ROMAN ALAIN FLEISCHER Vers 1933, dans une petite ville ďEurope centrale, un professeur de piano assiste de sa fenétre aux premiers événements de ce qui pourrait bien étre la fin du monde... La situation de crise et de drame collectif révěle au narrateur certaines aberrations de sa vie privée, que haňte une jeune femme, Esther, presence ä la fois obsédante et insaisissable. Toujours vus de sa fenétre, ďautres événements, comparables, se produisent sous les yeux du merne narrateur, dans ďautres lieux, d'abord en 1944, puis dans les premieres années du XXT siécle, alors que la fiction est raurapée par ľHistoire, avant de prendre ä nouveau les devants, vers 2042, en direction de ľutopie, lorsque le pire na d'autre issue que dans le rire. Apres, notamment, Les Trapézistes et le Rat, Les Ambitions désavonées et Les Angles morts, Alain Fleischer nous livre un roman rlche et foisonnant, une fable captivante menée de main de maítre. www.seuii.com Plioio Akin Fleischer, Klavierstück, 1SÜ6 Seuil, 27 rue Jacob, Paris 6 1ÜP.N 2.02.083793.5 / Imp. cn Espagne 10.05 8€ l*kt ■ ••■ ■ *aí»wiV-""»4."1 ■ m u^m 1 J m ^p ■ - - J*raSS9í? .■••C1- MWU> ■ rwvwm -#• ^«"•VWÍ J «* «*JE*im i. rn^i ■^StfAuii». i*« ŕu-'.r -ttiw..... 9782020837934 Alain Fleischer LA HACHE ET LE VIOLON ROMAN Editions du Seuil La fin Premiere époque, vers 1933, roman «Les moyens des temps presents seront pour longtemps encore les moyens parlementaires: elections et presse. On peut en penser ce que ľ on veut, les respecter ou les mépriser, mais il faut les dominer. Bach et Mozart dominaient les moyens musicaux de leur temps.» Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes «... Les pianos pourraient avoir deux, cent, mille octaves (...), jamais ľespace ne serait trop grand pour une musique capable de se diiater jusqu'aux confins de ľunivers - car ľ emotion lisztienne, comme un gaz, tend ä occuper toute la place qui luiestlaissée.» Vladimir Jankélévitch, Liszt, Rhapsodie et Improvisation Par hasard, la fin du monde a commence sous ma fenétre. II fallait bien que cela commencät quelque part: il se trouve simplement que je suis bien place pour parler de ce debut. En ces premisses, on peut penser que tout a été trěs vite, et quand la fin commence, nul ne sait, ä vrai dire, ce qui a commence, ni combien de temps cela peut prendre - il y a d'abord le temps qu'il faut pour comprendre et pour percevoir que c'est la fin qui a commence, et puis il y a l'espoir que le temps s'installe, en resistance, en lutte contra la fin -. mais on peut affirmer que tout a été trěs vite car les premiers événements et leurs consequences - et ces derniěres devenant ä leur tour des événements entrainant de nou-velles consequences - se sont succédé ä un rythme rapide, pour autant qu'on puisse juger la vitesse d'un phénoměne inconnu, sans exemple, en tout cas un rythme tout autre que celui de notre vie sociale ordinaire, une vitesse de succession des événements ei de leurs consequences dont nous n'avions pas l'habitude dans notre bulle ďimmobilité, et tout a semblé se passer dans ľespace réduit ďun imaginaire individuel oú les associations ďidées,les enchamements et les ellipses se pro-duisent ä la vitesse et dans ľintimité des connexions de neurones, associations d'idées, enchaínements et ellipses qui sont done instantanés et ďune brutalite toute naturelle, mais pourtant tout cela s'est produit ä 13 ľéchelle ďune communauté et dans des proportions réellement collectives, c'est-ä-dire avec autant de perceptions individuelles simultanées, concordances, parta-gées et finaíement identiques, des événements en question et de leurs consequences, avec autant de perceptions de ce debut de la fin qu'il y avait d'individus et ď imaginations singuliěres dans une petite ville comme était la nôtre. Ce qui arrivait nous concernait tous, sans exception, hommes et femmes, jeunes et vieux, de toutes les conditions sociales, quelle que füt la situation personnels et de quelque metier que chacun ait tiré sa subsistance, mais chacun pouvait avoir ľimpression de faire un réve ä soi, sorti des mystěres de son inconscient avec une forme monstrueuse, inavouable, un réve si mauvais, dans une atmosphere si pestilentielle, si délé-těre, qu'il ne pouvait étre commun ä ďautres et ne devait résulter que des dispositions mentales particuliéres, por-tées au pessimisme et ä la morbidita, ďun réveur sin-gulier, de ce réveur solitaire qui dort, si ľ on peut dire, en chaque individu éveillé, un réveur responsable de ses réves et qui, un jour, sera appelé ä rendre compte du désastre qu'il a révé, le projetant sur le monde, de ľincendie dont il a provoqué la premiere étincelle, ä ľorigine de ľembrasement. Mais sans doute les grands désastres de ľhumanité ont-ils besoin, pour se produire, de plus d'une escarbille, et de plus d'un depart de feu pour que le brasier se declare et se propage, et sans doute chacun de ces grands désasíres est-il le résultatdu méme réve, qu'une multitude de réveurs, sans le savoir, ont fait en méme temps. Tout a été trěs vite, on peut dire cela ainsi, et ľon peut estimer que les événements et leurs consequences, et les nouveaux événements et les nouvelles consequences, ont été propulsés ä une vitesse qui nous les iraposait par surprise en méme temps qu'elle les dérobait ä iiotre perception et au juge-ment, mais cependant quelque iJot de temps a résisté ä 14 la vitesse et e'est, aceroché ä ce rocher qui émergeait, immobile parmi la fusion de la pierre et du temps general, droit et solide contre la lave ou la pierre et le temps ont été mis en mouvement et poussés par la vitesse, que j'ai pu récapitiiler ce qui a été si vite; en cette premiere époque, qui ne concernait qu'une petite ville oubliée de tous et ďelle-méme, la fin du monde a été ľ affaire d'une saison. Tout a commence par une nuit étouffante, c'était vers la fin d'un de ces printemps caniculaires que le climat continental mijote ä intervalles réguliers, ä l'abri de toute contre-influence océanique dans des regions qui ne peuvent espérer le secours d'aucun air du large - déjä s'ouvraient devant nous les portes brulantes d'un enfer de ľété dont les archives de la science météorologique, certes encore debutante ä cette époque, ne contenaient aucun exemple -, un printemps puis un été qui feraient date dans les annales, nous promettaient les spécialistes, sans avoir peut-étre mesuré toute la portée de cette prevision appelée ä devenir une prophétie, et la chaleur qui déferlait jusqu'ä nous comme une onde suffocante depuis les steppes de l'Asie centrale - d'oü nous sont toujours venues, du fond de l'Histoire, toutes les cala-mités des invasions barbares et des épidémies -, ou remontait depuis les deserts chauŕľés ä blane d'Arabie, n'était tempérée ni par ľombre portée de nos montagnes ni par ľ air répuíá frais en altitude. Au fönd des vallées, les villages et les bourgades de quelque importance semblaient les victimes d'un sacrifice de sorcellerie, prisonniers d'un feu continu sous les couvercles de marmites infernales. Cette nuit-lä, comme je ne parve-nais pas ä trouver ľentrée dans le sommeil - mon corps ne cédant ni ä la fiěvre de ľ air, abrutissante, ni ä celie d'un réve qui se serail Offerte comme une tiédeur tempérée ou se glisser-, me tournant et me reíournant sous le 15 drap puis par-dessus liri, cherchant tour ä tour súr chacune de ses faces une fraícheur qui, au fond de ľarmoire, lui serait restée-de ľhiver, j'ai fini par bondir hors du lit et, écceuré par ľinsomnie jusqu'ä la nausée, j'ai cherché refuge et apaisement sur la banquette devant mon vieux compagnon ďétudes, mon piano droit Bechstein - heritage de mon oncle Karoly qui ľavait caressé ä sa facon, c'est-ä-dire malmené et brutalisé dans les intentions les plus douces et les plus sentimentales, autant de sa voix déjä cassée, victime d'eľle-méme dans un combat déjä ancien, que de ses battoirs de colosse préts ä mettre de ľordre partout, et du désordre dans la musique, pendant sa carriěre ďartiste de cabaret, avant son emigration en Amérique -, compagnon qui était devenu aussi mon gagne-pain, grace aux lecons particuliěres que je donnais sur son clavier aux touches d'ivoire jauni par la fumée des tabacs forts. Dans cet instant de désceuvrement imprévu, espace de conscience prélevé au sommeil ä moins qu'il ne rut ľextension pro-visoirement conquise par les territoires du réve ou du somnambulisme, je me suis dit, précisément avec ces mots: «Tout va aller trěs vite », et je ne savais pas encore de quoi je parlais. Ce pressentiment d'une brusque acceleration du destin et, face ä eile, d'une urgence, restait sans objet, et j'ignorais quel était ce «tout» qui allait étre empörte par la vitesse, ä moins que la vitesse ne füt elle-méme un objet en soi, une menace, une force meur-triěre, la noiivelie caractéristiqúe physique du rnonde, sa faiblesse face au risque de sa fin, sa complicité objective et suicidaire avec eile. Aprěs m'étre dit, précisément avec ces mots: «Tout va aller trěs vite», j'ai été aussi-tôt soulagé: n'avais-je pas maintenant devant moi tout le temps - un «tout» du temps qui serait la plenitude de sa jouissance dans la conscience de son exigui'té -, n etais-je pas libre de prendre mon temps, comme on dit, et ne me trouvais-je pas dans la merne situation, 16 dans les mémes dispositions que le condamné ä mort dont ľexécution a été fixée pour ľaube suivante, et qui se sent ainsi soulagé, ľesprit libre enfin et le corps lui-méme finalement promis ä une liberation, face ä cet exces de temps vide devant lui, sorte de luxe exorbitant dont il ne sait plus que faire - trop de temps particulier et immédiat pármi le resserrement et la rarefaction du temps general -, dans ľattente impatiente de ľheure dite et du seul événement important de son avenir proche ? J'esquissai - avec un laisser-aller nonchalant du tempo que d'habitude je ne m'autorisais guěre, et opposant ce ralentissement, cette lenteur indue de la musique ä la vitesse menacante -, quelques notes des Variations Goldberg, comme on griffonne pour passer le temps -c'est-ä-dire pour passer d'un temps ä un autre - le sou- < venir d'un visage, d'un paysage ou ďun objet familier, et cela m'a peut-étre sauvé la vie. Quelques notes de musique, ä plus forte raison dans une suite au rythme distendu, désinvolte au regard des consignes de la partition et de la mesure, suffisent ä créer un autre temps contre le temps, et ďailleurs Jean-Sébastien Bach n'a-t-il pas compose ces pieces pour clavier ä destination d'un commanditaire insomniaque ? Les Variations Goldberg sont destinées ä un etat de veille anormal, moment de survie alors qu'on devrait étre mort, enveloppé dans le linceul des draps, ou enfermé dans ce double fond de la vie qu'est le réve. Ma fenétre était ouverte, et dans ľair de noire vieux ghetto, habituellement sileneieux ä cette heure et tout entier livré au sommeil, je percevais les murmures ou les soupirs d'autres insomniaques et, seuls souffles dans une atmosphere épaisse et compacte, s'élevaient, ici et lä, les mots ď apaisement d'une femme ä son époux agité, la chute ďun objet provoquée par un mouvement intempestif de rebellion contre la moi~ teur poisseuse du linge, la quinte de toux d'un vieillard allergique aux poussiěres anciennes, celieš du temps de 17 sa jeunesse, réveilíées et libérées dans ľ air par ľasse-chement general, les gémíssements ďun chien qui inter-roge avec inquietude ľinquiétude incomprehensible de son maítre, les appels irrités d'un oiseau nocturne, dérangé dans son langage, parce que habitué ä un silence oü sa voix est souveraine, émettant son message solitaire a destination du congéněre ä ľécoute, invisible, mais aussi pour respecter et pour parfaire la representation de la nuit que se font les hommes, les pleurs éper-dus d'un bambin fiévreux qui ne se console pas d'etre venu au monde et voudrait étre ramene dans une nuit moins aride, plus liquide, moins inhospitaliere. Celui qui se reveille parce qu'il ne parvient pas ä s'engourdir durablement dans le sommeil, ayant longuement frappé ä cette porte, et parfois ayant cru la voir s'ouvrir devant lui pour étre accueilli la meme oü, ä ľéchelle d'une vie, on redoute de devoir un jour pénétrer sans retour, mais devant qui la porte plusieurs fois entrouverte a fini par rester fermée, lui refusant ce refuge pour la nuit, celui-la garde souvent ľimpression d'avoir dormi, et qu'il est tard, et quŕon le prive injustement de ía partie la plus profitable, la plus delectable du repos, celle qui precede ľeffort d'un nouveau matin ä affronter. En fait, la nuit était encore peu avancée, et je m'étais bien vite impa-tienté devant les portes closes du sommeil. La vague de chaleur avait pris la tournure d'une catastrophe naturelle et, comme dans une premonition de ce qui allait suivre, ie me suis demanriá alorc nhptvhímt pinniIiP^.r!1«..llP™. vosité par les doigts - une nervositě dont le courant électrique restait cependant trop faible pour provoquer ľéclat rassurant d'un éclair -, et me déchargeant de cette faiblesse dans les Variations Goldberg: «Les grandes épidémies sont-elles toujours liées ä la chaleur, et ä cette decomposition des corps que la chaleur préci-pite en merne temps que ľépidémie y Irouve son foyer, son combustible et ses victimes?» La forte chaleur est 18 certes mortelle, mais peut-étre est-elle encore insuffi-sante pour purifier le corps de sa propre mort, et seule-ment assez élevée pour lui irnposer une decomposition contagieuse et ä nouveau mortelle. Ma fenetre, comme toutes les autres, était grande ouverte, et toute la viUe n'était qu'un vaste dortoir ä ciel ouvert, chacun ayant renoncé ä ľ intimite et au secret de la chambre pour faire pénétrer un semblant de fraicheur, avec 1'espoir d'un souffle universel qui serait venu ä notre secours du fond du cosmos, traversant la cuirasse de ľatmosphére terrestre - mais il n'y avait en realite qu'une surenchére de ľéchauffement entre le dehors et le dedans, entre la rue et ľintérieur des maisons, qui n'étaient plus que les compartiments d'une méme étuve - et pour favoriser d'improbables mouvements de ľair, mais par loutes ces ouvertures d'une ville qui tout entiěre ainsi se rend ä un ennemi invisible, les seuls souffles qui circulaient étaient ceux des dormeurs, s'élevant dans la nuit commune telle une respiration de ľhumanité solidaire, et c'étaient aussi les réves qui s'échappaient de ľenfermement des murs et se mélaient comme des effluves charges d'odeurs corporelles, flot-tant dans la nuit. Dans le silence et ľobscurité, la ville s'ouvre et se li vře, les murs et les cloisons tombent, les citoyens civilisés s'abandonnent ä ľinstinct primaire et, dans leur besoin de sommeil, tous les hommes se recon-naissent semblables et égaux, comme face ä ia mort, leur besoin ultime. Par toutes leurs ouvertures, les loge-ments de la vüle soumise ä la canicule faisaient com-muniquer les désirs et les destins, tous ä la recherche de ce précieux courant d'air qui, fluet comme un ruisseau et silencieux comme un fleuve, les emporterait vers les eaux sombres du songe, de ľoubli. Parmi cette rumeur d'une humanite majoritairement abandonnée ä la tor-peur et ä ľendormissement, et chacun ne touchant sa 19 ä la nuit collective, j'ai entenau pius mstmctement ies éclats de voix de ceux qui étaient encore bien vivants, bien'évefflés, maítres de ieurs consciences individuelles- noctambules solitaires que la nmt excite et qui cj,eiChent le meilleur de leur existence dans ce contretemps du sommeil, couples d'amoureux qui cachent leurs caresses et leurs baisers dans ľ ombre et qui, faute d'un lit sur lequeí tirer les rideaux, font des porches leurs alcoves, groupes d'amis que Ton entend s'esclaf-fer parmí les rueiles et qui surgissent dans le halo des réverběres, de retour d'un bal, d'un spectacle de theatre ou d'un diner ä ľauberge des Mahler. II y avait eu ce soir-lä un concert de plein air dans le pare municipal, avec ľ orchestre du Conservatoire ras-sembíé sous le kiosque ä musique - citadelle reprise aux bandes de gamíns (les mémes que ceux de la rue Paul) qui 1 'occupaient le jour pour leurs jeux de guerre -, avec tout autour la bourgeoisie installée sur les chaises rarneutées en grand renŕort, mais aussi avec la jeunesse moins éprise de commodité et de confort, et pour qui la musique Iivre les corps ä une sensualité communicative, ä une ivresse generale, ceux-lä préférant les pelouses habituellement interdites, pour s'y allonger, pour frois-ser éíégamment les étoffes des vétements et pour s'en-hardir ä frotter les existences routes neuves dans le trouble ďune promiseuité stimulante, filles eí garcons mélés. Quelqu'un franchissait les portes du quartier et, bien qu'encore invisible, attirait ľ attention sur sa presence en sifflotant un air des Histoires de laforét vien-noise, une valse de Johann Strauss, et cela m'a rappelé Je programme du concert et a ravivé la mauvaise conscience et le regret ďy avoir renoncé sans autre raison qu'un peu de lassitude et de paresse, face aux obligations sociales liées aux rencontres inevitables dans ce 20 genre de circonstances: j'ai compris l'origine de oqI echo, notes d'une melodie sans doute restée dans la téte d'un auditeur du concert qui la faisait revenir sur ses lěvres et la répétait sans cesse pour profiter d'elle encore et encore, au risque ď en épuiser la magie, comme cela m'arrivait si souvent a moi-méme, car la musique depose cette empreinte, que révěle un siffleur lorsqu'il reprend un air désormais present dans sa memoire comme une image, comme le souvenir d'un visage ou d'une situation vécue. Par-dessus touš les autres sons de la ville ensommeillée, il y avait done, sous mes doigts, mais en sourdine et distendu, un passage des Variations Goldberg effleuré avec désinvolture - mais peut-étre déjä dans un reflexe inconscient de resistance -, en dialogue, au sein de la méme nuit, dans la méme ville, avec quelques mesures des Histoires de laforét viennoise, sifflotées par un passant de retour du concert dans le pare municipal, et qui approchait dans la rue, sous ma fenétre. Tout est allé třes vite, en effet: je me souviens avoir entendu un bruit sec, comme la chute d'une pierre qui se détache d'un vieux mur, dans une rue voisine - ce qui se produisait de temps ä autre, tant étaient vétustes certaines maisons de notre ghetto -, ou ľ impact d'une flěche dans un arbre, precede d'un bref sifflement, évé-nements improbables, tout comme ľa été le bruit lui-méme, assez fort et precis au moment de sa perception et, ľ instant ďaprěs, déjä efface, ne laissant dans la memoire aucune trace de sa consistance et se sous-trayant ainsi ä toute possibilité ďidentification: c'était comme un son enregistré qu'on aurait fait revenir en arriěre, qui ramasserait toutes ses frequences, se retire-rait et s'enroulerait ä nouveau sur lui-méme en sens inverse de son déploiement, tirant derriěre lui la passe-relie et effacant tout souvenir de sa forme, de sa couleur, 21 trop vague pour corresponds ä aucun événement physique reconnaissable. C'était un bruit qui Iaíssait ľim-pression-ä l'auditeur de n'avoir eu lieu que dans sa propre íéte, échappant ä ľoreilíe tournée vers le monde extérieur et ä son filtre ďanalyse, sorte de rumeur passaged et intime produite par ľorganisme lui-méme, dans im moment oü son ŕbnctionnement, usuellement discret, se fait entendre, rappelant le travail secret des rouages vitaux du corps. Je me souviens avoir entendu ce bruit sec, precede d'un bref sifflement mais, ni dans ľinstant méme ni dans les événements qui alíaient sut vre et qui auraient pu préciser son origine, révéler sa cause, verifier ses effete, je n'ai été capable de dire d'oü il venait ni quelle pouvait étre la réalité du phénoměne dont il était ľimage sonore. Dans le silence instantané-ment rétabli par le raccord ď une couture invisible, c'est-ä-dire dans la sonorité retrouvée de la viile endor-mie, avant le bruit, je n'ai plus entendu ľ air des Histoires de laforét viennoise, la valse de Johann Strauss sifflotée par le passant, tandis qu'ä sa place, mélant leurs notes ä ceiies, nonchalantes, des Variations Goldberg sous mes doigts, résonnaíent les pas précipités ďune course sur le pavé, sous ma fenétre - fuite devant un danger ou poursuite d'un malfaiteur? - bientôt suivie d'appels. Je me suis penché vers la rue: sur le trottoir d'en face, c'est-ä-dire beaucoup plus prés de moi que des comédiens sur la scene d'un theatre vue ďune loge, unjeune homme et une jeune fille que j'avais dů croíser séparément, quelquefois, dans le quartier, étaient éten-dus, taches claires dans leurs vétements légers sur le sol gris, presque noir, corps inertes, apparemment sans connaissance, comme s'ils avaient été ensemble fauchés par une automobile - origine du bruit precedent ? véhi-cule de mort aussitôt disparu au premier coin de rue? objet physique en lequel se matérialisait mon pressen-timent d'une vitesse meurtriěre ? -, et dont les visages 22 étaient si livides, si lumineux face au ciel d'une obs-curité épaisse, et comme tombés de Iä-haut, päleurs détachées de la päleur des étoiles, que je distinguais pré-cisément leurs traits. Un jeune homme du méme äge -ä n'en pas douter celui doni j'avais entendu la course précipitée sur le pavé - est venu še pencher au-dessus d'eux, et faisait alterner des injonctions pressantes et familiěres ä ceux qui, dans ces paroles, se révélaient étre ses amis, pour qu'ils reviennent ä eux et se ressaisissent, et des appels ä ľ aide, tournés vers les facades au-dessus de sa téte. Je savais que cette voix aux accents désempa-rés qui, ä la fois, implorait quelque puissance magique pour une marche arriěre du destin et sollicitait les secours rationnels du voisinage, était celie du passant qui, quelques instants plus tôt, s'était manifeste au loin, franchissant ďabord les portes du quartier, puis appro-chant dans la rue et attirant ľ attention sur sa presence en sifflotant quelques mesures des Histoires de laforét viennoise, la valse de Johann Strauss, méme s'il est bien difficile ďétablir le rapprochement entre la modulation d'une voix et celie d'un sifflement. Mon intuition a été confirmee lorsque je me suis retrouvé parmi quelques voisins, tirés de leur sommeil ou découvrant un emploi ä leur Insomnie, qui étaient descendus comme moi dans la rue, constater leur incapacité ä apporter une quel-conque aide, réduits au role de spectateurs d'un terrible «instant ďaprěs », obstinément silencieux et refermé sur son secret: dans ľattente de ľambulance qui avait été appelée, le jeune homme hors ďhaleine, penché avec désespoir au-dessus du couple ďamoureux saisis par une immobilité qui, au fil des secondes, s'avérait definitive, aussi blancs que les draps d'un lit qu'ils n'au-raient jamais, a fini par tenter une description de ce qui avait précédé ľ inexplicable: les trois amis revenaient tranquillement du concert dans le pare municipal, et lui-méme, le siflleur, par délicatesse, avait pris soin de 23 se laisser disíancer, traínant le pas pour rester en arriěre et que les amoureux se sentent libres de tout témoin importun dans ces moments si doux et si intenses, avant de devoir se séparer. En quelque sorte, il avail joué le role du violoniste tzigane qui acconipagne ä distance, ďune serenade discrete, un couple de tourtereaux, quand brusquement un bruit lointain - comme une rumeur au fond du ciel suivie ďun éclat de tonnerre, telle était la perception du jeune homme - s'était fait entendre: alors, ä une cinquantaine de pas devant lui, il avait vu le garcon et la fille, ses amis, esquisser le mouvement de porter leurs mains ä leurs oreilles - et d'abord il avait cru qu'ils se moquaient de son mediocre ressassement des memes mesures des Histoires de laforět viennoise, sifflotées ä tue-téte -, maís sans toutefois achever ce geste, car ensemble ils étaient tombés au sol, sans raison, comme foudroyés. Un étourdissement, un malaise, une crise cardiaque, une rupture ďanévrisme peuvent ŕrap-per brutalement un individu merne jeune et, dans certains cas, le faire passer de vie ä trépas au moment et dans les circonstances les plus imprévisibles, mais la probabilitě est des plus intimes pour qu'un tel accident du sort frappe en méme temps deux étres qui sont ensemble dans le méme lieu, car il n'y a rien de contagieux ni de transmissible, par quelque mode que ce soit, dans ces brusques et ratals dysfonctionnements ďun organisme, ä moins d'une toute-puis šante solidarite amoureuse des corps. Ľarrivée de l'ambulance et des infirmíers a confirmé qu'il n'y avait plus rien ä faire, et que la suite n'était pas de leur ressort mais de celui de la police, car on ne ramene pas ä ľhôpital des corps sans vie, alors que tout espoir de réanimation est perdu et que leur destination ne peut plus étre que la morgue. C'était une chose étrange et irréelle que de voir ce couple dans tout ľéclat 24 du bel age, sans aucune trace de blessure, de coup ni de saignement, affalés sur le sol, ľun ä côté de ľautre, frappés ä mort par ľ exces de leur jeunesse et de leur bonheur, et frappés en méme temps par la grace tragique ďun tel destin, la fille et le garcon comme enveloppés dans la méme peau, formant ensemble une image d'une päleur si évanescente qu'ils semblaient n'avoir jamais été des étres de chair, spectres déjä relégués dans un arriére-plan de ľespace, et pourtant appelés par la mort dans la ville des vivants. Leur ami semblait devenu fou - celui qui, franchissant les portes du quartier, avait attiré ľ attention sur sa presence en sifŕlotant quelques mesures des Histoires de laforét viennoise, une valse de Johann Strauss qu'il avait entendue quelques instants plus tôt, au cours du concert de plein air dans le pare municipal -, tantôt revolte et s'en prenant au ciel, et tan-tôt prostré contre la terre, le regard tantôt cherchant le coupable dans toutes les directions, tantôt interrogeant, avec une fixité soudainc, la fixité des corps étendus. incapable de comprendre ce qui venait de se produire, ni de quel événement dramatíque, étranger ä toute dramaturgie connue, il était ä la fois le témoin et le res-capé. Par moments il parlait ä ses amis, s'adressait ä eux comme si ses paroles ne pouvaient manquer de les atteindrc, il les appelait par leurs prénoms, puis par leurs diminutifs affectueux, convaincu qu'il allait parvenir ä les tirer de leur syncope, de leur évanouissement, ä les convoquer ä la vie par ľintimite pressante de ses appels comme par un mot de passe permettant ďaccéder direc-tement au plus profond de ľétre: selon lui, le constat péremptoire des infirmíers ne pouvait étre qu'une grassiere erreur de diagnostic de la part de gens trop habitues au pire, et trop vite préts ä le déceler et ä le décréter sans méme en verifier la realite ni les prétendues causes. Selon lui, un phénoměne aussi singulier ne pouvait s'ex-pliquer ni se conclure comme un banal accident de la ne circulation, ou comme une de ces attaques fatales dont un individu est la victime parmi la foule oü il devient aussitôt cet Autre, cet inconnu sur qui le malheur est tombé. le désignant par cette difference extréme et ultimequi fait de lui ľétrangerabsoluydoní on voudrait contoumer le destin ä distance süffisante pour éviter toute contamination. Quand le fourgon de police est arrive, il y avait déjä un autre corps sur un brancard ä ľintéríeur du véhicule et, pour éviter de s'attarder sur place, les gendarmes ont propose au survivant, ä ľ ami des victirnes, témoin de leurs derniers moments, de montér et de les accompagner, afin que sa deposition soit recueillie au commissariat ou ä ľofficine medicolegal. Avant de nťen retourner chez moi, j'ai remarqué un homme qui était reste assis sur un bane, ä quelques pas de la, indifferent aux événements, et dont le témoí-gnage aurait peut-étre été instructif, J'ai regagné mon . logement, perplexe et bouleversé, ä la fois inerédule et convaincu de la realite ďun dráme dont ľorigine, encore inconnue, se présentait comme une énigme. Je me suis couché et je n'ai plus pensé qu'ä Esther qui, au matin, děs huit heures, viendrait faire mon ménage, car le lendemain était un jeudi. J'ai mis encore long-temps ä m'endormir et peut-étre est-ce le sommeil ä peine atteint que j'en ai été tiré par de nouveaux hurle-ments de siréne. Comme une goutte de couleur dans une aquarelle, !a furniere de ľaube s'était déjä diffusěe dans le ciel de ce printemps aux a-plats si violents, ce qui suffisait ä lever le rideau sur la scene d'un jour nou~ veau, mais le bruit d'une voiture de police m'a rappelé les événements dramatiques de la nuit. Peut-étre des ins-pecteurs revenaient-ils sur les lieux pour prendre des mesures, comme cela se fait apres un accident mortel, et pour consigner les details et les precisions de leur pro-ces-verbal. Je me suis levé pour retourner ä la fenetre. 26 Le fourgon de police avait dépassé le lieu ou le jeune couple s'était écroulé, foudroyé, sur le trottoír, et j'ai vu des agents s'avancer au-devant de ľhomme qui était reste assis sur son banc, sans doute un ivrogne somnolent qui avait passé la nuit ä cuver son vin, penché en avant, la téte entre les mains pour rester sourd ä la reprobation du monde. Lorsqu'un des policiers lui a touché ľépauíe pour le réveiller, pour le tirer de son hebetude ou de son engourdissement - et peut-étre dans ľespoir de recueillir son témoignage, ai-je pensé -, ľhomme assis a bascule sur le côté, et le corps sans reaction est reste couché sur le banc, un bras ballant dans le vide, le visage tourné vers moi, telle fut mon impression du moins: je distinguais clairement son bec-de-liěvre, et je me suis rappelé soudain avoir vu cet homme cacher cette disgrace de son visage en jouant de la clarinette sur une place, ou dans le jardin d'une auberge, mais il y avait longtemps qu'il avait disparu de la ville. Ce n'esi qu'avec piusieurs jours de retard que la presse a évoqué la coincidence de piusieurs décěs survenus la méme nuit, dans les mémes circonstances mystérieuses, aprěs le concert de plein air dans le pare municipal: une discrete enquéte de police s'était ďabord orientée vers les boissons mises en vente ce soir-la par la buvette, et qu'aurait pu contaminer une toxine mortelle ou un alcool frelaté, et le tenancier, un certain Grosser, avec son commis, un certain Freddy, avaient été longuement interrogés. J'ai pu Ure dans les journaux qu'au cours de la méme nuit, dans la méme rue du ghetto, ä quelques pas de distance, un jeune couple et un ancien musicien de trottoir avaient trouvé la mort: de ce que je pouvais lire en toutes lettres, au sujet du jeune couple et du cla-rinettiste au bec-de-lievre, morts dans ma rue, j'avais été le témoin, et si tel a été le premier indice, le premier évé~ nement d'une fin du monde, alors cette fin du monde 27 avait bien commence sous ma fenétre. En Hsant le journal, j'ai eu la confirmation que celui que j'avais d'abord pris pour un ivrogne abruti par la boisson et en qui j'avais cnsuite reconnu un clarinettiste au bec-de-lievre, éíait done un cadavre quand la police ľa empörte au petit matin, prcsquc ä la sauvette car, ä ľévidence, les policiers avaient deja recu la consigne de faire vite, de se montrer discrets et de se comporter comme face ä un incident de routine, si quelque témoin venait ä pointer son nez. Je me souviens que ce jour-la, lorsque dans ľaube le fourgon de police s'est éloigné en silence, fur-tivement, j'ai decide de ne plus me recoucher, et j'ai commence ä attendre ľarrivée d'Esther, cherchant un semblant de sérénité dans la certitude de sa ponetualité. A 8 heures tapantes, je m'attendais ä entendre son coup de sonnette, avertissant qu'elle s'apprétait ä faire usage de sa elé pour pénétrer chez moi. Mais justement, ce matin-lä, il n'y a eu aucun coup de sonnette se mélant aux huit coups de la pendule, et aussitôt je me suis vive-ment inquiété, désormais convaincu que tout pouvaít arriver et que les événements de la nuit étaient peut-étre les premiers symptômes ďune situation nouvelle et terrible, oü seraient bousculées toutes les regies de la raison, de la justice et de la morale. Je me suis demandé si Esther pouvait avoir quelque fiance secret avec qui, ä Tissue du concert de plein air dans le pare municipal, eile serait rentrée chez eile en pleine nuit et, prompt ä imaginer le pire par projection ďune analogie facile, j'ai redouté qu'elle n'ait été victime d'un sort cruel et énigmatique, reserve ce soir-lä aux couples d'amoureux amateurs de musique et aux musiciens ambulants oublieux de íeur art, tandis qu'un passant sifflotant une valse de Johann Strauss, ou un professeur de piano trom-pant son insomnie avec Jean-Sébastien Bach, étaient épargnés. Mais ä 8 h 25 la sonnette a retenti enfin et Esther est apparue, toute confuse de son retard: avant de 28 se rendre chez moi pour les heures de ménage qu'elle effectuait trois fois par semaine, les mardis, les jeudis et les dimanches, eile avait du passer par le commissariat de police et y enregistrer une deposition car, dans la nuit, une voisine était morte dans sa maison, ä ľétage au-dessus, et, bien qu'Esther ä ce moment-lä eüt ľoreilie collée ä son poste de radio - puisqu'elle n'avait pas eu les moyens de s'offrir une place de concert -, eile avait été alertée par un bruit sourd sur le plancher au-dessus de sa téte, qu'elle avait aussitôt imagine étre celui de la chute d'un corps. Comment un corps humain qui s'écroule sur un plancher peut-il produire un bruit sin-gulier, et communiquer la certitude que ce bruit est celui d'un corps humain qui s'écroule ä quelqu'un qui n'a jamais entendu un tel bruit ? En quoi le bruit produit sur le plancher par un corps humain qui s'écroule est-il distinct de celui produit par la chute d'un objet, par le ren-versement d'un meuble ? Comment un corps humain, en ses différentes parties, plus ou moins lourdes ou légěres, plus ou moins dures ou molles, plus ou moins éloignées du sol - c'est-ä-dire tombant ä partir de toute une gamme de hauteurs, depuis les pieds, déjä et depuis toujours en contact avec la terre, en passant par les genoux et les mains, qui ont eu ä la connaitre, jusqu'ä la tete, la derniére ä etre confrontée ä une telle rencontre, ä un tel choc -, produit-il en s'écroulant sur un plancher une phrase sonore, un depot d'impacts successifs rapide-ment enchainés comme un trait de doubles croches, qui le décrivent, qui le racontent, une empreinte sonore de sa rencontre avec le sol, avec la mort ? Comment ce dernier bruit d'un corps humain, rencontrant la terre dans ľinstant méme oú il vient de la quitter, peut-il se distin-guer d'autres événements sonores indépendants de lui, ou lies au méme événement et provoqués par lui mais dans une relation si radicalement différente avec {'irreparable: une chaise renversée, des notes incongrues 79 arrachées au passage ä un clavier, un vase entrainé dans la chute et précipité sur le sol oil il se brise? Esther ne s'était pas posé de telies questions, eile avait été pous-sée par une de ces intuitions qui s'imposent dans la perception d'une rupture du cours normal des choses, et de la precipitation brutale de la pente douce, presque horizontale, du temps en un aby me vertical, un gouffre instantanément ouvert, et malgré ľheure tardive eile s'était jetée dans ľescalier pour aller frapper ä la porte de sa voisine, avec insistance: le silence dans le loge-ment oü eile avait entendu le bruit, et ľ absence de réponse avaient fini de ľeffrayer, et c'est eile qui avait alerté les autorités, afin que la serrure füt forcée et la porte enfoncée. Ce matín-lä, aprěs qu'Esther m'eut sobrement relate les événements qui étaient la cause de son retard, et alors qu'elle s'affairait déjä ä ses täches dans la cuisine pour rattraper le temps perdu, je l'ai observée de loin, déjä silencieuse ä nouveau, s'interdi-sant tout exces dans le commentaire ou dans 1'expres-sion de son emotion, et déjä concentrce sur les gestes et les actions de son travail. Ce matin-lä, sous la pression d'un pressentiment tragique ou du trouble provoqué par les circonstances, j'ai été tenté d'avancer lentement, doucement vers Esther, arrivant dans son dos, de la saisir ä la taille par surprise, de la tutoyer soudainement, puis de la retourner pour la prendre dans mes bras, dans ľidée toute simple de ľentrainer loin de la, ä ľ autre bout du monde. Ne ŕällait-il pas soustraíre un étre aussi délicat, aussi précieux, ä une menace qui nous avait déjä effleurés d'aussi pres ? Mais, d'un certain point de vue, nous étions un jeudi matin comme un autre, et Esther était la jeune fille qui venait faire mon ménage trois fois la semaine - c'était le pretexte et la formule que j'avais trouvés pour ľ aider matériellement, de facon discrete, par une remuneration justifiée -, ä qui je n'adressais que des paroles sommaires et convenues, la vouvoyant, et 30 eíle-raéme ne s'autorisant d'autres reactions ä mes indications que les acquiescements répétés de ses «Bien, Monsieur », car eile connaissait parfaitement les täches ä accomplir pour la tenue de mon modeste intérieur et pour ľéntretien de mon íinge. Elle faisait son travail sans que nous ayons jamais ä parier de rien et, moins que tout, du rěglement hebdomadaire de ses gages, que je lui laissais dans une enveloppe glissée sous le moulin ä café, dans la cuisine. Ce matin-lä, j'ai été au bord de la tutoyer, comme si les événements de la nuit precedente avaient permis une telle liberie, avaient excuse une precipitation aussi soudaine dans la tournure de nos relations, et comme dans ľurgence répondant ä la premonition précisément exprimée par ces mots: «Tout va aller trěs vite.» En fait, il y avait longtemps déjä que la fin était dans ľ air, si 1'on peut dire, menace d'une epidémie dont les effets se sont fait sentir avant méme qu'elle se declare, ä moins que ce que je viens d'appeier «ies effets » ait été la condition méme de propagation du Mal, son terrain favorable: c'était un certain état des étres et de la société, comme déjä contaminés, des condamnés déjä prepares ä accepter ľexécution de la sentence et leur damnation, déjä entraínés ä marcher vers leur propre fin, déjä préts ä se soumettre ä cette loi de la destruction et du désastre qui apparaitrait ainsi comme naturelle, une loi silencieuse, jamais édictée mais s'imposant ä l'inconscient comme une evidence ineluctable, comme la finalité funeste de la vie et de ľhistoire humaines, la toute-puissance du Mal réduisant le Bien ä un réve absurde. C'était cela: il n'y avait plus ďinnocence possible, plus de salut que dans ľabsurdité. Pour que le fléau dont les premiers symptômes - en méme temps que les premieres victimes - s'étaient manifestes au cours de la nuit du concert de plein air, dans le pare 31 municipal, devínt bientôt perceptible ä la conscience collective, et pour qu'il se révélät explicitenient comme menace de la fin - telle a été du moins mon interpretation _ u fallait qu'il prenne ľ aspect d'une force hostile, claircmcnt déclarée, et qu'il soil leconnu eí démasqué comme ľennemi attendu - sans doute pour que la com-munauté se liběre d'abord ďelle-méme, et de ses demons auíodestructeurs -, et ľagresseur n'a trouvé ďautre espace par ou declarer ce debut de la fin du monde que dans la sphere aérienne. H n'y avait ďailleurs rien de surprenant ä ce qu'un tel événement tombät du ciel, et ľon verra qu'ií ne s'agissait nullement ďune attaque ďaviation, comme lorsque les marins américains de la flotte du Pacifique, quelques années plus tard, au matin du 7 décembre 1941, dans leur base de Pearl Harbor, sur les rivages paradisiaques de ľíle Hawaii, ont entendu grandir ä ľhorizon le bourdonnement monstrueux, puis bientôt mortel, d'une armada volante, surarmée et sui-cidaire, aveuglément déterminée ä les anéantir et ä signer ainsi la premiere page d'une soumíssion totale de l'Amérique. U y avait quelques années déjä que notre region, issue des divisions et du partage d'un empire, avait cessé d'appartenir ä une puissance importante sur la scene de I'Histoire, dans cette partie du monde, au cceur de l'Europe, oü l'on peut voir un cimetiěre des empires moríš auíour de ceiui, grandiose, des legions de Trajan, mais avec aussi, avant et apres celui-Iä, ceux des Celtes, des Scythes, des Daces, des Grecs, des Avares, des Cou~ mans, des Tartares, des Macédoniens, des Turcs. Et ce n'était que par une gesticulation dérisoire que nos gou-vernants, depuis la tete de ľÉtat jusqu'au dernier poli-ticien de faubourg ou maire adjoint de village, pouvaient encore laisser accroire ä nos concitoyens que nous pesions d'un quelconque poids ou que nous exercions 32 une quelconque influence dans ie traitement des grands problěmes internationaux, et tout simplement dans la marche et dans le destin du monde. En realite, et merne si les Balkans ont toujours été un ressort important dans la dramaturgie de cette piece en mule actes qui pourrait s'intituler «Europe», notre pays n'était déjä plus qu'un acteur de second plan, voire merne un figurant, alors que certains de nos concitoyens vivaient encore dans ľ illusion d'une grandeur pourtant passée et flétrie depuis longtemps, se comportant ä ľétranger autant que chez nous comme s'ils étaient toujours les ressortiss ants d'une nation puissante, voire méme dominante. Et si, ä ľíntérieur de nos frontiěres, de telies attitudes res-semblaient ä un jeu dont tous les partenaires étaient complices, avec une conscience du décalage qui variait selon les joueurs, cela suscitait chez les interlocuteurs étrangers soit l'agacement, suivi d'irritation et finalement de colěre, soit, chez ceux préts ä se souvenir encore de notre passe glorieux, et enclins ä ľindulgence, ä la tolerance, ce sourire ccndescendarit ou I'hornmage feint que recueille sur son passage une vieille femme ravagée par les ans, mais sur le visage de qui surnagent par instants les vestiges d'une ancienne et célěbre beauté. Évi-demment, le fait que la fin du monde ait pu commencer chez nous - et trěs exactement dans notre petite ville aux confins de plusieurs anciennes nations, de plusieurs langues et cultures, et qui ne tirait un peu ď assurance que de son amarrage millénaire ä un doux meandre du Danube - était de nature ä attirer sur nous ľ attention universelle, et cela ne manquerait pas de donner ä réflé-chir sur les raisons de cette localisation, de cette fixation, de ce choix divin, en somme: selon nos édiles, cela prouvait que notre region et notre ville étaient restées le centre du monde, en dépit des hesitations, des balbu-tiements, des revirements et des contradictions de I'Histoire, puisque ľennemi de ľhornme avait trouvé en nous 33 la part la plus précieuse et la plus vitale de ľhumanité pour s'attaquer ä eile et la détruíre. Ce fut la tournure que prirent, quelque temps plus tard, les arguments de la propagande officielle, pour retourner en motif d'autosatisfaction chauvine et en raison d'etre fiers uné vulnérabilité particuliére ä notre communauté, due ä sa composition disparate, ä ses dissensions intestines et ä une deliquescence sociale et morale désastreuse. Ce qui nous arrivait et qui, comme je ľai déjä dit, a commence sous ma fenétre, a été bientôt présenté par touš les organes publics ď information comme íe debut ďune catastrophe mondíale dont nous étions, pour notre mal-heur mais aussi pour notre gloíre, une sorte de peuple élu. Cette interpretation trěs orientée, voire méme cette distorsion de la véríté qui consistait ä interpreter íes premiers effets dramatiques d'une catastrophe locale comme symptômes et comme indices prophétiques d'une fin du monde, n'était sans doute pas partagée par le reste des peuples et des nations, ni méme par nos voisins les plus proches, et certains ne se sont pas privés de faire remarquer que les habitants des premiers villages, de ľautre côté de nos írontiěres, ne se sentaient pas le moins du monde menaces par ce prétendu fléau universel qui, s'attaquant d'abord ä nos concitoyens, pour mettre fin tout simplement ä ľhistoire des Hommes, n'aurait pas manqué de se tourner bientôt vers eux pour faire d'eux ses prochaines victimes. J'étais de ceux qui, d 'un avis coníraire ä la doctrine et ä la propagande ofŕi-cielles, tout en acceptant le theme general d'une fin des temps, pensaient que pour sa premiere attaque le fléau hostile ä ľhumanité avait au contraire choisi la proie la plus facile. En fait, tout a commence sur un mode anodin, on pourrait dire sans tambour ni trompette si cette expression ne risquait pas, en l'occurrence, de prendre un sens 34 particulier, trop Jittéral, et nos élus, notre administration, n'ont pas songé tout de suite ä exploiter ä leur avantage ce malheur singulier et mystérieux qui nous frappait et qui, peu ä peu, allait développer pármi notre population une certaine forme d'angoisse et méme de panique, avant d'engendrer les aberrations sociales, poiitiques et surtout esthétiques que je vais tenter de décrire. Sans doute la situation était-elle propice, et si notre pays était la premiere