7 Ecriture et cliches Patrick Imbert UNIVERSITĚ D'OTTAWA Tuer est facile (La fille de Christophe Colomb, p. 233) C'est chez les cons zélés que se voient le mieux les ravages des ideologies (B. Poirot-Delpech, Mr. Barbie n'a rien ä dire) «I donate my worthless life for the sake of our victory1.» «Hi hi hi hi!» (HIV, 62) ajouteraient André et Nicole ä cette phrase de l'ayatollah Khomeiny rappelant ľ ironie inspirée par une lecture ducharmienne des médias. Cette question de la valeur sous-tend, en effet, ľ ensemble des romans de Duchařme. Elle se retrouve parfois exprimée par des remarques similaires ä celieš de l'ayatollah puisque donner «a worthless life» ressemble fort ä ľ attitude ďune femme donnant son corps qu'elle méprise (cf. NEZ, 131). Ces deux exemples posent bien, ä leur maniere, la question du dualisme se manifestant sous la forme: (1) d'une structure sémantique coupée du referent, (2) d'une entité psychique indé-pendante d'un corps fantasmé comme dechu, et (3) d'une entité coupée définitivement d'une unite originelle qui ressurgit cons-tamment. Cette obsession de l'origine qui traverse ľ ensemble de 1. Cite dans Arizona Republic, 5 juillet 1988, p. 1. 200 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME la littérature québécoise, notamment ä travers ses utopies politi-ques, colore en effet ľceuvre ducharmienne dans sa dimension pastichante, dans sa productivité scripturale, dans son côté éche-velé faisant retourner ľ ironie de la fleur de rhétorique vers la tautologie de ce qui fait mal: Dire que le monde est laid, c'est faire une fleur de rhétorique, ce n'est qu'une facon de dire que le monde fait mal. (NEZ, 163) Le cliche: definition Ainsi, c'est bien la rhétorique et ses cliches qui vont étre tra-vaillés. Mais ces cliches peuvent étre percus ä différents niveaux. D'une part, on peut les considérer en tant qu'enchainement figé ďunités syntagmatiques prévisibles. Cest dire qu'on élargira la definition de Riffaterre2 qui, lui, s'arréte au syntagme figé in-cluant un trait de style. Pour nous, en effet, le cliche peut étre situé aussi bien dans l'enchainement de phonemes (Schw est prévisible en allemand et imprévisible en francais) que dans la structure du récit et l'enchainement des fonctions ä la maniere de Propp. De ce point de vue, il faut retenir que l'enchainement fonctionnel jouant sur la confusion de la temporalité et de la causalité, comme le souligne Barthes3, pourrait merne répondre ä la definition plus restrictive de Riffaterre, puisque cette confusion est une structure rhétorique connue et redemandée par les critiques et les lecteurs. Une minorite seulement de ceux-ci apprécie des textes oú le récit est quasiment absent (quasiment car, selon Greimas, cette structure est universelle) ou fortement dilué comme dans des poěmes lettristes ou comme dans des textes éliminant Taction, tel Le singe grammairien d'Octavio Paz. 2. M. Riffaterre, Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971, p. 163. 3. R. Barthes, «Introduction ä l'analyse structurale des récits», Communications, n° 8, Seuil, coll. «Points», 1981, p. 23. ÉCRITURE ET CLICHES 201 D'autre part, on retiendra aussi le stereotype et ses remises en question. Le stereotype4 représente le niveau paradigmatique du cliche. Ainsi, le stereotype constitue le figé des oppositions para-digmatiques sémantiques, ľensemble des elements ďune catégorie sémantique qui peuvent prendre place, par substitution, dans un enchainement syntagmatique. Ce stereotype représente les liens in absentia qui s'établissent et constituent des réseaux sémantiques implicites ou explicites, des a priori, des evidences qu'il n'est point besoin, dans telle ou telle collectivité, de discuter. On possěde un bel exemple de cette situation et de la remise en question du stereotype chez Jacques Ferron dans La nuit, lorsque Francois/Frank dit: «Je me suis mis ä voter pour les plus courageux, ceux qui ne gagnent jamais5.» Au niveau des para-digmes sémantiques tels qu'établis par une morale, les gens qui démontrent une valeur sont recompenses ici-bas ou ailleurs (voir les fables