Discours historique(s) sur le jeu et les arts (cet article fait partie de la thèse de doctorat : Petr Vurm, La création et et la créativité de Réjean Ducharme, Brno : Université Masaryk, 2008). La philosophie antique ne fait que rarement mention du jeu comme partie intégrale des arts. Cela est dû peut-être à son statut inférieur, considéré inutile, caractéristique des passe-temps et des enfants. On trouve des discussions sporadiques du rapport entre le jeu et l’art chez Platon (République) qui les rapproche de l’imitatio: du jeu de rôle des enfants, de l’imitation des gestes des héros grecs, ou au sens abstrait, l'imitation des conseils de la Muse. L'approche de Platon comporte un premier paradoxe: le jeu comme l’art sont, selon lui, des activités inférieures, et pourtant ils servent à l’éducation qui, à son tour, accuse des liens étroits avec l’éthique et la métaphysique. Donc, même si la République de Platon condamne en même temps le poète et son illusion, le divertissement et les jeux inutiles au profit de la recherche de la Vérité, il n’y a aucune analyse détaillée qui laisserait entrevoir si, quand même, l’art et les jeux ne peuvent venir en aide à cette recherche. Si La République de Platon travaille en grande partie avec une réalité utopique, Aristote enrichit le concept de l’art par la mimésis, qui comporte non seulement ce qui "est", mais ce qui "devrait être" ou "pourrait être", ces deux fonctions-ci de l’art ayant, à notre avis, quelque affinité avec la conception ludique de la vérité esthétique qui est en opposition avec la vérité logique ou factuelle. Aristote diffère de Platon en ce qu’il propose le concept du jeu comme un passe-temps (scholé) qui devrait canaliser l’énergie superflue, mais en même temps servir un groupe d’individus munis de capacités supérieures à s’adonner à des activités créatrices et à la contemplation. Il est utile de mentionner dans ce contexte Aristote qui cite Anachrase: "Joue pour que tu puisses être sérieux". La question ancienne du jeu et du sérieux apparaîtrait donc déjà chez Aristote, qui la contourne, pourtant d’une manière élégante, en créant l'impératif causal entre le jeu et le sérieux. Entre Aristote et Thomas d’Aquin, il manque une étude élargie sur le jeu ou son rapport à l’art. Thomas d’Aquin enrichit la discussion par le terme eutrapelia, une légèreté d’esprit qui permet de dissiper la tension du travail. Il ne fournit pas pour autant une analyse approfondie de la relation entre l’art et le jeu. Après un long silence sur la problématique, le thème du jeu réapparaît avec la révolution industrielle. Il s’agit en fait d’un ensemble d’opinions diverses: 1) on remarque la position d’inspiration platonicienne, c’est-à-dire un refus du jeu comme puéril ou inutile et une relation partielle entre l’art et le jeu, elle considère ce genre d'art influencé par le jeu, lui aussi, forcément puéril et inutile 2) une autre approche voit dans le jeu/l’art une anticipation de la vérité positive scientifique ne lui accordant par conséquent qu’une fonction temporaire 3) on considère, enfin, l’art comme une partie de la perfection d’un monde parfaitement rationnel, donc comme un domaine qui ne fournit aucune connaissance au-delà de ce monde qui peut être démontré par la raison. Un premier grand changement dans la perception du jeu ne vient qu’avec Kant. Le philosophe allemand considère le jeu étroitement lié à l’art, à la liberté et à l’imagination. En même temps, les opinions de Kant restent enfermées dans le carcan du rationnalisme et du formalisme car les conseils de Kant visent une validité universelle des jugements sur l’art, d'où les préventions du philosophe contre ceux qui voudraient produire un art libre en le plaçant sous l’empire du jeu et en dehors du travail. Schiller, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795) a été influencé par la remarque précédente de Kant sur l’art et par la mise en contraste avec le travail qui fait surgir un caractère "libre" et ludique de l’art. Cependant, Schiller enrichit la pensée sur le jeu