cible, l'objectif prioritaire d'un ennemi suppose du genre humain, sans doute était-ce parce que nous étions plus fragiles que d'autres, plus ä la merci d'un fléau parce que déjä demoralises et d'avance sou-mis ä la fatalité, sans ressources idéologiques ni philo-sophiques, sans energie pour un sursaut de resistance collective, et méme sans instinct de conservation indi-viduel pour nous défendre un par un, d'avance vaincus. Quand, quelque temps apres le debut des événements, on a voulu nous mettre dans la téte que ce qui était vise en nous c'était ľ Homme, c'est-ä-dire ľespecc humaine, dont nous devenions les porte-parole autorisés, et aussi le bouc émissaire, c'est-ä-dire ľavant-garde exposée en premiére ligne, cette identite a été pour nous trop lourde ä porter, et ce role trop difficile ä tenir. La journée qui a suivi la mort du jeune couple sous mes fenétres, qui a commence par mon attente inquiéte d'Esther et par son arrivée avec un retard jamais v u de vingt-cinq minutes - avec la tentation que j'ai eue d'avancer lentement, doucement vers eile, arrivant dans son dos, de la saisir ä la taille par surprise, de la tutoyer soudainement, puis de la retourner pour la prendre dans mes bras, dans ľidée toute simple de ľentrainer loin de lä, ä ľautre bout du monde -, s'est continuée, aprěs déjeuner, par les visites habituelles de mes éléves, pour leurs lecons particulieres. Ils se sont succédé ä raison d'un par heure, comme ä ľaccoutumée et, ä cinq heures, ^ts íe tour ď Esther étant venu, eile est apparue, non plus comme la jeune fille qui s'occupe de mon menage trois fois par semaíne, mais comme l'apprentie musicienne -pour moi une tout autre personne, sans aucun lien avec celie du matin -, mon étudiante favorite, assurément la plus douée, avec qui la lecon traitait toujours des questions les plus fines comme, par exemple, celles des nuances de {'interpretation, affaires de sensibilité et ďesthétique musicale, tout probléme technique ayant été ďavance résolu et maítrisé, une disciple de qui le maítre apprenait au moins autant qiťil lui enseignait, et de qui je recevais pourtant, trois fois par semaine, un rěglement de ma lecon qui correspondait ä peu pres ä ce que ľ autre Esther avait gagné chez moi le matin méme, ou celui d'un autre jour de la semaine, car mon étudiante me rendait visitě les lundis, les mercredis et les jeudis. A vrai dire, je ne me suis jamais attardé sur le sens de cette sorte ďéchange, et j'ai toujours tenú ä ce que la jeune Esther-du-matin et la jeune Esther-de-ľapres-midi restent deux personnes distinctes. que je recevais et que je regardais sans faire aucun rapprochement entre elles, ni étre attentif ou intéressé ä une quel-conque ressemblance, comme aurait pu ľétre celie de la voix, ou encore celle des mains, les mains qui trem-paient dans la lessive ou repassaient mes chemises le matin, et dont les longs doigts aux ongles courts et soi-gnés touchaient le piano ľapres-midi. Et ďailleurs ce jour-lä, lorsque mon étudiante Esther est arrivée et a tire la sonnettc ä 5 hemes precises - attendant que je vienne ouvrir car, dans ces circonstances, ľEsther-de-ľapres-midi ne faisait jamais usage de la clé de mon logement, que je n'aurais eu aucune raison de lui confier sans que cela apparaisse comme un étrange privilege qu'elle aurait refuse avec confusion, celle qui détenait cette clé étant l'Esther-du-matin, la jeune fille de menage, une autre personne, une autre Esther -, ce jour-la, voyant 36 paraitre Esther ä 5 heures pile, je n'ai nullement songé, bien entendu, ä la saisir ä la taille par surprise, ä la tutoyer soudainement, puis ä la retourner pour la prendre dans mes bras, dans ľidée toute simple de ľentraíner loin de íä, ä ľ autre bout du mondě. Car la jeune pianisté, cette Esther-la, ctait une autre Esther que celle qui, íe matin méme, avait suscité en moi, sous la pression d'un pressentiment tragique ou de ľ emotion provoquée par les circonstances, la pulsion réprimée de ce mouvement du coeur et du corps. Pendant ces tout premiers temps de ce qui avait commence sous ma fenétre, c'était encore Esther-du-matin que j'associais aux événements tra-giques de la premiere nuit, car c'était eile qui m'en avait libéré ľesprit. J'étais encore loin d'imaginer que ce serait en la personne de l'autre Esther, l'apprentie musicienne, ľEsther-de-ľapres-midi, qu'il me faudrait trou-ver une suite ä la premiere nuit de la fin du monde, c'est-a-dire une derniěre nuit, une nuit de la fin, et cela comme dans une autre vie. A ľépoque de l'enfance et de ľ adolescence, face ä une menace ou une raison ď avoir peur, je serais alle ine réfugier sous la protection de mon héros invincible, mon oncle Karoly, le champion du clavier toutes categories, comme on ľavait surnommé dans les cabarets et les tavernes, comparant sa frappe redoutable ä celie d'un boxeur, aussi meurtriěre du gauche que du droit, et comme s'il avait joué ä poings fermés, avant qu'il ne devienne en effet, ayant emigre en Amérique, ä Chicago, le créateur et le patron d'un club de boxe et ľentraineur ď artistes qui ne se produisent qu'en duos ďantagonistes, et pour qui tout le clavier et toute la partition sont tout ce qui, chez l'autre, dépasse au-dessus de la ceinture. Mais oncle Karoly n'était plus la et ďailleurs son exemple était contestable, d'aucuns jugeaient méme sa lointaine influence sur moi déplo- 37 rable. Aux diverses questions que je me suis posées děs la premiere nuit, quand tout a commence sous ma fenétre, et bien avant de concevoir que ce debut était celui d'une fin du monde, c'est vers quelqu'un d'autre que j'ai du aller chercher une réponse, ou du moins des éclaircis-sements, ä la confusion dans laquelle se trouvaient tous les esprits, ä commencer par le mien, c'est-ä-dire un point de vue sur les événements avec ce merveilleux surplomb dont était capable celui qui, depuis le depart de mon oncle Karoly, était devenu non seulement mon maitre en musique, mais mon maitre ä sentir et mon maitre ä penser: le vieil Aaron Chamansky, maintenant luthier alors que, déjä ä la retraite, il atteignait le grand äge aprěs avoir passé sa vie comme ingénieur en optique chez Zeiss, en Allemagne, calculant sur la planche ä dessin, inventant et mettant au point les lentilíes les plus performantes. Un jour, Aaron Chamansky était re venu dans sa ville natale, ayant decide qu'ä ľapproche de la mort il était temps pour lui de changer de vie, de passer de la vue ä ľouíe, de la lumiěre au son, et de ľimage ä la musique. En quelques années, ce savant septuagé-naire sorti ďun cabinet ďalchimiste ou de philosophe dans un tableau de Rembrandt avait fait ľapprentissage d'un metier nouveau, apparemment sans rapport aucun avec celui qui avait occupé toute sa vie passée - mais pour lui les analogies d'une chambre noire avec un vio-loncelle étaient evidentes - ou, plus précisément, il avait fait jailíir de lui, sur le tard, mais encore juste ä temps, des predispositions et des dons qui étaient la depuis toujours, en attente, patiemment caches derriěre le trompe-ľceií de ľexistence et de la profession qu'avaient choisies pour lui ses parents, auxquelles il s'était conformé et soumis tant que ces derniers avaient vécu, faisant de cette existence et de cette profession une concession mineure et bicn naturelle ä ceux qui lui avaient donne le jour. et un prelude auquel il avait consa- 38 ere tout le temps, toute ľénergie et toutes les capacités nécessaires, jusqu'au moment de faire droit, ä ľapproche de ses soixante-dix ans, ä ses projets et ä ses goüts de jeune homme. Maintenant, Aaron Chamansky fabri-quait des instruments merveilleux-, et sa recherche dans cette nouvelle activité professionnelle - avec une exigence et une indépendance que lui autorisait sa rente d'ingénieur retraité - était exactement ľ inverse de ce qu'avait été ľ orientation de son travail antérieur, pendant des décennies: en effet, la production de sys-těmes optiques pour les microscopes, les jumelles et les longues-vues, d'objectifs pour la Photographie et le cinématographe, est toujours tournée vers revolution des techniques, vers ľ amelioration constante des maté-riaux et des procédés de fabrication, vers une precision toujours croissante, c'est-ä-dire en bref vers tous les progres de la science et du savoir-faire modernes, en permanente evolution, pour obtenir de chaque groupe de lentilles le meilleur pique, la plus grande luminosiíé, la restitution la plus fíděle, la mieux équilibrée. du contraste et des couleurs, la plus juste correction des aberrations. Au contraire, la creation d'instruments de musique est entiěrement tournée vers la tradition: il s'agit de remon-ter dans le temps, de retrouver les matériaux, les formes, les produits d'assemblage et de fixation, les teintures et les vernis, les méthodes de fabrication dont avaient le secret les artisans italiens du xviie et du xvme siěcle, les Amati, Stradivari, Guarneri, Del Gesu et autre Rug-giero, et ľidéal en cette matiěre est done le retour ä une excellence perdue, aussi mystérieuse et aussi subtile qu'un parfum oublíé, cache dans le passé. Lorsque je me suis rendu chez mon maitre Aaron Chamansky pour ma visitě hebdomadaire, une fin d'apres-midi, et que je ľai trouvé prolongeant encore une journée de travail commencée avec ľaube, au fond de son atelier oü s'éle-vaiení les effluves de colle et de diluants qui tournent ía 39 téte, mélés aux senteurs aromatisées des essences de bois anciens et précieux, patiemment séchés et transmis par des lignées de luthiers, c'était quelques jours ä peine aprěs le debut des événements qui remontaient de toutes parts ä la surface de l'opinion publique et explosaient comme des bulles ä la une des journaux. Charnansky a déposé dans une boite en carton tapissée de velours era-moisi un violon auquel il travaillait depuis des mois et, quittant ses lunettes comme pour n'étre plus attentif qu'au monde de ses visions intérieures et de ses pen-sées, il a dit: «II y a déjä quelque temps que nos conci-toyens ont peur de tout; peur du chômage mais peur aussi de ľesclavage impose par les patrons et les capi-taines d'industrie, peur de l'inflation galopante et de la menace d'une devaluation massive de la monnaie, et done peur de la perte du pouvoir d'achat et peur de la fonte de ľépargne durement amassée, peur d'une ban-queroute universelle et peur des operations frauduleuses de la finance internationale, des manipulations ä grande échelle du capitalisme cosmopolite, peur ancestrale de la misěre et de la famine, peur de ľaceroissement des accidents dus ä la vie moderne et peur de ľ apparition de nouvelles maladies incurables - ceux et celieš qui tuent, ceux et celieš qui laissent estropié, invalide, dependant, impotent -, peur des bandits de grands chemins et des escrocs ä la petite semaine, peur des malfaiteurs petits et grands et des vagabonds venus d'ailleurs, se fixant sur les honnétes gens comme des parasites, peur de la pěgre et des voyous remontant depuis les bas-fonds des grandes villes, peur des éventreurs, des tueurs sadiques et des vampires, peur des anarchistes, des révolution-naires, des terroristes et des fanatiques, peur des fous et des suieidaires, peur des progres de la science mais peür aussi que ces memes progres n'arrivent pas assez vite, peur des calamités de la nature qui laissent l'Homme sans defense et peur des grandes crises sociales oü 40 l'Homme est affronté ä íui-méme et ne trouve en lui que son propre ennemi, peur des rnuíineries et des greves générales, quand ceux qui parviennent ä s'unir par corporations pour se défendre contre la société et contre le pouvoir font masse et s'enívrent quelque temps de leur contre-pouvoir, pris dans le paradoxe de nuire aux autres sans renverser ľennemi commun, peur de la police mais peur aussi de ľimpuissance de la police, peur du pouvoir oeculte de ľ administration mais peur aussi de ľinefficacité de ľ administration, peur de la justice mais peur aussi de la jungle et de la loi du plus fort qui n'a pas peur de la justice, peur des grandes puissances militaires affamées de conquétes et ďhégémonie et peur de la guerre qui leur barrerait la route, peur de la guerre civile et peur de la minorite face ä la majorite, mais peur aussi de la majorite face aux minorités, peur des antagonismes ancestraux lies aux origines, ä la langue, ä la religion, peur des vieux demons et peur des vieux sages, peur des mensonges et peur de la vérité, peur de tout dans la paix, peur de tout et de tous, et peur de tous face ä tout, ä tout moment... Comme ľavarice, qui est ün de ses visages domestiques, la peur est une faule de la pensée, une erreur de calcul, un reflexe irrepressible et mortel déguisé en instinct de survie, en precaution, en prudence, car eile ne produit rien, ni dans le champ des actes ni dans celui des idées. Comme ľavarice, la peur ne fait que soustraire, condamnant d'avance ä ľinutilité les gestes qu'elle inspire, le bien qu'elle croit créer et preserver, les valeurs qu'elle pretend défendre. Comme ľavarice, la peur "met de côté" et, dans ce mouvement merne, eile dépouille cette pré-tendue reserve de tout usage, de tout benefice. L'illusion de sa plus-value est, au bout du compte, un manque ä gagner et une perte sěche. Car cette reserve morte de ľavarice et de la peur est ľétre hii-méme, sa part déjä échangée ä la mort dans un marché de dupes. La 41 peur met ľétre de côté, eile sépare ľétre de son bien en ľayant privé moralement, psychologiquement, philoso-phiquement, de son bien-étre.» A ce moment-lä, Chamansky a été tiré de sa meditation par u'n detail qui n'était visible que de lui seul, et qui a capté brusquement toute son attention: il a tiré le violon de la boite en carton tapissée de velours cramoisi et, le portant ä hauteur d'ceil, il le tenait comme un fusil, au moment d'ajuster une cible. J'ai compris qu'il exa-minait l'instrument dans sa perspective, vérifiant ses courbes et ses droites, l'alignement et la symetrie de ses formes, selon un point de fuite, ä partir du bouton en direction de la volute, et avec pour viseur le chevalet, encore dépouillé de ses cordes et dressé comme cet obstacle destine ä tendre le saut du son par-dessus la matiěre. Avec le corps de son violon devenu instrument d'optique, Chamansky a longuement ajusté et vise une cible invisible. J'ai cru comprendre qu'ií réévaluait ľ emplacement prévu pour la mentonniěre, certe plaque concave en éběne qui pennet de caier l'instrument entre ľépaule et le menton du violoniste, un accessoire tardi-vement introduit dans l'ergonomie du violon, vers 1820, et que ne connurent pas les instruments fabriqués ä Crémone, ou plus tard ä Mittenvald par les luthiers tyroliens Jakob Stainer et Matthias Klotz, les grands rivaux des Italiens. Chamansky examinait le violon en tant qu'architecture, un volume dans l'espace et ü le manipulait comme une arme ou comme un instrument d'optique et, dans les deux cas, c'était la perfection de la visée, c'est-ä-dire de la perspective, qui l'occupait. Lorsque Chamansky a repose le violon, qui ressemblait encore ä une maquette d'architecte, en balsa blanc, dans sa boite en carton tapissée de velours cramoisi, il a aus-sitôt repris sa reflexion, ľattention libérée par ľobjet, et une bascule de la pensée s'étant opérée. H a enchainé 42 par ces mots: «La perspective du déferlement d'un fléau majeur comme purent étre dans ľAntiquité ía peste des Philistins, celieš d'Athenes et de Syracuse, ou la peste antonine et, plus tard, dans les premiers siěcles de la chrétienté, la peste de Justinien et la peste jaune, puis au Moyen Age la peste noire, et enfin toutes les épidémies dévastatrices des temps modernes - pestes de Londres et de Marseille, coqueluche, "tac" ou "horion", pestes buboniques, typhus, lépre, dysenterie, cholera, fiěvre jaune de Lisbonne, syphilis de Naples et de Venise, grippes asiatique et espagnole, maladie du sommeil, typhoide, paludisme et autre malaria... -, la perspective de déferlement d'un fléau majeur de cette nature se pré-sente comme une occasion inespérée de balayer toutes les fixations antérieures de ľangoisse, d'amalgamer toutes les phobies, de rassembler en un corps unique et hideux touš les spectres hostiles de cette danse macabre, de concentrer toute la peur et de la tourner tout entiěre vers une menace unique émanant d'un ennemi sans visage, d'une puissance inconnue, d'origine tellurique ou cosmique, et pour tout dire divine, c'est-ä-dire dia-bolique - Satan enfin démasqué et ä visage découvert... -, justifiant ä eile seule et collectivement toutes les raisons inavouables d'avoirpeur.Désormais,il n'y aura plus de géne ni de honte ä avoir peur de tout et de rien, il n'y aura aucune retenue de la dignité ou du sang-froid devant la peur, cette peur ne sera plus celle des veufs et des veuves ou celle des jeunes manages, celie des nan-tis ou celle des miséreux, celle des malades ou celle des bien-portants, tout le monde aura droit ä sa part de peur legitime - comme on parle de legitime defense -, une peur egale pour tous, et tout le monde sera ainsi löge ä la merne enseigne, comme on dit, tremblant ďune merne peur, équitablement distribuée et partagée, hon-nétement acquise, et assumcc comme une responsabilité civique. D'un certain point de vue, ľépidémie ou le 43 fléau - on verra bien quel nom donner ä ce qui nous arrive, et si nous sommes eapables de le designer ce sera déjä une victoire - vient ä point nommé car, outre que cette menace valide toutes les peurs en les dissimulant sous le masque d'une peur unique et commune ä tous -Satan n'est démasqué que pour offrir son masque ä ses proies tremblantes -, un mal aussi puissant et transcen-dant est de nature ä balayer, ä effacer tous les maux ordinales, toutes les menaces quotidiennes, en dispenser les victimes, les soulager et les guérir, comme un rhume persistant, qui fait moueher et afflige le contaminé d'un nez rouge, peut disparaitre d'un coup sous ľeffet d'une méningite fulgurante et fatale. Certes, le fléau ou l'en-nemi se montre mortel, mais il y a une chronologie de la peur et, avant la peur de mourir, il y a la peur de vivre, c'est-ä-dire la peur de tout ce qui peut rendre la vie inconfortable, penible, douloureuse et finalement insupportable, ct dont la mort constitue aussi bien la forme extreme que le reměde radical, le soulagement absolu, la guérison definitive. Et, paradoxalement, la mort qui est le seul fléau ineluctable et imparabie, sans thérapie preventive ni antidote connu, la seule maladie fatale dont chaque individu porte les germes děs sa naissance, apparaít ä chacun comme ce ä quoi ľ Autre est en premier destine - il y en a d'autres qui mourront avant que ^ mon tour arrive, se dit-on, et ľon se sent protégé par ce rempart du temps des autres morts, de la mort des autres -, tandis que chacun éprouve quotidiennement les difficultés et les menaces ďe catastrophes de la vie, puisque la vie c'est tous les jours, en somme: ne dit-on pas "la vie de tous les jours" ? 11 y a ceux qui justifient la dépense généreuse et joyeuse de leur existence en proclamant: "On ne vit qu'une fois!", et ceux-lä sout dans ľ optimisme, car ce qu'ils entendent par la c'est: "On ne meurt qu'une fois." II y a les autres: ceux qui ne vivent, tout au long de leur existence, qu'une mort de 44 tous les jours.» Teiles ont été les paroles de mon maítre Chamansky lors de ma visitě hebdomadaire, en ces premiers temps de ce qui avait commence sous ma fenétre. Au debut, les événements dramatiques ont été direc-tement relies au concert de plein air qui avait été donné par une chaude soiree de printemps dans le pare municipal, avec ľ orchestre du Conservatoire installé sous le kiosque ä musique, et notre petite ville de province, avec sa Campagne aientour - oü la vie, jusque-lä, était réputée paisible et merne somnoíente -, avait été designee comme ľépicentre du phénoměne, peut-étre merne sa localisation circonscrit#et exclusive, en tout cas le lieu oü tout avait commence cette nuit-lä - je Tai dit: sous ma fenétre -, parce qu'il s'est trouvé plusieurs victimes pármi ceux qui s'en retournaient chez eux, la tete pleine de musique et des airs d'un programme concu pour plaire au plus grand nombre, faciles ä fredonner ensuite ou ä sifiloter avec entetement le long des rues: valses viennoises des Strauss, danses hongroises de Brahms, danses slaves de Dvorak... Mais les enquéteurs charges de collecter les premiers témoignages et les indices disponibles, ďétablir des statistiques, d'écha-fauder des hypotheses, ďélaborer leurs recomman-dations pour un pian de prevention et de defense, ont bientôt constate que des décěs suspects et comparables s'étaient produits sans relation avec le concert, dans divers ouartiers de- la ville et merne dans certains faubourgs et hameaux voisins, et qu'on trouvait des victimes parmi des gens qui étaient restés chez eux ce soir-lä, aceablés, vidés de leurs forces par la chaleur: on avait seulement relevé la proximité des attaques fou-droyantes avec une activité musicale, mais ce lien pou-vait aussi conduire ä une fausse piste, dans la mesure oü la musique était depuis toujours trěs présente chez nos concitoyens - et tout particuliěrement dans notre vieux 45 ghetto -, et parce qu'il y a toujours eu quelqu'un pour jouer au piano, ä l'heure du café, une Romance sans paroles de Mendelssohn, une Variation de Schumann, un Prelude de Liszt, un Nocturne de Chopin, une sonáte de Schubert ou, du méme, pour quatre mains, la Fan-taisie en fa, la Danse allemande ou le Divertissement ä la hongroise,et parce qu'il y a toujours eu un violoniste ambulant jouant dans la rue, toujours aux prises avec le méme Caprice de Paganini qui a fini par se rendre et par céder ä une telle execution - cas unique ou c'est le caprice qui cede... -, accompagné par un gamin qui récupěre les pieces lancées par les fenétres, et dont on ne savait si elles étaient un encouragement ä persévérer ou ä passer son chemin. De leur côté, les journalistes eux aussi ont fait leurs recherches et leurs enquetes et, jour aprěs jour, la presse a commence ä accumuler les cas de déces douteux, comme celui du contrebassiste d'un orchestre tzigane, dans une taverně des rives du Danube - une czarda comme les appelaient les Hon-grois de la ville - qui, abandonnant ses collěgues pour aller vider une bouteille de schnaps en solo dans une remise abritant des barques de pécheurs, a été retrouvé mort, au fond de ľune ďelles, se tenant la tete comme sous ľeffet ďune soudaine migraine ou ďune violente douleur aux oreilles: le detail le plus étrange, selon ses compagnons qui le connaissaient bien, était qu'il n'ait pas vidé la bouteille et qu'il ľait laissée ä moitié pleine, sorte de message comme ceux ^u'on ab&ndonne ä la mer au moment ďun naufrage. On a rapporté aussi, plus spectaculaire et plus inexplicable encore, le cas de ces quatre musiciens amateurs, decides ä ignorer le concert de plein air dans le pare municipal, et ay ant préféré se réunir ce soir-la chez ľun d'entre eux pour faire de la musique entre amis, jusqu'au moment oü ľélectricité est venue ä manquer: les musiciens se sont interrompus, prives de lumiěre pour lire les partitions, et les notes du 46 deuxiěme mouvement, andante cantabile, du quatuor ä cordes en ut majeur Les Dissonances de notre eher Wolfgang Amadeus Mozart, sont restées en suspens sur les instruments, sauf le premier violon, qui a continue ä jouer de memoire, tandis que le maítre des lieux s'af-fairait au rétablissement du courant. Cela prenait du temps de réparer les plombs qui avaient sauté - il avait fallu trouver une chandelle - et il y a eu une sorte de gré-sillement suivi d'un coup mat, comme si ľ installation, sur le point d'etre réparée, avait flanché ä nouveau, révéiant un court-circuit. Mais le violoniste a fini par s'inquiéter d'une telle attente et, dans ľobseurité per-sistante, par trouver arranges ľimmobilité et le silence autour de lui: plus exactement, le sentiment d'une situation anormale ľa envahi d'un coup, et lorsqu'il s'est tourné vers ses amis, les Interpellant sans obtenir de réponse, il a découvert leurs corps inertes: l'altiste, le front contre le dossier d'un fauteuil et la téte dans les mains, comme s'étant endormi subitement sous ľeffet d'un puissant narcotique, le violoncellisté enlacé ä son instrument, et le deuxiěme violon, leur nôte ä tous, qu'il est allé retrouver ä tätons, aťfaissé au fond du placard, au pied des conipteurs électriques, la chandelle éteinte et renversee sur le sol. Le premier violon a raconté son effroi, aprěs ses découvertes macabres, ä ľidée qu'un assassin fou avait provoqué la coupure de courant pour perpétrer ses meurtres, et qu'il se cachaií dans ľobseurité, prét ä surgir par surprise, d'un instant ä ľ autre s pour exécuter sa derniere victime: alors il s'était mís ä hurler et ä courir en tous sens, butant contre les meubles et trébuchant sur les cadavres, cherchant une issue au cauchemar, jusqu'ä parvenir enfin ä se jeter dans la rue et la, ä ľair libre, étre terrasse par une crise de nerfs. A ľarrivée de la police, un examen superficiel des corps sans vie avait vérifié ľabsence de tout coup ou blessure, et une autopsie s'imposait avec pour premiére hypo- 47 these celie ďune intoxication ou ďun empoisonnement collectif. Pármi les proees-verbaux des différents commissariats et postes de gendarmerie, toujours datés de la merne miit, on avait trouvé celui qui consignait les circonstances de la découverte des cadavres de trois jeunes paysans, écroulés dans un fossé, ä quelques pas de la ferme qu'ils regagnaient, et il avait été établi que, quelques minutes avant leurs décěs incompréhensibles, une carriole qui ramenait les participants ä une féte, dans un village voisin, les avait déposés ä proximité de chez eux, avant de continuer son chernin joyeusement, éloignant dans la nuit les chansons entonnées par ceux qui étaient restés ä bord, et qu'accompagnait un accor-déoniste. Par ailleurs, on avait fini par rapprocher du phénoměne meurtrier le cas de deux passagers d'un bateau de croisiěre qui descendait le Danube en provenance de Vienne, et dont il avait été vérifié qu'il était passé au large de notre ville pendant la soiree alors que les voyageurs, aprěs diner, prenaient le café et les digestifs, et fumaient le cigare dans le salon, au son d'un orchestre de femmes: c'était un couple en voyage de noces et qui, dans un désir ďaparté romántique, était sorti prendre ľair sur le pont. Leurs corps inertes avaient été retrouvés au petit matin, effondrés en travers d'une coursive, par un matelot qui avait buté sur eux, alors que le navire était déjä passé dans les eaux roumaines du fleuve. De tels cas avaient été repérés dans les circonstances et dans les lieux les plus varies, en ville ou dans le proche voisinage, s'ajoutant aux quelques décěs de personnes dont la participation au concert de plein air dans le pare municipal avait été avérée, en tete desquels était toujours cite le jeune couple d'amoureux foudroyé sur le trottoir, dans une rue du ghetto, sous ma fenétre. De ľ analyse de touš ces cas ne ressortaient que des constatations ambigués, peu concluantes, qui ne permettaient pas de determiner avec assurance si la 48 musique était le facteur qui avait attiré le malheur sur les victimes ou si, au contraire, eile avait consume une protection contre le mal, une parade contre ľattaque mortelle, mais dans une majorite des situations on a note que les décěs étaient survenus en relation plus ou moins directe avec une ambiance ou un moment musical, alors que, paradoxalement, les rescapés proches des victimes étaient précisément ceux qui produisaient de la musique au moment de la crise foudroyante. II s'est trouvé aussi d'autres cas, assez différents par certains aspects pour tempérer cette analyse et ces rapprochements, et méme pour les mettre en doute, voire pour les contredire. Dans une perplexité face ä ces premieres manifestations tragiques du fléau qui n'a pu étre reprochée aux autorités, celles-ci ont cm bon de réagir de maniere radi-cale, en interdisant toute activité et toute pratique musi-cales et en proscrivant jusqu'au moindre son issu de ce qui pourrait ressembler de pres ou de loin ä un instrument de musique, comme une trompette ou une crécelle ď enfant, une corne de berger, une cloche de tramway, un klaxon ď automobile ou un stiftet de chef de gare, Pendant une perióde de trente jours, orficiellement décré-tée et appelée perióde ď observation, la musique a été bannie de notre ville, y compris celie venue d'aiíleurs et diffusée par les emissions de radio, tous les postes étant réduits au silence musical et mSme lors de ľhymne national qui ouvrait et concluait les programmes quoti-diens. Étaient aussi dispenses de cet hymne et de toutes marches militaires ou choeurs patriotiques, les événe-ments oü on les fait résonner dans toutes sortes de circonstances, sous toutes sortes de prétextes, joués ou chantés par toutes sortes d'orchestres, de fanfares muni-cipales, d'harmonies militaires ou ďorphéons, comme les rencontres sportives internationales, les inaugurations de monuments publics, les reunions commémora- 49 tives ďanciens combaítants, les féies patronales et les celebrations hisíoriques. Les offices reíigieux étaient privés de leurs orgues et de leurs harmoniums, et les chceurs de petits garcons aux voix de fílles étaient plus que jamais des voix blanches: on leur avait coupe le sirflet, si Ton peut dire, au risque de voir arriver ľépoque imminente de la mue qui fait déchoir les anges. Les carillons des églises et des temples avaient été places sous la garde d'un gendarme car certains cures et pas-teurs, en rebellion contre la regie établie par les pouvoirs publics sans concertation avec les autorités religieuses, restaient convaincus de pouvoir eloigner le diable ä grands coups de sonneries. En cas d'alerte de quelque nature que ce füt - noyade, naufrage, déraillement de chemin de f er, foudroiement, incendie ou nouvelle manifestation cruelle du fléau sans nom -, d'autres moyens, comme les appels par haut-parleurs, devaient ětre pré-férés aux sirěnes ď alarme et au tocsin. Quant au glas, qui d'habitude succěde ä la catastrophe et en accom-pagne lugubrement la lamentation, il fut proscrit lui aussi afin ďéviter le risque qu'il n'anticipäl sur un mal-heur nouveau ou supplémentaire en ľattirant. Les musi-ciens de rue, peu informés des événements de ľactualité et qui, pour la plupart, ne savaient pas lire, furent ramas-sés et rassemblés par la police, et leurs instruments qui constituaient leur outil de travail et leur gagne-pain -comme pour moi mon vieux Bechstein - furent confis-qués jusqu'ä nouvel ordre, y compris le jeu de verres en cristal de Bohéme, diversement remplis d'eau, sur lesquels une charmante jeune fille aveugle, du bout de ces doigts qui laissaient réver ä ce que pouvaient étre leurs caresses, faisait vibrer des valses, des polkas et des mazurkas ä un carrefour de notre vieux ghetto. Les maneges de la fete foraine faisaient taire leurs orgues de Barbarie, et tournaient en silence comme dans ces films muets dont, depuis deux ou trois ans, le cinema parlant 50 nous avait déshabitués. Les bals populaires devenaient les líeux d'exercices étranges: le chef ďorchestre tour-nait le dos ä ses musiciens, désosuvrés mais fiděles au poste et jouant par des mimiques au corps de ballet, et de sa gesticulation muette il dirigeait directement les danseurs. On n'entendait que le glissement des sernelles sur le parquet, l'impact des talons, le bruissement des étoffes, quelques soupirs en mesure. Les parades et les spectacles de cirque étaient soudainement désorganisés, privés de leur structure porteuse et de leur rythme par ľabsence de musique: on voyait les artistes banquistes de toutes disciplines, les clowns comme les acrobates, les magiciens comme les jongleurs, les écuyěres et leurs lippizans comme les dompteurs et leurs tigres du Bengale, brusquement décontenancés, désemparés, coupés de leurs repěres, de leur soutien musical et de la partition qui était aussi leur programme, déclenchant leurs actions extraordinaires, ponctuant leurs prouesses, don-nant au public le signal des souffles ä retenir, puis des acclamations ä faire exploser et crépiter. Les animaux savants ne voulaient plus rien savoir. Les petits enfants étaient privés de leurs berceuses, et gardaient les yeux ouverts, sans comprendre pourquoi ľobscurité restait vide et froide, sans la douceur, sans la chaleur ďune melodie. Dans les salons des maisons bourgeoises, la fille aínée était dispensée, ä ľheure du the, de La Truite de Schubert dont se régalaient d'habitude, entre deux petits fours, et avec un ravissemení inépuisable, les dames poudrées, sucrées et parfumées, qui étaient les amies de sa mere. Et ma voisine du premier étage, la comměre Illona, qui ne savait preparer la päte de ses strudeis, fine comme du papier ä cigarettes, qu'en fredonnant des chansons de son village natal, en Transylvánie, ratait désormais toutes ses patisseries, au grand dam de son gourmand et de son lubrique époux, le bossu Ecer, qui en prenait pretexte pour redoubler de lubrícité, f aute que 51 sa oourmandise püt étre satisfaite. On capturait les rossVnols et les merles chanteurs, si musiciens en cette saison des amours, on enfermait dans les caves les perroquets, les canaris et les mainates. Les quelques coqs gardés en ville ou dans les faubourgs en guise de réveiíie-matin par les propriétaíres de quelques jardinets étaient expédiés dans des fermes de montagne, ä moins que j'occasion ffit jugée bonne de les faire passer ä la cocotte, si ľ on peut dire sans jeu de mots. La moindre ébauche de melodie esquissée avec le moindre filet de voix par un contrevenant, ignorant les regies, oublieux ou distrait, devenait un événement surnaturel auquel les oreilles prétaient d'abord une attention charmée, telies des bouches assoiffées qui se tournent dans la direction oü se fait entendre ľécoule-ment miraculeux d'une source dans le desert, ou comme Ies tournesols qui s'orientent en chceur vers le soleil. Mais bientôt les auditeurs retrouvaient la conscience d'un danger et ľétourdi, ou le provocateur, était bien vite museíé: 3cs plus legalities, ou les plus trouillards, auraient été jusqu'ä ľempécher de respirer. La musique, drogue empoisonnée et désormais interdite, devint un prodult rare, clandestin, une marchandise de contre-bande: les plus disciplines, les plus obéissants, ou les plus efŕrayés par les risques, s'interdisaient la musique jusque dans leur téte, sous cette forme silencieuse, Interieure et mentale, que pratiquent les compositeurs au travail devant les feuillets de leur papier ä musique, dont il faut remplir les portées, une forme ďécoute ä laquelle certains grands musiciens furent condamnés pour toujours par la surdité, comme Beethoven. On n'a d'ailleurs jamais su si les sourds, pendant ces temps de prohibition musicale de la perióde dite ď observation, ressentirent une difference, un manque, qui se seraient manifestes dans les comportements et dans ľétat du 52 monde visible, ni non plus si leur infirmité les immuni-sait contre un mal lie ä une forme d'expression ä laquelle ils n'avaient pas accěs, ce qui, réciproquement, interdi-sait cet accěs en eux. Cette année-lä, les fétes campa-snardes. d'origine paienne-, qui saluent le debut de ľ été par des banquets, des chants et des danses, des orgies villageoises, ressemblěrent ä des pantomimes de fan-tômes, prives de voix et n'émettant que des souffles. Aprěs la chaleur, c'était la peur qui étouffait les étres sous son couvercle. Dans les hameaux et dans les fermes des environs, on levait les verres de vin et les chopes de biěre tristement, et les chansons ä boire, qui incitent ďhabitude ä la recherche de ľivresse dans ľalcool, étaient réduites ä quelques notes échappées d'un gosier par distraction et trop tard, quand ľébríété déjä acquise sans bonne humeur, sans joíe, a commence de brouiller la conscience. Parfois, pour éviter le silence accablant, on récitait ä plat les paroles du repertoire traditionnel mais, prives de musique, les mots résistaient, enfouis dans la memoire, refusant de remonter ä la surface. Flot-tant dans une sorte de vide, les vers d'un refrain s'inter-rompaient, ayant perdu leurs enchainements, et les paroles restaient en suspens, car il fallait se rememorer ť air de musique qui les portait comme 1'eau porte les embarcations des pécheurs au-dessus des poissons qu'elle conticnt - mais ne faire cela qu'en silence, sorte d'exercice de cafcul mental, et comme en cachette -, pour retrouver le sens des phrases qui est musique lui aussi, et inseparable d'elle. Les apostrophes joyeuses et provocantes, les tournures piquantes et polissonnes, les rimes obsédantes et les jeux de mots qui font mouche depuis toujours semblaient couverts d'un voile de deuil et défiler en un cortege funěbre, silencieux et sombre, qui aurait pris la place d'une noce: on avait perdu la musiquc au moment des amours avec elle. Le facteur en tournée n'annoncait plus son approche par le sifflo- 53 teraent de ses marches et de ses galops favoris, qui don-naient ä son pas im rythme soldatesque et ľ energie d'une Charge de cavalerie sur le champ de bataille paisible du pavé des rues et des ruelles, et le courrier qu'il distribuait sembiait voué aux mauvaises nouvelles. Les petites filies ne chantaient plus de comptines ä leurs poupées, qui restaient silencieuses, mais d'un silence inédit, moins attentif, dans une relation moins complice, moins riche de sous-entendus, puisqu'il faut avoir entendu pour adresser en retour un acquiescement sans parole. La detention d'une boite ä musique, d'une pen-dule ä carillon ou ä coucou, d'un automate ou d'un jouet musical - des objets désormais considérés comme aussi dangereux que des bombes ä mécanisme de retardement -, devait étre déclarée et les clés des remontoirs remises ä la police. II y eut des fraudeurs qui, apres quelques jours d'abs-tinence forcée, ont éprouvé ľimpossibilité de se passer plus longtemps de musique et qui transgressěrent clan-destinement ľinterdiction - certains d'entre eux furent dénoncés par leurs voisins, et quelquefois par ieurs amis ou par un parent, sans compter les denunciations mensongěres, pour assouvir une vengeance -~, et il y eut aussi les provocateurs qui se jetěrent dans la rue en souf-flant - plus bruyamment que musicalement - dans une trompette, ou en donnant des accents de grandes orgues ä un accordéon musette ou eacore,faute d'un.meilleur instrument, en transformant une batterie de casseroles et de chaudrons en batterie de tambours et de cymbales: tous finirent par étre maitrisés par le voisinage, vite enclin ä collaborer avec la police, puis livrés ä celle-ci, arrétés et jetés en prison sans ménagement. La peur imposait sa loi, car les peureux sont de loin les plus nombreux et, paradoxalement, cette loi du plus fort était aussi celle des moins courageux. Chez certains, ce 54 silence particulier qu'est ľ absence de musique provo-quait tout simplement une perie de la raison, ei cette privation, ce sevrage faisait montér en eux un délire: untel se mettait ä la fenétre en pleine nuit et braillait des chansons paillardes, avec le sentiment de ne braver que les convenances par la erudite et ľindécence des paroles, alors qu'il se donnait surtout ä écouter un peu de pauvre musique, croyant cacher sa faute principále sous une faute secondaire, et donner le change pour faire oublier qu'il était un contrevenant passible de sanctions sévěres. II n'appelait que trop ostensiblement sa mise ä ľamende pour offense ä la pudeur et pour tapage nocturne, et faisait mine de considérer que les airs ä quatre sous des chansons de corps de garde ne sont pas de la musique, et n'étaient pas concernés par ľinterdiction: mais c'était bien d'une mediocre melodie qu'il s'était grisé les oreilles. II est arrive que tel autre s'empare d'un instrument qu'il n'avait jamais appris ä jouer, et qu'il en tire précipitamment et ä grand fracas quelques notes enivrantes, sons musicaux malgré les dissonances du hasard et de la maladresse, comme on ouvre n'importe quel flacon, pourvu qu'il contienne un alcool dispensa-teur d'oubli, ou comme, la gorge sěche, on se désaltěre sans vouloir rien entendre ä une flaque d'eau mortel-lement empoisonnée, plutôt que de mourir de soif. II y a eu le cas de notre plus célěbre cantatrice, Magda Grun-wald, notre gloire locale et nationale, pourtant respec-tueuse de la loi et des consignes officielles, et ďailleurs elle-méme respectée et adulée par les autorités, mais qui - c'était plus fort qu'elle -, dans les entretiens qu'elle donnait aux journalistes au sujet des événements, de méme que dans les négociations qu'elle continuait d'avoir pour ľavenir avec les impresarii et les directeurs de theatres lyriques, et tout simplement dans ses conversations quotidieimes, publiques ou privées, ne pouvait se retenir de lächer quelques notes pármi les mots, e'est- 55 ä-dire de faire chanter sa diction et finalement de mélo-diser ses phrases en empruntant ä Schubert, ä Brahms ou ä Mahler, voire méme ä Rossini ou ä Verdi. On lui a infligé des contraventions symboliques, car eile bénéfi-ciait de circonstances atténuantes, et le sursis lui était accordé. Dans une rue de notre vieux ghetto, ií y eut une vieille femme forcenée qui s'évertuait ä ne s'adresser ä ses voisins et aux commergants qu'en parodiant des grands airs ďopéra - et surtout Wagner, dont l'enflure et les tonitruances se prétaient idéaleraent ä la caricature -, defiant le fléau meurtrier de la faire take, et peut-étre portant ľépouvante chez ľennemi par ses interpretations, épouvantables en effet et sacrileges, car eile s'époumonait impunément du matin au soir, et il fallut la bäillonner sans que ľon ait pu constater si les vociferations intempestives de sa bouche édentée avaient eu sur le fléau un quelconque effet répulsif et dissuasif ou, au contraire, attirant et incitatif. II y eut des actes de malveillance - par exemple un chat souraoisement depose et läché sur le clavier d'un piano par une domes-tique rancuniěre, en vue de nuire ä ses patrons innocents de toute infraction ä la regie, au passage d'une ronde de la maréchaussée -, et jusqu'ä des tentatives d'homicide: un poste de radio, réglé sur ľémetteur d'une station étrangěre, était mis en marche en plein programme musical par des mains gantées, anonymes, qui dispa-raissaient aussitôt aprěs avoir fait résonner ľengin presume meurtrier pres d'une victime choisie et, de toute facon, 1'auteur d'un tel acte était sür de nuire, car si la musique ne suffisait pas ä attirer ľattaque foudroyante du fléau, du moins attirait-elle immanquablement l'oreille d'un mouchard, et une inevitable dénonciation. Le critique musical du principal journal d'opposition s'avisa de recenser tous les cas de désobéissance civique et toutes les infractions ä la regle de prohibition: il décou-vrit, preuves et témoignages ä ľappui, que tous les 56 contrevenants survivaient ä la perióde dite ďobservation, ä ľexception de irois cas recensés, oü les coupabíes, pris sur le fait, avaient été contraints ďinterrompre leur écoute ou leur pratique musicale et, arrétés par les forces de ľ ordre, avaient succombé pendant leur transfert vers un commissariat, sans que íeurs décěs aient pu étre mis sur le compte de brutalités policiěres, d'autant que des policiers eux-mémes avaient laissé leur vie dans ces operations. Dans ces cas,les autorités n'ont pas manqué ďexhiber les cadavres des contrevenants, ä la fois coupables et victimes, parfaitement exempts du moindre coup ou blessure et présentés comme ayant succombé au fléau du fait de leur imprudence, mais on passait sous silence les pertes pármi les rangs de la police. En fait, la grande majorite des nouvelles victimes s'est trouvée pármi la grande majorite de tous ceux qui ont respecté scrupuleusement ľ interdiction, par peur du fléau cumu-lée ä la peur des sanctions, par soumission aveugle aux ordres venus d'en haut, et censés porter reměde au désordre venu de plus haut encore. Pendant les trente jours de la periodě dite ďobservation, et sauf les écarts que je viens ďévoquer, qui sont restés de rares exceptions, notre viíle si mélomane, et tout particuliěrement notre vieux ghetto si musicien, sont devenus étrangement silencieux; pour un instru-mentiste ou pour un amateur de musique qui n'a jamais connu une telle situation, une telle forme de silence, i! est difficile d'imaginer ä quel point ľabsence de musique s'entend. C'est au cours de cette perióde, dite ďobservation, que, pour la premiere fois, je me suis posé la question: «Quand la musique cesse, est-ce le silence, est-ce le bruit ?» En fait, on découvre qu'il y a une multitude de bruits courants, communs, ordinaires, qui sont comme la texture du silence: l'oreille les assimilc au silence, car ils ne signifient rien de particulier, seule- 57 ment des presences sans intention de se faire remarquer, seulement