«srítEDNt kmhoviu FILOZOFICKÉ FAKULTY MASARYKOVY UNIVERZIT! BEN O 63 oř-O i © Editions Gallimard, 1994. i \ Réjean Duchařme, né en 1941 ä Saint-Félix-de-Valois au Québec, a fait les metiers les plus divers et a voyage aturEtats-Unis et au Mexique. II a publié plusieurs romans, fait jouer quatre pieces et écrit des scenarios de films et des chansons. Tu ľas dit Mamie, la vie il n'y a pas d'avenir lä-dedans, il faut investir ailleurs. On le savait mais ca ne mordait pas. On avait le compteur trop enflé, les roues dentées ne s'engrenaient pas. On planait: c'est un etat ou on a beau n'avoir pas d'ailes on ne sent pas son poids d'enclume. On tenait ä un fil. On ne tiendra plus ä rien, c'est promis. Blottis dans le trou qu'on a creusé en s'écrasant, on a compris. On est plus doués pour s'ancrer. On ne risque rien ä s'enfoncer un peu mieux en se serrant plus fort dans le lit du courant. Qa peut toujours s'emballer, en crue, en debacle, on ne se fera pas avoir, §a ne nous en fera pas accroire. Alio bébé, comment tu ťappelles? « Fa, ni, e!.. » Elle s'est renvolée. Dans le beau clair de téte oú eile a répandu son gazouillis, je me remets au boulot qu'elle vient de plus en plus souvent interrompre. « Qu'est-ce que tu fais ? — Je ramasse tout ce qui traine... Je t'aurai préve-nue... » Elle veut savoir pourquoi, toujours, ä tout hasard. « Pourquoi ? 9 — Mamie m'a dit de rien laisser trainer et j'ai pas envie de me faire chauffer les oreilles... » Que j'aie une mamie, grand comme je suis, c'était dur ä avaler, meme avec les yeux tout écarquillés. Mais eile a bientôt vu quel parti tirer de cette anomálie : je suis un enfant ä ma fagon et eile n'a plus ä se géner pour venir jouer avec moi quand eile s'ennuie sous sa galerie. Tu ťétais fermée, je ne savais plus par ou te prendre et te garder. Puis tu as dit: « Ce serait bien, peut-etre, un petit coin ä la Campagne. » Oui, n'importe quelle cabane, un placard avec un bout de jardin ou repiquer un plant de tomate, un rang de lai-tue, semer des fleurs, des faciles, qui ont le gout, qu'on n'a pas besoin de tirer dessus pour qu'elles poussent. J'ai sauté sur ľidée. J'ai rafistolé la four-gonnette abandonnée par le plombier. On a passé ľhiver ä fureter dans les petits chemins du Nord. On a trouvé cette ruine au fond du vallon d'un village, au bout d'une rue mal ressuscitée ďoú ľeau salopée par les prospérités de la guerre avait chassé une Petite Pologne en chalets ďété. Le pere Mousseau a tout raflé, pour une risée, et raplombé vite fait ce qui tenait encore debout pour profiter d'un nouveau boom, créé par ľautoroute. II avait tout revendu ou loué quand on est arrives. Cette ruine exceptée. II se ľétait gardée, pour jouir des hautes épinettes et du site en plongée oú se plie la riviere. Elle a servi ďentrepôt aux maté-riaux récupérés, puis carrément de dépotoir pour un bric-ä-brac infect qui a fini par déborder, contaminer les parages, et le démoraliser lui-méme. Les portes arrachées empilées avec les chassis crevés, la bergére 10 étripée oú rouille un radiateur et moisit un abat-jour, les reservoirs, cuvettes et flotteurs de closets, le bidon de vieille huile ä moteur, le vieux grillage ä poulailler replié en accordéon, on a hérité du bordel dans toute sa splendeur... Cest le mot: ga ne nous a rien coůté. On n'a pas dépoché un sou. Je dirais méme: au contraire. Le prét hypothécaire avaUsé par l'oncle Albert sur mon devis de refection a bourré notre livret ďépargne. On est riches. A milliers! Ce n'est pas notre propre. On ne se sent pas propres propres. Mais il n'y avait pas de quoi faire un pělerinage. Les fournisseurs et les entrepreneurs vont nous lessiver, ga ne va pas trainer. lis vont avoir fini bien avant que tu reviennes. Si tu reviens. Si tu ne vas pas trop loin. Si tu ne te laisses pas entrainer par Raia. Si eile ne perd pas ta boussolc pour faire sa drôle com ine je la coniiais. Dans ton jardin, tu voyais courir un chien, un genre grand fou qui fait une fete ä tout, et que tu appellerais Dali... Tiens-toi bien, je l'ai. Tout craché. Noir comme un démon et tout dégingandé, avec un museau de col-ley et la queue en balayette. Un pauvre diable. Un itinerant que ma voisine exaspérée, craignant pour son bébé, chassait ä grands coups de pied. Je lui ai crié son nom ä coucher dehors et il ľa reconnu. En tout cas, il est venu. Et ca continue. II rapplique aussitôt, sur les chapeaux de roue, se jetant ventre ä terre ä mes pieds pour me supplier de lui pardonner les crimes qu'il se figure avoir commis pour mériter les mauvais traite-ments qu'il essuie depuis... On connait ga. II n'a pas besoin de faire un dessin... Moi non plus pour qu'il voie que la Chevy-Van est pleine et qu'on repart, en transport clandestin. II a déjä sauté sur le capot du 11 moteur, entre les deux sieges. Impatient, tendu pour se soüler les yeux, s'en laisser jeter plein le pare-brise, il m'étire en bäillant son fameux gémissement de satisfactions appréhendées... Tôle ondulée, plomberie urinée, squelettes en ressorts extraits par le feu du mobilier rembourré, et autres abominations de la desolation, on s'en va balancer, Dieu sait oú qui voit tout, encore une fournée d'une cuisine impossible ä digérer par mon brasier, qui n'a pas dérougi de la semaine, illustrée par le coup des vieux pneus, qui m'a couvert de gloire en répandant la suie jusqu'au village... On n'a pas le choix; la municipalitě a déjä fait sa cueillette annuelle ďobjets lourds et ľacces de la décharge est strictement interdit aux particuliers. J'ai cherché des granges abandonnées, sites ďincendie, chantiers de demolition. J'ai déniché le container qui fait mon affaire aux abords d'une colonie de maisons mobiles. Pour ne pas déparer, ils ľont planqué dans un bosquet, ce qui a facilité ma täche. Mais c'était trop beau pour durer. Ils s'en servent eux aussi et 5a commence ä déborder; je suis force de cochonner, d'en fourrer dans touš les coins. Je pense ä toi, si scru-puleuse, et qui m'entreprendrais si tu me voyais. Mais je te verrais si tu me voyais, et ga vaudrait bien la lecon. Je te toucherais et 5a te toucherait, comme avant. On Iächerait tout, on s'en retournerait d'ou on vient, au sous-sol oú on était si bien, bercés par le ron-ron des machines ä laver... Oui, je m'ennuie, déjä, mais c'est entendu, tu ne m'écris qu'en cas de besoin ou de malheur, ce que je ne te souhaite pas. Alors