d’une manière substantielle en se laissant inspirer par d’autres ouvrages de son époque, notamment par Emile ou de l’éducation (Rousseau, 1762), Die Erziehung des Menschengeschlechts (Lessing, 1780), Briefe zur Beförderung der Humanität (Herder, 1793-1797). Schiller aura en fait posé les bases de toute réflexion moderne sur la théorie des jeux. La philosophie de Schiller se résume par son aperçu de l’évolution de l’homme qui procède du physique au rationnel/moral et qui est nécessairement conditionnée par un passage par la traversée du règne du Beau: [...] Die Kunst ist eine Tochter der Freiheit, und von der Notwendigkeit der Geister, nicht von der Notdurft der Materie will sie ihre Vorschrift empfangen. Jetzt aber herrscht das Bedürfnis und beugt die gesunkene Menschheit unter sein tyrannisches Joch. Der Nutzen is das groβe Idol der Zeit, dem alle Kräfte fronen und alle Talente huldigen sollen (Fr. Schiller, Werke in Sechs Bändern, Bd. 5, Geschichten und Schriften, 343)[1] L’humanité doit accéder à son accomplissement par la voie de la beauté, et cet accomplissement ne se réalise que par le biais d'un échange de la nécessité contre la liberté (der Nutzen is das grosse Idol der Zeit). Ensuite, Schiller propose une division entre le Sinntrieb (la pulsion des sens) et le Formtrieb (la pulsion des formes). Alors que l’un désignerait les cas individuels, spécifiques, concrets, liés à la présence physique de l’homme sur terre, l’autre serait l’expression générale, idéaliste, atemporelle, immuable. Le moment critique arrive, selon Schiller, lorsque les deux termes marient l’existence et la liberté, à des moments privilégiés, dans un essor harmonieux (et presque magique), et qui est celui de la pulsion ludique. Der erste dieser Triebe, den ich den sinnlichen nennen will, geht aus von dem physischen Dasein des Menschen oder von seiner sinnlichen Natur und ist beschäftigt, ihn in die Schranken der Zeit zu setzen und zur Materie zu machen. Der Zweite jener Triebe, den man den Formtrieb nennen kann, geht aus von der absoluten Natur des Menschen oder von seiner vernünftigen Natur und ist bestrebt, ihn in Freiheit zu setzen, Harmonie in die Verschiedenheit seines Erscheinens zu bringen und bei allem Wechsel des Zustands seine Person zu behaupten. (373). Le jeu selon Schiller serait alors une synthèse des pulsions sensuelles et formelles, abolissant l’autorité de ces deux pulsions et libérant l’homme du point de vue moral et physique. C’est dans sa quinzième lettre que se réalise l’aboutissement de la théorie du jeu du philosophe romantique: le jeu est la "forme vivante", esthétique, amalgame de la pulsion des sens et de la pulsion de la forme, qui caractérise l’objet du jeu. Si l’on va au sens opposé de cet amalgame, on arrive au domaine du sérieux (Ernst). Ce sérieux s'embellit à la rencontre de la beauté, il devient petit et, confronté à la perception de l'homme-joueur, il devient léger. Der Mensch soll mit der Schönheit nur spielen, und er soll nur mit der Schönheit spielen (383-4). Mit dem Angenehmen, mit dem Guten, mit dem Vollkommenen is es dem Menschen nur Ernst; aber mit der Schönheit spielt er. (383-4) Der Mensch spielt nur, wo er in voller Bedeutung des Worts Mensch ist, und er ist nur da ganz Mensch, wo er spielt. Les écrits de Schiller, surtout ses lettres ultérieures (16-27), ont posé une base théorique de la relation entre l’art et le jeu. L'apport du philosophe allemand est considérable, car il fournit le point de départ de toutes les réflexions ultérieures, notamment celles du XX^e siècle et contemporaines. Deux ouvrages du XX^e siècle ont, plus que d'autres probablement, influencé les nouvelles approches du jeu. Il s’agit de Homo Ludens: A Study of the Play-Element in Culture de Johan Huizinga (1938) et de Jeux et les hommes de Roger Caillois (1958). Huizinga nie certaines affirmations de Schiller, mais en même temps ses concepts théoriques portent un grand degré de ressemblance avec l’auteur allemand. C'est à l'historien néerlandais que nous devons la première définition complexe du jeu[2]. Son livre, très dense et enrichissant, se résume en plusieurs points: 1) C’est l’amusement qui est au coeur de tout jeu. 2) Le jeu se situe dans un univers tout autre que celui de la réalité ou de la vie quotidienne. 