ľactivité quotidienne des homines sans désir ďattirer ľattention sur eile. L'oreille assimile ces sons ä un niveau de bruit general qui n'a pas valeur de signe ou de signal, et eile fínit par ne plus les distinguer, par ne plus y préter attention, comrae ľoccupant d'une maison située au bord d'une voie de chemin de fer finit par ne plus entendre le surgissement brutal, en pleine nuit, d'une locomotive mugissante, suivi de ľébranlement ďun interminable convoi de wagons martelant les rails, car ses oreilles de dormeur ont définitivement identifié et classé ces irruptions sonores au rang des événements normaux et naturels de la nuit, qui ne méritent pas ľattention et ne doivent pas le tirer de son somrneil. Méme pendant le jour férié le plus calme, au cceur de Vété, quand la ville, livrée au désceuvrement, ä la paresse, et figée dans la torpeur, a été désertée par ses habitants qui se sont evades vers les campagnes, les montagnes, les plages sur les berges du fleuve, les rivages des lacs et la fraicheur des torrents, il lui reste une rumeur qui est sa respiration inconsciente, son empreinte sonore, sa signature particuliěre dans le silence. On pourrait étudier ce qu'est le son d'une ville quand il n'y a plus aucun bruit remarquable et qu'on peut la dire morte, on pourrait comparer les silences des différentes villes, analyser en quoi ils sont distincts, et finalement reconnaissables les yeux fermés. Le silence de Londres et celui de Paris sont-Us semblables lorsque, dans chaque ville, se sont tues les langues anglaise et fran9aise ? Y a-t-il un méme silence ä Berlin et ä Vienne - des villes ou se parle la méme langue, avec des accents différents -, ou ces silences ont-ils du moins une plus grande ressemblance lorsque la langue commune qui fait se ressembler leurs sonorités en periodě ďactivité, les jours ouvrables, est comme retenue par des millions de doigts poses sur des millions de bouches ? Dans une ville silencieuse, 58 le passage lointain d'un tramway, le bourdonnement d'un avion dans ie ciel, le déclenchement d'une siréne d'alarme, la cloche ou la come d'un bateau qui passe sur le fleuve deviennent des bruits qui se détachent, et qui s'étalent comme une tache de couleur sur un fond gris, uniforme. Peut-étre est-ce parce que je suis moi-méme musicien, et que j'ai toujours été entouré par d'autres musiciens, rnes proches, mes amis ou mes collěgues, que l'absence de musique pendant la perióde dite d'observation m'a ďabord paru si terrible, et je ne sais si ľ ensemble de nos concitoyens, ou du moins une majorite d'entre eux, ont ressenti de la méme facon cette absence, ce manque, cette privation. Peut-étre ont-ils été principalement préoccupés de verifier ľeffet bénéfique du décret administratif ďinterdiction, mais les événements ont vite pris une tournure contraire aux previsions officielles et aux calculs de nos dirigeants, et pendant la periodě dite d'observation la mortalite a cruellement augmente de quarante pour cent. II était difficile ďattri-buer ces décěs en surnombre ä ľactivité musicale, qui avait été percue comme ľorigine et comme la condition de propagation - son milieu de predilection - d'une epidémie meurtnere, puisqu'il n'y avait plus la moindre musique, ni pratiquement la trace de la moindre note isolée qui, réduite ä cette solitude, ne suffit pas ä faire naitre un événement musical, percu comme tel. A ce registre, je dois signaler pourtant la tentative, finalement déjouée par les detectives de la police, guidée par quelques zélés délateurs, d'une poignée de mes amis, tous membres de ľorchestre du Conservatoire et habitant le méme quartier, qui s'étaient organises - puisqu'ä eux, en tant que professionnels, avait été consenti le privilege de conserver leur instrument ä la maison - pour que chacun chez lui, fenétres grandes ouvertes, ne joue qu'une seule note, une note unique, en principe non décelable comme musique, et pour que tous ensemble, 59 déployant ce jeu ä raison ďime note unique par instrument et par musicien, parviennent ä dérouler la Hgne continue et harmonieuse d'une melodie en dépit des zigzags, des hauts et des bas, et de la dispersion de cet orchestre de chambre - un octuor - écíaté et étendu ä plusieurs logements, dans ľespace de tout un quartier. Cet acte de désobéissance civique. de tricherie et de resistance aux directives des pouvoirs publics a failli etre jugé comme une manoeuvre séditieuse et comme un complot insurrectionnel. Par ailleurs, c'est ä cette époque, vers le milieu de la perióde dite ďobservation, que des témoignages ont commence ä afřluer, faisant état, dans le silence relatif que je viens ďévoquer - c'est-ä-dire dans une ambiance sonore exempte de musique -, de bruits d'une nature singuliěre, dont les observateurs s'accordaient ä dire qu'iís précédaient de peu les morts subites, les trépas inexplicables. Des sifflements, des grondements ou des grésillements, précédant un bruit sourd ou sec, avaient déjä été rapportés, ici et la - et je me souviens avoir moi-méme percu un son sans contour ni matiěre, le soir des premieres victimes, tombées sous ma fenétre -, mais maintenant plusieurs témoignages décrivaient les morts comme foudroyés par un coup de tonnerre dont ľexplosion restait lointaine et la décharge électrique invisible, éclat de foudre sans éclair, sorte de froissement de couches ď air glissant ľune contre ľautre jusqu'ä s'entrechoquer, comme de lourdes plaques de fonte qui auraient flotte dans le cieí, derriěre l'horizon. Lorsque je me suis rendu une nouvelle fois chez mon maitre Aaron Chamansky, c'était dans les premiers temps de la perióde dite ďobservation, qu'il avait aus-sitôt rebaptisée la Symphonie du silence et, commentant cette formule, il a precise: «Contrairement ä ce que croient les pouvoirs publics, lc silence dc la musique qu'ils nous imposcnt n'est pas un silence sans musique: 60 ce silence est encore de la musique, c'est un silence dans la musique, pris dans eile, un silence de méme nature que celui dont ont fait usage touš les compositeurs pour separer et distinguer les sons, un moyen expressif comparable au timbre ou ä la melodie. Nos pouvoirs publics ne font que reprendre et amplifierTusage du silence auquel les modernes comme Claude Debussy ou Anton von Webern ont donné un role de premier plan, dans la composition musicale. Ce silence impose par les autori-tés est simplement plus long qu'aucun des silences pré-vus par les compositeurs eux-mémes, et c'est pourquoi j'appelle cela la Symphonie du silence, un silence abso-lument musical et qui nous prepare, nous sensibilise, nous porte ä un degré ďattention extréme ä ľarrivée de la premiere note. D'ailleurs, cette premiere note ne saurait tarder...» Par ces simples paroles, mon maítre Chamansky avait déjä bouleversé ma perception et mon sentiment de la situation présente. II me donnait la elé veritable du grand silence de la periodě dite ďobservation et, děs ces quelques mots, prononcés ä mon arrivée, il avait déjä largement répondu ä mes interrogations du jour. Mais ses réponses appelaient évidemment des questions de plus grande ampleur, que mon maitre Chamansky me voyait formuler sans les articuler, par la simple expression émerveillée et attentive de mon visage. Alors, il a complete sa pensée, et il a prédit la suite des événements ä peu pres dans ces termes: «La musique n'est liée au fléau qui nous menace que comme la seule force capable de s'opposer ä lui, de lui résister et de le vaincre. C'est pourquoi je veux voir le silence de la perióde ďobservation non pas comme une interruption mais comme une ponctuation de la musique. Et ďailleurs, si ľon épluche de pres les comptes rendus des événements dramatiques, on constate que le mal frappe ecux qui sont pres de la musique mais dans un écart qui les prive de sa protection, car ils sont alors dans un 61 silence non musical, soit qu'ils ne participent pas ä la musique tandis qu'elle est présente, soit qu'ils l'inter-rompent sans raison musicale et par un silence brusque-ment étranger ä ía musique, ou méme contraire ä eile, en conflit avec eile. La musique attire le fléau comme ce qu'íí y a de meilleur en ľHomme, ce ä quoi il s'at-taque et qu'il veut détruire, et la musique lui signále done ces hommes-lä, mais en méme temps la musique est plus forte que le fléau, et e'est pourquoi il ne s'at-taque jamais frontalement ä eile: il la repěre et frappe juste ä côté, ceux qui se sont un instant écartés d'elle, échappant ä sa protection. Mais si, comme je le pretends, le silence impose ä la musique, aux mélomanes et aux musiciens est encore de la musique, une sorte de musique passive, alors e'est ce silence particulier qui attire le fléau sans que la musique soit en mesure de pro-téger et de riposter, Ceux qui obéissent et qui renoncent ä la musique sont doublement vulnerables: parce que leur silence musical les designe et parce que dans ce temps de silence, la musique ne les protege plus. Si l'in-terdiction de ia perióde d'observation se prolonge, on finira par ne plus distinguer le silence musical et le silence hors de la musique, contraire ä eile, et nous serons entrés dans un silence de mort, e'est-a-dire un silence oü Ia mort frappera sans discernement et régnera sans partage, et alors on préférera peut-étre la musique, quel qu'en soit le risque presume. On découvrira qu'il n'y a pas de musique funehre et que méme celieš qui s'intitulent ainsi sont des musiques de defense contre le silence, contre la mort. Si je ne dors plus que deux ou trois heures par nuit, c'est parce que les nuits sont courtes en cette perióde de ľannée, et parce que je dois iravailler d'arrache-pied, car je sais que, par les temps qui viennent, on aura besoin de bons instruments, comme les farttassins ont besoin de bons fusils... Plus la musique est belle, plus son execution est parfaite, et 62 plus grande est sa force contre le mal: a-t-on jamais vu un acte de vandalisme frapper un mediocre tableau de peinture? Ce sont toujours les ceuvres importantes, voire les chefs-d'oeuvre, qui sont vises. Bien súr, e'est la beauté qui attire le Mai. Mais alors e'est eile qui reste encore le dernier et le seul rempart contre lui. Je prévois une forte augmentation des enrôlements dans les rangs de la musique... Et je prédis que ľ on verra avant long-temps les autorités faire battre la campagne par des musiciens sergents recruteurs!» Tels ont été les propos prophétiques -je leur reconnais cette dimension aprěs coup, mais je la soupconnais déjä - de mon maitre Aaron Chamansky, le génial créateur d'optiques pour les sciences biologiques et astronomiques, pour la photographic et le cinématographe, de venu luthier, créateur de violons, ďaltos, de violoncelles et de contrebasses, de qui j'ai tout appris en matiěre ďhistoire et de théorie musicales, mais aussi en philosophic des sujets qu'ií n'enseigna jamais, bien sur, mais qui n'ont cessé ďoc-cuper son esprit toute sa vie car- bien avant que soit analyse et reconnu ľapport fundamental de la musique romantique, Íl avait examine et compris tous les liens de la musique ä la matiěre, ä ľ image, ä la couleur. Děs le debut de la perióde dite d'observation, que mon maitre Chamansky avait appelée la Symphonie du silence,)'á\ été contraint de suspendre mes cours parti-culiers ct je me suis retrouvé au chômage, menace ä court terme de ne pouvoir payer le loyer ä ma logeuse, ni la note mensueíle de ľépicier. Esther continuait de venir trois matins par semaine pour ľentretien de mon intérieur et le soin de mon linge et, si la perióde dite d'observation devait se prolonger, j'ai craint de ne pouvoir plus faire face ä cette dépense, mon seul petit luxe de célibataire, car je n'aurais pas accepté qu'elle continual son service pour moi tandis que j' aurais commence 63 ä accumuler une dette en vers eile. Mais ľ autre Esther, celie de ľapres-midi, mon apprentie musicienne, mon élěve favorite, si aŕľamée ď etude, a souhaité maintenir ses visites, méme s'il nous était interdit ďeffleurer le clavier de mon vieux Bechstein. S'adaptant aux cir-constances et toujours préte ä tirer quelque avantage du pire, avec une santé ďesprit et un optimisme rayon-nants, eile en profitait pour attendre de moi une lecon plus théorique, plus speculative et, pendant ľheure que nous aurions du passer ensemble ä faire de la musique, nous parlions de musique, et c'était une autre facon d'en faire dans le silence du piano. Mon écoliěre manifestait un appétit illimité d'informations de toutes sortes, sur les sujets musicaux les plus divers, et jusqu'aux techniques de fabrication des instruments. Sans jamais enfon-cer une seule touche ni faire résonner la moindre note -et parfois en pianotant sur le couvercle fermé de mon vieux Bechstein -, il nous est arrive de passer toute ľheure sur trois mesures d'une piece de Bach, de Chopin ou de Liszt. A la fin de la lecon, Esther en acquittait le monlant avec sa discretion habituelle, détournant mon regard de sa main et du petit billet de banque par un sou-rire dont il eüt été trop douloureux de se priver et, dans ce geste aussi inconscient de lui-meme que celui d'une main de femme qui laisse tomber un mouchoir, eile me rendait parfois - quand les jours coíncidaíent -, le méme petit billet de banque que ľ autre Esther, l'Esther-du-matin, du dépoussiérage de mes meubles, de la Iessive et du repassage de mon linge, avait trouvé dans une enve-loppe, sous le moulin ä café, dans la cuisine. Pendant les trente jours de la perióde dite ď observation, ces lecons de musique sans musique, et d'une certaine facon silen-cieuses - mais mon maitre Chamansky m'avait íivré le secret et le sens pleinement musical de ce silence -, ont été les seules que j'ai données, mon unique activité professionnelle, et Esther est restée comme ma derniěre 64 élěve, ľétudiante jusqu'au-boutiste des derniers temps, lorsque ľétude semble aux autres inutile et inefficace pour hitter contre la fin. Ce sentiment s'est precise et s'est impose avec force lorsqu'un malheur est arrive, et que j' ai du verser ma quote-part de chagrin personnel face ä 1'augmentation vertigineuse des décěs mystérieux et de la liste des victimes de l'ennemi invisible, innom-mable: mon élěve Antonín, un garcon charmant, doué pour le piano et merveilleusement distrait pour tout ce qui ne relevait pas de son attention merveilleuse ä la musique, s'est présenté un aprěs-midi de la perióde dite cľobservation et, sur le seuil de la maison, il a croisé ma voisine du premier étage, la comměre Illona, de plus en plus vexée et irritée de rater ses strudeis et d'etre quo-tidiennement vilipendée par son gourmand et lubrique époux, le bossu Ecer. Sur un ton enjoué et espiěgle, le jeune gargo« a lancé ä la mégěre: « Aujourd'hui, madame la duchesse, ce sera un morceau écrit pour un prince qui charmera et régalera vos oreilles, car je dois éťudier une piece de M. Haydn pour un concours!...» Trôs exalte, comme ä son habitude, Antonín a brandi une partition. Mais la comměre Illona, indifferente au compliment, et soupconnant quelque marché de dupe, s'est énervée, et s'est mise en travers de ľescalier pour barrer la route ä mon élěve. Elle a gesticulé et eile a braillé jusqu'ä le contraindre ä rebrousser chemin sans qu'il ait pu progresser d'une marche vers mon second étage. Elle-méme m'a apprís plus tard, dans les larmes, les lamentations et les soupirs, tout ce qui vient d'etre dit de son altercation avec Antonin et, se frappant la poitrine, eile m'a méme avoué qu'elle lui avait jeté ä la figure: « Étourdi et imprudent que vous étes ! Ne savez-vous done pas qu'il est désormais interdit de faire de la musique et qu'il y a danger de mort ? Mourez si vous voulez, cela vous regarde, mais n'allez pas nous porter malheur! D'ailleurs, un mois de silence ca fait du bien, 65 et vous nous cassez assez les oreilles le reste de ľannée! J'espere que votre professeur, raon voisin Belä, n'est pas complice, car je n'hésiterai pas ä les trainer chez les gendarmes, lui et son maudit Bechstein! II n'a qu'ä trouver un autre metier! Qu'il enseigne done la dactylographie, il n'aura qu'ä changer de clavier et 9a f era moins de bruit! Retournez-vous-en chez vous, jeune imprudent, et ne vous avisez pas de fredonner la moindre note, si vous tenez ä votre santé!» Le jeune Antonín, inter-loqué par une charge aussi vehemente, ne s'est pourtant laissé convaincre et n'a finalement renoncé ä sa lecon, aux dires meines de la comměre Illona, ma voisine du premier étage - qui, aprěs coup, eüt préféré qu'il I'eüt bousculée pour passer en force -, que lorsqu'elle a exhibé les gros titres d'un journal, puis ďun deuxiěme, puis d'un troisiěme, et qu'elle ľa menace, en guise de puni-tion et ďédification, d'une revue de presse complete. Elle ľavait provoqué, pleurnichait-elle maintenant: «Les caractěres sont-ils assez gros ou vous faut-il une paire de lunettes, comme celieš que ľon voit sur les portraits de M. Schubert? Le petit prodige du clavier sait-il lire autre chose que du papier ä musique dont se torchent ses princes ? » Alors Antonín a fait demi-tour, tout penaud, laissant la comměre Illona ä la fois victo-rieuse et privée d'une plus complete victoire, comme je pouvais l'imaginer, car eile était bien partie, triomphant de la musique, pour vociférer et faire encore du bruit pendant une heure ou deux. Antonín, ce jeune musieien prometteur, s'était laissé intimider et vaincre par un peu de tapage, il s'en retournait, perplexe et décu, refai-sant en sens inverse le chemin qui, depuis trois ans déjä, le conduisait plusieurs fois par semaine depuis ľentrée du ghetto jusqu'ä chez moi, lorsque brusquement, au milieu du trottoir en plein soleil - ce qui a d'abord fait croire ä une insolation -, il est tombé de tout son long, laissant echapper de sous son bras les feuillets de la 66 partition de Haydn qu'il avait exhibée avec enthou-siasme, et qu'il ne jouerait jamais. Aussitôt informé d'un malheur qui me touchait d'aussi pres, je n'ai pu m'empécher de songer ä la prophétie de mon maitre Aaron Gharrmnsky- ä qui j'avais rendu visíte et dont j'avais entendu les paroles peu de temps auparavant et, désespéré, je me suis convaincu de ceci: si Antonín n'avait pas été intercepté et repoussé par la comměre illona en furie, et s'il était monté chez moi en toute innocence, en toute inconscience, peut-étre m'aurait-il entrainé ä déchiffrer en sourdine - comme on fredonne sur du souffle, sans timbrer la voix - la partition de Haydn, et alors il ne serait pas mort. La fin du mois de juin est tombée au milieu de la deuxiěme semaine de la periodě dite d'observation: c'était un jeudi et Esther est arrivée comme touš les jeudis matin ä 8 heures. Elle s'est consacrée ce jour-lä ä une grande lessive, car la canicule maintenait sa four-naise, on continuait ä suer du matin jusqu'au soir. et pendant toute la nuit jusqu'au matin: le change des draps, du linge de corps et des chemises s'accélérait, et je risquais méme de manquer de vétements légers dont on ne faisait usage chez nous, d'habitude, que pendant deux ou trois semaines, au plus fort de ľ été. Dans la situation nou-velle qui s'était installée, aucune obligation imperative ne me tirait děs le matin hors de chez moi - les repetitions des chanteurs ďopéra dont j'étais ľaccompagna-teur au piano, les cours de solfěge que je donnais dans un college et les quelques lecons ä domicile étaient suspendus -, et je me trouvais inhabituellement ä la maison pendant ces horaires oil Esther s'était toujours, jusque-lä, oceupée de moi en mon absence. Je ressen-tais une sorte d'indiscretion ä rester lä, dans ce logement qui devenait son lieu de travail trois matins par semaine. J'imaginais qu'elle préférait ne pas étre vue par moi 67 dans ces moments oů, en blouse grise, eile passait la ser-pilliěre sur le carrelage de la cuisine ou, ä quatre pattes, encaustiquait le parquet de la salle de séjour, astiquait et faisait briller les robinets de la salle de bains, changeait les draps de mon lit, ou étendait mon linge dans la petite piece ä usage d'office, ouvrant sur la cour intérieure. Ce que j'entrevoyais pourtant de toutes ces actions me semblait un spectacle inédit et charmant, et je me disais que j'aurais pu passer ma vie ä la regarder faire, ä la contempler dans ces activités et dans ce soin si méti-culeux qu'eíle consacrait ä mon petit monde intime. De nouveaux points de vue sur Esther, de nouvelles visions de ses attitudes, de ses gestes, des mouvements de son corps, des expressions de son visage, venaient enrichir, plus encore que ma connaissance d'elle, mon imaginaire projeté sur eile, qui s'était jusque-lä focalisé sur ľapercu qu'elle m'offrait au moment oú je quittais mon loge-ment et oü, par la porte de la cuisine, je ľentrevoyais penchée au-dessus de ľévier et me tournant le dos, avec le mouvement que cette vision, un matin particulier, m'a inspire, sans que pourtant je le realise, comme je ľai déjä dit. Pour ne pas géner Esther par ma presence, je trouvais des raisons de sortir et de m'absentér pendant la matinée: acheter le journal et découvrir les nouvelles au comptoir ďun café, faire malgré tout la tournée des lieux oü j'aurais du me rendre mais oü la musique était provisoirement interdite, eí y presenter mes salutations pour marquer que j' étais bien la, attache ä mes functions et prét ä reprendre du service děs que possible. Malgré le maintien de ces sortes de rituels de substitution, ma vie s'était ralentie comme celle de tous mes col-lěgues et amis, musiciens professionnels et professeurs de musique: la situation nous avait pris par surprise, et nous n'avions pas tout de suite compris dans quel calme plat de navigateur au milieu de ľocéan et dans quel désceuvrement nous entrions. Nous n'arrivions pas ä 68 croire que cela puisse durer, et lorsque je retrouvais mes amis Janos, Laszlo et Imre, ä l'auberge des Mahler ou ä la terrassc de notre café favori, le Sziszi Polka, nos humeurs étaient plutôt inerédules et goguenardes, et nous nous comportions avec ľ insouciance frondeuse de colíégiens dispenses de cours par une epidémie de grippe parmi ie corps professoral. Nous qui faisions de la musique ä un regime intensif depuis la petite enfance, c'est-ä-dire depuis vingt ou vingt-cinq ans, nous n'avons pas trouvé le répit ni le silence si insupportables, du moins pendant les premiers jours, car ľinquiétude puis ľaccablement sont venus aprěs. Je ne transmettais ä mes amis les analyses et les previsions de mon maítre Chamansky que düment banalisées et dépouillées de leur dimension prophétique car Janos, Laszlo et Imre avaient toujours considéré le luthier comme un artisan admirable et perfectionniste mais comme un esprit fantasque et, pour tout dire, comme un illumine avec qui la conversation pouvait vite prendre un tour déroutant, puis lassant, déorimant. voire épuisant. Ce ieudi. demier *. ■». í -j ' jour du mois de juin, ä 5 heures de ľaprés-midi, mon étudiante Esther - la seule ä qui je continuais de donner des lecons particuliěres pendant la periodě dite d'obser-vation, car eile seule conservait de ľintérét pour ces cours tout théoriques, sans aucun passage ä la pratique, que les autres élěves et leurs families jugeaient absurdes et peu rentables, considérant qu'ils représenteraient une dépense inutile - s'esí presentee pour une nouveile séance de musique sans musique, si l'on peut dire, merne s'il nous arrivait de lever le capot du piano pour étudier sur le clavier, sans jamais le faire sonner, une position des mains ou un probléme de doigté, avec la crainte qu'un espion ait pu nous observer alors que nous esquis-sions un acte reprehensible. Car nous ne changions rien ä nos attitudes ni ä nos dispositions, nous asseyant côte ä côte sur la banquette, devant mon vieux Bechstein 69 réduit principalement ä la fonction de pupitre ou de lutrin sur lequel étaient déployées les partitions, et la lecon prenait la tournure d'une analyse de texte, mais avec toujours, de la part de ľétudiante, une demande et une exigence qui comblaient le professeur. le flattaient dans son amour-propre et lui donnaient des raisons de continuer lui-méme ä apprendre, sou vent ramene au role de condisciple de celie qui était assise ä côté de lui, avec pour seuls maítres communs les grands génies de la musique. Nous aurions pu nous installer autrement pour cet examen des partitions, sans avoir ä prendre place devant un clavier qu'il nous était interdit d'effleurer: par exemple, en occupant mes deux fauteuils autour du guéridon. Mais ľ ambiance de la legem eüt été modifiée, et la relation peut-étre compromise. Sans ľ avoir jamais exprimé explicitement, nous ressentions le besoin de rester assis ľun ä côté de ľ autre sur la banquette et de ne jamais tourner le dos ä mon vieux Bechstein, qui ne se serait peut-étre jamais remis ďun tel abandon. Nous étions bien la, assis côte ä côte, non seulement ensemble face ä la musique, mais tournés vers cet instrument sans lequel la musique n'est rien, seul de tous les arts ä nécessiter des objets qui la restituent pour étre consommé par ses amateurs, ä chaque fois la méme et pourtant chaque fois différente, des objets vivants contrairement ä la toiie inerte du tableau de peinture oü les couleurs oní été déposées une fois pour toutes, instruments musieaux dont on peut dire non seulement qu'ils servent ä faire et ä refaire de la musique, mais qu'ils la contiennent, qu'ils en sont le corps vivant, les organes préts ä se mettre en mouvement et ä exister děs que la memoire leur est rendue par ceux qui détiennent cette memoire du corps de la musique et de ses organes: les interprětes. La presence du piano devant nous, ce corps en attente de nos corps, de nos mains, nous confir-mait dans notre etat de corps, de musiciens. Mon étu- 70 diante Esther et moi, nous étions ces corps capables de communiquer avec le corps du piano, de lui donner vie, nos corps, nos mains partageaient ce savoir-faire, cet art, et en cela, dans cette situation particuliěre, ils étaient des corps complices, des corps acCordés. Face au risque que cette relation soit rompue par ľiníerdiction de toucher au clavier, j'ai compris qu'Esther, mon étudiante favorite, assurément la plus sensible et la plus douée, de qui je pouvais me sentir intellectuellement proche, était aussi un corps,proche du mien, assis ä côté de moi, face ä la musique. Dans le silence du piano, dans le silence des corps, leurs odeurs se dégageaient, autre forme de leur memoire, de leur origine, de leur essence: je sentais cette odeur du piano qui ne m'était perceptible que lorsque je le retrouvais aprěs ľavoir quitté quelques jours, ä ľoccasion d'un voyage, et je sentais aussi l'odeur d'Esther: dans le silence de la musique, s'élevaient les parfums de ces corps silencieux. Une fois ľheure de la lecon écoulée, Esther s'est levée pour repartir, alors qu'aucun autre élěve n'atícndait son tour, comme cela se produisait parfois, le nouveau venu assistant aux derniers instants de la lecon donnée ä celui ou ä celie qui allait repartir, íégěre indiscretion qui établissait un relais, une continuité de mon enseignement, une com-munauté de mes élěves, et peut-étre tout simplement ce sentiment d'avoir son sort pris entre les mémes mains, comme lorsque, dans la salle d'attente du dentiste, on percoít les bruits des derniers soins apportés au patient precedent et qu'on entend la voix de ce dernier, alors qu'il prend congé. Depuis la mort d'Antonin, survenue moins d'une semaine plus tôt, j'ai commence ä craindre pour Esther qui était non seulement ma derniěre étudiante, mais une étudiante bien particuliěre et, avant de la laisser s'en aller, j'ai été sur le point d'enfreindre ľiníerdiction et de lui demander d'enfoncer au moins les touches d'un accord amorti sur le clavier, que j'aurais 71 pu camoufler sous la simulation d'une forte quinte de toux. Mais, outre qu' Esther aurait pu voir de la bizarre-rie dans une telle proposition, sorte de mánie fétichiste, eile s'était déjä dirigée vers le vestibule, presque sur la pointe des pieds car, merne si nous n'avions pas fait retentir la moindre note susceptible ďattirer ľ attention des voisins et d'entramer la delation, eile craignait que ses visites ne finissent par sembler suspectes, la question pouvant se poser de la legalite ou de ľillégalité de nos lecons de musique, supposées sans musique: ľétude musicale est-elle déjä de la musique, comme ľintention criminelle est déjä un crime ? Parfois, nous avions ľim-pression qu'une oreille était collée derriere la porte, cherchant ä déceler quelques notes camouflées et étouf-fées d'une pratique clandestine, et plusieurs fois nous avons entendu des pas dévaler précipitamment ľesca-lier aprěs que j'eus crié, de ma plus grosse voix: «Y a-t-il lä dehors une oreille pour m'entendre?» Dans les accents et le timbre de la voix d'Esther, j'ai cru déchif-frer quelques notes subtilement glissées pármi ses paroles ďadieu jusqu'ä la semaine suivante, et je n'ai pu m'empécher, la regardant s'éloigner dans ľescalier avec inquietude et avec le sentiment d'une separation douloureuse, de siffloter en sourdine, ä travers un dernier entrebäillement de la porte, la ligne mélodique du passage que nous venions ďétudier en silence, avec ľespoir que personne ďautre qu'elle ne m'entendit, car les professeurs de musique étaient en effet les citoyens les plus soupconnés de vouloir braver ľ interdiction, les plus surveillés par les espions de police, par les indica-teurs et par leur voisinage, et les plus impitoyablement dénoncés. On nous reprochait obscurément, non seule-ment d'etre associés au fléau meurtrier par une sorte ď alliance objective, mais d'avoir notre intérét vital dans un prosélytisme musical synonyme d'une collaboration avec ľennemi, c'est-ä-dire d'une trahison. Refermant la 72 porte le cceur serré, je me suis dit: «Étrange époque que celie qui dicte de tels comportements et engendre de telies superstitions.» Comme tous Ies derniers jours du mois, hi ver comme été depuis bientôt deux ans, ä un moment imprévisible de la soiree - toujours trop tard ou trop tôt ä mon gout, et me surprenant soit la gorge nouée par l'attente, soit la téte et le corps occupés par un rituel préparatoire inachevé, et dans les deux cas d'avance destabilise et vaincu -, ce jeudi soir de la fin juin, en píeine periodě dite d'observation, la sonnette a retenti et sur le palier se tenait Esther, plus belle que jamais, plus charmante, plus desirable dans une de ces robes d'adolescente aux formes et aux échancrures si simples, si sages, qui lais-saient voir ses bras et ses genoux, la serraient ä la taille, et constituaient un violent appel ä la sensualité et au sexe, tout en n'affichant que de ľinnocence, de la ŕrai-cheur. Car, des son apparition sur le palier et děs son passage dans le vestibule, cette Esther était un corps déjä nu, chaud etparfumé. Ses cheveux, abandonnés au flottement de leur mouvement naturel, dégageaient par moments son front et ses tempes oů se lisaient, dans un troublant contraste, la volonte et la fragilité, ľoptimisme et la mélancolie, le désir amoureux et la crainte douloureuse de la separation. Cette Esther-de-la-nuit5 et d'une nuit unique, était la plus rare et la plus secrete des Esther de ma vie, celie que je ne voyais que le soir, eí une seule fois par mois, une Esther qui n'était ni la jeune fille de ménage du matin, ni ľétudiante en musique de ľapres-midi, mais encore une autre qui aurait emprunté ä ces deux-lä je ne sais quels traits communs, susceptibles de préter une merne apparence physique ä des personnes différentes, car finalement la syntaxe des expressions et le vocabulairc des physionomies humaines ne sont pas illimités, et pármi toutes les caracféristiques disponibles, 73 Ie partage ďun certain nombre ďentre eíles peut suffire ä imposer ía ressemblance sans effacer les dissemblances, la singularitě de ľidentité se réfugiant parfois dans de menus details. Cette Esther-lä, la plus sensuelle et méme la plus lascive, la plus érotique, n'était pour-tant pas celle dont je me sentais capable de tomber amoureux d'un moment ä ľ autre, et que j'aurais pu, sous la pression d'un pressentiment tragique ou de ľ emotion provoquée par les circonstances, prendre dans mes bras dans ľidée toute simple de ľentrainer loin de la, ä ľ autre bout du monde. Elle n'était pas non plus ľétudiante musicienne, ľéíéve la plus douée, la plus intuitive, la plus sensible, auprěs de qui le maitre prend autant qu'il donne, et avec qui les conversations sur la musique devenaient un régal de ľesprit, un feu d'arti-fice de ľ intelligence. Cette Esther qui était la devant moi, ce dernier soir de juin, un jeudi, était celie qui, une fois par mois, le dernier jour, et comme en conclusion de tous les autres, se présentait ä la derniěre minute, c'est-ä-díre avant méme que j'aie commence ä ľattendre ou, au contraire, quand j'avais fini par ne plus croire ä cette visitě tant espérée bien que jamais convenue entre nous, et qui apparaissait toujours dans la tenue la plus simple et la plus excitante, que ce fŕit ľ ample manteau ďhiver ou disparaissaient ses formes, les dérobant au regard et ne les révélant qu'au hasard d'un mouvement, ou la robe ďété légěre qui ne les voilait et ne les innocentait que pour impatienter le désir d'en verifier la perfection, la provocation. C'était seulement ä ce moment-lä, une fois par mois, le soir du dernier jour, ä la derniěre minute - et cette derniěre minute n'étant jamais la méme, jamais ä la méme heure, pour que cette Esther-lä put se départir de la ponctualité si chěre aux deux autres, se défaussant d'elles, mais surtout pour déjouer tout risque de routine, pour manager cette surprise du trop tard ou du trop tôt qui rappelle toujours 74 ľ ineluctable défaite face au temps, au moment méme d'une victoire provisoire contre la separation -, c'était seulement ä ce moment-lä, ouvrant la porte aprěs le coup de sonnette tant attendu - et qu'elle füt en avance ou en retard, car ľattente remontait ä plusieurs jours, et méme au lendemain de la derniěre fois -, que je voyais paraitre cette Esther, une Esther-de-la-nuit et, l'ayant prise d'abord affectueusement par les épaules, venait le moment de ľembrasser sur ses joues identiquement rosies par la froidure de décembre ou par les chaleurs de juillet, comme un oncle de province embrasse la jeune niece venue lui rendre visitě, et en qui il reconnait aus-sitôt avec plaisir un air de parenté en méme temps qu'il décěle ce qui provient d'ailleurs, avec de délicieuses differences dans ses bagages, ä commencer par la difference de generations, mais aussi Celles de la ville de residence et du contenu de la vie quotidienne. Et c'était alors seulement, dans les circonstances que je viens de dire, et face ä Esther dans son identite la plus rare, la plus secrete, la plus illicite, que je me souvenais en effet que cette Esther-de-la-nuit n'était autre que ma niece Esther, la fille unique de ma sceur Lenke, qui avait été ma mere aussi, un peu, quand nous étions devenus orphelins, alors que j'avais cinq ans et eile neuf de plus. Lorsque ma soeur Lenke, dejä veuve, avait accepté un contrat qui ľobligeait ä s'établir ä Vienne, sa fille, une adolescente indépendante et dégourdie, avait refuse de la suivre, préférant trouver íouíe seule les moyens mate-riels pour continuer ä vivre et ä poursuivre ses études musicales dans sa ville natale. C'est alors que, repous-sant toute aide de ma part, et avec une distance un peu farouche, eile m'avait fait ses offres de service: en fait, la proposition d'un échange. II fallait done que je voie arriver Esther dans son identite nocturne pour que je reconnaisse en ellc ma niece, il fallait que je sois devant ma maitresse pour que je sois oblige d'ouvrir les yeux 75 sur la perversitě de nos relations, il fallait que je voie en Esther ía fille avec qui y allais passer la nuii pour me rappeler qu'Esther était la fille de ma sceur, pour qualifier nos rapports et pour retrouver le nom galvaudé du sentiment que j'éprouvais pour eile. Le rite mensuei de ces visites s'était établi de facon tacite sans que rien n'ait été jamais exprimé ni convenu entre Esther et moi d'aucune facon, et tout avait commence par une premiere apparition, ä ľímproviste, la premiere nuit: c'étaitun31 décembre, deux ans et demi plus tôt, jour pour jour, et un coup de sonnette avait retenti en debut de soiree, alors que je m'apprétais ä sortir pour rejoindre quelques amis au Conservatoire de musique dans ľ intention de féter avec eux la fin de ľannée, par un dernier souper ensemble, dans les caves de ľhôtel de ville. A cette époque, j'avais ä faire depuis trois mois seulement ä la jeune Esther-du-matin, ponc-tuelle, discrete, ordonnée, attentive et docile jusqu'ä une forme de soumission, tandis que simultanément Esther-de-ľapres-midi devenait une de mes éléves réguliěres, en qui j'ai tout de suite reconnu la plus douée, la plus intuitive, la plus sensible de tous. En ce soir de fin d'an-née, la voyant paraftre ä une heure et dans des circons-tances inattendues, je n'avais pas tout de suite reconnu cette nouvelle Esther, une jeune femme si differente des deux autres, ne se référant ni ä ľ une ni ä ľ autre, ne se recom mandant ďaucune des deux, et pourtant la méme mais dans un aspect inédit de sa personnalité qui faisait ďelle une autre personne, indépendante des deux autres et non responsable d'elles, tout comme les autres Esther n'étaient pas responsables de celle-ci. J'ai d'abord cru a une blague de mes vieux camarades, tous fiances ou déjä mariés, gentiment critiques ä ľégard de ma vie ď ours mal léché, et j'ai vu en Esther une jeune femme de la grande ville, une séductrice qu'ils m'au- 76 raient envoyée pour me dévergonder, car cette Esther-de-la-nuit avait une elegance inédite, que je n'avais jamais remarquée chez l'Esťher-de-l'aprěs-midi et, moins encore, chez la modeste Esther~du-matin, ne décelant ni chez ľ une ni chez ľautre aucun souci de la toilette, aucune coquetterie. Lorsque j'ai fini parrecon-naitre Esther, j'ai eu ľimpression qu'elle s'était appré-tée dans une tenue de féte, ou dans une tenue de deuil, ou alors dans la tenue ďune voyageuse qui arrive de Vienne, de Budapest ou de Prague. En réalité, ce que je viens d'appeler de ľélégance n'était spectaculaire que comme une forme de discretion encore supérieure ä celie des vétements ordinaires de tous les jours, quelque chose de plus strict, de plus sombre, avec une coupe difficile ä décrire car ďune justesse si absolue qu'elle en devenait invisible. Esther portait autour du cou une chaínette en or et une petite médaille en forme ďétoile que, toutemonenfance, j'avais vue sur ma sceur Lenke. Ce soir-lä, alors qu'une jeune femme trěs belie avait sonné ä ma porte et venait ďapparaítre, en qui j'ai d'abord vu une visiteuse inconnue, la chaínette en or et la petite médaille en forme d'étoile m'ont aidé ä recon-naitre Esther, mais comme la representante d'une lignée de femmes venant jusqu'ä moi et qui remontait peut-étre ä cette lointaine Esther de la Bible, petite-niěce et fille adoptive de Mardochée, en me rappelant que ma sceur Lenke, pendant mon enfance, avait été ma mere aussi, un peu - reléguant nos-parents, disparus prématurémeut dans un accident de chemin de fer, aux rôles de grands-parents, ä peine connus -, et qu'ä partir de mon adolescence, la fille que Lenke avait eue de bonne heure était devenue ma sceur, ma petite sceur Esther, la fille de ma grande sceur, la fille de ma mere, ma petite demi-soeur, ma niěce, ä qui bientôt la chaínette en or et la petite médaille en forme d'étoile avaient été données, cette chaínette en or et cette petite médaille en forme d'étoile 77 que toute mon enfance j'avais vues au-dessus de moi, levant les yeux vers ma sceur, vers ma mere, et qu'ä ľ adolescence j'ai regardées de haut, portées par la fille de ma sceur, de ma mere, par ma petite sceur. Esther s'était présentée ce soir-la comme si sa visitě, en cette circonstance particuliěre de la Saint-Sylvestre, avait été convenue entre nous de longue date — il y avait bien longtemps pourtant que nous n'avions pas passé ensemble ces moments de fete, et ni eile ni moi nous n'étions les mémes personnes que dans cette époque lointaine -, et eile m'apportait en cadeau ľ edition originale d'un livre du musicologue Alfred Einstein dont j'avais parlé ä Esther-de-1'aprěs-midi, et dont j'avais tenté en vain de trouver et ďacquérir un exemplaire dans les librairies musicales de la ville. Je ne sais quelles recherches l'Esther de ľapres-midi avait effectuées, ou commandées ä un tiers pour le compte de cette Esther-de-la-nuit qui apparaissait ce soir-lä mais, děs l'embal-lage défait, j'avais entre les mains le Neue Musik Lexikon nach dem Dictionnary of modern Music and Musicians, heraus gegeben von A, Eaglefield-Hull, un fort volume in-octavo de 729 pages publié ä Berlin par Max Hesse Verlag, en 1926, quelques années plus tôt, et devenu aussitôt introuvable, belle edition en demi-chagrin vert, reliure ä coins, dos orné d'attributs musicaux et de couronnes de laurier. J'avais avoué mon emotion et ma surprise, et je me lamentais d'etre la les mains vidcs, sans rien ä lui offrir en échange et sans méme pouvoir recourir ä l'excuse, pourtant legitime, de n'avoir pas prévu une telle visitě car - je le sentais bien - un tel aveu aurait été pour Esther une deception plus grande encore que celle de n'avoir aucun cadeau de ma part: déjä, eile se révélait en avance sur moi dans sa vision de nos relations, et je ne m'étais pas montré ä sa hauteur dans son intelligence de ce que nous étions l'un pour ľ autre. Peut-étre avait-eíle considéré que son cadeau était une 78 réponse, dans un commerce déjä commence entre nous, avec ce que j'avais pu lui offrir jusque-lä et ce qu'elle pouvait encore attendre de moi, se jetant la tete la premiere dans les eaux sombres de la premiere nuit, et inaugurant le rite secret dont j'ai attendu ensuite ľexé-cution avec fébrilité, chaque dernier soir du mois. Děs ľépoque de cette visitě, cette Esther-de-la-nuit qui n'était encore que l'Esther du premier soir avait soutiré quelques indiscretions ä Esther-du-matin - sans doute ä la faveur d'une ruse, puisque cette Esther-lä, que j'avais appris ä connaitre et ä apprécier, était la discretion et le seru-pule mémes -, car eile se montrait plus familiěre que moi-méme de touš les details de mon intérieur de céli-bataire: la circulation dans mon logement d'une piece ä ľ autre et jusque dans la chambre et la salle de bains, l'emplacement des meubles, des placards, des objets, des sieges, des interrupteurs ďélectricité. Le soir de ce 31 décembre, calmant ma surprise et ma consternation d'etre la les mains vides, alors qu'elle venait de m'offrir un present choisi avec la complicité nouvelle d'Esther-de-1'aprěs-midi - la seule personne ä avoir pu judicieu-sement suggérer le livre du musicologue Alfred Einstein, que je ne finissais pas ďexaminer avec autant de ravis-sement feint, pour cacher ma géne, que de reel intérét -, Esther s'était comportée comme une amie, familiere de mon repaire et habituée de ces visites nocturnes - il y avait en effet de ľhabitude entre nous, mais une habitude des matins et une habitude des aprés-midi, ä supposer que cette nouvelle Esther-de-la-nuit ait béné-ficié d'une métempsycose particuliěre, héritant la memoire d'autres vies simultanées et contemporaines de la sienne, Celles des autres Esther -, eile avait laissé ľappartement dans la pénombre, allant et venant avec aisance dans une activité dont je ne comprenais pas encore le sens et qui devait étre le debut d'une ceremonie, jusqu'au moment oú, sans que je puisse me souve- 79 nir comment moi-méme j'en étais arrive lä, nous nous étions retrouvés ensemble, le plus naturellement du monde, sous ľédredon de mon lit, comme deux enfants, frěre et sceur, qui se cachent du regard de leur mere pour quelque action interdite, et sous pretexte de se mettre au chaud en simulant le grelottement, cet appel du corps auquel diverses réponses peuventétre données. Je crois qu'Esther avait grelotté en effet, nue sous la plume d'oie et comme regrettant aussitôt son audace de s'étre désha-billée et de s'étre aventurée dans une situation aussi sca-breuse. Et cela avait été autant une fagon de reconnaítre, pour la premiere fois depuis quelques minutes, une sorte ďinfériorité ou de faibíesse, que d'exprimer une impatience, voire méme une exigence: on ne laisse pas gre-lotter une petite fille, et ma chambre était froide en effet, je n'y avais pas encore allumé de feu. Claquer des dents est une facon de parier sans rien dire, d'articuler des mots sans leur donner de voix, de réclamer du réconfort sans avoir ä argumenter avec des paroles, de n'appeler en fait que les caresses, les baisers, les étreintes. Ce soir-lä, mes amis - ceux-lä mémes que j'avais soupconnés d'une blague au moment de ľapparition d'une étrangěre si belie sur mon palier - m'avaient attendu longuement au Conservatoire de musique, et