L’Avalée des avalés (1966) Dans le texte suivant : 1) essayez de trouver des passages qui expriment les moments de révolte ainsi que la distribution des passions de l’héroïne entre la haine et l’amour et ses expressions verbales 2) relevez les jeux de mots 3) trouvez toutes références au contexte historique, culturel, littéraire : mondial, de l’Europe ou de l’Amérique, les significations symboliques 1 Tout m'avale. Quand j'ai les yeux fermés, c'est par mon ventre que je suis avalée, c'est dans mon ventre que j'étouffe. Quand j'ai les yeux ouverts, c'est par ce que je vois que je suis avalée, c'est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère. Le visage de ma mère est beau pour rien. S'il était laid, il serait laid pour rien. Les visages, beaux ou laids, ne servent à rien. On regarde un visage, un papillon, une fleur, et ça nous travaille, puis ça nous irrite. Si on se laisse faire, ça nous désespère. Il ne devrait pas y avoir de visages, de papillons, de fleurs. Que j'aie les yeux ouverts ou fermés, je suis englobée : il n'y a plus assez d'air tout à coup, mon cœur se serre, la peur me saisit. L'été, les arbres sont habillés. L'hiver, les arbressont nus comme des vers. Ils disent que les morts mangent les pissenlits par la racine. Le jardinier a trouvé deux vieux tonneaux dans son grenier. Savez-vous ce qu'il en a fait ? Il les a sciés en deux pour en faire quatre seaux. Il en a mis un sur la plage, et trois dans le champ. Quand il pleut, la pluie reste prise dedans. Quand ils ont soif, les oiseaux s'arrêtent de voler et viennent y boire. Je suis seule et j'ai peur. Quand j'ai faim, je mange des pissenlits par la racine et ça se passe. Quand j'ai soif, je plonge mon visage dans l'un des seaux et j'aspire. Mes cheveux déboulent dans l'eau. J'aspire et Ça se passe : je n'ai plus soif, c'est comme si je n'avais jamais eu soif. On aimerait avoir aussi soif qu'il y a d'eau dans le fleuve. Mais on boit un verre d'eau et on n'a plus soif. L'hiver, quand j'ai froid, je rentre et je mets mon gros chandail bleu. Je ressors, je recommence à jouer dans la neige, et je n'ai plus froid. L'été, quand j'ai chaud, j'enlève ma robe. Ma robe ne me colle plus à la peau et je suis bien, et je me mets à courir. On court dans le sable. On court, on court. Puis on a moins envie de courir. On est ennuyé de courir. On s'arrête, on s'assoit et on s'enterre les jambes. On se couche et on s'enterre tout le corps. Puis on est fatigué de jouer dans le sable. On ne sait plus quoi faire. On regarde, tout autour, comme si on cherchait. On regarde, on regarde. On ne voit rien de bon. Si on fait attention quand on regarde comme ça, on s'aperçoit que ce qu'on regarde nous fait mal, qu'on est seul et qu'on a peur. On ne peut rien contre la solitude et la peur. Rien ne peut aider. La faim et la soif ont leurs pissenlits et leurs eaux de pluie. La solitude et la peur n'ont rien. Plus on essaie de les calmer, plus elles se démènent, plus elles crient, plus elles brûlent. L'azur s'écroule, les continents s'abîment : on reste dans le vide, seul. Je suis seule. Je n'ai qu'à me fermer les yeux pour m'en apercevoir. Quand on veut savoir où on est, on se ferme les yeux. On est là où on est quand on a les yeux fermés : on est dans le noir et dans le vide. Il y a ma mère, mon père, mon frère Christian, Constance Chlore. Mais ils ne sont pas là où je suis quand j'ai les yeux fermés. Là où je suis quand j'ai les yeux fermés, il n'y a personne, il n'y a jamais que moi. Il ne faut pas s'occuper des autres : ils sont ailleurs. Quand je parle ou que je joue avec les autres, je sens bien qu'ils sont à l'extérieur, qu'ils ne peuvent pas entrer où je suis et que je ne peux pas entrer où ils sont. Je sais bien qu'aussitôt que leurs voix ne m'empêcheront plus d'entendre mon