platte que c'était. Notre perplexité resistant ä notre perspicacité, c'est dans le flash-back des quantités de flacons qu'on avait vus rutiler dans le halo bleu de la petite lumiěre du bar qu'on a du trouver le courage de se hasarder ä Outremont. « Ce qu'il dit puis ce qu'il chie, ce huevon... pourvu qu'on se bourre la fraise!... » H y avait des barbus dans le salon, des chevelus dans %_{' la cuisine, des poilus tout partout. On a cru qu'on s'était trompés de chic residence, on est ressortis pour verifier le numero au-dessus de la porte. On a aventuré nos plus petits pieds entre les bouteilles baignant dans leur boisson et leurs viandes engourdies par trop de fonne. On cherchait notre hôte. « Oú c'est qu'il est Roger? » lis ne voulaient rien savoir; on aurait pu crever sous leurs yeux de poissons morts. C'était plein de fumée, ca empestait le haschisch. Quand on a monté ľescalier de ľétage, la téte nous tournait, les jambes nous tremblaient... Nicole a dit : « Je pense que c'est ca qu'ils appellent flipper, c'est le fonne. » On est tombés sur Sex-Expel, la permanente des Petites Editions : eile sortait des toilettes avec des mouvements gracieux et des regards méprisants (tout ce qui mérite d'etre fait mérite d'etre bien fait). « Roger ? — Qu'est-ce que c'est ? — Oú est Roger Degrandpré, el huevon ? (c'est une injure mexicaine, ca veut dire grosse testi-cule). — II dort. Il a donné ordre qu'on ne le derange pas. Appelez demain au bureau et demandez un autre rendez-vous. » Roger dormait comme la Toune nous avait dit : par terre, tout habillé. On l'a pris, Nicole par les jambes, moi par les épaules, on ľa soulevé, on ľa négligem-ment läché sur le lit. II s'est dressé sur son séant, il a levé une fesse pour mieux péter (ä tout seigneur tout honneur), il nous a declare : « Demandez-moi comment ca va... Tout le monde demande comment 5a va. » II s'est frotté le front puis il a marmonné : « Hostie de mal de bloc. » II m'a demandé ďaller demander ä Thérěse (Sex-Expel) de lui apporter quatre aspirines avec un grand verre d'eau froide. Aprěs que j'ai été parti, il s'est gratté comme il faut, lä, sans s'occuper de Nicole, puis il ľa regardée comme une 86 87 íl chienne dans un jeu de quilles et il lui a demandé comment ca va. Aprěs quoi, sans attendre sa réponse, il lui a dit de courir me rejoindre pour me dire de dire ä Thérěse qu'il avait change ďidée, que ce n'était plus un grand verre ďeau qu'il fallait, mais un bon café fort. — Qu'est-ce qu'il a ä nous nous nous ? — II nous en veut parce qu'on a trouvé trop de fautes dans son analyse marxiste-léniniste de cul. Faut pas sen faire, chěre. Faut étre au-dessus de ca. On a fait toutes nos commissions puis on a été au bar, puis vite, ca pressait. Des liqueurs violettes, gris perle; des flacons ä incrustations, ä cabochons; des alcools pragois, turcs; on avait les yeux plus grands que la panse, les dents dans les babines. II y avait du White Sails. Pas un peu dans un petit flasque : deux gros quarante-onces pleins. On était tout émus. On en a pris un puis on est partis avec. On s'est coulés dans les deux meilleurs fauteuils (on avait le choix, tout le monde trainait par terre) puis on s'est mis ä se méler de notre précieuse affaire. Jen prenais une gorgée puis je la passais ä Nicole par-dessus le cendrier d'art qui nous séparait. C'était un petit va-et-vient qui n'avait ľair de rien mais la joie montait. Et on était contents de s'apercevoir qu'on ne voulait plus rien savoir nous aussi. Soudain, un malotru parut, arracha la bouteille de la bouche de Nicole, en but le quart, puis, ďune facon qu'on voit tout le temps au cinéma, se versa le reste sur la tete. Ce n'était pas fait pour insulter. Cest la maniere cool de faire du charme aux filles. Mais Nicole est heavy et raciste : eile ne swinge pas, tout particuliěrement avec les artistes. Quand eile est revenue de cueillir lautre White Sails eile s'est assise sur mes genoux. « Comme ca ils vont me lächer la paix ces espěces de de de. » La, 5a s'annoncait bien. On avait joui comme des cochons de trente onces sur quarante et plus ca allait plus c'était meilleur. On disait du mal des barbus, mais on ne savait plus oü ils étaient rendus; on était tellement heureux qu'on ne voyait plus clair. J'attra-pais avec la langue les gouttes de sueurs qui brillaient sur le front de Nicole : eile trouvait 5a drôle, je trouvais 5a drôle quelle trouve ca drôle, c'était tor-dant. Cest alors que Roger est sorti de la douche enroulé dans une serviette et qu'il est venu nous trouver avec des idées de derriěre la téte. « Minute, on est hôte ou bien on lest pas. Minute, je vais vous presenter. Minute! » II nous a fait lever, réclamant solennellement le silence : « Minute! » — Mesdames et Messieurs, le Bordel des Patriotes a le privilege et l'honneur de vous offrir en exclusivité, dans un numero qu'ils espěrent qu'il les fera sortir de leur trou — ne leur ménagez pas vos applaudisse-ments! — les Confidents de Lady Chatterley! 88 L'AMARANTE PARENTE (AMARANTHUS GRAECIZANS) On s'essuie puis on recommence. A zero. Pour y rester. Pour s'ancrer lä. Nous regagnons notre base solide : notre réve de ne rien avoir et de ne rien faire. Nous ne pouvons pas, tout de suite, ďun seul coup, nous débarrasser de toutes nos « suppossessions » et nous sortir toute la Touně de la téte. Notre decision vient de naitre; nous prendrons le temps de lui donner la force ďagir, de nous dominer, renverser; nous prendrons le temps de la contempler, caresser, nourrir, élever. Mais sa nouveauté suffit pour le moment; son souffle commence déjä ä flétrir les mobiles tenaces de nos vieilles poursuites obscures; nos tétes se redressent; nous sommes tout « recom-mencants ». Dans quelques mois, déjä, nous pourrons passer notre temps ä regarder le bout de nos chaussu-res sans que ca nous ennuie du tout, tout ä la satisfaction de ne pas avoir ä lutter pour échapper ä quelque féroce angoisse. Ětre partis pour toujours mais rester lä pour jouir de notre absence; étre morts mais garder nos yeux ouverts pour admirer notre repos. C'est en * courant comme des prisonniers qui s evadent qu'on a été acheter chez Kresge cet autre paquet de feuilles de 93 rechange (filler tablet) Hilroy qu'on espěre qu'il nous fera sortir de notre trou, oui oui! Assis sur ma chaise bleue je peux, en me jetant ä la renverse, m'accoter sur notre fiděle frigidaire. C'estun Kelvinator content, car il ronronne tout le temps. Son thermostat est pété; il faut le débrancher pour qu'il arréte de marcher; quand on passe une semaine sans s'en occuper, le givre sort par les gonds. Je fais face ä la sortie de secours; le soleil imbibe la toile patinée de son store beige; il l'allume comme un écran de TV en dehors des heures de diffusion. Je fais face aussi au poéle, une cuisiniěre électrique L'Islet que le moder-nisme dévore; il affiche une quantité de boutons, voyants, cadrans, telle que ca fait ä Nicole l'effet de piloter un avion supersonique ä décollage vertical et á geometrie variable. (Farce platte.) A ma droite, derriěre (dans un enfoncement qui la jumelle ä celie de la petite blonde bécheuse), notre chambre de bains. A gauche, aprěs la porte dépourvue de porte qui favorise les voyages ďune piece ä lautre, s'enfonce, dans le toit de sa petite cabane de contreplaqué, 1 evier : le robinet ďeau chaude dégoutte tout le temps, c'est comme une vieille pissette, cest dégoútant. Puis le minou, puis la litiěre du minou... Un lot d'affaires qui n'avancent personne ä rien. Notre premier filler tablet netait pas tout écrit. On a déchiré les feuilles qui restaient puis on les a envoyées rejoindre, au fond du sac vert Glad qui nous sert de poubelle, les restes de la lettre circulaire des savons Tide (le seul genre de lettres qu'on recoive), qu'on a ouverte et lue tout au long, par derision, par désceuvre-ment, par défi, pour beaucoup d'autres raisons qu'il serait trop long ďénumérer ici. Parlant de lettres plattes, on n'a pas häte de recevoir la note de la Cie 94 gell- Encore heureux que nous ayons eu la presence ^'esprit d'attendre minuit pour téléphoner au lac Saint-Jean; aprěs minuit la Si Belle est si gentille : on peut parier ä moitié prix. (Tu paries deux fois plus longtemps, ca fait que ca revient au méme puis que ca revire ä rien.) Ne portant rien que ce quelle appelle son costume d'amour, Nicole va et vient, le long du radiateur, entre la porte de la chambre de bains et la litiěre de Minou, qui pue puis qu'on n'a jamais le courage de changer. Je suis bouffi et boutonneux, du nez, des joues, des fesses, tout partout. Ca ne fait rien. Avec sa peau lisse et satinée, avec sa petite face de minoune, Nicole est en masse belle pour deux. Elle réfléchit. Comme moi, eile s'est mise ä la täche de perdre la Toune et nous avec. Ayant mobilise toute sa mauvaise volonte, eile se dit tout le mal qu'elle peut de nous et d'elle. — Ceux qui aiment les p'lotes les suivent. Dans un mois, si on met pas le holá, on va se ramasser ä l'Accrochage, p'lotes pármi les p'lotes. Puis on va étre contents qu'un poete invendable vienne s'asseoir ä notre table. Puis qu'il nous bomme un drink. Puis qu'il nous traite de vendus. Portant haut son petit derriěre, comme une fiěre négresse, Nicole passe et repasse, pour les aplanir, sur nos difficultés de jeunes gäteux. — Tout ä coup qu'elle nous aimerait... ďamitié vraie... ? — Pour quoi faire ? Pour y penser une fois par six mois? 95 r On n'a pas sorti. On n'a pas besoin de ca. On a tout ce qu'il faut : du café, du sucre, du lait, puis le Grec de la rue Marianne qui nous fait credit. On lit l'Alpha. Quand on va avoir fini on va passer ä la TV puis on va pouvoir accoter n'importe qui dans n'importe quel quiz. On mange puis on se cultive. Qu'est-ce qu'on peut demander de plus ? Tout le monde se plaint; nous on est contents. Si les gens savaient comment la vie est facile quand on est heureux ils le seraient tout le temps. On regarde les maisons blanches de bélo horizonte et Nicole s eerie : « J'aimerais qu'on aille lä un jour, ga a l'air si beau! » Au BELOUCHiSTAN, « Vagriculture n'est possible que par irrigation au moyen de karez ». Nicole prononce caresse; je lui en fais une couple sous la veste de son Pyjama. On regarde des hindous accomplir leurs ablutions rituelles au pied des gháts, ä bénarěs. Les gJiôŕs e'est les immenses escaliers de la mosquée d'Aurangzed. La photo de la chaire de ľéglise Santa Croce de Florence (sculptée par benedetto da maiano) est ratée; les details se fondent dans le jaune du trop puissant éclairage. On dirait qu'elle a été prise par un touriste avec un flash-bulb qui ne voulait pas mourir. On est fächés. On forme le projet ďécrire une lettre de | vertes réprimandes aux Editions Tout Connaitre. « On vous paie avec des bons bidoux, mes hosties, présentez- i nous des bonnes photos! » II y a des limites ä rire du 1 monde, quoi! — Vas-tu m'emmener un jour ä Benghazi ? Ah et puis on est bien ici... Je suis sure qu'aussitôt que j'aurais le nez dans Benghazi le goüt me prendrait d'etre encore assise ici, ä côté de toi, ä regarder tranquillement la photo de Benghazi... 96 Sainte Scholastique, cetait la sceur de saint benoit pE nursie, le fondateur des Bénédictins. « Cest pas pour rien qu'elle s'est ramassée sur le calendrier; e'est súr que son frěre ľa pistonnée... » Le benthos, e'est les animaux et les plantes qui vivent sur le fond de la mer. L'ensemble de leur domaine a nom province benthique; eile est divisée en trois regions : Vintercotidale, la bicécrale et Vabyssale. >, On trouve ca beau. II n'y a personne h Montreal qui _:. pourrait comprendre qu'on puisse s'intéresser ä ca sans avoir derriěre la tete ľidée de l'exploiter. Cest touš des barbares. « Les étamines du berberis sont animées ďun curieux mouvement; lorsqu'on touche leur base avec une épingle, elles se rabattent sur le stigmate et elles le pollinisent. » Le frěre Marie-Victorin ne nous avait pas dit ca. Cest cochon. Cest beau. Soudain quelqu'un frappe ä la porte. Quand on s'amuse ďune fagon prenante, e'est rare qu'on ne se fasse pas déťanger. Si cest la petite blonde bécheuse, je la la la. Cest un képi des Postes de la Reine, un f> affecté aux special deliveries. II a un paquet ä nous donner. Mais il faut qu'on signe avant. « Signez avant! » Signons avant. II dit merci, bonjour, il s'en va. Il ne veut plus rien savoir de nous autres. On dit ca mais on aurait été mal pris s'il s etait mis dans la tete de rester. Cest un colis daté d'Alma; ga veut tout dire. II porte comme une mosa'ique les timbres de $ 0.07 qui ľaffran-chissent. La Toune a-t-elle collé avec sa langue cha-eune de ces quarante-neuf reproductions du Wigwan de Paul Kane, Vancouver artist ? Cest deux disques des Beatles : Abbey Road et Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band. II nous manquait onze disques des Beatles; moins deux ga fait neuf. 97 On ne garde que les disques des Beatles. Les autres, on les écoute puis on les jette, ou on les met devant la porte pour s'essuyer les pieds avant d'entrer quand les trottoirs sont salissants. On aime les Beatles. Et l'amour sans lä fidélité, sans la loyauté et ľexclusivité, c'est de la grossiěreté. L'amour sans l'indulgence, ce n'est pas riche non plus. On n'est pas pres d'oublier, par exemple, que leur premier album Apple, qu'ils nous ont vendu $7.49 (taxe incomprise) (c'est le prix de quatre grandes symphonies Select), nous repasse deux chansons de A Hard Day's Night: I Should Have Known Better et Can't Buy Me Love. II y a une lettre. On a failli la manquer. Elle était tombée par terre. On aurait pu la jeter comme rien. II i traine tellement d'affaires par terre. On ne passe pas I notre temps ä faire du menage. On a autre chose ä 1 faire, rien. Ca a l'air facile mais c'est ce qu'il y a de plus difficile. Essaie, bonhomme, si tu ne veux pas me croire. Essaie ďarréter de te débattre pour sortir de ta médiocrité native, bonhomme. De ton petit fauteuil devant ta petite TV avec ta petite femme, bonhomme. Pour tout dire, c'est les zeros qui sont les vrais héros. (Farce platte.) D'un côté de la feuille, la Touně a dessiné une multitude de flěches qui désignent une multitude de points. De lautre : « Petite note explicative :j'aimisdes petites flěches pour que vous voyiez juste oil et jusqu'ä quels points j'ai posé mes laid-vres sur vos bonnes figue-ures. Si vous ne croyez pus mes petites fitches, dites-le, la prochaine fois je me mettrai du rouge qui tache avant de vous embrasser. Votre tout Petit Pouah. » On est d'ac-cord qu'apres le cheque de Lai'nou ordonnant ä la Banque Canadienne Nationale de payer ä notre ordre « la somme de 50000 baisers », c'est le billet doux le plus original et artistique qu'on ait recu. 98 Notre pick-up en joue un coup. Le képi des special deliveries a ramene sa fraise, comme dirait Lino Ventura dans Le Gorilie enroué et le roué. II nous apportait le double album tout blanc (tu sais ?) et Beatlemania. Le pick-up est assez chaud pour cuire un ceuf. La table tournante tourne jour et nuit. On reste étendus sur le hyde-a-bed et on écoute. Comme un seul radar. Avec une seule oreille en tout et pour tout. Une oreille qui abolit tout ce que nos vraies oreilles font. On se penche pour changer le disque (ou le retourner, ou reculer l'aiguille pour repartir pour la trentiěme fois ďaffilée dans Rocky Raccoon, Happiness Is A Warm Gun, It Won't Be Long) et puis c'est tout; on ne bouge pas plus que ca. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire, c'est un peu dans le genre du gars qui a passé une bonne partie de sa vie sur le sommet d'une colonne assez élevée. Ah et puis les flashes qu'on a! Mourants! Comme : L'important c'est d'etre libres. Comme : Le fin du fin c'est de n'avoir envie que de ce qu'on a et de ne jamais cesser d'en avoir envie. Comme : La vie qa n'existe pas. Merci, eher tout Petit Pouah, de nous avoir envoyé des disques par la poste. Mais juste merci. Pas merci beaucoup... Car ce n'est pas la reconnaissance qui nous étouffe. On n'est pas assez fous pour croire que c'est $30 de moins dans ta fausse musette indienne en / dessous de queues d'ours qui va ťempécher de manger plein ton ventre (si tu n'as pas decide de maigrir, comme il y en a tant). Merci aussi pour tes baisers. lis auraient goúté plus bon pas en papier... Mais ca aurait 99 pris trop de ton temps cinématographique de gauche.J Mais il aurait fallu que tu te baisses pour toucher nosf « bonnes figue-ures », ca ťaurait éreintée, tu n'aurais plus pu parcourir le lac Saint-Jean pour faire tes repérages... (Farces trěs plattes.) Quand la petite blonde bécheuse béche ä grands coups de pied sur la cloison mitoyenne de nos cham-bres de bains (eile trouve que le pick-up joue trop fort, cette hostie-lä), la queue du chat gonfle et le poil de son dos lěve. On rit. On est bien. On ne veut rien puis on ne veut rien savoir. C'est asocial. Asocial ce n'est pas pardonnable. Cette année. Avec la pollution, tout ga. On ne sen fait pas; ľannée prochaine ga va peut-étre étre la grande mode. Nicole pele une orange avec la cuiller qui a remué son café. Moi, j'ai mal partout et je bois, ä méme la boite cirée, comme Paul Newman dans La chatte sur le toit brúlant, du lait homogénéisé. Hypnotise, aurait dit Tarzan Retournable, et il ľaurait trouvée bien bonne, et il ľaurait rie de toutes ses gencives déshabitées, et il ľaurait refaite sans scrupules ä la prochaine occasion. II n'était pas blasé, si tu vois ce que je veux dire. Il n'était pas tout flasque, tout flou, tout mou. Comme il y en a tant... que ca leur prend pour se sentir des coups de fouet et des bordées d'injures (p'lote sale, plus putain que ton cul)... — Pourquoi tu me regardes comme 5a ? Ca va pas bien? Notre pick-up a eu une mort éclatante; ga a fait comme si toutes les lampes avaient sauté d'un seul coup; le feu a pris. On a pris nos derniers dollars (propRIété de) et on a été féter ga au Café 79, au Thalassa Bar, lieu de pělerinage, ä la Discotheque Apollo- et puis aprěs alors je ne m'en souviens plus. Resultat : malade comme une marmeláde. Nicole a bu autant que moi et eile n'a rien. Comment ga se fait ? C'est pour ga que je la regarde comme ga. Comme elles ont l'air bonnes la monotonie, la douceur, la lenteur avec lesquelles eile pele son orange. Moi mes doigts tremblent, mon sang tempéte dans ma téte. Lente, douce, monotone, Nicole dispose ses pelures le long du joint diametral de la table. — Pourquoi que lecorce est si épaisse? Elle me dit que c'est parce que c'est une orange libanaise. Elle retire du rempart que les pelures ont fini par former une pelure qui porte, en caractěres ä moitié effaces, le mot jaffa. — Jaffa c'est pas au Liban, c'est en Israel! — T'es trop intelligent, toi. Tu vas te ramasser avec une tumeur au cerveau. A ta place, moi, je ferais attention, bonhomme! On a encore regu la facture du télégramme qu'on a envoyé ä Lai'nou quand eile a exposé ä Toronto en 1966. On ne veut pas payer parce qu'ils ont fait une erreur1 et qu'ils ne veulent rien comprendre. Qu'ils mettent la police aprěs nous. Ca ne nous fait rien. II n'y a plus rien qui nous fait rien, sauf mal ä la téte. Cette nuit, avant de rentrer, on a fait un détour par le Laval Bar-B-Q pour acheter Montréal-Matin pour voir si les Bruins de Boston avaient éliminé les Rangers de New York. La, j'essaie de lire le compte rendu de Pierre Gobeil, notre journaliste sportif favori. Rien ä faire, les mots sautent trop. — Fuck! méme pas capable de lire... 1. Explose au lieu ď expose. 100 101 r — Bouge pas; je vais finir ga puis je vais te donner de la bonne teinture de belladone... Nicole est ailleurs. Elle est au pays des pelures de son orange. Elle les compte, eile contemple le total, eile s eerie, en me regardant un peu au-dessus des yeux, comme quand on est sür que l'autre ne verra pas plus loin que la surface de ce qu'on dit : « Hé! cest formidable, il y en a neufl » Elle reconstruit le rempart en mettant les pelures par ordre de grandeur : ga fait une pentel e'est fantastique. Elle défait tout, eile met les pelures autour du couvercle du pot de Yuban, qu'ensuite eile retire délicatement : ga fait un cercle! e'est merveilleux. Elle verse sur la table le reste de son café, eile met les pelures de loin en loin dans la flaque, eile fait marcher ses doigts dessus : ga fait traverser la riviere en sautant de caillou en caillou! e'est excitant. Elle met ses neuf pelures dans l'enveloppe de retour des CP-CN Telecommunications, eile passe sa langue sur la marge encollée du rabat, eile rabat le rabat. — Hé! e'est formidable, ga fait une lettrel TV-Guide, TV-Hebdo et ľhoraire de Montréal-Matin, e'est rare que leurs programmes s'accordent. Quand ils le font cest comme pour ce soir, e'est pour nous écceurer. Pour nous annoncer qu'il n'y aura pas un film de pas pourri. Katharine Hepburn, Jeanne Moreau, Sophia Loren... Nous c'est les chefs-d'oeuvre qu'on ne trouve pas bons et c'est les grands comédiens qu'on ne peut pas sentir. Tu vois le genre. C'est de la pure pose. Ca ne fait rien : on ne veut pas se gargariser avec les mémes titres et les mémes noms que tout le monde. Te brosses-tu les dents avec le méme Crest que les autres, toi ? Le debut de 1'hygiěne, c'est hair les microbes des voisins. Nous nous mordons les pouces. Nous avons honte. fíous ne pouvons plus nous endurer. Ah comme nous n0Us en voulons de nous étre laissés descendre si bas sur la pente baveuse des mondanités! La Touně revenait du lac Saint-Jean. Roger nous a appelés pour nous prier de nous joindre au groupus-cule réuni pour aller ľaccueillir ä Dorval. Je dis prier en guise de litote. C etait raide et impératif : « Elle veut que vous soyez lä, sautez dans un taxi, on est en retard, faites ga vite! » Un taxi, un taxi!... Ca n'a l'air de rien quand on nage dans les bidoux... Mais le maitre n'avait pas le temps qu'on rouspěte. Ca fait qu'on n'a rien dit, qu'on est sortis, qu'on a sauté dans un taxi. On ľa fait passer par Notre-Dame-de-Gräce pour qu'on puisse emprunter $5 ä Lainou pour qu'on puisse le payer. Ca aurait pris deux fois moins de temps ä pied. Si Lainou avait vu avec qui qu'on était dans la Citroen noire, qui roulait si vite vers ľaéroport que les soulěvements d'air faisaient claquer sur son toit son anténně, eile se serait arraché les cheveux. On était assis avec Louis Caron (nous partagions avec lui la » banquette arriěre; il aurait méme suffi qu'il se fůt + place au milieu pour que nous sucions ľhonneur de le prendre en sandwich) et c'est Ragoul Pratte et Reinette DuHamel qui étaieňt assis en avant (quand tu dis qu'en allongeant le bras tu aurais pu défaire la boucle du cadogan de Ragoul Pratte, quand tu dis qu'en " avangant la téte tu aurais pu fourrer le nez dans l'afro-look de Reinette DuHamel). On aurait pu se sentir comme dans une photo des arts et lettres de La Presse. Mais on avait trop peur de mourir dans un accident. On était trop oceupés ä guetter la petite aiguille verte, qui oscillait entre la droite et ľextréme-droite du 102 103 cadran. Les personnalités ne s'en faisaient pas. Elles écoutaient le hit parade de CJMS en passant tranquil-lement des remarques désobligeantes autant sur les chansons que sur les interprětes. On n'osait pas se plaindre. On sentait que si on avait dit quelque chose comme : « T'as pas peur d'attraper un ticket ? », Roger nous aurait répondu sardoniquement quelque chose comme : « Les tickets c'est avec eux que je me tor-che! », et que les autres en auraient profite pour nous glousser ä qui mieux mieux dans leurs bouches tiědes. Mais Nicole pressait sa jambe contre la mienne, et sa cuisse émettait, comme d'une autre realite, des signaux capables de péter comme des pustules touš les sens que pouvaient se donner ces gens assez trop surs d'eux pour jouer (entre autres choses) avec la mort. Toujours est-il que tout ä coup ils se sont jetés de tous leurs bees (rien n'est plus pointu que des bouches en cul de poule) sur Fernand Gignac, un crooner que les petites Québécoises osent adorer uniquement parce qu'elles le trouvent gentil. C'est que la radio setait mise ä jouer son plus recent succěs, un duo tendre. Je me sens riche auprěs de toi. — Moi millionnaire dans tes bras. Aberrant, effarant, tordant, pissant, puant, dégra-dant, pepsi, kétaine, dragant. Quelles épithětes trilin-gues! It made our brains reel, ca fit nos cerveaux tourner comme des toupies. Quand ils furent taris ils cherchěrent du secours. Reinette DuHamel s'est tournée et a demandé ä Nicole ce quelle en pensait. Nicole a cru qu'on comptait sans faute sur son opinion personnelle. Comme eile consi-děre (c'est moi qui l'ai élevée comme ca) qu'il n'y a rien de plus sacré que l'opinion personnelle de quelqu'un, eile n'a parle qu'apres avoir bien pesé ses mots : « Moi, je crois que je pense que c'est des mots d'amour... puis que méme quand ils sont un peu faibles ils sont touchants... non? C'est jamais ridicule des mots d'amour... non ? L'amour c'est bien... non ? » Plus eile allait plus eile s'enfoncait. J'ai pris mon courage ä deux genoux (les siens) et je me suis porté ä sa rescousse. II était temps que j'opere. Reinette DuHamel avait tellement le feu quelque part qu'il fallait qu'elle se retienne pour ne pas défoncer le toit et partir en orbite. — Ca n'empéche pas Nicole ďapprécier (adorer) les chansons (les poěmes!) de Reinette DuHamel. Hé! eile collectionne vos microsillons (vos 45-tours aussi)! Elle trouve méme que votre humour se rapproche de (celui de) Boris Vian et c'est celui (l'humour de Boris Vian) qu'elle préfěre... — Et sa sceur ? Tout le monde a fait semblant, par pitie, c'était trop cruel, de ne pas comprendre « et sa sceur ». Mais Ragoul Pratte n'a pas pu retenir un « Ca a fait un gros bourn quand il a cassé sa pipe, Boris... mais lä, c'est pas riche... » Et Roger, qui a toujours le dernier mot pour rire, d'ajouter : « II avait rien qua la casser plus souvent, ca lui fera les pieds... » (quelque chose comme 1 ca, mais mieux tourné; on est poete ou bien on ne l'est pas). Dans la salle d'attente (entradas domesticas) on s'est tenus ä ľécart : alors 5a s'est bien passé. On a regardé le ciel en se rappelant le jour ou on est partis pour le Mexique (avec les bidoux du Conseil des Arts). Quand |_ la Toune est débarquée, eile était si belle que ca effacait les autres passagers, que tous Ies avions se pressaient autour d'elle comme les dauphins d'une escorte mythologique. (Mais c'est injuste d'aimer quel- 104 105 qu'un pour sa beauté; cest aussi barbare et malotru que ďadmirer la force, le talent; celui qui est laid et épais ce n'est pas de sa faute; choisir c'est, plus que se tromper, tromper tout ce qu'on n'a pas choisi.) C'est alors que nous avons vu qu'il y a des snobs qui sont tellement snobs qu'ils se snobbent entre eux. Au sortir des bras primordiaux de Ougi, la Toune, au lieu de tomber dans ceux (trépignants ďimpatience et sůrs de leur préséance) de Louis Caron, Ragoul Pratte, Reinette DuHamel, s'est lancée toute bouche dehors sur nos joues. On a été les premiers surpris, tant et si bien qu'on a failli se ramasser ä plat dos sur la maconnerie fagon terrazzo. La Toune, dans touš ses états, a raconté comment le petit bimoteur avait failli se disloquer dans une poche ďair entre Yamachiche et Trois-Riviěres. « II faut mouiller ca! » s'est écrié Ragoul Pratte. Tout le monde a trouvé ?a tordant. A ľlgloo Bar, ils ont vu qu'on était trop de monde pour une seule table. Alors ils en ont fait mettre deux ensemble par la waitress. Comme tout le monde prenait du cognac Rémy Martin, on n'a pas osé demander du rhum White Sails. Ľendroit était tout designe pour offrir ä la voya-geuse son cadeau de bienvenue, une espěce de genre de sorte de bock ä biěre. C'était une ceuvre ďart, ďune creation de Michel Colbach, le céramiste favori de la Toune. C'était un vase-potiche sans ouvertuře; mais cette singularitě, personne n'en a fait grand cas. Quelqu'un a dit : « Sacré Michel, il sort toujours quelque affaire qui tient pas debout » (sur ľair de : ä frequenter des génies on s'habitue au génie), et puis c'est tout. Le vrai gag du bock, c'était ce qui était grave dessous. Ľoeuvre, portée ä ľenvers, passait de main en main : « Flippant, sublime, outrageant, too much... » fjous on n'avait pas hate de voir ce que c'était, on avait trop Peur de ne Pas avoir une bonne reaction; avec ca que plus notre tour approchait plus le choix des superlatifs se raréfiait. Tout le monde riait; on s'est (jit: « Si on trouve pas de mots assez pertinents, on pourra toujours sen tirer en riant plus fort. » Mais quand c'est arrive, quand je l'ai lu, le fameux p.Q. mon Q, la pression était trop grande, j'ai perdu , mon jugement, je suis parti au galop sur une piste 1/ £ complětement fausse. Je trouvais sympathique que ces • engages enrages se moquent grivoisement de leur | apoštolát, et j'ai vu ľoccasion de désarmer mes trop fortes tendances réactionnaires... — Province de Québec mon cul! Ah c'est bon! Ah je | suis bien d'accord! ' Ah qu'ils ne ľont pas trouvée drôle! Ah quel froid ca a jeté! Ils ont observe une minute de silence, comme aprěs la mort du president Kennedy. Seule Nicole avait compris que je n'avais pas fait expres de confondre Province de Québec et Parti Québécois. Elle m'a mis au courant de mon erreur aussitôt que possible, tout bas, ä ľoreille. J'ai dit : « Je vois », mais je ne voyais pas plus. Pour des séparatistes convaincus, le Parti Québécois n'était-il pas aussi peu profanable que la Province \ de Québec ? C'était la tour de Babel. Nicole á suivi la Toune aux toilettes pour lui demander des éclaircissements. Elle n'a pas voulu lui en donner. Elle a haussé les épaules d'une facon détachée avant de répondre mystérieusement : — C'est une inside-joke... Des chicanes entre modé-rés et radicaux de la méme espěce... Des querelles intestines intellectuelles amicales... — Qu'est-ce que ca veut dire, je comprends pas? — Chanceuse! 106 107 Mors la Toune a pris un air importune. II n'en fallait pas plus pour que Nicole se sente importune, que ca la rende nerveuse, que son peigne lui tombe des mains. C'est la Toune qui a ramassé le peigne et c'est en finissant elle-méme de déméler les cheveux de Nicole qu'elle a precise (pas trop) sa pensée : « Jaime ca que vous soyez en dehors de ces histoires-lä... Restez-y. O.K. ? » II n'y avait plus assez de place dans la Citroen. La Toune s'est assise sur les genoux de Louis Caron. Sous pretexte de la chatouiller, il fourrait partout ses mains blanchätres de romancier jouaľ. Elle aimait 9a. Ca l'excitait la chienne sale. Elle prenait part, eile l'encou-rageait. Elle n'arrétait pas de ricaner, de se tortiller. On s'est dit fuck. On s'est dit qu'on ne voulait plus jamais avoir affaire ä eile, on s'est gelés dur. Quand eile nous posait une question stupide comme « Avez-vous été voir Clockwork Orange ? », on répondait oui ou non, ca finissait lä. Le bonhomme Bolduc nous a telephone pour nous demander poliment si ca nous tenterait de corriger Health-Santé (c'est l'organe des pharmaciens herboris-tes de la Province de Québec; ils le sortent touš les trois mois). Rien ne nous tentait, on était trop dépri-més. On lui a dit non. On le regrette. Dire non au bonhomme Bolduc, c'est comme enlever le lait dans le thé de sa grand-měre. Les voleurs sur gages de la rue Craig nous ont donné $ 15 pour notre pick-up. On venait de rentrer quand le Y 1. Ľensangloté, Gallimard, 292 pages. 108 bonhomme Bolduc a appelé, on était dans un mood paranoiaque effrayant, c'est pour ca. $15! Fuck! Puis il a fallu qu'on těte les crottés de toutes les boutiques! C'était un Telefunken! On ľavait payé $200. Deux haut-parleurs satellites! Ca te transporte, bonhomme! Qu'est-ce que c'est remplacer deux ou trois lampes ? Rien! Une affaire de $ 10 ! Les f ils ont un peu passé au feu, le couvercle de la valise et le caoutchouc de la table tournante aussi, mais c'est combien de domma-ges ? Un fifrelin ou deux ! Rien! Pour le reste c'est un pick-up meilleur que neuf, tout rode d'avance ! Dire qu'il y a un Pied-Noir que ca lui forcait le cul, cet hostie-lä, pour nous offrir $5 ! Dire qu'il nous a jetés dehors (il a ouvert la porte avec mépris sous nos nez puis il ľa refermée avec rage sur nos talons) quand on lui a demandé s'il voulait qu'on rise ou qu'on qu'on qu'on. Il n'y a pas de raisons qui justifisent qu'il aielle traité aussi deux vieillards, cet hostie-lä! Au poteau! La Mondiale ne nous appelle plus jamais. C'est Marcella qui mene lä-bas, eile ne peut pas souffrir qu'on élěve la voix, on ľa élevée, ca nous apprendra, meat coule pas, c'est écrit dans l'Évangile. { On hésite si (c'est un tournure gidienne) on va vendre nos affaires d'un seul coup ou une par une. Mais on est des instables. Peut-étre que tout ä ľheure on va craquer et qu'on va les lancer toutes dans le pare Jeanne-Mance ä travers la fenétre. On a appelé la S.P.C.A. pour le chat. « Allez-vous en prendre bien soin si on vous le donne ? — Nous on est pas un hotel. Aprěs une semaine, si personne vient l'acheter, nous on va le gazer votre chat. Nous c'est comme ca queca marche. Est-il vaccine ? » As-tu jamais perdu tes illusions sur quelque chose d'aussi apparemment correct que la S.P.C.A.? 109 On va tout vendre, méme notre argent. On va garder * juste notre TV. Aprěs on va dormir sur le plancher (si personne ne veut l'acheter). Aprěs on va manger nos dents, c'est fantastique comment que c'est nourris-sant : calcium, fer, fluor. Quand le bonhomme Bolduc a appelé, on venait tout juste d'arriver de se faire fourrer. On était si écceurés que nos bouches moussaient, comme le chat quand il a mange de l'herbe dans le pare Jeanne-Mance, du gazon que touš les bommes du bout pissent dessus. J'halluci-nais, comme dirait la Touně. Je cherchais les ciseaux pour me couper les cheveux; dans ces cas-la c'est ma seule thérapie; je les rase, les hosties. On n'a pas engueulé le bonhomme bolduc, on lui a juste dit non. £a aurait été écceurant ďabimer une perle pareille. Délicat comme une femme, droit comme 1'épée du roi, curieux, attentif. II ne fait jamais de fautes de francais, méme quand il demande un hamburger all-dressed pas , de relish ä la waitress de la luncheonette du Dominion | Supermarket des Galeries d'Anjou. II dit qu'on est les ''■ seuls correcteurs de Montreal ä qui il fasse confiance les yeux fermés. On se sent valorises quand on travaille pour lui, importants. Quand on decide qu'il manque * une vigurie quelque part, il est prét ä envenimer ses rapports avec le prote pour la faire mettre. A sa place ä part de ga! Pas de rafistouillonnage ä coups d'X-Acto, pas de coincage entre deux mots qui ont déjä de la misěre ä souffler! Aéré! S'il n'y a pas assez de place dans la ligne, il fait recomposer le paragraphe. L'amour c'est ga! Eros c'est le bonhomme Bolduc. Lá, on n'est pas pres de retourner dans la monde (oui oui, la monde). On va les étirer nos $ 15, tu peux tétre súr. On va rester blottis au fond de notre trou et on va lécher nos plaies, longtemps, tu peux tétre súr. 110 On est decides de ne plus jamais répondre au telephone. On avait des idées d'arracher le fil (comme dans les films policiers), de le couper en petits bouts, Je les faire cuire, comme des saucisses. Le telephone sonna. On se précipita. Tout feu. Tout flamme. C'était eile. Notre Toune. Notre élan transcen-dantal vers le bas. « Alio, c'est moi, je ne sais pas trop pourquoi je vous appelle... » Tu nous appelais expres pour nous frustrer, exaspé-rer, pour faire grandir jusqu a la tension ďéclatement le besoin que tu sais nous donner de toi. A nous, que ta seule voix fait déborder, tu as dit que tu es vide, toujours vide, tu as dit que tu souffres á'absence aiguě, que tu n'es pas lä, jamais lä. Tu es seule méme quand tu fais l'amour. (Comme Francoise Sagan dans Bonjour tristesse ou comme Simone de Beauvoir dans Pour une morale de ľambiguité ?) On ne comprend pas ga, nous, ces affaires-lä. Nous qui sommes avec toi méme quand c'est avec tous les autres que tu es. — Mais des fois je me demande si c'est vraiment moi qui est absente aiguě, qui est pas lä, jamais lä, je me demande si c'est pas les autres plutôt... Des fois je trouve que c'est la vie qui est absente, pas moi... Je suis préte, moi : c'est pas de ma faute si y a rien qui vient. Pensez-vous que c'est de ma faute, mes trésors ? Si y a rien, ä quoi voulez-vous que je sois présente ? Si y a rien que des hippies, des séparatistes et des fédéralis-tes, oú voulez-vous que je me mette ? — Tu crois plus au destin national des Québécois ? — Je fais comme si. C'est crois ou meurs. C'est con, man. 111 Pourquoi tu ne crois pas en nous alors ? Ca serait bien plus con. * J Quatre-vingt-dix pour cent de nos copains des Beaux-Arts sont devenus célěbres. Marcel Marsil, par exemple, chaque film qu'il sort (il en sort ä la pochetée) vire le Tout-Montréal ä l'envers. C'est un raboudineur de films antispectateurs genre nouvelle vague (brevet RF 285847678, Paris 1957). II a compris qu'il n'y a rien qu'une bonne elite grasse aime comme qu'on la fasse un peu chier; il s'est mis ä son service. II a un talent terrible pour vider les intestins. Aux Beaux-Arts, il nous flanquait des clystěres tels qu'on n'arrivait pas ä dormir, on passait nos nuits aux toilettes, les yeux tout cernés. Mais nous au moins, on n'aimait pas qa. La plupart des autres, ils adoraient... Marsil était leur soleil de marde. Ils se mettaient ä genoux pour mieux devoir lever la téte pour le regar-der. Ils se répétaient ce qu'il disait. Marsil a dit ci, Marsil a dit qa. Cetait toujours des anathěmes épou-vantables contre ceux qui étaient justement en train de lui lécher le cul, des gátés-pourris-crasse qui se deman-daient avec des airs ténébreux de quoi ils pourraient bien avoir envie dans la vie. Masochistes. Tu craches dessus, ils te paient, ils te disent merci, ils écrivent un ) i lessai sur toi : « Marcel Marsil et les affreux ». f Kafkaien. Catégoriquement démoralisant. Une de nos grosses tortures c'est de se faire parier du nouveau film de Marcel Marsil. Quels effets catastro-phiques ca a le don d'avoir sur notre moral! On fait depression sur depression, on touche le seuil du suicide. On se regarde dans le miroir avec des yeux fliéprisants puis on se dit : « Jaloux, v'lä qu'on est rendus jaloux! » On finit par se croire. Quels tour-fjients! On se proměně le nez sous l'aisselle en disant : « On pue, nous v'lä rendus qu'on pue! » Déchirante jnfortune! fa a fait expres. Au lit depuis trois jours, on était en train de s'administrer un lavage de cerveau ä l'Alpha qui commencait ä faire effet; on partait sur des grands rires ä propos de rien. Tout ä coup le telephone (on va pourtant finir par lui faire son affaire, cet hostie-lä) sonne. C'est Lainou. Elle est toute bouleversée. Elle ne sait plus qui eile est. Elle parle dans le souffle. — Je suis toute bouleversée. Je ne sais plus qui je suis. — Qu'est-ce qu'y a? Ton Idealisté ťa relaissée tomber... — Non! — Tas la preuve que c'est une tapette... — Mes yeux transfigurent; ils ne voient plus le réel de la méme maniere. J'ai recu un fameux coup de poing dans les tripes; je ne me sens plus comme avant ; je est une autre. Je ne savais pas qu'on pouvait entrer f ■ * dans un cinéma dans une peau et ressortir dans une autre. Maintenant oui. Je viens de voir le dernier film de Marsil! Nous sommes tous des masturbateurs, des crosseurs comme il dit si bien, moi la premiere! C'est dégueulasse! Mais en méme temps, comme c'est tou-chant, cette bassesse ä laquelle nous réduit notre irreparable solitude! — Comme nous ťenvions de ce qui t'arrive! Parle-nous de cette experience jusque dans les moindres details! Pour que nous puissions jouir avec toi dans toute la force du mot! Hélas nous n'avons pas les moyens d'aller au cinema... $2.75 c'est tellement exorbitant ! Et puis qa augmente tout le temps! 