avaient fini par s'inquiéter. En chemin vers la brasserie de ľhôtel de ville, ils avaient fait un détour par chez moi: désignés par le reste de la bande, Janos, Laszlo et Imre, mes compagnons les plus intimes depuis les années de lycée, étaient montés en delegation pour frapper ä ma porte, et je m'étais demandé avec embarras comment j'allais me tirer ď affaire. Avec un certain cran et sans hésiter, Esther nue avait enfilé son ample manteau et, entrebäillant la porte devant Janos, Laszlo et Imre médusés, eile les avait éconduíts tout simplement en sc montrant, avec un sourire vague sur les lěvres et sans les SO desserrer pour dire un mot. Janos, Laszlo et Imre étaient eux-mémes restés muets et, aprěs avoir porte la main ä leur chapeau, laissant leur geste inachevé, ils s'étaient esquivés furtivement dans l'escalier - petits farceurs am tirent les sonnettes et prennent la fuite -, comme sur la pointe des pieds, mi-goguenards mi-penauds, un peu vexes, un peu envieux, et assurémení sous le choc d'une revelation. Esther était revenue dans la chambre et s'était vite débarrassée du manteau pour me rejoindre dans le lit sans explication, mais son sourire - sans doute le meme qu'elle avait oppose ä la sollicitude de mes amis, transformant leur inquietude amicale en curiosité piquée ä vif - avait suffi ä me rassurer: la petite fille, la petite sceur, s'était transformée pendant quelques instants, face ä ľurgence, en grande sceur, en petite mere. Je n'ai appris que plusieurs jours plus tard, par Janos, Laszlo et Imre eux-mémes, comment Esther m'avait excuse et avait obtenu ma dispense sans articuler une syllabe. De retour dans le lit, Esther m'avait caressé le visage et les cheveux comme un enfant qu'on rassérěne ä propos d'une difficulté résolue, d'une anxiété désor-mais sans objet. Ce simple episode valait pour des semaines ou pour des mois d'intimité, de complicité amoureuses: c'était comme si Esther avait été ma maí-tresse en titre depuis quelque temps déjä, avec ľavan-tage d'une vie commune bien établie et réglée, ayant évincé d'autres liaisons de mon existence de célibataire ct d'homme índépendanl, aux mceurs iibres, ä la vie privée non conformiste. Elle avait méme définitivement écarté tout risque que je n'en vienne, un jour ou l'autre, ä me íaisser émouvoir par Esther-du-matin ou par Esther-de-1'aprěs-midi, ses rivales en quelque sorte, avec qui je resterais ä jamais dans les relations pleines de reserve d'un maítre ä son élěve ou ä sa domestique. Esther-de-la-nuit avait des allures de courtisane novice, jeune fille émancipée et entreprenante, au passé d'esclave. Les 81 vétements elegants qu'elle avait quittés et qui, aprěs ľimpressíon ďélégance m'avaient au contraire paru invisibles, semblaient maintenant laisser une trace, une lueur luxueuse, sur son corps nu, dont la nudité était en rapport avec ces vétements, avec cette élégance. Le corps nu d'Esther-de-la-nuit était un autre corps, dans une autre nudité, que les corps nus que je pouvais ima~ giner ä Esther-du-matin, sous sa blouse grise de travail, elle-meme couvrant une jupe et un corsage en colonnade imprimée, ou ä Esther-de-ľapres-midi, sous sa robe ä col ďécoliere, boutonnée sur le devant. Le corps nu d'Esther-de-la-nuit était comme un fruit rare, ä la pulpe fine et parfumée, apparu sous la chatoyante pelure abandonnée pres ď eile. Sous le satin et la soie, le corps nu d'Esther-de-la-nuit était de soie et de satin, car tel est le seul résultat acceptable de ľélégance: avoir trouvé la justesse absolue de ľenveloppe dont le corps est oblige de se recouvrir, alors qu'il n'est précisément lui-méme que dans sa nudité. Mais cette justesse de ľélégance est par-dessus tout celle qui ajuste ľenveloppe du corps ä autre chose que le corps lui-méme, quelque chose qui tient au regard, au sourire, ä la demarche, au port de la tete, ä ľ expression des mains, ä la musique intérieure de ľétre. Lorsque Esther a ouvert les jambes, eile se désha-billait encore, quittant une élégance pour en révéler, en revétir une autre, et lä oü ľhomme pénětre en la femme en renoncant ä la vue et ä la contemplation de son corps, pour la connaitre en aveugle, dans ee contact intime qui impose ä ce qu'il découvre sans le voir la forme prise par son désir merne, et par la hate de cette découverte et de ce lieu, le corps d'Esther-de-la-nuit était ď une soie encore plus fine, encore plus rare: j'étais parvenu au cceur de ľélégance ultime ď une femme, et pourtant j'ai toujours rejeté cette distinction-la, la jugeant indigne. Toute cette perception était done la forme qu'avait prise, dans le vocabulaire de ľesthétique quotidienne, mon 82 émerveilíement face ä la beauté et ä la vérité ďun étre. Et, quelque temps plus tard, je me suis reproché ces impressions du moment, au sujet de ľélégance d'Esther-de-la-nuit, trouvant injuste et mediocre de n'avoir pas décelé les mémes qualiíés chez Esther-du-matin ou chez Esther-de-ľapres-midi: c'était sous-estimer la contribution et le role de ces deux-lä dans ľélégance de la troisiěme. Esther m'avait caressé longuement le visage et les cheveux et je m'étais demandé alors ä qui appartenaient ces mains, ä la fois celieš qui frottaient et repassaient mes chemises le matin, Celles qui, l'apres-midi, touchaient le clavier de mon vieux Bechstein avec une incomparable comprehension de la musique et celieš qui, d'abord tremblantes et froides, avaient su s'enhar-dir et s'échauffer aux caresses voluptueuses avec ce savoir-faire inné d'une vierge qui est femme avant tout, et depuis toujours. Dans ces instants, j'avais reconnu les mains de ma sceur Lenke, et done celieš de ma mere aussi, lorsque dans mon lit de petit garcon, avant la nuit, eile me préparait au sommeil et enveloppait mon visage, mes yeux, d'un fluide magnétique qui facilite ľentrée dans ľ atmosphere dense des songes, et protege de ses radiations, de leurs éraflures. Ces réves de petit garcon, je me souviens m'étre entraíné ä en programmer d'avance la dramaturgie et la mise en scene, pour par-venir, ä peine la lampe éteinte, ä soumettre ma sceur Lenke, ma mere, ä ce rite qu'Esther venait de m'oŕfrir, ■les yeux grands ou-verts, avant le sommeil. Cest avec Esther-de-la-nuit, fille de ma sceur Lenke, un peu ma měře aussi - ä la fois ma niěce et ma demi-sceur -, que j'ai commence ä apprendre ce qu'elle-méme découvrait en me le révélant: que ľ amour physique est un réve éveillé, qui conduit au sommeil sans réve. En ce dernier jour du mois de juin, dans le couraní de la deuxiěme semaine de la periodě dite d'observation - 83 la Symphonie du silence, comme ľappelait mon maitre Chamansky -, un jeudi comme je ľai dit, ä la nuit tom-bée, j'ai done vu paraítre Esther pour la troisieme fois de la journée, une circonstance assez rare somme toute, puisqu'en dehors du fait que cette Esther-de-la-nuit ne me rendait cette visitě qu'une fois par mois, la nuit du dernier jour, il est arrive bien souvent que ce dernier jour ne soit pas un jeudi, le seul jour de la semaine ou venaient aussi chez moi, ä 8 heures du matin, la jeune Esther qui s'occupait de mon menage puis, ä 5 heures de ľapres-midi, mon étudiante Esther, pour sa lecon particuliére. Esther-du-matin faisait ses heures de travail les mardis, les jeudis et les dimanches, tandis que mon étudiante Esther se présentait les lundis, les mercredis et les jeudis. Ce dernier jour de juin, un jeudi done, j'avais vu Esther au cours de la matinee, et je m'étais absenté sous un pretexte quelconque pour la soulager de ma presence et pour me libérer moi-méme ď une fascination, car je ne me serais pas lasse de ľobserver dans les différents aspects et attitudes de son travail - son habileté, sa familiarité presque ancestrale avec les choses de la maison m'émerveillaient -, et cette observation me projetait plus que jamais dans la reverie d'un avenir possible. Puis, de 5 heures ä 6 heures de ľapres-midi, j 'avais recu mon étudiante Esther, devenue chez moi une élěve clandestine. Et voilä que dans la meme journée me revenait Esther pour notre rituel de la nuit. Pour la nremiěre fois depuis qiťavail été établie, sans premeditation ni conccrtation, cette organisation réglée de nos relations, j'ai pris conscience de son étrangeté,et je me suis dit que, ďune certaine facon, ä laquelle j'avais voulu rester aveugle jusque-la, Esther et moi nous étions devenus un couple, et que nous avions fini par vivre ensemble, ä notre facon. Pourtant, cette perception était fausse, car aussi bien eile que moi nous avions maintenu entre nous des rapports trěs différents selon les jours et 84 Selon l'heure de la journée, selon les motifs et les cir-constances - une discontinuité qui interdisait tout sentiment de vie commune, de partage, de cohabitation -, et cela comme entre des individus distincts, puisqu'elle comme moi nous n'avions jamais voulu rassembler en une seule et méme personne les trois Esther qui se pré-sentaient dans mon existence et qu'il m'était donné de frequenter ä des titres divers, de facon officielle ou dans le secret de la vie privée, ni rassembler non plus en un seul et méme individu les trois maítres qui se présen-taient ä Esther, dans des acceptions diťférentes du role et du titre de maitre. II m'aurait été douloureux plus encore que malcommode de renoncer ä la jeune fille de menage du matin, car il y avait entre eile et moi la promesse non formulae d'un grand amour possible, toujours latent et qu'entretenait cette relation oü eile m'apparaissait comme un étre fragile, vulnerable, une servantě soumise tandis que j'étais son maitre, prét ä chaque instant ä reconnaitre en eile ľétre supérieur, la Cendrillon cachée sous ľ aspect le plus modeste, il y avait entre nous cette apparente difference sociale dont ľ abolition pure et simple aurait constitué un de ces faciles miracles de ľ amour. C était bien de cette relation virtuelle, de ce roman, qu'il m'aurait été penible de me séparer, plus que de ľagrément d'un service irréprochable. U m'aurait été tout aussi dommageable et affligeant ďexelure de mon activité de pedagogue mon étudiante favorite, de me priver d'une relation artistique et intcllcctuelle aussi riche, aussi profitable, aussi síimulante, et dont la condition d'existence tenait au strict respect des habitudes et du protocole entre maitre et élěve, ou se dessine toujours en filigrane, depuis ľ Antiquité grecque, le réve d'une complicité totale, d'une entente ideale entre deux étres de generations différentes. Enfin, la rupture avec Esther-de-la-nuit. la maitresse si jeune, si belle, si elegante, si enflammée, si mystérieuse, si déterminée, celie 85 en qui convergeaient, pour un moment unique et rare ďabandon absolu ä la sensualité et aux plaisirs du sexe, les jeunes femmes qui la conduisaient lä, dans mon lit, ä travers les matins et les aprěs-midi de touš ces jours du mois qui n'avaient qu'une nuit unique, le renonce-ment ä sa visíte mensuelle et ä ce rite de ľ amour physique, si insuffisant et si frustrant malgré sa plenitude et son exces, cette rupture m'aurait assurément plongé dans un déséquilibre physique, et plus encore moral. Ainsi, de réunir en un seul ces trois étres qui m'étaient chers si differemment aurait signifié la separation definitive et fatale avec chacun ďentre eux, la ruine systé-matique de ce qui s'était construit avec chacune des trois Esther, une perte multipliée par trois. Cette nuit-la, la derniére du mois de juin, au cours de la deuxiěme semaine de la periodě dite d'observation, j'ai done pris conscience de la bizarrerie de mes relations avec Esther et de notre situation mais, en meme temps, je me suis conforté dans la decision de maintenir toute cette construction improbable en ľétat, telle quelle, au risque que ľ artifice désormais assume en pleine connaissance de cause n'en accuse encore la perversitě, ne ľaggrave. Je souffrais de la fausseté de mes relations avec Esther mais j'aurais souffert plus encore en renoncant ä la vérité, ä ľ authenticate qui se dégageaient de ce trompe-ľceil: tout était cruellement factice et tout était traqué, mais il y avait dans cette tromperie, dans cette íricherie un énuilibre ma°inue nui défiait les déséquilibres de la vérité. Car, maintenues séparées dans les relations que j'entretenais avec chacune d'entre elles, chacune des trois Esther dans chacun de ses rôles était une Esther parfaite, et la perfection de chacune d'elles tenait ä la division, ä la repartition d'Esther en trois, ä la distribution de trois rôles, de trois personnages pour Esther. Tout cet ideal aurait-il tenú, aurait-il été contenu ä ľintérieur d'une merne et seule Esther? H y avait ä la 86 fois quelque chose d'inacceptable et quelque chose de sublime dans le partage d'Esther en trois: plus pré-cisément, la perfection résultait de la division et ľidéaí ne tenait qu'ä ľinacceptable. II aurait peut-étre fallu un événement d'une violence ravageuse, dépassant et emportant les destins individuels, pour que ľarchitee-ture de mes relations avec Esther füt renversée contre mon gré, et cet événement - je ne pouvais manquer d'y songer - était peut-étre déjä lä, déjä ä ľceuvre, déjä décelable ä des indices suffisamment nombreux et dra-matiques. Car, en ce milieu de la deuxiěme semaine de la perióde dite d'observation, la rumeur publique courait déjä, révélant des chiŕTres alarmants, contraires aux previsions des autorités, infirmant leurs analyses et dénon-cant ľinefficacité des dispositions prises. Aprěs une dizaine de jours, le nombre de morts quotidiens - c'est-ä-dire la quantité de décěs suspects - s'était multiplié par quinze ou par vingt, alors que la consigne d'inter-diction de toute activité musicale était rigoureusement respectée, ä quelques exceptions pres qui, d'ailleurs et a contrario, contribuaient ä invalider le point de vue et les mesures officiels. On colportait la nouvelle d'une tentative d'assassinat sur une femme par son époux qui, en pleine nuit, aprěs avoir drogué et Hgoté sa victime, avait déclenché dans la chambre conjugale un gramophone poussant ä tue-téte le Requiem de Verdi. Ľhomme s'éíaii aussitôt enfui ä ľ autre bout de la ville, abandonnant son épouse ä la musique comme s'il ľ avait attachée ä une bombe ä retardement, ou ä une ligne électrique que parcourrait bientôt la décharge fatale d'un courant ä haute tension. Mais, dans le méme immeuble - déjä décimé par plusieurs drames inexpliqués -, c'était une autre pcrsonne qui était morte, tandis que la victime designee, réveillée par la musique mais entravée dans 87 ses mouvements pour ľinterrompre, avait ďabord entendu Verdi avec crainte, avec frayeur, convaincue d'etre directement reliée ä un paratonnerre qui allait immanquablement attirer et conduire en eile la foudre meurtriěre, puis eile s'était abandonnée avec fatalisme ä une écoute extatique, considérant malgré tout comme un privilege d'etre ľauditrice de sa propre musique funěbre. Le coupable de la tentative de meurtre ratée, qui n'avait pas douté de ľefficacité de son stratagěme criminel, fut retrouvé dans un jardin public, effondré parmi les buissons et la tete entre les mains, comme s'il avait bouché ses oreilles ä cette musique qu'il avait déclenchée ä ľ autre bout de la ville, machination dia-bolique, en comptant sur son effet fatal. Immergée dans la musique, ľépouse avait été épargnée; fuyant la musique, ľépoux avait succombé. On racontait aussi ľhistoire d'une noce qui s'était prolongée tard dans la nuit et dont les ultimes convives, abrutis par ľalcooí et oubliant ľ interdiction, avaient fait finalement retentir des chansons de circonstance dans la cour de ľauberge oü les plus sages s'étaient retires pour dormir. íl y avait eu la au cours de la nuit de nombreux trépas, parmi les-quels celui des jeunes mariés eux-mémes, mais les chanteurs éméchés avaient survécu sans méme prendre conscience de la mort qui frappait autour d'eux. Dans une caserne dont les dortoirs s'étaient reveilles, plusieurs matins de suite, avec des effectifs décämés pendant la nuit, et des dorrrseurs que ne tireraient plus du lit les ordres des adjudants, un acte de rebellion passible de la cour martiale tourna au sauvetage héroi'que: un peu avant l'aube, un jeune soldát, consent de fraiche date, et inconscient du risque qu'il encourait de sanctions dis-ciplinaires, a entonné un clairon, conformément ä la coutume militaire en temps normal, et ľon s'attendait ä une hécatombe dans les chambrées: au contraire, ce matin-lä a été le premier depuis le debut du fíéau sans 88 qu'aucun cadavre soit vainement secoué par un sous-officier pour étre tiré du sommeil et du lit. Le soldát a été mis aux arrets, mais děs le lendemain matin e'est un lieutenant qui s'est emparé du clairon et, ä nouveau, s'est levée une aube sans aucun soldát tué ä la déloyale, sur le faux champ de bataille du dortoir. Dans ľégíise d'un faubourg, au cours d'une messe de funérailles pour une famille qui pleurait une victime de ľ epidémie, le cure réfractaire ä la prohibition a lancé ä ľorgue, sans prévenir, un choral de Bach. Plusieurs membres de la famille, épouvantés par la musique, ont pris la fuite, abandonnant le cercueil du défunt ä une menace qui ne le concernait plus, mais deux cousins venus de ľétran-ger, et peu familiers de la situation, peu informés de la rigueur de la regle, sont restés sur leur bane, écoutant la musique avec ravissement: ces deux-lä, ainsi que le cure réfractaire, ont eu la vie sauve; les fuyards ont péri avant méme ďavoir franchi les grilles du cimetiěre paroissial, qui ouvraient sur les champs. On a méme dit qu'en se mettant inopinément ä 1'orgue le cure réfractaire avait espéré un miracle, escomptant que la musique, ďinspiration divine, aurait un effet rétroactif annulant les causes qui avaient été fatales au défunt, et pouvant aboutir ä sa resurrection. Mais le cercueil n'avait donne aucun signe de réveil de son occupant, ce qui rendait une petite part de rationalité ä un phénoměne qui continuait ďéchapper ä la raison. En ce dernier soir du mois de juin, Esther-de-la-nuit s'est montrée particuliěrement entreprenante, et animée par une étrange excitation. Je íui ai trouvé des accents de luxure, des expressions indécentes, des evocations et des aspirations pleines de lubricité. Je découvrais en eile des désirs troubles, et dans son regard brillait la flamme d'une exaltation fiévreuse. Sans doute m'en suis-je ouvertement étonné et, en guise de réponse surprenante, 89 Esther-de-la-nuit m'a fait part de son sentiment au sujet du décěs, dans des conditions tragi-comiques, de trois personnes de son entourage, victimes du fléau: íl s'agis-sait de trois Autrichiennes. responsables d'un camp de jeunesse, qui avaient été foudroyées alors qíťelles venaient de faire allumer par des enfants un feu avec des partitions de Felix Mendelssohn, dans un exces de zěle et de soumission aux consignes officielles. Alors que les flammes commencaient ä crépiter, une detonation sourde s'était fait entendre et, se bouchaní les oreilíes avec leurs mains, les trois accompagnatrices s'étaient écroulées ensemble, tombant ä la renverse dans une fosse ä purin, d'ou on les avait retirees non seulement mortes mais vilainement souillées et malodorantes, et c'était alors le nez qu'il avait fallu se boucher. Tirant une assurance impitoyable d'arguments qu'elle laissait dans le flou, Esther-de-la-nuit a declare que les trois gardiennes du camp de jeunesse avaient bien mérité un tel sort. Dans les circonstances que nous connaissions, un tel jugement, exprimé avec jubilation, avait quelque chose d'excessif, de démoniaque: c'était comme si Esther-de-la-nuit avait eu la vision d'un diabolisme pire encore, dont les trois Autrichiennes auraient été justement chätiées. Esther-de-la-nuit en disait trop ou pas assez et c'était au point que j'ai cru ä un jeu, ä une provocation, ä une mise en scene de petite fille qui simule les pensées les plus laides, les plus perverses, pour se iciiure interessante et rnénter une lessee, ou susciter ľépouvante des grandes personnes. Je me suis demandé si l'histoire des trois Autrichiennes, préten-dues surveillantes ďun camp de jeunesse, n'était pas une pure invention inspirée d'un souvenir cuisant de son enfance: je n'en retrouvais pas le detail exact, mais je me souvenais vaguement d'une plainte de sa mere, ma sceur Lenke, un peu ma mere aussi, conlre les surveillantes d'un pensionnat oü j'avais moi-meme été 90 chargé ď aller retirer ma petite-niěce pour Ja soustraire aux turpitudes de cette institution en Basse-Autriche. Je n'avais jamais vu Esther-de-la-nuit dans un etat sem-blable, je ne lui avais jamais connu de telies expressions, il y avait en eile une violence trouble, un exces, dont la sinistre anecdote des trois Autrichiennes n'était qu'un pretexte. íl y avait dans ľ air quelque chose de vicié, résultat d'une canícule meurtriěre et d'une menace de mort irrationnelle. L'instant d'apres, Esther-de-la-nuit s'est sentie coupable d'une eruauté de pensée qui peut-étre n'était tournée que contre elle-méme. Et il y a eu d'ailleurs, pour la premiere fois dans nos ébats amou-reux, un désir de cet ordre, lorsque, nue sur le lit, eile m'a reclame de la traiter comme eile le méritait. Une telle demande de chätiment éíait comme le debut d'un aveu, d'une confession, un sous-entendu vertigineux qui me précipitait dans un vide ouvert sous mes pieds: que méritait-elle done, mon Esther-de-la-nuit, quelle puni-tion qui aurait corrigé les douceurs auxquelles, en cette situation, nous nous Hvrions ? De quoi done Esther-de-la-nuit était-eJle coupable et comment, ä ces supposées fautes, une peine pouvait-elle étre donnée au moment de nous abandonner aux deuces des enlacements les plus tendres ? La réponse naive aurait été que, si Esther méritait ce soir-lä d'etre chätiée, le chátiment logique aurait consisté ä ce qu'elle tut privée d'une nuit ď amour, et invitee ä se rhabíller prestement avant d'etre renvoyée crrez eile, mäis č'étäitdähs Pamour meme, dans ses gestes et dans sa ceremonie qu'elle espérait avoir ä subir une correction. J'ai compris que ce soir~lä nous entrions dans une complexité nouvelle de nos relations, et j'ai commence ä chercher un chätiment pour une faute ä la fois ignorée et dont je ne pouvais croire Esther capable. J'ai songé qu'Esther-de-la-nuit pouvait tendre la joue pour la sanction d'une faute dont se serait rendue coupable Esther-du-matin, ou Esther-de-1'aprěs-midi, 91 préservant ainsi les relations des deux autres Esther avec leur maitre, dans une perception oü ce serait eile, Esther-de-la-nuit, qui aurait eu le moins ä perdre, ou qui aurait bénéficié avec moi du rapport de force le plus favorable. Mais Esther-du-matin était restée une servantě precise, précieuse, loyale, irréprochable, et je voyais en eile beaucoup plus et beaucoup mieux encore que cela. Quant ä Esther-de-ľapres-midi, eile ne cessait de me surprendre en outrepassant tous mes espoirs sur ses dons d'artiste. Je ne pouvais chercher la faute du côté de l'une ni de l'autre de ces deux Esther-lä, vers qui ďailleurs Esther-de-la-nuit m'aurait peut-étre interdit de remonter, ou de redescendre, si une telle pente s'était présentée. Le mystěre de la faute ä punir ne pouvait done étre cherché ailleurs que chez cette Esther-de-la-nuit que j'avais sous les yeux, exhibée sur le lit dans une posture oü, pour la premiere fois, j'ai vu de ľindécence et de la provocation: ses cuisses étaient exagérément ouvertes, et ses mains se portaient de part et d'autre de ce qu'elles ouvraient encore, en son intimite. Cette Esther-lä, avec sa prétendue faute ä chätier, appelait décidément au fond de moi ľauteur - plus encore que le justicier - de quelque crime, et si cet étre-lä advenait, parvenait ä sortir de moi - non pas comme un diable est délogé du corps ďun possédé sous Taction de ľexor-ciste, mais au contraire en s'y montrant avec arrogance, comme son occupant souverain -, alors Esther, íoujours innocente sous le masque d'une culpabilité Active; aurait réussi sa provocation, me conduisant par son stra-tagerne ä me démasquer moi-méme. En cette perióde si trouble de violence sans nom et sans visage, Esther-de-la-nuit avait-elle voulu verifier de quelle violence j'étais capable, provoquant en moi le réveil d'un monštre, car en effet ľ air du temps était ä la monstruosité ? L'ab-sence de toute géne et merne ľassurance tranquillement affichée dans des attitudes qu'elle rťavait jamais eues 92 dans notre intimite la montraient affranchie de toute mauvaise conscience, comme quelqu'un qui revendique d'autant plus sa faute qu'ií s'agit en fait d'en interpeller le complice, de lui resservir sa part du crime. Ce qu'elle me- montrait et ľhistoire des trois Autrichíennes devaient nie rappeler quelque chose: voilä ce qu'il me fallait com-prendre. Je venais de quitter ma chemise et j'étais torse nu, debout au-dessus d'Esther qui avait pris de ľavance, et ses propos conduisaient nos corps ä une pause, ä un temps d'arrét, ď observation, de reflexion: deux adver-saires qui prennent le temps de se mesurer avant d'en-gager le combat. Ou deux complices, qui se défient l'un l'autre de passer ä ľacte et d'aller jusqu'au bout de leur projet criminel. Mais, couchée nue sur le lit, les jambes et les bras ou verts, Esther-de-la-nuit était déjä préte ä la joute, ou au crime, et dans la position de s'y livrer, alors que je me tenais encore en retrait, debout, au-dessus de ľespace réglementaire, perplexe, et ne sachant quoi penser de ce que je venais d'entendre ni de ce que j'avais sous les yeux. Une substance délétěre, diffusée dans ľ air, provoquait une sorte de paralysie passagěre, d'image arrétée, piégée. Esther était immobile mais eile s'exhibait en souriant, avec effronterie, eile redoublait son impudeur par revocation du vice, et j'étais debout, droit au-dessus d'elíe, précisément dans l'axe de son corps ouvert que ses mains maltraitaient, aggravant et exposant la plaie. Je garde le souvenir que nous sommes restés íongíemps dans ces attitudes res-pectives, comme si j'avais tenté de déchiftrer ce qu'elle me donnait ä entendre et ä voir, sans consentir ä ajouter un mot ni un geste. Son expression était celie d'une fille qui exhibe sa victoire sur la honte et sur le remords, et qui projette tout cela sur l'autre, comme une question ä sa conscience. Une image a traverse mon esprit, trop éphéměre pour étre visible, et n'y laissant d'autre trace que celle d'un son transparent: un cri, puis un soupir de 93 petite fille. Peut-étre ai-je eu alors la tentation de remon-ter, ou de redescendre, en tout cas de me réfugier au côté d'Esther-de-ľapres-midi en me serrant contre eile sur la banquette, devant le clavier silencieux de mon vieux Bechstein, ou de me rapprocher d'Esther-du-matin, arrivant dans son dos pour la saisir ä la taille par surprise, et la tutoyer soudainement, avant de la retour-ner pour la prendre dans mes bras, facons de fausser compagnie ä Esther-de-la-nuit qui était la, s'offrant avec lascivité sur mon lit, comme une fille avec qui on monte dans une chambre ď hotel et que ľon a payee d'avance pour qu'elle fasse ce qu'il faut. Facons aussi de revenir en arriére, de la nuit ä ľapres-midi, de ľapres-midi au matin, vers ľinnocence ďun jour tout neuf qui commence. Je ne sais combien de temps nous sommes restés ainsi, eile plus que nue, conduisant le regard vers ľintérieur de son corps, et moi ä demi nu seulement, ay ant quitté ma chemise. II y a eu un moment ou j'ai percu un léger bruit et ľéclat fluctuant d'une brillance nouvelle entre ses cuisses, dans ľimmobilité et la nuit. 11 est bientôt devenu evident que, pour toute preuve de sa culpabilité et de sa perversitě, Esther, redevenue une gamine incontinente, et retrouvant le goüt de ce plaisir illicite, inondait le lit et m'offrait ce spectacle, ä la fois comme un pas supplementary, ou comme un rappel ä un passé lointain, dans la vision de son intimite et comme ce genre de faute ä laquelle on ne résiste pas paice qu'elle est plus forte que soi, trop dčlicicusc, alors méme que le chätiment ineluctable est intégré au délice de la fante comme un moindre mal, tout compte fait. Ľécouíement produisait le bruit, recommandé par certains, comme on le verra, pendant cette periodě dite ďobservation, d'un filet d'eau s'échappant ďun robinet mal fermé. Mais j'ai entendu aussi, moins pour couvrir ce bruit que pour en accentuer ľinconvenance et la provocation selon moi, vaguemení fredonnées par Esther, 94 quelques notes ďune innocente ritournelle enfantine. jVia premiere reaction a été d'etre sincěrement horrifié et dégouté, mais lorsque j' ai défait mon ceinturon, je ne sais plus si j'étais encore dans la sincérité de ce dégofít ou déjä contaminé, déjä appátá, appelé, rappelé par autre chose, dans un autre temps. II m'a fallu sans doute assez de conviction intime pour lever ma ceinture ä bout de bras, et la faire claquer deux fois de suite en ajustant les coups sans tricher. Les cinglades ont frappé le lieu de son corps qu'Esther-de-la-nuit elle-méme désignait comme une cible et, comme eile continuait de s'écouler par cette fissure-lä, les claquements sur la chair ont rendu le son d'une flaque deux fois crevée par les roues ďune automobile. Des éclats dorés ont jailli en gerbes, et il y a eu quelques éclaboussures. Esther-de-la-nuit avait ä peine interrompu sous les coups ľinnocente ritournelle enfantine. Lorsque j'ai levé le bras pour la troisiěme fois, il y a eu une seconde de plus, ou une seconde de trop dans l'intervalle avant le coup. Déjä je n'étais plus dans la sincérité ďun mou vemen t spontane, mais dans un premier calcul et dans ľattente, dans la speculation d'un résultat, peut-étre ďune gratification. Entre les notes de ľinnocente ritournelle enfantine, Esther-de-la-nuit a gémi deux fois - en fait, ä peine une inflexion, aussitôt réprimée, de la note de la ritournelle sur laquelle le coup était tombé -, comme quelqu'un qui s'est prepare ä une douleur aiguě et la recoit cränement, mächoires serrées, mais pour le troisiěme coup j'attendais une plainte moins retenue, moins maitrisée, la reconnaissance de la douleur comme punition, et tout cela se concluant dans le bonheur de ľépreuve subie avant méme que surmon-tée. Esther-de-la-nuit continuait de fredonner ľinnocente ritournelle enfantine sans desserrer les lěvres, et ľidée m'a traverse ľ esprit qu'elle faisait cela pour nous proléger par un peu de musique interdite, ou pour nous tirer de l'Histoire en nous ramenant ä une histoire trěs 95 ancienne, enfouie. J'ai mis quelque temps ä comprendre qu'il s'agissait bien d'un autre interdit que celui de la perióde dite d'observation, et plus exactement de la transgression d'une autre interdiction: ľinnocente ritournelle enfantine nous renvoyait, eile et moi, ä une autre époque, ä une époque oü nous étions autres, ľun pour ľautre. J'ai mis longtemps ä comprendre que ľépreuve n'était pas celie que je croyais, j'ai mis longtemps ä déchiffrer qu'Esther m'avait soumis, en s'y soumettant elle-méme ä des fins de verification, ä ľexpérience d'une douceur qui finit dans la brutalite, et d'une brutalite qui finit dans la douceur. Esther-de-la-nuit continuait de fredonner les notes d'une innocente ritournelle enfantine, qui nous protégeait sans doute, nous soustrayant au chätiment final, en nous ramenant, en decä de la brutalite de la faute, ä sa douceur initiale, lointaine, enfantine. Mais Esther-de-la-nuit vérifiait encore le besoin pour les uns de punir, et pour les autres d'accepter la punition, non pas la punition d'une faute, mais la punition de consentir ä la punition, d'avance et les yeux fermés. Esther-de-la-nuit me conduisait dans ľinitiation ä la nuit, eile préparait mes réves, mes cauchemars. Cette nuit-lä, j'ai pénétré Esther lä oü eile trempait elle-méme, comme une petite fille, dans sa propre souillure, flaque honteuse, et j'ai pensé au drap dont Esther-du-matin aurait ä connaitre la tache douteuse. Dans les paroxysmes de cette nuit-lä, des san-glois se sont melés aux notes fredonnées de ľinnocente ritournelle enfantine, puis une jouissance inconnue est venue dans les sanglots. Avec Esther-de-la-nuit, cette nuit-lä, j'ai pénétré dans cet espace hors la loi oü le Mai tire profit du Bien pour augmenter jusqu'ä ľextase les délices coupables du Bien chätiant le Mal. Ouviant un oeil avec les premieres lueurs de l'aube qui pénétraient dans la chambre, et avec la tiédeur du corps 96 d'Esther-de-la-nuit qui me tenait encore collé ä eile, comme une chaleur díťférente de celie de l'air, plus intime, plus animale, n'appartenant qu'ä nous, conťre Ja canicule collective, je me suis souvenu qu'Esther-du-matin m'avait demandé de remplacer sa matinée de travail du dimanche ä venir, oü eile était requise comme demoiselle d'honneur dans une noce, par un compte egal ďheures effectué vendredi, et ce vendredi était pré-cisément le jour qui se levait. Dans un demi-sommeil, je me suis demandé par quel tour de passe-passe Esther allait quitter mon lit pour qu'Esther vienne sonner ä ma porte, et le soupcon m'a effleuré d'une manigance et d'une premeditation qui auraient permis ä Esther d'enchainer, comme jamais auparavant dans notre vie, un cycle complet des moments du jour et de la nuit que nous passions ensemble, puis je me suis rendormi. Esther-du-matin s'est presentee comme convenu, et je dirais comme ďhabitude s'il ne s'était agi d'un vendredi, mais son coup de sonnette pour avertir qu'elle s'apprétait ä faire usage de sa clé a retenti avec cinq minutes de retard, me réveillant en sursaut pour la deuxiěme fois car, cinq minutes plus tôt, les huit coups ä la pendule m'avaient déjä tire du sommeil pendant quelques instants, avant que je n'y replonge, retrouvant le réve qu'Esther était encore la avec moi, dans le lit, et que dans certains mou vemen ts je rencontrais son corps, frottant le mien ä sa peau si douce de petite fille, alors que déjä la femme de la nuit avaii fait place nette devant la jeune fille du matin. A ce detail pres qu'elle n'a pas jugé utile de justifier son retard, le comportement d'Esther ce matin-lä a été en tous points semblable et égal ä son excellence coutumiěre un jour ordinaire, un mardi, un jeudi ou un dimanche. Bientôt debout, j'ai quitté la chambre et, pour la premiere fois, j'ai senti que c'était pour que celle qui ľavait quittée avant moi puisse y revenir, et j'ai guetté discretement, avec une curiosité 97 inavouable, la reaction d'Esther-du-matin au dráp taché et encore humide, m'attendant ä quelque signe de comprehension ou de remords, en tout cas de connivence, lorsqu'elle ľa jeté dans íe panier de linge sale. Mais il n'y a rien eu de tel et, entreprenant aussitôt la lessive, Esther ne s'est pas départie de sa reserve et de sa discretion exemplaires. Ce matin-lä pourtant J'ai été moins sensible ä sa presence, moins trouble, moins ému, moins au bord du precipice, moins sur le point d'avancer len-tement, doucement vers eile, arrivant dans son dos, de la saisir ä la taille par surprise, de la tutoyer soudainement, puis de la retourner pour la prendre dans mes bras, dans ľidée toute simple de ľentrainer loin de la, ä ľ autre bout du monde, soit que son retard de cinq minutes ait suscité une légěre deception - malgré son insignifiance, mais du fait de ľabsence de toute excuse, et parce que je sentais ľ accroc trop visible d'un true de magicien pour faire disparaitre un lapin et apparaitre une colombe -, soit que ce vendredi, vers le milieu de la perióde dite d'observation, si décevante et merne si inquiétante, alors qu'il ne fallait attendre aucune annonce officielle de nouvelles dispositions, me füt apparu comme une jour-née morte. Ce Ier juillet était le premier jour de ferme-ture des écoles, sur les préaux et les classes aux sols lavés ä grandes eaux, mais cette année le premier jour des vacances d'été inaugurait une perióde bien dif-férente de celie des autres mois de juillet, les autres acnées. Ce premier jour de juillet avail toujours ouvert--pour moi sur un temps vide et creux oü ľétre s'aban-donne plus facilement au doute, au désabusement, ä la mélancolie, au sentiment de son propre néant, ä son attirance singuliěre pour le vide ou tout simplement ä la paresse. Mais cette année il y avait un vide et un creux entre deux moments de ľHistoire. En ce Ier juillet, c'était comme si j'avais abandonné quelque chose, renoncé ä une ambition, perdu quelqu'un ou simple- 98 ment une illusion. La derniere presence auprěs de moi d'Bsther-de-la-nuit me laissait un gout incertain, le souvenir d'avoir peut-étre entendu une fausse note, et d'une ambiance de malaise. Je savais aussi que je n'allais plus revoir Esther pendant quelque temps, qu'elle allait provisoirement disparaitre de mavie en des circons-tances si particuliěres, puisqu'ä partir de ce vendredi oü Esther-du-matin eŕľectuait ses heures en remplacement de celieš du dimanche suivant, pour lui permettre de participer ä un manage, eile m'avait demandé un congé d'une dizaine de jours afin de rejoindre sa mere en Autriche, et j'en étais venu ä me demander si ce n'était pas eile qui se mariait, sans oser m'en faire ľaveu, et si eile ne s'apprétait pas ä faire un voyage de noces. Je me suis ensuite reproché de tels soupcons envers quelqu'un d'aussi franc et d'aussi loyal, et je regrettais ľ etat d'esprit qui les avait fait naitre. Le dernier jour de son service - pour la premiere fois un vendredi -, Esther-du-matin avait eu ä coeur d'effectuer touš ses travaux de menage comme une grande toilette d'été5 de reconsti-tuer toutes mes reserves de linge et d'en verifier ľétat, de tout laisser en ordre chez moi pour que je puisse faire face ä son absence sans inconvenient. Pour ce qui concernait Esther-de-1'aprěs-midi, mon étudíante favorite et la derniěre de mes élěves encore fiděle ä mon enseignement en cette perióde dite d'observation, son absence allait comcider avec l'interruption normale des cours en juillet et avec la fenneture annueiie de i'École de musique, mais il était con venu qu'elle reprendrait ses lecons particuliěres quoi qu'il en füt, et quelle que füt de venue la situation, une dizaine de jours avant la réouverture et la reprise des études espérées. Elle avait prévu d'employer la perióde des congés pour se rendre ä Vienne et ä Salzbourg, oü sa mere se produisait: rac souvenant de cela, je me suis représenté les deux jeunes fííles, Esther-du-matin et Esther-de~ľapres-midi, 99 se retrouvant en Auíriche comrne deux sceurs, et peut-étre merne partir lä-bas ensemble, Esther et Esther réunies, et rendre visíte ä leur mere, la mere d'Esther, ma soeur Lenke, un peu ma mere aussi. Quant ä Esther-de-la-nuit, la plus indépendante des trois,la plus femme déjä, il se pouvait bien qu'eüe se joigne eile aussi au voyage sans meme avoir eu ä m'en avertir puisque, selon nos conventions tacites, je ne pouvais compter la revoir qu'un mois plus tard, c'est-a-dire le dernier soir de ce mois de juillet qui venait de commencer et au cours duquel prendrait fin la perióde dite ď observation pour céder la place ä un temps nouveau, ä une situation nouvelle oü tout semblait possible, y compris le pire. J'allais done me retrouver bien seul, et comme je ne ľavais encore jamais été depuis le debut de cette fin du monde qui avait commence sous ma fenétre. Depuis la promulgation du décret municipal instituant la perióde dite ď observation, de nombreux décěs suspects s'étaient vu attribuer pour causes officielles des crises cardiaques, des chutes accidentelles, des malaises dus ä la canicule et ä la deshydratation, bien que selon les rumeurs qui circulaient, fuites en provenance de sources médicales autorisées, toutes les autopsies systé-matiquement pratiquées sur les victimes eussent révélé de graves dommages subis par leur systéme auditif, tandis que les organcs vitaux n'étaient atteints d'aucune lesion et n'étaient responsables d'aucune défaiííanee mortelle. Comme certains corps qui nous ont laissé leur empreinte ou leur momie nous apparaissent encore aujourd'hui dans les attitudes de souffrance particuliěre oü ils furent saisis par un fléau, bien des victimes du mal qui nous agressait arrivaient ä la morgue sans que les policiers ou les infirmiers aient réussi ä modifier la position des bras et des mains, erispés dans une sorte de crise tétanique, et dans le mouvement de íenir la tete, 100 de boucher les oreilles. On sait que 1'oreille interne, ou labyrinthe, est ä la fois le siege de ľ audition et celui de ľéquilibre: les dommages causes au conduit auditif en ses différentes sections et parties - canal, tympan, marteau, trompe d'Eustache, cochlce, limacon, organe de Corti, ncrf vestibuiaire, et šurtout utricule et saccule.. . -, pouvaient expliquer que les victimes surprises debout, marchant dans la rue ou occupées ä quelque action sur leur lieu de travail ou ä la maison, aient d'abord donne ľimpression, ä ceux qui furent témoins de leur drame, de chanceler, de tituber et finalement de s'aban-donner ä un déséquilibre irresistible avant de s'effondrer. Cela conduisit ä ľhypothese ď une sorte d'ivresse pro-voquée par une substance inconnue, mystérieusement diffusée dans ľ air et provoquant des chutes mortelles, la téte allant cogner durement contre un objet ou sur le sol. Mais les autopsies ne révélěrent aucun traumatisme eranien grave, et si toutes localisaient la voix ďaccěs du mal dans ľorganisme - ľoreille et son conduit -, aucune ne permit de determiner la cause precise et effective de la mort, chacune se contentant d'expliquer la perte de la station debout. Le role de la musique se confirmait, mais il restait obscur, objet de toutes les controverses, méme si les analyses officielles continuaient de voir en eile le facteur qui attirait le mal, facilitant son action meur-triěre et désignaní ses victimes. Certains acousticians, travaillant en collaboration avec des oto-rhinolaryngo-logistes, avancereni ľhypothese selon laqueile le phé-noměne mortel aurait été lui-méme de nature sonore -vibrations, croisements de frequences particuliěres, ultrasons ou infrasons... - et aurait utilise la musique comme masque, comme couverture, comme camouflage, pour sévir sur des organismes en etat ďécoute. Selon ces experts de différentes disciplines de ľacous-tique et de ľ audition, le phénoměne hostile aurait eu besoin, cependant, d'une ambiance generale silencieuse, 101 rendant ia musique plus distincte, plus ponctuelle, en tant que signal ďun foyer ďauditeurs, ainsi repé-rable comme cible, un silence relatif comme celui de la nuit, ou celui des heures creuses en debut ďaprěs-midi consacrées ä la šieste en cette perióde de grandes cha-leurs, et ďailleurs la plupart des victiraes avaient été enregistrées pendant ces raoments-lä. Cest ä la suite de telies hypotheses qu'on entendit circuler des recom-mandations comme celieš ďéviter le silence absolu, par exemple en laissant couler ľeau ďun robinet, ou en provoquant le grincement regulier ďune porte, tout en prenant soin cependant d'éviter les bruits suscep-tibles de ressembler ä une musique, car ceux-lä eussent été de nature ä attirer le fléau. A partir de la, de longs débats prirent naissance sur ce qui distingue le bruit de la musique. II s'en trouva certains - snobs ä ľaffut des derniěres nouveautés ä la mode ou reels connais-seurs de revolution des formes artistiques - pour rappeler que ľltalien Luigi Russolo, artiste du mouvement futuristé, avait réussi ä integrer le bruit dans la musique, donnant des concerts d'interpretes bniiteurs et inventant des instruments tels que les intonorumori, ou son célěbre rumarmonio, sans compter son russolo-phone, un piano enharmonique que Stravinski, Ravel et Varěse avaient écouté avec intérét. Mais ces arguments pour spécialistes ne jeterent le trouble que dans les esprits sophistiqués et, pour le grand public - méme dans une ville aussi mélomane que la-noire -, un concert-de casseroles ne risquait pas d'etre confondu avec une opérette de Franz Lehar. Un consensus sembla se dégager autour de ľidée que, pour consumer des protections efficaces, les bruits devaient étre désagréables et irritants, des caractéristiques qui, selon le sentiment majorřtaire, les excluaient de tout rapprochement possible avec les sons reputes agréables et harmonieux de la musique. L'hypothese d'un effet bénéfique du bruit entraína une 102 perióde béníe pour le marchand de bois Janiček car, d'habitude, son voisinage le maudissait lorsqu'en plein été il préparait ses reserves pour ľhiver, débitait ses troncs ä la scie et fendait ses büches ä grands coups de iiache, faisant alterner pendant des heures le siŕflemení de la lame dans ľ air et son impact sur les rondins, par-fois suivi d'un penible grincement, proche du lamento. pour l'heure, ses voisins trouvaient son activité charmante et tout le monde applaudissait ä son energie, sa cour était remplie d'un auditoire de touš ages qui venait se mettre ä ľabri de ce colosse bruyant, content de s'ex-hiber comme un fier-ä-bras de foire, et qui aurait bien-tôt reclame quelques pieces en retribution du spectacle