sois tranquille, absente-toi bien, ne te crée surtout pas d'obligations qui te replongeraient dans la mélasse ou tu ťes engluée en pataugeant aprěs moi... Non, je ne parlerai plus comme §a, c'est la derniěre fois. 12 J'ai déployé mon lit de camp dans la piece oú j'amé-nagerai notre chambre ä recommencer. Située au fond par rapport ä la rue, eile fait face au levant, au tour-nant de la riviere. J'ai branché ma lampe et mon réchaud sur un cable connecté dans le disjoncteur de ma voisine d'ä côté. J'aurais pu tout faire sauter, mais j'ai cräné et eile n'a pas eu peur, son petit Jerrymie blotti dans son cou, de m'éclairer tout le long avec la torche. Elle a l'air d'en avoir vu d'autres avec sa jupe en rase-pétard, et le défrayement comptant qu'elle m'a extorqué, jetant dans les pourparlers les malheurs de son « chum qui est en detention ». Elle a profite de mon propre connaissant pour me demander de répa-rer son fourneau, qui a un element grille. II y a un petit biliard ä ľhôtel, oú on joue au black ä quarre, en un genre de tournoi ouvert. Les aspirants paient la table et les perdants la biěre. On-met son trente-sous sur la bande et on attend son tour. Je n'avais pas de « partner ». II m'en est aussitôt tombé un, et pas piqué des vers. Tout en os et en nerfs, un fouet comme on dit dans le port, il s'est trouvé étre Vonvon, l'oncle ä Fanie, et qu'il me reconnaissait, m'ayant vu me décarcasser dans la cour. « Ah ah je t'attrape, c'est toi ľéchappé de Montreal qui se chauffe au caoutchouc!... » On ne s'est pas fait débarquer de la soiree. Plus on gagnait plus on trinquait plus qu'on avait le compas dans l'oeil. Pourtant, je n'avais pas joué depuis avec Eric, rue Dézéry, et je suis un défonceur, nul pour me positionner. Une fois, j'avais la noire au bord de la poche; il restait une boule aux autres, une seule, et je me suis débrouillé pour me coller derriere... 13 « Par les deux bandes en son petit coin!... Envoie mon grand, donnes-y, tu lui entres en plein dedans!...» J'ai tiré les yeux fermés oů Vonvon niettait le doigt. Et ca a fait comme il avait dit: tape de front aprěs deux rebonds, puis claqué au fond. Ca n'a Fair de rien mais ga crée des liens. On s'est quittés en se le racontant encore et se mettant d'accord qu'on n'avait pas fini d'en parier. II m'a propose ses gracieux services en cas de pépin. II n'est bon ä rien mais il sait tout faire. II a construit pour sa sceur, horticultrice paysagiste spécialisée en rocailles, ce gros boyau qui lui sert de serre, ce dragon de polythene qui nous a tout gäté notre paysage de montagne... Mais la mal-heureuse, il a bien fallu qu'elle se débrouille. Elle ne peut plus compter sur son mari, journaliste ä la pige et traducteur, qui se remet mal d'une seconde operation au cerveau. II a le cancer. J'ai perdu mon frěre du cancer. Tu as perdu ta mere du cancer. Le monde est petit. Et il est méchant. Comme tout ce qui est petit. « C'est tout en petit bicifeur embouveté! » s'est écrié le pere Mousseau pour nous epater en désignant le revétement intérieur, au vernis obscurci, comme épaissi par le résidu des voix dont il réveillait ľécho glacé. Měme si j'avais entendu B.C. fir, je n'aurais rien compris. Je me suis renseigné ä la cour ä bois. II s'agit du fameux pin de la Colombie-Britannique, et cette menuiserie remonte ä ľentre-deux-guerres: il ne s'en fait plus, je me retrouve dépositaire ďun tresor patrimonial. Force de tout arracher pour déplacer les divisions et intercaler ľisolation, j'avais idée de 14 tout casser et jeter au feu; je suis pris pour tout démonter, petite planche par petite planche, extra-yant un par un les petits clous sans téte avec des petites tenailles. Le monde est encore plus petit que je pensais. « Je veux voir les abeilles. » Fanie ne previent pas, eile surgit. Chaque fois je tressaille. C'est Rai'a renfantée, mon crime innocenté. C'est sa beauté de quand eile était poupée. Elle a ses cheveux de soie, et je ne sais quoi de sensible ä la bouche, une meme irritation qui la rougit. Elle a ses yeux mal ajustés, d'un bleu trop doux, poudre de procédé, oú flotte un voile, une distance. On devient un saint quand eile apparait; eile est la priěre qu'il fait et la grace obtenue. La premiere fois qu'elle a traverse, eile s'est assise au bord du fossé, la téte baissée, le front buté, bien décidée ä ne pas se laisser intéresser. « Si tu n'étais pas trop bébé pour montér ä ľéchelle, je te ferais voir de quoi qui te jetterait par terre... » D'autant plus piquée que le pas était haut, et que je voulais me méler de la garantir, eile a tout grimpé. Je lui ai montre le nid accroche sous la corniche, un ballon en papier magique embobiné autour d'un nombril ouvert. « Tu vois, plus personne, elles sont parties... — Je sais, c'est les abeilles, elles vont revenir... » J'ai eu beau l'assurer, lui passer un papier que c'étaient des guépes et qu'elles ont été délogées par un frelon qui a tenement grossi en báfrant leurs provisions qu'il s'est coincé dans le trou en gigotant pour ressortir, eile n'en a rien gobé, ni un mot de mes 15 secrets révélés sur le matériau de ces papetiěres : ceuvrant la nuit de chambre en chambre, elles recueillent en le décollant le depot laissé sur la joue des enfants qui ont pleuré quand on leur a éteint la lumiěre, et elles les accumulent en pellicules. « Méme pas vrai, c'est des abeilles, elles font du miel. — Si on se met ä appeler une mouche une abeille, un crapaud une abeille, oil c'est que ga va s'arréter, comment c'est qu'on va s'y retrouver? Prenons ta mere, comment est-ce qu'elle s'appelle ? — Abeille!... » J'aurai couru aprěs! Je cours encore... II faut tout lächer pour la rattraper, grimper derriěre eile et pas la laisser se casser la gueule aux dépens de mes assu-reurs. C'est touš les jours ä recommencer, et on n'a jamais assez bien raconté pour qu'elle vous croie pourquoi les abeilles ne sont pas rentrées. « Le frelon s'est tortillé le plus qu'il a pu. Quand l'hiver est venu, il n'a plus pu. — Pourquoi? — Parce qu'il a gele tout rond dans son gros bedon... » Elle est épatée, bouche bée. On dirait que ga y est, qu'elle se voit comme si eile y était. Puis eile remet ga. « Elles étaient parties trop loin, elles vont arriver demain. » Trop tard : j'aurai tiré ľéchelle... II faut mettre un holä. Elle me bouffe une heure sur deux, eile me rend complětement gäteux, et j'adore 5a, ga