112 113 — Si cest une question de fric... ™ — N'insiste pas, raconte-nous-le plutôt, ce fameux coup de poing. Communique-nous-le! Nous le verrons mieux par tes propres yeux! Tu es si sensible! Elle nous a tortures pendant deux heures et demie. Ce nest pas de sa faute; en effet,on l'encourageait, la stimulait, insistait... Quand eile ne savait plus oú eile en était, aprěs une série de digressions plus palpitantes les unes que les autres, on la remettait nous-mémes syr la piste. Hé! on ne voulait rien faire qui aurait pu lui mettre le morpion ä ľoreille. Hé! On ne voulait pas quelle se doute qu'on était des jaloux. * On a fait venir ä credit de chez le Grec, qu'on ne paiera jamais (les gens gentils tout le monde les fourre, nous les premiers), du fromage tranche Kraft, du pain tranche Weston, enrichi de vitamines M, A, S, T, I et C, du lait hypnotise JJJoubert, du sucre superfin St. Lawrence, du beurre sale (c'est-ä-dire sale; les Anglais sont tout perdus dans nos accents) Lactancia et du café décaféiné Sanka. On est bons pour une grosse semaine. Nicole a place sur la commode l'enveloppe des CP-CN Telecommunications oú eile a enfermé ses pelures d'orange. Elle ne veut pas que je la jette, que je la bouge, que j'y touche. Elle veut savoir ce quelle va finir par faire si on la laisse tranquille. — Je vais te le dire tout de suite ce quelle va finir par faire, ta lettre de pelures d'orange! Elle va finir par rester oú tu l'as mise! — Ca me fait rien, moi! Litauen de Chez Rachel nous a donné, effet de ses techniques de marketing (ou pour les beaux yeux de Nicole), un paquet de bonbons creux au whisky. Tu peux les croquer ou les sucer. Si tu croques tu gáches ta surprise puis tes dents restent gommées pendant deux heures et demie. On préfěre les faire fondre sur la langue, les user jusqua ce qu'il ne reste qu'une pellicule de sucre, jusqu a ce que, de mince en plus í mince, eile éclate ďelle-méme, que ľalcool jaillisse, j trěs chaud, qu'il saisisse tout d'un coup toute la; bouche. f On sen est tape cinq pendant Sa derniere nuit d'amour. Lá c'est Confidences sur I'oreiller puis c'est tellement effrayant comme c'est épouvantable qu'on est en train de tout dilapider. Nicole rouvre l'enveloppe, il reste un CAVA, eile le prend. Nicole est fiěre de son coup. Elle sort la langue de temps en temps : il tróne dessus, brun pále ou jaune foncé, légěrement translucide, toujours plus petit, ses angles toujours plus ronds. Elle me nargue et m'excite. — II est presque tout fondu, le veux-tu ? — Oui. — Tu l'auras pas, je le garde pour moi. U y a dans son petit jeu quelque chose qui l'amuse. Elle le refait jusqu a la derniěre seconde. Je fais mon possible pour enrichir son plaisir. — Je sens ca venir, ca va y étre, le veux-tu '■ — Non, manche da marde! — Ca y est! Dépéche! Sans farce! Elle donne de force sa bouche, poisseuse, sucrée, délicieuse. Je résiste aux gymnastiques de ses lěvres, qui cherchent ä pousser entre les miennes le bonbon. Le bonbon se rompt, le whisky se répand, barbouille nos mentons, comme des cochons. La grěve rotative, perlée, du zěle, sur le tas, sauvage (en veux-tu en voilä) des techniciens du canal 2, nous 114 115 T sommes pour; en effet, eile a des bons effets. Qu'ils , débraient, comme on dit. Qu'ils débraient! Ils ne débraieront jamais assez souvent ä notre goůt. Quand ils débraient, ils font sauter les affaires déprimantes comme Marcus Welby, Quelle Familie, Hawaii 5-0, Mannix, Rue des Pignons et ils nous projettent sans \ annonces, sans arret, des longs métrages ! Rien que des films! Pas d'annonces! Pas de massages de meninges pour te faire halluciner toutes les cinq minutes, pour te punir, pour te faire regretter d'etre un crotté, de ne pas faire partie ďune ligue de bowling, d'etre pris pour passer tes soirees avachi devant la TV. On pense souvent que s'il n'y avait jamais d'annonces ä la TV il n'y aurait pas de revolutions. On a vu Intrigue ä Suez, Cinq gars pour Singapour (saisis-tu l'astuce ?), Prison-nier de la peur, Violence charnelle (Cosetta Greco, de dos, comme au ralenti, soulěve son pull-over; sous cette cage deux colombes dormaient; elles remuent, dressent le bee, comme pour s'envoler, elles n'en font rien, elles sont trop bien pres du cceur de Cosetta Greco) et Sa derniére nuit d'amour (avec Marta Toren, qui a cassé expres sa pipe, on suppose quelle était écceurée qu'ils la fassent mettre, les larmes aux yeux, la morve au nez, ä genoux devant Amedeo Nazzari, cet affreux). * A jeun tu as beau chercher, creuser ta téte, passer des journées ä ca, tu n'arrives pas ä comprendre ce qui se passe. Aprěs deux Bloody Mary, ca vient tout seul, tu le i Ysens, tu las : le sens de la vie e'est d'etre soül. Et alors tu commences ä parier comme un vrai Verbe Incarné, tu dis : « Hé! Terry, ma belle Terry, un autre Bloody jylary, ma choute, ma moutonne, ma lapine! » Quand la Toune est partie, on était loin de se douter que la nuit finirait comme ca, c'est-ä-dire en pleine euphoric On monte la rue Rachel complětement d'ac-cord avec tout. La croix luit sur la montagne et les bombes pleuvent sur le Vietnam, de quoi qu'on se plaint ? Pas du tout ironiques, satiriques, sardoniques. Juste de bonne humeur. Quand la Toune est partie, tout nous faisait mal : nos yeux saignaient de l'avoir tant regardée sans trouver oú loger, ou se reposer assez, comme pour toujours ; nos mains étaient couvertes d'ampoules de n'avoir rien pu saisir, posséder, garder, d'un si grand bonheur si proche. On se sentait complětement perdus de ne pas avoir trouvé ce qu'on cherche, qui avait pourtant été complětement lä, tout pres. La Toune est venue nous voir. Elle est entree en annongant dans son langage image qu'elle se sentait comme un rouleau de papier de toilette qui vient de tomber dans le bol des toilettes. Elle est restée pas mal plus longtemps qu'elle pensait. Nous ľavons aimée comme des fous tout le long. Quand eile est partie, nous l'avons haie, abhorrée. Nous lui en avons voulu autant que nous l'avions voulue. Plus que ca. Nous lui avons souhaité des poux, avec pas d'ongles pour se gratter. Le pire, la chienne, e'est que, malgré qu'on n'ait pas dit « Reste! » (qu'on ait garde ce silence au-dessus de nos forces), eile a vu, eile a surpris, dans toute son horreur, notre désarroi. Elle a dit : « Mon cceur souffre quand il a faim; quand il a pas faim e'est pire, il meurt. » Quand le fer tourne dans la plaie comme la elé dans la serrure. La Toune est entree. Elle s'est assise avec nous autour de la table. Elle ne voulait pas ôter son 116 117 TT impermeable. Elle était venue pour cinq minutes, c'est tout. « Je vais boire un verre de lait puis je vais y aller. » C etait impossible quelle parte si vite. Je ne sais pas pourquoi mais on était certains de pouvoir la retenir; quand on est súr on peut. Ca n'a pas été si difficile que ca. Une fois montée sur les grands chevaux de toutes les carriěres et professions quelle doit mener de front, eile n'est pas stoppable. II a suffi qu'on lui pose les bonnes questions. « Qu'est-ce que c'est pour toi faire un film ? Est-ce une sorte d'exploit qui totalise ta singularitě, ou un autre bout de chemin absurde dans l'aventure insignifiante du devenir humain?» Elle ľa ôté, son imper de chez Cardin. Essayer de s'exprimer, de communiquer, franchir le mur du son, ca donne vite chaud. Quand il a fallu qu'elle le remette, eile ne se rappelait plus oú eile ľavait mis, ca faisait trop longtemps. (Elle ľavait lancé comme un tas de chiffons sur le frigidaire nappé de poussiere. Genre grand genre. Genre : je porte des beaux vétements mais je n'en fais pas une maladie, comme vous voyez...) — Puis y a la tournée de financement. Faut que je l'organise, coup de telephone par coup de telephone. Faut que je la fasse, ville par ville, mille aprěs mille. Puis je vais étre fatiguée-morte; il va falloir que je passe un mois ä la Campagne pour récupérer... Puis vous autres ? Sa grande politesse ľincitait ä clore ses discours en nous passant le micro : « Puis vous autres ? » On savait oú était notre bien; on a pu tenir bon jusqu'avant la fin : « Parle, toi; nous on est contents de te voir et puis c'est tout. » Quand la frequence et I'amplitude des remuements de ses fesses sur le fauteuil de leatherette se sont mises ä grandir ä vue d'ceil, qu'on a vu devenir imminente la derniěre minute, ca a été trop triste, trop dur, on n'a plus pu résister : on s'est plaints, on a vagi, vasé. __ On voulait pas te le dire, mais ca va mal. Y a plus rien qui marche. Tout se morpionne. On avait plus rien ä manger, a fallu qu'on aille marchander notre pick-up dans la rue GraigiNos rares clients nous appellent plus jamais. Y a trop de chômage au Canada, on se sent i superflus, superinutiles, superabandonnés. Hé! c'est f pas comique : un Canada qui a pas besoin de notre j-force de travail, puis des Canadiens qui ont pas besoin -f" de notre force d'amour, qui nous laissent tous tout seuls, qui se sont tous mis d'accord pour qu'on s'écrase dans notre coin puis qu'on grouille pas... Elle aurait pu dire : « Je suis peut-étre rien qu'une petite Québécoise, mais je laisserai pas faire ca, moi... » Elle n'a rien dit. (Avec une femme le meilleur moyen de ne pas obtenir une chose c'est de la demander.) Elle a été aux toilettes avant de partir. C'est alors qu'elle a plié un billet de 20 en forme ďaéroplane et qu'elle ľa piqué dans un des trous ä poudrer de la boite d'Ajax. On ľa trouvé comme une claque dans la face. On était insultés. Fuck! eile nous prend pour des A téteux. Comment 5a se fait qu'elle n'a pas compris qu'on ne se plaignait pas pour qu'elle nous paie.mais pour qu'elle... soit assez tendre tout ä coup pour que ca remplace tout, pour qu'on n'ait plus besoin de rien ' méme plus d'elle... A force de nous donner de ľargent quand on se plaint, Ies gens vont finir par nous tromper sur nos propres intentions! Et nous donner mauvaise conscience! On a pris le 20 et on est partis -voir s'il était buvable. On est restés au Thalassa Bar le temps dun pěleri-nage et de piquer un cendrier, guise de relique. Ensuite on a été au Café 79 et on est tombés dans le Bloody Mary. On ne le trouvait jamais assez fort. Florence s'est 118 119 w ■! > choquée et eile a flanqué la fiole de Tabasco sur le comptoir. Plus ca brüle la gueule plus c'est bon. Brusquement, il nous restait $5. On s'est dit : « Si on continue au Bloody Mary on en a plus pour long-temps. » On s'est raisonnés; on s'est convertis ä la biěre. Brusquement, il restait, dans touš les fonds de nos poches, $0.40. Mais ga allait trop bien pour que 5a arréte lä. Nicole a reconnu le livreur de Chez Rachel dans l'assistance; eile a été le trouver. Je ne sais pas ce quelle a obtenu, je ne le lui ai pas demandé. Mais quand il n'y avait plus de biěre dans mon verre il y en avait encore. Tout ca pour aboutir ä écouter Adamo chanter « J'fais des maths, oui 7" compte les oiseaux ». (La radio, c'est la Toune qui ľa apportée : « Ca trainait sur la tablette en haut de la garde-robe. ») Hé! c'est assez les chansons tristes. On ferme Adamo, on se prend par le cou, on laisse éclater notre verve. « Je roule en Torino... dans les rues de Paris... depuis que j'ai compris la vie. » Torino, c'est pour la petite blonde bécheuse. C'est Cadillac que Boris Vian dit. * « Ici Mademoiselle Brassard auxPetites Editions... » Et ainsi Sex-Expel, avec son fort accent parisien de Lavaltrie, nous reveille pour nous dire de passer au bureau ä quatorze heures. — Pour quoi faire ? — Comment pour quoi faire? Roger Degrandpré daigne vous convoquer et vous n etes pas tout fous tout contents! Enchantés et ravis, vous n etes pas foutus de trépigner i Sous quel signe zodiacal étes-vous nes pour étre si désabusés ? / Ce n'est pas les mots exacts de la malotruse mais ils expriment mieux sa stupefaction outrée, cavaliěre, mordante. — C'est loin Frontenac et Sainte-Catherine; je sais ^ pas si tu le sais, mais ca se fait pas tout seul la marche ä pied. Alors pourquoi que Roger nous dit pas au telephone ce qu'il nous veut, comme le commun des mortels ? (Quand on se fait réveiller avant midi on a notre propre facon de penser, et du front tout le tour de la téte.) — C'est pour faire les commissions de Roger Degrandpré que je suis rémunérée, moi, pas les vôtres! Cloc! Lä, c'est ses propres paroles, sauf cloc, qui est le bruit que ca fait quand ton correspondant raccroche sec. Nous! se faire fermer la ligne au nez sec! par une machiniste ä écrire ! fuck! Si c'était ä recommencer, ce f n'est pas aux Beaux-Arts qu'on irait, c'est aux Hautes Etudes, pour devenir millionnaires, pour regarder les fraiches comme eile se fendre en quatre pour nous faire plaisir! Ca bande rien qu'avec les grosses legumes puis / ga te traite comme Ponce Pilate dans le Credo quand tu te mets ä genoux merci beaucoup de travailler pour la decolonisation du Québec et le désassujettissement des troudkus comme nous! Qua Roger ? Nous a-t-il trouvé / enfin notre job de $250 par semaine ä ne rien faire dans la publicite ? Nous avons des natures insécures et immatures. Les énigmes mystérieuses nous rendent impatients et nerveux. Dix heures et quart! Quelle heure matutinale fuckante platte! 120 121 ! On a envie d'aller au Whimpy's, en face de la pharmacie Labow, se taper un ordre de bonnes toasts molles avec une bonne lasse de café oü nagent des ceils de graisse. Le temps a l'habitude de passer vite dans ce snack-bar étroit comme un corridor; le Journal de Montreal et Montréal-Matin trainent sur le comptoir; tu peux les lire au complet sans que personne te pousse. On fait des fouilles. Un vieux $0.25 dans un porte-monnaie abandonné, $0.17 dans un coupe-vent, rien sous la carpette, $0.11 derriěre le hyde-a-bed, on connait les bons endroits, on va trouver comme rien les $0.75 que ga nous prend, environ. i. Le chauffeur du 51 est en avance sur son horaire. II pose sa bouteille de rechange de Pepsi ä côté de la caisse puis il fait signe ä Nikos qu'il n'y a pas de presse, qu'il peut finir de nous servir. Dans l'autobus pendant ce temps tout le monde attend, bande d'abrutis. Un chauffeur de taxi ágé mange une sorte de flaque de jambon grise et triste comme la figure du premier ministře Bourassa sur Montréal-Matin. Il raconte ä Nikos comment l'hiver c'est mieux que ľété. « Prends le mercredi par exemple. L'hiver je serre mon char ä six heures. Me lave, me change, me repose, mange un bon steak, j'ai tout fini vers sept heures et demie. M'assis, m'allume une bonne cigarette, puis Le Ranch ä Willie commence au canal 10. Des bonnes chansons de cowboys, des bonnes farces, j'ai un fonne noir. Aprěs, juste le temps de me lever pour aller tourner le / piton : la partie de hockey commence au canal 2. Puis lä je suis bon pour jusqu'ä dix heures et demie onze heures moins quart, puis lä je me couche puis je dors. Ľété Le Ranch á Willie tombe, le hockey tombe, y a plus rien, c'est mort, pas le gout de revenir ä la maison, pas le gout de rien faire, me parke au stand puis j'attends puis je niaise... » 122 On descend le boulevard Saint-Laurent en faisant des zigzags pour dépasser les petites vieilles sans les jeter ä terre. On se creuse la téte pour trouver á la permanenteun sobriquet plus incisif que Sex-Expel. Si on l'appelait Gaies-Varices ? « Non, je trouve ga trop facile. » Si on l'appelait la Castreuse de Parme. « Non, je trouve ca trop tiré par les cheveux. » Des banques dominent les quatre coins de la plupart des intersections. Elles sont belles. Elles ont un air plus encoura-geant en tout cas que les files de smoked-meat-bars et de manufactures de couture qui s'intercalent entre elles comme des parentheses sales, ä moitié raturées et gammées. On a du temps en masse. A Milton, on tourne (je dis : « Silence, on tourne! » Nicole trouve ga drôle : « Tu me fais rire quand tu fais des farces ») pour passer devant le cinéma Élysée pour regarder les affiches : elles sont verrouillées, comme des reliques, dans des boites vitrées plates comme des galettes intitulées Now Playing Aujourd'hui et Coming Soon Bientôt. C'est beau. On prend la côte par la rue Clark pour passer devant El Cortijo pour que nos cceurs se serrent en respirant cette ruine de notre bon vieux temps. — Je sais pas pourquoi ils ont fermé, c etait pas mal situé... — Si on l'appelait Mal-Située? — Non, c'est pas assez cochon. Ca y est, je ľai : Mal-Struée! Mal-Struée nous dit de nous asseoir, que Roger Degrandpré est en conference pour le moment. — Ten souviens-tu Nicole quand on allait faire jouer Esperanza au Cortijo aprěs 1 ecole ? C etait quatre pour trente sous... On le faisait jouer quatre fois de file... »L, 123 — Oui, on restait plantés devant le juke-box. On s'accotait sur les haut-parleurs pour que qa joue dans nos ventres... — Tu t'laisses aller aussi c'était pas mal bon... J'ai dit Tu t'laisses aller en regardant Mal-Struée pour la provoquer. N'empéche que oui, cetait une hostie de bonne chanson. On chante « C'est drôle c'que t'es drôle á r'garder...» On secoue la cendre de notre seul cigare (on se le passe) sur le tapis d'ozite beige. On arrache des pages completes dans les Nouvel Observateur mis ä la disposition des petits solliciteurs qui peuvent toujours attendre, on les plie, on les fourre sous nos vétements, on fait semblant de se décrotter le nez puis de s'essuyer sous le siěge rehaussé de leatherette de nos chaises ä béquilles chromées. J'étire les sangles du Wonder Bra de Nicole pour les faire péter fort dans son dos. Tout qa expres. Mais qa ne serf ä rien. Mal-Struée est trop occupée pour s'occuper de nos singeries. C'est trop heavy, anyway. Mais c'est pas de notre faute si on est nés épais, on n'a pas ďaffaire ä payer pour. On en veut aux secretaires. Ca se comprend. Ca fait cinq ans qu'on cherche une job payante dans la publicite et c'est toujours par elles qu'on se fait revirer. C'est elles qui nous disent, heureuses d'exercer de ľimportance, pleines de l'assurance (que leur donne ľatomiseur Sprainet) qu'aucun poil de leurs couettes ne débandera : « Nous verrons; peut-étre; une autre fois; nous vous téléphonerons ; don't call us we'll call you... » C'est des chiennes de garde. On n'a pas besoin de se géner pour les détester; c'est pour qa qu'elles sont payees, elles aiment qa. Elles sont glorieuses et fraiches parce qü'elles sont les seuls employes ä avoir des rapports directs avec Dieu le Patron. — Ten souviens-tu, chěre, y avait une fille au Cortijo qui se déboutonnait devant tout le monde pour jonner le sein ä son bébé... _- Oui, ca t ecceurait, tu la traitais d'exhibition-niste... Moi je trouvais qa touchant... Roger se lěve, se porte vers Nicole, embrasse cérémo-nieusement ses joues : elles s'allument, chacune leur tour. A Maskinongé qa ne se faisait pas. Quand on se voyait on se disait salut le cul et puis c'est tout. ! — Comment qa va, mon beau Roger?... ■ — Ah débordé débordé débordé !... Notre imprimeur est mort puis il a tout laissé ä ses employes. Les gars se sont mis aprěs moi pour que je leur monte une cooperative. J'ai la téte grosse comme ca... — La renommée c'est rempli ďinconvénients... — Je peux pas me défiler. Ca m'emmerde. Je passe mon temps ä m'occuper de 30 Québécois qui pour-raient trěs bien se débrouiller tout seuls pendant qu'y en a 125 000 qui sont sans job puis 6 000 000 sans pays. \ C'est aberrant. Ca me frustre. Vous comprenez ? ^ — Quelle vie remplie!... Nous on a rien que notre derriěre ä s'occuper puis ca force pour qu'on se le lave... C'est une allusion ä un pamphlet de Roger sur les « déserteurs sociaux »; eile passe tout droit. Porte comme un avion par le souffle de sa pensée, il n'a rien entendu. — Je voudrais sacrer tout ca lä puis faire la tournée -t de financement du film de Petit Pois... rencontrer les gars dans les petites salles paroissiales... en Mauricie, Beauce, Abitibi... trainer dans leurs tavernes... leur payer une grosse Mol... péter de la brew1... parier 1. Prononcer brou, anglicisme, sens propre : 1 ecume (de la biěre), sens ici : parier avec passion (en postillonnant). 124 125 T' hockey, chasse, char, millage par gallon de gaz... faire sortir ce qu'ils ont dans le ventre... (? ? ?) II a l'air de se plaire dans sa verve de confidences. — Comment quelle va Petit Pois? — Petit Pois, pour moi, vous comprenez, c'est le gothique flamboyant de la femme; eile a pas de milieu... La veille, eile négocie un contrat de distribution avec deux requins de Famous Players puis c'est eux qui se font fourrer... Le lendemain, eile passe la journée dans sa chambre avec son nounours de quand eile avait huit ans : eile lui parle, le berce, lui construit une maison dans une caisse en carton... Elle sait tout puis c'est eile qui dit ä tout le monde quoi faire; ou bien c'est eile qui est perdue puis eile arréte les passants dans la rue pour leur demander ou eile sen va... — Comme ga a l'air beau! Vous devez vous aimer beaucoup... — On n'arréte pas de se battre... La, c'est la guerre du frigidaire. Le vendredi, eile ľemplit ä ras bord : rôti de bceuf, rôti de pore, côtelettes de veau, côtelettes d'agneau made in New Zealand, steaks Spencer, Boston, T-bone; ca me coüte $50. Le soir méme, eile fait un gros effort : on mange ä la maison chéri! Tu paries : une boite de soupe Campbell, deux grill-cheese' carbonises, des dill pickles2, des chips Duchess... Puis le reste du temps c'est : je suis tannée de l'horizon de mes quatre murs chéri; emměne-moi Chez son Pere ou ä l'Accrochage. Ou bien eile appelle une copine, puis elles vont manger un smoked-meat3 dans un petit restaurant de la Plaza Saint-Hubert, pour voir du 1. Sandwich au fromage, grille avec le fromage dedans. 2. Cornichons marines ä l'aneth. 3. Sandwich á la viande fumée cawchěre. 126 feinde ordinaire1. La semaine passe, le vendredi revient, la viande sent le curieux, c'est le grand menage ju frigidaire, eile sacre tout dans la poubelle, eile retourne chez Dionne avec sa mere, ca vient de me recoüter cinquante autres tomates. Ah les femmes! — Ah c'est des numéros!... II consulte sa montre, qu'il porte sous le poignet, comme je ne sais plus qui. II reprend, plus vite que tu mets ton chapeau, son air de young business executive. Ce n'est pas pour potiner qu'il nous a fait venir... Petit Pois a besoin dun chauffeur pour faire sa tournée de financement, et eile lui a demandé de me dire quelle aimerait beaucoup que ce soit moi. On partirait (avec Nicole bien entendu) pour un mois, toutes nos dépen-ses seraient payees, on reviendrait avec $200 dans nos poches. — Sais-tu conduire ? Le coup de coude de Nicole n'a rien dequivoque. II faut que je réponde oui. Je le réponds. II nous of f re un cheque de $ 100. Acceptons-nous cet ä-valoir ? — Faites pas les difficiles. Petit Pois se mettrait dans touš ses états de bonne samaritaine, je me ferais engueuler comme du poisson pourri. Quelle phrase ironique, satirique, sardonique! * Les problěmes, c'est une chose qu'on n'est pas capables prendre. En plus de brouiller nos canaux de perception (pas moyen de lire la seule page des Amaranthacées ou de regarder Une affaire de cceur de I. Cheap people. 127 i f i v Dušan Makavejev, méme si on adore le cinéma you. goslave) et de bloquer nos circuits d ecoulement des sensations (mécanismes qui permettent de cesser de penser toujours ä la méme chose), en plus done de nous mettre dans un insupportable etat de panne, ca nous empéche de dormir. J'ai accepté de remplir une täche de chauffeur, je ne sais pas conduire, je n'ai pas ľintention ďapprendre, c'est contre mes principes, je crie depuis que je suis tout petit que je ne toucherai jamais ä ľautomobile, cet instrument puant, étouffant et asphyxiant ďaliéna-tion qui a tué tous mes chiens et mes chats, ce piěge oú est tombée la famille, qui ľa désunie, diminuée, déshonorée... ce n'est plus ä qui aimera le plus son frěre, c'est ä quel frěre aura le plus beau char... Et puis j'ai peur des accidents... Qu'est-ce qu'on va faire ? Ca fait depuis minuit qu'on se recouche puis qu'on se relěve. Qa fait quatre aspirines, quatre tasses d'eau chaude et quatre douches qu'on prend. On a fait assez de tours d'horizon critiques de nos vies pour donner le vertige au hyde-a-bed. On s'est fait tellement de ser-ments de ne plus jamais se remettre les pieds dans des plats pareils qu'on ne sait plus quoi faire avec. — Nicole, c'est final : je vais apprendre ä conduire... — Bonhomme, je veux rien savoir, tu n'apprendras pas ä conduire, tu me passeras sur le corps avant, c'est trop primordial pour toi... On allume encore une fois la lumiěre, on regarde encore une fois l'heure, il est encore une fois entre quatre et cinq heures. — Fuck! On appelle Roger puis on défait tout. Qu'est-ce qu'on a ä perdre ? Une place de téteux dans un ramassis de péteux plus haut que le trou ? Un role de valets de coeur dans un jeu de prima donnette? __ T'es fou! On reveille pas Roger Degrandpré ä cinq heures du matin! — Mon sommeil est aussi précieux que celui de Roger Degrandpré! — Ca a du bon sens mais c'est pas l'avis de Roger pegrandpré! Nicole se lěve, décidée : « On va aller prendre un peu d'air! » Dans les cas désespérés eile a plus d'initiative que moi. Déambuler á travers le pare Jeanne-Mance, broyer le noir des arbres nus dans la nuit de la premiere herbe. Traverser, en criant pour lecho, le petit tunnel verdá-tre od des paranoiaques ont dessiné des croix gam-mées, des bommes ont eraché des morceux de pou-mons, pissé, chié, des enfants (des stails, des flaux) ont lancé (pitché, garroché) des bouteilles qui ont vole en mille miettes. Continuer, comme sans but, dans l'ave-nue des Pins, montér la Côte-des-Neiges. Prendre le Boulevard : « Les Anglais disent ze Boulevarde, ces hosties-lä! — lis ont bien le droit, c'est ä eux... » Se ramasser, avec des pas comme amollis par la ouateur de l'aube, dans Notre-Dame-de-Gräce. Lá, s'apercevoir que nos cceurs nous ont conduits tout le long et qu'ils nous menaient vers Lainou, la sainte patronne de nos derelictions. On sonne; personne ne vient. Lainou ne verrouille jamais sa porte. On tourne, on pousse, on entre, on ne fait pas de bruit. Ca ronfle sous la table ä cartes, ce doit étre ľldéaliste. « Chut! » On va s'asseoir sur la pointe des pieds sur le bord du lit de Lainou; on applique nos mains encore froides sur sa figure, encore oceupée ä absorber la couche quoti-dienne de cold-cream. — Pauvres corniauds, qu'est-ce qui vous arrive encore ? Vous avez l'air tout fous tout perdus. 128 129 ľ" — Si tu savais dans quoi qu'on s'est embarqués! Marmonnant, bégayant, soupirant, on la met au courant. Ca la fait rire et puis c'est tout. Elle trouVe que le pire c'est que le soleil se lěve et qu'on n'a pas encore dormi. Elle nous dit de nous déshabiller et de nous coucher. On setend de chaque côté d'elle, sans enthousiasme. Elle allonge ses jambes sur les nôtres, eile glisse ses bras sous nos cous, eile nous serre. — Cest con mais je suis tactile, moi, faut que je touche pour sentir! On trouve 5a suspect mais on est habitués, plus ou moins, relativement. — Vous me croirez pas, mais j etais en train de réver que je vous donnais un coup de fil pour que vous veniez me consoler... C'est tordant, hein ? — Non. — Y en a marre de Pierre Dogan, j'en peux plus, j'ai pas encore dormi de la nuit. II m'a rendue suicidaire, moi si legere. Je peux pas fermer les yeux sans me figurer que je tombe ďun gratte-ciel de mille étages. — Folie des grandeurs. — II me sort pas! II me parle pas! II me baise pas! C'est ujn con, un dégueulasse, un maquereau, vous aviez bien raison! — C'est pas 5a qu'on a dit. Délire ďinterprétation. Quand ca ne veut pas dormir, prends un bon coup. Faisca, gin, whisky, vodka, Lai'nou déménage dans le lit tous les trésors de sa cachette. C'est triste que le corps de Lai'nou nous repousse. Elle nous fait tou tes sortes de caresses, comme verser un peu de boisson sur nos ventres et la lécher, qui devraient nous exciter tout court mais qui ne font qu'exciter notre pitié, qui au lieu de nous donner des idées tout court nous donnent des idées noires, hideuses, haineuses. C'est tragique et c'est injuste; sa peau comme du papier sable, ce n'est- pas eile qui ľa faite, eile ľa recue et puis c'est tout. Mais ce n'est pas nous qui nous sommes faits non plus; ce n'est pas de notre faute si ce qu'on a regit nous fait prendre des attitudes vexantes, humiliantes, déban-dantes, qui poussent Lai'nou ä l'alcoolisme (eile siffle comme de l'eau des grands verres de vodka, whisky, gin, Faisca, sans discrimination). Fuck! (C'est le cas de le dire, bonhomme!) Le cas des dives bouteilles regie, on passe au cas qui nous aměne ici. II va se regier lui aussi comme par enchantement. — On va aller louer une Citroen chez Tilden ou chez Avis, et puis alors je vais apprendre ä Nicole ä la conduire, et puis alors voilä... Je m'eerie : « Nicole? » Nicole s eerie : « Moi? » — T'as pas de complexes d'autos, toi, que je sache... Alors? — C'est vrai au fond. Mais c'est inutile, je pourrai jamais conduire, j'ai pas ca dans le sang. Chez nous, le pere voulait que je conduise le tracteur. II m'a appris autant comme autant. Ca a fini que j'ai fauché cinq pagéesde cloture...Tensouviens-tu,eher?Lepermis? Faut un permis! — On demande le temporaire. lis le donnent tout de suite avec ľextrait de baptéme. Les rideaux sont minces, la moitié du soleil passe ä travers, on a chaud, on commence ä avoir mal ä la téte. Ca pue les gitanes; Lainou ne fume que ca depuis ; quelle a été en France; eile fume sans arret, une vraie petite machine. C'est dans la fumée que ses paroles naissent, dans la fumée, comme des fusées, qu'elles partem de sa bouche, dans un brouillard aveugle qu'elles voyagent jusqua nos oreilles. Elle nous raconte encore que son Idealisté ne lui touche plus, ajoutant quelle croit savoir que c'est depuis qu'il 130 131 fraternise avec Sylvio Morin, qui a du bavasser contre eile. — Qui c'est Sylvio Morin ? — C'est un petit bomme de l'Accroc que j'ai couché avec une fois par putasserie... II se vante ä tout le monde que je ľai payé. J'horreur de ca. — L'as-tu vraiment payé ? — Je ľai pas payé. Je lui ai donne $ 10 par putasserie... Cetait un genre ďexpérience, ďexploration... — Le chemin de l'absolu passe par la marde... — Comment ca se fait que tu piges ca, toi si soi-disant ignorant heureux...? — J'ai du lire ca dans le méme livre que toi. Comme tout le monde. II comprend pas 5a, ton Idealisté, lui si artiste d'avant-garde ? — II couche par terre dans le salon. II a dit ä Claude Coulombe, qui ľa dit ä Sophie Casgrain, qui était toute heureuse de me le répéter : « Je la digue bien mais j'aime mieux fourrer le plancher, c'est moins platte. » — Qui c'est Claude Coulombe, Sophie Casgrain? — Des chiens sales. Des specimens de l'Accroc, ce zoo. lis me donnent mal aux seins. — Pourquoi tu les envoies pas chier ? — Ils aimeraient trop ca! Nicole s'est endormie. Ca me soulage. Moins eile en entendra mieux ce sera. Les histoires de Lai'nou c'est mouillé, ca mine... c'est heavy, ca ébranle. Ca continue. It makes my brains reel, 9a fait mes cerveaux tourner. — II me trouve moche. Je lui fais l'effet du portrait de Dorian Gray. Chaque fois qu'il me revoit, il trouve 132 fljes yeux plus pochés, mes joues plus creuses, ma peau plus blette, mes seins plus bas. II me le dit. Tel quel. C'est traumatisant. Ca me donne des complexes ahu-rissants. __ C'est un hostie de chien sale, ki manche da marde! _- C'est con mais j'ai peur que ca me réassexue, que je perde la simplicitě érotique que j'ai eu tant de mal á conquérir. Et puis alors tous les livres que j'ai lus, tous les psychiatres que j'ai vus, je me vois pas tout recommencer. Quand j'avais vingt ans je pouvais pas me mettre ä poil avec les gars; j'avais trop peur qu'ils changent d'idée, qu'ils me disent rhabille-toi t'es trop moche! Quand on a été chez les soeurs, c'est dur de se sortir de ľidée que ľamour c'est mon corps et que mon corps c'est dégueulasse. Quand tu as une conversation suivie avec Lainou, tu peux ťattendre de la voir fouiller dans ses affaires de couvent... 1947 ! 1948! Elle se psychanalyse elle-méme tout le temps. Dix secondes par-ci, dix autres par-lä, j'ai bien du dormir un bon gros cinq minutes. Tilden n'avait pas de Citroen. Lainou a loué une Renault. II parait que ca se conduit de la méme facon. Le gars a dit : « It's the ( same difference1. » Cest une drôle d'expression. / Quand on va á Maskinongé avec eile, il faut quelle portraiture le pere. La peau, les os, plus un cheveu, plus une dent, goitreux... eile trouve ca beau; eile dit qu'il a de la gueule. Bon, eile a oublié son sketch-book et son fusain. On va arréter chez Crowley, ca va f prendre deux minutes. Nicole profite de la proximité de la boutique Betty pour aller s'acheter des bas; les siens sont sales, gravis dechelles, on ne se présente pas 1. C'est la méme difference. 133 comme 5a devant le pere. Cest un no-parking; je reste dans la Renault pour guetter la police pour quelle ne nous donne pas de ticket. A mi-chemin entre les deux premiers postes de péage de ľautoroute de la Rive-Nord, Lainou prend ľaccote-ment, débraie, sort, rentre par ľautre portiere, pousse Nicole sous le volant. « Pas déjá! » Quand et comment cette équipée va-t-elle se terminer? Partis chercher un extrait de baptéme, j'ai comme des premonitions qu'on va revenir avec trois certificats de décěs. II y a des gens qui (les Noirs de la brousse devant les cameras dévouées des ethnologues), quand on les observe avec un intérét excessif, se mettent ä rire. Cest le cas de Nicole; c'est une ricaneuse. Sous nos yeux dilates, braqués sur eile comme des feux rouges, eile tataouine les leviers, eile zigonne les pédales, eile s'agite, eile s enerve. Puis eile éclate : son corps contracté en entier se détend au complet, chassant en rires des cascades et des cascades de spasmes. Les larmes coulent, la salive déborde. Et ca n'annonce pas de fin. Lainou veut prendre sa part de ce fonne noir : eile se jette sur eile pour la chatouiller. Cest des räles d'agonie, des cris de mort, des combles ďhilarité. Ca aboutit ä ľinévitable : « J'ai pissé dans mes culottes! » Nicole est partie, loin dans la plaine alluviale, s'essuyer comme eile peut avec un paquet de kleenex ä $0.05 et se refaire une base confortable avec ses tout récents bas-culottes Shalimar couleur nude ä talon illusion. En attendant on admire le paysage. C'est si plat qua droite on peut suivre l'herbe jusqu a Laval-trie et prendre, ä gauche, sur le bout dudoigt, leglise de Saint-Gérard-de-Magella. Nicole se débrouille bien, mais eile serre si fort le volant que j'ai peur qu'au prochain cáhot il lui reste entre les poings. Elle roule si lentement, surtout quand glle voit un gros camion venir dans le rétroviseur, que ca prend tout pour que le sommeil ne nous gagne pas. Si je m'endormais, ce ne serait pas grave « en-soi ». Mais « pour-moi » je ne pourrais plus secouer frénéti-quement la torpeur de Lainou toutes les cinq minutes et il n'y aurait plus personne pour empecher notre recrue de nous assassiner. Il y a toujours comme un creux entre trois heures et cinq heures de 1'aprěs-midi. Tout le monde ne dit rien. Assis šur le siege d'en arriěre, comme tout seul au fond du monde, je rentre mon ventre pour voir comment j'étais bien fait quand je pouvais boucler ma ceinture au dernier trou. C'est triste. Chaque fois qu'on a le malheur d'aller voir le pere, j'ai engraissé : « Hé ti-gars! te v'lä rendu rond comme une boule! » II pense qu'il me fait un compliment. Fuck! C'est pour mieux ťécraser, mon vieux hostie. La terre est vendue; le pere a garde la maison et puis c'est tout. Toutes les terres sont vendues; les Beiges ont acheté les deux côtés de tout le rang Saint-Louis; ils cultivent la betterave ä sucre, les chiens sales. Les habitants ne servent plus ä rien; aprěs avoir passé ľhiver sur ľassurance-chômage, ils sont contents de montér sur leurs anciens tracteurs pour labourer, ä $2 l'heure, leurs anciennes glebes et leurs anciens páturages, bande d'abrutis. Le pere dit que c'est Ti-Man (Hermann, le pere de Roger, officier detections, sous Duplessis) qui a organise toute ľaffaire avec les Beiges. Mais il ne faut pas croire ce que le pere dit du pere de Roger : ils n'ont jamais pu se sentir... II n'y a pas plus triste et abandonné que le pere. Mais personne n'est plus fier. II faut téléphoner avant d'y aller. Monsieur ne recoit que sur rendez-vous. II nous en voudrait pour le petit reste de sa vie de ne pas lui laisser le temps de balayer la cuisine, laver la vaisselle, 134 135 ramasser les cochonneries dans le parterre, faire sa toilette, remonter la vieille horloge et se donner un air pimpant et content de nous voir. — Hé! ťes gras comme un voleur ä c'ťheure. Les affaires vont bien! II est mieux de faire attention. S'il n'arréte pas de m'insulter il n'est pas á la veille de ravoir de la visitě. Et puis Nicole qui me regarde avec des grands yeux de vache-qui-regarde-passer-les-trains pour me faire seri-tir quelle me trouve beau. Elle m ecoeure assez dans ces temps-lä! II monte sur une chaise parce qu'il est trop petit pour sortir 1 eternelle carafe de vin de cerises de son éter-nelle cachette (le compartiment des armoires qui enjambe le miroir du lavabo). — Faut féter ca, cest de la grand-visite, de la grand-visite!... — Nicole apprend ä conduire; on est venus chercher son extrait de baptéme. — Ten souviens-tu quand j'ai conduit le tracteur... que je suis entree dans la cloture de broche piquante du bonhomme Mongrain?... — Parle-moi-z-en pas, fille! Ah parle-moi-z-en pas! Ah!... On vient d'avoir fini de dire tout ce qu'on avait ä se dire. Nos sangs ont couru trop longtemps les uns le long des autres pour que les mots puissent ajouter du sens ä ce que nos sangs peuvent écouter, sans traverser, les uns dans les autres. Lainou bourdonne autour du pere avec ses mines de chatte, ses mines de crayons et son sketch-book; on ne demande pas mieux que de la Iaisser s'occuper de lui. Il va dans sa chambre; il revient avec le coffret de thuya oil il garde, avec son carnet de la Caisse Popu-laire et ses polices d'assurance (vie, feu, vol), les 136 jgssins de Lai'nou. Elle les lui donne ä mesure; de toute facon ils sont sans valeur; les critiques l'ont classee expressionniste abstraite, qa. fait que tout ce u'elle fait qui ressemble ä de quoi ne vaut pas $0.05. jsjous, ils nous avaient mis dans le néo-surréalisme; tu aurais débandé toi aussi. _- Faut pas les plier, monsieur Perron. Regardez ce que ?a fait : ca déteint, ca tache, ca marque. Vous comprenez, ga barbouille... — Ah bon... Cré nom... Ah choquez-vous pas... J'es-pěre que vous allez pas sauter sur moi puis me mordre, lä... Je suis trop vieux pour me défendre ä c'ťheure... Ah cré nom!... Dans le temps, le pere racontait des histoires dans les veillées et les noces. II avait appris en regardant faire son oncle Elphěge. II dit que lä cest mort, qu'il ne sait plus le tour. Mais Lainou, ä force de le prendre par le cou, de s'asseoir sur ses genoux, de verser du vin dans son verre, réussit parfois ä le dégéner. Alors, tout ä coup, au rythme du battement de ses pieds, comme une boite ä musique au ressort un peu mou, ca finit par se déclencher; ga se déroule, ca part : « Cric! Crac! Couteau! Cuiller ä pot! Sabot ä bee! Marche avec! Marche aujourd'hui marche demain ! A force de marcher on fait pas mal de chemin! Je passe par une forét oú e'est qu'y a point de bois! Par une riviere oil e'est qu'y a point d'eau ! Par un village ou e'est qu'y a point de maisons! Je frappe ä la porte puis tout le monde me répond ! Plus je vous en dirai plus je vous mentirai! Je suis point payé pour vous dire la vérité! Y avait une fois... »'. 