silence, la solitude et la peur me reprendront. Il ne faut pas s'occuper de ce qui arrive à la surface de la terre et à la surface de l'eau. Ça ne change rien à ce qui se passe dans le noir et dans le vide, là où on est. Il ne se passe rien dans le noir et dans le vide. Ça attend, tout le temps. Ça attend qu'on fasse quelque chose pour que ça se passe, pour en sortir. Les autres, c'est loin. Les autres, ça se sauve, comme les papillons. Un papillon, c'est loin, loin comme le firmament, même quand on le tient dans sa main. Il ne faut pas s'occuper des papillons. On souffre pour rien. Il n'y a que moi ici. Mon père est juif, et ma mère catholique. La famille marche mal, ne roule pas sur des roulettes, n'est pas une famille dont le roulement est à billes. Quand ils se sont mariés, ils se sont mis d'accord sur une sorte de division des enfants qu'ils allaient avoir. Ils ont même signé un contrat à ce sujet, devant notaire et devant témoins. Je le sais : j'écoute par le trou de la serrure quand ils se querellent. D'après leurs arrangements, le premier rejeton va aux catholiques, le deuxième aux juifs, le troisième aux catholiques, le quatrième aux juifs, et ainsi de suite jusqu'au îrente et unième. Premier rejeton, Christian est à M^me Einberg, et M^me Einberg l'emmène à la messe. Second et dernier rejeton, je suis à M. Einberg, et M. Einberg m'emmène à la synagogue. Ils nous ont. Ils sont sûrs qu'ils nous ont. Ils nous ont, ils nous gardent. M^me Einberg a Christian et elle le garde. M. Einberg m'a et il me garde. J'ai mis du temps à comprendre ça. Ça n'a pas l'air difficile à comprendre, mais, quand j'étais plus petite, je trouvais que ça ne tenait pas debout, que c'était impossible que mes parents ne puissent pas s'aimer et nous aimer comme je les aimais. M. Einberg voit d'un œil irrité son avoir jouer avec l'avoir de M^me Einberg. Il est sur des charbons ardents quand Christian et moi jouons ensemble. Il pense que M^me Einberg se sert de Christian pour mettre le grappin sur moi, pour me séduire et me voler. M^me Einberg dit que je suis son enfant au même titre que Christian, qu'une mère a besoin de tous les enfants qu'elle a eus, qu'un petit garçon a besoin de sa petite sœur et qu'une petite fille a besoin de son grand frère. Je fais semblant de jouer le jeu que M. Einberg prétend que M^me Einberg joue. Ça fait enrager M. Einberg. Il tombe sur le dos de M^mc Einberg. Ils se querellent sans arrêt. Je les regarde faire en cachette. Je les regarde se crier à la figure. Je les regarde se haïr, se haïr avec tout ce qu'il peut y avoir de laid dans leurs yeux et dans leurs cœurs. Plus ils se crient à la figure, plus ils se haïssent. Plus ils se haïssent, plus ils souffrent. Après un quart d'heure, ils se haïssent tellement que je peux les voir se tordre comme des vers dans le feu, que je peux sentir leurs dents grincer et leurs tempes battre. J'aime ça. Parfois, ça me fait tellement plaisir que je ne peux m'empêcher de rire. Haïssez-vous, bande de bouffons ! Faites-vous mal, que je vous voie souffrir un peu ! Tordez-vous un peu que je rie ! Ils ont envoyé Christian loin de moi. C'est tout un honneur ! Ils l'ont mis dans une enveloppe et ils l'ont expédié à un camp de scoutisme. Va faire des B. A., Christian, loin de ta petite sœur vénéneuse ! Quand le temps des vacances arrive, c'est immanquable : il faut qu'il y ait un de nous deux qui parte. Si je ne suis pas envoyée en tournée avec la chorale, Christian est envoyé dans un camp de scoutisme. M^me Einberg n'est pas d'accord. Laissez donc ces enfants tranquilles, espèce de fou ! M. Einberg, le maître des départs, ne veut rien savoir, tient son bout. Si tu n'envoies pas ton moutard faire des B. A., j'envoie ma moutarde faire des gammes ! Les voyages déforment la jeunesse ! crie-t-elle. Les