DUCHAŘME ET DES FICELLES (1972) BERNARD DUPRIEZ Universitě de Montreal Le second roman de Réjean Duchařme, Le nez qui voque1, est en réalité le premier qu'il ait écrit. II reste, ä mes yeux du moins, le plus interessant, le plus révélateur. Bien que la couverture porte, en souscription, le mot roman, je doute qu'il s'agisse tout ä fait d'un roman. En tout cas, la forme littéraire est celie du journal intime. Récits, poěmes, reflexions alternent. «J'ai seize ans» {N, 9), écrit le héros de l'histoire, qui ne nous livre pas son nom veritable mais seulement le súrnom qu'il s'est donne: Mille Milles. Void comment debute son récit: II est sept heures du soir. Cest le neuf septembre mil neuf cent soixante-cinq. [...] Hier j'ai quitté mes parents et l'lle qu'ils habitent au milieu du fleuve Saint-Laurent. [...] J'ai marché jusqu'ä Berthier; j'ai franchi ä pied les trois ponts blancs aux jambes noires. Ä Berthier, j'ai pris ľautobus. J'ai débarqué au terminus de l'Est, au milieu de la nuit. J'ai erré jusqu'ä ľaube pármi les endormis. Les rues étaient noires et luisantes ä cause de la pluie qui tombait de temps en temps ä travers le froid. [...] Ensuite, je suis allé ä la chasse aux chambres. (/V, 10-11) II découvre Montreal dans ses aspects ä la fois civilisés et barbares, les automobiles, brutales, les kiosques et leur littérature, la misěre, un peu d'histoire dans les bibliothěques, les conflits politiques locaux. II résiste de toutes ses forces aux préjugés des adultes, ä leur maniere de vivre, mais, peu ä peu, finit par abandonner cette lutte alors que sa petite amie d'origine esquimaude, qui ľ a rejoint dans sa solitude et qui partageait son ideal, reste une enfant. Désespérée de le voir devenir ce qu'il appelle «un homme», eile se suicidera. Et ce sera la fin du roman insolite d'un adolescent attiré par la grande ville. L'intérét de ces pages reside d'abord, me semble-t-il, dans ľauthenticité et la sincérité des aveux qu'elles contiennent et dont je vais m'attacher maintenant ä 1 Réjean Duchařme, Le nez qui voque, Paris, Editions Gallimard, 1967, 280 p. Désormais, les references ä ce roman seront indiquées par le sigle N, suivi du folio, et placées entre parentheses dans le texte. examiner les formes spécifiquement littéraires. Duchařme affecte d'etre sans pretention aucune ä ce sujet: « Mes paroles mal tournées et outrageantes éloigneront... les amateurs et les amatrices de fleurs de rhétorique.» (N, 10) Et certes son langage est loin d'etre chätié. Mais pouvait-il exprimer dans une langue pure des pensées tour ä tour naives, hardies, vulgaires, délicates, vives, biscornues, cyniques ou venge-resses ? Ä marchandise bariolée, emballage anticonventionnel. Une courte introduction (A/, 7-8) semble destinée ä ôter ďemblée toute illusion au lecteur. II s'agit simplement ďun chapelet désordonné de simili-citations. Ä Colette, on attribue une interjection: « Ah!». Au triste Soren Kierkegaard: « Oh!». Ä Platon, ľoptimiste: «Ah!» encore. Ä André Gide: «II fait...». La phrase est interrompue. Etc. Ces extraits viennent-ils réellement des ceuvres de ces auteurs? Qu'importe! Ce sont des mots qu'ils ont pu employer bien des fois, durant leur vie, méme s'ils ne les ont pas écrits. La langue appartient ä tous. Les grands auteurs sont done des hommes comme les autres... Démystification des Nobels et des classiques. Plus simplement encore, mise en evidence du fait que toute littérature est faite de mots, appartient au langage. Mais débuter ainsi, mettre en exergue des Oh! et des Ah!, e'est aussi de l'effronterie, e'est afficher une désinvolture presque absolue vis-ä-vis de la convention littéraire. Et pourtant... D'un autre point de vue, n'est-ce pas inventer une forme littéraire originale ? Je ne sache pas qu'on se soit encore avisé (et pour cause, me direz-vous) d'introduire dans un román des citations aussi banales. Et dans ce cas, le román se présente aussi, děs l'abord, comme extrémement modeme, soucieux de rénover les formes, ďinventer. Pour inventer, Duchařme ne recule devant rien, pas měme devant la faute d'orthographe. II éerit patriollotisme, ce qui fait tout de méme třes peu sérieux. II cite une extraordinaire faute d'orthographe et de syntaxe de ďlberville (dont il a lu les mémoires ä la Bibliothéque nationale): «Les Messieurs de vos a semblez...» (N, 7), comme si assemblies pouvait passer pour un verbe. Et il revendique sa Uberte ďécrivain dans ces termes: « Cest mon cahier, et j'écrirai ce que je voudrai dedans. Voulez-vous des fautes d'orthographe? Faites-en! Faites-les vous-mémes! Drive yourself!» {N, 133; je souligne) Toutefois, ä la difference de quelques-uns ďentre nous, lui ne fera ďerreur que volontairement, soigneusement, pour mieux se faire comprendre. Le nez qui voque, par exemple, n'est-il pas plus évocateur qu'Une equivoque? La declaration de guerre ä ľécriture réglée et raisonnable ne s'arréte pas lä. Et voici, d'un « auteur imaginaire » que vous identifierez sans peine, un curieux petit art poétique: «Le beau n'est pas nécessairement difficile ä faire. Le beau n'est pas nécessaire. Le beau n'est pas. Le beau nez!» (N, 7) Le beau nez est peut-ětre une simple graphie qui rappelle le titre, et l'on pourrait comprendre: le beau nait, il est naturel et spontane, il n'est pas tout fait, il n'est pas dans une essence préalable ä manifester de facon sensible, et done on peut dire qu'il n'est pas; il est gratuit et done il n'est« pas nécessaire » ni« nécessairement difficile ä faire ». Qa a beaueoup de sens, jusqu'au moment oü l'on s'apercoit que Duchařme s'est peut-étre simplement amusé ä répéter sa phrase en l'amputant chaque fois de quelques syllabes, ce qui est aussi une figure nouvelle puisque, avant lui, personne (Paul Eluard excepté) n'y avait songé. Qu'est-ce qui représente «le beau » ? La repetition en peau de chagrin terminée en pied de nez ou la negation des categories esthétiques et le triomphe du naturel ? Les graphies ne sont pas seulement des occasions de péché: elles se parent, au contraire, pour Duchařme, de denotations insoupgonnées. Quand il entend « que nous nous appelions» ou «que nous additionnions» dans la bouche de son amie, Mille Milles lui répond: « Est-ce que tu as vu les oignons dans additionnions ? As-tu vu les lions dans appe//ons ? As-tu vu la pomme dans appelions ?» La pomme ? Dans appelions, il y a appel. En anglais, pomme. Mais son amie lui réplique vertement: « Tu regardes ce que je dis. Tu n'écoutes měme pas ce que je dis.»