1. Arthur Prévost, Im lignée. 137 * ~ La vie est remplie de deceptions, mais on est des capables. On est capables de le prendre! On est méme capables de trouver ca bon! Toute notre affaire de pilotage de tournée de sous-cription de film engage vient de foirer. On vient de se faire dire qu'on a risqué nos vies pour rien pendant trois grosses journées, que la culture automobile que Nicole a acquise de peine et de misěre nest plus applicable aux fins qui l'avait rendue nécessaire. Ca tombe ä l'eau en queue de poisson! D'abord ca nous a révoltés, fait sacrer, fait maudire encore une fois notre sort... Puis on s'est dit : c'est assez de se laisser briser, de crouler sous les coups, résistons, soyons des optimistes incorrigibles (The Unsinkable Freaks), adop-tons résolument toutes les attitudes positives possibles ! Ce n'est pas déprimant que la Toune nous exclue de sa tournée! C'est exaltant! C'est bon! Tout est bon! Depuis tout ä l'heure : plus rien de pas bon; on l'a decide, puis nous quand qu'on decide de quoi c'est du solide; c'est final, fatal, brutal. Quand 5a sonne nos cceurs s ecrient: « La Toune! » Les mains nous partent du corps pour aller décrocher toutes seules le telephone. Mais la plupart du temps on frappe quelqu'un qui est choqué parce qu'on doit de l'argent aux gens pour qui il travaille (qui travaillent eux-mémes, sans s'en apercevoir evidemment, pour consolider le regime)... Tantôt c'était eile, oui oui! Quand eile a dit tristement« Alio, c'est moi », partout, dans nos ventres comme sur les murs, les horloges ont manqué. — J'ai été voir Le conformiste hier. Ca m'a donne un flash effrayant : on a tous une fausse mauvaise conscience! Moi la premiere! Mais moi j'ai mon voyage, man! Je veux débarquer! Je vais débarquer! Tout le monde va voir des films strordiněres puis tout le monde revient stomaké. Et c'est alors que notre Toune, génée mais trop súre d'avoir trouvé quelque chose d'avangant pour le sacri-fier ä nos susceptibilités sentimentales, nous a annoncé sa ferme resolution de ne plus s'éparpiller, de faire un bloc solide du reste de son aventure existentielle, c'est-ä-dire de s'engager toute, toute seule et tout de suite, dans une seule poursuite, c'est-ä-dire de ne plus agir par personnes interposées, surtout pour les petites choses tannantes comme les déplacements en auto. — Je veux aller toute seule voir le monde. Une fille ordinaire qui va rencontrer son gars dans un motel emměne pas toute sa famille... Je veux partir toute seule dans ma petite Citroen, je veux arriver toute seule ä mes rendez-vous, pas avec quarante-deux chaperons, comme Trudeau, Nixon, Mao, puis toutes les agace-pissette. Je suis une vraie p'lote moi, man, une putain qui aime ca, puis c'est ca qui est le plus beau, puis je suis bien contente, puis je veux que ca commence ä paraitre. Une p'lote c'est ľamour, de tous bords tous côtés; ca fait assez longtemps que je le dis, faut que je commence ä montrer que je suis capable de le faire, toute seule. Je suis écceurée de ceux qui disent qu'en votant pour le meilleur candidat on donne aux autres tout ľamour qu'il leur faut! J'aime Roger, c'est mon Ougi, c'est mon bébé, tout ca, mais je suis écceurée des démocrates de gauche dans son genre! lis ont toujours les mots responsabilité, fraternitě, dans la bouche, mais ils aimeraient mieux crever que de voir leur femme coucher avec leurs fameux frěres. Quand ils disent partage, ils pensent argent. Ils s'en sacrent de l'argent, eux; ils savent pas quoi faire avec; ils aiment 138 139 pas manger, s'habiller, aller en vacances ä Miami, avoir le char de ľannée; ils aiment juste jouer avec leurs idées; d'abord qu'ils ont une petite chambre oü fourrer tranquilles leur petite femme fiděle bien admi-rative, qu'est-ce que ca peut leur faire l'argent ?... La, je vous fais des confidences que j'ai jamais faites ä personne. Cest pour que vous voyiez bien que c'est pas parce que je vous aime pas que je veux plus vous emmener en tournée... C'est parce que c'est des rendezvous d'amour... O.K. ? Ľembétant pour apprécier comme il faut, c'est qu'on ne sait jamais si c'est au propre ou au figure (calembours) qu'elle parle. On a attendu qu'il fasse noir. On s'est habillés. On est sortis. On a marché dans la rue Mont-Royal en s'imaginant qu'on était petits comme des poux. Les bords des trottoirs étaient des precipices qu'on descendait sans se soucier de leur abrupte verticalité. On se logeait au fond des cannelures des pneus des autos et quand qa tournait ä toute vitesse ca ne nous donnait pas le vertige. On sautait sur le Soulier d'un gars, on s'agrippait au lacet, le gars se faisait conduire ä Dorval, il montait dans un avion, il nous montait avec lui, ä ľhôtel Samarkava de Colombo il délacait ses souliers pour se coucher, alors il fallait qu'on fasse attention pour ne pas se faire écraser. Cetait le fonne. On est entrés dans la tabagie Reynald Perreault. On a regardé les images des derniers Paris-Match, Plexus, História, Vie des Arts, Alio Police. La princesse Soraya accouchée par le docteur Barnard, San Antonio est un cosmique, Eva Braun cousait ä Berchtesgaden, Jor-daens au Musée d'Art contemporain, Etranglée dans sa baignoire. On s'est rincé l'ceil sur les jaquettes des paperbacks for adults; les illustrated étaient scellés sous cellophane; on a fait tourner leur tourniquet comme une terre heureuse : tout le monde se veut, tout le monde se prend, tout le monde jouit la bouche ouverte comme sainte Thérěse d'Avila. Cetait le fonne. La tabagie Reynald Perreault n'est pas une bibliothěque. Pour montrer au commis qu'on compre-nait bien 5a, on n'est pas sortis sans avoir acheté un TV-Hebdo et Le Réveil de Montréal-Nord. Au retour on a vu, sur le hit d'un lampadaire, ces mots terribles, les seuls que n'importe qui peut écrire n'importe oú sans se tromper : « 1 was here ' ». On a le temps, avant que les films commencent, d'explorer Le Réveil de Montréal-Nord, qui sait ne jamais nous décevoir. Justement, en voici une bonne : « Tony LeSauteur a su insuffler une transfusion de sang nouveau au projet de l'Opération un fleuve, un PARC ». On a déjä vu touš les films de cette nuit : La Chinoise le genre quand je sors avec Hildegarde c'est toujours moi qu'on regarde : des beaux adolescents intransigeants qui passent leur temps ä faire des mines, lire, parier de ce qu'ils lisent et écrire sur les murs des passages de ce qu'ils lisent), Vive la bonne humeur avec Eddie Constantine (la, c'est le contraire, personne n'a l'air de savoir quoi faire ä part s'agiter; ils méprisent les jouissances du cerveau, l'organe le plus sensible de tous); Jessica (c'est fait par des Américains et ga se passe en Sicile; pour faire couleur locale, tout le monde parle son anglais avec un accent italien, sauf Maurice Chevalier, qui a tellement travaillé pour ne pas perdre son accent parigot qu'il ne peut plus le lächer) et The Pleasure Slaves (des femmes toujours consentantes et constamment soumises, qu'ils disent). 1. Je fus ici. 140 141 Nous les savourerons en macédoine, en tournant le bouton ä mesure que les annonces surviendront. Si tu savais, mon amour, comme... panne! M La journee a commence... panne! J Quand on s'est levés on ne sav... panne! 1 Nicole a pleuré et j'ai com... panne! Je lui disais Nicole, ma tite Colline, arréte 5a, arréte ca tout de suite, tu peux... panne! Quand on s'est levés, les rideaux regorg... panne! On a été manger un hamburger steak au Laval Bar B-Q pour se payer du luxe, et cest ga... panne! Nicole a fait une grosse diarrhée. Elle ne sortait des toilettes que pour y rentrer en courant (cetait un hamburger steak servi dans de la sauce ä spaghetti). Et eile pleurait entre-temps. Elle ne pleurait pas seule-ment entre-temps, eile pleurait aussi assise sur la cuvette des toilettes. Je laisserai pas... panne! On ne se laissera pas faire. On va s'entéter, conti-nuer, foncer dans le tas de ga, passer ä travers. Pour montrer ä ga comment qu'on... Aprěs la victoire nous défilerons comme des majorettes marinées ä l'aneth puis rote puis pěte... Comme des majorettes mais pas propres et nets comme elles... Sales, dans I'uniforme oú on se trouvera au sortir de ga, tout tachés, beurrés, couverts de ga. Pour que ca se voie... Pour ne pas que ga se perde... Les autres lavent tout á mesure. Faut kon slave pour pas kon puse! ki disent. Faut pas que ga se perde, faut pas laisser la twistesse pourrir dans son zeste! Kon dit. Vive la twistesse! Ce n'est pas ni ci ni ga, c'est twiste 142 0u mort! As-tu quelque chose contre ga, done, épais ? T'imagines-tu qu a force que tu vas dire que tu ne trouves pas la vie de ton goüt, ils vont te rendre ton argent et t'en offrir une toute neuve, tout autre, tout extraspeciale tout expres pour toi, done, épais ? Es-tu assez sans bon sens, done, épais, pour que tu croies que ca suffit que tu sois contreles geraniums (par exemple) pour qu'ils éliminent les geraniums, done, épais ? Les geraniums et la twistesse ont leur place puisqu'ils sont lä— et puis c'est tout. Ce n'est pas : est-ce que je vais accepter ou est-ce que je vais refuser ci ou ga. Ci et ga sont lä. C'est lä, c'est tout ce que c'est, ga n'a plus de sens que ga. Prends-les. Dis oui. Force pas pour rien, ga cassera pas. Quand tu es cocu il faut que tu sois content, sinon ga se perd, tu le perds, tu te perds. sasper —tulper, — TUTPER. Guillaume Tell Quell! — Qu'est-ce qu'on va faire, eher ? On ne peut pas aller dehors. II fait trop soleil. Tout luit, méme la brique de la caserne des Royal Grenadiers. Tout jouit. On sent que des bourgeons s'ouvrent partout, méme le long des antennes des Ford Torino. C'est dégoútant. On n'est pas capables de sentir ces chaleurs, ce rut. Que ga se perde! Méme si ga fait mal! Les hippies sont trop assis sur le trottoir avec leurs pick-up pour montrer qu'ils n'ont pas peur de salir leurs jeans, ils aiment trop montrer que Rare Earth, Grateful Death, Led Zeppelin les font flipper. Les Italiennes prennent trop l'air en regardant jouer leurs enfants, elles sont trop avachies comme dans des baignoires dans leurs balcons, on ne veut pas voir ga. 143 F On n'a pas envie de lire notre Flore laurentienne. On a essayé, ca ne sert ä rien, les yeux nous brůlent, comme le reste. On s'est levés avec ľidée de téléphoner ä la Toune, on ľa encore, cest tout ce qu'on a, puis on n'en veut pas. Tout ce qu'on a ä dire est grazéviskeux (heavy); ca va ľimpatienter de sentir qu'on a tant besoin ďelle et puis c'est tout. Aprěs avoir refermé le telephone on va se sentir un peu grazéviskeux (heavy) et puis c'est tout. Pendouillants, dégoulinants, placentisques. C'est parce qu'on a fait bien attention de ne pas se montrer aussi collants qu'on l'est tout naturellement quelle ne nous a pas encore envoyés chier. Vidée de téléphoner ä la Toune ne nous sort pas de la tete. Ce n'est pas nous qui ľavons, c'est eile qui nous a. Douée de sa propre volonte, eile mange nos ämes, eile croit et se renforce ä leurs dépens. Ajoutant sans cesse du poids et de ľépaisseur ä la masse de sa force indestructible, eile va bientôt nous faire éclater. Nous nous entendons déjä qui nous fissurons. Si on appelle on va souffrir plus. Si on n'appelle pas on va souffrir plus aussi. C'est fou, c'est cruel, c'est... panne! Moins on va l'appeler plus on va se sentir seuls. Plus on va l'appeler plus on va avoir besoin d'elle. Plus on va avoir besoin d'elle plus eile va nous trouver collants. C'est... panne! — Telephone, eher... — Non. Telephone, toi... bonnefemme... « Enough of that stuffy stuff! », secriait Janet Margolin dans David and Lisa (le seul film qui nous ait fait pleurer) quand eile n'en pouvait plus. (C'est le seul bon film qu'ait fait Frank Perry, tous les autres c'est des navets puis on est bien contents, c'est bien bon pour lui!) Telephone, envoie done! Non, toi! Si c'est Roger qui répond ? Raccroche! — Alio, c'est nous. Nous ca va bien. Toi comment ca va? — Qu'est-ce que vous faites de bon? Ici, on fait un gros meeting, c'est le bordel, je suis ä moitié passed-out'! C'est le stade oral-anal; tout le monde parle pour se faire chier. La salive vole de tous bords tous côtés, ca me siffle aux oreilles; j'en attrape dans les yeux, oü est la tendresse ? Tout le monde nous viole; on a plus de vie privée; ca entre, ca sort; faut qu'on se cache dans les toilettes pour retrouver notre beat2! Ca fait quarante-deux fois que je réponds au telephone; j'ai juste le temps de courir me remettre devant Ougi pour le couvrir. lis sont quarante-deux puis ils essaient tous de le fourrer. II sait pas se défendre. II dit : ca me fait rien qu'ils me fourrent si c'est pas sans tendresse. Mais c'est moi qui reste toute seule avec lui aprěs, c'est moi qui est prise pour le ramasser ä terre comme une grosse potée de nouilles. — U est chanceux que tu le ramasses comme une grosse potée de nouilles... — Ecoutez, voulez-vous me rappeler? Dans letat que je suis je peux pas vous donner plus que dix quinze pour cent de mon mind3, je veux pas vous faire 5a. Rappelez-moi dans trois petits quarts d'heure. — Rappelle, toi... — J'ai quarante-deux affaires ä regier en méme temps, je suis pas un computeur IBM. Soyez pas si heavy, man, rappelez... Rappelez mon cul, ka manche da marde! 1. Évanouie. 2. Tempo. 3. Attention et esprit. 145 On a rappelé pareil. « Rappelez dans dix petites minutes, il men reste rien que deux trois ä sacrer dehors... »Onarappelé,encore,maislongtempsaprěs Lá, eile a eu le temps de nous parier, mais seulement du gros down épouvantable que traverse son gros bébé. — Ougi fait de l'angoisse puis j'ai peur que ce soit ä cause que je m'occupe pas assez de lui, puis ?a m'angoisse moi-méme. — Ca se transmet, c'est communicatif, c'est comrjie la bonne humeur, quoi... (Farce platte.) — C'est pas croyable le nombre d'amis qu'on rencontre ces jours-ci qui nous disent qu'ils font de l'angoisse : Julie Thibault, Rock Clark, Louise Mail-lotte, Charles Cahier, měme Louis Caron, un gars que je trouvais supérieur... C'est déprimant! Tout le monde fait de l'angoisse puis prend des pilules, moi avec! Je commence ä avoir mon voyage! Tout le monde débande! On dirait que la vie c'est fait pour les poteaux; tout le monde passe son temps ä parier de jeter la sienne... Ca ne nous mettait pas beaucoup ä l'aise pour lui dire qu'on faisait de l'angoisse. On n'a rien dit. Roger a une série de conferences ä prononcer ä ľuniversité de Toronto. Dans letat qu'il est, eile ne peut pas le laisser aller lä tout seul.« Tu t'en vas ? » Le cceur serré, on lui a demandé de nous envoyer une carte postale. « Envoie-nous une carte postale de la tour de ľhôtel de ville. » Elle a cru qu'on voulait plaisanter. Les cartes postales, man, personne ne fait plus ca. On lui a demandé une carte postale parce qu'on n'osait pas lui demander une lettre, parce qu'on est délicats, et puis c'est tout. Le Lituanien nous enguirlande chaque fois qu'on passe parce qu'on est le 15 puis que le loyer n'est pas payé. On ne lui répond plus, les chiens jappent la 146 caravane passe. Ce qu'il dit puis ce qu'il chie, qu'est-ce que ca peut bien faire ä deux grands angoissés ?... D'ailleurs, payer le loyer, personne ne fait plus ca. Quand il en aura assez de nous écorcher les oreilles, il appellera la police. On n'a pas peur de la police. L'amour est plus fort que la police. * On n'avance plus. On reste bloqués ä l'Amaranthus graecizans, « mauvaise herbe des Prairies qui pénětre chez nous par les chemins de fer »... Cette semaine, on a lu l'Amaranthus retroflexus, « peut produire 12000 graines qui conservent plusieurs années leur faculté gertninative », et 5a nous a tout pris. On n'a plus le goüt. C'est corame ca que les carriěres foirent. Les relations humaines blafardes, genre fais-moi pas mal puis je te ferai pas mal, sont inférieures ä celieš viriles, genre va chier manche da marde, mais préféra-bles ä celieš genre flatte-moi le dos vingt fois puis aprěs je vais te flatter le dos vingt fois moi aussi (les filles chez nous faisaient des marches comme ca le soir aprěs s etre agenouillées pour demander au bon Dieu que les corneilles ne mangent pas tout le blé d'Inde; les gars, on ne faisait ni marches ni priěres : comme les autos qu'on révait d'avoir, on ne disait pas un mot), qui sont la forme la plus aliénante du travail. On parlait de ca tout ä ľheure, Nicole et moi. On se rappelait des souvenirs. Comme touš ceux qui sont fatigues de regarder le mur, on regardait en arriěre. Tout le monde est oblige de se retenir, de s'empécher de se donner. Les gens ne veulent que ton plus petit peu. Le moins de mots possible dans une phrase, le moins de phrases dans une lettre, le moins de lettres 147 ^W*¥ dans une année... Cest comme Lainou. Son probléme de peintre ce n'est pas de peindre, c'est de trop peindre. Elle peindrait dix toiles par jour si eile se laissait aller. Mais quand eile en peint plus qu'une par semaine, les connaisseurs-avertis-en-vaut-deux prennent des airs dégoútés et disent ä qui veut les entendre quelle tombe dans la facilité. II n'y a pas quarante-deux solutions. Elle met ses tubes sous verrou, avale la clé, va s'écraser ä l'Accrochage. Ca a l'air de quoi ? On parlait de ca tout ä l'heure, Nicole et moi, on n'en revenait pas. Nous le savons comment est-ce que ca se passe, ces histoires-lä... Du 18 au 30 octobre 1966, Nicole et André Ferron exposaient ä la Galerie Debut. Le 29, dans le cahier arts et lettres de La Presse, le regretté Claude Jasmin, qui était fort sur les calembours mais pas sur les compliments, se fendait pourtant de celui-ci : « Les deux petits Ferron ne l'ont pas encore mais guettez-les bien, ils vont l'avoir. lis ont des tripes, des enzymes dans les tripes, ca fermente. » On n'a presque rien vendu mais on ne s'est pas tenus pour battus. On a écrit au Conseil des Arts, on a mis le texticule de Claude Jasmin dans l'enveloppe, on a recu $5 000 par le retour de courrier. Quelle somme! De quoi assom-mer un bceuf! Nous le savons comment est-ce que c'est, ces histoires-lä... II y a méme des gars qui qui qui. II y a méme des gars qu'on allait aux Beaux-Arts avec qui sont rendus professeurs aux Beaux-Arts. On sait un tas d'autres choses, des bien pires encore, mais on aime mieux ne pas les dire, on ne veut pas amocher cette institution, on veut quelle reste comme eile est : rien. Plus qu'il n'y a rien plus qu'on est bien. Mange du vide, ca ne te restera jamais sur l'estomac. Qu'est-ce qu'on a fait de notre temps ? On en a tué le plus qu'on a pu. On ne peut plus et il nous en reste autant. Puis il nous saute ä la gorge puis il nous serre pour se venger. L'autre nuit, on a marché jusqua la porte de la Toune. On a sonné, frappé, appelé. On savait quelle était partie ä Toronto mais ca ne nous faisait rien, on voulait essayer pareil. Nous avons sonné, frappé et appelé á tour de role; il fallait montér la garde; réguliěrement, une fois tous les quarts d'heure disons, un de la flotte noire des Chevrolet ä bande blanche de la police d'Outremont passait pour nous attraper. En appliquant 1'oreille sur la porte, on pouvait entendre nous-mémes nos coups de sonnette, c'était comme si on avait été des fantômes dans la maison; c'était bien mais c'était triste. Sonne, frappe, appelle. On ne voulait pas arréter avant que ca aboutisse, ne fůt-ce qu a l'Institut Prévost — oh n'importe quoi, méme un hôpital ordinaire. On voulait toucher le fond de quel-que chose — n'importe quel abime. On n'a touché le fond de rien, méme pas de notre fatigue. On s'est ramassés sur les marches basses de notre escalier ä attendre le facteur. II n'a pas passé. II ne passe jamais le dimanche. Ils ne passent que les jours oú ils sont payés, les chiens sales. Avec son doigt, qu'elle mouillait sur sa langue, Nicole dessinait un drôle de mot sur le mur, disons frisu. frisu séchait.etséchants'effacait. Quand frisu était disparu, eile remouillait son doigt sur sa langue et dessinait un autre mot bizarre, disons BORUL. On se sentait comme en prison. Aussitôt reveilles, on se lěve. Aussitôt levés, on se jette en bas de l'escalier pour voir si on a une lettre. II y 148 149 a des petits trous dans les petites trappes des boites numérotées : cest pour que tu n'aies pas besoin de les ouvrir pour voir s'il y a de quoi dedans. Dans la boite 4, c'est tout noir : rien. On retombe dans nos marasmes; nos os se récroulent, plus mous que nos viandes, nos viandes plus molles que nos morves. Maintenant, U s'agit de ramasser ces masses, de les rattacher ä nos sens, de le porter jusqu'au bout dun autre cycle... hé! rien ne prouve que ce nest pas demain que nous attendent les mots qui nous changeront, illumineront. « Viens, toi fee fille; viens, toi petit gros; venez me voir ä Toronto; il est cinq heures moins zero; mais mon désir est un galop, ä cinq heures moins cinq il ne sera pas trop tôt! » Something like that. Nous la suivrons partout, debout si eile y tient, mais c'est par terre que ce serait bien, mais c'est qu'elle nous laisse marcher ä quatre pattes, nos ventres rapes par l'asphalte et le ciment, qui serait épatant. Quand c'est trop lourd, que ca tecrase, c'est ramper qui est la liberté, c'est le seul confort. De toute f aeon, passé le mur qui empéche nos cceurs de toucher notre Toune, on se sentira mieux, méme si eile s'amuse ä nous arracher les ongles, les paupiěres, les oreilles. De toute facon, de ce côté-ci du mur il n'y a plus d'air. On compose son numero. On laisse sonner, trois fois, cinq fois. Si on s'était trompés... On recompose en faisant bien attention. Ca gréle dix fois, vingt fois. On va pour raccrocher, on change ďidée, on va laisser la ligne ouverte, on va laisser sonner si longtemps que personne n'aura jamais vu ca, que ?a ne pourra pas ne pas avoir des effets, que quelque chose va étre oblige de se passer. De temps en temps on va écouter pour verifier. Si ca fait drelin drelin moins fort, on va crier, comme des contremaitres : « Hé qa dort lä-dedans! » Sous la douche, on se couche en chien de fusil, 150 chacun pour soi. Puis on s'enlace, pour former un tout bien rond, n'offrir aucune prise au rabot. Sous les <'"' fouets glacés, on se serre, on se roule. Ľétreinte, aveugle, s'exaspere, tourne au combat : les boutonniě-res craquent, les boutons sautent, ca tire, déchire, un grand coup projette contre la tôle de la cabine la téte de Nicole. Elle rit aux éclats mais ce n'est pas drôle : ses yeux se révulsent, ses mains tremblent, son corps chavire hors de mes bras. Elle a failli s evanouir. C'est le signal que c'est fini les folies, que c'est le temps qu'on réagisse. Déshabillons-nous et lavons-nous; avec le New Ajax, avec la brosse ä plancher, oui oui! Nettoyons-nous, genre extirper la saleté de touš les interstices, oui oui! On sent qu'on va se sentir mieux quand on sentira bon. Frotte-moi fort, que ca parte par lambeaux, comme une mue. La peau de mon dos dort; frotte, frotte-la-moi bien fort. Cours chercher les ciseaux puis coupe mes cheveux. Ras! Comme un soldát qui a de l'estomac puis qui ne se dégonfle pas! Donne ton sein, agnus dei pour planter mes poignards, pour éclater mes obus, pour que ma bouche pourrie morde et loge son venin, pour emmitoufler mon cri, l'endormir, le faire réver. Mange mon nez, mange mes pieds, vorace-moi toute; que tes dents crěvent les ampoules qui soulěvent ma peau, que tu lěches les gousses éclatées de tout ce mal. Ľextrémité des caresses, c'est la mort; arrétons-nous en pleine rage, au cceur du geste. Mourir, il ne faut pas étre bien intelligent pour se donner la peine de faire ca, car c'est sans ! consequences. Le propre de ta mort, c'est de ne rien te faire. Tout nus, tout mouillés, marcher l'un derriěre l'au-tre de bout en bout de l'appartement. Allumer la radio et marteler nos pas en rythme avec Dolores ô toi ma douloureuse, le hit de Robert Charlebois. S'arréter sec / 151 avec la derniěre mesure, rester figés comme des statues, se boucher les oreilles pour traverser l'annonce de Brault et Martineau, rembrayer en plus petite vitesse pour All I Have To Do Is Dream, le old-favorite des Everly Brothers. On a un fonne noir. Battant le plancher toujours plus fort, chaussés, fouettés, joués par les musiques, tout cadence, on est complětemerit partis, on ne sait plus si on peut s'arréter. Les cerveaux retentissent, les aisselles arrosent les reins. Je chan-celle, je m ecroule sur le plancher de la cuisine; Nicole bute sur mes jambes et s ecrase de travers sur ma dépouille. Le cceur de Nicole bat si fort que je résonne de la téte aux pieds. On compte; il nous reste $62. On veut en mettre 50 de côté. En cas. £a prend une cachette sure. Pas dans ľappartement, le concierge a la clé, on n'aurait pas ľesprit tranquille quand on serait sortis. Ni dans mes chaussettes ou mes chaussures; la chaleur et ľhumi-dité (développées par les frottements, c'est scientifi-que) finiraient par user les bidoux. Je ľai : plie-les, fais un trou dedans puis enfile-les sur ta chainette. Ca va pouvoir en méme temps nous servir ďamulette. Quelle aubaine! — Ca va faire une bosse sous mon chandail. Ca va avoir l'air fou. — Ca fait rien. Faut étre au-dessus des apparences. * Encore des ceillets. Encore apportés par une de ces fourgonnettes noires dont les flancs portent en écusson un dieu grec doré aux pieds ailés. Encore se dépécher de signer le récépissé parce que la fourgonnette est stationnée en double et que le képi a peur d'attraper un 152 ticket. Qu'est-ce quelle veut prouver en nous envoyant ä tout bout de champ des fleurs aux pétales frisés ? Que ce n'est pas parce quelle nous aime moins que les autres quelle aime mieux donner son temps aux autres ? Et puis il y a ces signes qui, méme s'ils ne se laissent pas interpreter, nous font bien sentir les forces mauvai-ses qu'ils recouvrent. Nous aimons mieux des ceufs pourris qu'un bouquet qu'il faut retirer des bras exténués dune sorte de pere de famílie nombreuse qui est oblige de porter sur son dos, d'une facon bassement slogante, les mots flower power. Rédigé par une machine anglaise, c'est-a-dire sans accents, sans ponctuation, sans orthographe, le télé-gramme a des airs suspects lui aussi. JE PENSE AU AVIONS QUE J'AI RENCO-TRES DANS LE CIEL POUQUOI ALLAIEN-TILS SI VIT SI LOIN POURQOI POUQUOI DANS LES RUES TANT DAUTOS CRIAIN-TELLES ET PRESAIENT-ELLES NOTE TAXI POURQUOI POURQUO POURQUOI TOUS CES COURIR CONCOURIR DICOU-RIRQUANLEGENSSONTOUTACOTEET QUILS SONT LE PLUS LOIN QUON PEUT ALLER POURQUOI IL NY A PAS DE DISTANC DE VOUS A MOI VOUS LE VERRIE SI VOUS VOUS ARRETIEZ IL NY A PAS DOB-TACLES VOUSLEVERIEZSIVOUSNEME FRAPPIZPUS On a comme l'impression que cest un poéme et qu'il ne s'adresse pas ä nous mais ä ľhumanité dans son ensemble. Malgré tout (peut-étre parce qu'on a tout fait pour trouver l'affaire ridicule et que le ridicule désarme, ca ne nous déprime pas trop. Tout ä coup on est fier de ne pas s etre laissé avoir par toute cette 153 complaisance intellectuelle genre peace and love (U.S. patent 4868RT8675). On se trouve intelligents. L'at-mosphěre se détend, la production reprend : en deux temps trois mouvements on achěve les Amaranthacées, famille qu'on traine désespérément depuis deux trois semaines, tant et si bien que leurs trois pages sont complětement tachées de beurre, lait, café. Ca va bien. Le chat le sent; il se frôle sur nos pieds en ronronnant; il mange sa pätée, une horreur, en savourant, comme s'il jouait dans une annonce de Puss'n Boots. II est trěs intelligent. Ca ne nous surprendrait pas qu'il soit complětement surdoué. Quand 5a va bien on se méfie, on se retient, on guette; cest toujours signe que ca se prepare ä aller mal. Mais savoir que ľinévitable est inevitable 5a n'avance pas ä grand-chose; tout ce qu'on peut faire c'est aller au-devant du coup pour en étre débarrassé au plus vite. Soudain Marcella qui appelle : c'est moi le nombril de la Mondiale. Elle est mal prise. Elle a besoin de deux petits correcteurs miteux dans notre genre. Elle ne nous a pas dit bonjour comment 9a va. Ce n'est pas un crime de ne pas dire bonjour comment ca va. Mais eile a une facon de ne pas le dire qui nous met le feu quelque part et ca fait cinq ans que 5a dure. — Bonjour, Marcella, comment ca va ? Je fais un gros bruit de bee dans les petits trous puis je passe le telephone ä Nicole. — Bonjour, Marcella, ca va bien ? Smack! une autre grosse bise dans les petits trous. Je reprends la parole puis vlan! je lui refais, sans lui laisser le temps de répliquer, la méme affaire. On continue comme ca, ä tour de role. Quand eile aura son voyage, eile raccrochera. Quelle bonne farce platte! On a un fonne noir! On rit! La vengeance est douce au coeur des Maskinongéens réactionnaires honteux. doc! eile a raceroché sec, la cochonne. La Symphonie n° 8 de Ludwig van Beethoven c'est triste. On se dit que les gens qui peuvent écouter ca sans se lancer téte premiere contre les murs ont une force morale exceptionnelle. Mais peut-étre qu'ils sont juste insensibles. II ne faut pas mélanger force morale et dureté, comme tout le monde. Qu'est-ce qui a une plus grande force morale qu'une roche ? Rien ne peut déprimer une roche. De toute fagon, on n'est plus capables d'entendre la Huitiěme de Bétove, comme on dit; on ferme la belle radio que nous a donnée la belle Toune puis on l'enveloppe comme un foetus dans un sac ä ordures Glad pour aller le vendre. Pour boire pour sortir de ľabime oů nous a descendus la Huitiěme de Bétove. 1 c*U- C'est Nicole qui porte le paquet. C'est moi qui devrais, mais il est trop laid pour mon amour-propre. II faut qu'on marche vite les échoppes vont fermer. On ne racolera pas comme l'autre fois. On ne sollicitera pas toute la rue Craig voleur par voleur. On va aller tout droit chez ľimmonde épouvantable scélérat qui nous a donne $ 15 pour notre pick-up. On entre. II nous regarde tellement bétement puis nous crie yes ? tellement méchamment qu'on a peur de se faire ressortir sur la téte. Jeunes gens, ne vous laissez pas intimider; ces gens-lä, ca fait partie de leur metier d'avoir des dehors rebutants. « Five! » décrěte- -, t-il, aprěs avoir regardé si peu dans la polythene qu'on se demande comment il a fait pour voir ce qu'il y avait dedans. On dit O.K. On aurait accepté four, three, two, les yeux complětement fermés. A force de te faire fourrer tu deviens comme fataliste, résigné, doux, mou sous les coups. — La on s'est fait fourrer correct, hein ? Wow! 154 155 Aprěs t etre bien fait fourrer, tu te sens comme mieux. Tu te dis : j'ai eu ma punition, maintenant je suis quitte. (Ceux qui ne se trouvent pas hideux, visqueux, encombrants, salissants, vraiment pas ser-viables, utilisables, lavables, repassables, portables, ne saisiront pas l'astuce de ce raisonnement... ki manchem da marde!) Done, on se sent absous, pour le moment, d'etre des mauvais étres humains, des rates amers, des épais envieux, et voici qu'une occasion se présente, sous forme de cabine téléphonique, de mettre ä ľépreuve ľassurance que ca nous donne. — Penses-tu que la Toune est revenue de Toronto, chěre ? — D'apres mes calculs, eile devrait... Je raccroche aprěs deux coups. « Ca a pas répondu... — T'as pas laissé sonner longtemps... Y a pas personne qui répond avant quatre cinq coups, eher... — Nous on répond tout de suite... — Nous e'est pas pareil... Essaie encore. » Six coups... sept coups. Si eile est lä, eile est occupee, on va la déranger, 5a va 1 ecceurer : « On raccroche ? » £a y est, le déclic, des montées de vapeurs ä la téte. Aie! sa voix, dure... « Alio! » Cinglant, une vraie taloche. Ma gorge serrée, mes dents serrées, impossible d'articuler, ma voix sort par resonance ä travers ma boite cränienne, épouvantable. — Enfin toi ah tu tu tu on était en train de de de ca nous rendait fous on a pas arrété d'appeler telephone telephone on se réveillait trois fois par nuit pour t'appeler puis aprěs on allait se recoucher comme on mon mon monte ä ľéchafaud on est épais hein ? — Qui qui parle ? La Toune ne me reconnait pas. Quel énerguměne que e'est ca ? Elle croit avoir affaire ä un obscene! Elle me traite de con, de freak et de punk. Elle me mitraille : « Con freak punk, con freak punk, con freak punk! » Que ca va mal! Ca va si mal que ca me stupéfie : je ne pense plus, ľidée de fermer la ligne ne me vient que longtemps aprěs coup. On marche, mais ca prend tout. On se sent comme si c'était nos visages qui foulaient les mégots aplatis, bout filtre, bout uni, qui jonchent les trottoirs du boulevard Saint-Laurent. On ne pouvait pas savoir quelle dormait, quoi! Qa prend des perdants-nés comme nous pour réveiller, comme des cheveux gras sur la soupe, á une heure pareille, une Toune ayant avalé de travers son valium ou quoi ? Ca prend des chiens dans un jeu de quilles comme nous pour déranger une Toune au milieu du seul aprěs-midi de sa vie 011 eile devait dormir. On est des superpersécutés mais on est capables de l'assumer! On est des désespé-rés mais on ne se découragera jamais. Ce (ou ca) qui veut qu'on se jette ä ľeau par twistesse (comme tant d'autres) ne nous a pas regardés deux fois; on est capables den prendre! Aměne-z-en, chien sale! Viens-y, mon hostie! On entre dans le smoked-meat bar qui suit la grosse Banque d'Épargne qui a des slogans dans toutes les langues dans ses vitrines. Pendant que tu vas télépho-ner ä Lai'nou, je vais m'asseoir puis je vais commander deux bons cafes, O.K. ? « Ca me géne. » Pas question e'est toujours moi qui telephone; e'est ä ton tour; puis moi lä j'ai mon voyage; je veux plus avoir affaire au telephone; e'est fini. Nicole revient de la cabine en pleurant. Ca coule, ca roule, ca déboule, ca inonde son visage, son nez flotte, e'est comme un petit navire. Deux trois serviettes pour mademoiselle : éponge, frotte, souffle, mouche. Le Grec qui lave la vaisselle pour presque rien ä côté du percolateur-citerne sen méle : il me dévisage dune 156 157 facon méprisante, accusatrice, pleine de reproches. H ressemble ä Ed Giacomin, le goaler des Rangers de New York. II veut que je me sente coupable. Personne ne perd jamais une occasion de t'embarquer sur le dos. — Qu'est-ce qui te met dans un etat comme ca? Elle me raconte son aventure téléphonique avec Lainou. — Elle était tout essoufflée quand eile a répondu. Je lui demande : qu'est-ce que tu fais? L'amour! quelle me dit... Elle a pas l'air contente, je sais pas comment prendre ca, je dis rien, eile dit rien. Je me trouve malchanceuse de la déranger dans un moment pareil. Je la trouve malchanceuse aussi, eile qui aime tant faire l'amour puis qui le fait si peu souvent. Pauvre eile, pauvre moi; je me mets ä pleurer. Elle me demande si je pleure, la voix toute changée, toute gentille. Elle me demande encore si je pleure, je pleure trop pour lui répondre. Elle me demande oil on est, complětement affolée; je lui dis. Elle me dit : bougez pas d'un poil, je remonte mes jeans, je rezippe mon zipper, j'arrive. C'était tellement comique la facon quelle a dit ca, t'aurais pas pu t'empecherderire.Moi ca m'a fait pleurer plus fort. Cette fille-la est tellement préte ä tout pour nous rendre service que 5a me déprime. Non ? — Nous autres aussi on ferait n'importe quoi pour eile... — Cest pas pareil. Elle, eile nous aime d'amour. Nous autres, notre amour, on le garde pour les beaux yeux dune grosse separatste que que que c'est tellement affaire que que que ca a pas assez de place dans la téte pour se rappeler de quoi ta voix a l'air... Non? Lá, on raconte nos malheurs á Lainou. On vase... On n'a pas besoin d'avoir peur avec eile, de se demander ä tout bout de champ si on vase trop. On peut y aller avec toute la complaisance malheureuse qu'elle va trouver malgré tout le moyen de nous donner l'impres-sion que notre cas commande; on sait par experience qu'on est plus intéressants que tout, méme l'accession d'Allende ä la présidence de l'Argentine, du Perou, du Surinam, quoi encore... — Puis c'est pas tout. La seule chose au monde ä quoi on tenait vraiment, tu le sais : c'était notre job. On aimait ca corriger; plus on trouvait de fautes plus on était contents. Nos seules satisfactions completes c'était quand on sortait de l'imprimerie aprěs avoir donné tout ce qu'on avait dans le ventre pour donner au public de la copie en vrai bon fran?ais. C'était pas la paie qui comptait, c'était le devoir accompli. Eh bien, notre job, on l'a plus, on l'a perdue, on se l'est fait enlever... — Ca alors! Dites-moi pas! Comment ca se fait ? — La secretaire aimait pas nos faces... — C'est un tyran éclairé qu'il faut au Québec. Quelle anarchie! Les vues politiques de Lainou ce n est pas riche. Ce capitaine des legions de Néron se revolte : « Assez versé le sang des chrétiens! » Néron lui donne rendezvous ä son bureau pour ľinterviewer : « Est-ce vrai que tu as dit ce que j'ai entendu dire que tu avais dit ? » Le capitaine n'est pas un sale menteur : « Ce l'est! — Gardes, en prison! » Ľincarcéré ne reste pas longtemps captif: il s'évade. On le cherche, il est introuvable. Comment le faire sortir de sa cachette súre ? Néron a une idée sardonique : il va prendre le malotru par les sentiments. Le malbtru