voyages forment la jeunesse ! crie-t-il. Je ne suis qu'une fille. Einberg m'a, mais il n'est pas content de m'avoir. Il est jaloux de l'autre. Il aimerait bien mieux avoir Christian. Une fille, ce n'est pas bon, ça ne vaut rien. Ça ne me fait rien. Qu'ils s'arrangent ! J'attends que Christian revienne. Il ne fait jamais rien de méchant. Il ne dit jamais rien de dur. Tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit est doux, doux et triste comme une fleur, comme de l'eau, comme tout ce qui est tranquille et laisse tranquille. Christian est doux comme une chose. Il y a les choses, les animaux et les hommes. Vacherie de vacherie ! Hein ? 3 J'ai le visage tissé de boutons. Je suis laide comme un cendrier rempli de restes de cigares et de cigarettes. Plus il fait chaud, plus mes boutons me font mal. J'ai le visage rouge et jaune, comme si j'avais à la fois la jaunisse et la rougeole. Mon visage durcit, épaissit, brûle. Ma peau se desquame comme l'écorce des bouleaux. Nous entrons dans la synagogue. Nous passons la moitié de notre temps à la synagogue. Nous avons la synagogue fréquente. J'aimerais mieux que nous ayons le vin triste. Einberg me tient par la main. Einberg laisse s'envoler ma main et me pousse sur un banc. Le rabbi Schneider lit dans son gros livre rouge à tranche dorée. « Tous les arrogants, tous les impies ne seront que paille. Le feu qui vient les flambera, dit Yahveh des . Armées. Il ne leur laissera ni racines ni feuillage. » — Vacherie de vacherie ! Je fouille des yeux la morne assemblée. Je glisse des regards entre les épaules ; j'en lance par-dessus les chapeaux. De visage en visage, le même visage anonyme et repoussant se reproduit. Nulle trace de Constance Chlore. « Voici sur qui je regarde : sur l'humble, sur celui qui a le cœur brisé et qui tremble à ma parole. » — Le cœur brisé... Vacherie de vacherie...! Comme dans les chansons d'amour ! Le rabbi Schneider vient nous voir. Il allait me serrer la pince et me pincer la joue. Mais, vu l'état de mes joues, il se contente de me serrer la pince. Quand le rabbi Schneider vient nous voir comme ça, j'ai le goût de n'avoir jamais su parler, le goût de ne plus prononcer un mot du reste de ma vie. J'ai le goût de m'en aller, d'être partie pour toujours. Quelqu'un qui . m'aborde, c'est quelqu'un qui veut quelque chose, qui a quelque chose à échanger contre quelque chose qui est pour lui d'une plus grande valeur, qui a une idée derrière la tête. Je les vois venir avec leurs gros sabots. Ils ont quelque chose à me vendre. Merci ! Je n'ai besoin de rien. Repassez ! Quand vous repasserez, je ne manquerai pas mon coup. Je serai pleine de serpents et je vous les lancerai à la figure. Quand j'ai besoin de quelque chose, je prends, comme un escogriffe. Je ne demande jamais. Je ne fais pas de grâces. Je ne souris ni avant de prendre ni après avoir pris. Nous sortons de la synagogue. Dans la rue, il vente, la lumière et les ombres tremblent. Il fait chaud. Einberg me prend par la main. Au bout du trottoir, notre automobile nous attend. Nous marchons derrière un convoi sinistre d'hommes en chapeau noir et en complet noir. Einberg ne peut pas marcher vite : il a été blessé à une guerre. Un éclat d'obus, d'eau bue... Ah. Ah. Il boite. J'ai envie de caracoler. Il me tient par la main et il me tient bien. Je ne peux pas caracoler. — Vacherie de vacherie ! — Je te défends de jurer. Je t'interdis de prononcer ces mots. — Vacherie de vacherie ! Vacherie de vacherie ! Vacherie de vacherie ! — Continue et je te flanque des paires de claques. — Ta femme dit « vacherie de vacherie » tant et plus. — Je t'interdis de la désigner de cette manière. — Vacherie de vacherie ! — Un autre « vacherie de vacherie » et je t'enferme dans ta chambre pour le reste de la journée. Et tu te