et les contes populaires, les catéchismes et le proverbe complémentaire: «Bien mal acquis ne profite jamais»). J. Ferron, par son syntagme, tente de briser les equations automatiques, ce qui donne un syntagme surprenant. Les cliches chez Duchařme Duchařme a une conscience aigue des cliches. Cest au niveau des jeux phonétiques qu'il commence. II travaille les découpages les plus inattendus qui donnent ľ impression d'etre tires de lan-gues étranges: «orolo» (NEZ, 129). Or, «orolo» est tout ce qu'il y a de plus banal dans le syntagme météorologique. Cest ce qu'avait bien compris aussi Michel Butor dans La modification, utilisant le vous (prénom personnel fort banal) mais qui, dans le contexte des jeux sur le narrateur et le point de vue dans le román, a créé une revolution. Ä partir de lä, on joue sur les glissements signifiants, la double entente, ä ľ instar des anagram- 4. P. Imbert, Roman québécois contemporain et cliches, Ottawa, Ed. de l'Université d'Ottawa, 1983, p. 34. 5. J. Ferron, La nuit, Montreal, Parti Pris, p. 12. 202 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME mes saussuriens et surtout de ľécoute flottante telle que systéma-tisée par Freud et par Serge Leclaire. «Un poing sait tout» (ENF, 13), «unanimosité» (ENF, 85). Le découpage en mots est bien un arbitraire qui échappe ä l'inconscient et parfois ä ľordinateur, qu'il s'agisse d'une machine Kurzweil ou autre. Mais c'est un arbitraire bien pratique qui, comme le souligne Pierre-Louis Vaillancourt, «invente le reel». II n'en reste pas moins que Duchařme est conscient du radotage sous toutes ses formes, de ce radotage moralisateur et collectivisant déjä dénoncé par Celine dans Voyage au bout de la nuit ou les personnages, pour s'en tirer, gueulent des tirades patriotiques ä pleins poumons. Chacun obtient des avantages comme il peut: «Le pire ce n'est pas d'etre lache devant Dieu, le pire ce n'est pas d'etre lache devant les hommes, le pire c'est d'etre lache devant soi» (NEZ, 51). Cela est bien de briser les facades, malheureusement comme le suggěre Jacques Brossard6, il n'y a que des facades. Cela n'empeche pas Duchařme ď avoir du bon temps, ainsi que ses personnages, dans des jeux qui sortent du quotidien.«J'ai mangé ä pierre fendre [...] J'ai bu comme un loir» (NEZ, 43), «nous ne ferons pas ľamour mais la tendresse» (AVA, 216). Des centaines d'exemples pourraient étre donnés. Et il f aut bien voir qu'ils représentent la plus haute maítrise de la langue. Celle qui connait les regies et qui aměne ä étre créateur dans une transgression ludique indéniable. Ainsi, ces passages de virtuosita scripturale et imaginative doivent étre opposes aux déficien-ces orthographiques et grammaticales médiatiques fort réalistes. Le Journal Le Montreal Nord ou Le Réveil en sont des exemples ä ne pas suivre quotidiennement: «Son premier baptéme de ľair»; «le tandem Pelletier-Trudeau-Marchand» (HIV, 61). II s'agit bien la d'une langue malmenée par des gens fatigues ou n'ayant jamais eu ľoccasion de maítriser le code pour pouvoir 6. J. Brossard, «Ľoiseau de feu», la Nouvelle Barre du Jour, n° 79-80, p. 19-61. ECRITURE ET CLICHES 203 enfin en jouir et s'inscrire ainsi, en tant que trans-sujet, ä travers lui. Berenice est l'une des rares qui, dans ľénormité des contradictions qui ľassaillent, parvient ä débrider le code jusqu'au secret! Autrement dit, il se produit chez Duchařme un déplacement par rapport aux attendus, ä ľévidence. Ce déplacement pourrait rejoindre le Newspeak de Georges Orwell. En effet, si ľon a bien note le côté dérision chez Duchařme, on percoit le rapport des oeuvres ducharmiennes aux procédés médiatiques et aux redistributions sémantiques qui s'imposent dans le cadre d'une société de consommation et de communication, développant les timides pretentions de la Revolution tranquille. Or, G. Orwell dans un cadre different, celui de ľaprés-guerre et de ses experiences de la propagande du conflit espagnol, évoque, dans le dystopique, le passage entre deux systěmes sémantiques figés et soumis au dictateur. Certes les aspirations ä ľ ordre, les nostalgies