adore sa vieille měře : on la fait arréter, on la fait attacher sur une croix, on fait annoncer qu'on va la faire brüler ä minuit. Le hors-la-loi est prét ä tout pour sauver sa mere, il accourt ä cheval, il ne sait pas que des centaines de centurions l'attendent masses dans l'obs-curité... Puis I'image saute, s'enneige, se chiffonne, disparait. La TV est pétée. On ne verra pas la suite de Rome en flammes. On ne verra pas Néron regarder flamber Rome du haut des marches de son palais en jouant, avec un sourire exquis, des airs impossibles sur sa lyre. On ne peut plus rien faire réparer; si une lampe est brůlée, ils en remplacent dix: c'est tous des voleurs. On a regardé notre TV les yeux pleins d'eau puis on a dit: « On va la vendre. » Dans une vie platte, il faut des changements, anyway. On a appelé chez TV Bargains Illimited ä midi : « On vous envoie un gars tout de suite! » On l'a attendu tout l'apres-midi: Nicole a eu le temps de pincer tous mes points noirs; je ne sais pas si tu le sais mais j'en avais un lot. Quand le suppôt de TV Bargains est arrive, il commencait ä faire noir. On a eu envie de le sacrer dehors sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche. On était choqués dur; le chat, qui comprend tout, avait tous les poils debout. Les Admiral des années cinquante sont des pieces de collection; c'est tellement bien fait, si soigné comme construction, que c'est considéré comme des chefs-d'ceuvre par les passionnés de ces choses-lä, qu'il n'y a rien qu'ils aiment comme passer leurs week-ends et leurs vacan-ces ä en démonter une et ä la remonter. Quand le coquin, aprěs avoir peloté notre vieille compagne avec un air dégoůté, s'est mis ä lambiner, louvoyer, tergi-verser, pour voir si on accepterait moins que les $ 25 que son boss lui avait dit de nous offrir, on n'y est pas alles de main morte par quatre chemins, on lui a fait carrément sentir quel petit minus habens stupide il était : « T'as pas besoin de te forcer le cul, bonhomme; $10 ca va faire! » Ensuite, on a été faire des affaires chez Targa Used Stoves and Ice-Boxes, rue Mont-Royal; ils vendent et achětent des poéles et des frigidaires usages. Quand tu viens vendre ils t'aiment moins que quand tu viens acheter. Ils te montrent leur entrepot avec un air dégoůté : il est plein, il est comble, le toit bombe. — Combien vous donnez pour un LTslet Ultramatic en trěs bonne condition et un Kelvinator onze pieds cubes parfait etat ? — Nous autres, bonhomme, c'est pas ni ci ni 5a. C'est $20 chaque s'ils sont comme neufs, puis 10 s'ils marchent pas correct. Ca prend un gros camion puis deux bons déménageurs pour transporter 5a, faut pas que t'oublies ca dans tes priěres, bonhomme. On est bien préts ä rendre service au monde mais y a des limites ä faire des sacrifices. On a dit O.K. Nous, quand on decide de faire maison nette, on ne recule devant rien. Mais ca nous a fait mal au cceur d'autant plus qu'ils nous ont demandé $ 12.95 pour un petit réchaud portatif ä un rond pour faire bouillir de l'eau pour se faire du café pour se remonter le moral dix fois par jour. Ca nous a fait mal au cceur de voir partir d'un coup sec le poéle et le frigidaire. Je ne sais pas si tu le sais mais c'est des choses qui prennent de la place; ca jette deux froids, deux gros... On s'est pris la téte dans les mains, on a réfléchi, on a trouvé une explication pour notre comportement : c'est une Campagne de diversion, de distraction pasca-lienne (au sens oú André Gide ľa défini, tu sais ?). Pour cesser de souffrir de la Toune, on se blesse le cceur 160 161 ailleurs. Dans une vie douloureuse il faut changer le mal de place. La derniěre chose qu'on a fait cuire dans le four du L'lslet Ultramatic c'est nos disques des Beatles. On en a fait une belle pile noire, on ľa posée au centre de la grille, on a allumé ä 350° F. On s'est assis par terre pour regarder par la lunette Perma-View ce que ca allait faire. Ca a fondu, ca a coule, ca a fumé, ga a pris feu. Cetait triste. Mais on a compris que les choses dependent de notre volonte, qu'elles existent parce qu'on le veut bien, parce qu'on choisit ä chaque seconde de ne pas les détruire. Elles existent si peu qu'on peut dire que rien n'existe. Minuit! Toutes les nuits, encore, malgré tout, on attend minuit. Minuit : on regarde le telephone comme s'il cachait une bombe ä retardement. II sonne! Le voilä qu'il sonne! On crie! Pas vrai! On réve! — Comment 5a va ? Ca va bien! Hé! comment veux-tu que ca aille autrement quand tu es lä, quand on ťa... méme si c'est loin au bout d'un fil ? On exulte, si tu veux le savoir. On ne porte pas ä terre. Puis toi ? — Je peux dire que je suis couchée mais je sais pas trop si je dors, si je suis morte ou si je suis folie. Cest toujours pareil... Aussitôt que je m'appuie le coeur sur quelque chose, ca cede... Chaque fois que j'ai un bon flash, que je crois assez pour lever, décoller de la marche avec tout le monde sous mes ailes, le ciel me tombe sur la téte comme les decors du Vaisseau Fantome de Richard Wagner... — C'est beau comment tu dis ga... (Qu'est-ce que tu veux répondre ä une envolée littéraire ?) — Tout le monde me dégoit. I want to get off'! lis ^ disent tous qu'ils aiment. Puis t'es mieux de les croire; parce qu'ils se basent pour te le dire sur ce qu'il y a pour eux de plus pur, de plus sacré au monde : ce qu'ils sentent! Mon nombril sent que j'aime, done j'aime! Wow! lis sentent qu'ils sont préts ä virer le monde ä l'envers, ready and eager2, tout-de-suite, tout-de-suite ! Man! Tu les appelles deux minutes aprěs pour leur demander de signer une petite petition puis tu te fais répondre qu'ils sont trop oceupés! Occupés ä vendre le terrain qui va faire leur fortune! Occupés ä rimer la chanson qui va leur apporter la gloire! Occupés ä lécher le discours qui va leur donner le pouvoir! C'est tous des crosseurs, des maquereaux puis des agace-pissette! C'est pas mélant : c'est ä celui qui te fait débander le plus vite! Puis vous autres, comment ga va ? (Ca va de plus en plus bien! Qu'ils envoient fort, qu'ils te dégoivent tous! C'est quand ils te donnent pleine et entiére satisfaction que nos valeurs baissent. Dans un cceur heureux il n'y a pas de place pour des bouche-trous comme nous.) — Nous on aime puis c'est vrai. Tu es tellement \ soleil que tu nous a rendus fleurs, qua part toi plus j rien ne nous nourrit. Que veux-tu que des ancolies > fassent d'un poéle, d'un frigidaire, dune TV ? On s'est débarrassés des nôtres. Deux amarantes parentes n'ont que faire d'une job de correcteurs ďépreuves ä temps partiel; on a laissé tomber la nôtre. Bien vite, on va quitter notre appartement; c'est plantés sous les fené-tres de ta chambre qu'on va pousser le mieux. 1. Arrétez la terre, je veux descendre. 2. Prét et presse. 162 163 — Vous avez pas peur de me décevoir, moi qui suis ** toujours décue par tout le monde... ? Elle ne met dans cette reflexion un peu surprenante aucune suffisance, aucune arrogance. La cruauté qu'elle contient s'y est glissée malgré eile. Le petit sourire triste qui se devine dans sa voix ne laisse aucun doute sur ses intentions : eile a tout simplement voulu dire qu'elle trouve que ľinfortune de celie qui est décue est plus déchirante que ľinfortune de ceux qui la décoivent. Elle ne veut pas nous insulter; eile veut juste se plaindre. Quoi qu'il en soit, on s'est avancés, on a mis cartes sur table. La, eile sait jusqu'oü vont nos sentiments. Elle connait les exces auxquels ils nous ont fait recourir et la misěre oů ca nous a mis. Aprěs tout ce qu'elle nous a dit sur le manque de désinteressement des sentiments de ses pairs, eile ne peut pas ne pas faire de quoi... LE FONNE CEST PLATTE (LA CHAIR EST TRISTE ET J'AI VU TOUŠ LES FILMS DE JERRY LEWIS) On a marché toute la journée. Ca nous a wendus twistes mais ca nous a fait pwendwe des bonnes decisions. On va la prendre d'assaut, la Toune. On va la forcer, l'hostie! Elle ne viendra pas nous chercher : plus ďaffaire de s'écraser par terre puis d'attendre que la poussiere nous enterre. On va s'imposer, plus d'affaire de s'offrir au bout dune perche longue. On va déran-ger, ennuyer, sollicker. On va l'achaler jusqu a tant quelle abandonne et s'abandonne. On va 1 user. On va la suivre partout, occuper tout le temps toute la place ä côté d'elle; on va jouir d'elle malgré eile. Quand eile va dire : « Allez-vous-en, man! » on ne fera plus les susceptibles, les chiens battus, on va lui répondre du tic au tac : « Fuck you, man, on reste! » Et on va rester! On en a marché un coup. II faisait beau. On respirait le soleil comme des nageurs épuisés avalent de I'eau. On est revenus gonflés, bouffis, bleus, tout étranglés en dedans. Avoir, comme une effervescence, dans toutes tes tripes, envie qu'elles zé, qu'elles zécla, qu'elles zéclatent, que toute la marde gicle! On a presque tout vendu. II nous reste le matelas, le 167 réchaud, le toaster. Dans ľappartement déserté, od le moindre bruit soulěve des échos montagnards, on crie On veut se vomir, se vider. Cest comme un concours : c'est ä qui criera le plus longtemps dun seul coup. Mais on est intarissables; on s'essouffle, fatigue, et puis c'est tout. Aussitôt le cri lancé, nos ventres se remplis. sent. On se dit que vivre c'est étre intarissable, inépui-sable. (On la trouve bien bonne!) On se dit que c'est une affaire de temps : tu tues une heure, qu'est-ce que ca donne ? tu es pris avec une autre tout de suite aprěs. C'est griffer, mordre, déchirer qu'il faudrait, qu'on se dit. Descendre dans la rue avec chacun un fusil, tirer dans les pneus des autos, les jambes des petits vieux de l'Hospice, les barbes des socialistes, des séparatistes, des fellinistes. On enrage, on est amers ä gros bouillons. Mais nous ne pouvons pas nous en vouloir, car nous ne voulons pas ca, nous ne ľavons pas cherché, c'est un mauvais tour que nous nous sommes fait jouer. Nicole, tout ce quelle peut faire, c'est me dire : « Prends sur toi, mon beau André, prends sur toi, eher. » Et moi tout ce que je peux faire c'est dire ä Nicole : « Laisse-toi pas faire, ma Colline, laisse-toi pas avoir, chěre; sursum corda; hosanna; roffe and toffe! » Le fruit de toutes nos ventes est $95. Avec les 50 d'entre les seins de Nicole ca fait 145. Les $50, on ne veut pas y toucher, on veut se faire enterrer avec, comme Néfertiti et Aménophis IV. On va écrire dans notre testament : « On n'a pas dépensé nos $ 50 parce qu'on n'a rien trouvé dans vos hosties de rues qui valaient $50. » Ca ne veut pas dire grand-chose mais c'est mieux comme ca. On ne tient pas tellement ä se faire comprendre. II n'y a personne qui vaut la peine que tu te creuses la téte pour te faire comprendre, bonhomme, anyway'. C'est divisé en deux : femmes et frommes. Les femmes pensent que ce qu'elles ont de plus précieux ä te donner c'est leur cul, les hommes que c'est leurs bidoux2. Wow ! Quant aux $ 95, on va les boire (mais petit ä petit, de facon qu'ils durent long-temps, vois-tu un peu ce que je veux dire ?). On est trop twistes ! Ca n'a plus de bon sens ! On est au bout de nos forces ! Hé! ca rime ä quoi ? C'est le sens de l'humour qui nous tient. On va leur montrer, qu'on se dit. Au lieu de se ruiner la santé ä combattre ľangoisse, ľanxiété, la nervositě, on va les cultiver, qu'on se dit, on va les rendre dix fois plus pires qu'elles sont lä puis on va les toffer, puis on ne craquera pas, puis on va vivre pour la seule gloire de les supporter. On va leur en boucher un coin, qu'on se dit. De quel bois qu'on se chauffe ! Tu pourras te vanter de nous avoir déprimés, mais pas de nous avoir tués, O.K. lä? * Les mercenaires de Graham Bell nous téléphonent pour nous annoncer que ca y est, que leur patience est ä bout, qu'ils vont nous couper le telephone. On crane : « Coupez toujours, papillons ! » On leur fait des calem-bours, cette fiente de l'esprit : « Plus de telephone, plus de fonne mais le fonne c'est platte! » — Plus de telephone... Bah !... Ca fait quelque chose ä dire ä la Toune ! Quelque chose ä dire ä la Toune c'est pas rien. D'autant plus que comme on a plus le telephone on va pouvoir aller lui dire en personne... 1. Ennéoué. 2. Dollars, contraction populaire de billets doux. 168 169 On marche vite sur la Côte Sainte-Catherine, on se dépéche, on a hate ďannoncer ä notre Toune qu'ils nous ont coupe le telephone, les hosties de chiens sales. Mais on a un peu peur. Les gens n'aiment pas que tu les achales avec tes problěmes. — Quel air qu'on va prendre pour lui dire ga ? — Un air... guilleret, chěre! — O.K.! Ne pas oublier de prendre, aussitôt quelle va ouvrir la porte, un air guilleret. Avec les gens, il ne faut jamais avoir l'air miserable et piteux : ils détestent ca, ga les déprime, ga leur gate le reste de la journée. Ils ten veulent puis tu n'es pas plus avancé, au contraire. Ca et tout un tas d'autres bonnes resolutions pour aboutir ä ce que la femme de menage nous dise que Mame Degrandpré est partie magasiner avec sa mere puis quelle sait pas quand est-ce qu'elles vont revenir. « Voulez-vous que je prenne le message ? » On se rembarque sur le trottoir. Mais on n'est plus presses. Si on n'arrive pas aujourďhui ä Notre-Dame-de-Gráce, on arrivera en 1997. — Traine pas tes pieds, chěre, ga me demoralise. — Qu'est-ce que t'as, ga va pas bien ? — Comment ga va pas bien ? C'est toi qui te traines les pieds, c'est moi qui devrais te demander ga... Salopette, gants, casque de bain, on frappe Lai'nou en pleine inspiration (mais c'est de l'expiration, bon-homme, si tu veux le savoir). On la derange mais eile est contente. II n'y a rien quelle aime comme se faire interrompre quand eile peint. Moins eile peint plus ses tableaux sont rares. Plus ils sont rares plus les gens trouvent qu'elle a du talent. Prolifique, ga fait vil. — Ca y est : on a plus le telephone. La Cie Bell nous l'a coupé, cette hostie de chienne sale-lä! Elle est estomaquée. Quelle anarchie! « On peut-u donner ton numero de telephone ä Petit Pois ? » Oui. Bon; alors on lui expose dune maniere tragique les details de notre statégie ou vice versa (d'une maniere stratégique notre tragédie...) — Comme ga, quand eile voudra nous atteindre, eile pourra téléphoner ici. Alors toi tu réponds puis tu prends le message. II y a un telephone public au coin de Rachel puis Saint-Urbain; alors nous on t'appelle réguliěrement de lä puis on te demande si tu as un message. On peut pas l'appeler, eile, toutes les cinq minutes, pour lui demander si eile a eu affaire ä nous parier, tu comprends ? — Énervez-vous pas! J'horreur de ga! Vous l'aimez pas pour rire votre Petit Pois, hein ?... C'est con mais je la trouve chouette moi aussi. Elle fait un peu trop sa Jane Fonda pour mon goüt... mais ga part des tripes, c'est sincere. En tout cas, eile mäche pas ses mots quand eile a de quoi ä dire : ga pěte, ôtez-vous de lä! Je l'ai vue une couple de fois ä l'Accroc, j'ai pas ose l'emmerder. Chacun dans son petit trou dans son petit monde, hein?... C'est vrai ce qu'on dit qu'elle a un faible pour les motards, les Hell's Angels ?... Et puis alors, comme eile dit, eile nous chante ironiquement : « II avait des bottes, des bottes de moto, un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos... » Le hit d'Édith Piaf, tu sais ? On n'aime pas ga. On dit bye-bye, on sen va. On la laisseä sa trop facile expiration, pour la punir. On retourne ä Outremont. On s'assoit dans le pare Lyndon-Johnson; lä méme oú notre Toune faisait de la bicyclette avant de faire la suffragette. On est génés pour le moment d'aller refaire sonner la sonnette de sa grosse maisonnette; on attend que notre timidité tombe. On s'encourage en se disant que l'avenir est aux audacieux. On se lěve, on traverse en tremblant la rue 170 171 F Pratte. On manque se faire écraser par une de ces voitures-sport qui ont deux silencieux (un de chaque bord) qui pětent fort. — Grosse Corvette tite quéquette! La méme femme de menage que tout ä l'heure nous donne la méme deception que tout ä l'heure.« Voulez-vous que je prenne le message ? » D'apres la position du soleil, les trois quarts de 1'aprěs-midi sont passes. Plus qu'on marche plus qu'on va bien. On va passer ä travers. Pour ne pas perdre le tempo, on va continuer jusqu'aux Petites Editions. Ca va nous faire plaisir de sentir que ca ennuie Roger qu'on n'ait plus rien, méme plus le telephone, qu'on est rendus trop heavy pour qu'il nous porte. Ca va faire notre affaire aussi de sentir que ca fait chier Sex-Expel que Roger recoive sans rendez-vous, comme des fami-liers, deux téteux comme nous, du méme bas étage qu'elle (notre diplome des Beaux-Arts vaut bien son certificat de business college). En descendant ľescalier, en pleine forme, préts ä tout pour ne pas se laisser déprimer, on se fait accrocher par notre Lituanien. — Pay! Please ! — Sorry ! No money! La chicane prend, les menaces se heurtent aüx insultes, les gros méchants mots bruns sont laches, ah! puis va done chier puis manche done un char de marde. Une fois sortis, on se regarde pour voir dans quel état cette épreuve nous a mis. Le sang nous a monté un peu aux oreilles mais le moral n'est pas abimé. — Gros Jean par-devant comme par-derriěre... — Arréte, eher; tu me fais rire quand tu fais des farces. On passe par l'avenue du Pare et la rue Bernard, oú que e'est juif et que ca bouge. Sur la Côte-Sainte-Catherine, e'est mort, e'est des maisons élevées sur des carrés de gazon clotures, une double file de tombeaux. On s'arréte dans une pharmacie pour se munir de crayons et de sketch-books. On s'arréte dans une épicerie pour s'armer d'une douzaine de Heidelberg en canettes. En canettes parce que la caisse a une poignée 173 bien pratique pour le transport individuel ä pied. On sen va assiéger notre Toune! On s'est arrétés dansun restaurant pour téléphoner chez eile pour savoir si eile y est. Elle y est. Cest tranquille dans le pare Lyndon-Johnson. Une petite vieille s'amene de temps en temps, qui vient faire faire ä son toutou tout fou, pármi Ies couteaux tendre des iris, sa petite crotte. On est assis sur un de ces bancs publics périphériques coulés dans le béton pour que tu ne te sau ves pas a vec, parce qu'on est méfiant ä Outremont. On a la téte dans les jeux des moineaux et dans les frémissements des feuilles frai-ches-dépliées, encore cirées, dun grand érable. On tourne le dos ä la grosse maisonnette. On est tout ä côté de notre Toune; si on n'avait pas peur de se faire remarquer en observant les fenétres, on pourrait voir bouger son ombre. Peut-étre quelle viendra, tout ä ľheure, étendre sa solitude oisive juste lä, sur ce coin de pelouse, pour repenser son role dans notre société de consummation guettée par l'acculturation. Comme e'est bon, tout ä coup, aprěs si longtemps, dessiner, copier, ou imaginer des invraisemblances et trouver les lignes qui les font voir... Nicole fait passer des voiliers sales et déchirés entre les lampadaires de la rue Dunlop, si chic. Je fais tournoyer flammes et fumées dans le bassin oü Cupidon, juché sur une vasque, se fait arroser par cent canards. Nicole se dépéche de terminer ses croquis pour me les montrer. Je me häte de completer les miens pour qu'elle me dise comment quelle les trouve. On se complimente : e'est beau, magnifique, superbe (ä quoi ca nous avancerait de nous déprécier, dénigrer, désenthousiasmer). Pour avaler mieux toutes nos louanges, on débouche deux autres canettes en tirant la languette (un autre grand 174 avantage des canettes e'est qu'on peut les ouvrir sans Ouvre-bouteille, sans machin, sans rien). On guette. Nos oreilles sont prétes : si la Toune ouvre la porte, on va entendre grincer les gonds, claquer le péne. Mais ce n'est pas nécessaire qu'elle sorte, qu'on la suive comme des detectives de films ou _- suivant ce qu'on a imagine — qu'on courre la rejoindre, qu'on l'accompagne dans ses courses en la tenant par la main. Ce n'est méme pas desirable, au fond. La sentir lä, derriěre nous, de lautre côté de cette rue chic, c'est bon. Quand c'est bon e'est assez. On ľa guettée jusqua la fin de la biěre, qui a coincide avec la tombée du jour. II n'est rien arrive de special. Vers le milieu de 1'aprěs-midi, un livreur de chez Simpsons s'est présenté, les bras charges de paquets. Quand la Toune a ouvert on a détourné la téte par prudence comme des detectives de films. Le gars est ressorti presque tout de suite, soulevant son képi d'une main, essuyant son front de lautre. Quand l'incident a été clos, on en a dessiné les étapes, dans le style cartoons : avec des dialogues en bulles et tout. « Me voici, votre aimable livreur de chez Simpsons! — lis vous exploitent, je gage, ils vous obligent ä parier en anglais, leur sale langue, je gage; donnez-moi un bon french kiss pour vous remonter le moral! —glurrp ! GLURRRRp! — Squel sbon spourboire! Stabarnak! Je suis content d'etre venu! Allez-vous me faire venir encore ? » On a regardé le soleil se coucher, reposer ses ailes rouges d'un bout ä lautre de ľhorizon, colorer les érables en arbres de Noěl. Si on avait eu un kodak on aurait pris des photos, comme des touristes. C'est con (comme dirait Lai'nou) mais c'était beau. On a assisté au retour de Roger. La porte du garage doit étre munie 175 d'un ceil électronique car eile s'est ouverte toute seule ä ľapproche de la Citroen. On est revenus lentement ä la maison. Ľobscurité de la Côte Sainte-Catherine nous caressait le visage, comme du vent. Le ciment des trottoirs feutrait nos pas, comme un tapis de Turquie. Monte l'escalier en douceur pour ne pas se faire accrocher comme ce matin. Sort la clé : eile n'entre plus dans le trou. Zigonne, zigonne : c'est clair : la serrure a été remplacée. Fuck! Le Lituanien, en pantoufles, les bretelles sur la croupe, n'a pas Fair d'avoir envie de faire des farces. Je braque la clé sous son nez : « Voulez-vous bien me dire ce que c'est que ca veut dire ? — You pay you stay ! You no pay you go'! » Quel jargon! II monte nous débarrer la porte. II bougonne : « Last time ! » Fuck you! qu'on se dit. Mais c'est un bon gars, ce n'est pas de sa faute. C'est la petite blonde bécheuse qui ľa monté contre nous. Puis on sen sacre. C'est notre derniěre nuit ici : last time. On empor-tera rien. Le chat, si Nicole y tient ä tout prix, mais moi ca ne me fait rien. Maintenant que notre coquille est détruite, qu'on est ä un pas d'etre partis des lieux et des objets oú les jeux de l'habitude avaient tissé des toiles oú faire courir des idées et des sentiments, maintenant qu'il ne reste plus rien de ca, on peut le dire sans se tromper : il n'y avait rien, iL n'ya rien tout court. En vidant l'appartement, on s'est vidés. Et lä on voit, on sait, avec force, comme tout nus dans la neige, que ce qu'on est vraiment c'est un vide (un vrai vide, un qui aspire, un vacuum), que ce vide garde tout le temps sa force de vide, sa faim douloureuse, que 5a dévore tout ä mesure, nous avec, que pour qu'il marche 1. Tu paies tu restes. Tu paies pas tu t'en vas. bien (et qu'on marche bien nous aussi) il ne faut pas qu'il soit obstrué... comme quand tu essaies de te cramponner ä l'ouverture pour te garder (ta vertu, ta jeunesse, ton ideal, ta reputation, ta personnalité). On a trouvé qu'on est un vide qui se refait, que c'est 5a notre sens, et on est contents. Ce dernier paragraphe est trěs pedant et, qui pis est, n'a rien ä voir ou presque avec ce qui a vraiment eu lieu. On était en train de déchirer nos fascicules d'Alpha, si tendrement acquis, lus, conserves, relies. Nicole était au bord des larmes : — Lä, ca y est, il nous reste plus rien... J'ai répondu, ä tout hasard, pour la rassurer : — Voyons voyons, il nous reste... ce qu'on va faire. — Qu'est-ce qui va rester aprěs ce qu'on va faire... ? — Si on le jette encore, si on s'accroche pas, si on s'en souvient méme plus, il va encore rester rien. C'est-ä-dire qu'il va rester encore toute la place, c'est-ä-dire notre pleine liberté... Mais il nous reste encore notre Flore laurentienne, ses 642 genres et 1 568 espěces. * Le chat a compris tout seul que son rěgne de ľavenue de l'Esplanade était fini. Avant, aussitôt qu'il mettait les pieds dehors il se déchainait, il disparaissait dans un soulěvement de poussiěres, comme le Road-Runner (mip! mip! tu sais ?), on le perdait. Il fallait faire la tournée complete des poubelles des cours, des galeries et des ruelles avant de tomber sur celle qu'il était en train de détrousser; ca prenait toute la nuit; c'était immanquable. Lä, pas de fúrie, aucune galipette : il a reniflé le temps, il a pris un air songeur, ses narines ont IP' palpité, comme pour analyser, decoder, et il a attendu qu'on passe devant. II nous a suivis tout le long, tout droit, la queue en l'air, touffue comme un panache, épique. Aux intersections dangereuses, on l'a pris danš nos bras; on ne tient pas ä lui plus que ca, mais on n'est pas des cruels. A la fontaine Rubenstein, réservée au genre humain, on l'a fait boire; il était temps, sa Iangue trainait par terre. II a trouvé le voyage long. Quand tu tombes couché sur le flanc aprěs chaque chaine de trottoir et qu'il faut que tu halětes ä grosses gouttes pour retrouver ton souffle c'est signe que tu as häte d'arriver. On ľaurait bien porté vers la fin, mais c'est un chat fier, il ne supporte pas 5a. II s'est trainé jusqu'au nid frais que lui faisait un coin chauve de la pelouse; et lä il dort, enroulé, blotti dans son propre ventre; les jappements des chiens qui considěrent le pare comme leur cabinet d'aisances personnel, il ne les entend méme pas. Pourtant, lui, la bagarre!... On le regarde, comme pour la premiere fois. Nous le dessi-nons, émus. On se dit : notre chat cet inconnu!... Ce doit étre l'effet du depart. En fouillant dans le sac de Nicole pour trouver des allumettes, je rencontre la fameuse enveloppe des CP-CN Telecommunications od eile a enfermé des pelures d'orange. « T'as garde ca ? — Oui, eher! —T'es drôle... — Oui, eher. » (Nicole avait raison : ga a fini par faire quelque chose : le papier, gris, a beaucoup páli; les pelures ont séché, on sent qu'elles se pulvériseraient sous la moindre pression.) J'ai termine Chat se reposant aprěs une longue mar-che. Je m'attaque ä Jeune Femme dessinant sa lime ä ongles en buvant sa biere. Assis par terre devant mon sujet, je fais face ä la grosse maisonnette, ce qui me permet une plus grande vigilance. Aujourd'hui, la Toune est sortie. On a telephone, 5a n'a pas répondu... On l'attend. Pour s'encourager on s'est dit : tout ce qui sort finit par rentrer. On s'est dit : si eile est assez grande pour partir eile est assez grande pour revenir. On s'est dit : quelle ait laissé son cottage lä c'est signe qu'elle n'est pas allée bien loin... Toutes sortes d'affaires comme ga. Nicole dessine vraiment sa lime ä ongles. Elle essaie de représenter fidělement le côté (on ne peut pas rendre dans un seul dessin les deux faces ďun objet, tu sais) qui porte la marque (pedras), l'embleme (un dragon appuyé sur la base d'un grand D comme pour se donner un élan pour sauter ä travers) et le nom du lieu de fabrication (Solingen-Germany). Elle entend pousser l'exactitude jusqu a reproduire ligne par ligne les trois couches de sillons, une centaine chacune, qui se croisent pour donner la surface abrasive. Nicole a trouvé le titre de son oeuvre (Le printemps regarde de trěs pres), avant de commencer. C'est sa fagon de procéder. Elle aime les titres et ceux qu'elle trouve ont un genre bien ä eux qui force l'admiration; comme quoi c'est en suivant la pente de ses goüts qu'on peut le plus s'affirmer, se distinguer, réussir. En 1966, quand on a exposé, eile a trouvé touš les titres toute seule. Si eile ne se retenait pas, eile ferait carriěre ďintituler. Comme ďautres font des ceuvres sans titres, eile ne ferait que des titres, des titres sans ceuvres. Ca aurait l'air de quoi ? Elle serait trop en avance sur son siěcle; le monde n'est pas prét. — Ca fait dix ans aujourd'hui que la mere est morte... C'est pas d'hier. — On pourra plus la réchapper, je pense, lä, hein ? — Grand niaiseux! Nicole connait par cceur toutes les dates historiques de la famille : un pere, une mere, quatre frěres, trois sceurs... Mais celle d'aujourd'hui est facile ä retenir; 178 179 eile coincide avec sa propre date de naissance. Je fais semblant de ne pas voir le rapport; je suis contre la celebration des anniversaires; je trouve ca déprimant. Moi, c'est vieillis tant que tu veux mais mets-moi-le pas sous le nez. Je suis strict et severe lä-dessus. Soudain, tout ä coup, brusquement, de nulle part, comme portée par sa robe longue, qui roule des vagues blanches ä ses pieds, notre belle amie traverse la rue. I C'est beaucoup trop, c'est trop magique, ca coupe le souffle, ca brouille la vue : avec des ailes, noires, en désordre sur son dos, c'est un ange qui fait le paradis buissonnier. On n'a pas vu stopper le taxi, trop de par ici; on n'a pas vu le chauffeur trop ordinaire, lui ouvrir la portiere. Elle nous voit, eile vient, quel bonheur! Elle court vers nous, court, avec des rires plein le vent qui agacent ses cheveux, eile court pour nous donner, vite, plus vite, au plus vite, son visage ä embrasser. — Ah mes trésors! Quelle bonne apparition vous étes! J etais heureuse puis j'allais me retrouver toute seule dans mon coin; c'est si triste d'etre seule quand on est heureuse! Ah il m'arrive monts et merveilles! — Ah raconte, parle, dis-nous tout! Tout tout tout! — Tout ä l'heure! J'appelle Roger, je dételle puis je reviens! Stand by! Elle est trop too much ma robe, hein ? — Elle est trěs belle mais tu es mieux qu'elle. Elle s'est mis des jeans et une veste de cowboy. En la I voyant revenir, changée ainsi en Hell's Angel, on se dit qu'on aimerait mieux étre de ceux pour qui eile setait déguisée en Pauline Bonaparte. Elle se roule par terre avec le chat dans les bras; toutes sortes de brins d'herbe et de poussiěres se mélent ä sa criniěre, si soignée, si lustrée. Elle m'attrape par un pied pour me faire tomber; je me dégage; je suis trop gauche pour me chamailler; j'aurais l'air complětement ridicule. gt puis n'est pas enjoué qui veut. Elle scrute nos sketch-books, découvre nos talents, pousse des fan-tas-tik! de connaisseur-averti-en-vaut-deux : « Si vous faites des huiles dans ce bag-lä, je suis préte ä en acheter! Sans farce! C'est vraiment trop too much! » On fait les pas-intéressés, les au-dessus-de-ca. On se doit bien ca, nous que tant ďagences de publicite ont vires de bord, offenses et humiliés. — C'est quoi done, tes monts et merveilles ? Son dernier film, As-tu fou ou froid ? (« Quel beau titre! » s eerie Nicole, experte), a été choisi, tout ä l'heure méme, pour étre présenté ä la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes... II a été sélec-tionné, man! « lis vont le savoir, ces cons-lä, comment qu'on s'appelle! » Couchée de tout son long, eile pointe un index menacant en regardant le ciel avec des yeux écarquillés tout habités de tonnerreset declairs. « On va leur montrer, aux Francais, oú qu'on se la met, leur petite culture bourgeoise florissante au Pěre-Lachaise! On va leur en faire des colons, de la neige, des Maria-Chapdelaine! Dans dix ans, c'est eux qui vont se mettre ä nos genoux pour qu'on les civilise! Leurs enfants vont apprendre la grammaire joual puis c'est les pieces de Michel Tremblay qui vont les faire flipper ä la Comédie-Francaise! lis sont pas dedans, man! » Puis eile éclate de rire, comme si eile avait voulu faire une farce. « Je vous ai fait peur, hein ? » Ca nous a fait drôle en tout cas, man... La conversation est tombée. Si ca continue la Toune va s'impatienter et décamper. Je me creuse la téte pour trouver de quoi la retenir. — Je voulais pas te le dire mais l'occasion est trop belle : c'est l'anniversaire de Nicole! Ca prend. Aussitôt donnés les 29 coups de bascule (29 ans! déjä! pauvre Colline! quelle cruauté! fuck!), 180 181 tout le monde est embarqué dans le taxi, le chat avec et le diable de rire et de chanter nous empörte a' l'Accroc (pour dire comme les habitues), la place correcte pour f éter ca. La Toune dit quelle ne trouve pas le homard Thermidor si frais que ca, qu'elle croit qu'il a marché tout le long depuis le Maine. Nous on le trouve excellent. On a faim. Puis cest gratuit. Puis décortiquer des pinces, des pattes, des antennes ä moitié pétrifiées avec des casse-noisettes qui dérapent tout le temps, cest du labeur, ca creuse 1'appétit. Reinette DuHamel, gloire nationale, en passant pour aller aux toilettes, nous a apercus. Elle a fait un stop pour embrasser son « beau Petit Pois » et faire des caresses au chat. Elle nous a dit alio, mais avec une facon de nous regarder un peu ä côté qui laisse croire qu'elle était jalouse. En ressortant des toilettes, eile est passée par la table de Pascale Lafond (une pasionaria professionnelle) et Claude Gervais (une vieille connais-sance) pour leur signaler la presence de la Toune. Par la suite, chacun leur tour, sur le chemin des toilettes eux aussi, ils sont arrétés prendre de ses nouvelles et faire des petites maniěres au chat. Pascale Lafond a marmonné « Plaisir », expression exagérément euphé-mique, quand on lui a été présentés. On lui a répondu « Vous étes trěs ressemblante » ; a-t-elle saisi 1'astuce? Claude Gervais s'est inscrit le méme jour que Lai'nou et nous aux Beaux-Arts. En classe, on s'assoyait ensemble; on s'entendait bien. Il a abandonné aprěs quelques mois; il trouvait les profs trop cons, les cours trop dégueulasses, comme il y en avait tant. Il passe pour le premier contestataire de la deuxiěme vague de contestation artistique québécoise, la premiere vague remontant au Manifeste global des Automartyrs1 (on s'est 1. Automatistes. 