3) Le jeu a ses limites et sa durée: le tableau, le cercle, l’arène, le court de tennis, etc.; temps: du coup d’envoi au sifflet final, du début de la partie au roi maté, etc. 4) Le jeu se présente comme un champ sémantique très riche et varié : jeu d’enfants, compétition, jeu sportif, illusion, relation amoureuse, rituel, etc. 5) Il existe une affinité étroite entre le jeu et la poiesis, dans la mesure où celle-ci se déroule dans l’espace délimité par la pensée du créateur/poète; Huizinga affirme qu’une partie de la fonction poétique consisterait à créer une tension qui envoûte le lecteur et le tienne sous un charme. 6) L’énigme ou la devinette est, par son caractère ludique, étroitement liée à la poésie parce que le lecteur doit connaître les règles du jeu, la langue secrète connue aux initiés. 7) Le poète est considéré comme le vates, le possédé, appellation qui renvoie au poète-voyant archaïque, sha’ir arabe, l’homme de grande connaissance, mais aussi philosophe, législateur, orateur. C'est à partir d'une lecture plus ou moins complète du système des jeux élaboré par Huizinga, et que nous avons brièvement résumé dans le précédent, que les auteurs suivants ont pu soit confirmer, soit infirmer telle ou telle partie de ses conclusions. Roger Caillois a été l’un des premiers à faire cela. Il n’a pas complètement mis en doute les conclusions théoriques de Huizinga, mais les a enrichi d’une manière substantielle en élaborant sa propre terminologie et un système sophistiqué de catégories où situer la variété des jeux décrite chez Huizinga sous 4). Mentionnons, à titre de comparaison, son système. Le jeu de Caillois est: 1) Discret: il a ses limites spatiales et temporelles bien définies à l’avance. 2) Incertain: le développment du jeu ne peut pas être prévu, ni les résultats ne sont connus d’abord. 3) Improductif (stérile): aucun bien matériel pour les joueurs n’est créé pendant le jeu, sauf les échanges (jeux de hasard, etc.). 4) Dirigé par des règles (qui deviennent "les lois" de l’univers créé en se substituant aux lois du monde environnant). 5) Soumis à la fantaisie/à l'imaginaire: une conscience de l’irréalité du jeu par rapport à la "réalité" est toujours présente chez les joueurs. Quant aux catégories mentionnées, Caillois crée une riche variété de lignes de frontière différentes qui coupent le vaste territoire du jeu en plusieurs domaines. L'espace du jeu est ainsi divisé en deux moitiés par la première dichotomie de ludus / paidia. L'un comprend tout ce qui relève du jeu à contraintes et aux règles posées à l'avance, et qui a pour objectif de témoigner de l’habileté, de la force physique, du savoir des joueurs. L'autre, paidia, par contre, signifie le jeu libre et gratuit, sans contraintes, turbulent, tout ce qui tient de l’improvisation, de l’amusement, de la gaîté, de la fantaisie, etc. Une segmentation verticale du domaine du jeu l'enrichit de quatre nouvelles catégories, agon, alea, mimicry et ilinx (l’agon – la compétition, alea – l'anticipation où s’arrête la roue du hasard, mimicry – le désir de se faire prendre pour un autre personnage, l'ilinx – le vertige. Caillois soutient que ces quatre catégories ne peuvent se combiner que d’exactement six manières: agon-alea, agon-mimicry, agon-ilinx, alea-mimicry, alea-ilinx, mimicry-ilinx. La théorie élaborée par Caillois porte en germe un grand nombre de contre-arguments, surtout à cause de ses dichotomies plutôt strictes entre les catégories du jeu. Il n'en reste pas moins qu'elle constitue – à côté de l'ouvrage de Huizinga – un des rares essais à établir un système catégoriel couvrant tous les jeux possibles. Son mérite consiste aussi à susciter des réactions critiques et à déveloper ainsi l’argument. Eugène Fink, dans Le jeu comme symbole du monde (1960), inclut le concept du jeu comme une