{N, 85) Et de fait, la plaisanterie est plutôt recherchée, puisque le mot pomme qui s'écrit bien apple en anglais, se prononce tout autrement que appel dans le verbe appeler. Ailleurs, e'est sur les sonorités que s'appuie le měme genre de découpage. «Voyez-vous ľane dans Jeanne?» (JV, 132) et «H y a quatre jours, je découvrais la joie. Depuis cat (avez-vous vu le chat?) jours...» (N, 215). Cat est simplement la prononciation courante de quatre. Le procédé permet de créer de nouveaux mots. « Orolo!», « Onoto!» (N, 129), ce n'est pas de ľindien d'Amazonie mais un découpage de « Méte orolo gique » et de «M onoto ne». Le procédé permet aussi des associations ďidées bizarres, de véritables coq-ä-ľäne: «Idée me fait penser ä César. César fut assassiné aux ides de mars et il y a ides dans idée » (JV, 133); « Oremus. Cela veut dire: prions. Voyez-vous le rions dans prions?» ÍN, 136) Aussi trouve-t-on, quelques lignes plus loin, « Oremus!», « Rions!», traduction nouvelle qu'autorise le découpage, tout artificiel auquel Duchařme se livre, ä travers lettres et sons. Artificiel? Pas toujours. Prenons par exemple le prénom René. Étymologi-quement, il signifie « celui qui est né une seconde fois [par le baptéme]». Le prefixe re- y avait son sens habituel ďitération, mais ä force d'etre employe comme prénom, le mot est devenu un tout, que personne ne decompose plus. Sauf Duchařme. « Tout ä coup, j'étais un autre, rené.» {N, 193) René est ici sans majuscule, il n'est plus prénom mais adjectif. J'étais né ä nouveau. Toutes ses etymologies ne sont pas aussi fondées dans ľhistoire de la langue: «Causerie! Creuserie! Causerie vient de caux et creuserie vient de creux.» (JV, 80) L'analogie vient du suffixe -erie. Suffit-elle ä prouver que toute causerie est super-ficielle et creuse ? Qu'importe! Duchařme ne cherche pas ä prouver mais seulement ä exprimer. Et l'analogie, qui permet d'insister sur le creux, l'inutile des mots (de ceux-lä měmes qu'il aligne sous nos yeux, en quelque sorte) suffit. II pose le probléme de la vérité «en profondeur», celie des étres, qu'il oppose ä la légěreté des paroles. Le découpage permet aussi de créer des noms propres, comme Iněs Pérěe et Inat Tendu, ou des noms géographiques comme le pays de Bime:«... je vis en Bime depuis... depuis... longtemps. [...] Ce soir, je veux sortir de la Bime.» (iV, 147) Sortir de l'abime... On voit de quel cliche est tirée cette denomination et comment adroite-ment Duchařme l'introduit, n'en livrant la elé qu'aprés coup, parce qu'elle est facile, alors que pour Oremus, rions, par exemple, il avait prepare le terrain. Ses procédés sont comme un jeu de cache-cache. II pique la curiosité du lecteur sans chercher ľhermétisme. Le découpage de la Bime est du reste assez banal: tous les enfants ont connu ces hesitations sur le debut des mots ä cause de la liaison avec ľarticle. Qu'est-ce que «le noiseau» sinon une erreur de découpage? Le titre méme du román n'est pas constitué autrement. Duchařme prend la peine de nous ľexpliquer au debut du second chapitre: il s'agit de jouer sur ľadjectif equivoque. Le n final de ľarticle indéfini permet d'obte-nir nez, mais nez est masculin. La transformation se f era en plusieurs paliers: « C est une equivoque. Cest un nez qui voque. Mon nez voque. Je suis un nez qui voque.» (N, 10) Au depart, Duchařme se montre au courant du vocabulaire de la rhétorique car ľéquivoque dont il parle est un procédé défini par Littré, et qui consiste ä créer des doubles sens, soit ä cause de la polysémie du vocabulaire, soit par calembour. Duchařme était parti ďune f aute ďorthographe, sans plus.«lis ont des táches histo-riques» était devenu, sans accent circonflexe: «ils ont des taches historiques» (Af, 10). Belle equivoque, en effet. La mise au masculin permet de faire apparaítre le nez, et de passer du substantif au syntagme. Jusque-lä, rien de plus qu'un calembour ridicule. Qu'est-ce qu'un nez qui voque? Mais Duchařme persiste et precise: «Mon nez voque.» II s'engage dans la plaisanterie, lui conférant peu ä peu, d'abord du poids, plus tard, on le verra, du sens. II s'y engage jusqu'ä s'identifier avec le syntagme absurde. «Je suis un nez qui voque.» Leje est ici leje de Mille Milles, du héros principal, qui est aussi narrateur. Aux yeux de son lecteur, děs le debut de l'ceuvre, Duchařme ne reven-dique pas d'autre place que celle de bouffon. II est celui qui, par le truchement de Mille Milles, va faire des jeux de mots, va faire grimacer les apparences toutes faites de la langue et leur faire dire des choses insoupconnées. Le procédé du jeu de mots, par découpage ou par faute ďorthographe, ou d'autres facons, est essentiel ä l'ceuvre puisqu'il définit le rapport qui s'établit, par eile, entre Duchařme et nous. Mais, ä prendre la formule au pied de la lettre, Duchařme semble avoir voulu créer un verbe nouveau: voquer; verbe qui le concerne de pres, lui et son écriture, mais dont la signification reste imprecise pour le lecteur. S'agit-il simplement d'un a-peu-pres, d'un calembour qui ne s'ajuste pas ä tous les points de vue? Dans ce cas, il aurait suffi de s'en tenir aux parties vraisemblables de la ressemblance, comme dans les paronomases. «Nous nous glissons sous le portail verrouillé et rouillé.» Non seulement rouillé est dans verrouillé mais rouillé n'a rien de néologique et, de plus, un portail peut, en effet, étre ä la fois verrouillé et rouillé. Cette heureuse coincidence ramene les phénoměnes que nous venons d'étudier ä une figure tout ä fait classique: la paronomase, pratiquée depuis la plus haute antiquité, spécialement par Augustin, et fort ä ľhonneur dans le román de Duchařme. En voici quelques exemples: « Des blattes, des grappes de blattes...» {N, 127); « Vous riez, roués!»