ne peut plus durer comme ga. Tout d'un coup, pivotant sur son 16 barreau, eile s'abandonne ä moi pour que je la porte en bas. C'est du nouveau. Comme une faveur... Je n'ai jamais vu ga, eile n'a pas de poids. Comme s'il n'y avait rien sous les plumes. Rien qu'une joie. Fragile. « Va ma pie, mon perroquet. Tu reviendras. Pas trop souvent... » Je la serre un peu avant de la poser, pour éprouver ce contact établi, dissous dans ľimmatérialité. Elle veut jouer encore une fois avec le chien. lis ont déve-loppé un protocole. lis tournent l'un derriěre l'autre autour de la maison. II la poursuit en aboyant comme aprěs un elephant. Elle le fuit en feignant de s'affo-ler. Quand eile s'essouffle ou qu'elle trébuche et qu'il la rattrape, étalée de rire, il lui fiche un coup de torchon, en pleine face. Et ga n'a plus de fin, et je reste plante lä, ä n'avancer ä rien. La tete haute et ľélan décontracté, la jambe longue, assouplie au travail et dorée au soleil, eile s'avance en cadengant le cliquetis des glagons plon-gés dans deux rhum and coke. Elle m'en plante un dans la main. Sans fagon. « Vous ětes le nouveau flirt de ma fille... — Vous étes Abeille, il parait... Ne cherchez pas, ga tombait bien dans la conversation. » Je fais de ľesprit, ä tout hasard, dans mon jargon du dimanche. Elle riposte avec le sien, tous accrocs raccommodés par un joli brin d'accent je dirais irlan-dais. Elle a des yeux qui rient, bien clairs, bien verts, et du feu plein sa masse de cheveux. « Ne tombez pas pour ses belles fagons, c'est un petit démon, eile va vous envelopper autour de son 17 petit doigt... Je suis curieuse : étes-vous fou, pour-quoi vous vous jetez dans ce gachis ? J'ai toujours eu un ceil sur le terrain mais j'ai une guerre avec le pere Mousseau. Faisons une affaire: vous détruisez tout, bien propre, et je vous achěte en amie, bon marché... Vous vivez avec votre mamie ? — Cest encore pire : je dors avec... » Je lui montre mon jonc. Elle rigole un bon coup et me montre le sien. Deux quatorze carats pareils, uses pareil. Nos gobelets s'entrechoquent, on ne peut plus s'en faire accroire. « Tutoie-moi. Mary! May pour aller vite... — Rémi Vavasseur! Mamie m'appeľle Emi. — Comme Amy ?... Ca ne fait pas un peu feminin ? — Pas autant que vous mais c'est chacun ses goüts, moi u, en tendant son index, une passe-Ärelle jusqu'ä elLe. « Rémirémi, ül m'aime... — II ťaime j)arce que tu lui as laissé le choix. — Non. II rrm'aime parce qu'il a trois petits pois. » Qa m'appren-dra. Elle arrache un brin de chiendent. Jie lui mens. Je me rends interessant en lui racontant ■cque c'est la fammeuse herbe écartante ä Marie-Victorin. « Quand on a marché dessus, on perd son chemin. » Elle piétine ak fond partout oú eile en trouve. On a «cdéja passé le po»nt et il ne s'est rien passé. Elle s'arrete «et eile attend, les bras croisés. Je lui montre un massif -cde myosotis, m^agnifique, et qui a poussé tout seul en jfc)as, dans le sable sale, entre les debris d'une bicy- -dette. Elle n'es^t pas intéressée. « C'est quancl qu'on s'écarte?... — C'est quaznd qu'on ne s'y attend pas... » Elle n'a pas- avalé ga. Prenant le sort entre ses ^enains, eile s'est ruée sous la cloture et ramassée en -ciéboulant dans, la rigole, avec le chien qui lui sautait 91 par-dessus et qui s'enfoncait déjä dans le sous-bois de la berge. Je ľai juchée sur mes épaules et lui ai laissé montrer le chemin qu'on perd. Elle a tout de suite eu peur, et adoré ca. Elle s'est comme enfermée dans son frisson, eile ne disait plus un mot. On a tätonné ďarbre en arbre au coeur des broussailles, ä travers les maringouins qui ne la piquaient pas dans ľétat second ou le danger la plongeait. Puis ga s'est dégagé, bai-gnant soudain dans la clarté ďaquarium répandue par les grands conifěres et qui remplit le vide qu'ils font autour d'eux, comme un grand menage. Fanie s'est décontractée et posée ďautorité sur ses propres pieds, ou eile a aussitôt joué le role de sa vie en détournant Dali ďune perdrix débusquée qui lui fai-sait cränement front, résolue ä se sacrifier pour proté-ger ses petits. Ľappétit creusé par ľémotion, eile est tombée sur un bosquet de framboises encore blanches, et dont eile s'est d'autant plus régalée que je les lui déconseillais: ce sont ses préférées měme si c'est les bleues qu'elle aime le mieux... C'est plante lä, en ľattendant, que j'ai découvert, ä travers la friche oú il est menace de retomber, le dessin du sentier longeant, depuis le fond des temps, le bord de ľeau... On ľa essayé, il est encore bon, il nous a ramenés jusqu'au pont. Une bonne fois, on ira jusqu'au bout. Une bonne fois, je lui dirai comme c'est bien qu'elle n'existe pas, qu'elle n'ait pas de forme et pas de poids, qu'elle se réve et s'efface ä mesure, que la soie de ses cheveux et ľémail de ses yeux n'en auront rien garde quand eile se réveillera dans la peau d'une autre Ra'ťa. On savait qu'on allait se faire encore disputer. On est entrés comme au tribunal dans la serre ou Mary arrachait, secouait, jetait sur un tas de richesses en 92 lambeaux parfumés une fournée de balsamines aux fleurs épanouies pour personne et qui se fanaient. Elle s'était souillée en s'épongeant le front du revers de son gant et ca lui donnait un petit air batailleur. « Rimi, really, how old are you (franchement, quel age as-tu) ?... — Je ne demanderais pas mieux qu'étre du méme áge que toi, moi. Tu n'as qu'ä venir demain avant midi te planter sur le bord du fossé avec ta sacoche. On va peut-etre aller loin mais tu ne te feras pas frap-per par les autos, je ne te lächerai pas la main. » Je me suis attelé ä sa brouette et j'ai été la vider dans la boite ä compost. Entre-temps Fanie a tout raconté. Je ľai croisée qui sortait, et j'ai vu ä sa moue crispée que son roman n'avait obtenu aucun succěs. « Rimi, j'ai assez de mal ä la tenir sans que tu t'en méles. Que tu me la gates et qu'elle se croie tout per-mis. — C'est quoi ton probléme ? Ouvre-moi ton coeur, comme ä un vieux copain, fiděle et dévoué, habile de ses mains... — Miss Smartaleck m'a declare que je n'ai pas le droit de la punir parce qu'elle n'a rien fait de mal puisqu'elle ťa obéi... Elle n'a déjä plus de comptes ä me rendre!... » Elle allait élaborer puis ca ľa comme ennuyée. Elle a aimé mieux m'emmener admirer sa couvée d'épi-nettes bleues. Elle en a quatre cents, qu'elle a semées elle-méme et qui lui font le sublime honneur de proŕi-ter dans les petits nids de grés oú eile les a repiquées. Ils ont déjä deux pouces. On voit déjä les noeuds oú elles vont se ramifier, bientôt, dans deux ou trois mois. Elle m'a fait toucher, éprouver la délicatesse et la fra-gilité des aiguilles. 