passeras de manger. * Vian et vlan ! Prends ça ! Attrape cette armoire ! Boum ! en pleine face ! Ça t'apprendra, affreuse ! Bang ! sur ton grand nez ! Ça t'apprendra, affreux ! Chat Mort parle de l'amour comme d'un village fortifié, comme d'un refuge où n'atteint aucun mal, comme d'un havre de béatitude, comme d'une enclave luxuriante qu'abrite un toit mouvant de pinsons et de bouvreuils. Ses mots, chaque fois qu'elle en parle, trouvent en moi des montagnes et des gorges où ils se répercutent. Mais un refuge, aussi sûr qu'il puisse être, n'est-ce pas une cage, une prison, un souterrain sombre et visqueux ? J'ai plus envie de la vie dans sa dévastatrice immensité que des retranchements doux et encombrés qu'on y a ménagés. Une baie ne me dit rien. Il me faut tout le continent, tous les continents. Je veux voguer sur des continents et des déserts. Je veux venir à bout des abysses et des pics. Je veux bondir d'abîme en sommet. Je veux être avalée par tout, ne serait-ce que pour en sortir. Je veux être attaquée par tout ce qui a des armes. Je suis contre l'amour. Je me révolte contre l'amour, comme ils se révoltent contre la solitude. Aimer veut dire : éprouver du goût et de l'attachement pour une personne ou pour une chose. Aimer veut dire : éprouver. Aimer veut dire : subir. Je ne veux pas éprouver, mais provoquer. Je ne veux pas subir. Je veux frapper. Je ne veux pas souffrir. Quand je serai grande, je n'aurai plus en place de cœur qu'une outre vide et sèche. Christian me laissera froide, tout à fait indifférente. Aucun lien ne nous unira que je n'aurai tissé de mes propres mains. Aucun élan ne me portera vers lui : je me porterai vers lui de mes seuls pieds. J'aime imaginer que nous sommes deux pierres que j'ai entrepris de greffer l'une à l'autre avec mon sang. Un dialogue sera établi entre deux pierres. Mon entreprise sera couronnée de succès. Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J'aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j'étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur. Les histoires d'amour me fatiguent. Je considère manquée, gâchée, médiocre, la vie de celui dont la vie est une belle histoire d'amour. C'est toujours pareil. Elle et lui. Ils viennent de bout et d'autre de nulle part et ils se tombent dans les bras. Ils ne se connaissent pas. Ils arrivent face à face, ils se regardent et ils sentent leurs cœurs s'enflammer, se mouiller et se gonfler. Ils s'aiment. Je te l'aime. Tu me l'aimes. Us s'aiment et, surgies des noirceurs de la terre, des cloches par milliers sonnent. Il est pâmé et il n'a rien fait pour ça. Elle est aux anges et elle n'a rien fait pour ça. Quelque chose leur est arrivé qu'ils n'ont pas cherché. Ils subissent une pression, se laissent pousser. C'est lâche ! C'est indigne ! Ils sont tombés dans un piège et s'y trouvent bien. Ils se sont fait jouer un tour et, aveuglément, comme s'ils étaient bouchés à l'émeri, ils s'en réjouissent. Ils sont victimes d'un complot, dupes d'une machination. Je m'appelle Bérénice Ein-berg et je ne me laisserai pas induire en erreur. Il ne faut pas se laisser aller à aimer. C'est comme se laisser aller. J'apprends à dédaigner ce qui d'abord me plaît. Je m'exerce à rechercher ce qui d'abord me porte à chercher ailleurs. Les choses et les personnes auxquelles on ne trouve pas de beauté ne font pas souffrir. C'est ridicule. Mais c'est moins ridicule que d'obéir sans se méfier à la voix de ses sentiments, sentiments qui ne viennent de nulle part. Ils sont sortis du néant, ils se sont éveillés, ils ont trouvé des sentiments dans leur âme, et ils disent : « Ce sont mes sentiments. » Ce qui importe, c'est vouloir, c'est avoir l'âme qu'on s'est faite, c'est avoir ce qu'on veut dans l'âme. Ils se demandent d'où ils viennent. Quand on vient de