sous-catégorie des questions philosophiques beaucoup plus larges, au sens métaphysique, qui transcende l'existence de l'homme dans le Réel. Fink aborde le jeu comme un problème philosophique, et ensuite il explore le jeu en relation à la métaphysique et le mythe. En même temps, son livre renverse le point de vue en soulignant la mondanité du jeu humain. Le jeu permet à l'homme de communiquer avec le Monde, c'est-à-dire le monde immatériel des idées, et comprendre un ordre plus élevé, celui du Cosmos. Le joueur, tout comme l'enfant déjà mentionné, y assume le rôle de démiurge, créateur de son propre univers, et qui à la façon d'un Dieu organise cet univers et en détermine les règles. Ainsi, il y est transcendental, ce qui a également pour conséquence le fait qu'il le comprend parfaitement (par définition). Le jeu peut ainsi offrir l'espace de rencontre entre le monde du joueur et le réel. Jouer serait donc une manière de réinventer le monde. Un apport important à la question a été réalisé par le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer, qui dans Wahrheit und Methode (Vérité et méthode, 1960) propose une analyse élargie du jeu et de sa relation à l’art en général. Cette discussion se situe au sein de la première partie de son oeuvre, intitulée "La question de la vérité issue de l’expérience de l’art" et qui couvre l’ontologie d’une oeuvre d’art (explication ontologique par le biais du jeu) et ses conséquences esthétiques et ontologiques. Gadamer aborde la question en définissant le jeu libre comme porteur d’un sens subjectif, définition qu’on trouve chez Kant et Schiller et qui domine l’esthétique moderne et la philosophie de l’homme toute entière. Gadamer postule que le sujet de l’expérience de l’art, celui qui perdure, n’est pas la subjectivité de la personne qui subit cette expérience, mais l’oeuvre d’art même, "[p]arce que le jeu a sa propre essence, indépendante de la conscience de ceux qui jouent." (Gadamer: 1960, 92). Gadamer affirme que le jeu est doté d’une autonomie absolue, même à l’égard de son artiste-créateur. Ni la création au sens d’ergon, ni au sens d’energia ne permet une comparaison directe avec la réalité que Gadamer définit comme "ce qui reste sans transformation" (102), tandis que l’art consisterait à élever la réalité vers sa vérité" (102). Cela implique que Gadamer refuse la simple mimésis en la jugeant comme dépassée. En effet, celle-ci n'avait sa justification que tant que connaissance. Mais après que "Kant est arrivé à la conclusion que l’esthétique n’a rien à voir avec la connaissance, le concept de la mimésis a perdu sa force esthétique" (106). Le mode principal de la littérature serait le roman, et Gadamer conclut que chaque lecture est d’une certaine manière une reproduction et une interprétation (à la manière de Riffaterre). Chaque lecture d’un roman ou d'un texte prosaïque comporte sa confrontation constante à la poésie d’un côté et à la prose de l'autre et c’est en littérature où l’art et la science se rencontrent. Gadamer touche ici le terrain de la réception littéraire, qui est en même temps liée à sa conception de l’herméneutique. Il pose des questions inquiétantes par rapport au texte et à sa lecture: si le texte littéraire n’est complet que s’il est lu tout entier, qu’en est-il des autres textes? Est-ce que le sens de tout texte se réalise seulement quand le texte est compris? Est-ce que la compréhension est inséparable du sens du texte comme l’écoute est inséparable du sens de la musique? Ajoutons d’autres remarques de Gadamer, qui seront utiles pour nos analyses à venir: Gadamer représente le jeu avant tout comme autoreprésentation, mais aussi comme représentation pour un public qui complète, le cas échéant, le système du jeu. Le jeu se caractérise par un mouvement oscillant sans aucun point fixe qui pourrait le ramener à une fin, car "[i]l se renouvelle dans une répétition constante" (93). L’oscillation permanente se trouve à la base de tout jeu, car pour qu’il y ait un jeu, il doit y avoir quelque chose qui répond constammant