93 « Elle repousse Hubert. Elle a du mépris, du dégoůt, pour son... pour sa déchéance... Etre si frais, si innocent, et si dur, si cruel... Est-ce que c'est 5a que les enfants ont qui te plait?... Cette betise? » Je ne savais pas quoi dire. J'ai dit sans réfléchir ce que je croyais qui la rassurerait, qui lui ferait plaisir. « Plus un systéme est sensible, intelligent, perceptif, plus les moyens qu'il est force de développer pour se protéger sont violents, puissants. Qa peut rater, mais quand ca réussit c'est en grand. Qa fait des riches et des chefs, des champions de la seduction qui plient les autres, en quantités de plus en plus grosses, ä leurs volontés. » Ca ne lui fait pas autant d'effet que j'ai déployé ďeffort. « Try again (ressaie-toi)... » Alors je me suis jeté avec tout ce que j'avais dit dans ses bras, ľétreignant pour imprimer ce que je n'avais pas su exprimer. Ca ľa surprise, et un mouvement de defense, oii la pudeur confinait ä la grossiěreté, lui a fait écarter le ventre, en bombant le postérieur. « Sorry, je ne fais pas le baby-sitting... — C'est en parlant qu'on se comprend. Et qu'on continue de se traiter ä coups de pied. » Sur quoi eile m'en a flanqué un qui m'a prouvé qu'elle n'avait pas tort. C'est mieux que les effusions pour vous pousser ä retourner travailler, creuser un puisard en piochant dans le tuf. J'ai de la visitě inattendue. Ľinspecteur de la municipalitě. II est accueilli par Dali, qui lui saute au cou pour lui faire des bisous. Et tomber sur un os. « Pas attache, pas vaccine, pas de médaille... Je suis 94 venu vous souhaiter la bienvenue parnú nous. Je suis bien tombé... Qu'est-ce que vous pensez que vous alliez faire? Vous torcher dans la riviere?... » Je lui soumets le plan ďépuration de mes eaux usees, inspire par le pere Mousseau qui m'a assure qu'il est conforme aux moeurs, les rěglements, diffi-ciles et onéreux ä observer, n'étant respectés par personne. Qu'est-ce qu'un peu de pipi compare aux tonnes de poisons déversées ä pleins tuyaux depuis trente ans par la papetiěre? On se le demande un peu... On se fait répondre. On se fait représenter deux cent mille énerguměnes asociaux accroupis, occupés jour et nuit ä se soulager. On a l'air intelligent... Je serai force de cracher un gros motton non budgete pour acheter et faire installer un reservoir vidangé ä tout bout de champ par un camion pompeur qui revide en méme temps vos poches et qui se répand Dieu sait oů, sur quelle planete, quand il est bourré ä son tour... Oui, 5a s'est mal passé. J'en ai eu pour des heures ä sacrer, cracher le feu en aparte. Me faire grander, ä mon age, au moment oů je me ruine et me čreve ä assainir cette soue qu'ils ont laissée pourrir, ä décrotter ce dépotoir qu'ils ont laissé déborder et fermenter !... On va se chausser avec 5a puis on va marcher. II f aut. I need my Mamie!... On a dú pousser pour obtenir un match revanche. Vonvon a relancé Pit au garage Esso, oú il est pom-piste, et traité de faiseur dans son froc... On tenait le tapis. On les voyait qui tournaient autour des tables en attendant, et qui cabalaient. lis se sont arranges pour ne rien perdre, excepté l'honneur, et méme en ce cas avoir le chahut de leur côté, en faisant miser ä 95 leurs copains le fonds du quitte ou double. On s'est re-trouvés seuls, le capoté (marginal caractériel) et le rapporté (étranger qui fait affecté), contre les piliers de la société : les commis de la quincaillerie, de la cour ä bois, les livreurs du supermarché, de ľépicerie Tru-deau, Bobinette et Chevillette, jusqu'aux bessons pro-priétaires de ľhôtel. Vonvon a dessiné la stratégie. II se chargeait de ľoffensive, et moí de neutraliser Coyo, leur gros canon. i « Colle-le sur la bande, coince-le dans le trafic,í donne-lui pas un pouce, il va nous déculotter. » Ca s'appelle jouer fessier. Tandis que je me faisais huer ä cacher la blanche en me servant des effets qu'il m'a appris, il leur coupait le sifflet avec des coups qui emportaient le fond des poches. On les a battus, ďaplomb, leur faisant bouffer les trois quarts de leurs boules, et puis payé la tournée, pour se faire pardonner notre veine avouée de cocus... Les bessons se sont essayés. On les a massacres, forces en les blanchissant d'offrir une autre biére ä la ronde... On avait gagné sur tous les tableaux. On est sortis passé minuit, ľestomac ballonné et la tete enflée, pares, préts pour affronter les cracks du Chateau, oú ga joue gros et pas franc jeu. lis laissent montér les enjeux avant de frap-per, pas trop fort, juste assez. Puis ils se laissent perdre : ils recommencent ä appäter... « Cest de toute beauté. On est jamais sür. Cest des rapides, ils font trois fois le tour de ton idée avant que tu l'aies. » Et on se retrouve aussitôt taille dans cette étoffe. On se sent porte avec Vonvon. Une histoire de taverně investit son imagination et ga devient de ľhistoire, en mieux, une épopée vivante oů vous défendez vrai- 96 ment, pas en regardant jouer un acteur, ľhonneur de Paul Newman dans The Hustler. On est en train de se faire un nom, et ce n'est pas rien porter un nom, c'est avoir un drapeau collé ä la peau... Je ľai conduit chez sa mere. II m'a fait visiter son'atelier. II a sorti des planches oú il a recréé des circuits de radio ä transistors. II m'a expliqué comment les semi-conducteurs ont remplacé les diodes ä filament. Je me suis perdu dans ses raisonnements, qui ont reveille Milie, qui est venue nous trouver, en deshabille decollete. J'ai mis tous mes yeux dans le méme panier et j'ai vu que ga lui faisait plaisir. Elle s'est mise ä reluire. C'était encore pire : eile me rappelait de plus en plus, dans la pénombre oú eile se tenait, un Rembrandt, de ceux oú il retombe amoureux de sa Saskia. J'étais un peu émé-ché, je le lui ai dit. Elle m'a montré que ce n'est pas parce qu'on n'est pas cultivé qu'on n'est pas intelligent en me retournant gracieusement le compliment. « Toi aussi... » On a continue sur cette lancée et Vonvon s'est impatienté. Comme pour me laisser la place, il a decide d'appeler un taxi pour montér coucher chez sa Toune. On a caillé, portrait