soi, on sait d'où l'on vient. Il faut tourner le dos au destin qui nous mène et nous en faire un autre. Pour ça, il faut contredire sans arrêt les forces inconnues, les impulsions déclenchées par autre chose que soi-même. Il faut se recréer, se remettre au monde. On naît comme naissent les statues. On vient au monde statue : quelque chose nous a faits et on n'a plus qu'à vivre comme on est fait. C'est facile. Je suis une statue qui travaille à se changer, qui se sculpte elle-même en quelque chose d'autre. Quand on s'est fait soi-même, on sait qui on est. L'orgueil exige qu'on soit ce qu'on veut être. Ce qui importe, c'est la satisfaction de l'orgueil, c'est ne pas perdre la face devant soi-même, c'est la majesté devant un miroir, c'est l'honneur et la dignité entretenus au détriment des puissances étrangères dont l'âme naissante est infestée. Ce qui compte, c'est se savoir responsable de chaque acte qu'on pose, c'est vivre contre ce qu'une nature trouvée en nous nous condamnait à vivre. Il faut, à l'exemple du géant noir gardien des génies malfaisants, se faire fouetter pour ne pas s'endormir. S'il le faut, pour garder mes paupières ouvertes, j'arracherai mes paupières. Je choisirai le sol de chacun de mes pas. A partir du peu d'orgueil que j'ai, je me réinventerai. * 60 Donc, je suis fatiguée d'être seule. Mais qui irais-je voir que je ne connais pas encore, dont je ne connais pas déjà l'immonde ennui? L'idée saugrenue d'aller voir mon pornographe favori me vient ; et, avec force, je consens à cette idée. Je vais, de ce pas, le voir. S'il est à Oklahoma City, je marche jusqu'à Oklahoma City. S'il est en Yakoutie, je me rends en Yakoutie. Qui sait ? C'est peut-être une sorte de thaumaturge. Il élève peut-être des animaux d'espèce inconnue. Il me donnera peut-être un écureuil hippopotame pour me remercier de ma charmante visite. Je trouve le numéro de téléphone de son éditeur dans le bottin et appelle. Mon nom est Bérénice Einberg. Je suis reporter au Saturday News. Je me demande où je pourrais joindre Blasey Blasey. Un instant ! me dit-on. — Blasey Blasey à l'appareil. Je vous écoute. — Écoutez, monsieur Blasey ; je ne suis pas reporter. Je suis seule sur cette terre et je veux vous voir. J'ai besoin de vous voir. J'ai besoin de voir quelqu'un que je ne connais pas, comme vous. Ne raccrochez pas ! Ce n'est pas une blague. Je suis désespérée. J'ai lu presque toutes vos œuvres et j'aimerais que nous en parlions ensemble. — D'accord. Soyez chez moi, ce soir, vers six heures. Je vous invite à souper. Il me fait prendre son adresse en note, me dit au revoir et raccroche. J'en suis tout excitée. Un porno-graphe ! Si Zio savait ça ! Si Chamomor savait ça ! Je suis contente de ce rendez-vous de toute façon. Au moins, pour aujourd'hui, ce que j'avais à faire de ma vie est fait. Que faire ? Où aller ? Voilà, au moins, pour aujourd'hui, ces questions réglées. Le columbarium au sous-sol duquel est située la cage de Blasey Blasey est tout aussi parallèle et perpendiculaire que celui de la cage de Zio. Pas la peine d'être pornographe ! me dis-je, navrée. Cependant, regardant ce columbarium de plus près, j'y sens plus d'art, plus de délicatesse. Par exemple, le vestibule est rempli de fausses plates-bandes remplies de faux joncs. Aussi, sur les murs des corridors, sont pendus des chefs-d'œuvre de peinture abstraite. Comme il pleut à plein temps, avant de sonner à la porte de la cage 3456, je m'essuie soigneusement les pieds. Je suis accueillie par un Blasey Blasey en peignoir et parfumé. — A entendre votre voix, je vous avais crue plus vieille, plus mûre. Mais la valeur n'attend pas le nombre des années. C'est de Rabelais, je crois. De toute façon, ne vous effrayez pas. Je ne suis pas un ogre. Je suis célibataire et ce qu'il y a de plus