duples-sistes ne sont pas de la méme ampleur que la terreur ä la Big Brother. Toutefois, Duchařme se sert de Berenice et de son individualisme trěs marqué pour faire prendre conscience des dominations par les cliches et de leur action implicite, ou non, par classements paradigmatiques et par organisation sémantique stéréotypée. Les stereotypes Ces stereotypes tournent tous, d'une maniere ou d'une autre, autour de la notion de valeur: valeur individuelle, valeur sociale, valeur économique, valeur morale. Cette valeur est le point focal des reveries communautaires particuliérement fortes dans le cadre des années 1960 au Québec, oú se jouent les crises de redefinition par rapport ä la tradition et aussi par rapport ä ľ Autre. Cependant, compare au fort recentrage communautaire et nationaliste qu'expriment Chamberland, Miron ou bien d'autres, on peut dire que Duchařme est plus subtil ou plus ambigu. II pousse la problématique bien au-delä des affirmations catégori-ques souvent proches de programmes politiques precis. 204 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME La valeur de ľavaleur S'il y a une avalée, des avalés, il y a des avaleurs. Ceci ne nous fera toutefois pas tomber dans le discours populo-marxisant en vigueur dans les années 1960 et 1970 dans les milieux pseudo-intellectuels tel que Duchařme les représente dans Ľhiver de force: Si ť es pas pour le mieux-étre de la collectivité, Lai'nou, ť es contre. Y a pas personne ďanar, y a pas personne de libre, on est tous dans la marde, pour ou contre! (HIV, 203) Du point de vue du jeu intertextuel et pastichant ďailleurs, ce román va beaucoup plus loin que Maryše, le best-seller de Francine Noěl. Done il ne pouvait étre un best-seller! Ä trop jouer ä bouleverser, on perd des lecteurs, ďautant plus que les avaleurs sont la, inhérents au systéme, et que tout avalé est aussi un avaleur potentiel ayant intégré les valeurs du monde oü il se trouve. Cest bien ce ä quoi s'oppose radicalement Berenice Einberg. Et pour ce faire, eile ne reconnaít aucune valeur aux avaleurs professionals: Qui n'est pas avalé, militairement, administrativement, judiciairement, monétairement et religieusement ? Qui n'est pas avalé par un évéque, un general, un juge, un roi, et un riche ? Done tout incorporer. Mais j'aime mieux tout détruire. (AVA, 160) Cette absence de valeur est ce qui motíve constamment une quéte par le reŕus, par elimination: Si tu crois que tu es un patriote, tu es un patriote. Si tu crois que tu es communiste, tu ľes. II y en a qui restent chimistes toute leur vie. On est chimiste, avocat, patriote comme on serait chaise, betterave, souher. (NEZ, 197) Děs lors, on attaque directement le mal par la radne. Le consensus est démasqué. II y a défaut de terres promises, ce qui rejoint bien tout un courant dans le román américain. ECRITURE ET CLICHES 205 Je ne suis plus Américain, ni New-Yorkais, encore moins Européen ou Parisien. Je n'ai plus ďallégeance, plus de responsabilités, plus de haines, plus de tourments, plus de préjugés, plus de passions. Je ne suis ni pour ni contre: je suis neutře7. Chez Miller déjä, le rapport ä ľ Europe et ä ses stratifications figées face au flou américain débouchait sur une negation du consensus et de ľ enracinement, de cet enracinement dont s'étaient épris, il y a longtemps, les descendants du Boston Tea Party et qui, par ľ accumulation de la richesse et leurs ré-seaux de pouvoir, constituaient déjä ľaristocratie américaine et ses vraies racines. La John Birch Society, entre autres, est une Orthodoxie face aux vagues ď immigrations récentes. Done pour Miller, comme pour Regine Robin dans le Montreal de Vice Versa, étre toujours ailleurs, e'est-a-dire un peu nulle part, est le moteur de ľexploration ďune pensée de diaspora. Cest ce que démontre revolution de Berenice Einberg: «Je me sens ici des racines qui me plongent jusqu'au cceur de la terre [...]» (AVA, 243) Cette assertion est rejetée peu aprěs: «Je croyais étre juive, e'est fini, il va sans dire.» (AVA, 244) [...] Se battre pour une patrie, c'est se battre pour un ber-ceau et un cercueil, e'est ridicule et faux, 5a sent l'excuse pourrie. (AVA, 244-245) Les racines et les topoľ disparaissent vite chez Duchařme. Toutefois ils ressurgissent régulierement ce que demontrent aussi les remarques de ses autres romans: Mesdames et Messieurs, le Bordel des Patriotes a le privilege et l'honneur de vous offrir en exelusivité, dans un numero qu'ils espěrent qu'il les fera sortir de leur trou — ne leur ménagez pas vos applaudissements — les Confidents de Lady Chatterley. (HIV, 90) 7. Henri Miller, Tropique du Cancer, Paris, Gallimard, «Folio», p. 220. 