182 aSSez fait rebattre les oreilles avec leurs histoires pour avoir le privilege de deformer leur nom). On s'est presque jetés dans ses bras : « Claude Gervais! O toi! Vieux bomme! Copain! Camarade! » Lui, du bout des dents : « Qu'est-ce que c'est ? » Ce n'est pas nous qu'une grosse barbe noire rendait méconnaissables, c'est lui! La Toune tenait parole : eile n'avait encore dit ä personne que As-tu fou ou froid? avait été sélectionné. En entrant, eile avait jeté un coup d'oeil goguenard sur la clientele et nous avait glissé ä l'oreille : « Je leur dirai pas que j'ai été sélectionnée... ils salissent trop tout... ca va étre le secret de la féte de Nicole... mais j'aimerais 5a étre lä pour les voir halluciner quand ils vont l'apprendre. » Tout le monde regardait, goguenard, en allant aux toilettes, les téteux qui mangeaient ä la table de Petit Pois; tout allait bien. C'est quand eile a apercu le directeur de la revue Camera Améra que 5a s'est morpionné. « Lui, je peux lui dire, c'est un gars correct. » — Psssst!... Plateau!... Plateau!... Ici! J'ai un bon scoop pour toi : je viens d'etre sélectionnée pour Cannes!... La Toune alors nous a tourné le dos, s'est pámée, s'est jetée avec Plateau (Nicole a compris Pluto) dans une folle jasette d'admiration cinématographique mutuelle qui est venue ä bout de notre patience spectatrice beate peu aprěs minuit, et qui ne doit pas encore avoir dérougi. Elle ne s'est plus occupée de nous, sauf une regrettable fois. Elle a poussé son homard Thermidor ä peine entamé de notre côté pour qu'on fasse des bouchées pour le chat pour qu'il cesse de miauler pour qu'ils s'entendent jaser. Dehors, aprěs deux pas d'un côté puis deux pas de lautre, on s'est arrétés sec. Quand on se souvient qu'on n'a plus de domicile aprěs avoir passé la journée sans y 183 repenser, quand le flash te prend, 5a donne un coup, ]es jambes te manquent. Puis on šest dit qu'au fondc'est bien qu'on n'ait plus notre petit lit dans notre petite chambre, comme tout le monde... pas nous : c'est notre cri du coeur. On a enclenché notre pilote autorna-tique et on a laissé aller. On s'est ramassés chez Laínou. Lainou a l'air contente de nous héberger « en attendant ». Pas son Idealisté. II fait tout pour nous écceu-rer. Cherchant ä nous rassurer, Lainou nous a glissé ä l'oreille, pendant qu'il pissait en blasphémant tout son joual, la porte des toilettes laissée grande ouverte expres : « Laissez-vous pas intimider; s'il continue ä déconner, il va avoir affaire ä moi! » Lá, mamoureuse, baveuse, toute mouillée : « Pour-quoi t'es pas content, mon pilou ? Pourquoi t'es pas gentil avec mes cppains, mon guili ? » Non satisfait de ne pas pouvoir nous sentir, Monsieur est allergique aux chats. II se plaint que ca le fait renifler, éternuer, tousser, que ca lui donne des déman-geaisons, l'asthme, qu'enfin ca ľempéche de dormir. J'ai beau dire, on sen sacre, ca nous est catégorique-ment égal. C'est ici qu'on couche, nous. Lui, si ca ne fait pas son affaire, qu'il qu'il qu'il! De toute facon, on descend trop vite vers oů on va : on n'est plus arrétables. De toute facon on n'a plus de fierté, de timidité, d'amour-propre : on a tout débran-ché 9a, ca ne joue plus, ca n'existe plus. On est ni effrontés ni délicats : on est la; c'est tout ce qu'on est. Maintenant, on se prend oú on se trouve, et puis c'est tout. O.K., P.D.? * 184 Méme les sieges des cuvettes des toilettes ont des ooms et des auteurs. Celui de chez Lainou s'appelle tuffy et est signé Beneke. Mon idée c'est que c'est ceux 1 qUi ne deviennent pas paranoiaques qui sont malades. I Ca a mal dormi. Nicole avait peur que ľldéaliste fasse une job au chat, qu'il le passe tout vif dans le nioulin ä viande par exemple. Elle se levait aux demi- { heures pour aller verifier. Lainou est matinale (six heures et demie sept heures) et ca la frustre de voir des gens manquer ce quelle considěre comme la meilleure partie de la journée. « C'est con mais c'est stimulant de sentir tout recom-mencerl » Tout quoi ? Pour se faire pardonner de nous réveiller ä onze heures, eile ľa fait avec un plateau oü fumait du café, tremblaient des oeufs, se tordait du bacon. A un petit repas par jour j'engraisse; si je me mets ä en prendre deux jeclate. Si j'avais dit : « J'ai pas faim, j'en veux pas », Lainou aurait été vexée. Je me suis dit « Bah une fois n'est pas coutume » puis j'ai tout englouti. Nicole vacillait; son petit dejeuner termine, eile est retombée comme une masse au fond des draps. Pendant que Lainou lui flattait les cheveux sous pretexte de favoriser la detente, je me suis levé, désarmé jusqu'aux dents, pour aller faire la paix avec ľldéaliste. J etais prét ä m'abaisser jusqu a étre élo-gieux sur sa facon de revendre $100 des bagues hongkongnaises ä $ 1 la douzaine; mais c'est le meil-leur moyen de vaincre un arrogant que de le rendre ridicule en le faisant mordre ä des compliments exagé-rés; fais toujours beaucoup plus de louanges que le f gars en mérite, bonhomme. J'ai trouvé le tabac que I ľldéaliste sěme partout en roulant lui-méme, ostensi-blement, ses cigarettes, mais je n'ai pas trouvé lui. « Oů est-ce qu'il est, ton rastaquouěre ? — Il a télé- 185 TT phoné ä une certaine Ginette et puis alors il est parti. Que le diable ľemporte! — Lá tu paries! » On n'est plus peureux, anxieux, niaiseux; on n'a plus ďáge, ďusages, de visage; on a tout jeté ca. On a envie de voir notre Toune... puis c'est tout ce qu'on est... puis c'est tout ce qu'on a... puis c'est correct. On fait done sonner la sonnette de la grosse maisonnette. On a entre les mains un bon pretexte : Le Devoir, qui lui consacre la haute moitié de la premiere page de son supplement artistique hebdomadaire. « Petit Pois et la femme foetale »! Si avec ca eile n'enfonce pas Germaine Greer et sa femme eunuque, le public mon-tréalais n'a pas de talent, ou il n'est pas patriote, ce qui dans le contexte actuel revient au mérae, c'est-ä-dire ä rien. En attendant, personne ne vient répondre; sous les coups répétés de nos poings réunis toute la rue Dunlop semble sonner le creux. Debout sur ma courte échelle, le nez sur la vitre, les mains enceillěres, Nicole scrute les ombrages du salon style canadien décapé : rien, pas plus de femme foetale que de femme eunuque. Pour avoir le coeur net, allons voir si la petite Citroen est tapie dans son petit garage. Pas de DS et plus de freins ä notre détresse. Ca allait si bien quand on était en chemin! Ah qu'on n'aurait done pas du arriver! On fait le tour de la grosse maisonnette en regardant dans touš les coins, angles, anfractuosités; on regarde entre Ies pieds de la haie de chěvrefeuille rasée platte. Pour se donner le temps de se remettre de ľétourdisse-ment de la deception, nos cceurs nous ont mis dans la téte que notre Toune n'a pas pu s'absenter sans nous laisser une lettre, un rendez-vous, un numero de telephone; c'est ce qu'on cherche. Oil es-tu ? On retourne les cailloux, on rampe sous la galerie. Ca aide, oui oui! — Je te gage, chěre, qu'ils passent leurs ouiquennes dans le Nord, les cochons. Je te gage qu'ils possědent un petit chalet ä flanc de petite montagne, les cochons, qu'un petit escalier abrupt descend jusqu'au sable fin d'un petit lac que les hors-bord n'ont pas le droit de sillonner ä cause qu'on ne monte pas dans le Nord pour entendre du bruit mais bien pour avoir la paix. Comme les Anglais, les cochons! On disait du mal de l'Accroc sans savoir, poussés par une sorte de jalousie preventive. On n'y avait jamais mis les pieds. Ce n'est pas le cénacle qu'on imaginait méchamment. Les vedettes y sont plus nombreuses en photos dédicacées au patron accrochées au-dessus du bar, en phrases de feu lapidaires opaques (« Vis plus souvent tu mourras moins longtemps ») gravées dans le crépi des murs... qu'en personne. C'est plutôt une montre, une vitrine oú viennent prendre des airs les pauvres aspirants artistes téteux d'artistes et haineux ďartistes, les ombres brillantes et les médioeres sublimes dans notre genre. Sur la terrasse, on n'a qua tendre la jambe pour mettre le pied dans le courant tumultueux du boulevard Maisonneuve. Sur la terrasse, on est bien place pour passer des remarques désobligeantes politiques engagées sur les passants, des étudiants de chez Sir George pour la plupart, des adolescents longs et páles de Pointe-Claire et Baie-d'Urfé qui viennent sous nos nez apprendre ä nous polytechniaiser, sciencessocialiéner, hautesétulíser et marketyriser dans la langue des hot dogs et des milk shakes. Mais nous, ce n'est pas pour ca qu'on est venus. On est venus pour voir si on ne rencontrerait pas quelqu'un qui pourrait nous dire oú notre Toune (nous) est partie. — Tiens ! Lá ! Lui! On le connait! C'est Louis Caron, 1 etre joual supérieur. II était du voyage ä ľaéroport. C'est lui qui ne passe inapercu 186 187 nulle part. Depuis qu'il a vu (quarante-deux fois) le film Little Big John, il porte un bandeau ä plumes, se fait appeler Raton Réveur et répand la théorie que le joual est une Iangue sauvage, done indienne. Nous crions hé ä Louis Caron. Il n'a pas compris. C'est peut-étre parce qu'il n'a pas aimé le hé. On n'est pas pour lui crier Louis tout de méme. On lui crie man, méme si ca nous géne parce qu'on trouve ca complětement accul-turel. Qa marche; il nous a vus. II nous demande qu'est-ce qu'on est venus faire ici, une indigestion de Petit Pois ?... — Justement, vous ne sauriez pas par hasard ou eile est partie ? — Justement, moi itou je suis parti. Puis je sais rien ou je suis. Vous devriez venir, man, on est tellement bien! Bon! Bon! bon! Si c'est comme ca, bon! Et puis 5a ne nous humilie pas du tout méme si ca fait glousser les tables voisines. Humilie,ca n'existepas.Can'existe tellement pas que quand on a apercu Sex-Expel on n'a pas hésité ä traverser toute la salle pour déposer ä ses pieds l'expression souriante de tout ce quelle voulait. On a interprete les couplets exercés de notre déchi-rante infortune et de notre urgent besoin de trouver une job payante dans la publicite, on ľa flattée, complimentée, traitée de vous, on lui a fait tout. On a bien fait : « J'en toucherai mot ä Monsieur Degrandpré lundi, quand il sera de retour de son lac de villegiatuře přivé niché dans les Laurentides, du côté de Sainte-Aděle. » (Je grossis ici délibérément les effets de son affectation. Farce platte.) Avenue Draper, il n'y avait personne quand on est rentrés. Quand ľldéaliste est arrive, il a fait semblant de ne pas nous voir. Mais avec quelle force il a claqué la porte en se retirant dans la chambre de Lainou! Puis comment rouge comme une tomate qu'il est ressorti tout de suite pour nous crier de baisser le son de la TV. On l'a fermé complětement, pas parce qu'on a eu peur de lui mais parce que c'est plus beau sans son. La peur, ca n'existe pas. Elle joue avec le deuxiěme bouton de sa blouse; eile ne le lache pas. Le bouton du haut, eile le laisse tranquille, détaché. Quand la nervositě augmente le bouton suivant saute et ľéchancrure s echancre assez pour qu'on voie, loin du monde et du bruit comme on dit, ses seins dormir ou couver; mais la géne de déranger nous prend et on rattrape vite nos regards; peut-étre qu'un jour nous serons amis avec eux aussi. Elle digěre mal son LSD, si on comprend bien, et c'est pour ca que ses dix ongles roses, groupés comme une corolle folle autour du bouton, ne cessent de le detacher et de le rattacher. Elle ne termine pas ses phrases. Elle passe les derniers mots sous un silence oppressé puis eile en commence une autre. On ne comprend pas trop. Ca ne nous derange pas. On n'est pas catégoriquement inté-ressés. On n'est pas assez des usagers de la Contre-Culture de Consommation, la CCC. De toute facon, c'est toujours la méme chose ces histoires-lä. Quelle a passé la fin de semaine stone. Quelle a pris trois caps d'acide, que cetait du mauvais stock, quelle a fait des bad trips. Que c'est sur le hasch quelle a les meilleurs flashes. Qu'il n'y a rien pour la mettre dans le groove comme quelques bonnes sniffées de hasch. Que l'acide, man, c'est pas son bag, que ca fucke son cosmos, que lä son cosmos est aussi fucké qu'il peut. 188 189 r Qu'elle s'excuse mais qu'elle est encore toute shakée par les mauvaises vibrations. (Ma grammaire underground fait dur.) Puis boutonne puis déboutonne, comme une petite machine. Elle ne nous dit pas de nous en aller mais on sent qu'elle nous a assez vus. Mais on vient d'arriver; on veut rester plus longtemps que ca. — Y a rien qu'on pourrait faire pour te rendre service ? — Voulez-vous faire une commission ä la pharma-cie? lis font la livraison mais je veux pas voir le livreur. Cest un freak, speedy, les yeux pleins de courts-circuits. Avec mes synapses survoltées je pour-rais pas le prendre, la tete m eclaterait. Bon, fantastique, on est préts, on y va, on part... Elle trouve le moyen de faire converger au bon endroit ľidée, la force et le geste de nous embrasser. Et pendant que sa bouche donne á nos joues des petits coups de brosse fatiguée, ses doigts, célěres, véloces, continuent de boutonner puis de déboutonner. Cest fou! Quel tic! « Une minute! » Elle a oublié de nous donner ľordonnance. Elle cherche ľordonnance. Elle ne trouve pas ľordonnance. Un tiroir s'est bloqué; eile donne un grand coup, un si grand que tout le tiroir sort; ca verse, eile se retrouve avec un tiroir vide au bout des bras. Elle sacre, eile s'écrie : « Maudite ordonnance conne de calice! » Elle passe dans sa chambre. « Je l'ai! » Elle ľa. C'était enroulé ä ľintérieur de la fiole vide et la fiole vide était enfouie sous ľoreiller. Bon, fantastique. Prenez un taxi. On va marcher, pour faire des economies. — Tu trouves pas qu'elle est pas toute lä aujour-d'hui, la Toune, eher ? Court jusqu'ä la pharmacie de l'angle Bernard et Outremont. On n'est pas plus avancés. Le gars en blouse blanche regarde ľordonnance puis nous declare, ahuri : « Vous vous trompez de pharmacie. » La bonne pharmacie se trouve dans le quartier Saint-Henri, ä lautre bout tout ä fait de la ville, plus loin que chez le diable. Marcher jusque-lä, ca prendrait l'apres-midi. On comprend ce que la Toune a voulu dire quand eile nous a dit de prendre un taxi. Adieu les economies! On dit au képi du taxi de peser. « Cest urgent! » On veut faire notre commission vite, pour que la Toune soit satisfaite, pour qu'elle nous en fasse faire ďautres; quand tu sers ä quelque chose tu ne te sens pas inutile. $3.70 aller, $ 3.30 retour, $6.50 pilules; $ 13.50 en tout. Elle nous en avait donne 15. On veut lui rendre le reste. Elle ne veut rien savoir. Gardez-le. Quel gaspillage! — Pourquoi ťachětes tes pilules si loin ? Pendant que Nicole va chercher un verre d'eau, la Toune m'expJique que le pharmacien de !a fameuse pharmacie est un ami ä eile et qu'il lui accorde un rabais de 20 % sur tout, méme les choses comme le Lavoris, le Cutex, les lames de rasoir. Bon, fantastique. Mais ce n'est pas clair. Quelque chose cloche lä-dedans et ca m'agace. J'ai calculé rrientalement que $ 15 e'est dans les 200 % par rapport ä $ 6.50 et je n'en sors pas. Voulant bien faire, Nicole s'est trop dépéchée. Elle n'a pas laissé couler l'eau assez longtemps; celle qu'elle apporte avec un large sourire est tiěde et jaunátre, si peu ragoütante que la Toune a peur que sa pilule elle-méme attrape une maladie. Cest un cceur brisé, decide ä laisser couler l'eau jusqu'ä ce qu'il n'en reste plus dans le robinet, qui retourne dans la cuisine. Elle pose la capsule sur sa langue, boutonne déboutonne ; eile porte le verre ä sa bouche, boutonne déboutonne. Elle donne un coup de gosier, appuyé par un bon serrement de paupiěres. Ľinstrument a passé. 190 191 IT Operation couronnée de succěs. Elle se sent un peu mieux déjä, boutonne déboutonne, éclair d etoile noire dans lechancrure : un gain de beauté quelle a lä. — Vous auriez pas du venir. Je suis trop fuckée. Ca m'humilie que vous me voyiez comme 9a. Puis desfois j'aime ca étre toute seule. La maison est toujours pleine de monde. Entre puis sort, entre puis sort, pas de jour, pas ďheure, ca arréte pas. Elle nous a assez vus. La, c'est clair. Bon, fantasti-que. Je fais ä Nicole un clin d'ceil qui signifie qu'il est temps qu'on sacre notre camp. Mais les mauvaises vibrations de la Toune saturent l'atmosphere, et j'ai peur que ga ait empéché Nicole de comprendre mon clin d'ceil. Je lui en fais un autre. Trop tard : ce deuxiěme signe arréte le pas qu'elle faisait pour prendre congé. Pourquoi qu'il me fait tant de clins d'ceil ? Elle est toute troublée. Elle ne sait plus quoi faire, eile fige. Je recule vers la porte pour confirmer son interpretation de mon premier clin d'ceil, je bute contre le bord de lepais tapis du corridor, je tombe sur le porte-journaux hérissé de fers de lance (creation Michel Colbach), je manque de me perforer le dos ä plusieurs endroits. Qu'est-ce que tu peux faire aprěs une visitě manquée pareille, aprěs une telle rencontre frustrante ? Oü veux-tu aller aprěs une si forte illustration de la difficulté de communiquer? On a été boire ä l'Accroc. On n'a pas reconnu tout de suite Louis Chartrand. II était cache derriěre une barbe, lui aussi. On lui a fait une place entre nous puis on lui a fait prendre une biěre ä notre santé. On s'est rappele des vieux souvenirs, il essayait de peloter Nicole. C'est un gars dans notre genre, un rate total plus ou moins volontaire, qui se dit touš les aprěs-midi en se levant qu'il ne faut pas sen faire avec la vie (la mort est tellement plus importante) mais qui ne peut empécher le fiel qu'il ravale ä mesure de mousser un peu aux coins de sa bouche. On est arrives ä l'Accroc vers le milieu de 1'aprěs-midi. Quand on est ressortis aprěs le last-call', vers le milieu de la nuit, il fallait qu'on se tienne lun aprěs l'autre pour ne pas qu'on tombe, frappe les poteaux, segare, tout ca, mais 5a avait commence ä aller mieux. Quand on a vomi derriěre le Christian Science Temple, au milieu de la Côte des Neiges, on y a mis tout notre cceur. On s'est essuyé la bouche et le menton avec nos mains et nos manches, puis on s'est mis ä genoux pour s'essuyer les mains et les manches sur ľherbe, comme des dieux. Quand on a eu fini, il ne restait plus rien. Et c'est vides et propres comme deux neufs et deux nouveaux qu'on est entrés sur la pointe des pieds dans la chambre de La'inou pour voir ce qu'elle faisait sans bruit dans le noir. Elle dormait. Toute seule. Quelle tristesse! C'est macabre, la solitude des femmes refu-sées. On s'est dit : faut faire de quoi, nous si bien, si deux. On s'est couches de chaque côté d'elle, tout chaussés, tout habillés, toute l'haleine fétide. Lainou nous aime comme qu'on est. Elle n'est pas difficile comme qu'on en connait... Elle est partie, comme on dit. « Je fais un saut ä Cannes puis je vous reviens. Si j etais riche je vous emměnerais. Quelle hallucination, les jumbo jets! Avec Ougi qui dort tout le temps ! Huit heures assise au milieu de ľair ä rien faire comme une grosse conne! Ah!... »> 1. Derniěre tournée. 192 193 Elle est partie hier soir. Quand le temps est long, 0n telephone pour voir si eile est chez eile; cest contre le bon sens. Mais on ne sait jamais, peut-étre quelle a été saisie en apercevant tout en bas la Tour Eiffel et qu'au lieu de prendre sa correspondance pour Nice eile a vire de bord. La tour Eiffel, quelle mánie! Les manies, quel bordel! Les premiers pissenlits s'ouvrent dans le pare Lyndon-Johnson. Avec notre grosse cuiller on a déterré le plus beau plant, une petite forét en forme de parapluie, puis on l'a mis dans notre vieille boite de conserve, ä moitié remplie dans le bassin du Cupidon. lis sont beaux, nos pissenlits, sur la galerie de la grosse maisonnette, ä côté de la porte; ils brillent comme des ampoules de marquise de cinema. On est contents. On va aller les voir touš les jours. On va les remplacer aussitôt qu'ils vont commencer ä ne plus étre en pleine forme. Ca ne répond pas. Elle est montée dans un gros avion gris (gros ou petits, ils sont gris) avec son Ougi. C'est loufoque. On a beau faire, ca ne nous entre pas dans la tete. Ča n'existe pas! • Ici, sur la terre, dans la vie, le chat est disparu, et ľldéaliste aussi, par-dessus le marché. Quand ce n'est pas Nicole qui pleure c'est La'inou. Quand ce n'est pas une ä la fois c'est les deux ensemble. Quelle anarchie! C'est la premiere fois qu'on laissait le chat sortir tout seul. Ca faisait des jours qu'il hurlait en regardant fixement la poignée de la porte avec des yeux tout exorbités; ca lui avait rendu la voix rauque vif; ga brisait mon cceur. « Je te l'avais bien dit qu'il revien-drait pas si on le laissait partir! » Nicole veut absolu-ment que je me sente coupable. — C'est un chat surdoué, s'il s'est pas fait éeraser y a pas de raison qu'il retrouve pas son chemin! Elle ignore tout le bon sens de ce raisonnement pour ne retenir que le mot éeraser. Le mot suscitant l'image, eile voit le chat en mille miettes, eile voit le pneu ensanglanté du gros camion qui ľa repassé; et ca devient un fait accompli appréhendé grace aux menstruations. « Les intuitions feminines c'est toujours vrai! » Et la ce n'est plus des larmes, c'est du deuil. A cause que c'est ä cause du chat que Pierre Dogan est parti, il y en a qui font peser sur Pierre Dogan de lourds soupcons. J'essaie de les dissiper. — Hé! c'est pas Pierre qui a fait disparaitre le chat, c'est le chat qui a fait disparaitre Pierre! Ca aussi c'est plein de bon sens. — II est revenu, il s'est posté sur le trottoir á côté de la porte, il a attendu que le chat sorte, puis il l'a attrapé, puis il lui a tordu le cou. II est méchant, ce gars-lä; je le sens, moi! — Tu prends ta haine pour des réalités, chěre. Les efforts que faisait Pierre pour s'accommoder des troubles respiratoires que lui donnait le chat l'avaient exténué. Quand le chat s'est mis ä miauler comme un fou en regardant la poignée de la porte, Pierre n'a plus pu. Menace par les sommets de 1'hystérie et les abimes de la depression, il a place La'inou devant un ultimatum. « C'est le chat ou moi! » La'inou, dont c'est la regle ďor de mettre ľamitié au-dessus de tout, n'a pas hésité une seconde. « C'est le chat! » Pierre a crié ce qu'il a trouvé de plus guttural dans sa langue indienne et il a fait sa valise. Ce n'est pas la premiére fois qu'il part en claquant les portes comme si c'était pour toujours. Mais sa valise, il ne ľavait jamais faite encore. « Ce coup-ci c'est pour toujours, je le sens! C'est con mais ca m'a fait de quoi! » Quelque chose comme des faiblesses si violentes 194 195 qu'elle tombe et qu'elle ne peut plus se relever par ses propres moyens. Sur le divan, sur son lit, sur le plancher, dans ľescalier, partout, on passe notre ternps ä ramasser ä la petite cuiller son coeur, si robuste pourtant, si habitué. On est au Chat Noir; on est venus pour voir si Pierre y est; c'est sa discotheque préférée. « Regardez-moi ca! C'est ga ses prix : dix-sept, dix-huit ans, des petites filles! » Laínou les examine comme un grouillement de vermine. Ca prend tout pour qu'elle ne se bouche pas le nez. Cherche ľldéaliste au bar. Cherche ľldéaliste de table en table. Cherche ľldéaliste dans les toilettes. Pas de Sauvage nulle part. Ca sent la biěre. Qa donne le goüt. On va s'asseoir puis on va en prendre une avant ďaller voir ä la Petite Hutte, O.K. ? Laínou dit O.K. C'est la chanson What it is qui joue, ä tue-téte. C'est beau. Le chanteur noir crie « What it is! », le chceur noir répond « What it is what it is what it is I » Ca continue comme ca, sans fin. Les Noirs ont la voix noire, on n'a pas besoin de les voir pour savoir qu'ils sont noirs. Devant le juke-box aérodynamique truffé d'ampoules roses et bleues, ga danse : des gars aussi jolis que des filles et des filles aux cuisses emmaillotées comme des jambons; on a envie de sauter prendre une bonne mordée quand la jupette vole. Fuck! Aprěs trois biěres, Lai'nou ne veut plus entendre parier d'aller voir ä la Petite Hutte si Chose y est. Elle trouve qu'elle a assez couru aprěs lui comme c'est la. Nicole et moi, ca fait bien notre affaire. « La tu paries! » La biěre est bonne quand la musique joue fort. Et puis c'est Lai'nou qui paie : « Je veux pas voir sortir $0.01 de vos poches! » On parle de läge qu'on a. Moi je dis que je trouve que qa n'a pas de bon sens qu'on soit si vieux. Lai'nou, qui a bien onze ans de plus que nous, lěve qa de haut : « On a ľáge des pensées qu'on a avant de s'endormir. Moi, c'est les mémes que quand j'avais dix ans! T'es con, André Ferron! T'es supercon! » — Je suis content d'etre con! C'est pas difficile d'etre intelligent, tout le monde l'est! Je suis prét ä tout pour pas étre comme les autres, moi, méme étre con! « Moi aussi! » s eerie Nicole. Je ne sais pas si tu le sais mais ca bardait. Le principal c etait que Lai'nou ne pense plus ä son Pierre, qu'elle ne recommence pas ä nous écceurer avec ce profiteur, ce super-pique-assiette de la plus piětre espěce. — Y a des vieillards de quinze ans! — Puis des bébés de soixante-quinze ans! Je sais, j'ai déjä entendu ca quelque part. As-tu déjä entendu ca quelque part, toi, chěre ? — Oui Oui! rétorque Nicole, fiděle. On parlait trop fort, tout le monde nous regardait, on est partis. II n'y a rien de plus déprimant que Doris Day et Cary (11 Grant dans To Catch a Thief. C'est ce qu'on est en train \ || de se taper. On fait expres, on veut se rendre malades. ' ' On fait une experience, une exploration. C'est peut-étre les films comme ga qui sont ä l'origine du cancer. On n'en revient pas. On dit : « C'est pas vrai; c'est pas possible que ga soit pour aboutir á ga que ga fait presque trente ans qu'on surnage, qu'on se cramponne pour pas setouffer! » On dit : « Hé! c'est comme faire trois mille milles en autobus pour aller regarder un mégot de cigarette! » Maintenant, on ne sen fait plus. Maintenant, on jette ä mesure ce qu'on sent. Notre bag, man, c'est le bag vide! 196 197 * La politique, on trouvait ga cheap and heavy, grazé-viskeux. On a vu notre (absence ď) opinion se confir-mer ce soir encore en assistant sans rien dire ä une chicane qui a pris ä l'Accroc entre Lai'nou et deux jeunes intellectuels antipathiques admirateurs de notre Toune. — Si t'es pas pour le mieux-étre de la collectivité, Lai'nou, t'es contre. Y a pas personne d'anar, y a pas personne de libre, on est tous dans la marde, pour ou contre! — Moi je suis pour moi, comme les autres, comme tout le monde! Moi je trouve les autres cons, et vous me faites chier tous les deux, comme tout le monde! — Ce que tu fais pas pour nous aider ä ériger une société meilleure, ga nuit, pas moyen de sortir de lä, pas de paradoxe qui tienne! — Cest le péché par omission. Je le sais, je l'ai appris dans mon manuel de catéchisme, quand j'étais petite! — Tu pathétises ! Tu fuis dans 1 emotion 1 evidence de ta responsabilité! Tu te laves les mains dans des larmes de crocodile! — Vous puez le dogme rassis! Vous flattez des consciences contentes de jésuites gras sous vos airs casseurs et de défonceurs! Vous croyez ce que vous dites comme si vous étiez inspires par 1'Esprit-Saint! Vous me faites marrer! Cures! Cures! Cures! Tout ce que me donnent vos sermons, c'est l'envie de faire le contraire! Votre paradis rempli d'intellectuels engages, de lécheurs d'intellectuels engages, de Chinois tous habillés pareil, de forcenés de la pollution, je veux pas y aller, je crěverais d'ennui! Vos saints me dégoů- tent tellement de votre bien qu'ils me donnent envie de faire votre mal! Dites-moi ce qu'il faut faire pour étre damné par les petits cons pontifiants de votre espěce... que je le fasse... tout de suite! Et pendant que les bavasseux bavassent les vivants vivent la vie que les bavasseux leur ont bavassée en attendant qu'ils leur en bavassent une autre : commu-niste, fasciste, nudisté... Lai'nou ne sait pas boire. On n'a jamais pu aller prendre un verre avec elle sans la voir faire un esclandre. On ľa prise chacun par un bras, on ľa tirée / de sa chaise, on ľa sortie des lieux sous les regards malotrus : « Laisse faire ces deux petits cons ponti- / fiants, va; laisse-les niaiser tout seuls! » C'est elle qui avait niaisé le plus — relativement parlant — mais elle n etait pas dans un etat pour s'entendre dire ga. Elle tremblait de colěre; privée de notre support moral elle se serait sentie complětement persécutée, eile se serait mise ä lancer les chaises, renverser les tables. La vérité n'est pas toujours constructive. II faut toujours tenir compte du contexte et des circonstances. « Y a trop de cons ici, allons-nous-en. — C'est ga, Lai'nou, allons-nous-en! » On va attendre que ga aille mieux pour lui dire quelle est réactionnaire, nazi, tout ga. Le chat n'est pas revenu mais Nicole prend bien ga. LTdéaliste n'est pas revenu non plus. Pendant une heure Lai'nou pense comment il était beau quand il souriait puis comment il était gentil quand il passait son bras autour de son cou, elle 1'aime : elle prend sa téte dans ' ses mains et elle part ä pleurer. Pendant l'heure suivante, elle pense ä tout l'argent qu'il lui a flambé, toutes les claques qu'il lui a fait manger, toutes les fois -ju'il ne ľa pas baisée, elle voudrait avoir sa petite face de tapette sous son poing pour la lui peter, elle le hait : elle prend sa téte dans ses mains et elle part ä pleurer. 198 199 F Lai'nou souffre trop pour dormir toute seule. On se relaie dans son lit. Une nuit c'est moi, ľautre cest Nicole. On fait les infirmiěres diplômées et les Scheherazade (« Sesame, ferme-toi puis dors »). C'est toute une job : platte puis pas payante. Elle ne dort pas plus que cinq minutes par fois. Dans son sommeil, ce raisonnement la saisit : « S'il m'aime il va revenir, il revient, je l'entends! » Elle se dresse, tend l'oreille, voit bien qu'il n'y a personne qui monte l'escalier. Puis eile met une eternite ä se résigner, ä comprendre qu'il peut l'aimer sans revenir tout de suite, une heure ou il faut la serrer dans nos bras, la flatter, la bourrer d'aspirines, de Valiums et de mensonges, lui allumer des cigarettes, ľécouter répéter ce qu'elle a déjä dit des lots de fois, lui dire que nous on l'aime en tout cas, répondre ä des questions niaiseuses : « Si vous m'ai-mez tant pourquoi vous voulez pas faire l'amour avec moi? » Depuis que la Toune est partie on passe nos nuits ä l'Accroc. Mais on ne l'appelle plus la Toune; nos tendresses de plus en plus vives s ecorchaient ä s'exer-cer sur des surfaces de derision. On a appris son vrai nom; c'est Catherine. Nicole ľa demandé ä Reinette DuHamel dans les toilettes de l'Accroc et Reinette DuHamel le lui a dit. C'est beau, Catherine. C'est comme Josephine, Ernestine, Eglantine, Angelině... You know... Maybe you don't know... Maybe you're just another continuous flow of unconsciousness... On a retrouvé notre hommage floral en bas de la galerie; un enfant blase, comme il y en a tant ä Outremont, a du s'amuser ä lui sacrer un coup de pied. Nos pissenlits, les tiges molles comme des spaghetti, les fleurs fermées comme des yeux tout en cils, gisaient tristement devant l'ouverture de leur boite de conserve, qui gisait tristement elle-méme. En fouillant dans le pare Lyndon-Johnson pour en trouver un autre plant, un aussi ideal, un en dome bien rond, aux fleurs dodues cachant entre leurs jambes nues des boutons suant d'impatience leur lait... nos regards sont tombés — quel étonnement! c etait comme une coupe ä boire vivante ! — sur un crocus, tout pale, tout seul, tout bas, tout recueilli dans ses voiles transparents autour de ses sexes plus délicats que des antennes de papillon... — Comme il est beau! s'est écriée Nicole. Quel crocus! Comme j'aimerais que Catherine apparaisse puis qu'elle le prenne goulůment dans ses belles mains! Les fleurs, ca nous émeut. Si le monde nous avait vus faire, il aurait pensé qu'on hallucinait. On a hésité longtemps avant de cueillir le seul crocus du pare Lyndon-Johnson. On s'est adonné ä des pen-sées d'un ordre métaphysique suspect. Fallait-il aimer le crocus, et se comporter possessivement á son égard, ou fallait-il le laisser libre ? Mais étre libre c'est étre seul. Tout étre normal n'aime-t-il pas mieux se faire prendre, que se faire laisser libre et seul... ? On a decide qu'on aimerait mieux en tout cas ne pas risquer de se faire pisser dessus par un toutou tout fou du bout d'Outremont... Le crocus attend Catherine dans une boite de conserve devant sa porte. Nous avec. On s'est mis dedans. C'est un phénoměne ďidentification schizo-phrénique double d'un transfert d'affection. Avec des idées semblables ce n'est pas étonnant qu'on ne se sente pas, mais pas du tout, solidaires du reste de ľhumanité. Quelle mánie, ľhumanité! Quel product! 200 201 it Soudain, sous la longue enveloppe brune ä fenétre blanche de la note de telephone de La'inou, il y avait Catherine, oblitérée ä Biarritz. J'ai vu quatorze films en trois jours mais; j'ai mangé ä côté de Claude Lelouch dans un petit bistrot mais; j'ai vu Claude Chabrol passer avec la fille qui joue dans Que la bete meure et qui est si bonne mais; j'ai flirte avec un beach-bum qui m 'a dit qu 'un jour U a gagné une médaille aux Jeux olympiques mais; le vin est tellement meilleur qu'ä Montreal que j'en bois un litre ä tous les repas mais; j'ai déchiré ma belle robe blanche en descendant d'un taxi comme on en voit dans tous les films frangais mais; j'ai acheté une montre suisse ä Ougi qui n'a jamais le temps de s'occuper de moi mais; j'ai oublié ma bourse dans le petit bistrot, U y avait 400 NF dedans, je me suis fait engueuler par Ougi mais le plus important c'est vous. Cest voue que je prie pour que qa aille bien demain quand mon fameux film va passer. J'ai mis mon sort entre vos mains généreuses. Je suis votre Petit Pois vert de peur. * ..;,■« Lai'nou fait pitié. Toutes les choses qu'elle fait pour se remonter le moral finissent par produire l'effet oppose. Aujourd'hui, par exemple, eile s'est fait teindre en blonde, chez J'en Loue, le beauty-parlour qui peut s'enorgueillir des meilleurs hairdressers qu'on peut imaginer. On ľa accompagnee, pour passer le temps. En revenant, on lui a chanté la chanson d'Édith Piaf si connue, si fredonnée : « Je ferais le tour du monde, je me ferais teindre en blonde, si tu me le demandais. »lis l'ont tondue et frisée comme une caniche, ces hosties-lä; on les regardait faire sans rien dire; on était trop surpris flour intervenir. Quels artistes! lis l'encourageaient en lui disant : « Tout fou tout beau, et puis c'est dans le Vogue Magazine! » Elle les croyait. Elle se regardait dans la glace avec une complaisance qu'elle croyait justifiée. « Ca fait ressortir tout un côté cache de ma personnalité! » Dehors, son attitude a complement change, car tout le monde se retournait pour lui faire des grimaces sans equivoque. — C'est si moche que ca ? — C'est plus laid que ca. Je ťemměnerais pas ä la Campagne, j'aurais trop peur que tu fasses peur aux animaux. Avenue Draper, eile était trop déprimée pour montér ľescalier : « Je ľai trop monté, ce con-lä; j'en ai marre! » Elle ne voulait méme pas essayer : « Toutes mes initiatives se soldent par des échecs, moi! Je veux plus rien essayer! » Recroquevillée au pied de ľescalier, eile s'est fermé les yeux pour nous donner ä penser qu'elle dormait. II a fallu la hisser. On s'est demandé ce qu'on pourrait bien trouver pour qu'elle se retrouve. On a trouvé la nourriture. — Ce qui te remonterait le moral, ma belie Lai'nou ďamour, c'est un steak. — Y a rien qui me remonterait le moral! — Essaie un bon T-bone! Ca se digěre facilement, c'est plein de protéines, puis ca facilite le sommeil! — Je veux pas dormir, moi! Je veux aimer! Et étre aimée! Tout le temps! Je demande pas la lune, moi, bordel de bon Dieu de merde! Je veux juste ce que tous les cons ont : aimer et étre aimée! — On ťaime pas, nous autres ? On compte pas... ? Ca a abouti qu'elle nous a emmenés chez Moishe et qu'avec les quatre bouteilles de Chateauneuf-du-Pape ca lui a coůté dans les $75... Juste en face de chez Moishe se dressent, sales, gris, 202 203 pleins de carreaux brisés, ces espěces de camps de concentration de couture oů des Grecques, des Espa-gnoles, des Italiennes, toutes noires, comme brůlées jusqu'au charbon, importees pour les mémes raisons que les tissus qu'elles faconnent, peinent tous les jours pour gagner en une semaine ce qu'on venait de manger tristement en une heure. On a regardé ostensiblement les facades macabres, on a pris un air dégoúté et on a demandé a Lainou si eile n'avait pas honte. — Cest elles qui devraient avoir honte! Cest pas un exemple ä donner ä leurs enfants! Cest ä cause des connes comme elles que des conneries comme ca peuvent se perpétuer! Moi je les ferais toutes coffrer! En prison tous les soumis! Moi je laisserais en liberté rien que les gens comme moi, qui aimeraient mieux mourir que se faire traiter comme ca! A la generation suivante, plus de problěmes, tout le monde irait manger chez Moishe quand ca lui tenterait! On boudě. II y a des bornes au-delá desquelles l'indigence intellectuelle arrogante ďune grande amie fait mal, blesse, deceit, choque. Malgré son piětre état, Lainou nous reveille avec un sourire maternel sur toute sa figure et des petits baisers partout. Elle nous traite comme des princes. Elle ne menage aucun effort pour qu'on se sente chaleureusement accueillis. Ca peut avoir ľair pathéti-que et touchant mais c'est banal et stupide : les gens qu'on peut avoir, on les snobe; ceux qu'on ne peut pas avoir, on se fend en quatre pour leur plaire. Les gens sont tellement tous pareils et c'est tellement toujours la méme chose qu'on se demande tout le temps comment 5a se fait qu'on a pu durer si longtemps. Lainou nous sert toujours nos ceufs au bacon avec 1 une surprise, quelle court chercher dans une charcute- J f rie (delicatessen) de l'avenue Monkland. Ce matin, ** I c'est des olives farcies. « Vous étes si gentils pour moi! » On voudrait se plaindre mais on ne peut pas, on aurait 1'air bien trop ingrats. — Hmmm! elles sont bonnes. Quelle sorte que c'est ? — C'est des olives cueillies expres pour vous par des chauves-souris chätrées dans ľoliveraie engraissée au caca ďange ďun monastěre olivétain hanté par le souvenir de la Religieuse Portugaise. Qu'est-ce que ca vous rappelle ? — Les langues d'alouette marinées de Blaise Cen-drars, bien entendu. La on se met ä parier de Blaise Cendrars, notre Blaise Cendrars. On a revétu nos airs d'intellectuels dégagés (bien conscients de ne pas se prendre au sérieux comme il y en a tant) et on procěde ä des études comparées de nos diverses opinions originales uniques bien personnelles. — C'est aprěs Bourlinguer (des nuits entiěres avec une lampe de poche sous nos couvertures) qu'on est partis de Maskinongé. Tous ces trains, bateaux, routes, ils étaient ä la porte, ils se pressaient la, tout de suite, dehors, ils nous pressaient de sortir pour les prendre! Cendrars c'est la tentation. Elle a été trop forte. — Tous les mecs ont lu Cendrars aprěs Miller. Moi, j'ai fait le contraire. Quelle chance! Cendrars aprěs Miller c'est de la moutarde aprěs diner! — Cendrars a tout appris ä Miller. Miller est le premier ä le reconnaitre. II l'a mis au monde, il l'a fait, il ľa créé de toutes pieces! 204 205 — Comme une allumette allume un incendie... * — Hé hé hé! pousse mais pousse egal! Le cul c'est pas un incendie! Ca fait quarante-deux fois qu'on interprete, presque mot pour mot — la moutarde aprěs diner, l'allumette qui allume l'incendie — cette scene. C'est blasant. On devient gagas touš les trois ou quoi ? A l'Accroc, l'apres-midi, c'est plein d'hommes d'affaires, lis trouvent l'ambiance artisse propisse. lis se tapent le diner d'affaires (business lunch) en parlant d'affaires (business) puis ils continuent ä parier d'affaires jusqua ce que l'affaire foire ou soit dans le sac. C'est irrespirable. On ne retournera plus jamais ä l'Accroc l'apres-midi. De toute facon, on n'aime pas les aprěs-midi. On trouve que c'est une perióde de la journée catégoriquement inutile et superflue. Si on faisait nous-mémes les jours, on les ferait noirs d'un ) bout ä ľautre. Tous en chemise de nuit sous un * parapluie! On n'avait le gout ä rien. On ne savait pas quoi faire. On a été voir le crocus, ä pied, en s'arrétant souvent. II a l'air de bien tenir le coup. Le bord de la boite de conserve a laissé une marque, une sorte de trait sombre, sur le pétale d'appui. On a change l'eau. On lui a dit : « Sacré crocus va! » Pour s'encourager, lui, nous, tout le monde. Ce netait pas assez vigoureux pour que ce soit significatif. On est revenus, á pied, en s'arrétant partout ou on pouvait. On retrouve Lainou en train de faire le menage dans son atelier. Elle met péle-méle dans un sac Glad le reste des affaires de son sauvage : deux chaussettes sales dépareillées, un slip bleu ciel genre bikini... C'est triste. On s'assoit par terre au milieu de la piece et on f la regarde faire en écoutant la radio, quand c'est bon. f Janis Joplin chante Me and Bobby MacGee. « Feeling 206 good was good enough for me and Bobby MacGee1... » C'est ironique. — Qu'est-ce que vous comptez faire ce soir, tizen-fants tannants ? — Ah on va aller s ecraser ä l'Accroc, je pense bien. Vas-tu venir avec nous autres ? — Ah je sais pas trop. Ah j'aurais envie d'aller me taper un bon film... — Ah on s en tape tout le temps ä la TV, des bons films. Ah on a notre voyage... — Tout le monde parle de ľOrange Mécanique. Tout le monde dit que c'est d'une violence époustouflante. — Tout le monde, c'est trop, je peux pas le prendre, ca me demoralise. — Le fameux film de Petit Pois sort ces jours-ci, il parait. J'ai parle au mec qui a fait le montage. II dit que c'est con. — Fais pas manger le cochon, il va venir chier sur ton perron... Quel dicton! Quelle journée plate complětement dénuée de sens et ďintérét! Cest trop injuste qu'on s'ennuie tant; si 5a continue on ne pourra plus les toffer, on va se révolter, il n'y aura plus rien pour nous arréter, the shit s'gonna hit the fan2. Ce n'est pas étonnant la quantité de gens qui sont méchants puis qui se bourrent de pilules. Le probléme c'est qu'on se lěve trop tôt. Avant le soir, il y a trop de monde qui travaille, c'est suffocant; on se sent comme exclus, comme ä part, comme dans un ghetto. Voici que Richard Anthony chante une chansonnette triste pleine de quelque chose. « Quelque chose en moi 1. Se sentir bien c'était bien assez pour moi et pour Bobby MacGee. 1. Trop vulgaire pour souffrir la traduction. 