(Aí, 134); «... la vie, la vache...» (N, 147); «Voici les flacons pleins de flocons d'or!» (N, 156); «J'étais ä la fois la victime de ľire et du rire» (JV, 114); «... tu m'énerves, tu me navres» (Af, 165); «J'aime mieux ľinconséquence et ľinconsistance...» (Aí, 169); «On est comme en Cilicie ici» (N, 156). La ville de Montreal est designee, puisqu'elle est bitie sur une íle, par les mots: «ľíle-ville» (AT, 38). Et quand on demande ä Mille Milles oü il est né, il répond: «Ä Bagot. Bagot, le mot Bagot, ressemble ä Bigot, au mot Bigot. Le lieutenant Bigot, ah! ľintendant Bigot, oh!» (N, 38) La paronomase est ici un moyen de créer des associations bizarres, apparemment vaines. Mais le lapsus, dit Sigmund Freud, est révélateur. Pourquoi Duchařme pense-t-il ä Bigot? Pourquoi lui donne-t-il d'abord le titre de lieutenant? Est-ce simplement parce que la memoire hésite, papillonne autour des vocables, comme lorsque Chateaugué (c'est le súrnom de la jeune amie de Mille Milles) declare: «les érables ont ľ air pleins de papillons de Malaria» et que le narrateur commente gentiment: «Malaria, dans son langage, signifie Malaisie.» (AT, 23) Le procédé reste proche de l'erreur, c'est entendu, mais ces erreurs paraissent parfois si justes, si fraiches. Elles glissent si légěrement sur la surface des choses que l'on sent et qu'on ne dit pas... «Ouach!» s'écrie Mille Milles, dégouté de soi (AT, 133); mais d'oü lui viennent les consonances de cette ono-matopée ? II semble en avoir quelque soupcon puisqu'il enchaíne « Ouachington! Jefferson! Lincoln! Buick! De Soto! Chevrolet!», passant de ľhistoire aux grandes marques d'automobiles. D'autres paronomases créent des images, par exemple: «Ses cheveux glis-saient sur mon visage, ces chevaux (cheveux me fait irrésistiblement penser ä chevaux) parcouraient mon visage.» (Af, 187) D'autres soutiennent son interrogation esthétique: «Quelle sorte de littérature fais-je, Elphěge? Est-ce de la littérature surrealisté, surrectionnelle ou surrénale ? » (N, 133) Et plus loin: « Je ne f erais pas un bon écrivain, mais je ferais une bonne écrevisse.» (JV, 146) Pourquoi Duchařme rejette-t-il la qualité ďécrivain? Au nom de Vhomme, comme Vercors. Nous en sommes avertis děs la preface: «Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme.»II est peut-ětre un homme mais il est surtout un jeune homme, un adolescent, comme son héros, qui jette sa gourme dans une apotheose de paronomases dont les series s'accumulent quelquefois au point que l'on goüte seulement les sonorités, sans plus prendre garde au sens. Ainsi, ä propos de mauvais souvenirs, qu'il veut enterrer, il declare que c'est: «du passe, du dépassé, du tré-passé, du déclassé, du crétacé » (Af, 79). Quant ä la déchéance: Ce n'est qu'une question de mots aprěs tout. Déchéance, indépendance, souffrance, intolerance, apparence, desinence, bombance, insignifiance. Qui a peur des mots en ance et en ence ? CJV, 178) A ľinstar de Rabelais, Duchařme ne recule devant aucune accumulation de vocables. Ces accumulations peuvent étre basées sur une communauté de prefixes, comme dans: « Ä contre-vent, ä contre-pente et ä contre-pluie (ä contre-courant devrais-je dire)...» (Af, 21) ou encore: «Tu ne serais pas si brutale et si gauche si tu savais avoir des arriěre-pensées, des arriěre-saisons, des arriěre-scěnes, des arriěre-grand-měres et des arriěre-gouts.» (Af, 117) Mais les series ne sont pas toujours basées sur des ressemblances sonores. Elles sont quelquefois sémantiques et ressemblent alors ä ce que Charles Bally appelle des series synonymiques. Par exemple: « Ce n'est pas économique, financier, pécuniaire, ca, ne rien savoir faire. » (Af, 15-16) Et encore: «Nous voulons mourir comme il faut, prepares, préts, d'attaque, parés.» (Af, 64) Certaines series sont des repetitions partielles (épiphores) comme ces excentriques chanteurs « qui ont une automobile rose, des cheveux roses, des habits roses et n'ont pas d'yeux roses» (JV, 13). D'autres débordent le contenu sémantique du premier terme pour faire ľénumération, par exemple, ďune série de qualités complémentaires (ce que le théoricien du dix-septiěme siěcle René Bary appelait un dénombrement). Ainsi des f reins de bicyclettes sont «prompts, vif s, efficaces, süperbes, prěts ä agir tout le temps, en éveil nuit et jour, bons sous toutes les conditions atmosphériques imaginables» (JV, 71). Certaines series, ou plutôt certains dénombrements, grammaticalement incohérents, forment un tout sémantique. Ainsi le monde de ľadulte est décrit dans une phrase sans virgule et, ďailleurs, sans syntaxe, par une accumulation ďéléments morphologiques divers que void: «Désordre mensonge feindre faire semblant prétendre malentendu trouvemoi meilleur que les autres.» (JV, 65) Et void la plus longue série du volume, il s'agit de décrire ľintrusion de la police et des médecins dans ľappartement de Mille Milles, ä la suite de ľacci-dent de son amie: Le nom des parents le numero de telephone combien de frěres et de soeurs depuis quand es-tu en ville quel est le numero de sa porte rue Saint-Hubert ta date de naissance es-tu catholique ou protestant es-tu negre ou blane es-tu né au Canada oü as-tu ěté baptise le nom de jeune fille de ta grand-měre tu es sür que c'est ta soeur et que tes parents savent que vous vivez en chambre en ville as-tu des cicatrices oü sont tes cahiers ďétudiant les étudiants vont ä ľécole sans livres et sans crayons maintenant tout change la science les assurances le progres le com-munisme... (JV, 76.) Ce melange est facile ä déméler: quelques points d'interrogations et quelques virgules y suffiraient. Mais leur suppression est utile pour reléguer chaque assertion dans un méme brouillard ďantipathie bien intentionnée, pour brasser le tout dans un compose assez vraisemblable. Voilä comment notre société réagit, habituelle-ment. C'est ainsi que la voit Mille Milles. Toutes ces phrases lui ont fait le méme effet. Ä mesure que progresse le roman, que Mille Milles s'avance dans la vie et se détache de ľinnocence enfantine, le mouvement s'intensifie, les series s'organisent. C'est la vie ä ľaméricaine (JV, 122), le colonialisme (JV, 124), les problěmes sexuels d'un adolescent (JV, 