206 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME Cest un tyran éclairé qu'il faut au Québec. (HIV, 162) Fonde sur des cliches, poncifs, caricatures, il était comme le patriotisme de Madeleine: aliéné et aliénant. (ENF, 168) Du fond de mes äges, un sujet de composition francaise me monte ä la tete: «Votre drapeau». Les drapeaux ne m'ont jamais dit grand chose. (NEZ, 224) Ce qui est mis en evidence, c'est ľ aspect contradictoire des remarques de tous les chantres de la québécité, comme de la nationalité, de la patrie, et ceci quinze ans avant que ľ on ne transporte la mode de la rue Saint-Denis ä la rue Saint-Laurent. Ces contradictions sont mises en valeur et ridiculisées, ce qui, finalement, de ces multiples structures de surface, atteint au cliche le plus profond, celui des racines et de Y identite. Ces racines reparaissent ironiquement par le biais de cette encyclopédie qu'est la Flore laurentienne du frěre Marie-Victorin. Ce livre est un point de reference illusoire pour ceux que la realite malmene constamment dans la dureté des rapports cita-dins. La ville, la aussi, comme dans la tradition, n'est pas le pays mais un parcours éclaté de rapports de forces oú la collectivité s'est perdue dans les relations financiěres. Et voilä, ä peine modernises, les anathěmes contre la ville et plus encore contre ceux qui partaient pour vivre dans les grandes villes des Etats-Unis. Sauf que lä oú il y avait ľ autorite et les valeurs de celui qui jetait ľanatheme, il ne reste que les phrases suivantes, désa-busées, face au vide: L'hiver va commencer, une derniěre fois, une fois pour toutes, l'hiver de force (comme la camisole), la saison ou on reste enfermé dans sa chambre parce qu'on est vieux et qu'on a peur d'attraper du mal dehors, ou qu'on sait qu'on ne peut rien attraper du tout dehors, mais ca revient au méme. (HIV, 283) En plus de la Flore laurentienne, en plus du réve brisé de Menaud, maitre-draveur, l'arbre obsěde. Cet arbre est le support ÉCRITURE ET CLICHES 207 ä la fois d'un discours traditionnel, style «restons chez nous, res-serrons les liens autour du village» et aussi le symbole ď une inertie plus «cool» et plus ä la mode, correspondant aux schemes dominants de la contre-culture de consommation des années 1970: Ma théorie de l'arbre fera un bruit fou car c'est une théorie trěs jolie. Ce n'est pas une théorie trěs claire, mais les theories les plus jolies, comme les maisons les plus belles, sont plus obscures. L'arbre sent qu'il est beau c'est-a-dire qu'il en jouit. Tous les arbres sont beaux. L'arbre croit imbu de l'assurance qu'il est beau, et meurt comme il a vécu: en accord avec le monde et avec lui-méme. (NEZ, 41) Les arbres travaillent trop! Les arbres n'ont pas de loisirs! Ce n'est pas juste. Appelons le communisme et accueillons la science! Mes bien chers frěres, je suis un arbre tout comme vous; c'est pourquoi je suis en mesure de vous comprendre et de compaťir de facon intelligente et constructive! Mes bien chers frěres, si vous m'élisez, si vous élisez mon parti, vous serez tous remplacés par des arbres artifi-ciels děs la fin du premier plan bisannuel! (NEZ, 105) On retrouve d'ailleurs cette utilisation de l'arbre (et done des racines) dans des discours pastichants lies aux racines et ä la politique chez d'autres écrivains, notamment chez les surréalistes et les post-surréalistes, remettant ainsi en cause ľ Orthodoxie défendue par exemple par W. d'Ormesson dans Qu'est-ce qu'un Francais? Benjamin Péret nous apostrophe ainsi: Ô! vous qui étes mes frěres parce que j'ai des ennemis, songez, songez au sort du baobab qui se lamente dans la cuisine du roi parce qu'on veut l'accommoder en salade. Pauvre baobab8! Comme chez C. S. Lewis, dans That Hideous Strength, annoncant que tous les arbres seront remplacés par des arbres 8. B. Péret, La mort par la feuille, Paris, Losfeld, 1978, p. 29. 