d'ordure et de vieille salope. Je lui ai offert de le conduire. II n'a rien voulu savoir. Je suis parti, sans oser me retourner. Est-ce que je savais moi que c'était le genre d'arbre et ďécorce entre lesquels on ne met pas le doigt ? On ne peut plus draguer la mere de personne ou quoi ? On ľa croisée au bout de la rue avec sa poussette. Elle n'avait pas l'air dans son assiette. Elle a vire de bord et eile est montée avec nous au village. Le chien ouvrait le chemin ä Fanie qui s'est assigné le transport 97 de Jerrymie. On suivait. Elle se taisait: ca ne lui fai-sait absolument rien qu'il ne se passe absolument rien. Histoire de briser la glace, et faire un brin de toilette ä mon terrain, je lui ai demandé de me préter sa ton- deuse. « Ca va faire du bien. — Tu n'as pas Fair sure sure... » Elle n'avait pas la chanson non plus... Et il n'y avait rien au bureau de poste. Ni pour moi ni pour eile. Je lui ai demandé s'il lui écrivait des fois, son énergu- měne. « Pourquoi tu le traites ďénerguměne ? — Comme — Tu travailleras. Tu les gagneras. Comme les autres. Tu verras, c'est dégradant mais c'est exal-tant. » J'avais plongé trop profond. Je m'en suis sorti comme une enclume. Elle ne se repérait plus. Qa lui a bien plu. « Je vais te montrer. On réduit ses dépenses, un peu moins vorace, un peu plus rapace, et ga s'entasse. On a compris: ľargent ne fait pas le bonheur, il le fait faire!... » Elle a réagi au savon que Mary m'a passé, qu'elle 130 associe sans doute ä ceux qu'elle essuie elle-meme, en se solidarisant de fond en comble avec moi. Elle ne me lache plus. Elle me reveille en courant avec Dali ä travers la maison, eile déjeune avec moi, eile attend der-riěre moi au lavabo son tour de se laver les mains et brosser les dents. En attendant qu'on monte au village, eile dessine un soleil qui répand personnellement ses rayons sur une maison plus petite que lui et sur deux enfants qui jouent avec un chien. Elle parle tout le temps, toute seule la purpart du temps, comme un oiseau gazouille. Ou eile s'adresse ä « Julie », sa petite amie, imaginaire ä ce que j'ai compris, alter ego néga-tif. Elles proměnent Jerrymie dans sa poussette et puis tout ä coup, catastrophe, ou merveille, elles ont marené sur ľherbe écartante, elles sont transportées en pleine foret, ou elles se retrouvent avec les abeüles, qui s'étaient écartées de la méme fagon, auxquelles elles montrent le chemin en redécouvrant le vieux sentier de la berge... Si Julie a été fine, si eile s'est bien tenue, j si eile n'a pas griffe, mordu, tiré les cheveux, eile la fait montér dans son bateau, eile lui fait baisser la téte en passant sous les ponts. Aprěs le vingt-diziéme, elles arrívent ä Montreal, ou je lui ai dit que les derniers herons bleus vont passer la nuit, dans leur dernier nid, improvise en catastrophe au sommet d'un gratte-ciel, sur quoi eile se bat avec Julie pour l'empecher de montér avec eile en ascenseur, eile la connait, eile irait casser les derniers oeufs... Méme en en perdant des bouts de temps en temps, c'est clair, qa se comprend... Mais ľautre matin je n'ai pas compris. Fanie avait une surprise pour moi. Quelque chose ä me montrer, auquel sa mine et le ton de sa voix conféraient une énorme importance. 131 « Je veux pas tu le dises ä personne. » Elle m'a fait traverser, puis entrainé ä quarre pattes au fond de la galerie, par-dessous oú je ľavais débus- quée de force... OÚ ca empestait. Et ca s'exhalait de ce qu'eľle me désignait, objet de sa fierté montée en mys- těre. « Cest Julie qui ľa fait... » Je me suis vu tombé en enfance, aussi bas que si on m'avait mis une couche. Et je ľavais bien cherché. Je ne sais plus oú m'arréter quand je me mets ä bétifier. Je me suis exprimé. Franchement. « Fanie, c'est dégueulasse... » Elle n'avait pas ľair de mon avis. Elle regardait ga, on aurait dit, comme une oeuvre, une creation. Et puis c'est tout, je ne suis pas reste la pour étudier plus ä fond la question. Mary, qui m'a jure de garder le secret trahi, m'a dit pour me rassurer que touš les petits font le coup ä leurs parents... Gros compliment. Fanie a crié, eile s'était plante un clou ä bardeau dans le pied, dans le creux. Ca m'a beaucoup impres-sionné. Je me suis senti garant de la liberie des enfants de courir pieds nus sur la terre. J'ai läché la scie et le marteau, j'ai remis mes travaux de menuiserie jusqu'ä ce que j'aie rendu en tout point, ä mon carré de sol, son hospitalité sacrée. J'ai repassé la tondeuse, oú il y avait moyen, pour y voir clair, puis je me suis rattelé au balai d'acier. Je ratisse ä la grandeur, de haut en bas. Une clé de boite ä sardines, un anneau de tasse, un hamecon rouillé ne m'échappent pas, ni la mil-liěme miette enfouie d'une ampoule électrique écra-sée. Un ballot de vieux déchets domestiques enracinés dans la friche, envahis par des insectes en mutation, 132 ne me dégoůte pas. L'escarpement est particuliěre-ment riche en surprises. On tire un bout de fil de fer, on déterre un chapelet de ressorts ä coussin. On saisit un coin de tissu, on se ramasse avec tout un tapis. Un pot de cornichons cache un pot de confitures, un bas de nylon pourri un tas ďépluchures. J'en remplis des boítes et des sacs. J'en oublie le boire et le manger. J'etais invite ä la partie aux hot-dogs organisée par Mary dans sa cour. Je fais dire ä Fanie, qu'elle m'envoie pour me le rappeler, que je suis trop crotté, trop occupé. Elle me la renvoie avec une pleine assiet-tée. Elle lui a donne par-dessus le marché la permission de descendre au bord de ľeau et de m'y tenir compagnie... Ma petite navigatrice est aux anges. Elle monte ä bord, eile part, pour jusqu'au bout de la corde. Arrivée ä ce bout du monde, eile se couche au fond, dans le polystyrene expanse encore imprégné de soleil, et se donne un petit roulis pour se bercer. J'allume un feu pour brúler des branches amassées, un piquet de cloture, un dernier chassis défoncé. La fumée se parfume ä travers les ronces et les orties que j'arrache et j'y jette, eile monte en érigeant un panache ä remous qui blanchit la nuit qui tombe. Et tant qu'ä nettoyer, je m'attaque aux viornes. Elles ont envahi des petites épinettes que les grandes ont semées et que je veux voir prospérer. Elles sont inex-tricables, ancrées de partout, les souches měres ayant jeté en profusion des bras oú d'autres plants ont poussé. « Mais... oú est passée Fanie? » Sortie de nulle part dans le noir, Mary me fait sur-sauter. Je jette un coup ďceil au canot, rejeté sur la berge. 