et de la protection procurée. Mais le bruit, aussi désa-gréable et irritant föt-il, ne constituait pas, loin s'en faut, une garantie süffisante d'immunité, une armure sans talon d'Achille, et l'on vit tomber sous les armes sour-noises du fléau le conducteur d'une locomotive en pleine action dans son enfer sonore - ici, certains pré-tendirent que le rythme des pistons et les sifflements de la vapeur avaient pu constituer une partition musicale pour une sorte d'orgue des temps modernes, et l'on retombait alors dans le debat sur les frontiěres indécises entre musique et bruit -, ainsi qu'un cocher qui rentrait chez lui, bercé par les sabots de son cheval, faisant des elaquettes sur le pavé au petit trot, et par le grincement des essieux: indecision ici aussi, certains prétendant qu'ils entendaient dans ces sons un rythme ä danser ou quelque analogie avec des castagnettes espagnoles et avec les accents douloureux du chant flamenco. Des ouvríers périrent en plein fracas des presses ä emboutir, ou dans les sifflements furieux de l'acier en fusion trempé dans les bassins des fonderies: mais les partitions sonores de certains films doeumentaires du cinema parlant avaient déjä habitué nos oreilles ä entendre de la musique dans la Symphonie des machines, et dans ces 103 salles de concert que peuvent devenir les usines... line seule certitude se dessinait: tout comme la tuberculose a pour siége les poumons, le fléau mystérieux s'atta-quaít ä ľoreille, de ŕacon fulgurante et fatale, puisqu'en effet ses agressions ne permettaient ä aucune victime de survivre, le mal se montrant aussi impitoyable et foudroyant que la morsure d'un serpent ä sonnette ou que la flěche empoisonnée de curare d'un Indien réducteur de tétes en Amazonie. D'ailleurs, certaines recherches s' orientěrent vers les rites et les secrets guer-riers de tribus primitives ďAfrique, ďAmérique du Sud et d'Océanie. Le vendredi 1er juillet, je suis allé rendre visitě ä mon maítre Aaron Chamansky, ľancien ingénieur en optique devenu artisan luthier. Je ľai trouvé en conversation grave avec le célěbre clown musicíen Vladimír, un grand artiste qui faisait beaucoup rire les enfants, mais qui bouleversait surtout les authentiques connaisseurs de musique par ses dons extraordinaire s pour faire dire aux instruments les plus divers, et en quelques mor-ceaux brefs, ce que ľ art musical nous communique de plus précieux dans le domaine du sentiment et de la pensée, contredisant la mediocre estime d'Emmanuel Kant qui n'y voyait qu'un moyen d'expression mineur, une forme artistique incapable ďélever l'homme au niveau des idées et cantonnant la sensibiíité au domaine des affects primaires eíde ľ anecdote, un art pour les femmes, aurait-il dit, méprisant ä la fois la muse Euterpe et la nature feminine. Au violon comme ä la trompette, ä ľaccordéon comme ä la flute de Pan, au saxophone contrebasse comme au piano miniature, au xylophone comme ä ľharmonica, au cymbalum comme ä la balalaika, le clown Vladimir exprimait la quintessence de la musique, lui donnant toute sa dimension poétique et métaphysique. La conversation entre Aaron Chamansky 104 et Vladimir était confidentielle - ils avaient ľ air de deux conspirateurs - mais, me voyant arriver, ils consentirent sans méfiance ä m'y associer, comme on accueille un nouveau venu, suffisamment recommandé et parrainé pour étre admis dans un cercle ďinitiés, Chamansky et Vladimir se savaient ľun et ľautre observes de pres par les sbires de la police, dont les listes de suspects comportaient en lettres rouges touš les créateurs, touš les artistes, touš les interprětes, et touš les artisans du monde de la musique. Car dans notre ville, la musique était principalement entre les mains des habitants du ghetto et des Tziganes, méme si e'est ľensemble de notre population et de notre nation qui était particuliě-rement sensible ä cette forme d'expression artistique. D'apres Chamansky, la situation allait connaitre un revi-rement spectaculaire, et tout allait se jouer dans les heures ou tout au plus dans les jours ä venir, II y avait le risque que Vladimir, Chamansky et quelques autres de leurs amis fussent arrétés sans motif ~ aucun d'entre eux n'ayant contrevenu ä l'interdiction -, dans le cadre de mesures preventives et avant qu'expire la perióde dite ďobservation, oů les policiers avaient les coudées tranches pour établir des mandats d'arret en ignorant les principes, les regies et les procedures. Mais si Vladimir, Chamansky et leurs amis - ä quelques sous-entendus, je devinais ľexistence d'une organisation secrete ou,pour le moins, d'un groupe de résistants, d'un réseau - par-venaient ä échapper ä ľarbííraire policier, il était possible qu'un role tres different leur füt dévolu dans la situation suivante, c'est-ä-dire, selon eux, celie qui révé-lerait une inversion radicale des analyses officielles, et ľévidence que ľennemi invisible, que le fléau mystérieux qui frappait notre ville n'était lui-méme vulnerable et susceptible d'etre arrété dans son agression et dans ses ravages que face ä la musiquc. Chamansky et Vladimir ont évoqué certaines experiences, comme par exemple 105 celle-ci: des objeís en cristal fragile avaient été trouvés fissures ou en morceaux, ä proximité des victimes, et dans certains laboratoires ä ľ abri des oreilles et des regards indiscrets on avait oppose avec succěs aux vibrations sonores capables de faire exploser le cristal, par le phénoměne bien connu de la resonance, des ondes d'origine musicales. Chamansky voyait dans ces recherches la convergence des lois de ľoptique et de ľacoustique vers ce matériau commun aux deux sciences qu'est le verre, mais il considérait que tout cela était encore bien schématique car, selon lui, la resistance et la riposte de la musique au fléau ne seraient pas ďordre physique et physiologique mais esthétique -Chamansky insistait sur ce mot: esthétique -, et le luthier, ex-ingénieur en optique chez Zeiss en Allemagne, pro-phétisait ľavenement ďun äge ďor de ľart musical et de son interpretation. De tels propos ne m'étaient encore qu'ä moitié compréhensibles, je les ai ďabord pris pour des métaphores codées, des énigmes ésotériques ä déchiffrer. Pourtant, me disais-je, Chamansky n'est pas un esprit fumeux ni un charlatan, c'est un homme de science, un ingénieur, un chercheur, une intelligence speculative tournée vers les progres de la modernitě et vers ľavenir, en merne temps qu'un artisan informé de certains secrets anciens, et familier de savoir-faire techniques du passé. Je ne partageais nullement la condes-cendance amusée ni le ricanement railleur de mes amis Janos, Laszlo et Imre ä ľégard de.ce.lui qu'ils perce-. vaient tout au mieux comme un esprit archaique, verse dans ľalchimie, ľésotérisme et les sciences occultes. Chamansky n'était rien de tout cela, et ses connaissances s'étendaient depuis la mythologie antique et ľhistoire, en passant par la philosophic classique et moderne, jus-qu'aux theories les plus avancées de la science contem-poraine. II a d'ailleurs fait reference ä une situation comparable ä celie que nous connaissions, qui se serait 106 presentee au xvne siěcle ä Venise, et dans laquelle on pouvait voir ľorigine politique, et méme militaire, de ľessor musical dans la Sérénissime. II nous a également révélé que, dans la Russie du xir siěcle, ľévéque Cyrille Tourovski avait fait un réve oü il s'était vu attaqué par des demons armes de tambourins, de flütes et de gouslis, et qui, conduits par le diable en personne, vou-laient s'emparer de lui et le capturer pour quelque sup-plice. Dans ce songe, le prélat avait associé la musique au monde des enfers et, interprétant cette vision comme un avertissement du ciel, il avait décrété que la musique, héritée du monde pai'en depuis ä peine deux cents ans, était un vice et une arme du Malin, dont les vrais croyants devaient s'interdire ľécoute et la pratique. Les hauts dignitaires du clergé et les princes suivirent les visions de Tourovski. et tous les compositeurs, touš les rhapsodes et tous les instrumentistes furent contraints soit ä abandonner la musique pour se transformer en bouffons, soit ä quitter le pays de gré ou de force. Bon nombre refusěrent de trahir leur ideal et s'éloígnerent dans des regions reculées pour continuer leur ceuvre de creation musicale, et cette dispersion explique la grande richesse de la musique populaire russe, et ľétrange presence dans ľextréme Nord du pays de chants venus du Sud, d'Ukraine et d'Odessa. Chamansky était encore remonté de quelques siécles dans le passé, pour citer ľ episode survenu vers ľan 590, lorsqu'une armée grecque s'était trouvée face ä des troupes tatares, pármi iesqueííes des Slaves de la Baltique qui ne possédaíent pour toute arme que des gouslis, des instruments de musique ä cordes pincées, avec lesquels ils partaient au combat. En conclusion de ces exemples, Chamansky avait ajouté: «On voit bien que la musique peut faire ľ objet de superstitions negatives ou positives, de maledictions qui la repousscnt comme emanation du Mal et comme menace, ou dc venerations qui lui conferent le pouvoir 107 de combattre et de vaincre ľennemi. De ces points de vue contradictoires, il faut retenir surtout que les instruments de musique sont considérés par les uns et les autres comme doués d'un pouvoir physique tout ä fail semblable ä celui des armes. Ce point étant acquis, il suffit alors de choisir son camp et ce choix est philoso-phique, esthétique, c'est-ä-dire aussi moral: la musique est-elle complice du mal ou son ennemie, est-elle complice du laid ou ä la tete du beau ? Les instruments de musique doivent-ils étre utilises comme armes tournées vers ces fléaux du ciel que ľhomme ne per9oit pas comme issus de lui-méme ? Ou sont-ils les armes du fléau attaquant ľhomme qui ne sait plus que la musique est ce qu'il a créé de plus beau?» De teís mystéres de la pensée, de tels paradoxes, de telies citations, de telies evocations ďépisodes oubliés de ľ Histoire restaient inaccessibles ä la multitude des esprits simples et profanes, sans risque d'un affolement menacant de tourner ä ľanarchie. Sur le visage de Vladimir- peau nue, fripée, sans fards, ä vif - qui avait écouté comme moi Cha-mansky, et réduit comme moi ä la situation du petit enfant, bouche bée, devant ľancétre détenteur de vérités inquiétantes et fascinantes, j'ai lu, avec la subtilité des demi-teintes, toute la gamme des expressions que son maquillage et ses mimiques de clown, lorsqu'il était au centre de la piste, amplifiaient pour les rendre visibles de loin, par la foule des spectateurs de cirque, et je com-prenais que les grimaces de cet artiste n'étaient pas des masques grotesques ni des artifices pour impressionner grossiěrement, mais les efforts du visage d'un étre sensible pour transmettre ä tous, en exagérant leurs signes, une conviction intime, une vérité dont il était porteur. Cet homme dont le metier était de susciter le contraste des emotions, le passage du rire aux larmes, puis des larmes aux rires, pour laisser finalement le public dans ľ optimisme et dans la joie, devenait lui-méme, ainsi 108 vu de pres, sans grimage et dans ľintimité, un de ses propres spectateurs, c'est-ä-dire ce modele du clown qu'est ľhomme solitaire, ordinaire, qui dans des eclairs de conscience el de lucidité entrevoit la realite de son propre deštiti. A des síěcies de distance, le clown Vladimir ripostaít ä ľévéque Töurovski: certes, il était devenu un bouffon, mais sans avoir jamais renoncé ä la musique, et le pouvoir de la musique n'en était que plus simple, plus direct et plus fort, comme l'autre versant d'un méme désir ä deux faces: rire et aimer, ce qu'on appelle parfois le bonheur. Le lendemain de celte visíte, jour de shabbat, la nou-velíe s'est répandue dans le ghetto que, dans la nuit, une forte descente de police avait investi plusieurs rues, cernant un páté de maisons et s'introduisant partout ä travers portes et fenétres. L*atelier du luthier Cha-mansky était au centre de la zone visée, et les policiers se sont rués dans son local en priorite. lis semblaient chercher quelque chose qui efit été cache quelque part. La cornrnere Illona, ma voisine du premier étage, encou-ragée par le bossu Ecer, son gourmand et lubrique époux, qui la poussait toujours au-devant d'un galant peu exigeant et en profitait pour lutiner une lingěre de la campagne ä qui ils offraient un lit depuis des années, n'a pas manqué dc se porter au premier rang des curieux, en robe de chambre et les cheveux en désordre, réussissant ä attendrir un jeune aspirant de la police place en faction dans la rue, tandis que les officiers exploraient et fouillaient les maisons. Le petit nigaud n'a pas résisté longtemps ä ľinterrogatoire rusé de la comměre Illona, il lui a révélé qu'un musicien clandestin avait été dénoncé et que, plusieurs nuits de suite, de discrets espions des forces de ľ ordre avaient tenté de localiser le logement d'oü s'échappait, la nuit venue, une musique interdite, jouée au violon solo. Ľ in Strumen tis te était un profes- 109 sionnel, ä n'en pas douter, car ľexécution de la Chacone de Bach, ou de celie de Vítali, d'un caprice de Nardini, d'une etude de Kreutzer, d'une sonáte de Franz Benda ou de Johann Stamitz, d'une fantaisie de Pablo de Sarasate, sans compter quelques parties de violon tirées de concertos de Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Brahms, de Sibelius, de Tcháíkovski, ou encore d'une adaptation pour violon seul d'une rhapsodie hongroise de Liszt, était irréprochable. La police s'est d'abord intéressée ä Chamansky, qui lui semblait le mieux placé pour savoir qui, dans son proche entourage, possédait un tel art et aussi un tel instrument, dont le son était si riche, si puissant. Mais Chamansky s'était obstiné ä se declarer ignorant et incapable de fournir la moindre indication. Plusieurs nuits de suite, la musique avait été localisée dans le päte de maisons, mais eile ne se faisait pas entendre directement par ľouverture d'une fenétre: eile semblait s'échapper d'une cour intérieure, sortant peut-etre d'une cave par un soupirail, ou au contraire en provenance d'un grenier et filtrant par les vieilles tuiles disjointes de la toiture, ou par une lucarne, ouverte ä propos. La police émettait ľhypothése d'une piece secrete, réduit clandestin cache pármi le dédale et ľimbrication inextricables des maisons, dont certaines dataient du Moyen Age, un local ou simplement un espace indéfini, intermédiaire, n'appartenant ä aucun logement, depuis longtemps oublié, sans aucun accěs ni ouvertuře directe, et qui aurait pu servir dans un lointain passé aux reunions de tribunaux clandestins. Une bonne centaine de policiers était impliquée dans ľ operation, et le páté de maisons était étroitement encerclé. Méme les égouts étaient contrôlés. Le violon s'est fait entendre comme chaque nuit, et la musique n'a pas cessé alors que la perquisition de police envahissait déjä chaque habitation et s'infiltrait jusqu'aux recoins les plus recu-lés. Et puis, comme si les recherches devenaient mena- 110 cantes, I'un ou l'autre policier bridant, comme on le dit ä un enfant qui est pres de mettre la main sur un cadeau cache, le violon s'est tu. Et c'est justement ä ce moment-lä que les forces de ľ ordre, si proches de leur but, ont subi des pertes mystérieuses;.cínq officiers sont tombés, qui s'étaient engages dans la méme zone par divers accěs, trappes dissimulées et escaliers dérobés. Un sixiěme homme, accouru pour porter secours ä un catnarade dont il avait vu la lanterne vaciller puis disparaitre, a raconté avoir percu un sifflement, suivi d'un coup mat, comme en produirait la hache d'un bücheron, mais le tout assez faible pour n'avoir été perceptible qu'a la faveur du silence de la nuit, et parce que quelques secondes plus tôt le violon s'était tu, Iaissant la place aux événements sonores ténus. Le grade qui comman-dait ľ operation a fait évacuer les victimes ä la häte, ordonnant une rapide retraite et jurant ses grands dieux que plus jamais il n'obéirait ä un ordre municipal d'en-gager ses hommes dans ce quartier maudit, decide ä se rendre děs le lendemain dans la capitale pour en référer au ministře de ľlntérieur, lui demander une audience, lui faire son rapport sans rien omettre ni rien cacher de la cruelle réalité des faits et sans se priver d'exprimer son sentiment, son interpretation des événements, son intuition quant aux coupables. Plus que jamais, Chamansky était dans le collimateur de la police, soupconné d'avoir fourni le violon et de détenir le secret de ťaccěs au lieu d'oü ľinstrumení criminel se faisait entendre, traítre offrant le signal de cette balise sonore ä ľennemi. De iourds soupcons se sont encore aceumulés au-dessus de sa tele lorsqu'il a été constate que, unique zone ainsi épargnée de toute la ville, le päte de maisons investi et fouillé en vain par la police était le seul ou, depuis le debut de la perióde dite d'observation, n'avait été rele-vée aucune victime, sauf les cinq policiers. in Sur la tournure generale des événements, les autorités continuaient de rester muettes, et d'ailleurs elles avaient prévenu qu'elles ne feraient aucun commentaire pendant la periodě dite ď observation, se réservant de tirer les consequences et ď informer les citoyens en temps utile, íl y avait bien entendu le risque d'une panique irrationnelle, face ä une menace mortelle dont les méca-nismes auraient continue ďéchapper ä toute elucidation, et touš les regards étaient tournés vers les instances politiques et administratives de qui la lumiěre devait venir, faute de quoi ces meines instances eussent été bientôt discréditées, disqualifiées, rendues responsables du désastre et peut-étre renversées. Le petit peuple des musiciens, habituellement si joyeux, bon vivant et sensuel, apprécié par nos concitoyens et appelé ä exer-cer son art en toutes circonstances, gaies ou drama-tiques, solennelles ou informelles, pubíiques ou privées, était comme dépossédé de son identite et doublement bäillonné, car non seulement nos instruments restaient silencieux, mais nous évitions méme de parier de notre art, de notre metier, nous étions en residence surveillée hors de nous-memes, dans une sorte ďexil oú on nous demandait de renoncer ä ce qui jusque-lä avait nourri toute notre vie. En suspendant toute activité musicale, on nous avait mis nous-mémes en suspens, nous étions ä la fois désceuvrés et interdits, réduits au silence et observes de pres au point que nous n'osions plus nous rencontrer comme- ď habitude * et lorsque deux musiciens se croisaient par hasard, dans la rue, ils évitaient soigneusement toute allusion ä la musique: on aurait cru ä un cordonnier qui croise un chapelier. En ces premiers jours de juiilet, la perióde dite d'observation en était ä mi-chemin, et les autorités pouvaient toujours se can-tonner dans le mutisme qu'elles avaient annoncé, merne si cette attitude dilatoire ne trompaitplus personne. Les résultats et les statistiques étaient parvenus aux oreilles 112 de tout un chacun, il n'y avait plus de doute possible sur l'échec des mesures prises, et tout le monde savait que nos dirigeants cherchaient ä gagner du temps: les plus nai'fs espéraient ardemment que, grace ä ce dernier délai, les responsables politiques et militaires finiraient par trouver la solution, e'est-ä-dire par mettre fin ä ľépidé-rnie, par éradiquer le fléau, par repousser victorieusement l'ennemi. Certains préconisaient la prolongation de cette perióde dite d'observation, qui devait expirer une quinzaine de jours plus tard, ďautres soulignaient ľurgence de dispositions nouvelles, plus réalistes, mieux adaptées ä la situation, plus efficaces. Mon mouvement spontane, alors que je me sentais si flottant, a été de retourner chez mon maítre Aaron Chamansky, et quand je me suis rendu ä son atelier, j'ai trouvé porte close, pour la premiere fois de memoire. Comme je m'inquiétais, prét ä rester la et ä attendre dans la rue aussi longtemps que néces-saire, un homme que j'ai reconnu pour etre Tämas, un flütiste de ľ orchestre du Conservatoire, est apparu sur le trottoir et, me bousculant sans vergogne et sans raison - car nous étions seuls avec toute la place pour se croiser sans se frôler -, il m'a, dans ce mouvement méme, jeté ces mots, prononcés ä mi-voix sur un ton bourru et qu'un témoin, observant la scene de loin, aurait pu prendre pour des paroles d'excuses: «Chamansky arrété!» La dispariíion de mon maítre düimaii soudain une dimension nouvelle, désespérante, ä mon sentiment de solitude: méme les departs de ma fiděle domestique Esther et de mon étudiante favorite, méme la longue attente qui allait faire suite ä la soirée rituelle passée avec ma maitresse ne m'avaient pas laissé aussí désemparé et brusquement sans repěres dans ma propre existence. Je me suis jeté sur le journal, cherchant fébri-lement les gros titres qui auraient du annoncer ľarresta- 113 tion ďun personnage aussi considerable qu' Aaron Cha-mansky, mais je ne trouvais rien et je me suis demandé si j'avais bien compris le message laconique du flütiste Tämas, lorsqu'il m'avait bousculé pour me glisser deux mots, pas un de plus, sans en avoir l'air. Je suis passé par toutes sortes d'hypotheses et de conjectures, tour-nant les pages du journal en avant et en arriěre, les parcourant de haut en bas puis colonne par colonne, et j'ai fini par penser que la police avait peut-étre voulu garder secrete l'arrestation de Chamansky. Aprěs une heure d'agitation sterile, mes yeux sont finalement tom-bés sur un entrefilet de cinq lignes, au bas de la rubrique des chiens écrasés, puisque les chiens continuaient de périr de leurs morts habituelles, contrairement aux humains qui découvraient une nouvelle mort, un nou-veau visage de la mort sans visage, une facon inédite de quitter le monde et de participer ä sa fin, et toute cette nouveauté de la mort, avec ses innombrables anecdotes en forme de devinettes, remplissant toutes les pages des quotidiens de la region. Je prenais conscience que sur la scene de ce grand theatre ťuněbre, occupée par des héros qui n'apparaissaient qu'au moment de leur disparition, une simple arrestation ne pouvait fournir de role qu'ä un figurant au fond du décor: la notice non signée indi-quait qu'un luthier du ghetto, répondant au nom de Chamansky, et soupconné ďactivités séditieuses et de complot contre la patrie, avait étc arrcté et transfere dans la capitale pour interrogatoire. Je ne savais si je devais-me sentir absolument impuissant, c'est-ä-dire confroŕité ä une force éerasante, ou absolument seul, c'est-ä-dire face ä un monde qui s'est brusquement dépeuplé. Pendant plusieurs jours, je me suis enfermé chez moi sans me nourrir, sans communiquer avec qui que ce soit ni recevoir aucune nouvelle, sans savoir quoi penser ni méme si penser avait encore un sens, livré ä un acca- 114 blement aliénant, ou ä une prostration ďaliéné. Non seulement je n'avais pas entendu de musique depuis longtemps mais, pour la premiere fois depuis long-temps, j'ai passe des journées entiěres sans la moindre pensée pour la musique, c'est-ä-dire sans penser ä rien. Sans le moindre regard attendri ä mon vieux Bechstein réduit au silence et comme mort - les instruments vic-times ä leur tour? -, et sans me demander si mon piano avait encore une voix, les sons ďune langue, répondant ä la pression des doigts sur le clavier. Je me suis senti livré ä cette pente irreversible qui allait faire de moi un étre absolument inconsistant et vulnerable, une victime designee. Quelques journées sont ainsi passées oü j'ai négligé tous les soins du corps, et si quelqu'un avait brusquement sonné ä ma porte, je lui serais apparu comme un spectre effrayant, un mort-vivant malodorant, devant qui on prend la fuite avec horreur et dégout. Mais lors-qu'un coup de sonnette a retenti en effet ~ c'était vers le milieu de la deuxiěme semaine de juillet, quelques jours avant ľexpiration de la perióde dite ďobservation -et que, sans conscience de mon etat, sans prendre la precaution de mettre un semblant ďordre ä mes che-veux ni ä ma tenue, je me suis précipité violemment vers la porte pour I'ouvrir d'un coup et me livrer ä la mort en me donnant une chance de la surprendre et de la rudoyer, je n'ai trouvé devant moi que le palier vide et sombre, mais sur le plancher se détachaií le petit carré blane d'un morceau de-papier, Sur le coup, j'ai été décu de ne pas avoir ä affronter quelque Goliath, ou une escouade nombreuse de policiers en armes, et le petit carré de papier blane était bien peu de chose, une surface bien modeste, pour décharger sur lui toute la violence aceumulée en moi comme un lourd orage qui a fini ďobseurcir le ciel et maintenant prét ä éclater: je devais avoir ľ air d'un énergumene fiévreux, avec quelque chose d'un don Quichotte sans la grandeur ni la noblesse, 115 et seuiement poussé au-devant d'un ennemi imaginaire par une petite folie sans horizon, sans reference. J'ai d'abord pensé ä im piěge et, dans le mouvement ins-tinctif de le braver, je me suis emparé du morceau de papier, m'attendant ä ce que cette action déclenche enfm ľ apparition d'un adversaire formidable, surgissant dans un nuage de poussiere. J'ai pensé que le geste de ramas-ser le petit carré de papier blane suffirait ä provoquer la suite - et sans doute ma fin -, mais ií n'en était rien et du temps a encore passé avant que je songe ä regar-der, et plus précisément ä lire: le morceau de papier blane était une coupure de journal qui informait de la liberation de Chamansky, sous condition de sa collaboration désormais totale avec les autorités administratives et policiěres. La lecture de ces quelques lignes m'a ins-tantanément tiré ďune periodě de perte de moi-meme, de rupture de contact avec le monde, ä moins que dans ces moments je n'aie été au contraire au plus pres d'une vérité ä la fois individuelle et collective. Certes, la nou-velle rapportée dans ľarticle de presse n'était ni claire ni complete, mais Chamansky était de retour, cela du moins était sür, et je n'étais plus seul au monde. Cette evidence l'a empörte sur tout, me dispensant méme de me demander ä quel messager discret je devais le depot du morceau de journal devant ma porte. J'ai apporté un reměde sommaire ä mon délabrement physique de plusieurs jours, juste ce qu'il fallait pour me jeter dans la rue avec la sensation de n'en avoir plus respire ľ air— ni vu la lumiere depuis une époque lointaine, et pour aller acheter le journal d'oü la coupure avait été extraite: je n'y ai rien trouvé de plus sur ľhistoire et sur íe sort de Chamansky mais, par contre, deux autres articles se montraient complémentaires sur le méme sujet. Le premier, sur une demi-colonne, relevait le succěs des rčcentes operations de police dans le ghetto, puisque apres la descente et la perquisition qui avaient fait cinq 116 victimes parmi les rangs des agents le violon hors la Ioi í ne s'était plus fait entendre. Ailleurs dans la méme page, i un article plus important constatait avec une satisfaction ; non dissimmee que le ghetto, enfin, n'était plus ä l'abri [ du fléau et qu'il était maintenant sorti de sa douteuse I immunité: les victimes qui, depuis quelques jours, s'y ; coniptaient par dizaines, rattachaient ce quartier au reste \ de la ville et des concitoyens, dans une solidarite jugée i salubre et bien naturelle, qui n'avait que trop tardé ä j se manifester, selon le correspondant, qui concluait en j affirmant que le tribut payé par le ghetto avec retard j n'était que justice, et que si ce quartier n'avait pas été 1 indüment épargné, cela aurait sans doute évité bien des victimes ailleurs, la ou leur perte était plus domma-geable pour la ville et plus douloureuse d'apres lui. Mon impression, tout au long de mes journées d'enferme-ment et de prostration, d'atteindre ľétat d'une victime potentielle, trouvait done un echo dans le monde reel et collectif, et dans la touraure qu'avaient prise les événe-ments ä mon insu, alors que j'avais cru me couper de í cette realite, sans me douter que ma situation personnels ne faisait que suivre un mouvement general. Pour cette premiere journée de retrouvailles avec le monde, hors du caveau qu'avait été mon logement pendant plusieurs jours - je ne sais combien, an juste -, je suis encore reste chez moi, me contentant d'ouvrir les ťenétres et de me nourrir en puisaní dans les reserves et les provisions qu'Esther avait prévues avec a-propos et judicieusement entreposées dans le garde-manger. Bien súr, j'étais impatient de me rendre chez mon maitre Chamansky, mais en méme temps inquiet de celui que j'allais retrouver dans ľatelier, de retour aprěs plusieurs journées d'interrogatoires éprouvants dans la capitate. J'étais aussi intimidé d'avoir désormais ä faire ä un personnage public, dont il était question dans le journal, 117 et désireux de le manager, de lui laisser retrouver sa vie habituelle: je ne devais pas me presenter trop vite devant lui, ni me montrer affamé ďinformations et de revelations auxquelles je n'étais pas sür de pouvoir légi-timement prétendre. J'ai decide d'attendre le surlende-main pour me rendre du côté de son atelier. Dans la soiree de ce retour en moi-méme, le bulletin ďinformations ä la radio a annoncé, sans luxe de details, qu'une nouvelle perióde était envisagée par les pouvoirs publics pour faire face ä une situation dont, par un euphémisme qui a provoqué quelques remous - j'en ai entendu les échos chez les voisins, éclats de voix jetés par les fenétres ouvertes -, il était reconnu qu'elle ne s'était pas sensiblement améliorée. Le nouvel episode de ce qui n'était pas encore présenté comme une guerre, mais seulement comme la fin du monde, serait appelé officiellement «periodě de diversion», ou «periodě de resistance», un doute persistait encore et une hesitation, qui seraient levés en fonction des ultimes circonstances. Certains prétendirent que la meilleure facon de résister au fléau était de se boucher les oreilles, puisque 1'oui'e semblait bien son canal d'infiltration chez ses victimes, sans compter que ce stratagěme éviterait aussi d'en-tendre toutes les sottises proférées ä longueur de jour-née, aussi bien par les voies réputées les plus autorisées que par le commérage ou par la prétendue jugeote populate. Děs le lendemain, les communiques officiels ont apporté des precisions nouvelles, et le revirement qu'avait prédit Aaron Chamansky se dessinait en effet, mais avec cependant quelques nuances d'importance. Je me suis d'abord demandé si la liberation de Chamansky - alors qu'il était presque tenu pour responsable ou complice de la mort de cinq policiers - n'était pas liée ä une evaluation révisée de la situation et si, comme 118 il ľavait espéré, ľheure n'était pas venue d'une rehabilitation triumphale de la musique et des musiciens. Mais cet espoir et cet optimisme ont été vite tempérés. Aprěs analyse de touš les rapports de police, de touš les comptes rendus et temoignages.de toutes les autopsies et statistiques, les autorités munieipales, réunies en comité de críse que renforcait la presence de dignítaires de ľarmée et de la province, avaient decide d'adopter, pour une nouvelle periodě d'un mois, une ligne de defense et des consignes de salut public pratiquement opposées ä celieš de la perióde dite d'observation, qu'il était méme question d'écourter: la musique était désor-mais reconnue officiellement comme un facteur susceptible de s'opposer au fléau, de protéger les citoyens et d'enrayer ľ augmentation alarmante du nombre des victimes, mais afin d'éviter toute confusion, et pour que la pratique musicale restät exclusivement consacrée ä la defense de la population, ne seraient autorisées et encouragées que les musiques ä caractěre patriotique, telies que ľhymne national, les marches militaires, les danses et les chants de notre folklore ancestral, lies aux saisons et ä certaines dates comme Päques ou Noěl. Étaient en outre tolérées, mais ä titre experimental seulement, les chansons ä boire et la musique de cabaret, dans la mesure ou elles relevaient d'un repertoire populate ancien et bien établi. En realite, les mémes idées et les mémes preventions qui avaient inspire la prohibition totale, pendant la perióde dite ď observation, consti-tuaient toujours ľargumentaire principal, vigoureux et méme virulent, contre la musique dite savante, classique ou contemporaine, qui restait rigoureusement interdite du fait de son caractěre international, de ses origines douteuses, de son universalita en somme, et les autorités se disaient convaincues que cette musique-la avait partie liée avec le fléau, avcc 1'ennemi, selon un systéme de relations occultes dont la conjuration ne tarderait pas 139 ä étre mise au jour et déjouée. Selon les pouvoirs publics de notre ville, il fallait done distinguer entre la musique nationale et la musique cosmopolite - qui incluait d'ailleurs le jazz, la chanson et la musique de variétés -et, par une tournure singuliére de leurs analyses, les édiles avaient déplacé le front en créant une guerre entre la «bonne musique» - c'est-ä-dire celie qui devait ins-pirer la ville et la population dans leur lutte, et qui plon-geait ses racines dans notre terroir - et la «mauvaise musique », corrompue par les intellectuels et les artistes étrangers et incapable de contríbuer ä la defense de nos concitoyens, sans doute en collusion avec ľennemi pour conduire ä notre perte. Les autorités municipales croyaient faire preuve ainsi ďun subtil discernement, et dans leur stratégie pour dénoncer un compíot ourdi contre notre population, elles se réclamaient du bon sens et de la sagesse populaire. Ceux de nos grands compositeurs qui avaient souvent puisé leur inspiration dans des themes traditiormels comrne Mahler, Dvorak, Janáček, Kodaly, Bartók ou Enesco étaient accuses de détour-nement d'un fonds lolklorique qu'ils livraient, aprěs ľavoir frelaté, ä de supposes esthetes et mélomanes étrangers, et il convenait de voir en eux des traítres. C'était oublier Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Liszt, Borodine, Smetana, Mous-sorgski, Rimski-Korsakov et tant d'autres, pour qui la culture musicale et ľ inspiration étaient inseparables des nri pines nonnlmres de la musicme. Dans ces conditions, il était clair que la situation de raes amis et de moi-méme n'était pas promise ä amelioration, car les innom-brables fronts que les pouvoirs publics municipaux comptaient ouvrir pour attirer ľennemi dans autant de pieges, au cours de cette nouvelle perióde, finalement dite de diversion, ne feraient pas appel au genre de soldats de la musique que nous étions, ä moins de nous enrôler de force dans les fanfares militaires, dans les 120 harmonies municipales ou, pour un pianisté comme moi, d'accompagner un artiste de cabaret dans un repertoire passé au crible par la censure, et approuvé par ľ administration. Ces nouvelles mesures ont pourtant fait bonne impression ä une grande majorite de la population, aussitôt préte ä croire ä leur justesse et ä leur effi-cacité puisqu'elles étaient contraires aux dispositions antérieures, dont chacun mesurait ľéchec retentissant, et parce qu'elles semblaient refléter un effort de classification rationnelle face au tout-venant de la musique, ou il fallait savoir prendre et laisser: le programme musical adopté comme stratégie de defense et de contre-attaque par les élus et ľ administration était de nature ä réjouir tout le monde, petits et grands. A sa proclamation, les seuls ä faire triste figure, et qui done suscitaient aussitôt les soupcons et la calomnie, étaient le petit peuple des musiciens d'orchestres classiques, ainsi que les solistes de la musique dite cosmopolite, selon les termes qui avaient été employes pour pointer tout ce repertoire et ces interprětes d'un doigt accusateur. Si le salut était maintenant attendu du côté de la musique, paradoxalement c'étaient les meilleurs musiciens qui étaient écartés de cette grande contre-offensive comme traítres en puissance et comme agents objectifs de ľennemi, qu'il fallait neutraliser. J'ai alors pensé ä mon oncle Karoly, et je me suis dit que son heure était arri-vée de rentrer au pays en héros, aprěs ľavoir quitté en trainant derriere lui quelques casseroles, comme on dit, car il avait été un sacré artilleur au piano, et un incomparable sergent-pianiste-recruteur, grace ä son energie incomparable dans ľ execution de cette musique qui ralliait les cceurs dans les tavernes. Mais sans doute était-il trop tard pour lui, car il avait déjä américanisé son prénom, et celui qui se faisait maintenant appeler Charlie ne pouvait etre percu que comme uontaminé par le cosmopolitisme musical de Chicago, encore aggravé 121 par ľarrivée derriěre une trompette ou devant le clavier ďun piano ďanciens esclaves noirs illettrés, et inca-pables de distinguer une partition musicale ďun horaire des chemins de fer. Cela a été le debut ďune étrange époque, avec de ľeuphorie dans ľair cependant, car la musique, quelle qu'elle soit, reste toujours une source de bonheur: aprěs les temps sinistrement silencieux de la perióde dite d'observation - que mon maítre Chamansky avait été bien avisé de surnommer la Symphonie du silence -, la moindre chorale d'écoliers, ou la moindre sonnerie de cors de chašse, tirait des larmes et semblait aussi bienfaisante qu'un oratorio de Haendel, qu'un concerto de Mozart, qu'une sonáte de Beethoven, qu'un lied de Brahms, qu'une valse de Chopin, qu'un quatuor ä cordes de Schubert, qu'un opera de Verdi, qu'une Symphonie de Dvorak ou de Mahler. Moi-meme, je n'ai pas échappé ä la faciíité de ces épanchements, découvrant ce mystěre: toute musique est un reměde au désespoir, toute musique est preferable ä ľabsence de musique, toute musique est une amelioration que ľhomme apporte au monde. Le jour suivant, comme je me ľétais promis et ne resistant plus ä mon impatience, je me suis rendu chez mon maítre Aaron Chamansky, plus que jamais curieux de tout ce qu'il aurait ä me dire sur son arrestation, son intcrrogatoire eí sa liberation, et désireux par-dessus tout d'entendre son appreciation et-son commentaire sur la situation nouvelle. Je ľai trouvé au fond de son atelier, les traits tires, le visage amaigri sous sa barbe moins soigneusement taillée que d'habitude, fort déprimé et quasiment prostře, dans un ralentissement de son acti-vité que je ne lui avais jamais connu, comme si chacun de ses gestes n'était commando ä ses bras et ä ses mains qu'ä Tissue d'un long débat intérieur, d'une mise en doute point par point de chaque action, de chaque déci- 122 sion. J'ai senti de la lassitude dans son regard, et une sorte d'abattement, d'accablement lorsqu'il m'a vu arri-ver, comme quelqu'un qui n'a que de mauvaises nou-velles ä apprendre ä son visiteur, et dont la générosité de cceur souffre d'avance d* avoir ce role ä jouer. Sur les quelques jours de sa detention dans la capitale, Chamansky est reste trěs discret et, de mon point de vue, non qu'il düt avoir honte de son comportement dans ces circonstances, mais pour éviter toute posture de martyr, de héros, car il ne s'attendait que trop, depuis longtemps, aux soup£ons, ä la haine, ä la calomnie et aux mauvais traitements de la part des autorítés. D'apres lui, ses interrogateurs ľavaient questionné habilement, avec une douceur feinte, affectant de íe considérer comme un simple témoin, et intéressés également ä connaitre son opinion en tant qu'expert en matiěre musicale. Mais Chamansky avait bien compris qu'il était désormais entre les griffes de la police et ií s'est Iamenté que pendant son absence - et du fait de celle-ci, a-t-il avoué -, le violon n'ait pu se faire entendre dans le quartier, pendant la nuit, ce qui en avait livré les habitants au fléau, comme en témoignait le nombre élevé des premieres victimes. D'ailleurs, ceux qui ľavaient interrogé s'étaient montrés trěs intrigues et trěs ironiques au sujet de la surprenante immunité dont avait bénéficié jusque-lä le quartier au centre duquel se trouvait son échoppe de lutherie. Mais la consternation de Chamansky dépas-sait encore le trisíe constat dě ľ immunité perdue. J'ai pu recueillir les paroles suivantes, fort embarrassé qu'il les dispensät ä un aussi piětre public et ä un auditeur unique - moi, en ľoccurrence -, de tels propos méritant assurément d'etre entendus et diffuses auprěs du plus grand nombre de nos amis et allies, car tout se passait ä la fois comme il ľavait prévu et dans une distorsion perverse des evidences: «Je considěre comme une authentique catastrophe historique la division de la 123 musique en deux categories opposées ľune ä ľ autre: ďun côté la bonne musique, c'est-a-dire la musique mili-taire, patriotique et populaire, et de ľ autre la musique internationale, apatride et élitiste. Cet artifice constitue la plus grave manipulation culturelle et esthétique dont les politiques se soient rendus coupables ä ce jour. Et il risque de ruiner les espoirs dont, paradoxalement, la situation drarnatique que nous connaissons est riche. II faudra done attendre encore une autre etape, une autre perióde, pour que la vérité du Beau sans discrimination finisse par s'imposer contre le malheur. Pour ľheure, les musiques au goüt du jour ne sont pas de celieš qui font appel ä nous et, disant cela, je ne defends évidemment aucun intérét ď ordre personnel ni corporatiste, méme s'il est vrai que les orchestres militaires ne comportent guěre ďinstruments ä cordes et que les bals populaires peuvent se contenter de médioeres erinerins ! La mise ä ľ index par les pouvoirs publics des grands compositeurs inspires par les themes du folklore musical, e'est-a-dire en somme de tous les musiciens dignes de ce nom, denote leur ignorance et leur mépris. Mais je vois la une faille de la doctrine officielle, une erreur de raisonnement et une faute de coeur dont il sera possible de tirer avantage. Nous devons désormais placer tous nos espoirs dans ce qui succédera ä la perióde de diversion, comme ils ľappellent, quand il n'y aura plus ď autre choix, selon moi, que de donner les pleins pouvoirs ä la musique et aux musiciens dans leur ensemble-et sans discrimination, ou de nous condamner ä une défaite ineluctable dont on ne sait de qui eile sera la victoire.» Pour la population de notre ville et des environs, les premiers jours de la perióde dite de diversion ont été tout ä la joic des airs rutüants que faisaient éclater les cuivres, et que ponctuaient tambours, cymbales et 124 grosses caisses, et partout on s'est époumoné aux melodies que chacun connaissait par cceur depuís la petite école, ou apprises plus tard, au regiment ou pármi les filles et les garcons d'honneur charges de mettre de ľen-train dans les noces. L'hymne national était entonné mille fois par jour, non seulement par les orchestres militaires, les fanfares municipales ou les associations d'anciens combattants instrumentistes, mais aussi par des chorales ďécoliers, par des amateurs qui transfor-maient leur trio, leur quatuor ou leur quintette de salon en escouades de volontaires, et méme par de modestes musiciens de rue que chacun gratifiait et encourageait ä sa f aeon et selon ses moyens, mais avec une chaleur, une fraternité et une générosité particuliěres. L'hymne national a été entendu sur toutes sortes ďinstruments et, du fifre et du pipeau jusqu'ä la scie musicale et ä ľharmonica, Íl n'y a pas eu un morceau de bois ou de metal capable d'émettre une gamme de sons mélodieux qui n'ait été réquisitionné pour administrer ä toutes les oreilles le reměde supreme de la nouvelle thérapie musicale. De la méme facon, le repertoire de notre patri-moine folklorique a été exploité ä satiété, ä toutes les heures du jour et de la nuit. Les orchestres tziganes ont retrouvé du service et faisaient merveille: czardas, romances, airs ä boire, danses hongroises, slaves, rou-maines ou allemandes produisaient un enthousiasme incomparable. La minorite magyare ne se lassait pas de ses refrains les plus rebattus: Prof onde est la forit, Fleur sauvage, Unejoliefetnme, La Cabane du pécheur sur la Tisza, J'aime cettefille, Sers-moi du vin, Quand mes lěvres fiévreuses, Tai une petite amie, Le Chant du sergent recruteur d'Egervar... De vieilles femmes se sont enrôlées pour fredonner les airs familiers de leur enfance, berceuses ei complines, ä la terrasse des cafes, sous les porches des immeubles, dans les salles d'attente des gares, dans les jardins publics, au milieu 125 des marches. De touš les points de la ville, depuís les places et les artěres du centre les plus fréquentées par íes badauds jusqu'ä la derniěre ruelle couverte du ghetto, s'élevaient des airs de musique, et pendant les premiers jours cela resserablait ä une explosion de joie spontanément retrouvée, ä un bonheur de vivre, ä une confiance en ľavenir, exprimés ä tue-téte. On peut imaginer une semblable euphorie pendant les premiers temps heureux ďune revolution, dans ľinnocence, ľin-souciance et la pureté de ľutopie, avant les crimes