208 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME artificiels, ce qui va ä l'encontre de Louis Dudek oú l'arbre («she stands there like a green cliche») est percu comme ce qui résiste ä la ville et ä ľindustrie, Duchařme joue de ce theme dans une isotopie ironique. Les racines obsědent et ľabsence de racines encore plus dans le cadre d'une «Revolution tranquille» mätinée de bicultu-ralisme et de ce que Marcuse appelle la désublimation repressive. Ainsi, l'ironie est-elle énorme ä ce sujet et rejoint un thěme eminent de la littérature québécoise, celui de la forét, dont un recent colloque en France a étudié la presence. Mais ces racines se rejoignent, se renouent autour de ľ encyclopedic du frěre Marie-Victorin, livre de chevet ď André et de Nicole dans Ľ hiver de force. Les racines et les fleurs de rhétorique font alors bon ménage comme substrát, comme thěme et comme expression, pour faire circuler le cliché ä travers les romans ducharmiens. Dans ľécriture de Duchařme, ľimbrication de ces racines désoriginées en partie évoque Deleuze et Guattari (1980) et leur théorie du rhizome, du foisonnement par radicelles, par multiplication de réseaux sans origine. Aussi ce pot-pourri prolifere-t-il et évite-t-il tout noeud rassembleur ou conflictuel, tout consensus autour d'un noyau. De plus, la Laurentie et ľidentité dans les definitions florales composent une caricature «flower people» et «hippies» d'une generation installée dans des cliches mis ä la mode: «Ľ amour est plus fort que la police.» (HIV, 149) Ainsi l'avaleur ou ses discours n'ont-ils aucune valeur, et les sacrifices sont ridiculisés comme on le voit ä la fin du Nez qui voque par le suicide de Chateaugué (274) ou ä la fin de Ľavalée des ovales lorsque Berenice se seit de Gloria comme d'un bouclier contre les balles ennemies. Suicide, defense de la patrie sont vides de sens. Ceci est une maniere de retourner un cliché commun ä ľayatollah ou ä toute religion militante, affirmant la predominance de la «vallée de larmes» (ľavalée de larmes). Selon ces perspectives, la vie corporelle ne vaut rien, done eile peut étre sacrifiée facilement. Ce qui aměne ä penser que celui qui fait le sacrifice de sa vie ne sacrifie pas grand-chose et n'a guěre ä étre remercié. Ce cliché, machine ä résignés ou ä ÉCRITURE ET CLICHES 209 martyrs, est ainsi passé au vitriol de ľécriture dans les romans de Duchařme. La vie aurait done une valeur en tant qu'elle est indépendante des discours, en tant qu'elle est expression du refus des valeurs vides des avaleurs. Ici done, la grande fumisterie est ď affirmer une valeur dans la cacophonie des contradictions et des malentendus ä ľégard d'un referent des plus equivoques. De ce fait, Duchařme, qui nous fait lire en intertexte tout l'exis-tentialisme et notamment la phrase célěbre de Sartre «l'existence precede l'essence», va bien plus loin que cette philosophie. II ouvre sur une crise existentielle qui balaie les certitudes. Ainsi les romans pointent done les mensonges en esquivant la vérité. Le plus grand des mensonges est alors ď affirmer une valeur absolue la oü la transcendance manque. Et la transcendance manque partout. II reste la certitude de vivre et la volonte de sauver sa peau ä tout prix, de s'ériger en république autocratique individuelle et solitaire. Le vide ä ľ origine de ľarbitraire débou-che sur une forme de totalitarisme. C'est la demarche de Berenice opposant au mythe de ľarbre et des racines, la dureté du roc. Son nom est symptomatique puisque Einberg veut dire une montagne en allemand. La chair est faible De la vallée de larmes ä la non-valeur du corps, la continuite est sans failles. L'ensemble des textes pose la question de la déva-lorisation du corps, probléme de toutes les orthodoxies, juive, protestante, catholique ou islamique. La relation sexuelle est impossible dans Ľavalée des avalés. Selon une tradition connue, eile est vue comme répugnante dans Le nez qui voque. Dans l'optique d'une désublimation repressive envahissante oü les circuits marchands et publicitaires s'emparent du corps pour mieux l'interdire9, comme ľavait déjä exposé Gerard Bessette dans Le libraire, le corps est ľ objet d'un marené de dupes: 9. Voir ä ce sujet D.