207 se brise, quelque chose en moi s 'éteint, quelque chose en mon coeur... » Quelque chose encore et encore. Arrétez- le, ôtez-la-lui, ca va devenir catégoriquement ridicule. Fuck! Les vieux habitués arrivent ä l'Accroc aprěs dix I heures. Jusqu a dix heures, 5a dine. Tous ces malotrus U \ qui mangent cest dégoůtant. On attend dix heures en supportant Lainou tant bien que mal. Elle pense quelle peut nous décourager d'aimer Catherine en disant des énormités renversantes sur les differences de classe et de culture qui nous guettent. — Qu'est-ce que vous allez foutre dans son living-room ? Vous avez pas peur de jurer avec les meubles ? De vous brüler la gueule avec la fourchette ä fondue Suisse ? De froisser ses amis chic en demandant comment ca se fait que le fromage pue ? De pas savoir quoi penser du structuralisme ? — Ca te mortifie d'etre moins belle, moins riche puis moins connue quelle, hein ? T'es pas capable de le prendre, hein ? Ca t ecoeure de pas pouvoir te taper des Hell's Angels, hein ? (Tel quel! Vlan, le fond de notre facon de penser en pleine face.) — A la ville, il va falloir trottiner tranquille derriěre madame. Comme les petits chiens. A la maison, il va falloir manger toute la pátée, se coucher ä ses pieds, et puis alors retenir la langue pour pas faire trop de lěche parce que trop de lěche ca la dégoute un peu. Capito ? — On est préts ! On a háte ! O.K. lá ? — Vous me décevez aměrement. Mon cceur saigne. — Tu dis ca parce que ťes jalouse ! Tu voudrais que ce soit toi qu'on suive comme des petits chiens! (Encore vlan! Quand on s'ennuie on crache le feu. Les oisifs se rebiffent.) "• Huit heures. Rien ä la TV. Lainou boudě. Ca passe le 208 temps. Elle n'a pas fait á manger, pour se venger. Ca ne me fait rien; ce n'est peut-étre pas bon pour ma santé mais c'est sacrement bon pour ma ligne. Et puis on sait trop qu'on n'aurait qua lui donner une petite tape douce sur les fesses pour quelle fasse content-content. Haietante et trépignante. Comme un petit chien. Encore huit heures! Méme pas huit heures et cinq, bonhomme! Quel lent, quel flou, quel pale! Soudain, tout ce lent, tout ce flou, tout ce pále, ils sautent, ils éclatent, ils explosent! Un cäblogramme! D'Orly! Catherine! Oui! Oui! Oui! Oui! Oui! LINEN FINISH WRITING PAD (TABLETTE Ä ÉCRIRE FINI TOILE) S.O.S. URGENT. SUPERURGENT. VITAL. DÉSESPOIR.TOUTS'ÉCROULE.COUREZ A DORVAL. JE PRENDS ĽAVION. J'AR-RIVE. SEULE. SUPER-SEULE. IMPOR-< TANT : VENEZ SEULS. IMPORTANT : NE DITES A PERSONNE PERSONNE PERSONNEL. P. Une joie, une vraie, qui monte, qui monte, qu'on est étourdis, que la terre entiěre escalade lair comme un ascenseur rapide, qu'on est seuls dessus, méme pas avec Catherine. Qu'on est tendus autour de notre joie comme des peaux de ballons, qu'il faut peser pour qu'on ne lěve pas, que le taxi ne lěve pas avec, que cette route vers un aéroport ne se mette pas debout comme un chemin de fusée. On ne bouge pas, de toutes nos forces. On serre, il le faut pour garder ca tel que c'est, il le faut pour que 5a ne nous läche pas. Tout figer, empécher, taire; un geste, un mot, une idée, et ľéquilibre se rompt, on le sent, on ne sent que 5a, on ne sent méme pas la joie ä côté de ca. Serre, serre les poings, serre les paupiěres, les máchoires, le ventre, les jambes; ä cette vitesse du 213 maněge la rampe peut voler en éclats au moindre déplacement de poids. Oui, chěre, serre! Entre les portieres, vers le haut du montant, la photo de notre chauffeur luit dans sa pochette de mica. Avec son nom tout au long et son numero grand comme un million, ca fait comme s'il était recherche par la police. Regarde, chěre, il s'appelle Groleau. On se repete comme un fétiche ce nom complětement loufoque. On veut donner ä ce voyage, le voyage le plus au-bout-du-monde de notre vie, le nom de Groleau. On veut que, dans dix ans, en disant Groleau, ľodeur de cendres froides de cigarettes que renferme ce gros Chevrolet fatigue remonte dans nos nez, pénětre encore nos cceurs. On se repete aussi le černe ďhumidité qui fait un halo ä la lumiěre du plafond. — Comme c'est beau!... Oui c'est beau; c'est la poignée du taximětre; Groleau a remplacé ľhabituelle, celie toute faite en metal gris, par un bouton de porte en verre massif; c'est taillé comme une pierre précieuse; c'est un lustre en un seul morceau. Sacré Groleau! Le gros avions gris oú les autres passagers sont assis comme des ceufs dans une boite ďune douzaine et oü eile pense peut-étre ä nous comme un cceur bat dans un oiseau, comment s'appelle-t-il ? II s'appelle Groleau. Ľoccasion est trop belie, on va se déshériter. Plus de serment qui tienne, on va regier cette course en brisant ľamulette des $ 50 qu'on s'était jure de se faire enterrer avec, comme Aménophis IV et Néfertiti (tu sais?). Groleau regarde dans son rétroviseur avec un air dégoůté Nicole puiser dans son chandail pour dégager sa chainette, la défaire, dégager la liasse bien pliée en quatre. Groleau saisit avec un autre air dégoůté le bidoux tout percé, dont un en plein dans ľceil de la reine d'Angleterre, Elisabeth II. — Gardez le change! Puis on se sauve; on a trop peur que Groleau se mette en Christ ä cause des trous. Méme si ca fait un pourboire de $5.95. On ne veut pas déranger les beautés fatales de derriěre les comptoirs ď information. On aimerait mieux mourir. Elles ont trop l'air de dire que c'est nous qui devrions étre ä leur service. II y a des gens qu'on aime sans les connaitre; les filles dans leur genre c'est le contraire : on ne les aime pas sans les connaitre. On va leur montrer, ces hosties-lä, combien on est parfai-tement capables de se débrouiller tout seuls. Derriěre chacune, une TV diffuse un tableau divise en deux parties : departures et arrivals ; c'est bien facile : on n'a qua chercher Paris dans la deuxiěme colonne. Soudain la peur nous prend. Tout dun coup quelle est arrivée? Tout d'un coup quelle nous attend depuis trop longtemps ? Tout d'un coup quelle perd patience, quelle se lěve, quelle sort, quelle hele un taxi, quelle se fait déposer devant la porte d'un de ces Ragoul Pratte, Louis Caron, qui se disputent sa possession ? Le cäblogramme a pu, comme rien, nous parvenir des heures trop tard! On cherche lTgloo Bar et c'est marqué presse. C'est ä-l'Igloo Bar qu'on a été boire quand eile est revenue du lac Saint-Jean; c'est la quelle a du se dire qu'on irait voir d'abord. On court, pattes aux fesses, cceur dans la bouche. La beauté fatale du comptoir de Swissair nous regarde passer comme si eile trouvait qu'il n'y a rien de plus déplacé que se déplacer si vite. Si tu ne marches pas pas ä pas, tu passes pour un crotté. Mais quel pays, la Suisse ! Fuck! Hôpital pour millionnaires malades á ľidée de payer des impôts! On entre en trombe dans lTgloo Bar. Elle est la; ga se sent; comme deux chiens, les ailes du nez nous 214 215 frémissent. Les secondes d'avant Yapparition nous nimbent, auréolent, imbibent ďélectricité... la transfiguration commence. Sous ces grosses lunettes de plage, c'est eile! C'est Catherine! C'est, les cheveux attaches comme l'herbe fauchée, la bouche renversée comme la barque noyée, tout le corps tombé sur la table, c'est, pour la premiere fois, pour cette seule seconde peut-étre, notre Toune. Devant les deux chaises qui la flanquent, immobiles et sinistres escortes : un verre de cognac pour moi, un verre de cognac pour Nicole. C'est nous qui sommes attendus, c'est eile qui est mal prise; on est les petits vautours ravis et confus, les joyeux charognards au bee trop dur pour embrasser et pas assez pour déchiqueter. On est trop excites, c'est indecent, il faut qu'on se calme, qu'on se tranquillise, qu'on saute sur l'occasion avec un minimum de retenue. On s'avance doucement, en tuant dans les ceufs qui nous montent dans la gorge nos baisers de fous d'aimer, de prendre, d'avoir. Elle se lěve, eile chan-celle, eile se laisse pencher jusque sur nous, eile glisse ses bras lourds autour de nos cous, eile flatte nos cheveux, c'est trop, ca tombe dans ľirréparable. Elle serre nos tétes sur les os de son visage. Faible-ment. Puis plus fort. Puis avec une force d'homme. Puis spasmodiquement. Comme si la mort montait dans ses bras. Elle pleure, Nicole pleure; tout le monde se serre; fronts, joues, nez, bouches se frottent, roulent dans les larmes. — Ca va pas bien... Je suis toute fuckée... — Oui Catherine ca va pas bien... Oui Catherine tu es toute fuckée... — Allez-vous prendre bien soin de moi...? — Oui Catherine bien soin de toi... oui Catherine... Sur la galerie de la grosse maisonnette, Catherine se met ä genoux pour sentir notre fameux crocus. Ce qui en reste. II est mort. II flotte comme n'importe quel vieux kleenex dans l'eau sürie de la boite de tomates pelées Rodina. C'est sinistre. Quel mauvais signe! Ca nous donne la chair de poule. — Il avait pas l'air si bote que ca quand on est venus hier... On s'excuse! C'est épouvantable! C'est infect! Un si beau jour! On s'excuse! — You don't have to rub it in1... C'est pas important ! C'est l'intention qui compte! Dans la limousine Murray Hill, dans nos bras com-blés, eile a retrouvé un peu de son assurance et de son sens des valeurs. On a voulu payer : « Laisse-nous prendre soin de toi comme tu nous ľa fait promettre. » Elle n'a rien voulu savoir : « C'est moi qui est riche, c'est moi qui paie. » Elle n'a rapporté de son mauvais voyage (bad trip) que cette mallette qu'elle a ouverte sur son lit et oú eile est en train de ranger des papiers qu'elle choisit dans un tas qu'elle a fait en vidant une foule de tiroirs. Les papiers qu'elle ne garde pas, eile les déchire ou eile les froisse, avec fureur ou négligemment. Son air sérieux a ľair drôle ä travers les taches de ramoneur de son rimmel dégouliné. On Ia regarde faire en se demandant si ce serait déplacé de Iui demander ce qui lui a fait tant de peine ä Cannes. On ne voudrait pas 'ourner le fer dans la plaie mais on ne voudrait pas non plus manquer ďintérét, de sollicitude. — Aimes-tu mieux pas nous le dire ce qui ťa fait de la peine ?... — C'est rien... Juste tannée de tout... Plus capable... No can do... Fuckée. Plein le cul de la vie puis des 1. Pas besoin de frotter pour que ca pénětre. oui OUI... 216 217 "P hommes, physiquement puis moralement... Toutes sor-tes d'affaires comme ga... bien plattes... Physiquement puis moralement... On se regarde, Nicole et moi, correcteurs étonnés. Elle ne se rend sürement pas compte de ce quelle dit. Elle emploie des termes qui font image sans faire attention ä ce que ga donne. Mais c'est nous qui sommes déplacés; il n'y a aucune vulgaritě dans les intentions de ses yeux blesses, saignés, brůlés, ou dans les eclairs d'orgueil qui traversent les reflexions ou ils sont plongés. « J'ai tout perdu, comme on dit... Tout!... Toutes sortes d'affaires qui valaient pas de la marde... J'ai eu comme un gros accident puis jetais comme pas assurée... J'ai scrappé ma Mustang puis lä je suis ä pied, comme du monde. II y a vraiment pas de quoi halluciner... C'est bien correct... » Le telephone sonne, sonne, sonne. Elle sursaute ä chaque coup. Elle grimace comme si eile allait félir. Elle nous crie quelle va faire une crise (nervous breakdown) si on ne fait rien pour arréter cette sonnerie (connerie). On ne fait rien; ses cris nous ont complětement figés. Son menage dans ses papiers termine, son calme retrouvé, eile se retire dans la salle de bains en nous disant de prendre un verre ä sa santé. Les crépitements de la douche, assourdis, de plus en plus lointains, nous emportent avec eux, puis ga monte, puis ga ne ressemble ä rien, on n'est plus nulle part. On a fermé les yeux et on se laisse voyager. On se propage dans notre réve, porté ä sa plus grande expansion, devenu sans limites, sans obstacles. On peut chavirer en tous sens et aux plus folles vitesses. Nos sens, serrés comme un soleil au centre de nos nouveaux espaces, sont, comme le soleil, trop loin pour nous signaler que nous sommes assis sur ce divan et que nous nous passons une bouteille oú nous puisons ä pleine gorge. Les quarante onces touchent ä leur fin et on ne s'est apergus de rien. — Ca fait du bien de prendre un bon bain! Catherine rafraichie, reposée, passe en semant comme des gouttes de rosée. On s'excuse encore pour le crocus. « On a honte, on se sent mal. » Elle nous répond de lächer ga, que c'est trop heavy. Rien ä faire, le drôle d'effet que ga nous a tous fait est fait, le cadavre de la fleur a pourri, la graine germe deja. Catherine est here des vieux jeans javelisés quelle a mis. On lui dit qu'ils lui font bien. Parce que les soirs sont encore froids, eile a passé, par-dessus son T-shirt favori (oú se debat Lucky Luke), un bon gros chandail de laine. II est du genre méme que celui de Nicole (en mohair, si ga secrit comme ga se prononce). Elles tendent leurs bras pour juxtaposer deux manches pour comparer les couleurs, les points de tricot. Je les regarde faire, ému. Elles me font l'effet de comprendre des choses qui mechappent. — Je suis écceurée de me conduire comme une grosse conne chiante de Cannes. Je veux qu'on prenne l'autobus, comme du monde. On sort. Nicole va pour refermer la porte. — Laisse-lä ouverte, mon tresor. — Tu veux dire pas barrée... ? — Je veux dire ouverte, ma Colline, grande ouverte. C'est ma maison... j'ai bien le droit de la donner... On hele un taxi rue Bernard. Sur le trottoir, au flanc du Terminus de l'Est, Catherine s'apergoit quelle a oublié ses verres fumés. Elle dit quelle ne veut pas que les gens reconnaissent sa face de grosse conne chiante 218 219 de Cannes. Je cours acheter d'autres verres fumés ä la pharmacie Montreal. J'espere qu'ils vont lui faire. Elle est contente de mes verres fumés. lis couvrent beaucoup de surface et la monture n'a pas tendance ä glisser sur ľaréte droite de son petit nez. Les lunettes qu'il faut passer son temps ä remonter, ca la fait halluciner... Accoudée devant un des nombreux guichets, Catherine demande elle-měme trois tickets pour Notre-Dame-du-Bord-de-Lac de l'ile Bizard : « En tout cas c'est comme ca que ca s'appelait quand jetais petite. » Le monsieur lui répond avec un sourire (parce que c'est un beau brin de fille; autrement, bonhomme, ils sont le moins gentils qu'ils peuvent) que c'est encore comme ca que qa s'appelle mais qu'il va falloir qu'on se dépéche : le dernier autobus pour Notre-Dame-du-Bord-du-Lac de l'ile Bizard part « dans la minute ». Catherine a mis sa mere, quelle appelle affectueuse-ment Poulette, au courant de tout. Poulette a été porter la clé du chalet Sam-Su-Fi ä la caisse du bar de ľhôtel. Poulette ne dira rien ä personne. Poulette et Catherine s'entendent comme deux larrons en foire. Catherine ne lache pas de parier de Poulette. Ca nous écoeure un peu, c'est comme si on netait plus bons qua écouter parier de Poulette. — Ma mere c'est pas une mere, c'est ma petite sceur, c'est moi qui 1'élěve. Je suis sa poule, eile est ma poulette. Quand eile a les bleus, je la sors. On va au Café de l'Est, on fait de ľoeil ä deux gars qui ont l'air comiques, on se fait payer la boisson, on se fait dire comment tu t'appelles puis qu'est-ce tu manges pour ? étre belle de méme, ä qui le ti-coeur aprěs neuf heures. On danse des vites, on danse des slows, puis on regarde le show. On rit des farces cochonnes de Romeo Pérusse (« Ah les femmes! tu leur donnes un pouce elles prennent une verge »), puis on rit parce que nos deux tarzans sont partis aux toilettes pour se creuser la téte pour savoir si on est le genre de p'lotes qu'ils peuvent emmener dans un motel. On a un fonne noir, c'est bien flippant. Autant que ma mere est cool autant que mon pere est con. Con élitiste fédéraste dégoůtant. Quand r-Pierre Laporte a été execute, ca a tout pris pour qu'il étrangle pas d'une seule main, écrasé dans son lazy-boy, tous les membres des quarante-deux cellules du F.L.Q. Scandalise. Mais au fond il était content; il jouissait, le puant; pas un poil de sec! II calculait qu' « aprěs un meurtre crapuleux pareil bien exploité par la presse fasciste, personne oserait plus voter séparatiste » ! II se disait : « Plus de danger pour mon cul, pour mon Trudeau puis pour mon Royal Canadian Trust! » Je sais pas comment Poulette a fait pour se laisser fourrer par ca. — Continue, c'est si bon quand tu paries! Y a tellement longtemps qu'on a häte que tu nous ouvres ton coeur. (C'est vrai qu'on est heureux quelle nous fasse des confidences. Seulement, ca nous agace quelle soit si copine avec sa mere. On a des poussées de jalousie oú on s'écrie, en pensée : « Nous seuls amis ou nous pas amis du tout! ») — Vous étes trop too1 much avec vos effusions! Arrétez, calmez-vous, je me sens comme sur un piedestál, je suis plus capable de le prendre. — Qu'est-ce qu'il fait dans la vie ton pere ? — II ramasse des dividences... puis il me telephone une fois par semaine pour me faire halluciner. 220 221 — Pourquoi que tu lui en veux tant ? — Voyez-vous, docteur, je me le demandais juste-ment... Mais c'est pas parce qu'il est né dans un milieu con; on peut naitre dans un milieu con pourvu qu'on s'en apercoive puis qu'on débarque... Puis eile repart sur Poulette : — Poulette aussi est née dans un milieu con. Quand eile était fille, la famille lui défendait de prendre l'autobus Quand eile s'est mariée, c'est devenu sa marotte d emancipation. Les beaux dimanches d 'été, mon pere jouait au golf, c'était sacré. Poulette restait tout seule. Mais ca faisait son affaire. Elle s'habillait le plus beatnik quelle pouvait puis eile sautait dans un taxi pour aller prendre l'autobus au Terminus de l'Est. Elle prenait le premier qui partait, eile débarquait oú ca lui tentait : Sorel, Belceil, Saint-Hyacinth«, Saint-Gabriel-de-Brandon, Saint-Jean-de-Matha, Lanoraie ĽAssomption... Quand on a été assez grands, moi puis mon frěre, eile nous a emmenés. Un dimanche, on a débarque ä 1'ile Bizard. II faisait beau, ca sentait bon, on s'est promenés, on s'est assis au bord de l'eau, on s'est dit comment on trouvait ca sharp. On était si bien que Poulette a tout de suite acheté le chalet, qu'il y avait lä, pas loin. Elle a écrit « Sam-Su-Fi » avec son tube de rouge sur un contrevent... puis on s'est mis ä aller passer lä nos dimanches, touš nos dimanches, golt pas golf, sauf l'hiver. J'aimais ca. Quand c'était moi qui achetais les tickets pour Notre-Dame-du-Bord-du-Lac de ľile Bizard, au lieu de demander des aller-retour je demandais des pour-toujours. C'était cute' hein ? — C'est une si belie histoire! Pourquoi que tu ľécris pas...? 1. Quioute : charmant, mignon, joli, poétique, trop too much. — J'ai le goüt mais j'ai pas le temps... On est bien en autobus, vous trouvez pas ? C'est comme un avion avec les ailes coupées, non ? Autobus, ca n'existe pas. Tout est autobus et on est tous des autobus. C'est en autobus que tes paroles partem de ta bouche et c'est dans tous ces autobus qu'on est embarqués et qu'on va mourir comme les mouches, si légěres Ca n'a jamais été aussi vrai que la vie n'existe pas, que les signaux qu'on a l'habitude de croire qu'elle diffuse ne sont que... des bruits de fond (comme ce que tu entends au telephone quand personne ne parle, devant la TV aprés la fin des emissions, devant un magnetophone qui lit une bande vierge), ne sont que les bruits de friture de nos sens quand ils ne sentent rien, que la petite plainte stridente et égale de quand nos sens demandent, ont besoin... Pour qu'on soit assis ensemble tous les trois, j'ai pris Nicole sur mes genoux. Ce n'est pas trop confortable mais on est bien parce qu'on se sent trěs unis et que ca développe une grande chaleur dans nos corps. Ses fesses brúlent mes cuisses et sous mes mains qui suintent, croisées sous son chandail, son ventre est moite. Pour que les gens ne reconnaissent pas sa voix de grosse conne chiante de Cannes. Catherine parle tout bas : — Va demander au chauffeur ďarréter au Manoir du Bord-du-Lac, mon tresor. — Qu'est-ce que je dis s'il me demande oú c'est ? — II demandera pas, mon tresor. Nicole enfile le corridor étourdissant qui měně au tróne du képi en empoignant d'une main puis de lautre les tuyaux chromes qui couronnent les sieges ä moitié vides. « Je suis jalouse de Nicole, eile est trop sereine. — Elle est trěs tourmentée mais eile le cache, 222 223 par délicatesse : c'est une drôle de petite bonne femme... » Si Nicole m'entendait! Elle m'en ferait des petites bonnes femmes! On descend le petit escalier auquel il manque la derniěre marche (watch your step) et la porte en accordéon se referme en láchant son gros soupir pneumatique ou hydraulique méprisant. On attend, avant de traverser la route, que l'autobus nous ait dépassés en láchant ses vesses de sépia qui donnent mal ä la téte. Catherine ne veut pas entrer. Dans 1 etat quelle est, eile préfěre ne pas avoir affaire aux gens de ľhôtel, qui la connaissent et qui pourraient l'achaler. — Vas-y toi, mon tresor. — Qu'est-ce tu veux que je fasse ? — Tu demandes l'enveloppe qua laissée Mme Marchand pour sa fille. Puis demande un taxi. Dépéche-toi, ma Colline; je suis fatiguée-morte. Avec le décalage, c'est comme si j'avais pas dormi de la semaine... Elle dort lä. Sa chambre est au grenier, sous les combles de poupée, si bas qu'on ne peut pas marcher debout. Elle est montée presque aussitôt arrivée. Avec le décalage, eile ne tenait plus debout. Pour que cette journée ne finisse pas on reste assis ä cette table ä cinq pattes, en tiges de thuya non écorchées. « C'est ca le style colonial ? » Quand le soleil va se lever, on ne le saura pas; les contrevents sont cloués. On ne veut pas dormir. C'est trop risqué. On ne veut pas se coucher; nos joies étoufferaient sous nos couver-tures; elles brúlent si faiblement déjä qu'on peut 224 entendre, ä travers les cloisons, les froufrous et pépie-ments des arbres de quand ils se lěvent et qu'ils s'habillent. On a trop peur; on va mettre des cure-dents sous nos paupiěres pour garder nos yeux ouverts. On a trop peur; on va quitter cette table, on va aller dehors, on va marcher sur ľasphalte luisant et par-fumé comme s'il venait d'etre lavé. On voit au loin, sous le feu rouge clignotant qui garde comme un sanctuaire ľentrée du village, ľaréte courbée du toit de ľépicerie et sa facade rapiécée en placards de publicite. Les slogans formulés par des savants des breuvages Coca-Cola et Seven-Up envahis-sent la figure rose du gros garconnet des ice-cream JJJoubert ou Sealtest. La téte de l'Écossaise des cigarettes Export bouche la vue du chat des Black Cat disparues, emportées avec notre enfance. La derniěre Black Cat, c'est nous qui ľavons fumée, derriěre la maison, caches dans ľembrasure de la porte de la cave, ťen souviens-tu chěre ? On pense ä cette fois-lä, tout troubles, amoureux fous des enfants qu'on a été. On s'assoit sur la galerie de ľépicerie J.-G. Marches-sault, les mains sous les fesses pour ne pas se salir, les jambes pendantes pour se les balancer. On attend que ca ouvre. Ca doit ouvrir ä neuf heures. Un des objectifs ä court terme de Catherine c'est de maigrir. Elle nous a demandé de l'aider. Elle a ouvert plusieurs parentheses dans l'autobus pour insister, pour nous pénétrer de l'importance du role qu'on a ä jouer dans son aventure de perdre du poids. Qu'il faut ľempécher (par la force, par tous les moyens et ä tout prix) de manger autre chose que du yogourt, du cottage cheese et des fruits. « Ah les pamplemousses! » J.-G. Marchessault n'a qu'un bras. H a été se faire arracher l'autre par un obus en Europe en 1943. « J'ai garde mon meilleur. » II est trěs gentil, trěs familier, 225 trěs drôle mais il ne tient pas de yogourt. II va falloir continuer, avec nos deux pleins sacs, jusqu'au marché Steinberg du East Bizard Shopping Centre. Si on avait su on n'aurait jamais acheté autant de biěre. — Salut les amoureux ! Revenez nous voir! Et J.-G. Marchessault nous lance un petit clin d'ceil qui nous porte ä croire qu'il croit qu'on a passé la nuit ä faire des cochonneries, et que c'est pour ca qu'on a si faim. Pendant que, de peur de se tromper, on prend de tous les yogourts possibles (ä ľananas, ä l'orange, aux fraises, aux framboises, au café, au citron), Catherine repose, cachée dans un sommeil qu'on est les seuls ä connaitre, dont on est les gardiens, les anges, qui est nôtre autant que si on avait fait tout 5a tout seuls, toute eile avec. C'est bon. On ferme les yeux et on s'imagine qu'on prend sur sa figure son souffle, frais et léger comme si eile était redevenue petite. On se dépéche. On a häte d'arriver; on est contents d'avoir eu l'idee d'aller acheter de quoi dejeuner. On entre doucement. Catherine est lä, en petite tenue, en train de battre la mesure sur la table avec un couteau. Elle s'est réveillée dans un de ses fameux états... ca se sent tout de suite. Ses yeux violets d'Élizabeth Taylor posent sur nos paquets un regard de poisson mort ďécceurement. Elle nous engueule. — Qu'est-ce qui vous a pris?... Jetais en train d'halluciner, moi! J'ai trop de problěmes pour me casser la tete ä analyser vos reactions! Je suis pas dans un etat pour jouer ä branchy-branch1, moi! J'étais pour aller au poste de police, de quoi j'aurais eu ľair? Faites-moi plus jamais ca! — On a été faire des commissions. On a pensé que 1. Cache-cache. t'aurais faim en te levant. Non ? Regarde la marque du pain; c'est du pain Fascination; c'est drôle. Non? Veux-tu qu'on te laisse tranquille, qu'on aille ouvrir les volets, par exemple ?... Elle precede au dépouillement de nos sacs. Elle sort la nombreuse famille de nos petits pots de yogourt sans faire de commentaires, avec aucun signe de surprise ou de reconnaissance. Les pamplemousses, qui sont si vachement amaigrissants, qui absorbent en corps gras le double de leur poids, 5a n'a pas ľair de ľexciter non plus. C'est difficile de faire plaisir aux gens. C'est le café quelle cherchait. Elle le trouve. Elle demande ä Nicole de faire bouillir de l'eau, mon tresor. Nicole, qui ne se tenait plus de géne, qui ne savait plus quoi faire avec ses mains et les autres parties de son corps, ne demande pas mieux. — Vous me direz combien ca vous a coůté; c'est moi qui paie! Faites-moi penser d'appeler la Cie Bell pour qu'ils viennent rebrancher le telephone. Je peux pas vivre sans telephone. Elle veut des toasts : « Je peux pas dejeuner sans mes deux toasts. » Je m'empresse de lui faire ses deux toasts. Méme si le pain et le beurre développent des lots de calories, on ne proteste pas, eile n'est visible-ment pas dans un etat pour tolérer qu'on se mele de tout ce quelle nous a dit qui nous regardait. — Qu'est-ce qu'y a qui va pas ? — J'osais pas vous en parier pour pas vous découra-ger mais je suis fuckée. Fuckée fuckée fuckée! Jetais stone hier. Je sais plus oú je suis rendue. Je suis toute perdue. Je me sens abattue, arrachée, comme si j'avais toutes les racines ä ľair. J etais tellement down quand je me suis réveillée... (mets-en du beurre, mon tresor, aie pas peur, cest bon quand 5a coule sur le men-ton!)... tellement down que je sais pas ce qui m'a 226 227 1 retenue de courir jusqu'au village en queue de chemise pour prendre un taxi pour Montreal... Faut pas... Faut que je toffe... Faut que je reste ici... Faut que je passe ä travers... Quand ca crie dans notre ventre comme si on allait mourir, faut pas qu'on se sauve, faut qu'on reste, faut qu'on s'assoie puis qu'on écoute les gargouillis jusqu'au bout... Je peux pas paniquer, je peux pas hurler comme une chienne, je peux pas m'effoirer comme une grosse nouille conne! Je peux pas! Je veux pas!... C'est fort comme langage et comme determination. On est impressionnés. — Qu'est-ce que vous en pensez ?... — C'est bien... Tout ä ľheure, eile était affolée de ne pas nous trouver lä. Lä, c'est le contraire. C'est notre presence qui ľaffole. Que dans touš les états quelle est eile apprécierait qu'on la laisse un peu toute seule. Qu'il lui faut un peu d'isolement pour se mettre un minimum d'ordre dans la téte. Que les volets, eile va sen charger elle-méme; que ce travail manuel et violent va contri-buer ä décarboniser ses synapses. Elle sort un billet de 100 de sa mallette. Elle nous le donne avec ses instructions. — Allez acheter trois bicycles. Y a un ramasseur de scrap qui en vend passé le village. Les vieux bicycles tout déboités c'est bien plus flippant! Donnez-moi chacun un bon gros bee sur le fouillon puis jurez-moi que vous me laisserez pas tomber, jamais, pas une minute, méme quand je crie comme une harpie puis que je me fais servir comme une grosse conne chiante de Cannes. — On est au-dessus de ca... Elle trouve ma reflexion drôle, eile rit, ca change tout. N'empéche que c'est vrai qu'on est au-dessus de 5a. Et ce n'est rien : si on sen donnait la peine on serait au-dessus de bien d'autres choses encore. * II faisait beau mais ca ne nous a pas fait mal. Avec tout ce soleil, comme par-dessus le marché, on était peut-étre trop heureux, et ca nous a peut-étre inquiétés et mis sur la defensive ä deux ou trois reprises au cours de la randonnée, mais le reste du temps on s'est laissés aller bien, presque aussi bien que ca allait... On a explore et pris possession, sur trois montures aux os craquants et aux pneus mous, aux broches cassées et aux cris percants. On en a pédalé un coup : au moins quinze milles. II faut dire qu'on se reposait ä tout bout de champ : on est pas mal rouillés nous aussi. C'est une grande ile mais pas assez pour qu'on s'égare. Elle peut tenir tout entiěre dans un aprěs-midi (comme un objet dans la main). Elle est juste un peu plus grande qu'un visage. On peut déjä retracer dans nos tétes tous ces traits, angles, expressions et retrou-ver dans nos coeurs tout ce qu'ils nous ont fait. Déjä, on se sent bien dedans. Déjä, c'est autant notre ile que celle de Catherine, qui dit toujours « mon ile ». Mais on n'est pas pour aller lui dire ca. II y a un chemin qui fait le tour : on longe la rive presque tout le long. C'est beau. Quand on traverse Sainte-Geneviěve, oú Montreal lance un pont pour faire passer l'exces de bungalows de sa banlieue nord, on est, nous a dit Catherine, diamétralement opposes ä Sam-Su-Fi : la route qui continue le pont, et qui fend l'ile en deux, débouche presque ä côté. Plus loin, en allant vers l'est, le chemin coupe la pointe, profilée en 228 229 cap, sur laquelle est blotti Notre-Dame, notre village. C'est tout, c'est aussi simple que ca. — C'est 5a un lieu de l'homme! s'est écriée Catherine. C'est ca de la géographie habitable! A Montreal, les gens se retournent puis ils savent plus oil ils sont rendus ni comment qu'ils s'appellent. Montreal, c'est l'homme jeté en bas du nid!... Elle est trěs versée dans ce sujet, de méme que dans ľécologie. Elle nous a appris des choses passionnantes. Elle nous a montré un champ oil un jour quand eile était petite 42000 outardes étaient descendues des nuages pour picorer des restes d'avoine. — Ca jappe des outardes... Comme des chiens mal pris... Profitant ä vue d'ceil, les branches et les feuilles des lilas et des chěvrefeuilles sont en train ďengloutir notre petit chalet blane. Sam-Su-Fi porte comme une casquette les pentes rouges de son toit pointu. Sous la visiere, c'est la veranda, drapée de moustiquaires, malpropres; certaines sont crevées et Nicole s'affaire ä les réparer. En cousant ďun peu trop pres, eile s'est sali le nez; ca lui a donne un air comique. On a bien ri, Catherine et moi, qui nous bercons tranquillement dans nos fauteuils de rotin et qui ne lui ménageons pas nos encouragements : « Fais ca vite, les maringouins sont arrives! » On fait des farces mais ce n'est pas drôle. En tout cas, les moustiques n'entendent pas rire, eux. Celui que j'ai claqué tout ä l'heure sur le bras de Catherine a pété comme un ballon, le sang m'a gielé jusque dans l'ceil. Et il y en a plus que 42 000 (assez en nombre de personnes pour emplir trois fois le Forum), 230 qui zézaient devant la porte, organises en masses mouvantes pour mieux revendiquer leur droit de se désaltérer. « II parait que pour pas qu'ils nous piquent il faut qu'on fasse semblant que ca nous ferait rien. » C'est beau. Derriěre, ä perte de vue, le lac des Deux-Montagnes. « Faut qu'on se loue une barque! » Devant, les champs s etirent dans leur fourrure : l'herbe neuve qui descend, petite et folie, la colline longue et lente oü une petite troupe éparse d'ormes s'est arrétée pour mourir. Je ne sais pas si c'est vrai mais Catherine dit que touš les ormes du monde ont attrapé le Dutch Elm Disease (un champignon micros-copique) et que personne ne peut rien faire pour les réchapper. On aime beaucoup le compteur ďélectricité; il est loge derriěre le miroir d'une ancienne armoire ä pharmacie; le képi de l'Hydro-Québec peut se regarder avant de relever les chiffres indiqués par les petits cadrans ä aiguilles noires qu'entraine la roue dentée mince comme une hostie. On ľa trouvé cache derriěre le reservoir d'huile ä chauffage. C'est un beau reservoir ovale que son support porte debout; on a récupéré ä temps le manche ä balai qui lui sert de jauge; le chiendent l'aurait englouti rapidement. Revétu de plusieurs couches de peinture d'aluminium en train de secailler, le reservoir d'huile ä chauffage reveille dans nos mémoires celui de chez nous, ä Maskinongé. « On va le gratter comme il faut puis on va le peinturer psychédélique... » Catherine trouve que c'est bien tout ca : se bercer, regarder Nicole ravauder tranquillement les moustiquaires avec le bout du nez noir comme une lapine, savoir que rien ne va se passer, et sentir que tout ce qui s'est passé dans les siěcles des siěcles est en train de s'ef facer, s'exhale avec les derniers souffles du vent et 231 les derniers rayons du soleil. « Je me sens romanti-que. » Tout ce qui va arriver c'est que, quand il va faire noir, on va voir scintiller, par-dessus la colline, comme les pierres dun collier, les plus hautes lumiěres de Sainte-Geneviěve. Catherine n'en revient pas. Rien n'est plus excitant qu'un grand calme. — Y a rien de plus bon que le soleil couché, le vent tombé, la journée finie... On se sent fermé, arrété, plus utilisable, plus exploitable. Je suis contente d'etre ici! Je me sens toute dénouée! C'est ä cause de vous autres! Quelle joie que l'entendre dire que c'est ä cause de nous autres quelle est toute dénouée... Et eile le sait... Elle sait ce qu'on aime... Quand eile nous le donne eile sait quelle nous le donne : eile pourrait coller dessus une etiquette et chiffrer le prix. On a fait encore une fois le tour de ľile sur nos bicycles. On s'est arrétés partout. A la Patate Dorée, on s'est tape des frites et des hot dogs. J'ai bu un Diet Pepsi, Nicole un Nesbitt et Catherine, ä qui ni les calories ni les poussées ďacné ne semblent plus faire peur, un Coke. C'est bon manger quand on a faim; les coups de pédale creusent ľappé-tit. On s'est installés, au flanc de la fausse isba en faux rondins, ä une table ä pique-nique (le genre de table que les bancs sont pris aprěs, tu sais?). II ventait; ľhaleine du lac relevait ľun aprěs lautre les larges bords du chapeau de Catherine, ce qui lui donnait un air de haute-couture puis un air de charrette-ä-foin, ľair de Jennifer Jones dans Portrait of Jennie puis l'air de Jane Rüssel dans The French Line. Les deformations de sa coiffure modifiaient sans cesse son apparence; c'était beau. Quand Catherine a eu fini de se bourrer, eile nous a montré avec un air dégoůté ses mains tachées et poisseuses. Les frites et les hot dogs c'est délicieux, mais on se barbouille. J'ai été demander des serviettes ä la bonne femme. « Pas de napkins! » J'ai regardé Catherine avec toute l'audace virile que j'ai apprise en observant Paul Newman dans La chatte sur le toit brúlant et je me suis avancé en bombant le torse : « Essuie-toi sur moi, man! » Elle a murmuré O.K. et alors, avec une gravité bien ä elles, imitée d'aucunes autres, ses mains, ä ľendroit, ä ľenvers, ont monté et descendu sur ma chemise jusqu a ce qu'elles ne Iaissent plus de marques, et qu'il ne reste plus sur ma peau de cellules qui chôment. Nicole a crié : « Hé hé hé ! c'est moi qui le lave, cet enfant-lä. » Et alors la bagarre a pris. Les restes de Diet Pepsi, de Nesbitt et de Coke ont vole; les fioles de vinaigre et de ketchup ont giclé; c'était ä qui cochonnerait le plus les vétements des autres. On a eu un fonne noir. On s'est arrétés partout. On s'est arrétés sur les remblais pour souffler sur les houppes des pissenlits, comme la fille du dictionnaire Larousse. A plusieurs endroits, on a marché jusqu a ľeau pour voir comment eile est... pour quand le lac sera assez chaud pour qu'on se baigne. II y a des coins tranquilles partout mais Ia plage n'est engageante nulle part... et c'est le moins qu'on puisse dire : ä chaque pas, il faut arracher son pied de ca ďépais de boue; les cailloux portent des chevelures de mousses oú béent comme des bouches de sangsues, il ne leur manque que des yeux; les algues prospěrent, visqueuses, tentaculaires, telies qu'on n'a pas osé les regarder de travers de peur qu'elles se mettent ä courir aprěs nous. Catherine en a profite pour tirer des Iecons sur la pollution et signaler ľapostolat de Ralph Nader, jeune Américain en colěre. 