126-127). Quand le mouvement tourne ä vide, qu'importe, on continue. On se met ä compter, par exemple. Nos héros comptent des bas: un bas, deux bas, etc., jusqu'ä onze (on se bat); des nez, jusqu'ä dix (diner). Qui n'a pris plaisir ä ces jeux de mots dans son enfance? Des nuages... Mais cette fois il n'y a plus de calembour en perspective. lis continuent jusqu'ä trente-trois nuages (JV, 274). «II va pleuvoir» limite la série. Mille Milles a abandonné son amie d'enfance au profit d'une femme mure, dévergondée, folätre. Plus rien ne signifie rien. Le récit s'arrete. Mais avant d'en arriver lä, il y a des étapes. Et le procédé qui favorise le mouvement de la phrase sans qu'elle tourne ä vide comme dans le comptage, c'est la simple repetition. La repetition en toutes lettres n'apparait qu'exceptionnellement, pour traduire, par exemple, ľintensité dramatique: «je criais, je criais»; I'attente de la visitě d'un esprit: « visiteur... visiteur... visiteur...»; la durée: « On peut souffrir doucement, doucement, doucement.» Quelquefois, la repetition est presentee comme dépourvue de toute signification, eile commence au milieu d'un mot et se présente done comme purement automatique. On se trouve devant le disque dont ľaiguille déraille et revient sans cesse sur le méme sillon: « Nous n'aimons pas ä aller ä la bibliothěque comme avant. Thěque comme avant. Thěque comme avant. Thěque comme avant.» (JV, 60) Cet automatisme indique une sorte d'abdication de la volonte. Dans ľennui méta-physique, l'ennui de vivre, les mots perdent leur force signifiante. Leur forme méme s'amenuise de plus en plus et la repetition devient de plus en plus réduetrice: « Nous nous détériorons. Tériorons. Riorons.» (JV, 60) Ailleurs, la repetition pure et simple prend une valeur obsessive. Mille Milles pense ä son amie Chateaugué. II se sent indigne d'elle et voudrait détruire en lui cette image de pureté qui le géne: ... j'ai souvent l'impression de laisser la vraie Chateaugué lä, de m'accrocher inten-tionnellement ä une autre Chateaugué, une Chateaugué que la vraie Chateaugué fait éclater de toutes parts. Qui veut d'une Chateaugué passionnante, peut-étre měme passionnée?.... Chateaugué dans la chambre n'arrive pas ä la cheville de Chateaugué dans mon cceur, dans ma těte et dans mon passé. Le Mille Milles immaculé de la Chateaugué immaculée est de plus en plus mort... (JV, 177) La repetition du sumom jusqu'au ressassement est la marque d'une sorte d'obsession chez le héros. Obsession réciproque puisque Chateaugué, aprěs l'accident qui a failli leur coüter la vie, délire de joie d'avoir retrouvé son ami et répěte son nom avec tendresse: « Mille Milles. Mille Milles. Mille Milles Mille Milles Mille Milles Mille Milles.» (JV, 77) Pour accentuer l'impression de confusion que produit cette repetition, Duchařme a de nouveau supprimé une partie de la ponc-tuation. Un autre type de repetition crée une impression de profondeur qui peut donner le vertige: c'est lorsque les elements répétés sont subordonnés les uns aux autres: «II y a le motif... il y a le motif du motif... il y a le motif du motif du motif.» (JV, 223) Duchařme crée ainsi une illusion de profondeur qui convient ä ľidée, exactement comme lorsque Paul Valéry parle de la connaissance de la connaissance et de la forme de sa forme. La repetition peut également donner ľillusion, non plus de la profondeur mais de ľétendue, comme lorsque Mille Milles explique que sa maison est située « entre un pare de stationnement et un pare de stationnement» (JV, 11). Ced fait songer au poete surrealisté qui, au lieu de parier de sa main ou de ses cinq doigts, écrivait: «J'ai doigt, doigt, doigt, doigt, doigt ä chaque main, main.» Sans doute nos ancétres de ľépoque préhistorique, avant ľinvention des adjectifs numéraux, s'exprimaient-ils de la sorte. Si Duchařme hésite ä répéter mot pour mot, parce qu'une simple repetition ne signifie pas grand-chose, il n'hésite guére, en revanche, ä revenir plusieurs fois sur la méme idée, en des termes plus ou moins différents. C'était, du reste, une figure que les anciens appelaient commoration et que les rhéteurs francais appellent demeure. II s'agit, en somme, de demeurer longtemps sur le méme sujet, d'y revenir, ďallonger la sauce: « Cest difficile ä comprendre. Ce n'est pas facile ä comprendre.» (N, 9) Mais voici plus complexe: II va de soi que je ne suis heureux que si heureux veut dire ce que je pense que heureux veut dire. Si heureux veut dire autre chose que ce que je pense que heureux veut dire, je ne suis pas heureux, évidemment. (JV, 120) Charabia apparent seulement car, sous des dehors volontairement maladroits (on est philosophe mais on ne veut pas en avoir Fair) se pose ici tout le probléme de la signification, qui est aussi phénoměne psychique individuel, et pure contingence, par consequent. Le recours traditionnel des auteurs obliges ä se répéter mais soucieux des apparences est la synonymie. Duchařme s'y exerce: Le rire m'empéchait de me mettre en colěre et je ne pouvais pas m'empécher de rire. J'étais déridé ä souhait! J'étais hilare comme eile. J'avais, comme eile, la gueule fendue jusqu'aux oreilles. Elle pouvait étre fiěre de son coup. Je riais: hi-han, hinan, hi-han. (N, 114-115) Mais il défonce le procédé, il exagěre, surtout quand il remplace hi hi hi hi hi par un cri ďäne. U y a dans la synonymie quelque chose d'hypocrite qui lui déplait. Et de se moquer de ce procédé facile: «... hier, avant de m'endormir, j'ai eu de graves pensées sur les idées, ou (au choix) de graves idées sur les pensées.» (JV, 19-20) Ä la synonymie, Duchařme préfěre une variation plus poussée, 1'emploi ďun mot tout autre, dans un cadre syntaxique inchangé. Mais quand le cadre suffit ä la comprehension, la série devient quelconque, et le procédé peut ä nouveau exploser: — Tu ne sais pas tes quatre causes de la chute de l'Empire romain? [...] Je bégayais. Murs, encriers, crucifix, cheveux; tout riait de moi. (JV, 223) D'apres moi, les abeilles, les lions et les mouches ont eu affaire ä la chute de l'Empire romain. (N, 224) La plus longue et la plus complexe de ces variations est sans nul doute cet