bourgeois. Entrez ! Entrez! Mettez-vous à l'aise. N'ayez pas peur. Je ne mange pas les jeunes filles. J'ai une femme et quatre enfants, et j'adore ma femme. Enlevez-moi ces souliers. Donnez-les-moi que je les mette à sécher sous le calorifère. A cause du genre un peu spécial de mon œuvre, ils me prennent tous pour un obsédé. Mais, encore une fois, ne craignez rien. J'écris comme d'autres vont à l'usine. Il faut que je fasse vivre ma petite famille. Il ne s'arrête pas de parler. Il ne s'interrompt même pas pour me laisser le temps de dire oui. J'en prends mon parti. Sur la petite table éclairée par un faux candélabre, il y a une bouteille de Champagne dans une chaudière, un faisan avec toutes ses plumes, du pain, des fruits en quantité et des pâtisseries en quantité. Voilà de quoi boire et manger! Sans attendre son invitation, je me mets à table et me mets à manger. Voyant que je me suis mise à table et me suis mise à manger, sans s'arrêter de parler, il se met lui aussi à table et se met lui aussi à manger. Je suis bien. Je suis... ailleurs, je suis merveilleusement dépaysée. Je soupe chez un pornographe! Demain, il faudra que j'aille souper chez un taxidermiste. — Bonsoir, monsieur le pornographe. Et merci. Le faisan était très très excellent. — Bonsoir, mademoiselle Einberg. Je suis sûr que maintenant vous ne croyez pas un mot de tous ces commérages qui ternissent ma réputation. Vous l'avez vu : je suis un papa sur-dévoué et un célibataire surendurci, tout ce qu'il y a de plus carré. Ne craignez pas de revenir. J'ai été enchanté. Vous m'êtes très sympathique. Etc., etc. 73 L'adulte est mou. L'enfant est dur. Il faut éviter l'adulte comme on évite le sable mouvant. Un baiser qu'on met sur un adulte s'y enfonce, y germe, y fait éclore des tentacules qui prennent et ne vous lâchent plus. Rien ne pénètre un enfant; une aiguille s'y briserait, une francisque s'y briserait, une hache s'y briserait. L'enfant n'est pas mou, visqueux et fertile, il est dur, sec et stérile comme un bloc de granit. Les cuisses de l'adulte sont flasques. La peau de l'adulte pend à ses os comme des masses de blanc d'oeuf. Le front de Constance Exsangue me renvoyait ma bouche. Les joues de Constance Exsangue me renvoyaient mes lèvres sans les avoir souillées, comme les deux joues plates et or d'un arbre qu'on vient juste de scier de sa souche. Ce qui est visqueux et mou salit. Ce qui est laid enlaidit. Il faut ne pas toucher à ce qui est laid. Je prends la terre dans ma main, comme on prend dans sa main un dix de carreau. Que fait la terre? Comment réagit-elle? En la secouant à mon oreille, est-ce que j'entends sonner des cloches, comme on entend sonner des galets quand on agite une colonne creuse. Si je la lance contre un mur, est-ce qu'elle rebondit comme une balle, comme ma bouche aurait rebondi de la bouche de Constance Exsangue, ou est-ce qu'elle se rompt comme se rompraient une boule de cristal, une rosace de cathédrale ? Si je pouvais prendre dans ma main une mosquée, comme on peut prendre dans sa main un valet de trèfle... Je hais tellement l'adulte, le renie avec tant de colère, que j'ai dû jeter les fondements d'une nouvelle langue. Je lui criais : « Agnelet laid ! » Je lui crids : « Vassiveau ! » La faiblesse de ces injures me confondait. Frappée de génie, devenue ectoplasme, je criai, mordant dans chaque syllabe : « Spétermatorinx étan-globe ! » Une nouvelle langue était née : le bérénicien. J'ai fait des emprunts aux langues toutes faites, de rares. Deux amis qui se sont éloignés l'un de l'autre en forêt ne se voient plus et cherchent à se retrouver, répondent à l'appel l'un de l'autre par un autre appel. « Nahanni » est un appel à un appel. Quand Constance Exsangue m'appelle, je réponds : « Nahanni ! », prolongeant les syllabes, isolant les