-L. Haineault et J.-L. Roy, Ľinconscient qu'on affiche, Paris, Aubier, 1984. 210 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME Les femmes ne savent pas donner; elles ne savent que prendre. Elles donnent leur corps. Elles ne donnent pas granďchose. Elles méprisent leur corps, le considěrent comme étant sans valeur. (NEZ, 131) Ce puritanisme financier est souligné par André et Nicole au sujet du frěre Marie-Victorin qui ne mentionne pas comment le berbéris se reproduit. Mais touš ces themes tournent autour ďun cliché sous-jacent bien connu et ses multiples derives: la chair est faible: «LE FONNE CEST PLATTE (LA CHAIR EST TRISTE ET J'AI VU TOUŠ LES FILMS DE JERRY LEWIS).» (HIV, 169) Autour de ce cliché tourne une série de themes pu-ritains et religieux obsédants qui brassent une configuration multi-isotope. Berenice vit dans un monde de religion grace ä son pere et ä Zio. Ce monde repose sur les interdits rigides et notamment sur le rejet de toute sexualite épanouie ou méme de tout plaisir physique veritable. La synagogue et les sermons fon-dés sur les menaces éternelles, sur un Dieu vengeur, font que tout est rattaché ä la mort et aux dangers de la transgression, car la chair est faible: Ä la messe c'est comme ä la synagogue: c'est beurré de cendre et de sang partout. Avoir la foi, c'est frémir comme un vampire quand on entend parier de sang et de cimetiěre. (A VA, 16) Cette menace d'une «justice» immanente et transcendante est couplée ä la mention du physique toujours négatif. Ľavalée et Ľ hiver reposent sur des remarques similaires mélant tristesse et faiblesse de la chair: «Nous avons la synagogue fréquente. J'aimerais mieux que nous ayons le vin triste.» (AVA, 16) Le vin joyeux est impensable. C'est la méme chose au sujet de la jouis-sance sexuelle entre Chateaugué et Mille Milles: Depuis que le sexuel est en moi, je suis écceuré, je suis infect envers moi-méme et pour moi-méme. Je ne suis plus pur, voilä pourquoi je me tue, voilä pourquoi je ne peux ÉCRITURE ET CLICHES 211 plus souffrir mon mal de l'äme, voilä pourquoi je pense que je ne vaux plus la peine que j'aie mal. (NEZ, 32) Nous voilä en pleine névrose nelliganienne, auteur abon-damment cite et parodie dans toute ľoeuvre comme le montre Nicole Bourbonnais dans son article. Mais cette chair faible au figure est, ä la méme page, présentée comme faible au sens concret: «J'ai le visage tissé de boutons, je suis laide [...]» (AVA, 16) Toutefois, avant méme d'entrer dans cet univers du rejet de la jouissance, l'Avalée s'ouvre sur son renversement: On aimerait avoir aussi soif qu'il y a d'eau dans le fleuve, mais on boit un verre d'eau et on n'a plus soif. (AVA, 8) Rappel discret ď avoir «les yeux plus grands que la panse», ce qui pourrait étre traduit justement par «la chair est faible», c'est-ä-dire la chair n'est pas ä la hauteur du désir, de la jouissance ou de la transgression. Dans ce cas, un contexte isotope modifie cette unite sémantique «la chair est faible» selon des classémes (semes contextuels) euphoriques. La chair est faible manifeste dans ce cas le rejet d'un corps qui pourrait pousser plus loin les limites du plaisir et de la jouissance. De Duchařme ä Charles Bukovski dans Women, il est des constats d'impuis-sance. On sait que Bukovski regrette constamment, lui qui n'a pas le vin triste, de ne pouvoir faire ľ amour aprés avoir bu pendant des heures. Malgré tout, le constat de depart de Ľavalée des avalés n'est pas vraiment euphorique en ce sens qu'il y a constat d'une impossibilité ä dépasser, ä jouir. Merne sans ľ aide d'une trans-cendance, d'une religion, il y a échec, impossibilité