232 233 On rit mais ce n'est pas drôle, car quand Catherine était petite ce méme lac des Deux-Montagnes était si limpide que les poissons devaient porter des verres fumes quand il faisait soleil, que le sable était fin et dru comme du sel de table. La Si Belle n'a pas encore eu le temps de venir rebrancher le telephone. A Sainte-Geneviěve, on s'est arrétés ä une cabine téléphonique pour que Catherine telephone ä sa mere. On ľa regardée s'enfermer der-riěre la porte (en accordéon comme celieš des autobus) de la grande boite vitrée en ayant de la peine quelle agisse comme si eile avait des choses ä nous cacher. Quand eile se penchait, le bord de son T-shirt détrempé montait et on regardait tristement la bande de peau que ca découvrait au-dessus de la ceinture de ses vieux jeans... ca ne nous appartenait plus. Quand eile élevait la voix, on pouvait surprendre un mot par-ci par-la. Tout seuls dehors, on se sentait lésés, trahis, abandon-nés. A un moment donné, eile s'est retournée pour nous faire le signe mexicain momentito... et eile a vu notre air bete et maussade. Alors, eile a rouvert la porte puis eile nous a crié : « Venez, embarquez : il faut chaud ca pue on est bien! » Quand on s'est serrés contre eile pour permettre aux angles de ľaccordéon de se déplier, on s'est touš sentis trěs fort. — Dites bonjour ä Poulette : eile vous aime sans vous connaítre. On a dit bonjour ä Poulette, comme deux abrutis. Alors elles ont renoué le fil tordu de leur conversation palpitante, et Catherine s'est accotée sur nous, relä-chant tout son poids tiěde. Pour se faire pardonner de ne pas pouvoir étre présente autrement, eile nous donnait toute son attention corporelle; en tout cas c'est comme ca qu'on l'a compris; eile, eile est sure d'elle; eile ne fournit pas quarante-deux explications sur chaque geste quelle pose. — Portée disparue ?... Dans Échos-Vedettes ? De quoi qu'ils se mélent, ces hosties-lä ? Lis-moi done 5a pour voir... tranquillement pas vite. Le combine calé au creux de son épaule, Catherine était venue chercher mes bras le long de mon corps et eile était en train de les nouer sur son ventre, comme une seconde ceinture : « Prostře dans une attitude aceablée, Roger Degrandpré, ľéditeur controversé de La bombe O a declare quoi... ? » Dune main eile a rempoi-gné le combine, de lautre eile pressait la téte de Nicole contre la sienne. On cuisait, on suait, on nageait, on était comme des poissons dans l'eau. — Qu'est-ce que tu penses de ca, toi, Poulette, un Robespierre qui se plaint aux journaux ä potins... un éventreur des requins du capital qui pleure puis qui have puis qui se soúle puis qui fonce ä quatre-vingts milles ä ľheure sous les Iumiěres rouges parce qu'une p'lote ľa décollé de sous ses jupes... ? Elle a écouté la réponse de Poulette, qui ne faisait visiblement pas son affaire. Elle a repris la main qui jouait dans les cheveux de Nicole, ľa contractée, a frappé un grand coup de poing désapprobateur sur la tablette de l'annuaire. — Poulette! láche-moi la paix avec tes reflexions moralisantes grotesques! Je suis une p'lote, c'est mon role, je l'assume, on peut pas tous étre des éditeurs controversés!... Je suis une p'lote puis guette bien quand je vais me débarrer; y a pas personne dans l'État du Québec qui pourra dire qu'il a pas passé sur moü... Toi aussi, Poulette, t'es une p'lote, mais tu te retiens! Pourquoi? Viens, on va se mettre ensemble puis on va tous les déniaiser! Y a plus ďamour, Poulette! Les gens ont tellement garde leur amour, 234 235 pour le dépenser en famille, comme la paie, puis c'est tellement débandant la famille, que l'amour sert plus, qu'il moisit, qu'il sent mauvais, qu'ils le jettent. Sors dehors, regarde dans les rues puis montre-moi la vie si t'es capable!... Marche sur le trottoir puis regarde les maisons : les gens éteignent leurs lumiěres ä neuf heures, c'est tellement lugubre que les fenétres pleu-rent... On s'est présentés ä la succursale de la Si Belle pour les prier pour la quarante-deuxiěme fois de venir rebrancher le telephone. Le préposé du comptoir des questions idiotes a eu le malheur de s'exprimer en anglais : « What do you want ? » Catherine a cramoisi puis eile lui en a fait voir de toutes les couleurs. « Je vais t'en faire des what-do-you-want, mon hostie de chien sale, moi! » Quelle colěre! On s'est rencoignés et on a tout fait pour ne pas se faire remarquer. Ca a été si loin qu'on a craint qu'ils appellent la police. « C'est pas votre petit gérant de cul que je veux engueuler, c'est le president de la compagnie! Téléphonez-lui, puis passez-moi-le! Tout de suite! Je veux lui expli-quer comment qu'on peut nationaliser ca, une petite compagnie de telephone! » Si on avait pas eu la bonne idee de lui rappeler quelle risquait de se faire recon-naitre sans ses lunettes fumées, on aurait fini par se ramasser devant la Cour du Banc de la Reine. Poulette vient nous voir demain. « On va lui faire un show ! » s'est écriée Catherine. On est allés acheter au Shopping Centre trois pinceaux larges pour que ca prenne moins de temps, trois chopines de térébenthine pour nettoyer les pinceaux un paquet de journaux pour 236 étendre sur les planchers, et trois gallons de peinture blanche. Catherine peinture la cuisine, Nicole la cham-bre ä coucher et moi, comme un homme, la piece la plus grande : le salon, aussi appelé vivoir et living. « Je suis dans ma periodě blanche! » s'est écriée Catherine. « Je vois tout en blane : ľeau, le ciel, l'herbe, la route... C'est cute, hein ? » A part un vieux poster ä quoi eile tient comme ä un fetiche, pour des raisons compli-quées quelle nous a dit quelle nous a fait enlever et jeter tout ce qui décorait les murs, dont un crucifix en bois du milieu du xxe siěcle oú le Christ était sculpté ä méme sa croix. Son fameux poster montre en couleurs deux rhinoceros ä deux cornes, un adulte et un petit; en bas, dans la marge blanche, on peut lire : « White or square-lipped rhinos, Matopos Game Park — Photo : H. M. Moesli. » « C'est ta mere puis la petite fille! » nous a assure Catherine a vec l'air de faire une bonne vacherie ä quelqu'un. On a répondu ah sans chercher plus loin. Catherine dit monts et merveilles du travail manuel et violent, mais ca ne va pas loin, c'est plutôt une vue de l'esprit. Grande parleuse petite faiseuse, comme on dit. Tout le temps qu'ont dure les préliminaires (conce-voir un plan, dresser une liste ď'achats, répartir les täches, choisir au magasin la couleur des manches des brosses, dépouiller les paquets sur la table de la cuisine), eile n'a pas tari d'enthousiasmes sur l'aven-ture de peinturer, eile a brůlé d'impatience, eile était comme un chien fou. Depuis que ca y est, quelle est dedans, eile n'arréte pas de pester. — Ca m'hallucine! Quand il fait beau comme ca, faut aller jouer dehors ! Tous ces maringouins qui font bzzzzzzzzzz au grand soleil puis nous qu'on est pas lä comme des lézards pour les attraper en déroulant ďun coup sec nos langues ä ressort! 237 — J'avais oublié que ca m'a toujours rendue malade ľodeur de la peinture! Ca me fait lever le coeur, ca metourdit, ca me pique les yeux, 9a m'angoisse, ma claustrophobie ressort. — Qu'est-ce qu'on fait quand c'est plein de poussiere? Est-ce qu'on balaie ou qu'on peinture par-dessus ? Bah! on peinture par-dessus. — Vous étes sůrs que c'est de la peinture qui sěche vite qu'on a achetée ? Ca fait une demi-heure que j'ai fini mon plafond puis il est encore collant! fa m'écceure! Elle voulait un fini email qui sěche vite. Ni moi ni le brave détaillant Sico n'avons réussi ä lui faire com-prendre qu'un fini email qui sěche vite 5a n'existe pas. Elle vient voir de temps en temps (toutes les cinq minutes) si nous sommes plus avancés quelle. Elle appelle ca peaker. « Je peux-t-u peaker ? » Peake toujours. Elle trouve qu'on va trop vite pour eile, qu'on donne un trop beaucoup de pinceau, qu'on ne fait pas assez de coulures. Elle s'en retourne découragée : « Vous étes trop bons, je veux plus jouer avec vous autres... » Et eile fait une de ces moues ďenfant que les femmes aiment tant faire quand elles se sentent parti-culiěrement feminines. Ne perdant jamais de vue ses objectifs révolutionnai-res, eile a réfléchi et eile a trouvé que la fagon ideale de peinturer c'est habillé en petites culottes et en s'en fourrant partout. Ses hanches sont fortes mais conti-nuent sans bris la courbe de sa taille, ses seins généreux mais solides, ses jambes longues; ce n'est pas un paquet ďos mais eile n'est pas grasse comme les robes claires quelle affectionne la font paraitre; eile est süperbe; c'est une vraie Madone. On lui a dit: « Mets-toi au moins quelque chose sur la téte; quand 5a prend dans les cheveux c'est plus partable. » Elle ■Pnous a répondu par ľabsurde : « A quoi ca sert de pas I avoir les cheveux pleins de peinture, mes trésors? Qu'est-ce que ca donne ? Lächez-moi la paix. avec vos conseils pratiques de pages feminines de Montréal-Matin! » Tout ä coup Catherine s'amene, serrant un bocal de tabac Player's sur son coeur. Elle me fait un sourire grivois qui me trouble : « Viens, on va s'en rouler une bonne! » Je la suis... On pénětre dans la chambre ä coucher; eile fait ä Nicole, en lui donnant sur la téte un petit coup de bocal, un sourire grivois semblable ä celui qui me trouble encore : « Viens, mon tresor, on va se faire du fonne... » Elle s'assoit en tailleur sur le lit. On s'assoit en tailleur nous aussi : on a plaisir ä imiter ses gestes et attitudes; mais cette fois-ci, le sentiment de plein abandon et l'effet de transmigration que ca produit, se mélant ä ľéquivoque de la situation, rendent intolerable notre géne. « Tu roules toi-méme tes cigarettes! » s'écrie Nicole avec admiration, pour faire diversion. « Tu devrais voir faire Poulette : en un clin d'ceil puis dune seule main! » Qu'est-ce qu'a son visage ä rester fige dans ce drôle d'air ? Je suis inquiet. Je regarde Nicole : eile est inquiěte. Qu'est-ce qu'on fait si le gout la prend de faire des choses ? Qu'est-ce qu'on va faire si eile est vraiment la polissonne, l'impure, la lubrique, la chaude lapine quelle se vante tant d'etre? Je regarde Nicole; réponse : on se lěve, on court, on se sauve... Ce n'est pas le désir de caresser notre Catherine qu'on n'a pas, c'est les mains; nos mains ne fonctionnent pas; les mains qu'on a c'est juste pour sauver les apparences. L'eroti-que c'est comme la politique pour nous; on n'est pas capables; c'est au-dessus de nos moyens; on n'a pas les facultas qu'il faut. Mais en méme temps que nos cceurs fuient ce danger avec des battements de grandes ailes 238 239 blanches, la honte et la colěre nous harcělent : on est écoeurés d'etre si épais, introvertis, si peu enjoués, sportifs. Je sors de ma boite de Muriel mon dernier coronella; je le romps pour en donner la moitié ä Nicole. On va pour s'allumer . « Qu'est-ce que vous faites lä ? ? ? » Scandale ! — On fume le cigare, nous. On trouve que ca goüte rien, vos cigarettes... Catherine est sursaisie, superstupéfaite : « Arrétez votre char, man! Vous allez pas me laisser partir toute seule...! Sentez-moi ca : du stock parfait, pure Mexican Gold...! » De la marijuana!... On tombe des nues la bouche grande ouverte. On ne se ressaisit que pour se jeter en arriěre sous la menace de la cigarette qu'elle nous tend, braquée comme un revolver. Ces reactions énormes amusent trop Catherine. Dilemme encore : refuser en tremblant ce leger paradis artificiel et avoir lair aussi épais qu'on lest réellement ? ou se montrer ä la hauteur et risquer de s'obscurcir le cerveau pour le reste de notre vie ? Grosser Lärm : Catherine, qui suit dans nos yeux le déroulement du drame, est complěte-ment esclaffée, eile se tord, eile se tient le ventre, eile étouffe. Fuck! Elle ne reprend son souffle que pour se taper la pinte de bon sang que lui renouvellent les mimiques de Nicole, qu'elle continue de tenter. — Envoie done, fée-fille... Rien qu'une touche, une petite touchette de rien... Si tu m'aimes tu peux pas me refuser ca... — Non bon ! J'ai peur de ca, bon ! Si tu me crois pas, mets ta main sur mon cceur! J'ai pas envie : e'est de mes affaires, non ? Les spasmes ďhilarité de Catherine la secouent si fort qu'ils lui coupent la parole. Elle doit se reprendre dix fois pour finir de dire qu'il n'y a rien de plus inoffensif que la mari, que e'est prouvé scientifique- ment, que les fédérastes ä Trudeau n'auraient pas sorti un rapport favorisant sa legislation si cetait dange-reux, eux qui ont interdit les annonces de tabac ä la TV, que tout le monde en fume et que personne ne meurt. (Toutes des affaires qu'on a entendues telle-ment de fois que les oreilles nous tintent. Lä, dans le feu de Taction, on ne sait plus ce qu'on pense, qui est justement qu'on ne veut pas faire comme tout le monde, qui est qu'aussitôt que tout le monde — surtout ce genre de monde — fait une chose nous écceure, qu'on s'écrie pas nous.) — Je men fous que ce soit pas dangereux, moi! Ca me fait peur et puis e'est tout! Prends-moi comme ca ou laisse-moi tranquille! Nicole saisit la main de Catherine et la presse sur son cceur pour qu'elle sente : « Es-tu contente, lä ? » Catherine tombe ä plat ventre et rit de plus belle. Fäché noir, j'ai envie de prendre le bocal de Player's et de tout le manger. Fáchée noir, Nicole se tourne et m'attaque. — Dis-lui, toi, grand niaiseux, comment qu'on est peureux! Lui, il est encore plus peureux que moi; il est tellement peureux qu'il a peur d'avouer qu'il est peureux! Ľénormité de ce dernier gag terrasse Catherine : eile perd son mégot, le feu manque de prendre dans les pages de La Presse que Nicole a mises sur le lit pour que la peinture ne dégoutte pas sur la courtepointe. / — Depuis qu'on est ca de hauts qu'on craint, qu'on fuit, qu'on redoute, qu'on se cache partout, qu'on se serre l'un contre l'autre dans les petits coins pour pas que personne nous voie! Demande ä André si tu me crois pas! Dis-lui, grand niaiseux! Dis-lui! Envoie! Cest ridicule et e'est tragique. Plus Catherine rit plus les joues de Nicole se colorent. Lä, l'humiliation devenue outrage, la couleur épaissit, toute sa figure 240 241 1 enfle. Elle n'en peut plus; eile se lěve, en deux coups de pied féroces : « Cest pas donné ä tout le monde d'etre entreprenante, súre de soi, cinéaste, vedette! Cest pas de ma faute si j'ai pas une forte personnalité, mou... Tes trop méchante, men vais! » Assise sous une aureole de maringouins, Nicole pleure en lancant des cailloux. Elle vise ďune facon si découragée que la plupart tombent ä côté du lac, dom ľeau est si proche pourtant que les vagues dun yacht mouilleraient nos pieds. Je ne sais pas quoi dire pour la consoler. Pour lui montrer ma compassion j'essaie de lancer mes cailloux aux mémes endroits quelle. — Lai'nou avait raison : c'est pas notre genre de monde. Ca sert ä rien ďaimer une émancipée pareille, montée sur ses grands chevaux, pedante!... — Cest pas pour se moquer de toi quelle riait, voyons! Elle riait ä cause quelle était stone. Quand on est stone on trou ve tout drôle... — Stone! Stone! Qu'est-ce que tu connais lä-dedans, André Ferron? Je ten veux! Cest toi le gars, c'est ä toi le gars, c'est ä toi de faire quelque chose pour qu'on se déniaise... Jen ai assez de rester plantée lä pendant que tout le monde part en orbite, moi...! Poulette est arrivée vers onze heures dans sa Triumph au silencieux crevé et au bas des portieres rouillé jusqu a travers. Chapeau de leopard, lunettes fumées, cigarette au bee, eile est entree bras en l'air, tout éployée, comme si eile sortait d'un de ces films italiens montrant avec complaisance la déchéance qui s'est emparee du sang bleu : les comtesses passé mures qui couchent avec des bommes encore verts, and all that drag... Elle nous a embrasses sur la bouche avant méme de nous avoir regardés, le groin tout mou et tout entrouvert. Quelle haleine fétide! Qu'est-ce ka mange ? Da marde ? Fuck! Elle ôta ses verres, la blancheur de nos travaux de restauration la saisit, 1'éblouit, ses yeux papillotěrent comme deux protozoaires ciliés mal pris, eile prit dans ses mains gantées sa face craquelée, eile s ecria, fellinienne : — Ah j'horreur de cette couleur, ah c'est cruel, ah ca agrandit trop la lumiěre, ah ca fait ressortir des ans ľirréparable outrage, ah je sens mon make-up qui cuit et qui forme des grumeaux comme une mayonnaise ratée! Je suis pas trop laide? Pas trop maganée, ^ ravagée, marquée, pokée ? — T'es belie ä croquer! Elle est belle, hein, mes trésors ? On a dit oh oui. II a bien fallu, hein ? Alors Catherine, qui ne supporte pas que trainent les dettes de coeur, a dit ä Poulette de dire ä Nicole quelle jolie petite Colline eile était. — Tu es la plus jolie petite Colline des Laurentides! Quelle folie audace! Jamais encore on n'avait osé étre aussi superlatif quant ä la modeste personne materielle de Nicole. Ca lui est monté ä la téte comme 100 degrés au thermomětre. Ca ne restera pas. Elle n'est pas le genre de fille que ce genre ďeffusion peut traumatiser. Si c'est 5a une mere cool, vive les orphe-lines! Tout ce que Poulette semblait vouloir savoir c etait si eile netait pas trop pokée. Si eile n'a pas demandé quarante-deux fois je suis pas trop pokée ?, je ne sais pas comment je m'appelle. Et ca ne servait á rien de lui répondre mais non! mais non! Elle ne voulait pas du tout nous croire, l'hostie de chienne sale. — Je peux bien étre pokée, j'ai encore passé la nuit 242 243 1 au bout du fil... Ougi ne cesse de m'appeler pour me tirer les vers du nez!... II crie, il insiste, il menace... Je ne suis qu'une faible femme... C'est la qu'on a décroché puis qu'on a jugé bon de s'effacer. Personne n'a essayé de nous retenir. Quand j'ai dit : « Bon eh bien je crois qu'on va aller brüler l'herbe derriěre la maison », Poulette, qui s'était mise ä parier en anglais parce qu'elle s'imaginait qu'on était trop épais pour étre bilingues, murmurait ä Catherine : « I have a feeling that Ougi knows that I know, you know »', et tout le monde était tellement pris par son sujet que personne n'a entendu la moindre de mes paroles. Dehors, on se défrustre en déblatérant ä tort et ä travers dans les deux langues officielles. — What is the matter ? (Qu est-ce que la matiere?) — La vie, c'est rien aux autres puis tout aux mémes : beauté, santé, prosperite, intelligence! Puis ceux qui ont tout crachent sur tout : c'est tout triste, décu, désenchanté, spleen, insomnie, neurasthénie, dégoůt. Regarde les Pygmées, par exemple : affreux, petits, pauvres, bétes ä manger du foin : ils n'ont rien eu du tout. Quelle justice! — I don't see your point! (Je ne vois pas votre point!) It's totally irrelevant! (Ce n'est totalement pas révéla-teur!) — I feel bad, that's all! (Je sens mauvais, c'est tout!) L'herbe morte l'automne dernier, battue, tassée et pourrie par la neige, étouffe le sol; les petits couteaux de l'herbe percent mal cette épaisse bourre. Que c'est beau du chiendent quand c'est haut, quand c'est assez dru et profond pour que le vent y roule comme sur l'eau. 1. J'ai un sentiment qu'il sait que je sais, tu sais? Aussitôt ľallumette tombée dans les pailles, la flamme, si petite et si seule, lance autour d'elle, comme des enfants plus grands qu'elle, dix autres flammes, puis chacune, aussitôt dansée en rond avec les autres autour du charbon tordu de ľallumette, saute en cheval rapide, puis en deux, cinq, dix grands chevaux rapides, et ca court, loin déjä, avec des galops qui craquent, qui pětent, qui fument. Et ca nous laisse derriěre, aveuglés par tant de parfums trop forts et de souvenirs trop loin, ä ne pas oser avancer de peur de briser le tapis noir que tissent les fils fragiles de la cendre. Ten souviens-tu, chěre, quand on faisait brüler l'herbe sur le bord du fosse en revenant du Mois de Marie ? On se met dans le plus gros des épaisses fumées blanches. On en mange; ca goüte si bon! On plonge la téte pour les respirer, on part, ca chavire ! On ferme les yeux; on est si bien dans le noir quand on est soul! Catherine et sa Poulette ouvrent une fenétre, sortent la téte, crient, ravies : «Ah que ca sent bon! » « Hmmmmm ! » ajoutent-elles. Elles sont habillées pour partir. Elles ont faim; elles vont aller dejeuner en amoureuses dans quelque petit snack-bar de Sainte-Geneviěve. Elles n'ont pas besoin de nous raconter leurs vies, hein P'Nous ne leur avons rien demandé Fuck! Traverses chez le voisin pour éteindre une vague égarée (en la battant avec nos pieds dans une sorte de gigue frénétique oú nous comprenons comment ont pu naitre les danses iroquoises), on voit que le voisin n'y est pas et que ses iris, comme des flambeaux qui mettraient des jours ä prendre complětement feu, ont commence ä fleurir. II y en a plein partout, ca hallucine. II y en a tant que ca ne se verra pas si on en cueille assez pour offrir ä notre Catherine la gerbe qui 244 245 nous teňte : immense, inouie, infinie, pour embaumer tout le reste de sa vie. Casse deux douzaines de jaunes, chěre, je vais casser deux douzaines de bleus; on va faire un bouquet en deux parties; les professionnels des arrangements floraux ne connaissent rien, ils mélangent tout. Pour que Catherine ne contracte pas en rentrant ľimpression grazéviskeuse qu'on a passé notre temps ä ľattendre en pleurant, on decide d aller faire un tour au village. Pour que qa dure longtemps on marche lentement et on reste penchés indéfiniment sur chaque nouvelle fleur qu'on trouve en explorant le remblai chacun de notre côté de la route. Tiens une bermudienne! Tiens une ancolie! On connait le nom de quelques fleurs et quand on les rencontre c'est comme si c'était elles qui nous reconnaissaient. Ca remonte ä ľété qu'on a passé ä Belceil : on n'errait jamais dans les champs et ne suivait jamais les sentiers de la montagne sans notre Flore laurentienne. A lepicerie Marchessault, on laisse tout le mondese faire servir avant nous. Nicole détache de ľarbre ä chips deux sacs de marque Laviolette, parce qu'ils sont bons méme s'ils ne sont guěre populaires, et qu'ils sont originaires de Trois-Riviěres, chef-lieu de notre Mauri-cie natale. On veut une caisse de biěre pas froide. « Quelle sorte ? » demande la fille ä la bouche fraiche éclose et aux yeux marron-avec-du-miel-dedans venue donner un coup de main ä notre ami manchot. Je lui réponds : « N'importe quelle... » avec ľair de ne vou-loir qu'elle. Elle a dů me trouver effronté. En revenant, on lambine encore plus. Assis autour d'une bermudienne, on boit deux Labatt : c'est une minuscule étoile, bleue comme celles des ciels des enfants, piquée au bout d'un brin d'herbe. On boit 246 deux autres Labatt accotés sur la cloture en compagnie d'une bande d'ancolies pourpres : Et juste oil fut le corps s'éléve une ancolie. Je voudrais la cueillir mais je nose. J'ai peur Que ľäme de ľenfant, palpitant en la fleur, De nouveau ne s'exhale avec mélancolie. On est émus. On se dit que le jour oú ils ne laisseront plus pousser les fleurs ils vont perdre deux joueurs. Et on continue ä réfléchir lä-dessus. What goes up must come down1. Les récceure-ments attendent les rexaltations et les mémes espoirs suivent les deceptions pareilles : c'est mesuré pour s egaliser et maintenir ä zero ton total. Pas moyen d'etre heureux, pas moyen d'etre malheureux. Tout annule tout. Et aucuns efforts, courages, jeunes, ne peuvent donner ä personne, mendiant, gendarme, fer-blantier, crotté, trois testicules, pas de testicule, ďéchapper ä cette equation. Ca ne te donne rien de dépasser les autres. La supériorité obtenue avec tes 90 % de sueur et 10 % de talent fera bien chier tes amis, certes, mais toi, ca ťavance ä quoi ? On parlait de ?a tout ä l'heure, Nicole et moi, et on se trouvait corrects : on fait sacrement bien de perdre tout le temps qu'on peut. Nos iris sont tous chiffonnés déjä; leurs tétes pendent sur leurs poitrines... Catherine s'est écriée ah c'est renversant, ah c'est trop too much, quand eile a ouvert 1. Plus tu vas haut plus tu vas descendre. 247 la lumiěre en rentrant. Ca lui a donné un choc mais pas un aussi grand qu'on pensait; mais on n'est jamais contents, il va falloir qu'on finisse par s'habituer. II était trois heures de la nuit. Nous étions couches mais nous n'avionspas dormi; onavait eusipeurquellene revienne plus jamais. Tu ne peux pas savoir ä quoi t'attendre d'une fille encore attachée ä sa mere qui se méle de changer ľamour (avec un grand Q) et qui met le sort du genre humain au sommet de ses preoccupations. Que fait-elle ici? Mystěre. Il n'y a que Poulette quelle tienne en assez haute estime pour confier ses vrais secrets, qui nous semblent doubles : professionals et matrimoniaux. Catherine a ouvert doucement la porte de notre chambre. Qu'est-ce qu'il fallait faire ? Faire semblant de dormir, pour se prouver qu'on a du caractěre, ou laisser nos coeurs idiots nous bondir de joie? On a attendu comme des tortues dans leur carapace, on retenait nos souffles. Catherine a quitté, comme une Hedy Lamarr, lecran que la lumiěre de la cuisine formait dans ľouverture de la porte. Catherine s'est avancée, sur la plante la plus douce de ses pieds. Catherine nous a embrassés avec une sorte de soin en nous appelant ses trésors. — Avez-vous sommeil, mes trésors ? Venez, on va se faire du café puis on va discuter le coup... Elle n'a pas attendu notre opinion; eile était súre qu'on suivrait. Tout ce qu'on veut c'est faire tout ce quelle veut, eile le sait, eile a pris ca pour acquis une fois pour toutes. Elle n'est pas du genre complexé, de ces personnes qui remettent leur mérite en question ä tout bout de champ; pas comme nous qui, quand quelqu'un nous dit qu'il nous aime, grimpons dans les rideaux : « Non; ca se peut pas; on est trop épais... » J'ai fait le café, Nicole les toasts et Catherine la 248 t conversation. Elle m'a dit de me laisser pousser la I barbe, que ca serait sharp (plus viril que cute), quelle I ne comprend pas pourquoi les gars qui se rasent se I rasent, que ca la dépasse. « C'est de la mutilation, í man! » Elle a dit ä Nicole de ne plus attacher ses |cheveux en queue de cheval avec un élastique comme í en mil neuf cent cinquante-et-con. « Ca m'hallucine, I les cheveux en prison! » Elle nous a dit comment ca a | swingé, avec Poulette, dans les petites boites de Sainte- Geneviěve. Elle nous a dit les gallons de gin-and-tonic qu'elles se sont tapes, et les quantités d'hommes qui leur- ont fait danser le bugaloo : touš des gars O.K., ordinaires-ordinaires, des petits Québécois de la base, pas des hosties de chiens sales. Puis Catherine a eu froid. Elle s'est étreint la poitrine, eile nous a montré la chair de poule sur ses bras, eile s'est frottée. Puis eile nous a parle avec des yeux brillants de ses trois bonnes grosses couvertures de laine. Puis eile est montée se glisser dessous. On a senti que cetait fini, qu'on ne serait pas capables de se rendormir. Des sortes de disques de sa voix tournaient autour de nos oreilles, et il fallait entendre jouer ä tue-téte, rejouer et jouer encore, les phrases qui nous avaient frappés, émus, décus. On s'est recouchés puis on s'est relevés puis on a refait du café. On avait froid, on grelottait, on s'en-nuyait, mais tout 5a ne nous faisait rien, on était au-dessus, mille milles de lautre bord. On s'est retrouvés dehors. Cetait beau : il ne restait plus de téněbres que dans l'herbe et les arbres, qu'elles enrobaient comme de la peinture. Tout ľazur était tendu mais aucun soleil netait encore levé. Quand l'amour dort ä côté, dort si pres qu'on respire les parfums de sa personne avec ľair ďavant ľaube, on part ä counr, et nos tétes qui tournent nous promettent 249 qu'en allant plus vite, toujours plus vite, on va finir par se dépasser, sechapper, sortir... On était plus légers que nos pieds, plus rapides que nos jambes. A l'appro-che du lac, j'ai serré plus fort la main de Nicole. Elle n'a pas hésité; et c'est tout ensemble, tout fous, tout oui (oui oui!) qu'on a continue sur notre lancée, qu'on s'est jetés. Trop lourde avec 1 epaisseur, ľeau a freiné nos pas, puis a bloqué nos poids, puis on est tombés ä plate figure. On a failli ne plus jamais ressortir du lac des Deux-Montagnes : nos sangs regelaient aprěs cha-que effort, nos articulations se ressoudaient aprěs chaque mouvement. On n'a pas pu se rendre plus loin que le ponton. On s'est hisses dessus on s'est laissés paralyser la, et on a attendu que 5a revienne. Quand j'ai pu déplier les bras, j'ai pris le visage de Nicole dans mes mains et je ľai embrassé partout : j'aurais aimé mordre. Quand j'ai senti ses larmes couler, si chaudes pármi les ruissellements de ses cheveux glacés, je me suis blotti tout entier contre ses yeux. Je l'aimais comme un fou. Je me sentais, de tendresse, prét ä éclater. Et 5a me rendait plus seul que le plus grand désespoir. — Nicole, dis-moi que tu me laisseras jamais tout seul. — Je te laisserai jamais tout seul. — Si tu meurs avant moi, je me tue. — Moi aussi. Qu'est-ce que t'as? Ca va pas bien? Nicole a du attraper quelque chose comme une Pneumonie. Dans le lit froid, son dos me brüle et inonde de sueur ma poitrine. Mais je suis trop déprimé, je ne veux pas rester tout seul. C'est cruel, mais c'est Iplus fort que moi : quand eile s'endort je l'embrasse et la serre jusqua ce quelle se reveille encore une fois. « Qu'est-ce que t'as ? Ca va pas bien ? » Je ne réponds pas; je ne sais pas ce que j'ai. « Retourne-toi, je vais te flatter... » Elle me caresse les épaules, la nuque; sa main mouillée glisse mal, eile s'excuse : « C'est rude, hein ? » C'est bon, ca va mieux; mais eile n'est plus capable, sa main retombe, épuisée. Elle se roule, eile se ramasse en chien de fusil : « Colle-toi ». Je me retourne pour quelle puisse, comme eile aime, caler ses fesses dans ľépaisseur de mon ventre; eile dort. « Nicole... Ma petite Colline... J'ai besoin de toi... » — Veux-tu que je te flatte ? Des castagnettes d'assiettes dans ľévier nous ouvrent un ceil; des cabrioles de casseroles sur le plancher nous rachěvent. « Maudit Christ! Enfant de chienne! » Ca a l'air d'aller mal dans la cuisine. On a dormi juste assez longtemps pour réver que Catherine, comme le faisait souvent Lai'nou, venait se couler entre nous pour traverser les sortes de limbes du dernier petit somme. Accoudée, face contre table, entre une saliěre qui coule et un sac de pain qui rend ses tranches comme on sort la langue, Catherine frotte ses tempes du bout de ses doigts. — Comment qu'elle va la belle Catherine ce matin ? — Mai! Elle a 1 'air de rien vouloir savoir la belle Catherine ce matin. Elle ne lěve méme pas les yeux pour nous regarder. On reste plantés lá, fatigués-morts et son-geurs. La téte lui fend. Elle nous děmande d'aller lui chercher des aspirines ä la pharmacie du Shopping Centre. Je propose que j'y aille tout seul, que Nicole reste pour prendre soin d'elle, lui faire du café, des 250 251 toasts, des compliments. Elle aime mieux qu'on y aille tous les deux. Elle ajoute qu'on n'a pasbesoin de se dépécher, qu'il n'y a rien qui presse, qu'on a toute la vie devant nous. Quelle bordée ďeuphémismes! Elle marmonne des mots d'excuse, mais ce n'est que pour continuer de plus belle sur un autre air. Quelle nous aime bien mais quelle ne peut pas nous cacher que quand eile se sent comme ca eile ne peut souffrir personne autour d'elle. Quelle abomine toutes les susceptibilités (heavy feelings) et qu'on va baisser vite en Christ dans son estime si on se met ä bouder ä cause qu'elle est de mauvaise humeur... Je veux étre tout ce qui me passe par la téte avec vous autres, agir comme ca me prend. Je le veux puis j'y tiens. Cest vous autres qui allez en prof iter en fin de compte. Si je me sens libre de vous engueuler, je vais me sentir libre de vous aimer... Sinon... Sinon, tu te sentiras libre d'aller chier! Fuck! Manche da marde! On pédale le plus lentement que ca peut (le manque de vitesse cause un manque d'equilibre qui demande des rétablissements continuels, 9a fait qu'on avance tout croche), en forcant des meninges pour dégager, des reflexions peut-étre sublimes que vient de nous communiquer Catherine, ľidée totale qu'elle se fait de nous. Nous trouve-t-elle corrects ou achalants, cool ou cons ? On la fait certainement flipper ou halluciner (on ne peut pas lui faire autre chose pour la bonne raison qu'il n'y a que ces deux verbes dans sa contre-culture pour exprimer ľeffet qu'on peut faire ä quelqu'un). Flipper ou halluciner, that is the question, aprěs 5a coupe carré, plus rien... Si on lui plait eile flippe, si on l'achale eile hallucine, c'est tout, ce n'est pas plus long que ca. Mais ce n'est pas vrai qu'un probléme bien exposé est ä demi résolu. On arrive ä Notre-Dame, on 252 n est pas plus avancés que lorsqu'on s'est mis en route. Ca ne sert ä rien de penser : on en a lä une preuve indubitable. On va laisser tomber. A la pharmacie, 5a a bien été. La fille qui nous a servis était pleine d'amour. Elle nous a demandé ce qu'on voulait avec son plus beau sourire. Ca coütait $0.90; eile nous les a demandés comme une faveur; eile a pris ma piastre comme une avance; quand eile a rendu la monnaie sur ma main tendue j'ai senti la douceur dune caresse. On ne peut pas se fier sur rien : on ne peut méme pas, quand 5a va mal, étre sür que rien ne va nous faire déroger ä notre fier désespoir. IL n'y a rien qui tienne; il n'y a rien tout court; il faut partir de cette hypothěse et ne pas la quitter. On est revenus en marchant ä côté de nos bicycles. Les maisons sont toutes au bord de ľeau; le milieu de ľile est cornplětement vide. Catherine se chicane si fort au telephone avec sa mere qu'on l'entend crier depuis la barriěre. On est arrives avant qu'il ne fallait, je pense, hein, chěre? C'est sur la pointe des pieds qu'on accote nos bicycles sur le coin de la veranda, c'est en longeant le mur ä quatre pattes qu'on va se cacher derriěre le reservoir d'huile, c'est comme un ciboire que Nicole presse sur son cceur la bouteille d'aspirines, c'est fou, c'est ridicule, c'est une chance que personne ne nous voie... « Fais-tu encore de la fiěvre, chěre ? — Est-ce que je sais, moi ? » Catherine termine sa prise de bee avec Poulette. On n'est pas pour entrer tout de suite, on aurait ľair de ne pas lui laisser le temps de respirer, on va attendre une couple de minutes... ou d'heures. J'arrache un brin d'herbe et je me le mets entre les dents avec une envie vague de le mächonner. Je change ďidée, ca ne me tente plus; máchonner un brin d'herbe est une activité 253 tellement dénuée ďintérét que le souvenir de m'y étre souvent adonné me fait apparaitre mes trente ans de vie comme une vaste platitude, un film deux fois plus déprimant encore que le pire que j'ai vu : Les Partisans se lěvent á ľaube. Le brin d'herbe tombe tout seul de ma bouche, je le regarde flotter jusque sur les genoux de Nicole, qui a étendu ses jambes de travers sur les miennes pour me réitérer que ca ne la derange pas que ce soit épouvantablement ennuyant de vivre avec moi, qu'elle est décidée ä ce que rien ne la tanne assez pour qu'elle me laisse tomber, genre n'aie-pas-peur-d etre-épais-je-vais-ťaimer-pareil-mon-amour-n'est-pas-égoi'ste-moi. — Viens, eher, que je te donne un bee. Catherine nous demande de téléphoner au Manoir du Bord-du-Lac pour voir s'il y a un show ce soir. II y en a deux. Le premier commence ä dix heures, ľautre ä minuit. On decide qu'on va se rendre au restaurant d'assez bonne heure pour aller voir le show de dix heures. Le large sour ire de Catherine nous demande impérativement de lui montrer comment qu'on est contents qu'elle nous sorte. On se montre ravis. On decide de voyager sur le pouce, e'est si excitant. Le cure de Notre-Dame nous embarque, ľabbé Per-reault. Je lui demande s'il est parent avec Gilbert Perreault, le fameux joueur de centre des Sabres de Buffalo. II dit que non. Catherine, en nous donnant un coup de coude, lui demande pour qui il a vote aux derniěres elections. II dit avec une pointe d'humour que e'est dans le secret de la confession. « Vous étes géné d'avouer que vous avez vote pour Bourassa, e'est ca, hein ? Moi aussi, je serais génée... » Mors eile se met ä l'abimer comme Pilate dans le Credo, ä le traiter de cléricaliste et de fédéraste, ä lui sortir que si Pie XII n'avait pas donne sa benediction ä Mussolini le nez de Cléopätre n'aurait pas été si long. Il lui répond du tic au tac de ne pas oublier dans ses priěres que e'est le clergé qui a perpétué les valeurs francaises quand elles étaient le plus menacées et que e'est des cures qui ont animé les mouvements patriotiques qui ont abouti ä la 1 rebellion de 1837. La cuisse de Nicole chuchote á ma | cuisse : « Quels bavasseux! » — Parlons-en de 37! Quelques pets oraux d'avocats tout de suite repentants! J'ai fait pire en jouant aux cowboy avec mon petit frěre en 1956! Faut maturer, man! Catherine est fatiguée d'etre habillée en guenilles; eile a le gout de faire un peu sa fraiche. Elle demande au cure s'il connait une place oů ils vendent du linge qui a du bon sens, des affaires le fonne. Ľabbé pas parent avec Gilbert Perreault voit tout de suite ce qu'elle veut dire et s'écarte de son chemin pour nous déposer devant la boutique Right-On. Cest une merce-rie unisexe soüle de benjoin et qui fait jouer Pink Floyd tellement fort que le plancher balance. Nicole et moi, il faut qu'on s'agrippe aux gros sautoirs peace-and-love et aux larges ceintures ban-the-bomb pour ne pas chavirer, on se sent si vieux. La marchandise est presentee sur des tringles montées sur des chariots que le client est invité ä faire rouler; e'est l'influence de La | galaxie Gutenberg de McLuhan qui s'exerce. Je dis ä \ Catherine : « Je me sens ridicule, j'ai envie de me sauver. » Elle fait semblant de ne pas comprendre puis eile décroche un pantalon ä bavette qu'elle veut abso-lument que j'essaie. Je lui dis que j'aime mieux mourir que porter ca. « Envoie done! £a te ferait un bon 254 255 bedon tout rond! » Je ne veux rien savoir : « T'es pas drôle. » Elle m'explique que la vie est une blague et 1 qu'il faut qu'on rise. Je lui réponds que je men sacre, que ca ne me fait rien. Elle est décue, son regard se durcit. J'essaie de réparer ma gaffe en exhortant Nicole ä s'embarquer, eile, dans ce délire de mascarade : « Aie pas peur, c'est pas si osé, tas une taille de déesse, tout te va comme un gant... » Catherine exulte, exalte, excite, s'amuse comme une enfant qui découpe des patrons dans un catalogue. Sa jupette et son T-shirt épars sur le plancher, les seins bondissants, le nombril comme un ceil effronté, habille, mire, trottine, deshabille, eile täte, depend, boude et admire toutes les robes. Elle en trouve une couple de son gout puis se jette sur Nicole qui n'a pas le temps de ne pas lever les bras pour ne pas se faire dépouiller de son chandail et de ne pas lever une jambe puis lautre pour ne pas se faire extraire de ses jeans. Mais eile crie si fort en sentant attaquée l'agrafe de son soutien-gorge (« Enlěve-moi ca, personne fait plus ca! ») que les commis unisexes brandissent leurs extincteurs chimi-ques. En plus de ses deux maxis et des deux longuettes de Nicole, Catherine achěte une perruque blonde : un admirateur l'a reconnue l'autre jour dans une boite de Sainte-Geneviěve et eile ne tient pas ä ce que ca se reproduise. En tout, ca fait $ 149.95. Elle paie comme si ca allait de soi. Elle n'a pas ce qu'on peut appeler froid aux yeux. Elle nous pousse dans un taxi et on se remasse ä Pointe-Claire dans un restaurant de prix de fous, le Surf'n Turf. Le hamburger steak se fait appeler Ham-bourg á la Gril et se fait chiffrer par $ 5.50. On renonce ä regarder le prix du T-bone. Catherine ne veut pas entendre parier du Hambourg ä la Gril. Elle trouve qu'on mérite ce qu'il y a de meilleur, la spécialité-titre 256 de la maison, le surf'n turf: des lingots de filet dans une enceinte de langoustines mort-nées au gratin (quelque chose comme ca). Elle en profite pour pro-noncer un discours enflammé : « Comme touš les Québécois de la base, vous culpabilisez quand vous mangez autre chose que de la marde... Pour qui vous prenez-vous ? Pour des troudkus ? Méprisez-vous votre propre race ? Ou quoi ? Je comprends Ougi quand il dit que la dignitě humaine c'est la difference entre le faisan ä la broche et le páté chinois rechauffe quarante-deux fois! Get out of your ghetto...' » Son je comprends Ougi quand il dit que est marqué; il avait un petit air fier qu'on n'est pas pres d'oublier... Lorsque, du cognac plein les voiles, nous abordämes au Manoir du Bord-du-Lac, les bretelles du gros bat-teur nageaient dans la sueur et le show de dix heures tirait ä sa fin. Le doorman, excite par un pourboire de $2 versé d'avance rubis sur l'ongle nous attable au pied de la piste. La vedette de la soirée évolue en plein sous nos nez, tant et si bien que son Arrid Extra-Sec, qui lui procure une protection de vingt-quatre heures contre les dangers de la transpiration, est en train de la procurer ä nous aussi. C'est une effeuilleuse fanée, une blonde usee, une horreur. Sur l'air gras d'un Harlem Nocturne dont eile a perdu le tempo, et dans le faisceau rouge d'un réflecteur qui fait fondre ä gros plis les masses blanchátres de sa chair, eile juche son pied sur une chaise pour dérouler jusqu'en bas son bas. Catherine trouve qu'elle a quelque chose de Jean Harlow, qu'elle a comme en décombres son visage de bébé, que c'est fellinien. La tete renversée, les yeux écarquillés, les mains jointes, eile est tourmentée, bouleversée, eile regarde la pauvre femme comme si eile la priait. 1. Sors de ton ghetto. 