syllabes. Le bérénicien compte plusieurs synonymes. « Mounonstre béxéroorisiduel » et « spétermatorinx étanglobe » sont synonymes. En bérénicien, le verbe être ne se conjugue pas sans le verbe avoir. * — Quatre-vingt-dix appelle Soixante-dix! Quatre-vingt-dix appelle Soixante-dix! Répondez Soixante-dix ! Répondez ! Nourrissez le feu, nom de Dieu ! Nous ne voyons plus rien avec nos sales télescopes, nos sales microscopes ! Nourrissez le feu ! Nourrissez le feu ! Si tu te trouvais devant moi, sale voyeur, je te nourrirais comme jamais personne ne t'a nourri. Je t'en ferais manger des œufs, sale œuf ! Nous sortons, Gloria avec la bûche, moi avec la mitraillette. Un silence de mort s'est établi dans le désert. Une volée d'œufs pourris ne nous accueille pas. Rires et injures ne fusent pas. Les chiens ne jappent pas. Nous nous dépêchons. Que nous réservent-ils, cette fois ? Est-ce qu'une fanfare va retentir, tout à coup, de nulle part ? Le silence dure. Une charge à la mitraillette enregistrée sur disque va-t-elle être poussée, tout à coup ? Nous rentrons dans la casemate sans que rien n'ait été lancé, sans que rien n'ait troublé le silence. Gloria contacte Quatre-vingt-dix, fait son rapport. Attendez cinq minutes et allez redonner à manger au feu. Qu'est-ce qu'il croit, le sale voyeur? Croit-il qu'il joue aux échecs? Nous prendrait-il pour des pions ? Le sale œuf ! Je n'ai jamais été si en colère de ma vie ! Le sale œuf ! — Je sens que ça y est ! prononce soudain Gloria. Oui, ça y est. Les condamnés à mort ont droit à une faveur. Je t'accorde la tienne et tu m'accordes la mienne... D'accord? — Ne dis pas de stupidités. Tu me fais dresser les cheveux. Allez ! Prends ta bûche et allons-y ! Prends-en deux si tu peux. Sous les yeux scandalisés de Gloria, je retire le cran de sûreté de ma mitraillette et appuie le doigt sur la détente. Pour rire, pour l'encourager, je lui braque le canon dans le dos. — Allons, vilaine lesbienne ! Allons ! Allons ! Dehors, le silence et l'immobilité semblent se durcir à mes oreilles qui se tendent. Nous avançons clopin-clopant dans le soleil et dans le vent. Gloria, soudain, donne un coup de tête. Comme moi, elle a entendu ces crissements derrière nous, ces frous-frous de pas de course. Nous nous retournons. — Ne tire pas ! Ce sont les chiens ! Ce sont les chiens ! Nous sommes mortes ! Trop tard ! J'ai fait feu. Les douilles éjectées m'effleurent les bras, brûlantes. Les entrailles des chiens gisent éparses et luisantes dans les lueurs du feu. Les Syriens ne mettent pas grand temps à réagir. Déjà, c'est le tonnerre, les balles sifflent à mes oreilles. Nous sommes des cibles immanquables. Seule Gloria peut me sauver. Je laisse tomber la mitraillette, happe Gloria par-derrière et l'étreins de toutes mes forces pour la maintenir entre les balles et moi. Elle se débat et crie comme une possédée. Je réussis à la maintenir ; la terreur et la folie me donnent de la toute-puissance. Je la tiens rivée contre moi, face au feu. Je sens, en contrecoup, chaque balle la pénétrer, la secouer, la fouetter. Elle s'amollit, se disloque. Son poids est plus difficile à maintenir que sa rage. La casemate n'est pas si loin. Je laisse mon bouclier s'écrouler et, le traînant et me traînant à genoux derrière, je me dirige à reculons vers la fosse qui entoure la casemate. Tout à coup, je vois, par centaines, des soldats courir de chaque côté. Ce sont les sales renforts. Ce sont les sales microscopes et les sales télescopes. Et je m'évanouis. Gloria est enterrée mardi. Je m'en tire avec les bras en écharpe. Je leur ai menti. Je leur ai raconté que Gloria s'était d'elle-même constituée mon bouclier vivant. Si vous ne me croyez pas, demandez à tous quelle paire d'amies nous étions. Ils m'ont crue. Justement, ils avaient besoin d'héroïnes.