d'etre ä la hauteur d'une aspiration. En ce sens, lä aussi la chair désirante et transgressante ne parvient pas ä ses buts. C'est ďailleurs pourquoi les romans de Duchařme ne rejoignent pas complétement, malgré certains points de rencontre, le courant du román améri-cain représenté par Jack Kerouac, Henri Miller, Charles Bukovski et autres. En effet, méme si L'hiver deforce représente la déroute 212 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME ďindividus «paumés» dans une société aux pseudo-valeurs chatoyantes et changeantes, il n'en reste pas moins la presence forte et obsédante de deux noyaux ancrés fortement dans la tradition. II s'agit justement des racines et d'une resurgence nationale mäünee de conscience de ľéchec dans un remue-ménage de valeurs non hiérarchisées, le tout subsume par une conscience d'une immense faiblesse et d'une grande incapacité ä la jouis-sance et ä l'initiative comme expansion. Cest comme si, en partie, les personnages étaient trop vieux, comme de vieux adolescents, pleins de réves négatifs et manquant ďexpérience, tout ä la fois. Un romantisme nelliganien affleure et rend ambigu les tendances vers la parodie. Le né qui vaut que... Mais ceci n'est vrai qu'en partie seulement car des décharges ď energie s'affirment réguliérement: Je ne sais pas oú je veux en venir mais j'y arriverai. (NEZ 47) Nous ne sommes rien, ce que nous faisons est tout. — Wir sind nichts, was wir suchen ist alles. (ENF, 115) Je fais mon petit Freud. Je ne peux pas m'empécher de penser ä ma mere quand je considěre une femme le moindrement müre. (NEZ, 164) Cette energie se conjugue avec l'obsession de l'origine et de la fin. II s'agit ä la fois d'une problématique métaphysique et scripturaire. Tout récit, en effet, est récit de l'origine perdue. Cest particulierement vrai pour les utopies sociales et politiques qui, d'Antoine Gérin-Lajoie ä Jules-Paul Tardivel, se terminent" quand l'origine radieuse s'ouvre (ce que Jacques Brossard affi-che de maniere non ambigue dans les derniěres pages du Sang du souvenir). En ce sens, tout récit parcourt 1'Ancien ou le Nouveau Testament selon que l'on a la synagogue ou ľéglise fréquente, comme dit Berenice. Couplée ä la laicité des racines nationales ÉCRITURE ET CLICHES 213 post-Deuxiěme Guerre mondiale et au périple de la «traversée du desert» de Berenice, ä New York et en Israel, se joue la tentative de déboucher sur une fin qui, comme dans toutes les utopies québécoises, serait retour ä l'origine. Mais désormais, ce qu'il serait souhaitable ďécrire ne s'écrit plus de la merne maniere, merne si ľutopie, en particulier dans Ľavalée, affleure souvent. Le malentendu ďailleurs est constant dans une absence de referent súr, non seulement extérieur mais textuel, ce qui se vérifie dans une traduction trěs particuliěre du texte de Schiller oü suchen est rendu par faire. La traduction marque bien le passage de suchen (chercher) de la quéte, liée ä une métaphysique ou ä une organisation d'une intrigue traditionnelle avec une fin qui imposerait des paradigmes, ä l'avoir d'une société économiquement productive (faire), entraínant le faire du proces de ľécriture. Et lä, on voit le lien avec le theatre ducharmien étudié par Dominique Lafon. Duchařme met en scene la Cěne comme dans Ha ha!... tout en en déplacant la fonction non seulement historique mais immediate dans la didascalie. Rien n'a la signification attendue dans une «mise ä mort» du genre comme mécanisme ordonné de prévisibilité assurant le paradigme référent/sémiose. Ici, par contre, on aboutit ä une pratique oü se mélent, d'un bout ä ľautre, la cacophonie des discours, des tex-tes, des stereotypes. Dans ce faire se joue un Babel, un babil omnipresent, qui élimine d'emblée toute quéte du sens habituel et tout aboutissement. Le bérénicien en témoigne qui conjugue Vetre et V avoir, ce qui donne le faire scripturaire. Les fins comme les incipit en témoignent aussi, car rien ne commence ni n'aboutit. L'origine alors ne se recherche pas dans la structure du récit (au sens greimassien du terme) mais dans le fantasme, dans la vérité