et le sang. C'était une sorte ďivresse, et son effet sur le moral des citoyens a été ďautant plus vif que ces premieres journées de la perióde dite de diversion ont coincide en effet avec une diminution sensible de la mortalite et des décěs caractéristiques. La canicule n'ayant pas decline, revolution trěs favorable des statistiques ne pouvait pas étre attribuée ä un adoucissement climatique et, dans ľesprit du public, c'était bien les judicieuses mesures de la municipalita qui produisaient leurs résul-tats bénéfiques. A 5 heures de ľapres-midi, en ce lundi de la mi-juillet, quelques jours apres que les pouvoirs publics eurent promulgué la mise en application des nouvelles regies, marquant ľentrée officielle dans la perióde dite de diversion, j'ai vu arriver corame ä son habitude mon étu-diante Esther: nous nous étions quittés une quinzaine de jours plus tôí alors qu'elle s'apprétaií ä rejoindre-sa mere en Autriche, mais, dans ces moments de la reprise de nos lecons, c'était comme le debut d'une nouvelle vie, aprěs le tumulte et les bouleversements d'une periodě de l'Histoire que j'aurais dite longue de plusieurs années, et j'avais oublié que sa mere était ma soeur Lenke, un peu ma mere aussi, mon ainée de neuf ans, installée depuis quelque temps ä Vienne oú eile avait signé un contrat avec le Stadtsoper, et je ne me souvenais pas 126 non plus que cette Esther était mon Esther-de-1'aprěs-midi, qu'avait peut-étre rejointe lä-bas, ä Vienne ou ä Salzbourg, mon autre Esther, mon Esther-du-matin, ľ autre fille unique de ma sceur Lenke» l'autre jeune niece, l'autre petite sceur, que cette sceur, que cette mere, m'avait donnée. Avec le debut de la nouvelle perióde dite de diversion, et avec le démarrage, maintenant en vue, d'une nouvelle année scolaire, j'ai retrouvé en Esther mon étudiante favorite, la plus sensible, la plus douée, de retour dans ma vie telle que je ľaurais laissée bien des années plus tôt, le temps s'étant suspendu pour eile et í'ayant épargnée pour qu'elle me soit rendue - et avec eile toute ma vie d'une autre époque -, aprěs des événements qui avaient bouleversé le monde au point ďavoir été percus comme la menace de sa fin. Nous avions été empörtes dans des couloirs du temps diŕľé-rents, sur des tapis roulants qui ne circulaient pas ä la meme vitesse mais qui, au bout de leurs déroulements, rendaient les uns aux autres leurs passagers respectifs, les déposant dans un méme lieu aprěs le passage au-dessus d'une tempéte du temps. Esther-de-1'aprěs-midi annoncait une ěre nouvelle et, s'étant présentée ä ce premier rendez-vous, eile entraínait derriěre eile le retour de mes autres élěves: eile précédait Ferenc, qui réappa-raissait lui aussi aprěs la suspension de nos lecons particuliěres pendant la periodě dite d'observation. II revenait avec la ferme intention de reprendre ses études et, acceptant avec docílíte, et merne avec enthousiasme, le programme officiel, il allait me demander ďentre-prendre le déchiffrage des transcriptions pour clavier de certaines marches mihtařres, que les autorités difŕu-saient largement parmi le public pour que chacun puisse en faire son ordinaire musical en famille. Esther s'était montrée dans un état d'esprit tout different, réticente avec lucidité ä un comproinis déshonorant avec ce qu'elle considérait comme une infamie. Avec eile, j'ai 127 eu le sentiment réconfortant de retrouver une reference: il y avait en eile une clarté de la vision, du jugement, et un courage qui me rappelaient ceux de Chamansky. Une evidence m'éblouissait soudain: Esther auraitpu étre sa fille et, dans l'instant, je me suis promts d'y repenser plus tard et de soumettre aux informations dont je disposals la vraisemblance d'une telle hypothěse. Car Esther n'avait jamais connu son pere suppose, mort bien avant sa naissance et ayant laissé ma sceur veuve ä peine mariée: pourquoi done faUait-il, pour que de telies idées me viennent ä ľesprit, qu'Esther ait dispara de ma vie pendant quelques jours et que son visage me fasse ľeffet d'une apparition sans origine connue? Comme au cours de la perióde dite d'observation, Esther et moi nous avons repris et poursuivi en silence ľ etude esthétique et technique de la Sonate opus 106 de Beethoven. Mais un quart d'heure avant la fin de la lecon, et comme n'y tenant plus, Esther m'a fait la proposition inattendue de jouer ensemble deux ou trois Danses hongroises composees pour quatre mains et qui figuraient au repertoire des ceuvres autorisées sans mention de leur compositeur, Johannes Brahms, considéré en ľoceurrence comme un simple copiste ayant trans-crit sur une partition des airs folkloriques transmis jusque-lä par la tradition. Chez Esther, le besoin se manifestait soudain, plus fort que tout, de faire retentir ä nouveau la musique, et-j'en avais-ou-blié-mon-dé-sir identique, ayant fini par me résigner ä ce deuil d'un piano silencieux, en attente d'un autre temps, d'un autre monde, aprěs la fin. Inconsciemment, j'attendais de mon maitre Chamansky le signal du moment venu de déclen-cher le mouvement qui verrait le triomphe de la musique, et ma derniěre visitě chez lui m'avait plutôt incite ä me défier de toute participation, de toute cooperation avec la politique musicale officielle. Mon vieux Bechstein 128 était done reste en attente, comme ľ arme d'un réserviste ou plutôt celie que ľon tient cachée, pármi ľarsenal disperse et secret d'une insurrection qui couve. Mais je n'ai pu résister au souhait d'Esther, et j'ai consenti ä soule-ver le capot du piano: de ľeníendre sortir de sa lethargic sous nos doigts, ä peine un peu désaccordé, a été un moment de bonheur indicible. La musique était de retour comme dans un miracle de la vie aprěs la mort. II y avait bien longtemps que la maison n'avait pas vibré ainsi; tous les murs, tous les meubles et touš les objets me faisaient signe pour me dire qu'en eux aussi la musique était de retour et que, tous ensemble soli-daires, ils étaient aussi des instruments de musique, et ne serait-ce que parce qu'ils partieipaient ä l'acoustique de ce lieu oü la musique se faisait entendre dans mon logement. J'ai percu dans l'escalier, se hissant jusqu'ä mon étage, le pas pesant de la commere Illona, venue s'assurer du prodige et qui avait elle-méme repris avec succěs la confection de sa päte feuilletée pour les strudeis, fine comme du papier a cigarettes, eí doni la recette comportait, mélées ä la farine, les notes et les paroles d'une chanson de son village de Transylvánie. J'avais l'impression que la musique coulait de partout, de chaque mur, de chaque meuble, de chaque objet, comme ľeau qui est de retour dans les tuyauteries, et qui afflue ä nouveau joyeusement ä la sortie du robinet aprěs une longue perióde de sécheresse et de pénuríe. II y avait, étrangement melées, de la joie et de la tristesse, dans la legalite douteuse de cette musique: autorisée par les pouvoirs publics, eile semblait appartenir ä une caté-gorie qui la séparait de toute la magnifique musique proserite. II y eut un moment de bonheur étrange pendant ces Danses hongroises de Brahms, car ľ interpretation de ces pieces pour quatre mains, par mon étudiante Esther et par moi, glissait une illégitimité déli-cieuse dans nos relations: nos mains se frôlaient parfois, 129 en merne temps complices et rivales sur le clavier, couraní ensemble et côte ä côte ou se poursuivant, se croisant, sautant i'une par-dessus ľ autre, s'amusant, batifolant comme des corps dans un pre, et entrainées ensemble par la merne vitesse - s'inversant en lenteur ď une caresse -, sur la méme pente, sur le méme temps suspendu de la musique. Une ou deux fois, j5ai cru sen-tir qu'Esther me poussait légěrement du coude et, dans ces moments-lä, je l'ai vue sourire en effet: ce geste soulignait-il une connivence, et la conscience que notre entente faisait merveille dans notre duo, ou s'agissait-il d'un dépassement de cette heureuse association de musiciens, par avance d'une autre nature, et qui aurait pris la musique pour loi commune et pour pretexte ? De toutes facons, ce genre de familiarité ne lui ressem-blait guěre, je l'ai sentie entraínée par une joie et par une vitesse qui nous permettaient de rattraper le temps perdu, dans un oubli de nos anciennes regies et, lorsque nous nous sommes quittés, sous le regard étonné de Ferenc, que je n'avais pas attendu ce jour-la, j'ai eu le sentiment vague, mais cependant assez fort pour me nouer la gorge, que quelque chose entre nous avait change. La derniěre semaine de juillet a marqué un ralentisse-ment dans ľélan ďunanimité autour des musiques imposées par les autorités. La diversité des origines, des langues, des cultures et des religions qui étaiení une caractéristique essentielle de notre ville commengait ä refaire surface, chaque communauté retrouvant le goüt de défendre ses intéréts particuliers, de favoriser son repertoire, son patrimoine musical. Vers la fin du mois s'étaient manifestes une lassitude et comme un essouf-flement dans les mouvements ďenthousiasme collectif et de fraternisation spoiitanée autour des hymnes patrio-tiques et des marches militaires, ľabus du méme alcool 130 ou du méme stupéfiant finissant par ne plus produire la méme ivresse: le programme obligatoire commencait ä révéler ses limites, son arbitraire, ses contradictions. Tout se passait ďailleurs comme si ľcnnemi, ďabord surpris parle vif sursaut ďénergíe positive ei de consensus, avait été provisoirement contenu dans son avancée, et avait méme reculé ďun pas, cédant un peu de terrain pour guetter un signe de fatigue et un fléchissement du moral de ľadversaire. Mais le fléau avait peut-étre mis ä profit le temps de cette fausse retraite - tandis que sa proie reprenait une confiance naive et une assurance prématurée - pour affüter des armes nouvelles, plus subtiles et plus meurtriěres afin de repasser bientôt ä ľattaque, ďenfoncer et de bousculer nos fragiles lignes de defense car, passe le milieu de la perióde dite de diversion, ía courbe des décěs caractéristiques - dont on croyait les circonstances et le processus bien identifies - a recommence de croitre, marquant une nette acceleration. Divers indices prouvaient que le Mai avait trouvé la faille dans le credo stratégique et défensif de nos dirigeants et s'était bien vite adapté aux supposées fortifications que nous lui opposions, pour les percer ou pour les contourner. Aprěs la breve accalmie des premiers temps de la perióde dite de diversion, les nouvelles victimes se sont comptées indifféremment pármi des individus qui s'étaient trouvés éloignés ďun foyer musical, patriotique ou militaire, et parmi ceux qui, au contraire, aväient tenu leur place au sein ďun orchestre, ď une fanfare ou ďun chceur, ou qui s'étaient trouvés aux premiers rangs des auditeurs et qui participaient done ä une action de defense, active ou passive. Cette tournure inquiétante a ďabord été oceultée au public, et chaque nouveau décěs a été présenté comme un événe-ment anodin et naturel, sans rapport avec 1'épidémie: il fallait bien que ľon continue de mourir, ce n'était pas la mortalite de ľétre humain que ľon prétendait vainere 131 et suspendre ä jamais, et la victoire collective contre ľen-nemi sans visage ne signifiait pas pour chaque citoyen une vaccination definitive contre la mort, la délivrance d'un brevet ďimmunité ä vie, c'est-ä-dire d'eternite, ni ľacces a quelque club de la santé perpétuelle et de. ľimmortalité, ni merne un simple petit billet ďentrée au paradis. Ľ administration municipaSe et ses organes de communication et ďinformation se sont bien gardés de révéler les troublantes coincidences, puis les concordances indéniables qu'enregistraient les statistiques. Mais la population, sensibilisée depuis des semaines et encore échaudée par la dramatique déconvenue de la periodě dite ď observation, avait vite fait de passer de ľ adhesion enthousiaste et irréfléchie aux nouvelles mesures, ä leur critique exacerbée et tout aussi irration-nelle: on s'emparait bien vite du moindre indice pour ľexagérer et le propager, le bouche ä oreille colportait les mauvaises nouvelles avec une complaisance ä les presenter comme de sombres presages, certains revétant les habits de prophětes de ľapocalypse. De tels com-portements n'étaient pas touš sincěres, ni honnetes, ni correctement argumentés, mais ils finissaient par faire naitre un mauvais pressentiment et par inspirer ä ľ intuition collective, c'est-ä-dire ä ce qu'on appelle ľ opinion publique, naturellement instable et fluctuante, la crainte, voire la conviction que les événements tour-naient mal ä nouveau. Parmi les détracteurs du parti adopté par les autoriíés, Aaron Chamansky était sans-doute le plus sincérement convaincu, et le plus autorisé, et s'il se lamentait, ce n'était pas pour jouer les oiseaux de mauvais augure et se rendre ainsi interessant, mais parce qu'il mesurait ľerreur et ľaveuglement qui coů-taient la vie ä tant de nos concitoyens. Mais, contraire-ment aux esprits irresponsables, girouettes qui passaient ď une erreur de jugemenL ä une autre, el ďune solte bévue ä la sotte arrogance de la bévue opposée, Chamansky ne 132 désespérait pas de voir les autorités municipales ouvrir enfin les yeux face ä la realite et ä la cruauté des faits. Bien que toujours tenú ä ľécart avec ses amis et mis ä ľindex, son nom figurant toujours en tete de la liste des suspects de collusion avec ľemiemi, Chamansky et les siens se tenaient préts ä apporter leur contribution ä un mouvement de resistance inspire par un authentique ideal de la musique, ce qui ne pouvait se faire, selon eux, sans une participation de tous les musiciens et sans un recours ä tous les chefs-d'ceuvre du grand repertoire. Je ne connaissais ces dispositions d'esprit de Chamansky et de son groupe que pour ce que lui-méme voulait bien m'en dire, dans la mesure oü il me consi-dérait comme un proche et comme un Sympathisant acquis ä ses idées, et bien que je n'aie jamais été recu officiellement dans ce que je supposais étre une organisation secrete, sans merne avoir la preuve de son existence, de sa realite, ni la moindre idée de son fonc-tionnement, de ses entreprises. Durant cette periodě dite de diversion, j'ai ressenti le sentiment penible qu'une sorte de porosíte s'était créée dans les relations que j'entretenais avec chacune des trois Esther. II me semblait que la jeune fille de ménage qui encaustiquait le parquet, lavait les carreaux et entre-tenait mon linge, les mardis, les jeudis et les dimanches, avait des gestes nouveaux pour dépoussiérer mon vieux Bechstein, et comme une sorte de hauteur ou de désin-volture que lui auraíent autorisée une connaissance de ce vieil instrument, une familiarité, une intimite avec lui, alors que dans mon esprit cette Esther-du-matin était incapable de situer les do parmi les touches, ou de dire le nombre ďoctaves du clavier. Quant ä mon étudiante de ľapres-midi, cette autre Esther, si comblée par les bonnes fées, et alliant les dons artistiques ä la grace la plus pure, je lui trouvais de ces maniěres, et parfois 133 méme de ces intonations, qui auraient pu annoncer, par un clin d'ceil complice dont je n'appréciais pas le côté aguicheur, la visitě d'Esther-de-la-nuit, ä la fin du mois. Ce rapprochement entre des personnes dont il me fallait bien reconnaítre qu'elles étaient depuis toujour» intimement liées entre elles aurait pu avoir le goüt et ľavantage d'une reunification legitime et bienvenue -car c'était, bien entendu, leur division et leur separation qui étaient artificielles et perverses -, et pourtant ce mouvement ne pouvait que s'effectuer contre mon gré et provoquer en moi un certain dégout, car ce qui se dégagerait d'une telle connivence entre les trois Esther ressemblerait inévitablement ä cette trop grande facilité, profondément vulgaire, qu'ont certaines personnes pour se declarer trop vite et avec empressement proches les unes des autres, et méme bientôt intimes, dans la seule perspective de faciliter des relations superficielles et la poursuite ďintéréts commons médiocres: j'ai tou-jours eu en horreur la constitution de tels clubs, de tels clans ou de telies cliques, et je ne pouvais voir dans une entente entre les trois Esther qu'une association et un acoquinement de cet ordre, avec la reconnaissance, par les individus qui s'associent, d'une ressembiance, de ľappartenance ä une méme famille, ä une méme tribu, tout ce que j'ai toujours détesté et ä quoi j'étais prét ä résister, méme face au trio des Esther. Certes, les trois Esther avaient du sang commun mais, justement, je saluais leur indépendance, -ľindifference de ľune ä ľégard de ľ autre malgré ce lien du sang, et le fait qu'ä aucun moment aucune d'entre elles ne se réclamait de cette parenté qui les unissait secrětement ou, moins encore, de la parenté de chacune, Esther-de-la-nuit en téte, avec moi son oncle, leur oncle, leur demi-frěre, frěre de Lenke, sa mere, leur mere, ma mere aussi, un peu. Une authenticity, une vérité de chacune des trois personnalités étaient condamnées ä perdre leurs contours 134 et leur dessin originál, pleins ďun charme particulier, dans le cas d'une fusion des trois Esther en une seule, d*une confusion de leurs personnalités, de leurs images. Des éíres aussi merveilleux, aussi miraculeusement sin-guíiers rťavaiení rien ä gagner ä se méler, ä se cumuler, ä s'additionner, ä se superposer, dans une promiscuité douteuse, ä s'unir dans une alliance de mauvais aloi, ä se dissoudre et ä s'eŕfacer ľune dans ľ autre. Bien sur, je me suis interrogé sur.mon égoísme et sur ma preference, des plus contestables, des plus critíquables, ä garder auprěs de moi trois Esther distínctes, pour béné-fícier dans mes relations avec chacune d'elles d'un privilege particulier et du meilleur d'elles-mémes dans des registres différents, me trouvant déchargé face ä chacune d'elles de la prise en consideration de chacune des deux autres, dans une économie dont j'étais le centre et ľunique bénéficiaire. La oú je me paraís d'une exigence de rigueur, de morale et de vérité, n'étais-je pas un simple tricheur, un menteur? Tout se passait comme si, děs qu'elle repartait de cíiez moi, ou pendant les jours de la semaine ou je ne la voyaís pas, mon Esther-du-matin allait faire des manages dans d'autres maisons, au service d'autres maítres, peut-étre employee par des families aux cuisines, ä la garde des enfants ou aux soins d'un vieillard, et alors je n'avais pas ä connaitre cela: je pouvais imaginer cette vie d'Esther-du-matin inconnue de moi et, dans le méme temps, decider de n'en vouloir rien savoir. D'ailleurs, Esther-du-matm ne préférait-elle pas elle-méme rester discrete, et ne rien me dire de ľ organisation de sa vie oü j'occupais une place d'une importance toute relative, l'essentiel se jouant peut-étre ailleurs pour eile ? Quant ä mon étudiante Esther, en dehors de nos heures de lec,ons, les lundis, les mercredis et les jeudis aprěs-mídi, je savais qu'elle suivait les classes de ľécole de musique en vue d'etre recue au Conservatoire, et je l'imaginais poursuivre seule ses 135 exercices, inlassablement, étudier des partitions, écou-ter des interpretations enregistrées sur disque, liře des ouvrages ďharmonie, de solfěge, de théorie musicale, ďhistoire de la musique, on encore des vies de compositeurs célěbres comme celie que Stendhal consacra ä Rossini, des autobiographies et des journaux intimes comme ceux de Wagner ou de Berlioz, les chroniques musicales de Heimich Heine, des dictionnaires de musique comme celui de Jean-Jacques Rousseau, des etudes comme celle de Wagner sur Ľ Art du chef ď orchestre, des approches philosophiques de la musique comme celle de Hegel ou de Schopenhauer, des apologies de ľ art musical comme chez Novalis, Hoffmann, Schlegel, George Sand ou Alphonse de Lamartine, des essais comme celui de Krause intitule Sur la poésie musicale, des romans sur le monde musical comme Massimilla Doni et Gambara de Balzac, toutes lectures et ouvrages dont eile examinait avec le plus vif intérét les titres sur les rayons de ma bibliothěque. Je supposais aussi qu'Esther-de-1'aprěs-midi participait ä quelque jeune formation de musique de chambre, ou qu'elle accompagnait au piano, dans des soirees privées ou des fétes de bienfaisance, une cantatrice ou un chanteur amateur dans un lied de Mozart, de Zelter, de Beethoven, de Schubert, de Schumann, de Brahms, dans une melodie de Borodine, de Glinka, de Tcharkovski ou de Mous-sorgski, de Franck, de Chabrier, d'Henri Duparc, d'Ernest Chausson ou de Debussy. Enfin, demiěre des trois Esthei ä étre entree dans ma vie, un soir de 31 décembre, Esther-de-la-nuit était pour moi la plus mystérieuse, jeune femme plus mure que les deux autres et comme plus ägée qu'elles de deux ou trois ans, dont je me repré-sentais la vie installée dans un confort étranger ä ses deux sceurs, ä la poursuite exclusive des plaisirs de ľexistence auxquels ses cadettes n'avaient pas accěs: je m'étais construit la conviction que si Esther-de-la-nuit 136 n'apparaissait chez moi qu'une fois par mois, pour les étreintes enflammées d'une unique nuit ďamour, c'était parce que le reste du temps eile ne pouvait échapper ä la surveillance ďun tuteur - puisque son pere suppose, l'homme important dont eile portait le nom et qu'elle n'avait jamais connu, avait laissé sa mere, ma sceur Lenke, veuve quelques semaines ä peine aprěs leur mariage -, prisonniere d'une institution ďéducation pour jeunes filles de bonne famille, ou se consacrant aux voyages dans les grandes villes d'Europe oů eile aurait couru les musées, les salles ďopéra et de concert, les theatres, oů eile aurait fréquenté les grands restaurants, été accueillie dans ía bonne société ou dans le milieu des artistes de renom, participé aux receptions mondaines. Et parfois je me suis qualifié de monštre ä prétendre refuser ä un étre ä la fois son unite et toute ľétendue de sa personnalité: n'y avait-il pas de ma part une certaine forme de sadisme, ou ďesclavagisme, qui consistait ä maintenir face ä moi, pour mon seul agré-ment et mon seuí profit, ľillusion de rrois jeunes filles aux spécialités particuliěres, et distribuées dans ma vie avec des rôles spécifiques selon le jour et ľheure ? Cette mauvaise conscience m'a, bien souvent, privé de som-meil et, dans la nuit, j'ai pris bien des fois la decision ďaffranchir Esther, en quelque sorte. Mais, ľinstant ďaprěs, je me représentais Esther elle-méme jalouse de ses différents visages: n'étaít-ce pas eile qui, du moins pendant les premiers temps de notre relation, avait strictement maintenu autour de moi une presence multiple, moins susceptible ä ses yeux de s'épuiser? Je me croyais le responsable et le profiteur de la division d'Esther en trois, mais n'étais~je pas moi-méme divise en trois par Esther ? Plutôt multipliée que divísée par trois, Esther n'était-elle pas plus ä méme ďéchapper ä une totale mainmise sur sa vie, et ne trouvait-elle pas de ľindépendance et de la liberté ä me quitter et ä me 137 retrouver dans des rôles différents que nous jouions ľun pour ľ autre, car dans une telle organisation de nos relations eile ne cessait de m'échapper et n'avait aucun compte ä me rendre sur ce qu'était sa vie pendant tout ce temps que nous ne passions pas ensemble, au fil des jours de la semaine et au fil des nuits, jusqu'ä la derniěre nuit du mois, et tout cela méme si, en recollant les différents morceaux de ce qui nous unissait, on aurait abouti au programme d'une vie commune, affranchie des conventions habituelles et du conformisme, comme cela se voit de plus en plus souvent chez certains couples de la société moderně? Au matin d'une nuit passée ä me faire des reproches, livré au remords de gas-piller nos chances et de gächer le bonheur d'une relation unique - préférant le culte paien célébrant des divinités diverses ä la plenitude du monothéisme et de la monogamie -, le retour de la lumiěre me ramenait ä la certitude que je commettrais un crime, qu'il y aurait une perte irremediable, un sacrifice absurde ä établir de force - et pour le coup artificiellement - une continuité, une identite, entre Esther, Esther et Esther. Chaque jour de presence d'Esther-du-matin ou d'Esther-de-l'apres-midi, les mardis, les jeudis et les dimanches, ou les lundis, les mercredis et les jeudis, je résistais de toutes mes forces au mouvement de confusion entre l'une et ľ autre, je fermais mes yeux et bouchais mes oreilles ä tout indice d'une complicité, d'une communication entre elles, la duplicite de chacune d'elks-bernant-ma can-deur. J'entendais rester aveugle ä ce qu'elles révélaient ä leur insu ou s'efforgaient de me rendre perceptible: par exemple, Esther-du-matin avait une coiffure trěs stricte, les cheveux noués en un chignon serré, tandis que mon étudiante Esther avait parfois une natte, ou les cheveux simplement relevés et retenus par une épingle. Pour la premiere fois, il est arrive ä la jeune fille de ménage, ä Esther-du-matin, de laisser son chignon se détendre en 138 ma presence: quelques měches de cheveux s'en déta-chaient négligemment, et ľensemble de la chevelure évoquait alors le laisser-aller qu'autorisent une intimite et une cohabitation quotidienne entre deux étres, ce qui ne correspondait pas ä notre relation établie jusque-lä. De la méme ŕacon, il est arrive que la tresse de mon étudiante Esther ou que ľépingle retenant ses cheveux vienne ä glisser, et se dessinait alors l'esquisse de cette autre coiffure qu'une fois par mois, la nuit du dernier jour, il m'étaít donne de contempler et méme de retoucher avec des gestes libres et familiers autour du visage d'Esther-de-la-nuit: un tel rappel d'un autre genre de relations ou une telle annonce que le moment de retrouver cette relation approchait me mettaient mal ä l'aise, m'irritaient et m'étaient méme désagréables dans des circonstances aussi éloignées, et aussi séparées dans ma perception, de ce moment unique et nocturne oil les cheveux défaits, séparés par une simple raie et retombant sur les épaules nues, appartenaient ä un autre étre, ä une autre Esther, et m'invitaient ä user avec eile de privileges particuliers. Dans ces situations qui se sont renou-velées au fil des jours, des matins et des aprěs-midi de la periodě dite de diversion, pendant cette fin du monde qui avait commence sous ma fenétre, j'ai toujours trouvé le moyen de faire remarquer ä Esther-du-matin ou ä Esther-de-ľapres-midi le petit incident survenu ä ľagencement des cheveux et, sans exprimer les choses ainsi, de dénoacer le glissement indu d'une coiffure du matin ä une coiffure de 1'aprěs-midÍ, d'une coiffure de ľaprés-midi ä la coiffure d'une autre, venue d'ailleurs, dans la nuit, et j'ai pu ainsi signifier ma preference en resistant ä ces laisser-aller. J'en étais venu ä redouter ce que serait la derniěre nuit de juillet. Si des details aussi anecdotiques, aussi insignifiants, en sont venus ä prendre pour moi une importance dispro- 139 portionnée, c'était parce que la regle, bien que non dite, avait été jusque-lä ďune extréme precision. De cette geometrie rigoureuse des relations que j 'entretenais avec Esther, Esther et Esther, je voyais avec consternation une ligne fléchir imperceptiblement, ou un angle s'émousser,_. et ces menus incidents devenaient annonciateurs d'une perte angoissante, d'un deuü que je n'aurais su nommer. Mon Insomnie est devenue chronique, et je ne pouvais plus ľattribuer ä la chaleur persistante des nuits. C'était d'ailleurs dans ces moments que je parvenais ä entrevoir un envers des choses: si je tenais tant ä ces trois Esther, si distinctes bien que si semblables - des sceurs triplées -, sans doute Esther tenait-elle aussi aux trois étres différents que j'étais pour eile, sans souhaiter les réunir en un seul. Je me disais qu'Esther-du-matin ne voulait pas que le monsieur dont eile était la domestique trois matinées par semaine, et qui avait ä la connaítre et ä la traiter dans cette condition, puisse user avec eile des privileges que lui accordait, dans un tout autre rapport de forces, et dans une relation sociale bien difterente, Esther-de-la-nuit, quittant ses vétements de soie et de satin. Esther-de-ľapres-rnidi, quant ä eile, ne tenait pas ä ce que ľhomme qui était son professeur de musique et de piano, et ä qui eile pouvait apparaítre débarrassée de la blouse grise, du seau et de la serpilliére, rut le merne que celui dont une autre Esther lavait le linge et repas-sait les chemises. Cette môme Esther-de-1'aprěs-midi, ľétudiante si intuitive,- ú dou.ee, qui me-comblai-t-dans -notre relation artistique et intellectuellc, refusait de reconnaitre en moi, son maitre de musique, l'homme dont eile était la maitresse dans une autre vie, et ä qui eile se livrait une fois par mois pour un échange tout entier consacré aux plaisirs de la chair et ä ce que ďaucuns auraient jugé comme un dévergondage scandaleux. A Esther-de-la-nuit, enfin, il m'était facile d'imaginer le désir farouche de ne reconnaitre en celui chez qui eile 140 passait une nuit, une fois par mois, qu'un homme avec qui eile n'avait rien ďautre ä paitager qu'un lit, presque un inconnu anonyme qu'elle n'aurait pas salué dans la rue, et dont eile n'aimait recevoir, comme un animal mu par l'instinct et par les besoins biologiques, que ce qu'un mále donne ä une femelle. Dans ces speculations vaseuses de ľ Insomnie, j' admettais que j'étais pour Esther trois Bela différents, comme eile était pour moi trois femmes qui n'avaient de commun que leur prénom. Dans le res-sassement mental d'une relation complexe que je m'ef-forcais en vain de simplifier, de banaliser et de découper en tranches pour la réduire en autant de situations connues, un aspect de cercle vicieux échappait ä ma conscience, ou était consciemment relégué dans ľombre: c'était ma niěce qui était ma domestique, cette domestique était aussi mon éléve, cette élěve j'en avals fait ma maitresse, et cette maitresse n'était autre que ma niěce incestueuse, fille de ma sceur Lenke, un peu ma mere aussi. Mes divagations et mon trouble ont pris un tour encore different lorsque Esther, un mardi matin, m'a demandé de décaler désormais les horaires de son service, car eile avait entrepris des cours de francais et révait ďémigrer un jour au Canada. J'ai consenti comme distraitement ä sa demande, mais dans une indifference entiěrement simulée, car ä ma pcrplexité s'ajoutait maintenant une forme de désespoir. Esther-du-matin avait done bien une vie distincíe de celie ďEsíher-de-ľapres-midi, et aíors que je me plaisais, que je me rassurais ä ľ imaginer employee de maison dans des foyers bourgeois, eile me révélait des ambitions et un projet qui ľ occupaient sans doute tout entiěre, et sans rapport aucun avec ceux de mon étudiante musicienne. D'autre part, si Esther se préparait ä émigrer au Canada, eile devancait avec des mesurcs réalistes, et en se donnant des moyens concrets, ma reverie du jour oü je me lancerais ä m'approcher 141 d'eile, ä arriver dans son dos, ä la saisir ä la taille par surprise, ä la tutoyer soudainement, puis ä la retourner pour la prendre dans mes bras, dans ľidée toute simple de ľentrainer loin de la, ä ľ autre bout du monde. Ce coup de theatre sentimental dont je me projetais le déroulement dans la téte depuis le matin de son premier retard, aprěs la nuit oil la fin du monde avait commence sous ma fenétre, ce grand mouvement du cceur était éventé, et j'étais dépossédé du destin ä offrir ä Esther en cadeau, puisqu'elle-méme se préparait déjä ä émigrer ä ľ autre bout du monde, ayant rassemblé sans doute quelque épargne et entreprenant ľ etude du francais, et ce qui n'avait été chez moi qu'une reverie de roman-tique velléitaire avait pris chez eile la tournure ďun pian de bataille bien réfléchi, méthodiquement conduit, déjä entamé, et dans lequel je n'avais aucun role ä jouer. Cette Esther-du-matin m'échappait en se dérobant ä mes pulsions secretes, et dans touš les cas de figure je me voyais frustré; car soit Esther était consciente de s'éva-der d'une prison qu'elle pressentait, ayant mis mes intentions ä jour, et cela me faisait prendre la figure d'un geôlier qui se trompe dans ses vues et s'est imprudem-ment prévalu de quelques inclinations et de quelques droits, soit eile était ä mille Heues de deviner mes intentions, n'imaginant pas une seconde que jepouvais nour-rir un sentiment pour eile, et j'étais alors réduit au role piteux et ridicule du soupirant maladroit et timide qui voit filer ľ objet de sessoupirs,fauted'avoir-fait-ä-temps-sa declaration. En tout cas, j' ai découvert ce jour-lä chez Esther ses aspirations de jeune fille modeste ä changer de monde et de vie par un effort obstiné, par une economic patiente, qui finiraient par la transporter concrě-tement la ou je ne l'entrainais que dans mes romances imaginaires. Avec de tels projets d'avenir, Esther-du-matin laissait peu de place ä Esther-de-ľapres-midi, et c'était comme si chacune de ces jeunes filles artificiel- 142 lemenl séparées par moi, ä partir des deux aspects que j'avais pu voir d'une méme personne, prenait une indé-pendance effective, chacune construisant son destin par-ticulier, émancipée de ľ autre. Mais, ä vrai dire, une lutte les opposait et sí ľ une. ľemportait ľ autre serait sacri-fiée, c'était du moins mon point de vue, mais une teile perception était peut-étre destinée ä me rassurer, ou ä me venger. Je m'attendais maintenant ä ce qu'Esther-de-ľapres-midi, mon étudiante favorite, la musicienne si sensible et si parfaitement douée, que j'avais déjä enfermée dans un destin et dans une brillante carriěre ď artiste, me révélät bientôt que ľétude de la musique et du piano n'était pour eile qu'un passe-temps décora-tif, alors qu'elle se serait destinée au metier plus sérieux de psychiatre, de puéricultrice ou de pharmacienne, ä moins qu'elle n'ait été dans ľ intention plus banale ďépouser un fils de bourgeois, ä qui eile aurait été fiancee depuis quelque temps déjä, avec la perspective de fonder une famille et ďoffrir ä son époux une progé-niture nombreuse et accaparante. La stratégie de la perióde dite de diversion avait déjä connu de sérieux revers lorsque je suis retourné voir mon maitre Chamansky. Ce jour-lä, pour la premiere fois, il m'a parle de ľinstrument auquel je ľavais vu travailler bien souvent, et dont ii m'a avoué ä demi-mol son espoir ďen faire son chef-ďceuvre, un violon qui aurait égalé le Stradivari us dont il était propriétaire, et qui constituait son modele absolu, un objectif de toute sa carriěre de luthier qu'il se sentait maintenant en mesure d'approcher. II parlait de cet instrument avec une telle passion, ou se melaient du respect et de la modestie, et l'objet semblait entre ses mains doué d'une telle grace, d'une telle légěreté, d'une telle harmonie et d'une telle perfection des formes que j'en suis devenu maussade d'avoir consaeré mon existence au lourd, au massif et 143 encombrant piano - méme si le vieux Bechstein aban-donné ä mes soins par mon oncle Karoly n'avait rien de ces monstres que sont les pianos ä queue, les pianos carrés, les pianos pyramide ou les pianos girafe... -, et jaloux de ľ interprete ä qui le violon était destine, sur ľ identite de qui Chamansky restait muet, se contentant de répéter qu'il ne Iui restait plus beaucoup de temps pour achever son oeuvre, car ľ instrument serait appelé ä servir sous peu, si son excellence était confirmee. Par ce biais, Aaron Chamansky en est revenu aux considerations sur la situation présente, celie des derniers temps de la perióde dite de diversion qui n'a trompé et n'a diverti que la population elle-méme, des considerations oü altemaient etrangement un pessimisme noir et un optimisme tout aussi noir, c'est-ä-dire inquiétant, presque diabolique, dans la mesure ou ľexces d'un triomphe ne peut se bätir que sur ľexcés d'un désastre. En tout cas, affirmait-il, ses amis et lui se tenaient préts, et si les autorités politiques n'étaient pas assez lucides ou pas assez honnétes, ce serait l'Histoire qui, impi-toyablement, rejetterait sur les côtés du chemin les responsables de la catastrophe, et la voie que tracerait alors ľ instinct de conservation de ľespece serait celie ou ľ humanite reconnaitrait en ľ art sameilleure defense contre le mal, et en la musique ľ art supreme, ľ arme absolue. Pour ľheure, les pouvoirs publics cherchaient ä-don-ner le change par les moyens les plus démagogiques, et afin de flatter le goůt du grand public en le soulageant de la pompe des hymnes et des lourdeurs lassantes des marches militaires, c'est du côté de la musique de taverně que s'est manifestée la tolerance officielle, et les artistes de cabaret ont été poussés sur le devant de la scene, c'est ä-dire en premiere ligne, dans un repertoire repute populaire et qui ne manquait pas de charme, mais 144 le plus sou vent maltraité par des interprětes médiocres. On voyait affluer dans notre ville touš les vieux chevaux de retour, toutes les gloires d'un jour, toutes les céíé-brités oubliées et touš ceiix dont les carriéres s'étaient entiěrement déroulées dans les-bals de banlieue, dans les tournées minables de programmes improbables, ďopérettes oü le role principal était tenu par la protégée d'un impresario bientôt en fuite avec la caisse et oü, lorsqu'un trompettiste avait laissé inopinément son pupitre vacant, on allait chercher pour le remplacer un garde-chasse dans les domaines d'un chateau ou un clai-ron ä la caserne. Pour toutes les carriéres de troisieme ou de quatriéme rang, notre ville était devenue la cite miracle, la capitale universelle du repéchage et de la derniěre chance, et touš ceux qui se sentaient les vie-times des agents artistiques corrompus et des entrepreneurs de spectacles véreux. tous ceux qu'ulcérait avec les pires aigreurs le sentiment d'une injustice ou d'une injure faite ä leur talent, compare au succěs des vedettes ä la mode, se précipitaient sur les scenes de notre ville, et se juchaient sur toutes les estrades et sur le moindre tabouret. Nous étions devenus le sanctuaire des consecrations consolatrices et tous ceux qui étaient admis ä se produire devant notre public se croyaient accueiílis dans un olympe: sur nos planches ont retenti des cris stridents, ont été poussées des lamentations pathétiques, des hurlements effrayants, ont été chatouillés des contre-at et des contre-fa destines ä éíre entendus jusqu'ä Bayreuth, de ľautre côté de la frontiere, lä oü ils pouvaient étre appréciés parmi un festival de semblables vociferations. C'est ainsi que s'est présentée un jour chez moi une femme en qui je n'ai reconnu d'abord qu'un incomparable aplomb et une arrogance sans pareil; c'est en évafuant cela, plutôt qu'en identifíant une physionomie et un corps alourdis par les ans et par ľalcool, que j'ai retrouvé celie qui avait été, une dizaine ďannées plus 145 tôt, ma premiere maítresse, ia femme, déjä múre ä ľépoque, dont le caprice s'était porté sur moi lors ďune de ses toumées dans notre ville, celie qui m'avait déniaisé et dont les excentricités vulgaires et les outrances m'avaient souvent fait honte et avaient fini par me lasser, une chanteuse de genre, comme on disait, qui s'était fait connaitre sous le nom de Laura Babkolí. Avec le recul, et face aux traits durcis et épaissis de mon initia-trice, devenue une de ces maitresses femmes du genre hommasse, et proche du travesti, je me suis dit que je m'étais laissé dépuceler par eile parce qu'elle aurait pu étre un homme en effet, en tout cas un étre intermédiaíre qui, par une proximité trouble et complice avec le sexe auquel j'appartenais, avait du en aider plus ďun ä sur-monter la timidité et les inhibitions de la premiere fois, dans la découverte de ľ autre sexe. Elle n'avait rien perdu de sa vulgaritě et, maintenant loin des charmes puissants de ľapprentissage, j'étais encore mieux ä méme ďen juger. Laura Babkoll était done de retour en ville, brusquement montée en grade en fin de carriěre, in extremis - du moins dans la hierarchie nouvelle de la musique de salut public -, et eile n'a pas tardé ä me faire savoir qu'elle était en mission officielle du gouverne-ment: en fait, un vague sous-secrétaire d'État, qui aimait se faire fouetter le derriěre, et que ľ on retrouvait sans pantalon, en bottines, sur le trottoir des maisons closes, était devenu son protecteur et prétendait faire d'elle une grande artiste nationale. Elle nous étaitenvoyée dela capitale parmi des renforts artistiques dont eile repré-sentait ľélite... Se souvenant de moi, eile n'avait pas eu de mal ä retrouver ma trace dans le ghetto, et eile venait me requisitionner comme aecompagnateur, en rempla-cement de celui qui lui avait été attribué pour son premier recital sur le front, la veille au soir, et qui n'avait pas résisté longtemps. En me relatant avec détachement, et sans s'y attarder ni lui donner la moindre importance, 146 ľ incident du pianiste qui était mort aprěs la deuxiěme chanson - raison anodine qui l'amenait chez moi -, Laura Babkoll pensait me faire trembler de peur, et eile s'efforcait d'employer un ton et des tournures qui signi-fiaient que je ne disposais ďaucune marge de négocia-tion: sous une pression aussi cynique, je n'avais pas le choix, j 'étais bien oblige d'accepter le contrat et la place du mort. J'ai également senti que Laura Babkoll s'était mis en tete, ä peine m'avait-elle retrouvé et reconnu, sur le pas de ma porte, de me remettre le grappin dessus, comme on dit, me trouvant ä nouveau ä son goüt et déci-dée ä s'enticher de moi une deuxiěme fois. La simple perspective d'entrer dans son intimite, de retrouver son odeur et ses parfums violents, ä quatre sous, dans la loge de quelque cabaret, me donnait un haut-le-cceur. Plus que tout, j'ai craint les tournées dans les villages alentour, ceux inclus dans le périmětre concerné par le fléau car, outre que de tels déplacements m'auraient livré plus encore ä la merci de Laura Babkoll, ils risquaient de compromettre les rendez-vous avec mes élěves pour nos lecons particuliěres, et peut-étre méme mes retrou-vailles avec Esther, dans la nuit unique, la derniěre du mois de juillet, face-ä-face et corps ä corps auxquels, tout en les redoutant depuis quelques jours, je n'aurais renoncé pour rien au monde. Pour la premiere fois depuis cette fin du monde qui avait commence sous ma fenéíre, j'ai été appelé, en qualité de musicien, ä jouer un role dans la stratégie de defense de la ville et de nos concitoyens adoptée par les autorités, et je me demandais comment je pourrais un jour presenter cela ä mon maítre Chamansky, sans qu'il me retirät aussitôt la confiance qu'il m'avait accor-dée jusque-lä. Děs le lendemain soir de ľapparition de Laura Babkoll sur mon palier, qui avait déjä fait jaser tout le ghetto ä partir des revelations de mon espionne 147 intime, ma voisine du premier étage, la comměre Illona, bénéficiant d'informations dont j'ignorais les sources, j'ai rejoint la supposée artiste de premier plan que nous envoyait le pouvoir central dans le café-concert oü eile se produisait. Ces retrouvailles imprévues avec une ancienne liaison, la premiere de toutes, ne me reliaient ä aucun passé, ä aucun souvenir susceptible de me rappeler un aspect de mon identite, de mon histoire, et une époque de ma vie oü j'avais pourtant connu aussi quelques bons moments. Le passé contaminait le present ďune sorte d'infection, simplement parce qu'il était le passé qui se donne des airs d'avenir. Des ce premier soir, ä l'en-tracte, Laura Babkoll s'est jetée sur moi dans la loge, pour me soumettre ä son désir de rendre nos corps ä leurs anciens jeux. Elle me chuchotait des obscénités qu'elle croyait excitantes en me soufflant au visage une haíeine déjä gätée par ľalcool. Je ľai repoussée avec dégoůt et sans management, eile est tombée ä la renverse dans un fauteuil branlant qui s'est disloqué sous ie poids de sa chute, et cela a provoqué une terrible crise. Laura Babkoll m'a traité de mediocre pianoteur, de brute et de digne héritier de mon oncle Karoly. Pour parvenir ä me maitriser, ä rester impassible, et ä ne pas lui écraser un coussin sur la figure pour ľétouffer, j'ai du rechercher en moi ľ admirateur inconditionnel que je suis du flegme britannique et, sans aller jusqu'ä recourir ä ľhumour de méme origine, j'ai du résíster ä 1 íl frJr-ilítá rl'nnŕ» trí"vrt frnpllp t-árslif~m£" - rrnnriTlíí-nríp-S- par le gérant, qui n'était que trop habitué aux esclandres prives de ce genre et aux scenes de ménage dans les couples d'artistes, et qui menacait de nous dénoncer aux gendarmes comme déserteurs si nous ne remontions pas aussitôt sur scene pour calmer le public inquiet et impatient, nous nous sommes présentés ä nouveau devant les admirateurs de Laura Babkoll. Alors, je me suis applique de mon mieux ä soutenir sa voix, dont la justesse 148 était défailíante, par un accompagnement aussi habile et aussi fiatteur que possible, et cela n'a fait qu'aviver sa rage, cette forme de supériorité de ma part lui devenant insupportable: eile en a commis quelques erreurs