à chaque mouvement du joueur par un contre-mouvement, même si ce n’est pas toujours un autre joueur. C’est dans le numéro 41 du journal américain Yale French Studies paru en 1968 que se trouve réunie une grande partie des approches du jeu et de sa relation à l’art. On peut dire que ce numéro représente un des apports les plus importants au jeu après Huizinga et Caillois. Des essayistes, parmi lesquels Kostas Axelos, Eugen Fink, Michel Beaujour et Jacques Ehrmann (qui est le rédacteur en chef du volume) apportent chacun un fragment d’un point de vue plus large qu’ils présentent dans leurs monographies sur la problématique. Axelos inscrit le jeu dans le contexte général de l’évolution historique de l’humanité qui procède de l’antiquité grecque par le christianisme vers l’universalisation. Même si le jeu ne se pose pas comme le premier mouvement de sa pensée, il assume que le "jeu du monde" dirige tous les aspects de notre vie. Par exemple, la religion joue le "jeu divin", le "jeu politique" se joue autour du pouvoir, l’art et la poésie peuvent créer en jouant avec les symboles du monde, la science joue à calculer et à construire, le travail ou le marché accusent des traits du jeu de forces, etc. Axelos assume que ces aspects constituent des fragments du jeu du monde et dans une note il affirme que "le jeu semble presque ouvrir l’ère planétaire, quand êtres, choses et mots se brisent et tombent en morceaux". (YFS:1968, 22). Le volume en question marque une évolution dans la réflexion sur le jeu, car il présente une mise en question des théories de "pères fondateurs", Huizinga et Caillois. On critique avant tout leur séparation stricte entre le jeu et la réalité, l’un étant purement gratuit, ludique, imaginaire, l’autre qui est utile, sérieux et réel. Par example, Ehrmann écarte cette idée en insistant sur la simultanéité du jeu et de la réalité: Play cannot be defined by isolating it on the basis of its relationship to an a priori reality and culture. To define play is at the same time and in the same movement to define reality and define culture. As each term is a way to apprehend the two others, they are each elaborated, constructed through and on the basis of the two others. None of the three existing prior to the others, they are all simultaneoulsy the subject and the object of the question which they put to us and we to them (YFS:1968, 55). Le jeu ne saurait donc pas être isolé de la réalité, même si certaines manifestations (scène de théâtre, terrain de jeu) pourraient nous y séduire. Selon Ehrmann, Huizinga et Caillois auraient oublié que "players may be played; that, as an object in the game, the player can be its stakes (enjeu) and its toy (jouet). The player [...] is at once the subject and the object of the play. The pronouns I, you, he are the different modes of the play structure. The dualism between subjectivity and objectivity is abolished because it is inoperative" (56). Spiele und Vorspiele: Spielelemente in Literatur, Wissenschaft und Philosophie, textes réunis par Hansgerd Schulte contiennent d’autres éléments qui essaient d’expliquer le jeu et sa relation à l’art. Il s’agit surtout du concept de Spieltrieb ou pulsion du jeu, analogue à la pulsion sexuelle de Freud. Le texte "Angst vor dem Spielen" développe la relation du ludus et du tempus qui inscrit le jeu dans un espace temporel différent, indépendant du temps réel (cf. l’espace différent de Huizinga), lié par exemple au procédés de la mémoire. On rapproche le jeu de simulation scientifique et des jeux de rôles au théâtre comme moyens de regarder la réalité du point de vue d’un autre et ainsi "vivre l’avenir en jouant". Le paradoxe du ludique et du sérieux est très bien développé dans le numéro 25 de la revue Sub-Stance intitulé "A Polylogue on Play" (1980): Robert Chumbley y refuse de poser la question sous forme d'antinomie exclusive et affirme que "the activity of human play seems to occupy a scale between absolute non-goal-oriented behavior and absolute goal-oriented behavior [...] Play becomes a matter of high seriousness once its so-called "gratuity" is understood as the highest form of production". Conséquemment, Chumbley propose la dichotomie de "looseness (souplesse) / system (système) " qu’il reprend d’une suite d’essais de A. J. Greimas "About Games". La souplesse concernerait les positions non remplies dans un système de règles (d’ordres et de défenses). Le rôle des joueurs consisterait à se servir exactement de ces positions qui ne sont pas remplies.