hymne ä la joie presque mystique, qui s'exhale ä travers les péripéties les plus triviales, durant plusieurs chapitres, et qui inquiétera plus son amie que les semaines ďennui qui avaient précédé. La joie est intérieure, eile ne depend ďaucune circonstance, eile se nourrit méme des souffrances et des humiliations, eile remplit l'äme de celui qui ľa découverte et qui ne pense plus, děs lors, qu'ä la communiquer autour de lui (IV, 211-218). Un autre genre de commoration est le refrain, ou retour ďun thěme ä intervalle regulier. Mille Milles assiste aux querelies d'un couple de Noirs et s'étonne de la brutalite des propos de ľhomme. Chaque episode est commenté de la méme facon: «II ne sait pas [...] II est ignorant. Qu'il est ignorant! [...] II ne sait rien. Vraiment, il n'a rien appris ä ľécole. Vraiment, il n'a rien lu.» (IV, 269-271) Le ton est plutôt ironique mais quelques regies ďorthographe viennent concrétiser ľassertion. Le méme procédé s'étend ďun bout ä ľautre du román de facon plus typique encore: c'est le mot hostie comme facon de souligner. Cela donne une sorte de leitmotiv qu'on retrouve toutes les vingt pages: « hostie de comique » et qui clôt dignement le chapelet de fariboles que semble étre le «roman». «J'ai comme envie de rire. Je suis fatigue comme une hostie de comique.» (IV, 275) Découpages des mots, equivoques adroites, paronomases, enumerations, comptages, ressassements, demeures, synonymies, refrains... ces precedes, s'ils dépaysent, res-pectent encore le systéme linguistique, la langue comme code. Est-il possible d'aller plus loin? Peut-on écrire non seulement en utilisant le code (ä tort et ä travers, en découpant autrement) mais en le transposant, en operant des substitutions? «Y a-t-il des pyjamas ? Je veux me mettre ä l'aisema » (IV, 156) est encore dans le code: il y a seulement superposition des exigences linguistiques et des exigences poé-tiques. On a ajouté ma pour faire la rime. Duchařme va beaucoup plus loin. Mille Milles et son amie se sentent si camarades, vers le milieu du récit, qu'ils décident de se donner un seul nom pour eux deux. Ce sera Tate, contraction du possessif ta et du personnel ře. Ou faut-il croire que Tate est réellement un mot de la langue esquimaude, le seul dont se souvienne Chateaugué ? L'invention des noms communs est plus périlleuse, mais avec des suffixes on peut déjä fabriquer beaucoup de mots nouveaux et intelligibles. La «porchérité» (IV, 170) n'est-elle pas évidemment la qualité d'etre pore? La «bavardise» (IV, 199), ce que ľon se dit en bavardant ? Faut-il expliquer la « virginitude » de Chateaugué et ľ« impuritude » de Mille Milles ? D'ailleurs: « Le ude devient vite une habitude. Je ne suis pas avare de mes ude.» (N, 39) Cette preference pour -ude a peut-étre une explication politique. En 1965, le president Senghor du Senegal prononca ä Montreal un discours sur «la négritude». Peu aprěs, on commenca ä voir dans les journaux «québécitude». Duchařme a du le lire, mais il ne le reprend pas ä son compte. Toutefois «négritude» n'est-il pas ä ľhorizon de ces creations, puisqu'il offre «blanchitude»? Non moins facile, mais pratique, le préfixe dé- qui lui permet de conférer un sens péjoratif ä n'importe quel terme, n'en déplaise ä ľusage. Les problémes intellectuels deviennent les problémes « désintellectuels » (IV, 47), et les universités des «désuniversités» (JV, p. 28). Quant aux États-Unis ce sont, trés souvent, des «Etats-Désunis » (IV, 121). Un bon nombre de néologismes parlent ďeux-mémes et ne sont que des entorses ä ľusage. C'est le cas de «inassouvissable» (IV, 216), «encercueillés» (IV, 70), «se courager» (JV, 95), «dévotez» (IV, 259) (le contraire de voter), «archadémicien» (JV, 261). Ils sont méme parfois dans la langue argotique, comme le mot « aplaventrisme » (JV, 270). Quant au néologisme « hommiliste », il a une origine plus eurieuse et une signification imprévisible. II faut savoir tout ďabord que Mille Milles, qui roule ä bicyclette, déteste les automobiles et, comme il déteste les adultes en general, il déteste doublement les automobilistes: « Au lieu de dire automobilisté, on devrait dire automobile et au lieu de dire automobile on devrait dire hommiliste » (Af, 12), s'exclame-t-il. Dans la suite, il emploie réguliěrement automobile dans le sens d'automobiliste. Ridicule? Pas tellement. II souligne ainsi la déshumanisation des conducteurs (phénoměne bien connu en psychologie). D'ailleurs, l'origine de cette métasémie (changement de sens) est enfantine: «Ä ľécole, la plupart de mes camarades avaient häte de devenir automobile. Serrant dans leurs poings un volant imaginaire... ils faisaient du cent milles ä ľheure...» (A/, 263) Mille Milles, qui affronte la société, ľaméricanisation, l'histoire, la pensée et les lettres, a plus ďambition. Cest peut-étre ce que son sobriquet, supersonique, nous indique. Mais pourquoi hommiliste désigne-t-il alors 1'au-tomobile proprement dite ? Mystěre. Par reciprocite, par symetrie, probablement. Plus loin, la substitution lexicale s'organise, et savamment: J'en ai assez du mot suicide et de ses derives. Désormais, j'emploierai un autre mot. Je donne le dictionnaire ä Chateaugué. Je lui dis ďouvrir le dictionnaire au hasard et de me lire le premier mot de la colonne de gauche de la page de gauche. [...] — Branle-bas. Done, nous ne nous suiciderons pas, nous nous branlebasserons. (N, 67-68) Et, de fait, e'est le mot qui sera utilise par la suite, jusqu'au moment oü le projet de suicide sera définitivement mis au rancart. Hélas, le petit tour n'est pas neuf. Le college de pataphysique, dans sa section Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) ľavait découvert sous la formule S + 7. On substitue aux substantifs le septieme substantif venant ä sa suite dans un dictionnaire bilingue. Pourquoi bilingue ? Sans doute pour éviter que le mot nouveau ressemble encore trop ä ľancien. Mais Raymond Queneau et ses amis pratiquaient ce jeu pour obtenir des effets de surprise. Une maxime de La Rochefoucauld devient: « La miroiterie de ľamphithéätre, c'est de guérir!» Duchařme, lui, redécouvre le truc avec des motivations