gros-siěres, face ä un public qui connaissait par cceur chaque note et chaque syllabe de son repertoire, et son interpretation de quelques rengaines ä trois sous, que la moindre serveuse fredonnait avec gouaille et avec charme, était execrable. L'auditoire restait indulgent, compréhensif, il y avait ceux qui prenaient cela pour un style, et ceux qui soupconnaient un choix esthétique délibéré, destine ä satisfaire les recommandations et les goüts officiels. Tout s'est encore degrade - et j'ai retrouvé ce sentiment des tout premiers moments de la fin du monde qui avait commence sous ma fenétre: tout va aller trěs vite - ä la fin de la troisiěme chanson, depuis la reprise aprěs l'entracte, et alors que je venais de placer un accord qui devait laisser le dernier mot au chant et ä la voix de Laura Babkoll. Dans une demi-mesure de silence, j'ai distinctement entendu comme un coup de hache qui aurait atteint la caisse du piano, la pourfendant jus-qu'aux cordes et entamant le cadre de bois, et ä cet instant Laura Babkoll a titubé vers le bord de la scene, ce qui a été interprete comme une gesticulation drama-tique, car en méme temps eile a pris sa téte dans ses mains, soit pour évoquer le désespoir, soit - comme je ľai cru - pour se boucher les oreiíles ä son propre chant. Mais eile a plongé ďun coup vers le premier rang de spectateurs comme dans une eau noire et, avant méme de heurter le sol lourdement de la téte, eile était déjä morte. Ľ assistance s'est dressée comme un seul homme, effrayée, le souffle coupé, puis c'est dans ďindescrip-tíbles braillements que tout le monde s'est précipité vers la sortie dans la bousculade ďun mouvement de panique oü plusieurs ont été piétinés. Je suis reste au piano et, avec sang-froid me semble-t-il - c'est-ä-dire en gardant 149 pour modele de conduite le self-control britannique -, j'ai joué les quelques mesures qui sont des ponctuations convenues entre les différents titres d'un tour de chant. En quelques instants, la salle bondée s'est vidée, ceux qui avaient été piétinés ont trouvé encore assez de force pour se remettre debout et pour se jeter dehors, fuyant le lieu ou le fléau avait frappé, mais il restait, affalés sur leurs fauteuils et comme endormis, trois spectateurs que Laura Babkoll avait entrainés dans son sort, non pas en les écrasant sous sa chute, mais en ay ant attiré sur eux, par la médiocrité de son art, les flěches fatales de ľennemi, ä qui n'avait pas échappé le défaut exhibé par la cuirasse. Le pompier de service et le gérant de ľétablissement ont transporte en toute häte le corps de Laura Babkoll dans sa loge, comme on cache au voisinage le cadavre d'un pestiféré ou d'une victime du cholera, et ils m'ont interrogé du regard comme si j'avais du étre la personne ia plus directement concer-née par le drame. Mais j'ai decline cette sorte d'invitation, j'ai salué en cherchant le geste le plus elegant de la plus impeccable correction et, sans attendre mon solde, je me suis retire du bouge et du champ de bataille oil, ä peine enrôlé, mon regiment venait ďessuyer une debacle. Le lendemain, la nouvelle du décěs de Laura Babkoll, la grande artiste que le pouvoir central nous avait envoyée pour la defense de la ville, était ä la une des journaux, et j'y étais mele. Certains chroniqueurs sont alles ju-squ'ä évoquer-ime-més&ntente-fu-neste^sur-venue pendant l'entracte, entre la chanteuse et son pianisté, insinuant que j'avais pu la mettre sciemment en difficulté par un piětre accompagnement qui l'aurait rendue vulnerable. Certaines oreilles indiscrětes, qui avaient du se coller ä la porte de la loge pendant la crise de fureur de Laura Babkoll, ont méme exhumé les souvenirs de mon oncle Karoly et m'ont présenté comme le rejeton d'une famille de massacreurs de claviers, habi- 150 tant le ghetto depuis plusieurs generations et donnant une juste image de la musique qu'on y faisait et dont on y était capable. D'autres m'accusaient explicitement de m'étre tiré ä bon compte ďobíigations qui me répu-gnaient, me présentaot comme un de ees esthetes decadents de la prétendue grande musiquě cosmopolite, et de n'avoir eu aucun scrupule ä me débarrasser de Laura Babkoll, notre grande artiste nationale, en la íivrant au fléau. J'ai craint de voir arriver chez moi, pour mon arrestatíon, les sbires de la police secrete envoyés directement de la capitale, par le ministěre de ľlntérieur, et par le sous-secrétaire d'État au derriěre flagellé, que ľon trouvait déculotté et en bottines sur le trottoir des maisons closes. Je redoutais par-dessus tout une irruption de la police ä mon domicile en la presence de 1 'un ou 1 'autre de mes étudiants et, tout ľaprés-midi, j'ai tressailli aux moindres grincements des marches dans ľescalier. Je ne doutais ] pas que mon étudiante Esther, ayant nrí-s connaissance j de tout ce tapage, y ferait allusion au cours de sa visíte que j'attendais comme d'habitude, ä 5 heures. Mais I il n'en a rien été et, par un miracle qui semblait réduire ä un simple cauchemar les événements de la veille au soir, sur la scene du café-concert, jusqu'au plongeon de Laura Babkoll la tete la premiére, nous avons repris ľétude paisible, silencieuse, seulement théorique et pourtant plus P admirabíement sonoreet musicale que ce que je venais ! de vivre, de la Sonate opus 106 de Beethoven et, confor-mément ä ce qui était vite de venu une habitude, nous avons termine la lecon par le déchiffrage de nouvelles danses hongroises de Brahms pour clavier ä quatre mains. U s'est seulement trouvé que, vers la fin de la lecon et de ľheure passée ensemble, ľépingle retenant la chevelure d'Esther-dc-ľapres-midi avait perdu toute emprise, et que j'ai laissé la coiffure se défaire de part et d'autre 151 de la simple raie qui séparait les cheveiíx: en situation ďinfériorité ce jour-lä, je n'ai fait aucuneremarque. Au moment de nous quitter, sur le palier, et mélant ce propos aux paroles par lesquelles eile prenait congé, Esther m'a informé presque distraitement, et comme si la chose était de peu d'importance, que pendant quelque temps eile renon9ait ä notre cours particulier du jeudi car, pré-tendait-elle, eile devait faire face désormais ä une autre obligation ce merne jour de la semaine, ä la méme heure. Comme c'était un mercredi, j'ai done compris que je ne la reverrai plus avant le lundi de la semaine suivante. La fin du monde se précisait. Pendant la deuxiěme moitié de la perióde dite de diversion, les autorités avaient reconnu ä chaque groupe et ä chaque minorite le droit de pratiquer sa musique tra-ditionnelle, sous reserve qu'un avantage fút maintenu en faveur de la musique nationale officielle. Ľ ambiance dans notre vieux ghetto s'en est trouvée joyeusement modifiée, et cela donnait par moments ďincroyables montages musieaux, proches de la cacophonie, qui pro-duisaient ďétranges superpositions - comme lorsque Alban Berg cite Bach -, des contrastes inédits et de fascinantes dissonances: le melange des chansons yid-dish et des airs religieux chantés par nos kantors avec une marche militaire de ľancienne infanterie austro-hongroise ou avec ľhymne national, interprétés au violou, au violoncelle ou ä la mandoline, évoquait certaines recherches de la musique contemporaine et, faute de pouvoir enregistrer de tels télescopages et de tels eŕľets de repartition et de dialogues des musiques dans ľes-pace, j'en ai reporté ä la häte quelques notations sur des feuilles de papier ä partitions. II s'est avéré que dans le ghetto la resistance ä la recrudescence de ľépidémie, au retour en force du fléau, était meilleure que partout ailleurs, et cela n'a pas manqué de susciter des com- 152 mentaires désobligeants, et méme des attaques haineuses: on nous reprochait d'etre épargnés par le mal, c'est-ä-dire ď avoir secrětement pactisé avec lui. Les plus hos-tiles, les plus viruíents alíaient jusqu'ä nous confondre et nous amalgamer avec ľennemi invisible. Mon maitre Aaron Chamansky avait son opinion sur tout cela, et notamment sur les raisons qui faisaient du ghetto un quartier meilleur que ďautres dans la resistance; fiděle ä ses theories, il considérait que ľagresseur n'était vulnerable qu'ä la musique mais, de la méme facon qu'un microbe finit par s'habituer aux medicaments qui le combattent - et méme ä ces substances qui avaient été récemment découvertes par le savant anglais Flemming pour lutter contre les bactéries et les virus des maladies contagieuses -, le mal qui s'attaquait ä nous a vite sur-monté la mediocre qualité des antidotes musieaux qui lui avaient été opposes, hymnes, chants patriotiques et marches militaires, principalement. Chamansky préten-dait méme que la valeur de ľ interpretation avait un role essentiel, et qu'il ne suffisait pas de jouermédioerement, ä la va-vite, n'importe quel air de fanfare, de défilé de parade ou de charge de cavalerie - ni méme, lorsqu'on en arriverait la, la Neuviěme Symphonie de Beethoven, ou la Neuviěme de Schubert (La Grande), ou la Neuviěme de Dvorak (du Nouveau Monde), ou la Neuviěme de Mahler... -~, pour repousser et pour défaíre ľennemi. Si le ghetto résistait mieux, selon Chamansky, c'était parce que la mediocre musique militaire ou les hymnes officiels devenaient des ceuvres pleines ďémotion, et ďune profondeur insoupconnée, lorsqu'on les entendait adaptées et interprétées au violon, ä ľalto ou au violoncelle, les instruments de predilection des habitants de notre quartier, dont bon nombre étaient de discrets virtuoses, artistes bien trop modestes qui auraient pu avec succěs se produire dans les salles de concert de Berlin, de Paris, de Londres ou de New York. Le role 153 des interprětes et des instruments eux-mémes, dans la qualité esthétique de la musique, dans son pouvoir émo-tionnel, dans sa dimension spirituelle et magique, appa-rut avec evidence au cours de cette époque de privation et de pénurie musicales, comme lorsqu'une cuisiniěre habile et genéreuse parvient ä régaler les siens pendant les périodes oú on ne trouve, pour nourrir une famille, que du pain rassis et un ceuf. Et c'était autant de petits prodiges, le long des trottoirs ou ä chaque coin de rue, que ďentendre un instrument sorti sur le pas de la porte par un musicien amateur pour la defense collective, qui vous tire les larmes avec le souvenir de quelques pauvres airs, entendus jadis au regiment. Vers la fin du mois de juillet, la difference de la mortalite ä ľintérieur du ghetto et dans le reste de la ville s'accentuant, les soupcons les plus odieux ont redouble ä ľencontre des habitants de notre quartier, et les pou-voirs publics ont décrété une mesure des plus infames: nos musiciens se voyaient prives du droit de jouer pour la defense des íeurs ä ľintérieur de nos murs et, inter-dits de musique dans le ghetto, ils étaient contraints d'aller se produire dans d'autres quartiers ou faubourgs, ľ arriěre-pensée des autorités étant que ľ on verrait bien si leur art était aussi efficace pour défendre d'autres citoyens que leurs parents, leurs allies et leurs amis. Dans nos rues, désormais désertées par leurs défenseurs legitimes, ont été envoyés ä leur place et pour occuper leurs positions stratégiques quelques musiciens de la police, médiocres executants dépourvus de toute culture musicale et d'ailleurs peu motives, seulement inquiets de leur propre salut. C'était une facon ä peine déguisée ďabandonner le ghetto, et de le livrer ä l'ennemi pour que ce dernier y focalise ses attaques, grace ä cette manoeuvre de fixation. Les résultats ne se sont pas fait attendre: en deux ou trois jours, les victimes ont triplé 154 pármi les nôtres, tandis que dans les quartiers ou étaient expédiés nos musiciens le mouvement était inverse et dans les mémes proportions. Le constat et ľ analyse de ce phénoměne ont plongé nos dirigeants et 1! administration dans ľembarras. Les élus et les porte-parole autorisés de la mairie, ďhabitude pleins ďassurance, forts en gueule et indécrottables donneurs de lecons, se sont montrés moins fanfarons, moins bons orateurs pour répondre en bredouillant aux questions des journalistes. Car une double evidence se manifestait maintenant: d'une part, le ghetto n'était protégé par aucune indulgence, ni par aucune bienveillance de l'ennemi ä son égard, mais seulement par la valeur de ses musiciens; d'autre part, ces mémes interprětes obtenaient les mémes résultats dans la defense de nos concitoyens habitant d'autres quartiers. On refusait pourtant de reconnaítre aux nôtres l'exeellence de leur action patriotique et, quel qu'ait été leur succěs, jamais il ne leur était crédité et toujours leur était refusée la médaille en reconnaissance d'une victoire. Selon les espoirs ď Aaron Chamansky, cet episode devait précipiter ľavenement d'une troí-siěme perióde, et nous n'étions pas loin du moment oü la fín du monde, qui avait commence sous ma fenétre, pourrait miraculeusement s'inverser en äge d'or de ľ art musical, avec ľarrivée du Beau au pouvoir, et la fusion de la politique avec l'esthetique. On pourrait croire que dans une telle perióde le sentiment dominant, celui qui déterminait tous les compor-tements, était la peur puisque déjä la peur, avant cette fin du monde qui avait commence sous ma fenétre, était, Selon Chamansky, présente partout dans notre pays, en tous les étres, sous toutes ses formes, pour toutes sortes de raisons. Et ľ on sait que la peur est ä l'origine des attitudes les plus imprévisibles, les plus irrepressibles, et bien sou vent les plus répugnantes. Chamansky avait 155 prévu que le fléau mobiliserait toutes les angoisses, concentrerait sur lui toutes les peurs, et si cette prevision s'est réalisée, c'est d'une facon encore différente de ce que Chamansky avait imagine. Comment dire cela? La peur nouvelle, inédite, était une peur sans memoire, c'est-ä-dire la peur de quelqu'un qui ne se souvient pas d'une telle peur, aussi loin qu'il remonte dans ses souvenirs, et qui ne se souvient pas non plus de quoi il doit avoir peur, oubliant la cause de la peur dans la peur. Symétriquement, cette peur sans passé devenait aussi une peur sans avenir, comme s'il avait été impossible, et d'ailleurs vain, de craindre pour le lendemain. La peur était bien la, omniprésente, mais c'était une peur instantanée, une peur si intimement liée au moment present qu'elle s'y engloutissait et s'y perdait elle-méme. Les victimes qui tombaient chaque jour n'étaient pas de vrais morts, puisqu'elles mouraient sans raison. La mort doit avoir une cause verifiable, observable, et étre identifiée dans le catalogue des morts possibles. Tant que 3es victimes continuaient de tomber sous l'effet d'une force immaterielle, surnaturelle, qui entre-tenait des relations énigmatiques avec la musique, tout cela restait de ľ ordre d'une fantaisie, füt-elle macabre, et une telle mort ne pouvait pas étre prise au sérieux, c'est-ä-dire qu'il n'y avait rien ä faire et qu'il valait mieux ne pas perdre son temps ä tenter d'élucider ce mystěre. Pourtant, la population attendait des pouvoirs publics qu'ils trouvent un systéme de defense qui s'avéie efficace dans la lutte contre le fléau, merne si les victimes semblaient appartenir ä une fiction. C'était done une peur bien singuliěre qui inspirait nos concitoyens: ľespoir que le fléau soit bientôt vaincu ne correspondait pas ä la peur d'en étre les prochaines victimes, ni au désir legitime que les morts inexpliquées trouvent enfin leur explication et deviennent des morts reelles mais, au contraire, pour que ľennemi enfin vaincu liběre les 156 prisonniers qu'il avait faits, c'est-ä-dire pour que !es victimes reviennent, et que leurs fausses morts soient effacées. On s'attendait ainsi ä ce que les disparus finis-sent par réapparaitre, victimes d'une mort inexplicable, e'est-a-dire tenus pour morts par erreur, une erreur de la mort qui aurait négligé de presenter ses lettres de creance, et sa justification officielle, rationnelle. Cette forme particuliěre de peur, sans veille et sans lendemain, occupait certes chaque journée de la vie présente, pour chacun de nos concitoyens, mais en y laissant la place pour d'autres reactions, d'autres perceptions, d'autres preoccupations face ä la situation: les inconvénients mineurs étaient plus concrets, ils en devenaient plus génants que la permanente menace abstraite, et c'était aussi une facon de se rassurer que de se plaindre des menus désagréments de la fin du monde, car si de tels désagréments existaient, ils étaient la preuve que des accommodements restaient possibles avec cette fin, moyennant certains sacrifices. Pour ma part, pendant toutes ces journées, j'ai trěs peu vu mes compagnons de toujours, Janos, Laszlo et Imre, et ma vie se ressentait de la situation generale d'une facon sournoise. Certains de mes voisins, comme la comměre Illona et son gourmand et lubrique époux, le bossu Ecer, ne percevaient dans les événements que sources d'incommodité, de désorganisation, d'obliga-ttons penibles, de bouleversements dans le train-train de la vie quotidienne et des traditions. Pour moi, c'était tout autre chose, bien que je fusse aussi un homme d'ha-bitudes et peut-étre měme déjä un vieux garcon, avec ses marottes et ses manies balisant une existence routi-niére. Les événements influaient plus insidieusement sur mon moral, sur ma perception du monde et sur mon sentiment de la destinée. La ou d'autres se plaignaient d'une perturbation aga§ante, de ľinconfbrtet de ľintran- 157 quillité, je ressentais pour ma part une nausée profonde, un détachement écceurant, un vertige: c'était de moi-méme, de mon histoire, de mes pensées, de mon destin que je me sentais dépossédé. Les étres autour de moi changeaient de visage et tout particuliěrement les plus proches, il n'était pas jusqu'aux objets dont la fonction et ľusage ne m'aient semblé décalés, touš ensemble vic-třmes ďune dévalorisation, ďune disqualification, ďun déclassement general. Je n'étais plus sür d'etre réelle-ment le propriétaire de mon vieux piano droit Bechstein, ni de mon fauteuií de lecture, ni de ma montre, ni de ma paire de chaussures, je ne savais plus si je jouissais d'un quelconque droit, d'un quelconque pouvoir sur eux. Mon lien si fort, si rassurant, si nécessaire avec touš ces objets paraissait relaché et méme tranche, mais ce n'était pas eux qui partaient ä la derive, se détachant peu ä peu de moi, c'était moi qui, ayant perdu ces attaches, commensais ä flotter dans une géographie étrange, étrangěre, privée de repěres familiers. Mon logement lui-méme n'était plus ce lieu sür oú j'étais ä l'abri, et j'en suis venu ä croire les murs et les meubles capables de me trahir, de me dénoncer comme un occupant abu-sif, comme un passager clandestin. C'était cela, pour moi, le sentiment de la fin du monde, non pas ľ interruption pure et simple de ce qui existe, mais son envers, son inversion, son renversement, une perversion interne de sa structure. La fin du monde, me disais-je, n'est pas un coup de hache írappé dans ie present rnaisvsuite ä ce coup de hache, la rupture des amarres entre le present et ľavenir qui le remorque habituellernent. La fin du monde est ce lendemain qui s'éloigne hors de portée, et dans lequel on ne pourra plus sauter sans risque de tomber dans le vide, le sentiment que le mardi derive, détaché du lundi, et que le mercredi lui-méme s'est désulidarisé du mardi, conscience que s'il y a autre chose pour faire suite au premier jour de la semaine qui 158 commence, un autre jour d'un autre calendrier, dans un autre temps, on y sera soi-méme un autre, un autre homme entiěrement étranger h celui qu'on est dans ce lundi, un inconnu sans memoire de celui que nous sommes, un autre homme ou autre chose qu'un homme. Un autre étre ou autre chose qu'un dtre. La fin du mois de juillet était maintenant toute proche, et je ne savais plus si je désirais ou si je redoutais la visitě d'Esther-de-la-nuit. J'aurais été incapable de dire si eile viendrait ou si un quelconque empechement interférerait pour modifier nos habitudes, notre rituel, comme un nouvel emploi du temps avait déjä modifié mes relations avec les deux autres Esther. Si Esther vient, me demandais-je, qui sera cette Esther? Suis-je certain de la connaitre ? Et si je ne connais pas cette Esther-lä, ne vaut-il pas mieux faire montér chez moi, ä sa place, n'importe quelle autre jeune femme? Les deux derniers jours de juillet se sont passes dans un climat pré-insur-rectionnel: la courbe des décěs avait grimpe de facun vertigineuse et, malgré les manipulations et les triche-ries des autorités qui divisaient les nombres par trois ou par quatre, ceux-ci restaient dramatiques et, d'un coup, la quantité de morts rendait la mort reelle: nos conci-toyens prenaient conscience du désastre et cessaient de croire ä sa réversibilité. Méme les oreilles les moins exigeantes, les plus complaisantes, ne supportaient plus le ressassement des musiques autorisées au programme. Livré ä ľennemi par les pietres défenseurs qu'étaient les musiciens de la police, le ghetto était devenu íe quartier qui subissait les plus lourdes pertes, et nos habitants, interprětes amateurs, ont fini par refuser d'aller jouer ailleurs, car la vie des leurs était en jeu. En ces moments critiques de la perióde dítě de diversion, les autorités politiques avaient ä ľ evidence perdu le contrôle de la situation, et les policiers envoyés dans nos rues et nos 159 maisons pour y interpeller ceux qui étaient présentés comme des déserteurs, refusant leurs postes de combat, ont bientôt renoncé ä leur mission, désobéissant aux consignes de leurs supérieurs: pire encore, comme ils trouvaient nos musiciens en position de-vant la porte de leur maison ou patrouillant pármi nos ruelles et sur nos places, la police, sous pretexte de ne pas les perdre de vue et de les tenir ä ľ ceil, restait collée aux violo-nistes, aux violoncelíistes, aux altistes, aux clarinet-tistes, aux flütistes, aux accordéonistes, aux guitaristes, aux joueurs de mandoline et de schofar, car ainsi ils se savaient proteges. Le 30 juillet, la situation était devenue chaotique: Aaron Chamansky sentait que le moment tant attendu était maintenant tout proche. La pression des événements rendait inutile l'annonce par nos dirigeants, pre vue pour le lendemain, de mesures nouvelles. Chacun pressentait que pour tenter de résis-ter ä cet ennemi invisible qu'on désignait de plus en plus souvent sous le nom de La Hache, notre population n'avait pas d'autre solution désormais que d'entrer plei-nement, et glorieusement, dans ľempire de la musique. Pour ma part, j'ai attendu avec angoisse le dernier soir de juillet et, comme je ľai dit, je ne savais si Esther viendrait, ni quelle Esther pouvait bien apparaitre. A vrai dire, je ne savais pas si moi-meme, sous quelque forme que ce füt, je serais la, fantóme de moi-méme pármi ce décor étranger. J'en étais arrive ä ce point, dans ma perception du personnage d'Esther que, redoutant par-dessus tout qu'elle ne füt un jour victime de La Hache, je restais convaincu qu'il n'y aurait, dans cette perspective la plus terrible de toutes, qu'une morte sur trois, et j'en étais venu ä me poser cette question absurde de savoir laquelle des trois Esther il m'aurait été le moins douloureux de perdre. Car selon le moment du jour ou du soir, selon le 160 jour de la semaine et selon la date dans le mois oů un tel malheur pouvait se produire, c'étaít Esther-du-matin, • ou Esther-de-l'apres-midi, ou Esther-de~la-nuit qui pouvait étre frappée. Ma téte était-elle assez maíade pour croire que la division que j'imposaäs ä Esther -ou qu'elle m'imposait - la muítipliait au point de lui donner trois vies pour échapper ä la mort? D'un autre côté, si je m'imaginais moi-méme brutalement frappé et m'écroulant dans un coin, la téte entre les mains pour me protéger - mais trop tard -d'un sifflement fatal ponctué par un coup sec qui paraphait ľarrét de mort, je n'arrivais pas ä me représenter comment, de ce cadavre qui laissait Esther sans maitre, sans professeur et sans amant, deux survivants pourraient cependant s'échap-per, grace ä qui Esther ne m'aurait pas entiěrement perdu. Car dans ce tableau j'étais ä la fois la victime de la mort et ceux qui lui échappent encore, provisoire-ment; j 'étais celui dont la mort me permettait de ne pas étre celui qui meurt, grace ä cette mort d'un autre, tou-jours possible avant la mienne. J'ignore quel r.om peuí avoir une telle folie, ni comment Aaron Chamansky aurait interprete de telies aberrations de la perception, de la vision, de ľoptique, si tant est qu'une personnalité puisse étre tout entiere déterminée par ce qu'elle voit, et si un étre ne reside qu'au croisement de ses sentiments pour les autres étres et de sa perception de ceux-ci, eux-mémes ainsi et réciproquement définis. Je n'ai jamais su si cette mäladie dônt j 'ai été atteint était la defense que mon étre, du fond de son histoire, avait préparée contre l'ennemi que ľHistoire lui préparait. Je n'ai jamais su non plus si, de la méme facon, tout le peuple du ghetto s'était multiplié par trois. Le 31 juillet, la situation avait tourné au chaos méme si, dans le ghetto, le retour de nos musiciens n'avait pas tardé ä produire ses bienfaits. En provenance des 161 quartiers du centre, on entendait les clameurs de mani-festants qui avaient converge vers ia place de l'Hôtel-de-ville, et si on ne distinguait pas les mots des slogans jetés en direction des autorités pour leur réclamer des comptes, on en percevait du moins les intonations et le. rythme, c'est-a-dire la musique. Traditionnellement, les habitants de notre quartier se tenaient ä ľécart de telies manifestations, peut-étre par prudence mais sur-tout du fait d'un sentiment de n'avoir aucun droit ď expression de cet ordre, ni peut-étre d'appartenir tout ä fait au merne monde. A ľintérieur de nos murs régnait un calme relatif, on entendait les instruments des musi-ciens places en sentinelles aux endroits stratégiques, et parfois la reléve ďune flute par une mandoline, ou d'un accordéon par une clarinette. On aurait presque pu croire ä un soir ďété comme un autre, la nuit était tom-bée vers 10 heures, et je ne savais plus si j'attendais Esther ou la confirmation d'une fin du monde qui aurait semblé naturelle, dans cette atmosphere apaisée et douce. Je ne savais pas si les prochaines informations qui me parviendraient - par la radio ou par la rumeur publique - seraient celieš, ä minuit, de ľannonce par les autorités de mesures nouvelles et dérisoires, ou meme de ľ installation anticipée d'une nouvelle periodě ou encore, ni plus ni moins vraisemblable, celieš d'une prise de pouvoir par Aaron Chamansky et son organisation, qui auraient commence par s'emparer de la radio, non pour y diffuser quelques declarations -séditieu-se-s de -eou-p-d'État, mais pour y faire entendre un quatuor de Mozart, de Beethoven, de Schubert, de Brahms, de Janáček ou de Bartók. Nous allions passer du dernier jour de juillet au premier du mois d'aoüt, le rituel de la visitě d'Esther-de-la-nuit était done lui aussi empörte par le désordre general et, quelques minutes avant minuit, je n'attendais plus que le sirflement d'une hache, dont je n'aurais pu entendre le coup mat puisque ce coup serait celui-lä 162 merne qui m'aurait tranche la tete - encore que la question puisse se poser de savoir si ľinstant de la mort est percu par le décapité dans le silence ou dans un ultime fracas. Cet événement m'est appani comme le seul susceptible de se produire et de me concerner en cet instant et, se dégageant de ľ absurditě generale, il m'a semblé d'une juste et simple logique. Quelques secondes avant que les douze coups résonnent ä ma pendule, des pas précipités se sont fait entendre dans ľescalier. Je me suis dressé, me tenant prét, investi d'une sérénité et d'un sentiment inédit de dignitě, et lorsque ma sonnette a retenti, produisant un bruit miraculeux dans un espace qui n'était déjä plus celui de mon logement, je me suis empressé d'ouvrir la porte, pour ne pas me faire attendre, convaincu que j'allais voir entrer chez moi la Mort elle-méme, et dans la curiosité soudaine, sincere, enfantine, de découvrir enfin quelle téte eile pouvait avoir. J'ai d'abord été surpris par ľétrange ressemblance de cette ultime visiteuse avec Esther-de-la-nuit, ľamante que j'avais connue dans une autre vie, avant une autre mort. En effet, le personnage sur qui ma porte venait de s'ouvrir présentait bien des traits communs avec Esther, mais comme exagérés, une Esther dont le visage aurait été dessiné trois fois, les lignes du dessin surcharge se superposant les unes aux autres, se croisant et se recroi-sant, une Esther trois fois morte malgré son souffle, ses mouvements et sa voix, morte déjä derriěre ľapparence de la vie comme ccrtaines plantes sont mortes sans en avoir ľ air, sans avoir quitté les vétements de la vie pour revétir ceux de la mort, dans un dernier sursis des appa-rences: Esther était simplement plus pale et plus sombre que jamais, plus marquee, les traits plus accuses, et la měche de ses cheveux tombant plus massivement sur son front et sur son ceil gauche. Elle était hors d'haleine et, ne parvenant pas ä retrouver sa respiration qui peut-étre s'était déjä éteinte, eile avait du mal ä articuíer une 163 parole. Elle s'était précipitée ä ľiníérieur de ce loge-ment que je reconnaissais ä peine, déjä dans le sentiment ďy étre un étranger, et eile avait violemment refermé la porte en s5y appuyant de tout son dos, comme si eile avait été poursuivie et qu'il y avait encore une..... menace que son agresseur ne la rattrape, ä qui aucun barrage n'aurait résisté. Sans étre sür de ľ avoir bien reconnue et identifiée, et d'avoir bien affaire ä celie que je n'attendais plus, je lui ai demandé quel importun la poursuivait, dont eile pouvait maintenant se sentir débarrassée mais, dans le fond de ma pensée, la question était de savoir qui était cette jeune femme qui ressemblait ä Esther-de-la-nuit, et qui avait réussi ä s'in-troduire chez moi, y entrainant peut-étre aussi quel-qu'un ďautre. J'ai entrevu ľhypothese que la mort pourrait etre la caricature cruelle de ľétre le plus aimé, saisi par le dessinateur non pas dans une anticipation de son extréme vieillesse, juste avant la fin, mais au fond ďun trait inconnu de son caractěre, apparition inespé-rée juste avant la derniěre minute pour la découverte et la revelation, quand il est trop tard, de son étrangeté, de son énigme. Dans une telle vision, ía mort était encore de ľétre, sinon un étre, et ľétre le plus intime au-delä de quoi ľextréme intime bascule dans ľ inconnu. Dans un désordre de touš ses gestes et dans une confusion qui semblait le résultat des journées troubles que nous venions de vivre, et peut-étre le symptome des temps ä venir, Esther a fini par me faire comprendre qu-eHe-— n'avait échappé qu'ä elle-méme, parvenaní au prix des plus grands efforts ä montér jusqu' ä chez moi pour notre rendez-vous rituel, contre tous les obstacles et touš les remparts qu'avaient dresses en eile d'autres Esther. En cet instant merne, prétendait-elle, déjä eile était rattrapée, et déjä eile était préte ä repartir, poussée dehors, prčte ä s'enfuir par cc merne escalier qui ľ avait conduite jusqu'ä chez moi, ä s'évader de cette prison 164 dans laquelle je la tenais enfermée du matin jusqu'au soir, et qu'elle ne quittait qu'en apparence, se cachant par moments, se dissimulant ä ma vue, entre ses horaires ď apparition, entre les jours de ses visites, entre le matin et ľaprěs -midi, entre ľaprés-midi et la nuit, dans quelques reeoins de mon logement, dans quelques replis de ma conscience. J'ai entendu de sombres reproches dans ses paroles et dans ses propos si nouveaux ä mes oreilles. Elle pensait étre devenue folle, dans une folie de moi, c'est-ä-dire dans une alienation oü eile serait entree pour me rejoindre, pour ne plus jamais me quitter. En chemin ä travers les ruelles obscures du ghetto et approchant de mon domicile, alors que minuit allait sonner, menace d'interruption du rite, eile avait été sur le point de renoncer, de s'en retourner je ne sais oü, laissant la victoŕre et le dernier mot ä celieš qui ne voulaient pas qu'elle vienne ä ce rendez-vous ct se Hvre ä nouveau ä moi comme une folle, comme une putain. Depuis quelques minutes déjä, le violon qui au cours de ces derniěres nuits avait recommence de se faire rnysté-rieusement entendre ä travers les murs du quartier -notre ange gardien, peut-étre - s'était interrompu, et Esther avait le sentiment coupable ďavoír laissé ľarchet tomber de sa propre main. Son agitation et ses propos ne faisaient qu'épaissir autour de nous un espace de téněbres, feuilíeté par ďépaís rideaux noirs qui tom-baient du ciel et nous fouettaient les joues, tandis que nous nous pěrdions dans cé dédale de tentures comme sur la scene désertée d'un theatre sans fond. Esther dit que dans la rue eile s'attendait ä entendre le sifflement, puis le coup mat d'une hache qui aurait rompu les fils qui la maintenaient debout comme une marionnette, et qu'alors plus rien ne ľaurait retenue de tomber et d'al-ler se fracasser la téte contre le pavé sous mes fenétres. Elle avait jeté toutes ses forces dans les derniers pas ä faire jusqu'ä chez moi, mats ces forces, disait-elle, 165 n'étaient pas les siennes, ses jambes et ses bras étaient tirés par des fils qu'un coup de hache pouvait d'un instant ä ľ autre trancher, et je n'ai pas compris ce qu'elle voulait me dire lorsqu'elle a compare la distance qu'il lui restait ä franchir ä celie qui sépare un violon d'un piano. De telies explications étaient bien opaques, reconnaissait-elle, mais dans ces moments eile ne savait s'exprimer autrement, et ses paroles étaient aussi proches que possible de la vérité qu'elle ressentait. Son égare-ment, son affolement méme restaient extremes, et Esther menacait ä tout moment de repartir, de se jeter dans ľescalier puis de se précipiter dans la rue au-devant de ce qui la menacait mortellement. La confusion de ses pensées se manifestait aussi par des gestes désordonnés, incohérents, contradictoires: eile ne trouva la chambre qu'en tätonnant dans mon petit logement comme dans une maison inconnue, et devant le lit, dans une grande fébrilité, eile arrachait ses vétements pour se mettre nue alors que, dans le méme mouvement, eile semblait les enfiler et les revétir ä nouveau, dénudant son corps et ľexhibant, puis le couvrant et le rhabillant dans une lutte oü eile était aux prises avec ďautres Esther invisibles, c'est-ä-dire avec elle-méme, mais avec en eile des demons aux désirs opposes, ľune voulant se jeter nue sur le lit et réclamant un amant, ľautre se rajustant ä la hate pour prendre la fuite avant méme ďavoir consommé la moindre faute. Je ne savais si je devais moi-môme me déshäbiííerpour-me jeter sur eile et nous précipiter ensemble dans le pugilat du sexe et de ľamour, saisissant ľinstant et la clouant ä lui comme ä une planche de salut ou si, au contraire, il me fallait garder mes vétements et mes chaussures et rester prét ä la suivre la oü eile irait en bousculant tous les obstacles, et en état de la retenir au bord de ľirrémédiable, de la sauver. Mais comment reconnaítre le pke, et de quel choix face ä quelle alternatíve espérer le salut ? La situa- 166 tion était indescriptible - šije dis cela, c'est parce que le sentiment m'est alors venu qu'une description était ä la fois nécessaire et impossible -, comme dans un délire que deux etres construisent en se ľarrachant ľun ä ľautre. Dans le désordre inextricable des mouvements d'Esther, il y a eu un bref répit, une remission oü eile a semblé désemparée, épuisée, vaincue par quelqu'un ďautre en eile ou ayant triomphé, et terrassée par une fatalitě de la victoire ou de la défaite. Elle a eu juste le temps de lever vers moi un regard qui appartenait aussi aux autres Esther, celle qui portait ses yeux émerveillés sur une partition nouvelle, posée et déployée sur mon vieux Beehstein, celle aussi qui contemplait avec une modeste satisfaction la pake de chaussures qu'elle fai~ salt briller comme de ľor. Esther s'est laissée tomber sur le matelas, les bras relevés au-dessus de sa téte, et je ľai entendue -je ne retrouverai jamais ses mots -nťimplorer de ľattacher aux barreaux de ce lit si je vou-lais ľempécher de repartir et de prendre la fuite pour toujours. La menace a dú me sembier sufŕisammení sérieuse pour me ramener ä une certaine conscience du réel et ä une memoire aneedotique de ma vie: car alors je me suis sou venu que, depuis ma derniěre année au Conservatoire et ľépreuve du concours de sortie, j'avais garde le cadeau que m'avait fait mon condisciple Andras, aprěs avoir compose pour moi un prelude destine ä étre joué au piano, les mains liées: c'était une paire de menottes, qui, depuis lors déposée sur un meuble avec la partition, participait ä la composition ďune étrange nature morte. Face au risque qu'Esther ne dis~ paraisse en effet, et ä tout jamais, si je ne la rendais pas physiquement captive de ľespace et du temps improbables dans lesquels nous nous débattions, je me suis emparé des menottes et, avec une habiieté ä manipuler cet objet que jene me connaissais pas, j'ai emprisonné son poignet droit ä un des bracelets et j'ai ajusté ľautre 167 ä un barreau du lit. A peine cela fait, et constatant qu'Esther était bien la, desormais prisonniěre grace ä un stratagěme et ä un accessoire inespérés, j'ai été envahi par le sentiment d'avoir accompli un exploit d'ordre magique^tjemesuissenti aussi fort et aussi viril.qu'un cavalier projeté ä terre par son cheval emballé, et qui a réussi ä le ressaisir par la bride, ä dominer ľimpétuosité de la bete et ä la ramener jusqu'ä un anneau dans le mur. Tout s'est apaisé en apparence, et j'ai pu enfin débou-tonner ma chemise. Dans le corps de femme qui m'était maintenant livré comme celui d'une esclave ä la merci d'un capitaine de pirates, avec encore devant moi le privilege délicieux ďavoir ä en parfaire la nudité et d'en parachever la honte, un grand combat venait d'avoir lieu, au cours duquel Esther, possédée par les demons des autres jeunes femmes qu'elle était, avait d'abord lutté contre moi, qui étais ľauteur de ces jeunes femmes en eile, mais en m'offrant le spectacle, la gesticulation menacante de ce pugilat derriěre une vitre oü j'avais pu tout observer, comme le psychiatre étudie la crise ďhystérie ou de démence qu'il a lui-méme provoquée. Une Esther était la, vétements défaits, déchirés, eile était ä ma merci, attachée ä mon lit par un poignet, mais je ne savais pas si ce corps si desirable était un cadavre abandonné par ses vainqueurs, ou le vainqueur lui-méme, meurtri et affaibli mais survivant, ayant mis en fuite ľen-nemi, ayant gagné íe duel contre ses rivales, et maintenant préi ä subir les outrages si chěrement mériíésrDans ces pensées dont je n'attendais aucun éclaircissement de mes propres visions, j'avais fini de me déshabiller, situation peu fréquente, ä y réfléchir, oú c'est ľhomme qui est nu comme une lame, cherchant ä travers les échancrures et les déchirures des vétements de sa parte-naire, encore vetue, la plaie ä rouvrir sous une blessure nouvelle, ä ľendroit du corps ďavance designe par sa íuisance, son éclat humide appelant celui de ľacier. J'ai 168 trouvé le sexe d'Esther aussi béant que si eile venait d'enfanter, mais tout le reste de son corps était lisse et ferme comme celui d'une pure jeune fille, d'une nai'ade de marbre blane, impenetrable. Esther était prisonniěre du lit mais son corps restait libre de se tounier ei de se retourner comme celui d'un pöisson au bout de la Hgne, aceroché ä l'hamecon. Peu avant le lever du jour, revenant d'un assoupissement, j'ai vu Esther aílongée sur le ventre et le bras toujours fixe au-dessus de sa téte comme une jeune beauté promise au harem, mise en vente et exhibée sur un marché d'Orient. L'idée ne m'était jamais venue, jusque-lä, de jouir d'elle par ce versant du corps oü le visage se dérobe, oü la femme semble vouloir s'enfermer dans le sommeil et tourner le dos ä ľ amour. J'ai repensé alors ä ce mouvement, si souvent esquissé dans ma téte, de m'avancer dans son dos vers Esther-du-matin, de la saisir ä la taille par surprise et de la futoyer soudainement: ce sont ce dos, ces reins et ces fesses contre lesquels je me serais alors porte, avant de retourner Esther contre moi et prendre dans mes bras, dans ľidée toute simple de ľen~ trainer loin de la, ä l'autre bout du monde. Dans mon imagination, je n'avais pas percu que le premier geste -celui d'avancer lentement, doucement vers Esther, d'arriver dans son dos et de la saisir ä la taille - était le plus instinctif, le plus sensuel, le moins sentimental, et qu'il était injustement condamné ä ľinachevement par le mouvement suívant oü c'était le coeur qui prenait le relais et finissait par l'emporter, c'est-ä-dire par imposer un sens ä la figure, au tableau. Lorsque, dans cette heure de la nuit déjä proche du matin, j'ai saisi Esther ä la taille pour entrer dans ses reins, c'était sans intention de la retourner puis de la prendre dans mes bras, dans ľidée toute simple de ľentraíner loin de la, ä l'autre bout du monde. En cette partie de sa chair si adolescente, si innocente, aux formes si lisses, aux courbes si tendues, 169 j'ai trouvé le corps d'Esther plus intime, plus étroit qu'en cette béance d'oü eile avaít pu accoucher des autres Stres, ses doubles - et jusqu'ä ľEsther de la Bible, qui s'évanouit devant Assuérus -, pour les chasser enfin hors ďelle. Mais cet accěs nouveau par ou je m'empa-rais de son corps lui révélait peut-étre - ou lui rappelait - qu'elle était aussi une autre, et j'ai entendu comme plusieurs femmes, captives en eile, méler leurs räles de plaisir aux accents inconnus. Celie que j'ai príse ainsi, sans qu'elle ait ä me livrer son visage, sans que je puisse reconnaítre qui d'elles trois eile était, sans pouvoir y déchiŕfrer ľexpression de son extase, de son amour ou de sa soumission, était peut-étre déjä cette Esther-du-matin qu'ä 8 heures précises je m'attendais ä voir paraítre, car ce premier jour ďaoút était un jeudi. Dans la chambre dont j' ai laissé les volets clos, Esther a dormi jusque tard dans la matinée, et ce n'est qu'ä ľapproche de 10 heures qu'elle a demandé ä étre libérée de ses menottes, s'étonnant de cette entrave et comme ne reconnaissant pas le lieu ni ie lit oú eile se réveillait. Sa liberté aussitôt recouvrée, eile est allée s'enfermer dans la salle de bains, peut-étre afin ďéviter que, pour la premiere fois depuis le debut de notre liaison, je ne voie ä la lumiěre du jour le visage d'Esther-de-la-nuit. Pour la deuxiěme fois depuis qu'elle était entrée ä mon service - selon ma premiere impression -, Esther-du-matin n'avait pas tiré la sonnette ä 8 heures précises, avertissant qu'elle s'apprétait ä faire usage de sa clé avant de s'introduire chez moi. Alors que les huit coups résonnaient ä la pendule, je n'ai pas été vraiment surpris de ce retard, car cette Esther avait été chassée hors d'Esther, qui dormait encore quand j'avais quitté le lit quelques instants plus tot. Et puis les minutes ont continue de s'écouler sans qu'Esther-du-matin paraisse, et bien que dans la chambre oü je m'efforcais de ne pas 170 revenir Esther fut libre de disparaítre. Tout est bientôt rentré dans ľ ordre lorsque je me suis souvenu qu'Esther-du-matin allait suivre désormais des cours de francais, et qu'elle avait sollicité un décalage et un aménagement de ses horaires auxquels j'avais consent! distraitement, feignant ľ indifference. Désormais, Esther n'arriverait chaque mardi et chaque jeudi qu'ä 10 heures du matin, et eile compenserait les heures perdues en venant aussi travailler les vendredis matin. A ľapproche de 10 heures, aprěs que j'eus libéré Esther de ses menottes, j'ai done laissé Esther enfermée dans la salle de bains et, traversal le logement vers la fenétre d'oü j'avais vu la fin du monde commencer, je me suis demandé comment, sans avoir quitté ľappartement, Esther allait pouvoir se presenter sur le palier et sonner ä la porte avant ďy pénétrer: allais-je done étre le témoin indiseret, le spec-tateur indésirable de ces mystěres dont j'étais moi-meme l'instigateur et le bénéficiaire ? Les dix coups se sont succédé ä la pendule comme autant de décharges électriques qui, directement reliées ä mon cceur, et lui iníligeant de terribles secousses, fíniraient par étre mor-telles, et je me suis étonné de survivre encore au dernier, n'étant pas sür ďavoir bien compté, car je ne pouvais payer que de ma vie d'avoir mis Esther dans ľ obligation de me montrer ensemble deux de ses visages et dans i'humiliation, pour la courtisane luxueuse de la nuit, d'apparaitre au matin en modeste fille de menage. Mais Esther-de-la-nuit n'était toujours pas sortie de la salle de bains et j'entendais ses ablutions derriěre la porte. A nouveau, la machine infernale de toute cette dramaturgie s'est désamorcée, me soulageant de ľinévitable coup de theatre, lorsque dans ma memoire - faussement distraite, en fait