133 « Elle n'est plus de ce monde. — Quoi? » On s'approche en douce. Elle dort en ef'fet, tout ä fait, complétement délivrée. Elle n'a laissé ici qu'une mue, un reflet, melé aux reflets des flammes. II n'y a rien de plus beau, de plus pres du ciel, qui ait le som-meil aussi profond que lui et qui réve aux meines étoiles. « Je ľaime tellement, tu ne peux pas savoir. » Mary a garde des Polonais, dont eile a vu les der-niers se baigner ici ä ľäge de Fanie, le souvenir qu'on ne devait jamais leur dire qu'on aimait un chapeau, un fichu, un bijou qu'ils portaient: ca les obligeait ä vous les donner. « Cest logique. Ils avaient compris qu'en créant de ľenvie on se crée des ennemis qui créent des obstacles... — Qu'est-ce que tu en ferais si je te la donnais ? » Elle veut dire Fanie, pour rire. « Je ne m'en mélerais pas. Je la laisserais se défaire toute seule, par ses propres moyens... Je ne précipite-rais rien, quoi. — Puisqu'on se défait, tu dois me trouver bien défaite... — Si tu restes la, tu ne risques rien. C'est en par-tant que tu te déferas, quand tu seras partie que je ne trouverai plus ce que je te trouvais... Que je ľaurai perdu... — Je ne suis pas si pressée, je peux rester encore un petit peu si tu continues ä m'intéresser... » Elle est restée une minute ou deux. Elle n'a pas pu plus longtemps parce qu'elle tenait Fanie dans ses bras et que ca pesait. Pourtant, eile a escalade ľescar- 134 peineiit: sans diíficulté. II est vrai que le danger de glisser est toujours plus grand en descendant. J'ai cherché ä fixer son image et, malgré ľémotion, eile n'a pas tenu. Vous étiez remontées ä la surface et vous ľaviez brouillée en vous baignant, avec moi. Mieux, et pour ne pas fausser la netteté du tableau : nous bai-gnons autour de toi. Dans une eau claire et tranquille, une solution profonde oil se sont dissous mes contradictions, tous les désaccords entre les cceurs et les corps, nous convergeons, comme une unite qui se refait, que tu refais universelle. Je ne vous fais pas ľamour comme j'ai pu 1'imaginer quelquefois. Je ne vous prends pas toutes les deux dans mes bras. Vous ne m'appartenez pas, nous ťappartenons. Je ne vous le fais plus, nous nous faisons ä toi. Et ca te plait. Pauvre toi... « Ca y est, je n'ai plus mal, je n'ai plus peur, je n'ai plus honte. Encore, encore... » Ca ne va pas. Ca ne te ressemble pas, je le vois bien va. Quelle téte je ferais moi, quelle horreur, si dans l'exces de tes propres frustrations la fantaisie te pre-nait de me passer ä la casserole avec un autre homme, un monštre ä voile et ä vapeur ?... Je me suis mis dans un beau pétrin, des beaux draps ou tout te chasse, un cinéma ä coucher dehors et te faire attraper la crěve... On ne s'entend pas, comme on dit. On a beau s'appe-ler aussi fort qu'on peut, nos cris tombent ä côté de ce que chacun est chacun de son bord. C'est comme si notre écart profond se réalisait, comme si tu n'allais pas revenir parce que tu ne peux plus te guider sur le son de ma voix... Sais-tu que tu ne m'as jamais regardé, que tu n'as jamais pu m'aimer autrement que la lumiere éteinte et les yeux fermés ? Sais-tu que je 135 suis ľidée que tu te fais de ľamour et que c'est une idée toute faite, que tu tenais toute préte avant de me connaitre ? Sais-tu que tu m'as mis dans un moule et qu'il est éclaté, que les éclats sont pointus? Sais-tu que ta franchise et ta simplicitě, ta probité, la fameuse propreté de ton cceur et de tes sens, ga se laisse mal caresser, que ga n'a pas besoin de guérison, que ľamour entre par les plaies et que ga n'en a pas, que ce qui est sain est plein, que Qa se suffit, que ga se sent, et que ga me tue ?... Sais-tu que c'est aussi ce qui m'émeut et me remue, que je tiens mon élan, méme mes jambes pour trotter, de ľappétit que tu me donnes ? Sais-tu que tu es bonne, apres comme avant, que tu laisses un bon gout dans la bouche, un gout de croquer encore, embrasser la vie, savourer le petit nuage échappé au troupeau, le ruissellement du vent ä travers un bouleau, un flot de paroles apres trop de biěre, un corps échauffé aprěs trop de danse?... Entends-tu?... Est-ce que ga ťatteint ou que ce n'est pas encore ga et que c'est pour ga que cette nuit encore tu ne dors dans mes bras ?... Tu me manques ä ce point que le vide ä ta place a un poids qui se blottit contre moi, des mains qui me font frissonner. Je te prends les doigts et te les mords, te les mange un par un comme je faisais ä Raia, parce que tu m'en donnais envie et que tu confisquais les tiens, pas assez soignés, assez elegants pour etre adores, tu leur trouvais des cuticules, un air trapu, bossu, tordu, tout ce qui pou-vait ťarranger... Elle s'en pénétrait puis eile vous les resservait, avec une insolence irradiée par son indécence. Vous vous enthousiasmiez et eile vous racontait qu'elle avait vu 136 niourir son arriěre-aieule, devenue complětement gáteuse. Qui faisait sous eile et ä laquelle on avait lié les mains parce qu'elle n'arrétait pas de se toucher, « digging for fire » (creusant aprěs le feu). Histoire de vous faire apprécier le parfum soufré du sien. « Profites-en pendant que c'est frais. » Je crois que je ne pense qu'ä toi, je vois que je pense toujours ä eile. On s'est aimés ä peu pres trois mois, eile n'a ä peu pres plus cessé de m'occuper. J'ai payé des filles, quand il a fallu, plutôt que de morfondre en plus dégradantes frustrations, mais je n'ai jamais, comme on dit, couru les jupons. Je n'ai eu qu'une maitresse et je suis mal tombé, eile m'est restée sur le coeur. J'ai achevé ľhiver et passe le printemps ä tächer de la digérer, ä me faire demander tous les soirs ce que j'avais. Qu'est-ce qui va pas? Qu'est-ce que ťas?... On perd patience, on devient odieux. « Qa fait sept ans qu'on vit collés ensemble, ä se contaminer. Qu'est-ce que tu veux que j'aie que tu ne m'as pas donné ? — II parait qu'apres sept ans, on sent si ga marche ou si c'est rate... Qu'est-ce que tu sens? — La méme chose que toi. — Tu t'ennuies... Si tu continues, tu n'auras rien fichu. Tu devrais te recycler. J'ai de quoi payer le loyer, inscris-toi ä ľuniversité. Tu te créerais un milieu, des amis. Qa te stimulerait. On ne peut pas passer toute sa vie ä se passer des autres. — Les autres!... Parlons-en des autres! Qu'est-ce que tu en fais toi, des autres ? Je ne me rappelle plus la derniěre fois que tu leur as adressé la parole!... — J'ai tous mes petits anges. — J'ai tous mes petits locataires! 