plus sérieuses: pudeur ou secret, connivence entre ses personnages (Tate) et, finalement, entre son lecteur et lui. Le plus curieux de ces mots forges semble ětre celui-ci: « on se hortenses-turbe» (Af, 28). «Je suis un monštre, un hortensesturbateur invétéré, un obsédé sexuel bigot.» (Af, 94) Non qu'il soit difficile ä déchiffrer. Les habitudes solitaires que le héros avoue sans fausse fierté portent un nom assez semblable. Mais d'oü vient hortense dans cette affaire ? Je me le suis longtemps demandé, jusqu'au jour oü le hasard d'une lecture (un article sur Arthur Rimbaud dans la Revue des sdences humaines, Janvier 1969, p. 78) m'a appris que, sous ce nom d'Hortense, dans les Illuminations, « Rimbaud ne célěbre pas quelque mystérieux personnage feminin du nom d'Hortense, mais bien plutôt sa propre force». Duchařme aurait done lu et surtout decode Rimbaud. C'est qu'il est plus cultivé qu'il n'en a l'air. II a du liře Lautréamont, Jacques Prévert, Eugene Ionesco, Colette et bien ďautres, qu'on ne lui enseignait pas ä ľécole. II parodie Pierre Corneille, il converse avec Maurice Barrěs, il reprend André Gide ä sa facon: « Soulier, je t'enseignerai le soupcon.» (Af, 48) Son originalite, c'est de n'imiter jamais servilement, de refuser de «faire» de la littérature. II use de ficelles mais pour prendre avec la culture autant de distance qu'il lui en faut pour arriver ä sa vérité, ä la vérité vécue quelle qu'elle soit: Je n'ajouterai pas sans une certaine ironie et sans un certain dégout que c'est souvent ľidée d'une Chateaugué en tenue légěre qui me donne envie de me horten-sesturber. J'ai horreur de me hortensesturber et d'en parier. J'écris ces lignes comme on monte ä ľéchafaud. (N, 237) Roman ďadolescent, avec sa problématique. Et combien paradoxale! Car Mille Milles est attache ä sa petite amie. S'il ľabandonne, finalement, et vagabonde avec Questa, qui représente pourtant ľadulte méprisée, ce n'est pas seulement parce qu'il peut tout se permettre avec eile, c'est aussi parce qu'il respecte Chateaugué qui représente la pureté. Supporter beaucoup de laisser-aller en s'imaginant preserver ainsi, quelque part, un idéal absolu, voilä qui est typique chez ľadolescent. II hésite, et perd précisément ce qu'il voudrait gagner. Mais il ne peut se l'avouer, et cherche dans le cynisme une sorte de refuge. N'allez pas, cependant, jusqu'ä prendre tout mot inusité pour une transformation ou une creation. Duchařme est aussi grand lecteur du dictionnaire, oü il péche adroitement: «Anne, mes chéries, allez quérirles adaubages!» (Af, 180) s'écrie Questa. Cest quoi, ces adaubages ? Des viandes en conserve dans des barils, nous signále Jacqueline Gerols dans sa these sur L'invention verbale chez Réjean Duchařme, (p. 27). Les mots rares, techniques ou archáiques se feront plus nombreux dans les autres romans. Autre transformation interessante: les presences Esso, De quoi s'agit-il? D'autre chose que des mots, de quelque chose de toujours reel: II y a une sorte de vraie profondeur: il y a des presences qui atteignent un homme en profondeur. Les presences dont le coup pénětre, nous les appellerons presences Esso. Les presences Esso sont comme le savon Esso, le detergent qui agit en • ■?* profondeur. (W, 80) Slogan publicitaire qui, certainement, ne concerne pas une marque d'essence mais qui n'en est pas moins familier aux auditeurs de la television. Duchařme se moque, mais de quoi? Des «presences», comme celle de Chateaugué dans sa vie, ou du bavardage obsédant de la publicite? De toute facon, il a développé son theme. II a su tirer parti du slogan, comme il sait exploiter les cliches: « L'éclat de ses yeux, leur modeste éclat, n'éclaire pas: il aveugle.» (Af, 81) Effet de surprise. L'éclat n'est nullement modeste, sinon par allusion ä une écriture classique. Slogans et cliches, tout cms ou assaisonnés, parsěment Le nez qui voque: «Consultez les pages jaunes», «N'ajustez pas votre appareil», «Aimez-vous Brahms?», «Ô vie, present si doux!». C'est le procédé inverse des substitutions: ,. employer non seulement les mots du code, mais des phrases toutes faites. Duchařme exprime alors agressivement son dégout: II n'y a pas un seul Canadien au Canada [parce que tout le monde est] de la race des hot-dogs, des hamburgers, du bar-b-q, des chips, des toasts, des buildings, des stops, du Reader's Digest, de Life... (N, 122) Cest le côté révolté de son écriture. Mais il s'apercoit bientôt de la puissance que pourrait conférer ä son texte ľutilisation de formules bien connues qu'il transforme-rait, au lieu de les répéter, merne ironiquement. Comment opěre-t-il ces transformations? II prend lui-méme la peine de ľexpliquer: «Minute papillon, margarinefly (butterfly)!» (JV, 12) On a le point de depart, un cliche, « Minute papillon »; le point ďarrivée de la substitution, « margarinefly»; puis ľexplication entre parenthěse: «butterfly». L'exclamation courante aurait pu devenir sans transition: Minute, margarinefly, mais combien de lecteurs auraient pu suivre ? En indiquant les étapes, Duchařme exerce son lecteur ä cher-cher, lui tend la main, pour une premiere fois. Butterfly est la traduction anglaise de papillon, et margarine se substitue ä butter par économie. Y a-t-il des allusions dans ces substitutions ? Lesquelles ? «Un premier ministře de Lettonie », c'est un rat, il s'empresse de nous en avertir (mais il f aut le retenir pour la suite du récit). Mille Milles apprend l'espagnol et s'appréte ä mourir « en pleine possession de l'espagnol et de ses facultas » (N, 64). Le cliche fait attendre autre chose et constitue done aussi une allusion. «C'est sa guitare d'Ingres» (N, 111), dans le sens habituel du cliche: son passe-temps favori. Pourquoi pas violon ? Trop bourgeois, peut-étre, ou c'est un clin d'ceil au lecteur (qui est de la jeune generation, indéniablement). Les cliches de la pensée ne sont pas mieux traités que ceux de la langue. « Qui n'a pas entendu parier de Pasteur, le malfaiteur de ľhumanité ? » (JV, 99) Une fois obtenue une pensée nouvelle grace au precede, il reste ä la justifier, ä la développer, comme faisaient les surréalistes. Aussi Duchařme