[3] Beaucoup plus critique est dans ses théories Jean Duvignaud qui introduit le "métatitre" Le jeu du jeu (1980). Il propose de résoudre la tension entre le travail et le jeu, car selon cet auteur, le XX^e siècle a développé des efforts considérables pour faire disparaître le jeu, le hazard, l’imprévu (Duvignaud:1980, 15). Qui plus est, même les théories littéraires ont essayé d’éliminer ces aspects qui n'entraient pas dans le cadre de leur vision du monde. De même l’épistémologie et ses deux grands systèmes, la fonction et la structure, ont négligé de préciser l’espace du jeu, vu que le jeu n'existe pas comme un système indépendant, placé au sein de la société ou y jouant un seul rôle. Ainsi, la simulation, en tant que système dans un système, est refusée, car elle ne sert qu’à une plus grande prévision du futur et conduit au déterminisme total. Le travail de Duvignaud est original surtout grâce à sa délimitation du "terrain du jeu" – les exemples vont de la description d’un discours amoureux aux arts martiaux, des glossolalies à la langue des poètes (enfant, poète, fou), des décisions historiques qu’on pourrait appeler ludiques au bavardage quotidien. Duvignaud fournit un répertoire riche d’exemples littéraires de l’activité ludique parmi lesquels M. Forster, V. Woolf, Henry James ou J. Joyce. Dans les termes de Duvignaud - il parle d'une "intentionnalité zéro" - toutes ces oeuvres seraient des divagations, au sens mallarméen du terme. En dehors de la divagation, il discute la métaphore, le pari, la simulation et la fascination (proche du vertige de Caillois) comme des jeux. Il propose ainsi une ligne directe qui va de Kant à Schiller, en passant par Goethe, Hölderlin, Marx, Wagner, Nietzsche et Malraux, une ligne tracée sous le drapeau de la métaphore. Encore d’autres éléments font partie du jeu, comme l’acte gratuit, le libertinage ou le délire et la satire. Le chapitre consacré aux formes contemporaines du statut ludique traite de la musique pop, du disco, des "happenings" et des flâneries modernes. Les Games Authors Play (1980) de P. Hutchinson rassemblent un corpus assez large d’auteurs qui va de Homère à Hitchcock et il démontre l'importance de la ludicité littéraire en général. Il s’agit d’une étude qui résume en partie les résultats de Huizinga et de Caillois, tout en avançant une idée pertinente: tandis qu’avant le XX^e siècle, le jeu n’était pour les auteurs qu’une cerise sur le gâteau, au XX^e siècle, il représente ce gâteau. "The aim of this study is to call attention to the various means by which an author can draw reader into a closer, essentially enquiring, or speculative relationship with a text, and to provide illustrations of some of the more common games on which literature depends" (Hutchinson:1980, 1). D’autres livres et articles ont paru après 1980 qui tâchent d’inclure le jeu dans la perspective post-moderne: Christian Messenger (Sport and the Spirit of Play in American Literature; Hawthorne to Faulkner, 1981) et Neil David Berman (Playful Fictions and Fictional Players: Games, Sport and Survival in Contemporary American Fiction, 1980) discutent l’omniprésence du sport dans la prose américaine et sa signification. Patricia Waugh dans Metafiction: The Theory of Self-Conscious Fiction (1984) définit le jeu romanesque comme un usage esthétique de la langue détaché de son contexte spécifique. Selon elle, l’art aléatoire, beaucoup plus que le réalisme, peut rendre compte de ce qui est spécifique à l’homme. La métafiction mène, elle aussi, à la civilisation, mais pendant sa constitution elle représente un "moment de la liberté" lorsqu'"on abandonne le jeu ou le genre, mais les règles d'un nouveau ne sont pas encore constituées".