137 __- Tu n'as rien, pauvre Rémi... Pas de vie sociale, pas de vie intellectuelle. Méme plus de vie sexuelle. Je ne t'ai rien apporté... — Attention, ga commence á déraper, c'est toi que tu plains lä. — T'entends-tu?... C'est ce qui me fait le plus mal: tu deviens amer... Toi! Et je ne vois pas qui a pu te faire ga, excepté moi... Donne une idée, demande-moi ľimpossible, il n'y a rien que je te refuserais pour te tirer la, que je ne casserais pas pour te secouer, te mettre hors de toi. Je ne sais pas moi, prends une mai- tresse. — Prends un amant, fais-toi mettre hors de toi toi- méme. — C'est toi que j'aime. » Pour me le prouver, tu s'assoyais sur mes genoux, tu me prenais par le cou. Malgré ta bonne volonte, ton sacrifice consenti, tu as grimace quand j'ai touché ton ventre, et quand j'ai voulu effacer cette grimace en la dévorant tu ťes détournée, dégoůtée par tes petits boutons avant-coureurs, tes lěvres gercées... « Retiens-toi chérie, tu ťen vas en petits morceaux, en pieces détachées... Tu fous le camp. Tu désertes... » J'aurais embrassé ta morve et ta crasse. Comment te le faire éprouver sans soulever un cceur si délicat, sans couper un appétit si difficile. J'ai passé outre, enfoncé la main, craché une grossiereté dans ton oreille. Une declaration qui valait bien la tienne au fond. Prise au jeu que tu avais commence, tu as decide de faire le veau (la defense passive). « Je ne suis pas préte. Je ne me sens pas propre. » Tu es partie prendre ton bain, le dernier des trois que tu ťinfligeais touš les jours, pour pouvoir te sen- 138 tir, ou plutôt sentir le rince-bouche et ľhuile de bain, pas la Ginette Thérien, comme tu disais si bien pour exprimer ce que tu en pensais. Quand tu me dis que tu veux étre aimée comme tu es, qu'est-ce qu'il faut comprendre? Qu'on ne peut te contenter qu'en te tenant en aussi piětre estime que toi-méme?... Tu es revenue longtemps aprěs, te donner. Je t'attendais, touš les feux de la chambre allumés : les lampes et le plafonnier. Ca s'est mal termine. Comme le viol rate d'une vierge. II n'en a plus été question. Ni plus question de grand-chose. Tu prenais tes dispositions, les miennes aussi, dans ta petite salle de conference ä toi toute seule (ta caboche)... « Les petites noiraudes, ga a toujours l'air salope. » Quand tu te mets ä te trouver nulle, il n'y a pas jusqu'au son de ta voix que tu ne honnis pas, ä comment tu paries et tu t'appelles. Comme tu es parfaite ou quelque chose comme ga, il n'y a rien ä comprendre... J'ai donne ma langue au chat, et á Rai'a-Maria Dériliska. On ťa fait un brin de psychana-lyse. On a fouillé dans ton enfance. On n'a rien trouvé de traumatisant, sinon que tu n'as plus ose regarder personne en face apres qu'un oncle a trouvé que tu avais des yeux cochons, et quand tu le racontes ils le deviennent en effet, comme pour justifier la honte qui te fait rougir encore. Tu n'as pas eu de probléme ä la maison, oú tu étais la derniěre et le chouchou, ni ä ľécole, oú ta compagnie était recherchée. Tu étais déjä au college, et constituée comme individu, quand ta mere est entree ä ľhôpital pour se faire ôter un kyste et qu'elle s'est réveillée amputee de ses deux seins, effondrée, méconnaissable. Mais le choc a été 139 assez vif pour que tu perdes intéret a tes etudes, déjä difficiles, et que tu te mettes ä trainer. Tu as fumé, bu de la biěre, perdu ta virginité pour voir, couché ä droite et ä gauche par dépit de n'avoir rien vu, attrapé une maladie honteuse qui ťa ouvert les yeux et qui ťa ramenée dans le droit chemin, ou tu as fini par me trouver. Je n'étais rien. En plein ce que tu trouvais que tu valais. Je te rendais ta tranquillité, ton confort naturel. Tu n'avais pas besoin d'avoir peur, il n'y avait pas de danger que tu ne sois pas ä la hauteur. On a beau etre peu, tu éprouvais nettement en prospectant mon appartement que tu comblais un creux partout ou tu te mettais, qu'il se moulait aux mouve-ments de ton corps, qu'il se contractait pour te retenir. Tu avais les cheveux lissés et retenus en queue de che-val par un affreux colifichet, sure de ne pas abuser, ne pas sembler plus jolie que tu n'étais. Tes joues et ton nez qui luisaient, poncés ä la savonnette, ont relevé un remugle, un effet d'insomnies combattues en fumant. « Ca sent le vieux gargon. — Qu'est-ce qu'une jeune fille fait dans un cas pareil? » Tu es revenue avec des phlox en plein encensement. Une brassée que tu avais été cueillir dans les jardins negliges du grand séminaire. Mon deux-piěces-et-demie ne s'en est pas remis. Quand on ľa vide pour montér au septiěme, il était encore imprégné de Ieur parfum épicé, qui donne ä toutes les odeurs oú il est mélé un gout de cannelle. II s'était renforcé, comme par resonance, chaque fois que nous faisions un enfant (c'est comme ca que tu appelais ca), et il y avait des jours en ce temps-lä, des heures, ou nous en faisions plusieurs. On s'est engouffrés ľun dans 140 ľautre, abímés, perdus corps et biens. On était déli-vrés du fatras de la realite, on n'avait plus besoin de rien, méme plus d'amour, on en avait ä jeter. On a fait le vide, et quand le malheur a frappé, que tu t'es repliée sur lui et sur tes indignités, quand tu m'as expulsé, je suis tombé dedans. « D'oú tu viens ? — J'ai été voir ailleurs si tu y étais. » Je passais la fin de la nuit ä te tourmenter, te forcer d'avouer que tu ne voulais plus de moi. Tu ne pouvais pas, ce n'était pas vrai. Pour me le prouver, tu ťoffrais. Puis tu pleurals, humiliée. Le coeur ne régis-sait plus le corps, qui se détraquait, de plus en plus. Une migraine dégénérait en névralgie puis en une mystérieuse allergie qui te faisait tomber les cheveux. Si tu éternuais, tu développais une laryngite, une bronchite, une pleurésie. Tu mangeais une charcute-rie, eile causait une gastro-entérite. C'était de ma faute puisqu'on était seuls, que nul autre n'agissait sur toi. Tu le niais, assumant tout le blame. « Tu mérites mieux que qa. » Ce n'était pas une question de qualité. Je voulais ce que tu avais. Le peu que c'était dans ľétat qu'il était, ou que tu imaginais qu'il était, m'aurait comblé. II m'était supprimé. C'était qa. que je ne méritais pas... Qa recommenQait tout