du fantasme, c'est-ä-dire du côté de la psychanalyse freudienne et de la mere. L'origine se cherche alors, comme on le voit dans la citation du Nez qui voque, dans ľimpossibilité de l'inceste et de sa fascination humoristique. Plus clairement, l'origine et la fin paraissent dans des affirmations qui ne sont caté-goriques qu'au niveau d'une rhétorique: «Je ne sais pas ou je veux en venir mais j'y arriverai.» (NEZ, 47) Ce genre de senten- 214 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME ces recoupe quantité d'autres phrases dans le méme style émail-lant les romans québécois des vingt derniěres années: De sorte que, ne sachant trop oú j'allais, je n'avais pas lieu de m'alarmer10. Pour aller plus loin: ne jamais demander son chemin ä qui ne sait pas s'égarer11. Ces phrases soulignent toutes ľ absence de direction, de valeurs fondatrices et done le jeu dans le statu quo de la circulation des discours et des remises en question des cliches. Elles soulignent aussi le décrochage de ľécriture échevelée fondée sur des cliches lexicalisés mais souvent sous-jacents et qui gouver-nent des parties du texte sans que le mythe qu'est le récit puisse imposer ses valeurs et la confusion des structures causales et temporelles. Le récit de la valeur sémantique est déplacé pour promouvoir le démultiplié ďune éeriture qui joue le malentendu et son écoute dans le diffus de la cacophonie des discours. CONCLUSION UTOPIE 4- -> VALLEE DE LÄRMES Non-interdiction non-but, non-croyance récit détruit par les discours, bérénicien /N RACINES injunction ciel \ľ -> CHAIR EST FAIBLE Autorisation terre, passé Interdiction enter 10. J. Ferron, op. cit., p. 12. 11. J. Brossard, Le Sang du souvenir, (épigraphe de Roland Giguěre), Montreal, La Presse, 1976, p. 13. ÉCRITURE ET CLICHES 215 Les romans de Duchařme peuvent reposer en bonne partie sur une structure sémantique simple qui joue des vieilles peurs, des discours connus et les bouleverse par ľécriture. Ces discours connus reposent ä leur tour sur plusieurs elements comme l'in-jonction ä se detacher de cette vallée de larmes. Le contradic-toire, e'est-a-dire la non-injonction, est l'autorisation implicite jouant sur l'incitation au consensus social par le jeu identitaire sur le passé ä retrouver et les racines ä redécouvrir. Le contraire de l'autorisation est ľinterdiction liée ä la faiblesse de la chair. II ne f aut done pas jouir de la sexualite et de ľ Eros car avoir recu le manque comme don est considéré comme la faute capitale. En effet, ce manque transforme le processus ď éeriture12 qui n'est plus quete des signifies. Cette interdiction implique l'injonction et a pour contradictoire la non-interdiction, ľutopie de ľécriture du non-but, du jeu, jusqu'au bérénicien, jusqu'ä la reactivation de la jouissance de ce manque qui permet ďéchapper ä ľobsession de se fondre avec le collectif, avec le corps de la mere, avec la quéte sans fin de cet inceste impossible. Cependant, cette utopie affolée, enracinée dans une individualite exacerbée de la part ďun étre avalé, n'a rien ä voir avec ľacte individuel tel que ľénonce B. Poirot-Delpech citant Andrei Tarkovsky: II n'est pas impossible que ce soit des actes individuels que personne ne voit ni ne comprend, qui font ľharmonie du monde13. II reste alors ľutopie au deuxiéme niveau, c'est-ä-dire de la part de celui qui écrit, le partage avec les lecteurs de ce non-lieu seripturaire utopique qui a lieu dans ľinstant. II s'agit de ľinstant des non-lieux dans la cacophonie et les failles des sémantiques et 12. Voir ä ce sujet P. Imbert, «Revolution culturelle et cliches», Journal of Canadian Fiction, 1979, n°s 25-26, p. 227-236. 13. B. Poirot-Delpech, Mr. Barbie n'a rien ď autre ä dire, Paris, Gallimard, 1987, p. 68. 216 PAYSAGES DE RÉJEAN DUCHAŘME des discours qui měnent ä la sur-signifiance ďespaces fulgurants, lieux du don, du manque et done de ľécriture. Et comme ľa dit J. Vaché dans la phrase mise en exergue ä Marelle de J. Cortazar: «Rien ne vous tue un homme comme d'etre oblige de représenter un pays14.» 14. J. Cortazar, Marelle, Paris, Gallimard, 1979.