[4] Le livre de Lance Olsen, Circus of the Mind in Motion (1990) envisage le postmoderne comme un "état de la pensée" et il arrive à la conclusion que les termes les plus justes à le désigner sont "comique" ou "humoureux": "its intent is inconclusive, polyvalent, and unreadable through an ironic optic because there is no meaning tucked under its surface" (30). Dans ce contexte, il est nécessaire de mentionner Derrida et la façon dont il change le rôle du critique. Celui-ci assume un rôle ludique en travaillant à "jouer" avec le texte d’une manière différente de la critique traditionnelle. Résumé des théories du jeu Avant d'aborder le rôle du jeu chez Réjean Ducharme, résumons le précédent et discutons les applications possibles du jeu dans à la création littéraire. Malgré la variété d'approches méthodologiques assumées par les théoriciens du jeu que nous avons constatée dans le bref aperçu qui précède, on notera aussi dans leurs théories quelque chose de plus universel qu'il convient de relever ici avant de continuer et ainsi essayer d'en enrichir la conception du jeu ducharmien. Chronologiquement, on peut remarquer au moins trois périodes dans les analyses du jeu: la période ancienne, moderne et post-moderne. La période ancienne représentée par Platon et Aristote écarte toute notion du jeu comme nocif à la vraie occupation de l'homme que devrait être l'occupation philosophique. Cette vision strictement dualiste du travail et du jeu, ensemble avec un infériorité de ce dernier sur le plan axiologique a pour résultat logique l'écartement des activités ludique au règne de l'enfance et de la prématurité. La période moderne, annoncée par Schiller est la première à accorder au jeu droit de cité et à s'en occuper sérieusement. Elle approche le jeu par une combinaison méthodologique de procédés philosophiques et taxinomiques: il s'agit de comparer métaphoriquement le jeu à un autre domaine de la vie ou à la vie même, comme le fait Schiller, et de l'arpenter soigneusement comme le font Huizinga et Caillois. Ce qui reste de l'Antiquité, c'est surtout le souci méthodologique de tracer une frontière entre le jeu et le non-jeu et de définir d'autres sous-catégories à l'intérieur du jeu même. La période qu'on peut appeler post-moderne se caractérise par une disparition de ces frontières. Le plus significatif est de ce point de vue le défi du recoupage post-moderne entre la méthode et l'objet de cette méthode: pour le post-modernisme, le jeu constitue une méthode privilégiée d'envisager le monde et la création, et c'est aussi pourquoi le post-modernisme justifie également le jeu comme outil théorique. Mais il y a en même temps l'« enjeu » de ce jeu théorique, à savoir s'il est possible d'utiliser le jeu en même temps comme un outil méthodologique et comme matériau à travailler ? Le jeu-outil ne devrait-il pas être une sorte de méta-jeu, plus puissant que le jeu qu'il analyse? Quoi qu'il en soit, l'incertitude pareille entre le jeu-outil et le jeu-matériau se situe au coeur du post-modernisme au point d'en pouvoir constituer une des définitions possibles: « le post-modernisme serait le jeu approché et expliqué par le jeu ». Ceci dit, on explique plus facilement le foisonnement pareil des diverses théories ludiques. ________________________________ [2] Le jeu est une action libre, sentie comme "fictive" et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité; qui s'accomplit dans un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupes s'entourant volontiers de mystère (Huizinga, Homo Ludens; p. 35) [3] Notons aussi une particularité linguistique: en anglais et en français on peut employer le terme technique d’un play/jeu, lorsqu’on parle de l'aisance ou du relâchement (d’une vis, d'un levier etc.), ce qui n'est pas le cas du tchèque, par exemple (vůle). [4] Waugh, Patricia, Metafiction: The Theory and Practice of Self-conscious Fiction, London, Methuen, 1984, p. 226