le temps, toujours pareil. « Montre-toi. Je veux te voir. Je ne vais pas te toucher. Je veux pouvoir ťaccrocher, comme un tableau, dans ma tete. — Me sens pas belie. — Est-ce que je me demande de me trouver ä mon gout, moi?... Le seul miroir oú je regarde ce que je vaux, moi, c'est toi. 141 1 __Me sens pas belle ä ľintérieur. — Ca ne te regarde pas non plus. Si c'est moi que tu aimes, c'est moi que ga regarde. — C'est toi que j'aime, et c'est parce que je ťaime que j'aime mieux me pri ver de toi que te donner mes ordures. » On passait des nuits blanches ä s'enchevétrer dans des inepties de la sorte et complications encore pires. Quand ga aboutissait, ga tombait dans le délire. Tu imputais la fausse couche au vice. Tu n'avais pas attrapé une gonorrhée dans le temps que tu putassais, mais une syphilis mal diagnostiquée qui avait envahi ton systéme et détraqué les organes. « Va te faire faire une prise de sang. » C'était inutile. Les spirochetes étaient indépistables quand ils s'enkystaient pour couver, surtout les mutants. « Je réve ou quoi?... Tu es complětement déconnec-tée!... — Papa, si tu ne me crois pas, tu ne me connais pas. Tu m'as arraché mon secret, la peau est partie avec, toute la plaie est rouverte, et tu te moques de ímoi... » * Je ľai era, du moins j'ai era que tu y croyais, mais le lendemain ce n'était plus ga. Un reve érotique avait tout élucidé. Tes entrailles avaient voulu éliminer les embryons parce que au moment de la conception tu étais amoureuse encore, inconsciemment, de ton vieux pere, emphysémateux du tabac et qui s'est use les doigts jusqu'aux phalanges ä la Dom-Tex. « L'imagination, tu sais, ga n'a pas de limites. Si tu lui demandes de te représenter accouplée avec ta taňte Aline, eile va ťaccommoder... Essaie, tu vas voir. » 142 On me donnait raison. Puis on trouvait autre chose. Et on le gardait. Pour s'en revétir, se remettre ä ľabri. Pour avoir quelque chose sur le coeur. On tenait ä sa honte. On y jetait de la confusion expres, pour pas se la faire prendre en se laissant comprendre... Aprěs ce ressassage, enclenché par une lettre regue ce matin du Maroc, je ne suis pas plus avancé, mais une ligne, une logique est dégagée par ta conduite, et eile est nette-ment dessinée. Ce que tu as ce n'était pas ceci ou cela, c'était toujours pire, encore plus horrible, affreux... Ce que tu as c'est ce qui ne se dit pas... J'ai ma petite idee la-dessus, que j'ai toujours eue, qui sauterait peut-étre aux yeux du premier venu, mais qui ne te passera jamais par la téte. Tu te laisserais torturer ä mort, mutiler, gangrener de la tete aux pieds plutôt que de concevoir que le feu est éteint, que tu as perdu la foi, la vraie, la nôtre. « Mon émi, mon grand ami, mon deux fois tout petit papa étouffé dans mon ventre, on n'a pas eu de chance, et c'est tout ä notre honneur, on n'aura pas vaincu sans peril. Toi surtout. Plus la distance augmente et plus ľécran s'élargit oú je te vois avant de m'endormir, ou je peux admirer ton jeu dans les rôles ingrats que je t'ai imposes depuis un an, par amour, toujours... Quand tu me demandes si je ťaime vrai-ment, je suis insultée, c'est comme si tu me demandais si je pouvais vivre sans amour, moi qui ne suis que de l'amour, comme dans la chanson... Comment peux-tu douter que je sois autrement qu'ä toi, toi qui m'as pétrie ? Comment ga se fait que tu ne voies pas que ce que je te donne c'est tout ce que j'ai, c'est tout ce que je suis, que ce n'est pas de mon gré s'il n'y en a pas 143 plus, que fen souffre encore plus que toi?... J'ai trouvé ce petit coquillage en marchant ce matin sur la plage, il a mis un siécle ä blanchir, c'est ce que j'ai a t'offrir, prends-le et rends-moi quitte, aie cette bonté, cette charite, tu es si riche et je suis si endettée... Comprends-tu ? Jusqu'oii faut-il que je me répande et me dilue pour que tu te voies ä travers moi ? Prends-moi puis quand tu as fini reprends-moi, resserre-moi bien dans ta main avant de me serrer dans ta poche, en faisant bien attention qu'il n'y ait pas de trou par oú pourrait s'échapper un petit noeud en os que n'importe qui aurait pu trouver en marchant sur la plage, en se penchant pour se jeter de ľeau au visage. Ce serait dommage. Ca n'a Fair de rien mais ca te trouve beau et ca te veut du bien... Ca suffit, je me suis assez déboutonnée, trémoussée... Je n'ai pas le talent de Ráia pour ces spécialités, je finirai par me rendre ridicule. On ne peut pas tout faire en meme temps : la gueule et le trottoir... Tu sens percer l'acri-monie réprimée jusqu'ici ? Tant pis. Et je ne vais pas tourner autour du pot: Raia a un peu force sur le has-chisch et eile m'a renseigné sur tes vadrouilles en zone rose. Elle m'a tout raconté (c'est ä souhaiter, je suis assez servie en tout cas)... Mais tu devais bien te dou-ter qu'elle ne retiendrait pas bien longtemps sa mau-vaise langue, et faute ä moitié avouée est ä moitié par-donnée... Et puis je ťy ai un peu poussé, pour me débarrasser. De ma culpabilité. La faire passer de ton côté. Quand eile a vu que je ne le prenais pas mal, eile a fait le pitre ä tes dépens. Elle m'a montré comment il faut jeter la téte en arriere et secouer les cheveux pour te rendre fou. C'est bien mais ca ressemble ä une de ces reclames de shampooing que tu détestais tant. 144 Elle s'était imagine que j'avais tout deviné. Elle ne peut pas croire que j'ai gobé tes salades. Elle n'en revient pas comme je suis gourde. Elle ne me changera pas, pas ä son image en tout cas. J'aime mieux croire encore et me tromper, qu'avoir toujours raison et ne croire ä rien. Malgré tout, on se supporte bien. Aprěs deux mois déjä de vie commune étroite, on est comme un vieux couple. On s'est adaptées ä un échange de bons precedes, qui tourne ä l'habitude. Elle n'est pas difficile. Elle se plaint tout le temps mais ce n'est pas profond, c'est metaphysique. Elle a un courage qui m'épate et un enthousiasme qui entraine. C'est un elephant, ne reculant devant rien sur son chemin, ni per-sonne. C'est une mouche aussi, chez eile partout dans le monde et sur tout le monde. C'est une vipěre encore, et eile m'a mordue la salope. Attends-moi, je veux mourir avec toi, pas avec cette salope. Ta vieille Mamie, qui ne t'a jamais trompe parce qu'elle ne se permet pas d'erreur de conduite, ses chemins sont trop glissants... — P.-S. J'ai attrapé une grippe ou quelque chose comme