poursuit-il: « Grace ä Pasteur, il y a plus de petits vieux malheureux et de petites vieilles malheureuses sur la terre qu'il n'y en aurait.» {N, 99) Voici méme une double substitution: «II y a un moteur dans l'orme.» Qu'est-ce que cela peut vouloir dire ? La phrase suivante nous fournit un indice. «II y a un cceur dans les automobiles.» Vous rappelez-vous qu'automoMe remplace automobilisté? Le parallélisme des deux phrases suggěre une analogie possible de sens initial: le moteur qui se trouve dans l'orme pourrait etre le cceur de l'automobile-iste, l'orme n'étant autre que ľhomme, transformé par épenthěse d'un r. Les raisons de cette transformation sont évidemment plus profondes que le simple jeu sonore que constitue celle-ci: « Pauvre Mille Milles! tout dépaysagé, tout désorientalisé, tout désillusionnismisé!» (JV, 12) Ce mécanisme de substitution permet encore de déchiffrer une sorte de parabole qui se trouve en preface et oü il est question de ciel et de ciel de lit. Rem-placez del par komme et del de lit par komme de lettres, comme l'indique la demiěre phrase. Cela fait, il vous restera encore ä tirer vos propres conclusions sur la crédi-bilité des declarations liminaires. C'est lä que vous attend Duchařme, ä mon avis, et non dans la noble declaration, si facile, digne de Vercors, oü il dit: «Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme.» Voici une substitution plus anodine: « J'aime cela quand cela rime.» Les deux cela ont quelque chose d'artificiel et l'on suppose qu'ä ľorigine il devait y avoir: «J'aime ca quand ca rime», d'autant plus que la locution j'aime ca est des plus courantes dans notre langage familier. Pourquoi substituer cela äca? «II est preferable d'employer cela dans le langage chätié.» (A. Thomas, Didionnaire des difficultés de la langue frangaise.) Mais Duchařme se laissera-t-il impressionner par les puristes? Que démontre-t-il, en les écoutant? Que le conseil n'est pas toujours bon ä suivre puisque le résultat laisse ä désirer! L'alternative entre ca et cela semble le fasciner. II en parle děs sa preface. Quel est celui des deux pronoms démonstratifs qui est le meilleur: cela, ca? Si c'est ca ce n'est pas cela et si c'est cela ce n'est pas ca. [N, 8) Souvenir de James Joyce, qui, dans Ulysse, s'amuse déjä ä écrire: «Des paroles: comme si cela pouvait empécher ga ? » Deductions éminemment logiques, en tout cas, dont il ressort non seulement que Duchařme aime les rimes, mais encore une excellente equivoque. «Ce n'est pas cela» peut designer le démonstratif souligné, mais, en supprimant le soulignement (1'italique), on pourrait prendre ľexpression dans son sens naturel («Ce n'est pas cela... qui est le meilleur). Et alors, de toute f aeon, «ce n'est pas ce qu'il faut». L'alternative tourne au dilemme. Une autre facon de miner le code, c'est de le mettre en contradiction avec lui-méme. Duchařme y arrive de plusieurs f aeons. D'abord, en utilisant plusieurs fois le méme mot, dans des sens incompatibles, mais qu'il arrive ä rendre plus ou moins compatibles, en ayant recours ä la figuration: « Mettons Commode, l'empereur em-poisonné et étranglé, dans un tiroir de la commode. Accommodons-nous de l'incom-mode.» (JV, 26) Ä propos de quoi affirme-t-il cela ? Ä propos des rimes... qui le font penser ä crime. Souvenir d'enfance: ca rime en crime, il fait des vers en calvaire... II mine aussi le code en «réveillant» des cliches figures, e'est-a-dire en rendant leurs sens propres ä des métaphores entrees dans ľusage. «Les heures passaient au galop de leurs chevaux» (JV, 116); « si ľhôtel n'avait qu'un ceil, s'il était borgne» (JV, 250); «ľhumoriste avait usé son frein ä force de le ronger» (JV, 226); «pour assassiner les heures» (JV, 272); «Je me suis senti des ailes, et c'est avec ces ailes... que j'ai descendu ľescalier.» (JV, 157). II attaque enfin la langue en pro-posant, pour une méme construction, deux fagons de déchiffrer: « Elle vient juste de se réveiller. Venir de se réveiller. Quelle drôle d'expression. [...] D'oü viens-tu... ? Je viens de me réveiller.» {N, 21-22) Ä un tavernier, il demande: «Ä quoi sers-tu?» «Tu sers ä boire, dis-tu? Quelle dérision! Ä quoi servent les verres? Ä quoi servent lestasses?»(iV, 273) A-t-on le droit de changer ainsi le sens des mots, de mettre le code en contradiction avec lui-méme ? Sans doute, puisque cela ne change rien aux choses ni au monde (pense Duchařme). « Les verbes ne font pas Faction », écrit-il. Bel exemple de phrase ä double sens. Les verbes, c'est ce qui fait Taction, ďaprěs toutes les grammaires. Duchařme reprend la phrase en sens inverse pour lui faire dire tout autre chose: les mots ne changent rien aux réalités. II entrechoque aussi les idées. II se lance dans la contradiction pure et simple (la vie est toujours plus riche que le discours) et declare: « Les souvenirs les plus doux sont les plus amers » (JV, 79); « Mes reflexions sont des irréflexions » (JV, 229); «il n'y a qu'une bonne fagon de pleurer; c'est de pleurer avec joie, pleurer en riant.» (JV, 218); «Tout ä coup, vivre, c'est si doux. Tout ä coup, vivre, c'est si aigre.» (JV, 99) Et quand ce ne sont pas des contradictions, ce sont des absurdités pures et simples. « Voulez-vous de ľeau salée ? Salez ľeau du robinet...» (JV, 133); « Quand on meurt, c'est pour longtemps »; «II y a des exceptions, c'est la regle.» Ou des paralogismes: « Ce qu'on a deja fait est fait. On ne devrait pas se laver deux fois les mains; c'est de la repetition.» (JV, 268) Voire du non-sens, ä ľaméricaine: C'est comme Noé dans sa barque avec ses grenouilles. Le mont Ararat lui est tombé sur la těte. Sur le mät du petit navire il y avait une mouche qui n'avait jamais navigué. C'est pourquoi les mouches peuvent marcher au plafond sans tomber ä terre. (Af, 65) Si les truismes, les evidences, le coq-ä-ľäne, les inconsequences n'ont rien qui rebute Duchařme, ce n'est pas qu'il cherche seulement ä nous étonner ou ä nous divertir, ce n'est pas non plus qu'il veuille faire étalage de son esprit ou imiter Joyce, mais c'est plutôt parce qu'il retrouve, indépendamment d'une tradition francaise de revolte contre le langage, des