257 « Avez-vous lu Les clowns? » Moi, cest Catherine méme qui m'excite, que je trouve fellinienne, c'est eile que je contemple, et je me dis que c'est devant cette image d'elle que je voudrais prier quand eile sera partie pour toujours. « Montre-nous rien qu'un téton, l'autre est pareil! » Nicole trouve bien bonne la farce du batteur. Catherine trouve bien bon que Nicole la trouve si bonne. Catherine rit fort. Catherine parle vite. Catherine remue comme une queue de veau. Catherine est heu-reuse... et on est contents, mais c'est fragile, ä fleur de peau, il faut qu'on fasse bien attention. On dit oui ä tout ce quelle dit, et aprěs chaque gorgée on depose doucement nos ve ires. Le mot de passe est chut. Le M.C. fait ses remerciements puis declare que les musiciens sont maintenant ä la disposition du public pour le plaisir de la danse et qu'on peut leur adresser des demandes speciales. Nos voisins, un couple fiable et jovial, lui moustache florrissante, eile sourcils épilés, réclament Release Me1, le hit du crooner Engelbert Humperdinck, dont la voix est d'une douceur telle que mes derniěres dents saines se gátent chaque fois que je l'entends. « Release Me! » crie Catherine, applaudis-sant, championne tout de suite debout de toutes les revendications des petits Québécois de la base. Catherine se lěve et m'invite ä danser. II n'y a presque personne sur la piste, je n'ai pas envie de me donner en spectacle : « Ca me tente pas. » Je me fais traiter de casseux de veillée : « Ca m'est égal! » Mais je recois sous la table un coup de pied fraternel ferme qui me rappelle que le bonheur est fugitif, et que je suis le gardien de celui de Catherine. Nicole me donne une 1. Fous-moi la paix. 258 petite tape sur les fesses pour me donner du coeur. Je n'ai vraiment pas le goüt, comme on dit. — Manche á balai! — Ca me fait rien! II faut bien que je me tienne le corps raide, eile est plus grande que moi. « Ca te tentait pas de me prendre dans tes bras... ? Serre-moi. » Tout ce que je peux faire, c'est attention de ne pas marcher sur ses pieds nus, bien attention de ne pas écraser leurs ongles, que des vernis de toutes les couleurs changent en petits oeufs de Päques. « Ca te tentait pas de me respirer... ? » Et eile verse ses cheveux dans mon cou. « Fais pas ca, moque-toi pas de moi... » Elle frappe des petits coups de rire contre mon oreille puis souffle quelques mots de la chanson.« Please release me let me go... » J'ai häte que ca finisse, je me sens persecute, tout le monde doit se payer má téte. Elle pese sur moi de toute sa poitrine. « Ča te tentait pas de te blottir dans la chaleur du lait de mes deux coeurs...? » Lá, c'est son ventre qui me presse. « Mon ventre est un plein lit d'oiseaux, ca te tentait pas qu'ils te couvent... ? ■» C'est tout ce que mon caractěre susceptible peut prendre. « Si ťarrétes pas, je je je... » Elle éclate de rire, se frotte de plus belle. Je I'empoigne aux épaules et je la repousse, violemment, plus que je ne croyais. Son rire se brise, ses dents se serrent, ses poings se dressent. Elle est dégrisée; d'un coup sec, le méchant de tout l'alcool quelle a bu lui est monté au visage. C'est, dans ses yeux, dans un seul eclair, la peur, la colěre, le mépris. Puis va-t-elle éclater, me gifler, me griffer, me mordre ? — Con! Elle quitte la piste, quitte la salle, quitte le Manoir. On cherche dehors, partout. On crie son nom. Catherine ! Catherine! On court en tous sens dans le parking. Catherine! Catherine! Pas de Catherine. 259 Plus ďargent. Pas $0.01. On court jusqua bout de souffle puis on reprend notre souffle plies en deux. On fait signe aux autos ďarréter : c'est urgent; elles ne veulent rien savoir. Puis court, puis marche, puis crache une salive si épaisse quelle s'étire jusqu a terre, puis recourt, puis remarche, puis le cceur qui nous cogne sur les os, puis court encore. Dans le salon (exactement comme on le craignait), aucun signe du retour de Catherine. On est si sürs que ca y est, quelle est partie pour toujours, qu'on grimpe ä 1 echelle du grenier sans se soucier du bruit qu'on fait et qu'on allume la lumiěre sans avertir. Elle est lä! On est fous de joie, malgré son air méchant. Elle est couchée tout habillée, avec son sac ä main serré dans ses bras comme une poupée. Elle grimace, cache sa figure. « Fermez ca, cons! » Vite l'interrupteur, ca va assez mal comme ca. Aussitôt les téněbres reformées, les sanglots de Nicole éclatent. Le silence de Catherine nous presse de redescendre et de la laisser tranquille, mais c'est impossible, on ne pourrait pas, on est pris la cloués lä, finis lä! — Veux-tu que je te deshabille ? Veux-tu que je te démaquille ? Veux-tu que je t'ouvre ton lit ? Veux-tu un bon verre d'eau froide ?... Nous voulons lécher ses pieds, nous voulons lui décrocher la lune, nous voulons mourir, mais nous ne voulons pas la quitter sans qu'elle nous ait dit quelque chose de gentil. — Catherine, je je je... — Moi aussi je je je. Mais cette nuit je suis trop fatiguée... Demain, mon trésor, demain... Elle demande ä Nicole si eile croit qu'elle peut trouver ses Valiums dans son sac sans allumer qua-rante-deux lumiěres. Nicole répond oui, un grand oui, 260 un immense « Oui! » Comme si c etait son coeur tout entier que Catherine lui demandait. * « Alio! » Aprěs avoir porté du lit jusqu'au telephone une tonne de sommeil, on a un ton sec. « Alio chéri, ici Poulette! Petit Pois fait-elle son beau gros dodo ? » Je pars pour répondre : « Je suppose. » Je me retiens, j'ai peur que ca fasse trop béte. Je lance ä tout hasard : « J'espere »; c'est dix fois pire. Mais Madame est du grand monde, ca en prend plus que ga pour lui faire perdre son petit sifflement affectueux : « Va la réveil-ler, mon coco; c'est super-spécial. » Je vais vous dire : « Une minute ». C'est trop long; c'est mieux un instant ou un moment. J'ai trop ľembarras du choix, je ne suis pas plus avancé. Je trouve : « Gardez la ligne! », un anglicisme épouvantable. Je reveille Nicole pour lui dire ďaller réveiller Catherine, moi ca me génerait trop. Le tie de Catherine quand eile parle au telephone c'est de se gratter ľintérieur de la cuisse. Elle ne se ľest pas gratté longtemps ce matin; eile lui a cloué vite le bec, ä la Poulette. « Qu'est-ce qu'y a encore ? (...) Je veux rien savoir! j (. ) Poulette! Poulette ? Poulette, laisse-moi finir, bon ! Sais-tu comment que tu paries, lä ? Comme une mere! And I don't have to remind you what happened to the girl who always listened to her mother! (...) Je! m'en! sacre! Je veux rien savoir! O.K. lä ? Ki se tue, meure puis ki manche un char de marde avec des baguettes ä riz! » Nicole la trouve bien bonne; eile rit aux éclats. Nicole allume le réchaud, passe les tasses et les cuillers sous le robinet d'eau chaude. Catherine se 261 brosse les dents; c'est son violon d'Ingres; eile se les brosse dix fois par jour. Nous ignorons ce qui se passe ä Outremont. Tout ce qu'on sait c'est que les mauvaises nouvelles que Pou-lette lui donne de Roger rendent Catherine de trěs mauyaise humeur sur le coup, mais de trěs bonne humeur tout de suite aprěs. Elle s'anime, fait des compliments sur les toasts : « Quelles bonnes toasts! », parle beaucoup. La, eile est montée comme une horloge, piquée par une aiguille de graphophone, intarissable. Elle nous raconte les histoires d'amour de son adolescence, toutes bien plattes. II fait chaud, les vétements collent ä la peau, les f esses fondent sur les sieges des bicycles. Catherine n'ose pas entrer dans ľépicerie. Elle a peur que Marchessault la reconnaisse avec son bras coupe. (Ca fait drôle mais c'est la tournure quelle a employee.) On achěte deux caisses de douze canettes ä cause des poignées : je vais en glisser une sur chaque branche du guidon, comme 9a ca va s'équilibrer. Marchessault dit que le seul qui loue des barques sur la Pointe (c'est-ä-dire ä Notre-Dame), c'est le bonhomme McPherson, au bout de la Deuxiěme Avenue. II ajoute, detail superflu, que c'est le pere de Jack McPherson, le lecteur de nouvelles du canal 12, le fameux speakerin. McPherson n'aime pas nos deux caisses de Heidelberg. Pas de boisson ou bien pas de chaloupe, final baton! Quand Catherine a envie de quelque chose (les envies sont si rares dans le bout d'Outremont que c'est défendu de renoncer), ce n'est pas parce que tu t'appel-les McPherson, que t'as un petit port de plaisance, un petit stand ä hot dogs, un petit club de skidoo et un fils qui lit les nouvelles en anglais ä la TV que tu vas pouvoir opposer des fins de non-recevoir insurmonta-bles. Elle sort de son sac de barda de G.I. sa liasse de 262 billets de $ 20, lui en compte cinq ou six dans les mains, lui dit que c'est quarante-deux fois le prix de n'importe laquelle de ses petites hosties de chaloupes, qu'il n'a plus qua se montrer ravi en frétillant de la queue comme un hostie de chien sale. On fait deux pas en arriěre; on a peur que McPherson, báti comme Gilles Marotte des Kings de Los Angeles, se choque, baisse la téte, fonce sur nous. Non; il rigole; il aime les belles grandes filles qui ont du caractěre et des mamelons durs qui pointent ä travers leur T-shirt. Sa n° 8 est ä vendre : « Elle prend un peu l'eau mais c'est pas grave; il va mouiller, anyway, $50! » Tope lä, Lope! Embarque les bicycles, embarque les caisses de biěre, embarque les trois soülons, embarque aussi une grosse röche pour faire une ancre (on va la mettre dans le sac de G.I. de Catherine et nouer la chaine de la chaloupe ä la bandouliěre). Le vent se lěve, le soleil se glisse, roulant comme une soucoupe volante, sous la banquise noire de la tempéte de la fin du monde, mais vogue la n° 8, on n'est pas des peureux ! On est au milieu de l'eau; on ne voit la terre ni d'un bord ni de l'autre. Le vent peigne des cheveux blancs aux vagues et fait claquer comme des fouets nos vétements, enfilés au sommet dune ráme que je ne pourrai pas porter longtemps comme ca au bout de mes bras. A cheval sur la proue, ses jambes assaillies par la boue soulevée du fin fond du lac des Deux- tMontagnes, Catherine tourne la téte et nous sourit de toutes ses belles petites dents carrées. Quel bonheur! Notre ancre de fortune, de féte, de Hesse, tient bon. ILe ciel éteint ses derniěres lumiěres, les nuages encore entrebáillés se ferment avec vacarme. Tonne mieux que 5a, grand veau, fesse plus fort, qu'on entende, qu'on dialogue; arréte de grander comme un chien fou et crache un peu ta foudre que les vagues nous éclatent 263 comme des bombes en pleine figure! On parle au ciel, bonhomme! On tutoye les elements, avec arrogance. II ne pleuvait pas beaucoup au debut; la, 5a mouille si dru, si gros, si lourd que ca remplit nos canettes ä mesure qu'on boit, chaque fil de pluie sort dun vrai robinet. Une femme ä la mer! Catherine saute dans le lac sale, gras, brun : mais eile rit dedans... et c'est un lac gai maintenant; mais eile se roule, saute, barbote, éclabousse... et c'est un lac d'enfants maintenant; mais eile se hisse dans la barque et ses cheveux lächent tant d'eau que c'est d'eux que le lac des Deux-Montagnes tire sa source maintenant. On se jette touš les trois, on plonge ensemble les pieds devant en se pincant le nez. Lá, une vague grossit, monte, se dresse, tombe, caram-bole nos cránes. Lá, nos tétes resurgissent, aussitôt renfouies par une autre avalanche. Lá, nous mangeons les vagues par les racines. Lá, personne ne s'est noyé (de joie) mais Nicole a perdu sa canette et eile ne peut pas trinquer; personne ne jouera plus avec eile pour la punir d'avoir tenu plus ä sa peau, qui est toute douleur, qu a sa biěre, qui était tout le contraire. On plonge et on replonge pour rescaper la folle boite : c'est peine perdue, il fait noir comme chez le diable lä-dessous et depuis le temps eile doit avoir touché fond, ä plus de cent pieds. Oh quels beaux eclairs d'affilee : des vrais Z de Zorro! Il reste deux canettes dans la premiere caisse. Nicole les prend, les débouche (on tire l'anneau et la mousse vole), et pendant que ca tonne comme un éboulis sur des tambours, que se déchire le voile du Temple, Nicole les boit dun trait, toutes les deux en méme temps, une par chaque coin de la bouche. Je suis content; quand Catherine sera partie pour toujours eile ne pourra pas aller dire ä l'Accroc que nous ne 264 savions pas boire. On decide de regier le cas de lautre caisse ä la Néron, ä la decadent. Douze canettes divisées par trois font quatre. Distribution ! (C'est moi qui m'en charge : elles, elles sont trop soüles pour compter jusqua quatre.) Execution! Coudes en l'air! Vite ! C'est ä celui qui vomira le premier : en guise de recompense il pourra vomir sur les autres. Quand Catherine sera partie pour toujours eile ne pourra pas dire ä ses amis artistes que nous étions des bommes de luxe. On choque nos Heidelberg ä chaque tournée. A la deuxiěme, renversement, revolution, sens dessus des-sous, le lac est monté au ciel et le ciel est tombé dans le lac; on croit bien que 5a y est, que la biěre qui gicle entre nos dents est du sang et qu'on va mourir de rire. A la suivante, ca entre encore dans la bouche de Catherine mais ca ne veut plus descendre dans sa gorge; ca fait quelle nous souffle dans la figure ce qui déborde. A la derniěre tournée, tout le monde triche, tout le monde s'emplit les joues, les gonfle, les braque puis attend que quelqu'un ouvre les yeux pour les lui arroser comme il faut. Comme c'est Catherine qui a les plus beaux (hé! ils sont violets et toutes sortes de sels, rhombiques, prismatiques, en aiguilles, cristallisent dedans), c'est sur les siens que tout le monde veut tirer. Mal á la tete, mal au coeur, mal au ventre, on a decide de lever l'ancre. Pour decider ca a bien été; pour le faire, quelle tout autre histoire! Méme ä deux, méme les trois ensemble, on n'arrivait ä rien; on ne tenait pas debout assez longtemps. On tirait le mou de la chaine et puis c'est tout, quand il fallait forcer on secroulait. Rame, rame, la barque n'avancait pas. Je ne m'enté-tais pas : aprěs quatre ou cinq coups, je me couchais sous mon siege, dans l'eau que nul ne songeait ä 265 écoper, puis j'attendais que le beau temps revienne. « Ca sert ä rien, le courant est trop fort! » Catherine et Nicole se sont fächées, d'une facon positive. Remplies d'initiative elles ont résolu d'utiliser un moyen de transport plus rapide : le velo volant. L'une pilotant, l'autre poussant pour imprimer ľélan nécessaire, ris-quant leurs vies, elles se sont élancées, comme les frěres Wright. Elles n'ont pas été loin, comme les frěres Wright. Plouf et puis c'est tout; elles ont emerge grosses Jeannes comme devant. * Oú est-elle ? Elle a bu du café (celui qui restait dans sa tasse était froid quand on s'est levés) et mangé des toasts (on a trouvé dans la soucoupe, comme des ossements, les bouts de croüte de deux tranches de pain). Nicole monte au grenier pour faire le lit. Je m'ins-talle ä ľévier pour faire la vaisselle. Aprěs, si ce n'est pas assez pour quelle soit revenue, on va passer le balai, mettre de l'ordre, aller jeter quelque part les sacs ďordures, laver nos guenilles. Hier, en rentrant, eile s'est écriée : « Quelle soue ä cochons! » Elle sera contente qu'on ait fait un peu de menage. La moitié de 1'aprěs-midi passe, sans laisser de trace dans le ciel trop clair, trop bleu. Des grosses mouches ä casque vert, toutes neuves, rebondissent avec déses-poir et obstination sur Ies moustiquaires; elles vrom-bissent comme des avions dans le desert de notre solitude. On suppose que Catherine s'est levée dans un de ses fameux états... et quelle est partie faire une promenade pour pouvoir bouder tout son soül tran-quille... On suppose que Poulette est venue la cher- 266 j eher... Oú est-ce quelle nous ľa encore emmenée, la vache, la vieille hostie pourrite? La lessive semble sěche déjä sur le dos pele du reservoir d'huile : il fait si grand soleil. Toute nue sous la longuette ä pois que lui a payee Catherine, Nicole täte les vétements, pliant ä mesure sur son bras ceux qui sont préts. Le voisin a cessé de bécher ses iris pour la regarder faire et voir la lumiěre profiler ses formes en imbibant sa robe. J'enfourche mes beaux jeans propres puis je traverse chez l'horticulteur pour lui demander s'il a vu Catherine partir ce matin. Oui. Et il me donne touš les details. Comme ä Paul Meurisse dans Le retour du monocle jaune. Elle est sortie. II lui a dit quelle belle journée. Elle lui a répondu extraordinaire, distraite-ment. Elle a traverse la route. Elle a sauté le fosse. Le dos de sa chemise s'est pris dans les barbes quand eile s'est glissée entre les broches de la cloture. Elle s'est dégagée. Elle a continue droit devant eile dans les champs, comme une somnambule. Le voisin pointe le II doigt vers les squelettes de deux ormes, loin, lä-bas, sur H la colline. 1 II est quatre heures. Nicole, qui pense toujours ä ces I choses-lä, secrie : « Elle doit mourir de faim! » Elle II confectionne un sandwich au jambon quelle enve-II loppe dans du papier čiré puis quelle range dans un || panier de Chaperon Rouge avec une orange, une I banáne, des biscuits, une canette de biěre. « Penses-tu f qu'il manque quelque chose ? » I On marche dans le foin jusqu'aux genoux. Les pissenlits nous lancent leurs mille parachutes. Les fraisiers se blottissent contre le sol pour qu'on n ecrase pas leurs premieres fleurs. Les marguerites, au bout de leurs tiges gréles, serrent comme des petits poings leurs boutons. Les touffes d'herbe que les pas de Catherine ont abattues n'ont pas fini de se redresser; il 267 Jf reste encore de son passage un sillage d'ombres et de creux assez marqué pour qu'on puisse le suivre. — Pourquoi qu'elle a fait qa ? Pourquoi qu'elle reste pas avec nous autres ? — Elle reste pas avec nous autres parce qu'elle s'ennuie pas assez avec nous autres... Catherine dort si fort, cramponnée ä sa fiole de Valiums, que jusqu a ce qu'une mouche chatouille sa bouche nous ľavons crue morte. Comme perdue, comme tombée du ciel dans cette verdure oů ses membres nus sont presque engloutis, Catherine dort, toute belle, toute blanche. Les bras ouverts, les jambes étendues, la téte sur 1 epaule, eile s'est blottie, peau sur peau, contre le ventre de la terre... eile laisse, en pleine confiance, en total abandon, la vie marcher toute seule, se penser elle-méme... comme si la vie n'avait plus absolument besoin de Petit Pois pour faire 5a... Elle ne sen mele plus; eile ne regarde plus, ne cherche plus, n'analyse plus; eile ne fait plus de ces choses dont la moindre est un effort douloureux pour donner ä la vie cette volonte juste, bonne, logique, suivie qui — c'est écrit dans les livres ä ľuniversité et sur les murs des latrines de la cite — lui fait si terriblement défaut... Son sang coule comme la sěve, sa peau respire comme 1 ecorce. Catherine fait comme les arbres : eile dort. On fait comme les deux seuls nuages du firmament : on la regarde sans rien dire. Nicole trouve un peu partout les vétements de Catherine. Elle les plie puis eile les range au pied de ľorme contre lequel je me suis assis pour regarder Catherine reposer, les seins pointés vers le soleil comme s'ils voulaient fleurir. Nicole vient s'asseoir avec moi sous l'arbre lisse : si mort que toute son écorce est partie. On passe quelque temps encore ä la regarder, ä prendre plein les yeux ce 268 bien dépossédé, laissé lä, plus capable de se refuser comme de se donner... Allons cueillir des bouquets pour qu'elle nous laisse garder un peu d'elle quand eile se réveillera et se reprendra. — Catherine! Catherine ! Elle dort trop dur. Elle pousse un petit gémissement eile cale mieux sa téte, et puis plus rien. Alors, éperviére, érigéron, gaillet, muguet, brassica, rorripa, on déverse tout sur son corps. On repart, avec ľidée de la couvrir toute, de ľenfouir, de la joncher comme une gitane le matin de son mariage. On revient, avec encore plus ďéperviěre, érigéron, gaillet, muguet, brassica, rorripa... tous ordinaires, comme ce qu'elle dit qu'elle aime le plus. Aprěs quatre voyages, eile est emmitouflée comme dans un lit, seule sa téte dépasse. C'est beau. On est trop fiers de notre coup, on a trop háte qu'elle semer-veille. Tant pis si eile se fache : j'attrape une grenouille et fais marcher ses menottes sans griffes, molles et moites, sur la figure de Catherine. Elle se dresse d'un coup sur son séant. C'est une catastrophe : eile regarde avec un air dégoúté les derniěres fleurs de ľavalanche glisser sur sa poitrine, puis c'est nous qu'elle regarde avec un air dégoúté. — Qu'est-ce que vous faites ici ? Qu'est-ce qui se passe ? Fuck! On ne sait tellement pas quoi dire, quoi faire, oú se mettre, qu'on finit pas gagner sa compassion. Elle soupire un grand coup, prend sur eile, cherche un sourire ä nous donner. — Quelles belles fleurs !... — On ťa réveillée parce qu'on avait peur que ca HI fane... Ca fane vite... C'est des fleurs ordinaires... — Trouvez-vous que j'ai bronze? J'ai une peau de Ü; bébé, moi... ca veut pas bronzer. 269 y/ Ľamertume ressaisit aussitôt son visage. Elle se laisse retomber sur le dos, eile laisse ses paupiěres lourdes se refermer. — Uherbe est chaude, on est bien, venez vous coucher... Ses mains engourdies n'arrivent pas ä dévisser le bouchon de la fiole de Valiums. Nicole se dévoue, tremblante : « Combien que ťen veux ? » Elle répond deux, puis eile ouvre la bouche pour les attendre et les gober. « On est bien... On est bien... » Ses mains tapotent le sol, de plus en plus molles, pour nous inviter ä s'allonger ä ses flancs, puis sa téte roule sur son épaule, et puis plus de Catherine encore... On a été se rasseoir au pied de notre ořme, catégoriquement déprimés. Tout ä coup il a fait noir, on ne voyait plus rien. Tout ä coup, plus haut que le sommet des branches, on a vu briller une lune, et on a été surpris de savoir que ca s'appelait une lune... c'était quelque chose qu'on n'avait jamais vu nulle part-Nicole grelottait mais c'était pour me réchauffer moi-méme que je la serrais dans mes bras, mais c'était inutile. Ca passait complětement ä côté, comme quand on essaie de se toucher dans un miroir. Cest le froid qui a reveille Catherine. Elle a été prise d'une grosse envie ďéternuer. On ľa aidée ä se rhabil-ler : eile ne voulait pas mais eile n'était pas assez forte pour ne pas se laisser faire. On ľa aidée á marcher : eile ne voulait pas non plus. — Cest trop dur, j'en peux plus... Pauvre Nicole. Pauvre chěre. Aprěs avoir lu sa... Aprěs avoir lu l'hostie de lettre sale qu'elle a laissée 270 sur la table avant de s'en aller avec son rédempteur de races québécoises crucifié en Citroen, avec son Ougi (oui oui!), sur la pointe des pieds, pour ne pas nous réveiller, comme un coup de poignard entre les omo-plates, pour ne pas qu'on crie, qu'on pleure, qu'on lui fasse une scéne, hé! on ľavait assez hallucinée comme ca, man!... Aprěs avoir lu l'hostie de lettre platte qu'elle a griffonnée sur Je bout de la table avant de partir sur la pointe des pieds, comme une putain courue, qui n'a pas de temps ä perdre, qui fait des grosses affaires, comme une hostie de p'lote sale qui n'est pas sur la terre pour chômer... Aprěs avoir lu sa lettre d'adieu d'hostie de chienne sale, j'ai comme un peu perdu la boule. C'était telle-ment bas, méchant, injuste de nous faire ca, de nous fuir comme la peste, nous qui ne lui avons jamais rien demandé. Elle n'avait pas d'affaire á avoir peur, á se sauver comme une abusée, détroussée, exploitée, c'est nous qui donnions tout, eile ne levait pas le petit doigt, on la servait, la grosse vache... on y mettait toute notre tendresse par-dessus le marché... Aprěs avoir lu sa lettre de salut les culs vous ne me reverrez plus, j'ai perdu les pédales. C'était telleme"* banal et normal de nous faire ca, tellement prévu, ordinaire, moyen, dans l'ordre des choses qu'on sait par cceur jusqu a ce qu'on se fatigue et qu'on jette son cceur, c'était tellement dans le style niaiseux de tout le reste de notre vie que ca ne se pouvait plus et que j'ai éclaté. Je ne sais pas trop ce que j'ai fait, quelle sorte de crise, mais ga a fait peur ä Nicole, eile s'est jetée sur le telephone en poussant des cris de mort. Nicole a eu peur pour moi, que je me fasse mal, que je me tue, je ne sais pas quoi. Elle s'est jetée sur le telephone, mais eile ne savait pas qui appeler, eile ne 271 connaissait pas ďautres numéros que celui de Lainou. Quand j'ai vu que c'était ä Lainou quelle parlait, ä cette mouillure sentimentale, ä cette larve baveuse toujours en train de trainer son cul par terre, ä cette dégoůtante qui fait la dégoútée, ä cette bůcheronne qui fait semblant de souffrir que personne ne l'aime d'amour, j'ai vu rouge, j'ai sauté sur Nicole. « Salope! Tu vois pas que tu te salis, que tu me salis, que tu salis toute la vie en parlant ä cette salope! Ten as pas assez des salopes! » Je la frappais, ä tour de bras. Je la frappais, si fort que le sang giclait. Son nez saignait, sa bouche. Quand j'ai vu son chandail plein de sang, j'ai été saisi. Nicole si douce ! Nicole si correcte! Ma petite Colline si loyale! J'avais honte, peur, je me mettais ä genoux, je la serrais, je l'embrassais, je léchais ses blessures, elle ne voulait pas me laisser faire. J'ai eu si peur de perdre ma Nicole que ca m'a comme dégrisé. Quand elle m'a pardonné, quelle m'a dit qu'elle ne m'en voulait pas, qu'elle ne pourrait jamais m'en voulpir de rien, je me suis abandonné au silence profond du soulagement, ä la bonne chaleur que ca répandait dans tout mon corps. J'ai laissé aller, et ce qu'il y avait d'incompressible dans ma colěre et ma deception s'est écoulé tranquillement avec les larmes et la sueur... Et lä c'est supportable; il y a juste le grand vide ou je tombe quand je ferme les yeux; il s'agit de les garder ouverts. £a va mieux. Tantôt je sens l'absence de tout et la téte me tourne et ca me fait rire. Tantôt je sens tout ce qu'il n'y aura plus et ca me serre ä la gorge et je prends une grande respiration. La lettre était pliée en deux. La Touně avait mis le sucrier dessus pour qu'elle ne parte pas dans un courant ďair, comme elle. Elle n'a pas trouvé de vrai papier ä lettre; c'est écrit sur la page de garde arrachée ďun livre qu'on a retrouvé sur le comptoir de la 272 cuisine et qui s'appelle Rimbaud et la Commune, s'il vous plait. Je vous quitte, mon André, ma Nicole, mes trésors, mes oasis, et c'est épouvantable car je vous quitte tout ä fait, mes anges, mes nuages. Je ne veuxpas que nous restions bons amis et que nous nous revoyions une fois par six mois, ca fait trop mal: c'est que nous vivions tout le temps ensemble que je voulais, mais je ne peux pas, j'ai marché trop loin dans un autre chemin. Je veux repren-dre mon cceur comme je vous ľai donne : tout entier; je ne veux pas vous en couper un morceau et partir avec le reste, ca fait trop mal. Je ne peux pas rester avec vous parce qu 'on ne peutpas tout lächer, tout effacer comme au tableau noir, partir pour toujours; ga reviendrait ä se quitter soi-měme et ga ne se peut pas, croyez-moi. On ne peut pas arracher son cozur et le planter ailleurs : il est trop faible. Comprenez-vous, mes trésors ? J'ai parle ä Roger pour qu'il vous trouve du travail dans la publicite. Il dit que si ga ne vous géne pas, métaphysiquement parlant, de travailler pour des natio-nalistes, il peut vous placer au Parti Québécois. Quoi que vous fassiez, je sais que ga finira par s 'unir avec ce que je ferai, car tout amour se fond dans tout ľamour. Adieu. Puis c'est tout. Puis qu'est-ce que tu veux compren-dre dans un ramassis de calembours pareil ? Puis qu'est-ce qu'on va faire ? On va retourner ä Montreal sur le pouce avec notre Flore laurentienne sous le bras. On va partir tout ä l'heure. Puis personne ne va vouloir nous embarquer ä cause de la noirceur. Puis demain, 21 juin 1971, l'hiver va commencer, une derniěre fois, une fois pour toutes, l'hiver de force (comme la 273 camisole), la saison oil on reste enfermé dans sa chambre parce qu'on est vieux et qu'on a peur d'attra-per du mal dehors, ou qu'on sait qu'on ne peut rien attraper du tout dehors, mais ca revient au méme. DU MÉME AUTEUR Aux Editions Gallimard ĽAVALÉE DES AVALÉS (Folio n° 1393) LE NEZ QUI VOQUE (Folio n° 2457) ĽOCÉANTUME (Folio n° 3215) LA FILLE DE CHRISTOPHE COLOMB ĽHIVER DE FORCE (Folio n° 1622) LES ENFANTÔMES HA HA ! DÉVADÉ (Folio n° 2412) VA SAVOIR COLLECTION FOLIO Derniěres parutions 3373. Hugo Le Dernier Jour d 'un Condamné. 3374. Kafka La Metamorphose. 3375. Mérimée Carmen. 3376. Moliěre Le Misanthrope. 3377. Moliěre L'École des femmes. 3378. Racine Britannicus. 3379. Racine Phědre. 3380. Stendhal Le Rouge et le Noir. 3381. Madame de Lafayette La Princesse de Clěves. 3382. Stevenson Le Maítre de Ballantrae. 3383. Jacques Prévert Imaginaires. 3384. Pierre Péju Naissances. 3385. André Veiter Zingaro suite équestre. 3386. Hector Bianciotti Ce que la nuit raconte au jour. 3387. Chrystine Brouillet Les neufvies d'Edward. 3388. Louis Calaferte Requiem des innocents. 3389. Jonathan Coe La Maison du sommeil. 3390. Camille Laurens Les travaux d'Hercule. 3391. Naguib Mahfouz Akhénaton le renegát. 3392. Cees Nooteboom L'histoire suivante. 3393. Arto Paasilinna La cavale du geometre. 3394. Jean-Christophe Rufin Sauver Ispahan. 3395. Marie de France Lais. 3396. Chretien de Troyes Yvain ou le Chevalier au Lion. 3397. Jules Vallěs ĽEnfant. 3398. Marivaux L'lle des Esclaves. 3399. R.L. Stevenson L'íle au tresor. 3400. Philippe Carles et Jean-Louis Comolli Free jazz, Black power. 3401. Frederic Beigbeder Nouvelles sous ecstasy. 3402. Mehdi Charef La maison ď Alexina. 3403. Laurence Cossé La femme du premier ministře. 3404. Jeanne Cressanges Le luthier de Mirecourt. 3405. Pierrette Fleutiaux Ľexpédition. 3444. Pascale Kramer Onze ans plus tard. 3445. Camille Laurens L'Avenir. 3446. Alina Reyes Moha m 'aime. 3447. Jacques Tournier Des persiennes vert perroquet 3448. Anonyme Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena. 3449. Marcel Aymé Enjambées. 3450. Patrick Lapeyre Sissy, c 'est moi. 3451. Emmanuel Moses Papernik. 3452. Jacques Sternberg Le cceur froid. 3453. Gerard Corbiau Le Roi danse. 3455. Pierre Assouline Cartier-Bresson (L'cril du siěcle). 3456. Marie Darrieussecq Le mal de mer. 3457. Jean-Paul Enthoven Les enfants de Saturne. 3458. Bossuet Sermons. Le Carěme du Louvre. 3459. Philippe Labro Manuella. 3460. J.M.G. Le Clézio Hasard suivi de Angoli Mala. 3461. Joělle Miquel Mal-aimés. 3462. Pierre Pelot Debout dans le ventre blane du silence. 3463. J.-B. Pontalis L'enfant des limbes. 3464. Jean-Noel Schifano La danse des ardents. 3465. Bruno Tessarech La machine ä écrire. 3466. Sophie de Vilmorin Aimer encore. 3467. Hésiode Théogonie et autres poěmes. 3468. Jacques Bellefřoid Les étoiles filantes. 3469. Tónino Benacquista Tout á ľ ego. 3470. Philippe Delerm Mister Mouse. 3471. Gerard Delteil Bugs. 3472. Benoit Duteurtre Drôle de temps. 3473. Philippe Le Guillou Les sept noms du peintre. 3474. Alice Massat Le Ministěre de ľintérieur. 3475. Jean d'Ormesson Le rapport Gabriel. 3476. Postel & Duchätel Pandore et ľouvre-boíte. 3477. Gilbert Sinoué L'enfant de Bruges. 3478. Driss Chraibi Vu, lu, entendu. 3479. Hitonari Tsuji Le Bouddha blane. 3480. Denis Diderot Les Deux amis de Bourbonne (ä paraitre). 3406. Gilles Leroy Machines á sous. 3407. Pierre Magnan Un grison d'Arcadie. 3408. Patrick Modiano Des inconnues. 3409. Cees Nooteboom Le chant de Vetre et duparaitre. 3410. Cees Nooteboom Mokusei! 3411. Jean-Marie Rouart Bernis le cardinal des plaisirs. 3412. Julie Wolkenstein Juliette ou la paresseuse. 3413. Geoffrey Chaucer Les Contes de Canterbury. 3414. Collectif La Querelle des Anciens et des Modernes. 3415. Marie Nimier Sirene. 3416. Corneille Ľlllusion Comique. 3417. Laure Adler Marguerite Duras. 3418. Clélie Aster O.D.C. 3419. Jacques Bellefřoid Le reel est un crime parfait, Monsieur Black. 3420. Elvire de Brissac Au diable. 3421. Chantal Delsol Quatre. 3422. Tristan Egolf Le seigneur des porcheries. 3423. Witold Gombrowicz Theatre. 3424. Roger Grenier Les larmes d'Ulysse. 3425. Pierre Hebey Une seule femme. 3426. Gérard Oberlé Nil rouge. 3427. Kenzaburô Ôé Le jeu du siěcle. 3428. Orhan Pamuk La vie nouvelle. 3429. Marc Petit Architecte des glaces. 3430. George Steiner Errata. 3431. Michel Tournier Celebrations. 3432. Abélard et Héloise , Correspondances. 3433. Charles Baudelaire Correspondance. 3434. Daniel Pennac Aux fruits de la passion. 3435. Béroul Tristan et Yseut. 3436. Christian Bobin Geai. 3437. Alphone Boudard Chěre visiteuse. 3438. Jerome Charyn Mort d'un roi du tango. 3439. Pietro Citati La lumiere de la nuit. 3440. Shüsaku Endo Une femme nommée Shizu. 3441. Frederic. H. Fajardie Quadrige. 3442. Alain Finkielkraut Ľingratitude. Conversation sui notre temps 3443. Regis Jauffret Clémence Picot. i 3481. Daniel Boulanger 3482. Nicolas Bréhal 3483. Michel del Castillo 3484. Michěle Desbordes 3485. Joěl Egloff 3486. Francoise Giroud 3487. Jean-Marie Laclavetine 3488. Patrick O'Brian 3489. Ludmila Oulitskaía 3490. Pierre Pelot 3491. Nathalie Rheims 3492 Jean-Christophe Rufin 3493. Anne Radcliffe 3494. lan McEwan 3495. Joseph Mitchell 3496. Robert Bober 3497. Michel Braudeau 3498. Michel Braudeau 3499. Philippe Cauběre 3500. Jerome Charyn 3501. Catherine Cusset 3502. Catherine Cusset 3503. Marguerite Duras 3504. Leslie Kaplan 3505. Gabriel Matzneff 3506. Richard Millet 3507. Boualem Sansal 3508. Martin Amis 3509. Andersen 3510. Defoe 3511. Dumas 3512. Flaubert 3513. Hugo 3514. Prévost 3515. Shakespeare 3516. Zola 3517. Zola 3518. Frederic Beigbeder 3519. Jacques Bellefroid 3520. Emmanuel Carrěre Le miroitier. Le sens de la nuit. Colette, une certaine France. La demande. «Edmond Ganglion &fils». Portraits sans retouches (1945- 1955). Premiere ligne. Pablo Ruiz Picasso. De joyeuses funěrailles. La piste du Dakota. L'un pour ľ autre. Asmara et les causes perdues. Les Mystěres d'Udolphe. Délire ď amour. Le secret de Joe Gould. Berg et Beck. Loin desforéts. Le livre de John. Les carnets d'un jeune homme. Frog. Le probléme avec Jane. En toute innocence. Yann Andrea Steiner. Le Psychanalyste. Les lěvres menteuses. La chambre d'ivoire... Le serment des barbares. Train de nuit. Contes choisis. Robinson Crusoe. Les Trois Mousquetaires Madame Bovary. Quatrevingt-treize. Manon Lescaut. Romeo et Juliette. La Bite humaine. Thérěse Raquin. L'amour dure trois ans. Fille dejoie. L'Adversaire. 3521. Réjean Duchařme 3522. Timothy Findley 3523. Alexandre Jardin 3524. Frances Mayes 3525. Dominique Rolin 3526. Dominique Sampiero 3527. Alain Veinstein 3528. Lajos Zilahy 3529. Antoine de Baecque et Serge Toubiana 3530. Dominique Bona 3531. Gustave Flaubert 3532. Vladimir Nabokov 3533. Philip Roth 3534. Pascale Froment 3535. Christian Bobin 3536. Sébastien Japrisot 3537. Camille Laurens 3538. Joseph Marshall III 3540 Bertrand Poirot-Delpech 3541. Daniel Prévost 3542. Pascal Quignard 3543. Shan Sa 3544. Eric Yung 3545. Stephen Marlowe 3546. Albert Memmi 3547. Tchékhov 3548. Philippe Beaussant 3549. Michel Cyprien 3550. Naguib Mahfouz 3551. Marie Nimier 3552. Bernard Pivot 3553. Antoine Piazza 3554. Serge Doubrovsky 3555. Serge Doubrovsky 3556. Annie Ernaux 3557. Annie Ernaux 3558. Peter Handke Gros Mots. Lafille de ľ Homme au Piano. Autobiographie d'un amour. Bella Italia. Journal amoureux. Le ciel et la terre. Violante. L'Ange de la Colere (Les Dukay tome II). Francois Truffaut. Romain Gary. Les Mémoires d'un fou. Novembre. Pyrénées-Corse. Voyage en Itálie. Lolita. Pastorale américaine. Roberto Succo. Tout le monde est occupé. Les mal partis. Romance. L'hiver dufer sacrě. Monsieur le Prince Le passé sous silence. Terrasse á Rome. Les quatre vies du saule. La tentation de ľ ombre. Octobre solitaire. Le Scorpion. ĽÍle de Sakhaline. Stradella. Le chocolat d'Apolline. La Belle du Caire. Domino. Le metier de lire. Roman fleuve. Fils. Un amour de soi. Ľévénement. La vie extérieure. Par une nuit obscure, je sortis 3559. Angela Huth 3560. Hervé Jaouen 3561. Charles Juliet 3562. Joseph Kessel 3563. Jean-Claude Pirotte 3564. Lao She 3565. Dai Sijie 3566. Philippe Sollers 3567. Balzac 3568. Marc Villard 3569. Marc Villard 3570. Alessandro Baricco 3571. Alessandro Baricco 3572. Ray Bradbury 3573. Jerome Charyn 3574. Philippe Djian 3575. Timothy Findley 3576. René Fregni 3577. Francois Nourissier 3578. Boris Schreiber 3579. Denis Tillinac 3580. Frank Waters 3581. Anonyme 3582. Frangois Gantheret 3583. Ernest Hemingway 3584. Regis Jauffret 3585. Thierry Jonquet 3586. Molly Keane 3587. Andrei Makine 3588. Richard Millet 3589. Gina B. Nahai 3590. Pier Paolo Pasolini 3591. Pier Paolo Pasolini 3592. Sempé 3593. Bruno Tessarech 3594. Jacques Tournier de ma maison tranquille. Tendres silences. Merci de fermer la porte. Attente en automne. Contes. Mont Afrique. Quatre generations sous un měme toit III. Balzac et la Petite Tailleuse chinoise. Passion fixe. Ferragus, chef des Dévorants. Un jour je serai latin lover. J'aurais voulu étre un type bien. Soie. City. Train de nuit pour Babylone. L'Homme de Montezuma. Vers chez les blancs. Le chasseur de tétes. Elle danse dans le noir. Ä défaut de génie. Ľexcavatrice. Les masques de ľ ephemere. L'homme qui a tué le cerf. Sindbäd de la mer et autres contes des Mille et Une nuits, IV. Libido Omnibus. La vérité á la lumiěre de l'aube. Fragments de la vie des gens. La vie de ma mere! L'amour sans larmes. Requiem pour I'Est. Lauve le pur. Roxane, ou Le saut de ľange. Les Anges distraits. L'odeur de I'Inde. Marcellin Caillou. Les grandes personnes. Le dernier des Mozart. 3595. Roger Wallet 3596. Collectif 3597. Raphael Confiant 3598. Remo Forlani 3599. Chris Offutt 3600. Marc Petit 3601. Roland Topor 3602. Roger Vailland 3603. Roger Vailland 3604. Julian Barnes 3605. Rabah Belamri 3606. Francois Bizot 3607. Olivier Bleys 3608. Larry Brown 3609. Koestler/Albert Camus 3610. Jean-Marie Colombani 3611. Maurice G. Dantec 3612. Michael Frayn 3613. Adrian C. Louis 3614. Dominique Noguez 3615. Jerome Tonnerre 3616. Victor Hugo 3617. Frederic Boyer 3618. Aragon 3619. Tónino Benacquista 3620. Ruth Rendell 3621. Truman Capote 3622. Francis Scott Fitzgerald 3623. Jean Giono 3624. Henry James 3625. Franz Kafka 3626. Joseph Kessel 3627. Lao She 3628. Ian McEwan 3629. Yukio Mishima 3630. Philip Roth 3631. Leonardo Sciascia 3632. Didier Daeninckx Portraits ď automne. Le Nouveau Testament L'archet du colonel. Emile á l'Hôtel. Lefleuve et ľ enfant Le Troisiěme Faust. Portrait en pied de Suzanne. La fite. La truite. England, England. Regard blessé. Le portail. Pastel. Pere et fib. Reflexions sur la peine capitale. Les infortunes de la République. Le theatre des operations. Téte baissée. Coléres sioux. Les Martagons. Le petit voisin. L'Homme qui rit. Une fee. Le collaborateur et autres nou-velles. La boite noire et autres nou-velles. L'Arbousier. Cercueils sur mesure. La Sorciěre rousse. Arcadie... Arcadie. Daisy Miller. Lettre au pere. Makhno et sa juive. Histoire de ma vie. Psychopolis et autres nouvelles. Dojoji et autres nouvelles. L'habit ne fait pas le moine . Mort de L'Inquisiteur. Leurre de vérité et autres nouvelles. Impression Bussiěre Camedan Imprimeries ä Saint-Amand (Cher), le 13février2002. Dépôt légal ifévrier 2002. 1" dépôt legal dans la collection : décembre 1984. Numero d'imprimeur: 020846/1. ISBN 2-07-037622-2./Imprimé en France.