procédés qui, spontanément, manifestent un etat d'esprit analogue. Son héros est un revolte. II déteste le monde et les adultes en měme temps qu'il est fascine par eux (il finira par les imiter jusque dans leurs défauts les plus grossiers). II n'accepte rien des états de fait: ni la situation politique, ni la domination économique, ni la presence des immigrés, ni la nécessité de travailler pour vivre, ni la circulation automobile. Sa revolte s'adresse ä la culture sous toutes ses formes, ainsi qu'ä la religion, dont il ne connalt que l'appareil administratif, les interdits, le «ciel» et ľ«enfer». Du degoüt et du désespoir qu'il affiche un peu partout témoignent ses ono-matopées favorites: girrrrrr, eeeeeeeeeeee, mououououriririr, Hmmmm!, Shhhhttt!, OuachlOuach! Enfin, il se moque de la littérature, notamment des images, qu'il amplifie jusqu'au ridicule. Et il se moque de lui-méme: J'ai les cheveux pleins de pellicules: quand je me peigne, il neige. [...] Tout ce qui m'arrive est laid, affreux, hideux, pustuleux comme moi. [...] Un anthropophage affamé vomirait en me voyant dans son assiette. (N, 247) Plusieurs chapitres se terminent par un commentaire personnel sur ce qu'il vient ďécrire (épiphoněme), pour le détruire et se traiter de fou, de stupide, pour affirmer qu'il ne croit pas un mot de tout ce qu'il vient d'affirmer, qu'il n'en sait rien, qu'il repete ce qu'il a lu ou entendu dire. La phrase qui termine le roman est de la méme veine: «Je suis fatigue comme une hostie de comique.» (JV, 275) Et pourtant, c'est par ces procédés, excessifs ou bizarres, que Duchařme s'adresse ä son lecteur, qui n'est pas un littéraire. Le roman, en ce sens, n'est plus un roman (n'en déplaise ä ľéditeur). Les intentions de l'auteur sont manifestes děs le debut du premier chapitre: «Le soir de la reddition de Breda, Roger de la Tour de Babel, avocat au Chätelet, prit sa canne et s'en alia.» (IV, 9) On commence comme une histoire romanesque mais tout de suite, cela tourne court. Le «genre» romanesque, lui aussi, a pris sa canne et s'en est alle. II cede d'abord la place ä ľactualité: «En 1954, ä Tracy, Maurice Duplessis, avocat au Chätelet, mourut ďhémorragie cerebrale.» (JV, 9) Cette date de 1954 est en realite 1959, mais le typographe a pu se tromper et Duchařme écrire un 9. Ce livre s'inscrit immédiatement dans la ligne de l'explosion de renouveau qui accompagna le passage d'un regime d'extreme droite ä un regime liberal. Mais cela, c'est pour le ton ou les themes. Ľactualité compte parce que Duchařme s'adresse ä ceux qui s'en nourrissent (et non de livres). Au-delä des thěmes résonne un appel plus profond: J'ai besoin des hommes. Je rédige cette chronique pour les hommes comme ils écrivent des lettres ä leur fiancée. Je leur écris parce que je ne peux pas leur parier, parce que j'ai peur de m'approcher d'eux pour leur parier. (N, 10) Certes, Duchařme ne se fait pas ďillusion sur les possibilités de la communication entre les individus: «Je parle en faisant semblant d'etre entendu et faire semblant d'etre entendu me suffit.» (JV, 248) Mais il écrit en s'imaginant ä la place de son lecteur. II prepare et dose savamment touš ses effets, il dit toujours vrai pour faire honneur ä celui qui prendra la peine de le lire, il glisse des calembours pour amuser et récompenser son public: son livre n'a rien ďhypocrite, ne sert ä rien ďautre que ce qu'il est, un livre, destine ä étre lu. Duchařme va jusqu'ä s'imaginer qu'il entend ľesprit du lecteur résonner sous sa parole, [c]ar je ťentends m'entendre. [...] Chaque mot que je te dis se répercute en toi ,f^? comme dans une grotte ďor. [...] Je ťentends dire que j'exagere... pourtant, je n'entends rien, pourtant, il n'y a personne dans cette chambre. (JV, 254) Le nez qui voque est rempli de chausse-trapes évitables, de clins d'ceil, d'innocentes roueries, d'authentiques aveux, comme une conversation amicale peut l'etre. Par la distance que crée ľécriture, Duchařme arrive ä ětre soi plus librement. Telle est son attitude, et non seulement quand il écrit, mais dans la vie, puisqu'il se cache, change d'adresse, refuse les interviews et s'obstine, d'autant plus énergi-quement que la fausse gloire le poursuit, ä conserver la distanciation qui lui permet de dire vrai. Substitutions, inversions, hyperboles, apologues, calembours, boutades, bavardage, reflexions et coq-ä-ľäne, tout cela est en realite un effort de dialogue, un message intime, hesitant ou pathétique. «Est-ce clair? Est-ce assez clair?» Voilä un leitmotiv de Duchařme. Ne deviendra vrai que ce que le lecteur voudra reprendre ä son compte. Le denouement décoit ? Mais justement, le denouement n'en est pas un, il nous provoque, il nous force ä revenir au reel, ä l'ceuvre comme texte. Ce n'est pas le journal intime de Réjean Duchařme, bien qu'il présente avec ce dernier des analogies frappantes. Le vrai drame est celui qui se joue entre Duchařme et nous, par ľintermédiaire de sa plume. II ne faut pas lire en prenant les aventures, pas toujours recommandables, des héros, au pied de la lettre: il f aut déchiffrer un mythe. II faut dénouer les fícelles, placées la pour étre dénouées. Les procédés redonnent de la vie au langage commun, insignifiant, imper-sonnel. Duchařme est conscient des difficultés de la communication, des malen-tendus continuels que crée un langage conventionnel. II souligne, se répěte, reprend, opere des métaboles de toutes sortes ä partir des structures connues, archiconnues de son public. II affecte par moments de ne parier que pour soi. Subterfuge. II nous entraíne ä sa suite, marquant son passage dans le langage. Sa pensée, trěs adroitement, torture ľidiome: francais classique ou contemporain, franco-canadien, argot, anglais, espagnol méme. II fait flěche de tout bois. II hume ä tous vents. Son nez voque. Voque? Ne serait-ce pas du latin? Vocare, appeler? II nomme. Ainsi faisait Adam au paradis primitif, librement, donnant ä chaque chose «son» nom. (Le nom de ce qu'elle pourra signifier pour lui ET pour l'auditeur.) Les ficelles obligent le langage ä se dépasser, ä signifier plus clairement. Le nez qui voque a dépassé les equivoques...