authentiquement manipulée par mon inconscient -, un nouveau petit tiroir s'est ouvert: Esther-du-matin n'avait-elle pas sollicitc pour ce jeudi matin Ier aout, jour de son premier cours de francais, un 171 congé complet? A ce point, j'aurais été incapable de déceler si je venais de retrouver dans ma memoire le souvenir de cette demande et de cette permission accor-dée, ou si ľune et ľ autre étaient une invention de ľ instant, que je venais de trouver pour expliquer, simplifier et réduire, la complexité du monde. En fait, ľexplica-tion en question m'est vite apparue comme une pure affabulation de ma part, commodité destinée ä mon apaisement et ä ma tranquillité ďesprit, et puis j'ai commence ä lui trouver une certaine vraisemblance: n'avais-je pas, en efľet, entendu de tels propos dans la bouche d'Esther, alors qu'elle s'expliquait face ä moi avec sa franchise habituelle, son regard si clair, ses facons si directes, tandis que je continuais ä ľimaginer me tournant le dos, et que je me voyais avancant vers eile, arrivant dans son dos, la saisir ä la taille par surprise, la tutoyer soudainement, puis la retourner pour la prendre dans mes bras, dans ľ idee toute simple de ľentrainer loin de la, ä ľ autre bout du monde. Sans aucun doute, Esther m'avait demandé cette autorisation d'absence, et eile n'avait pu le faire qu'avec toutes les precautions de sa franchise et de sa loyauté: pourtant, si le souvenir se précisait ďavoir entendu ces mots, toute image de ses lěvres les articulant s'était effacée de ma memoire, et probablement avait été repoussée par ma conscience, puisque je ne voulais voir Esther que mc tournant le dos, occupée ä ses besognes, jusqu'au jour dit, ä ľheure dite ou je me- semis decide ä la prendre par la taille et ä la retourner vers moi, pour étre enfin ainsi ľun en face de ľ autre, et nous contemplant ľun ľautre interminablement, comme nos destins respectifs. Tout était done rentré dans ľ ordre: libérée de la paire de menottes qui avait fait d'elle une esclave sexuelle, prisonniěre du lit d'un bordel pendant toute une nuit, Esther était toujours dans la salle de bains, et j'ai done pu descendre dans la rue pour voir si le monde existait 172 encore ou si nous n'étions plus, pour quelques instants seulement, que des survivants dans une ville dépeuplée. Je ne suis pas alle ä la recherche des journaux, ni des lieux ou des personnes - synagogue, barbier - chez qui ľ on trouve ľ echo vivant des demiěres nouvelles: j'ai pensé que ce qui nous arrivait serait directement Visible sur les murs et sur les trottoirs de la ville, sur les facades des maisons, dans la ramure des arbres, car un paroxysme avait été atteint, ne laissant aucune place ä son com-mentaire, et susceptible seulement ďavoir réduit le monde ä un tas de mines ä déchifŕrer. Comme aimanté, j'ai tourne mes pas jusque dans la rue oü se trouvait ľatelier de mon maítre Chamansky et, parvenu devant la porte, je ľai trouvée close pour la deuxiěme fois seulement depuis tant d'années, autant que je m'en souvienne, mais dans une proximité avec la premiere fois qui donnait ä ľévénemcnt le caractěre d'une repetition inquíétante. Les rares passants que je rencontrais - toujours des visages plus ou moins connus - piquaient du nez, évitaient de croiser mon regard et jusqu'ä mon ombre, pressant le pas pour prendre le large au moment oü, d'habitude, nous ľaurions ralenti pour nous rappro-cher et pour nous saluer d'un sourire ou de quelques mots. II flottait une ambiance de désastre sous un ciel serein mais, du désastre, rien n'était visible si ce n'est ce gel du visible que semble produire le silence. Le marchand dc journaux aveugie, avec son chien qui tenait la caisse et recevait les pieces de monnaie dans un chapeau, n'était pas ä son poste au coin de la rue: peut-étre les journaux ne paraitraient-ils plus jamais ? Le ghetto noirci par les fumées de charbon et par la crasse des siecles donnait ä lire autrement l'aspect sombre de ses facades: c'était une ville calcinée, assemblage de cendres restées mhaculeusement debout et conservant la forme des maisons anciennes, mais susceptibles de 173 s'effondrer děs que le moindre souffle ďair se lěverait. Je m'attendais, d'un instant ä ľ autre, ä étre arrété net dans mon errance, fige pármi ľimmobilité generale par le bref sifflement - dernier bruit perceptible - que suivrait, au moment méme de ma rnort, le bruit mat d'une hache invisible. Mais, au lieu de cela, j'ai cru per-cevoir, ďabord trěs faiblement et comme derriěre plu-sieurs épaisseurs de murs, une musique jouée au violon. Cela m'a suffi pour prendre conscience que je n'étais pas mort, que la fin du monde n'était pas advenue, que de la vie brfllait encore la oil tout semblait avoir brúlé, épuisant le feu lui-meme. Pas un instant je n'ai pensé que ce violon pouvait jouer une musique d'accueil pour mon arrivée au paradis, tout simplement parce que je n'ai jamais cru au paradis. L'air joué aú violon restait si lointain qu'il décourageait tout désir d'en savoir plus, toute tentative de s'en rapprocher. S'il n'avait été si fortement imprégné par la sonorité méme du ghetto, devenu tout entier la table d'harmonie d'un instrument, et si le son n'avait pas suinté de ces vieux murs, on aurait pu dire qu'il s'agissait d'une musique celeste. J'ai rebroussé chemin et, sans avoir rien appris de plus, je suis rentré precipitamment chez moi pour annoncer cette nouvelle - si e'en était une - ä Esther. Mais comment avais-je eu la naivete de croire qu'Esther ne profi-terait pas de mon absence pour s'éclipser, et merne comment pouvais-je honnétement mc cacher ä moi-rnérne cue ie n'étais descendu dans la-rue que pour-lui ménager cette sortie-lä? En effet, j'ai trouvé mon loge-ment vide, et sans autre trace du passage d'Esther-de-la-nuit que la paire de menottes restée fixée ä un barreau du lit. J'ai ouvert la radio, mais aux longueurs d'onde des stations habituelles ne se faisait entendre que ce fond de poussiěres sonores que laisse l'interruption accidentelle des emissions. A 5 heures, j'ai attendu en vain la visitě de mon étudiante Esther. Et e'est un peu 174 plus tard seulement que m'est revenu ä ľesprit ce qu'elle m'avait rappelé sur le palier en prenant congé la derniěre fois, apportant alors des precisions que je n'avais pas voulu entendre, pour reporter ä plus tard ľ as-similation de cette nouvelle arnere; désormais, ľétude du piano devrait laisser un peu de place ä une activiíé musicale plus raisonnable, plus modeste, car Esther doutait de pouvoir jamais vivre du metier de pianiste, faute d'at-teindre aux qualités exceptionnelles, ä la discipline de fer qu'exige la carriěre de sólisté, de virtuose, et eile ne pouvait se résoudre ä un compromis mediocre avec cet instrument. Esther avait ensuite pris toutes sortes de precautions pour que je ne me sente pas blessé par une attitude critique ä ľégard de mon propre modus vivendi avec ľidentité de pianiste, et eile avait répété plusieurs fois qu'elle n'approcherait jamais le niveau du veritable artiste qu'elle voyait en moi. Je n'avais pas bien compris les raisons de son recul face ä ľapprentissage du piano ou eile montrait tant ďaisance, et peut-étre n'avais-je pas voulu comprendre. Mais ľidée m'avait traverse ľesprit qu'elle avait ä faire face ä des difficultés finan-ciěres et que les cours particuliers devenaient un luxe pour eile. Je m'étais promis de trouver une facon pour lui proposer, sans la géner, la gratuité de mes lecons, et j'avais méme esquissé un pas dans cette direction: mais Esther n'avait voulu rien entendre ä son tour. J'ai aíors songé que je pourrais manifester, quelque temps plus tard, ä Esther-du-maím, le besoin de sa presence un jour de plus par semaine, améliorant ainsi ses gages. Déci-dément, si ce jeudi n'était pas celui de la fin du monde, cela lui ressemblait, du moins ä ľéchelle de mon existence: dans la méme journée, j'avais perdu ma servantě, mon étudiante favorite et ma maítresse, sans compter tout ce qui semblait s'étre absenté autour de moi, ä commencer par mon maítre Aaron Chamansky, mais aussi mes amis, mes voisins, le marchand de journaux 175 aveugle et son chien, la poignée ďétres humains qui auraient été capables de me reconnaitre et de dire encore qui j'avais été, si on avait retrouvé mon corps effondré dans ľescalier ou étendu sur le pavé de la rue, sous ma fenétre. Le reste de la journée a été tout de silence, les musiques dont on avait eu les oreilles rebattues pendant tant de jours s'étaiení tues, et la ville elle-méme sem-blait retenir ses bruits, son souffle. J'avais ľimpression ďavoir bouché mes oreilles avec des tampons d'ouate, comme font parfois les insomniaques, et peut-étre étions-nous tout simplement devenus sourds, car la musique et les bruits, le son de la hache et celui du violon, ont-ils une existence propre, indépendante des oreilles qui les entendent ? La musique et les autres sons, y compris ceux de la parole et de la voix, ont-ils une matériaíité perceptible par les mains et par les yeux, ou n'existent-ils que sous une forme qui serait ä ľ esprit ce que la temperature de l'air est au corps? Un aveugle peut täter, palper, identifier du bout des doigts ce qui reste pour lui sans image parmi la nuit ou c'est la vision elle-méme qui lui est inconcevable; il peut ainsi déchiffrer avec precision une forme, un relief, une texture, un volume, seules les couleurs lui échappent, un aveugle peut méme lire un texte avec les mains. Mais comment le sourd pourrait-il caresser la musique ou la voix au point de s'en faire une idée, d'en évaluer les ondes? La surdité pourrait étre un mode de resistance au fíéau qui nous menace, me suis-je dit, ce qui nous éviterait de perdre la vie en acceptant le sacrifice de la musique. Ce 1er aoüt a été une journée de silence, ou une journée de sourds -qui le sait? -, une journée de deuil sans aucun mort ä pleurer, sans pleureurs ni pleureuses, le deuil et le silence que laisse un feu qui s'est éteint. Vers 8 heures du soir, avec le premier rafraichissement de Fair, tout relatif, ďune journée de canicule qui ne se 176 démentait pas, j'ai eu la surprise, puis ľémotion - la sensibilité, les sentiments existaient done encore... -, d'entendre au loin, franchissant les portes de notre vieux quartier, les premieres mesures de La Nuit transfigwée d'Arnold Schoenberg; je n'étais done pas mort, je n'étais méme pas sourd. Quelques instants plus tard, je me suis mis ala fenétre, car la musique approchait, je la devinais penetrant dans ma rue, comme au premier soir de cette fin du monde j'avais entendu, empruntant le méme trajet, quelques mesures d'une valse de Strauss, Histoires de laforét viennoise, sifflotées par un jeune homme de retour du concert en plein air dans le pare municipal: j'ai constate que, comme convoqué pour un Jugement dernier, tout le ghetto était lä, avec toute la population accourue aux fenétres, hommes et femmes, jeunes et vieux, au fur et ä mesure que La Nuit transfigwée avancait depuis le fond de la rue, et tandis que la nuit terrestre 1'accompagnait d'un mouvement égal, envahissant le ciel par le méme côté. Sur une grande charrette ä foin tirée par une rosse et par un bceuf asso-ciés en duo, un orchestre jouait la piece de Schoenberg, et j' ai reconnu chaeun des vieux musiciens parmi lesquels le clown Vladimir, le tailleur David, le barbier Joska, le rabbin Moshé, le marchand de journaux aveugle, dont le chien trottinait derriěre, fermant la marche et faisant tinter la ciochette qui pendait ä son collier. Perché sur le siege aux côtés du cocher, se trouvait mon maitre Chamansky dans une attitude digne ei modesie. Four-tant, il ne faisait aucun doute pour moi que, dans de telies circonstances, il était le reel triomphateur. Les habitants qui s'entassaient aux fenétres semblaient radieux et agitaient leurs mains avec des signes silen-cieux, évitant de manifester bruyamment leur joie et leur reconnaissance pour ne pas perturber la musique. Les activitčs secretes de Chamansky et des siens étaient done maintenant reconnues au grand jour, et la clair- 177 voyance de son entreprise unanimement saluée. Ľ equipage de musiciens veterans monies, comme des Tziganes dans une fete de Campagne, sur une carriole de fortune conduite par un paysan et par un maitre luthier, tout cela avait les allures du char d'un general, ä la tele ďune armée glorieuse qui vient de reprendre une ville tombée aux mains de l'ennemi et qui, dans un nuage de poussiere dorée, defile parmi le peuple libéré. Dans ľobscurité qui se deploy ait comme une traíne, ä leur suite, et alors qu'ils passaient sous ma fenětre - la merne oú la fin du monde avait commence -, j'ai deviné, se relevant derriěre eux pour former cortege et les accom-pagner pendant quelques pas avant de s'évanouir ä nouveau, des ombres parmi ľ ombre, celieš du jeune couple dont les taches claires, negatives, persistaient sur le trottoir, celle du clarinettiste au bec-de-liěvre, tou-jours recroqueville sur son banc, celle de mon étudiant Antonin, ramassant les feuilles éparpillées sur le sol de la partition de Haydn, celles de bien d'autres fantômes du ghetto provisoirement reveilles de leur nuit et retrou-vant forme dans leur propre poussiere. Ce qui s'était passe dans la ville au cours de la nuit precedente et pendant toute la journée oú j' avais trouvé notre quartier mort, les rues désertes et les bätiments miraculeusement debout, comme des ruines de cendres refroidies, m'avait done totalement échappé, mais ä coup súr cela avait toute ľ allure d'un grand bouleversement. J'avais vécu íe tumulte et la fiěvre des événements ä distance et dans -une ignorance du message qui m'était adressé: ľ agitation extréme d'Esther děs son arrivée, ma perception troublée du monde et de nous-memes, la tournure qu'avaient pris le duel et les convulsions de nos corps pour se retrouver dans l'amour, tout cela était ľ echo parvenu jusque dans mon petit logement et jusqu'ä la surface de mon Ht des soubresauts de la communauté tout entiěre, se débattant avec la fin des temps. La nuit avec Esther 178 était íe réve projeté sur nous par quelques éelaboussures de ľHistoire. A 10 heures du soir, la nuit étant tombée, et La Nuit transfigurée ay ant cédé la place au silence, seulement ponetué ici et lä par ľ instrument solo ď une sentinelle, montant la garde au coin ď une rue et veillant sur les dormeurs avec un air de flute ou de guitare, la sonnette a retenti - un seul coup, timide, celui d'un visiteur dis-cret -, et c'était comme si cela avait lieu ä une autre époque, des décennies plus tard, dans un autre temps que celui de ľappel impérieux et comminatoire de la méme sonnette, la veille au soir, quelques secondes avant minuit. Alors que ľévénement était plus impré-visible et moinsattendu que jamais, tout semblaitpour-tant anodin, tout appartenait ä une realite quotidienne paisible - ou, plus exactement, apaisée -, ä une banalite domestique retrouvée, et la fantasmagorie fiévreuse de la nuit precedente était instantanément effacée par ce coup de sonnette si simple, si doux, si normal, si dépourvu de menace, de violence: c'était Esther, mécon-naissable tant la beauté qui caractérisait depuis toujours les traits et l'expression de son visage, tout comme les lignes de sa silhouette, transfigurait encore la jeune femme au-delä de cette appreciation commune, faisant Hotter autour d'elle une aura de pure lumiěre détachée de sa chair. Je me suis ďabord demandé si je n'étais pas victime d'un trouble de la vision, premier indicc ďune fatigue visuelle et d'un besoin de lunettes, car Esther, parmi son rayonnement, me semblait floue ou plus pré-cisément multiple, deux images fantômes accompagnant et serrant de pres les contours du visage effectivement present. Ce phénoměne a dure aussi longtemps que ľ apparition d'Esther sous la lumiěre du vestibule, et alors je me suis dit que si je la voyais triple, c'était sans doute parce que ce lieu de ľappartement était le seul 179 commun aux visites de chacune des trois Esther. U apparition ď Esther-de-la-nuit n'avait rien de naturel, ni ďhabituel, eile étaií méme des plus improbables puisque nous n'étions pas le dernier soir du mois mais le premier, et si le monde n'avait pas atteint ä sa fin, du moins tout était-il bouleversé, renversé ou peut-étre simplement inverse. Esther-de-la-nuit allait-elle se com-porter cette nuit-lä comme lors de ses visites mensuelles au cours des deux années écoulées, avec peut-étre ä peine un peu moins ďélégante autorite, ou ďélégance autoritaire? Elle n'a pas jugé utile de commenter le caractěre insolite de cette visitě contraire ä nos habitudes, et ďailleurs tout a commence dans le respect de notre protocole, strict et sans faux-semblant: celui d'une maitresse, avec des allures de grande courtisane, qui se rend chez son amant pour ce partage d'un lit qui définit toute leur relation et lui suffit. Sous la lumiěre du vestibule, Esther s'est d'abord Offerte pour un interminable baiser de retrouvailles, comme si, une fois de plus, nous avions été prives ľun de ľautre pendant trente jours. Elle a laissé mes mains prendre possession de sa poi-trine, sous le corsage, puis descendre jusqu'ä sa taille si fine qu'elles parvenaient ä ľenserrer. Aprěs ces gestes de maítre qui vérifie ľétat de son bien, il m'est arrive parfois de reconnaitre ma veneration pour ma maítresse, sa supériorité sur moi et, m'agenouillant devant ľidole dans le vestibule, ď aller chercher avec mon visage et ma bouche, ďafaord par-dessus-la robe ou la jupe^ puis-sous eile, ce lieu de son corps oú dans la femme se rejouent indéfiniment ľorigine et la fin du monde. Mais Esther-de-la-nuit m'a privé ce soir-lä de cette variante dans le rituel de notre premier enlacement et, au Heu de pénétrer dans la chambre puis dans la salle de bains ou, de coutume, eile quittait ses vétements et brossait sa chevelure, je ľai vue porter ses pas la oü eile ne s aventurait jamais - car Esther-de-la-nuit n'avait voulu 180 connaitre de mon íogement que la chambre et la salle de bains, dédaignant les lieux oü j'avais ä passer sans eile touš les autres moments de la journěe de touš les autres jours du mois, et oü aussi, j'avais ä faire aux deux autres Esther - et, ä ma surprise, eile est entree dans la piece qui avait été jusque-lä le royaume exclusif d'Esther-du-matin: la cuisine et le petit réduit ä usage d'office ouvert sur la cour intérieure. Cela m'a rappelé que j 'avais jeuné toute la journée, et je me suis fait la remarque que jamais, dans aucune circonstance, ä aucune heure, je n'avais partagé aucun repas avec aucune des trois Esther. Je n'aurais fait aucune mention de la faim qui se manifestait, mais maintenant Esther s'affairait dans la cuisine. Je ľai suivie du regard sans dire un mot et, depuis le seuil de la porte, je ľai observée comme, tant de fois, j'ai observe ä son insu Esther au travail, de dos, me demandant si le moment était arrive de me porter vers eile, arrivant dans son dos, de la saisir ä la taille par surprise, de la tutoyer soudainement, puis de la retour-ner pour la prendre dans mes bras, dans ľ idee toute simple de ľentraíner loin de la, ä ľautre bout du monde. C'était maintenant une autre jeune femme, dans d'autres vétements mais dans le méme corps, avec les mémes gestes, se superposant ä ceux que j'avais si souvent observes, integrant le méme moule, interprétant la méme chorégraphie, tandis que je me demandais si j'étais moi-méme un autre que ľinstant d'avant, e'est-a-dire le méme que face a Esther-du-matin, mais dans une tenue du soir. Esther de dos me cachait ses actions, et j'ai fini par comprendre qu'elle avait déballé le petit paquet d'un delicatessen: je ľai vu tirer des assiettes du placard, sans hésiter sur leur emplacement, et y disposer du poisson fumé, des pommes de terre en salade, des cornichons, des tranches de pain de seigle. Les mains chargées de ces deux assiettes artistiquement garnies, Esther est sortie de la cuisine et, passant devant moi, toujours appuyé au 181 chambranle, mi-intrigué mi-admiraüf, eile a affiché le regard altier et le sourire mystérieux qui accompagnent ďune fausse solennité une ceremonie intime, concoctée par l'un pour la surprise de ľ autre. Dans le salon exigu qui me servait aussi de piece de travail et de salle d'ac-cueil de mes étudiants, Esther a déposé les assiettes sur le guéridon, eile a rapproché mon fauteuil et a pris pour siege la banquette du piano. Donnant l'exemple -mais avec naturel, et comme si ce genre de féte n'était pas nouveau -, eile a avalé un petit poisson fumé et deux rondelles de pommes de terre: pour la premiere fois, je voyais les mouvements charmants de sa bouche et de ses íěvres traitant la nourriture, et montrant ses dents dans un autre role que la parole, le sourire ou ľappel ä un baiser. J'étais ému et méme bouíeversé de voir Esther manger, cette vision d'elle m'entramait plus loin que jamais dans son intimite, dans la connaissance de son histoire, dans le partage de tout: j'avais le sentiment qu'Esther me rendait ainsi accessible son enfance - mais maintenant dans ľinnocence et toute faute, dont nous nous étions partagé le secret, étant tombée dans ľoubli commun de notre memoire commune -, qu'elle me restituait un peu de ses années de petite fille, rap-pelant trěs loin au fond de moi le souvenir d'en avoir été jadis l'observateur et, par cette facon de mächer discrě-tement les aliments - ce qui donnait ä ses íěvres fermées des mouvements qui attiraient vers elles ľenvie de les embrasser-, eile convoquait en moi son oncle, le frěre de sa mere Lenke, ma grande sceur, ma mere aussi, un peu. Esther savait parfaitement ce qu'elle faisait en m'offrant ce spectacle car, depuis toujours, j'ai adoré la regarder manger, lui trouvant dans cet exercice une grace de ľappétit qui donnait envie de la dévorer eíle-méme, par un étrange glissement cannibale de la faim, du désir, de ľ amour. Et puis Esther a pivote sur la banquette vers le clavier, eile a soulevé le capot de mon 182 vieux Bechstein et, sur les touches d'ivoire jaunies par les fumées de tabac fort depuis ľépoque de mon oncle Karoly, eile a attaqué une danse hongroise de Brahms, une de celles que nous n'avions pas encore déchiffrées, et ä laquelle manquaient encore deux autres mains. Ainsi appelé ä ma place auprěs d'elle, sur la banquette, j'ai soudain pris conscience que le monde dont j'avais vu la fin m'étaií rendu en cet instant, en cette nuit: mes mains ont pris au vol la danse hongroise de Brahms et j'étais enfin aux côtés d'Esther, d'Esther et d'Esther. Décidément, il était dit qu'en cette premiere soirée du mois d'aoüt d'une perióde qui restait sans nom -pour la premiere fois depuis qu'avait commence la fin du monde sous ma fenétre -, tout allait étre nouveau et different car, quelques minutes plus tard, la sonnette a retenti une nouvelle fois: méme coup bref d'un visiteur timide, ä une heure indue. Je me suis dirigé vers la porte, et Esther a continue sans moi, sans se troubler, la danse hongroise de Brahms. D'un jour ä ľ autre, ce méme moment ď aller ouvrir la porte, aprěs que la sonnette eut retenti, provoquait un de ces phénoměnes de fausse reconnaissance, et l'illusion d'un déjä vécu. Ce soir, j'étais serein, le cceur leger, et sije devais encore rece-voir de la visitě, cela ne pouvait étre que celie d'un ange. J'ai ouvert, et j'ai du baisser le regard pour aviser mon visiteur nocturne: c'était un ange en effet, absolu-ment conforme ä celui que j'avais pressenii, en fait un petit garcon ä la chevelure bouclée que je me souvenais avoir vu quelques fois chez mon maitre Chamansky, qui avait fabriqué pour lui un violon miniature. L'enfant prodige, dans un role de facteur, de messager, de jeune Mercure joufflu, m'a tendu un bout de papier avant de prendre la fuite, sans attendre une réponse. J'ai lu, manus-crite d'une éeriture precise de savant, la missive sui-vante: « Cher Bela, veuillez vous presenter demain matin 183 vendredi sans faute ä mon atelier ä 7 heures précises. Votre participation est indispensable. Mes previsions se réalisent enfin et nous ne pouvons manquer i'occasion. Nous devons touš nos efforts ä l'authentique triomphe de la musique. Votre dévoué, Aaron Chamansky.» Je suis passé par la cuisine oú je me souvenais avoir tenu en reserve quelques bonnes bouteilles pour les fetes entre amis. J'ai ouvert un excellent millésime de vin de Tokay, le vin des rois, le roi des vins comme pro-clamaient les Hongrois avant le traité de Trianon, et je suis revenu vers le salon avec deux verres en cristal de Bohéme, gagnés dans une tombola et restés jusque-lä sans usage. Je n'étais plus un vieux gar?on: je dinais chez moi avec ma jeune maitresse. A n'en juger que par notre sentiment de luxe, nous étions des enfants de princes. Et nous allions boire, manger et faire de la musique jusqu'ä ce que ľivresse se mélant ä la ten-dresse nous jette dans notre lit. J'ai appris cette nuit-lä que ľardeur des ébats amou-reux peut étre préparée et attisée jusqu'ä ľextréme par les moments de Vie commune oú les étres et les corps ont ä échanger sur tous les autres registres de l'exis-tence, et j'ai compris que le sexe, isolé dans la satisfaction de ses seuls besoins, et enclos dans les instants qui lui sont trop expressément dédiés, n'est que dans ľ illusion de la plenitude, privé qu'il est ďatteindre la veritable voíupíé ä laquelle les étres eí les corps sont conduits par le prelude de toutes les autres actions, dans tous les autres moments qui rapprochent les amants tout au long ďune journée. Longtemps j'ai cm que la jeune fille -presque une inconnue bien qu'elle fút ma niece, et appe-lée ä demeurer une étrangěre du fait méme de cette parenté qui imposait la discretion, le secret - qui se pré-sentait chez moi une fois par mois, et dont j'ignorais ce qu'avait pu étre l'occupation jusqu'ä l'heure du rendez- 184 vous et tous les autres jours du mois, était capable de m'oŕľrir toutes les extases de la chair dans le resserre-ment d'une chambre ä coucher et de quelques fragments de nuit. Longtemps j'ai cm que la chair est idéalement apte au plaisir lorsqu'elle- lui est entiěrement consacrée, c'est-ä-dire lorsqu'elle a été libérée de tout ce dont le corps est quotidiennement l'esclave, et les caresses, les baisers, les étreintes, s'effectuant ainsi comme en apesanteur, dans une sensualité ivre d'elle-meme pour conduire ä la jouissance. Je me trompais. Ces nuits-la, comme les heures que passe un client auprěs d'une fille publique, ne sont qu'une froide experimentation, un plaisir obtenu en laboratoire, in vitro, en respectant les conditions et le déroulement de ľexpérience. Pour la premiere fois, Esther-de-la-nuit, dans la cuisine qui avait été le royaume d'Esther-du-matin, avait improvise un diner. Avec eile, j'ai mange et bu, j'ai partagé ce qui est aussi nécessaire ä la vie et puis, avec la jeune musi-cienne Esther, mon étudiante favorite, nous avons fait de la musique sur mon vieux Bechstein, dans le salon, et c'est de lä que, tous ensemble, si Ton peut dire, la servantě et le maítre, le professeur et ľéleve, puis bien-tôt la maitresse et ľamant, nous avons d'abord forme un cortege dans le couloir, mais aprěs quelques pas seule-ment c'est un simple couple qui s'est présenté sur le seuil de la chambre, au fond du logement dont les autres pieces gardaient encore nos odeurs et résonnaient de noire musique, de nos rires, de nos voix. Lorsque Esther a vu la paire de menottes encore fixée au barreau du lit, vestige incongru d'une autre nuit, indéchiffrable, eile a souri devant le jouet qui rappeile des jeux anciens, eile s'amusait de cette curiosité, mais eile a regardé son poignet et y a frotté une petite marque rouge, trace d'une brülure peut-étre encore cuisante. Esther a chuchoté: « Si tu veux me garder cette nuit, c'est ä la patte que tu dois m'entraver, comme une jument.» Nous étions dans 185 cette ivresse de ľalcool qui aiguise ľ assurance et la lucidité mais dans un champ unique de la perception, éclairant une ligne droite d'un puissant faisceau lumi-neux et plongeant le reste du moude dans ľobscurité. Tout devient alors possible, mais dans un seul axe, sur une seule route oú la vitesse semble facile, miraculeuse et sans danger. En effet, la cheville d'Esther était aussi fine qu'un poignet et, relevant une Jambe au-dessus de sa tete, je lui ai passe le bracelet comme un cadeau prepare ä sa mesure. Cela ľexposait dans une posture de contorsionniste de cirque, ou de victime ä la merci d'un maniaque, prete au supplice: eile riait et ne riait pas. II y avait de ľenfance et son trouble dans le jeu qui a dure juste assez longtemps pour nous empörter dans les cales pleines de ruffians d'un galion croisant au large de la Cara'ibe, ou dans les oubliettes d'un chateau medieval ou s'élévent, pármi ľobscurité, des räles de femmes et des cliquetis de chaines, au passage de quelque prince sadique, juste assez longtemps pour nous eloigner l'un de ľautre, nous travestir l'un pour l'autre, afin qu'arrive l'urgence de nous retrouver, nus et enlaces ľun ä ľautre, juste assez longtemps pour nous ouvrir les chemins du plaisir au travers de méchantes aventures, avant qu'ä la petite fille ne viennent les larmes, et au grand garcon la pitié. Nous avons alors défait les attaches de cette premiere posture, comme des acrobates ä ľentrai-nement qui ont hardiment commence par la figure la nine Ti-\r5fl*i I Iran c*ť* T n, rtstií:. i .ťfií*-- co o "e ? f* ŕ^ q rit!.?"- r^jů-ii -ŕlŕ^e- fŕ^n^C mélés les uns aux autres, imbriqués ľun dans ľautre et, au matin, j'avais poursuivi de mes assiduités et bousculé ma jeune servantě jusqu'ä la culbute, comme on dit. J'avais aussi entrepris avec audace mon étudiante favorite et finalement obtenu ses faveurs sur le lieu merne de nos lecons, provoquant sur le clavier quelques notes čtrangeres ä la partition... Quant ä ma maitresse, sans qu'elle m'ait jamais laissé me retirer ďelle, eile avait 186 continue, tout au long de la miit, de me donner ä boire et ä manger. Ce vendredi 2 aout, je me suis levé avec le jour, sans étre súr ď avoir fermé ľ ceil une minute, sauf quand Esther exigeait de m'embrasser sur les paupiěres, mais plein ďénergie et de determination, réconcilié avec mon sort et avec le monde, quelle que füt ľimminence de sa fin et de la mienne, tel un écolier qui, la veille au soir, a soigneusement appris sa lecon et prepare son devoir, et qui n'a rien ä craindre de la confrontation avec le maitre ni de la joumée qu'il va passer en classe, en emulation avec ses camarades: la mort n'était plus un souci puisque j'étais en regie avec la vie, en somme. A 7 heures precises, j'ai pénétré dans ľ atelier de mon maitre Aaron Chamansky et, m'avancant vers le fond de la deuxiéme piece, celle qui, dépourvue de fenétre, restait toujours sombre, et done aussi la mieux isolée, la plus secrete, dont les murs aveugles étaient aussi sans oreilles, j'ai deviné les silhouettes d'autres personnes, immobiles et silencieuses: une assemblée allait se tenir la. Cest le petit garcon ä la chevelure bouclée, ľenfant prodige qui avait joué au facteur la nuit passée, qui maintenant tenait le role de Cerbere, comme si sa faible taille et son allure ďangelot avaient été préférables ä une stature et ä un aspect de colosse, pour filtrer les arrivants sans attirer ľattention sur la tenue d'une reunion clandestine: e'est lui qui m'a accueilli ä la porte et qui m'a accompagné jusque devant Chamansky, me désignaní avec un geste gracieux de sa main potelée et un sourire de fierté: ma presence était la preuve qu'il avait bien fait la commission. Chamansky n'a fait aucune presentation, se contentant d'affirmer qu'il nous savait touš animés et unis par la méme foi, et dans ses propos il n'y avait aucune ambiguíté sur le sens qu'il donnait ä ces mots, car il était bien clair qu'il ne s'agissait pas de religion et 187 qu'il ne s'adressait pas ä nous, rassemblés par ses soins, parce que nous étions tous issus de families du ghetto: il s'agissait de la musique, et nous étions tous des musi-ciens en effet, depuis le petit angelot joufflu aux che-., veux bouclés et ä la main ootelée. iusau'au viej11ard.au-dos cassé qui se tenait dans un coin, ayant calé ľ angle de son échine dans ľ angle du mur et sur qui, atlante courbé par les ans, tout le plafond vouté semblait porter. Chamansky a pris la parole et a commence par des informations générales, récapitulatives de la situation et de ľétat des choses, qui auraient pu laisser l'assistance indifferente, comme ces nouvelles, toujours les mémes, qui sont d'avance anciennes, dépassées et périmées: mais Chamansky éclairait ľhistoire de notre ville et de notre region au cours des semaines écoulées d'une lumiěre inédite, orientée de telle sorte qu'elle révélait des aspects de la réalité auxquels nul n'avait songé. Ľintel-ligence et la perspicacité de Chamansky pouvaient sem-bler au contraire les divagations ďun illumine, comme on dit, ďun esprit nébuleux. Mais ce qu'il débusquait ä ľombre du mensonge apparaissait avec un irresistible effet de vérité. Comme j'avals été coupé du monde pendant presque deux jours, j'ai appris que les autorités de la ville avaient décrété ce qu'elles appelaient maintenant une quinzaine blanche - les temps que nous vivions avaient ä nouveau un nom, ct maintenant une couleur-, c'est-ä-dire une perióde de deux semaines pendant laquelle toutes les mesures speciales de la perióde dite de diversion étaient suspendues, sans que la population recoive aucune directive nouvelle, et chacun se trouvant libre d'improviser et d'expérimenter ä sa facon sa propre stratégie d'autodéfense. Sous la pression des événe-ments et de la foule, les pouvoirs publics reconnais-saient ainsi leur impuissance et ľinefficacité de leurs mesures pour faire face ä ce qui maintenant était com-muncment appelé La Hache, car le débat était devenu 188 sterile et dérisoire sur le fait de savoir s'il s'agissait d'une epidémie biologique comme la peste, d'un phé-noměne physique d'origine cosmique comme une radiation, ou de l'attaque d'un ennemi invisible équipé d'armes jnconnues, questions toujours sans réponse, mais qui constituaient peut-étre une des ruses du fléau lui-méme pour paralyser ses victimes et prendre de l'avance en propageant la mort parmi ceux qui, avant de pouvoir croire ä la mort elle-méme, continuaient de chercher une réponse ä la question: de quoi meurt-on ? Chamansky voyait dans la quinzaine blanche le moment tant attendu pour passer ä Taction et pour prendre en main notre destin, non seulement celui du ghetto mais celui de notre ville tout entiére. II nous a révélé que, děs les premiers temps de l'attaque - e'est-a-dire děs cette fin du monde qui avait commence sous ma fenétre, ai-je pensé -, ses analyses avaient été contraires ä celieš du pouvoir officiel, convaincu pour sa part que si la musique était impliquée dans cette epidémie, ou dans cette guerre, ou dans cet etat de siege, c'était assurément comme un rempart. II a avoué avoir conduit plusíeurs violonistes jusqu'ä la chambre secrete oů ces musiciens de haut niveau s'étaient relayés pour protéger notre quartier, et que la police avait échoué ä localiser au cours d'une memorable nuit de perquisition qui avait prouvé que les ennemis de la musique étaient la meilieure proie du fléau, puisque cinq policiers proches du lieu ou se tenait noire musician" avaient "írouvé la mort, quand celui-ci s'était interrompu pour échapper ä une arresta-tion imminente. Chamansky avait conduit les interprětes successifs - qui s'étaient relayés toutes les deux heures pendant des nuits entiěres, au cours d'étranges recitals de solistes enfermés ä ľabri des regards, mais s Adressant aux centaines d'oreilles, toujours en veille, d'un auditoire livré au sommeil - ä travers un dédale de sou-terrains tortueux et se ramifiant sans cesse, de caves ä 189 double fond, de passages étroits entre deux murs hauts comme des falaises, de couloirs infinis, ďescaliers déro-bés, de coursives délabrées dont il faílait connaitre, pour les enjamber, les planches pourries au-dessus de pro-fondes citernes ďoů remontait ľ echo de gouttes précU pitées dans le vide, de trappes aménagées dans le sol et les plafonds, de portes cachées sous des tentures en lambeaux qui flottaient dans les téněbres comme des pendus, de passerelles suspendues au-dessus du trou-peau des toits, serrés les uns contre les autres comme des moutons dans la nuit ďune bergerie, parcours dans un espace sans fond et remontée dans un temps sans origine dont il avait hérité le secret et recu ľinitiation d'une longue lignée de rabbins, et chaque violoniste avait du attendre que le maitre luthier vienne le recher-cher, avec la relěve, pour regagner ľair libre aprěs un long chemin de retour en sens inverse, dont les piěges n'étaient pas symétriques ä ceux de ľ aller. Ces relais de sentinelles cachées, tout un réseau d'excellents artistes du violon, avaient permis de protéger le voisinage, et le päte de maisons avait surement abrité le groupe de population le moins touché. Chamansky démontrait que nos dirigeants ne pouvaient reconnaítre leurs bévues, ni admettre que la seule arme efficace contre le fléau était entre les mains de tous les bons musiciens, profession-nels ou amateurs, jeunesou vieux, car cela auraitrévélé leur incompetence, et donne le signal que le pouvoir devait passer entre ď autres mains. Seuls les musiciens de toutes sortes - compositeurs, instrumentistes, chefs ďorchestre, chanteurs, professeurs, luthiers, copistes de partitions et jusqu'aux accordeurs - étaient capabíes d'assumer la defense de la population. Mais d'une telle hypothěse, selon Chamansky, il faílait aussi redouter certaines derives, certaines aberrations, et leur faire barrage; car notre maitre n'excluait pas que des artistes médiocres, se découvrant plus d'intérét pour le pouvoir 190 que pour ľ art, et trouvant dans la situation ľopportunitá d'une revanche ä leurs deceptions, ä leur amertume, ä leurs rancoeurs, ä leur jalousie, ne parviennent ä donner le change sur leur motivation reelle, pour s'emparer des positions de pouvoir d'habitude occupées par les homines politiques, les hauts fonctionnaires et les chefs militaires. Selon Chamansky, ce risque était le pire de tous, car il aurait irrémédiablement compromis ľavéne-ment du veritable empire de la musique, qui devait rester sans pouvoir et constituer plutôt un etat ideal, informel, des relations entre ľhomme et le monde et aussi entre les étres eux-memes. L'organisation du maitre luthier, ancien ingénieur en optique chez Zeiss, en Alle-magne, restait done invisible, eile n'avait den ä voir avec la constitution d'un groupe de conjures ni d'un nouveau parti politique, eile n'avait nullement pour objectif des actions de force ni moins encore un quel-conque coup d'État, mais au contraire ľavenement paci-fique et quasiment naturel, spontane, d'une esthétique du pouvoir oü le pouvoir est devenu inutile et, rejetant la critique d'etre un incorrigible utopiste, Chamansky se declarait convaincu que si un ennemi comme La Hache nous était envoyé du ciel comme la plus énigmatique des calamités, c'était pour tester notre capacité ä nous libérer des calamités ordinaires, celieš du pouvoir aberrant des puissants, celieš des änes et des escrocs de la politique qui défigurent le monde et lui infiigent une laideur, une horreur ä laquelíeíe monde s'est habitué eí s'est soumis comme ä la fatalité de la mort elle-méme. Le maitre n'ignorait pas le contexte plus vaste dans lequel la population de notre petite ville faisait face ä une situation sans exemple, et ä une épreuve ä valeur symbolique, bien que d'une eruauté toute réelle. Tôt ou tard, notre ville et notre region se retrouveraient au centre de nouveaux conflits, de nouvelles convoitises, ä nouveau disputées avec une férocité intacte par tous 191 ceux qui, au fil de ľHistoire, se sont acharnés ä tourner vers elles leurs appétits, ä satisfaire sur eíles ieurs visées plus ou moins legitimes: Allemands, Autrichiens, Slo-vaques, Hongrois, Tchěques, Roumains, Ukrainiens. _ Polonais étaient préts ä se ruer les uns contre les autres -une fois de plus et ä se déchirer en nous déchirant comme le bout de papier sur lequel sont signés les grands trai-tés de ľHistoire. Et que fallait-Ü penser de la protection accordée par les Francais et de celie promise par les Russes, conditionnée ä la realite effective de la precedente? Pármi nous, les uns se sentaient allemands, autrichiens, slovaques ou hongrois, ďautres se disaient tchěques, roumains, ukrainiens ou polonais, mais en tant qu'habitants du ghetto nous étions sürs de pouvoir compter sur la haine cumulée et unanime des Allemands, des Autrichiens, des Slovaques,.des Hongrois, des Tchěques, des Roumains, des Ukrainiens et des Polonais, sans oublier les Russes et les Francais... Nous disposions done des deux semaines de ce qui avait été appelé Ja quinzaine blanche pour faire prévaloir notre ideal et, tout simplement, pour sauver nos peaux grace ä notre art, en tentant de faire basculer avec nous le reste de la ville et le reste du monde dans ľempire de la musique. II fallait sans doute prendre de telies propositions comme des métaphores, et se liberer d'une comprehension au pied de la lettre: les vues de Chamansky devenaient enthousiasmantes et presque réalisLes dans la mesure ou rien n'est plus reel que la poésie, sous— laquelle le reel perd de sa consistance, de sa realite, de son sens, mais si ces vues et ces propositions n'avaient pas été exprimées par un homme aussi sérieux et aussi respectable que Chamansky, aussi raisonnable et aussi savant que lui - et en qui certains d'entre nous véné-raient un initié, un Juste pármi les Justes -, elles auraient ressemblé aux billevesées ďun plumitif allégorique. Au contraire, Chamansky proposait des mesures concretes 192 et des actions precises pour accomplir le programme sans pour autant que cela meťte en avaní une quelconque organisation militante, de type politique ou terroriste, ni quoi que ce füt qui aurait ressemblé ä un parti ni, moins encore, ä un leader, ä un chef. II ne se disait lui-méme que déclencheur de consciences, et se voulait celui qui, artisan méticuíeux, fournirait sa part d'armes et d'armures pour un combat sans victimes, et sans jamais se porter ä la téte d'aucune armée ni brandir aucun éten-dard. La proposition la plus simple, la plus facile ä com-prendre et ä mettre en pratique, était celle de faire de la musique, aussi belle que possible, aussi sensiblement interprétée, quel que fut le niveau technique et artistique de chaque musicien, l'essentiel restant une vérité du sentiment et de son expression. Faire de la musique, done, ä tout moment, sans reläche, et en puisant ä pleines mains dans le tresor infini de tout le grand repertoire, depuis les maitres les plus anciens, petits ou grands, célěbres ou oubliés, dont les compositions nous sont parvenues, jusqu'aux modernes et jusqu'aux contem-porains, grace ä qui la musique reste vivante: partout, ä tout instant, faire éclater cette beauté qui nous venge, cette vérité qui nous sauve, cette victoire sur la mort. Par ces derniers propos, Chamansky venait de donner le signal que la reunion était levée, et il fixait un nou-veau rendez-vous quand, se détachant en ombre chi~ noise dans le rectangle de lumiěre que découpait au loin la fenétre de ľéchoppe ouvrant sur la rue, j'ai vu s'avan-cer vers le fond obscur de ľatelier oú nous nous tenions une silhouette familiěre, mais que je n'avais jamais eu ľoccasion ďobserver ďaussi loin, dans son approche: c'était Esther, mon étudiante favorite, la musicienne si prodigieusement douée, et pourtant si modeste, pleine de doute sur ses capacités -je savais que c'était cette Esther-Iä et aucune des deux autres -, que Chamansky 193 a saluée par son prénom, avec de troublantes marques d'affection, et qu'ií a prise par le bras pour la conduire aussitôt auprěs de moi. J'ai compris qu'il n'était pas informé de notre liaison - ou peut-étre qu'il ne connais-sait qu'Esther-de-ľapres-midi, ignorant ľexistence d!Esther-du-matin et d'Esther-de-la-nuit qui, la nuit derniére, s'étaient réunies en une seule et méme Esther pour me sauver moi-méme d'une division fatale -, ne considérant Esther que comme mon étudiante au piano et ma niece, fille de ma sceur Lenke, une cantatrice ä qui il vouait une grande admiration, veuve d'un personnage considerable, le juge Gobsek, mort depuis longtemps mais envers qui le luthier reconnaissait parfois une dette mystérieuse. Mon maitre Chamansky nous a pris cha-cun par la main, Esther et moi, comme dans le mouve-ment de nous unir ou, pour le moins, de nous promettre ľun ä ľ autre: en fait, c'est tout le contraire qu'ä la derniére minute ce geste a amorcé, et j'ai ressenti la penible impression que, dans une de ses intuitions infaillibles, Chamansky venait ä ľ instant méme de subodorer notre relation illicite, démasquant Esther-de-la-nuit sous le visage d'Esther. Son mouvement pour nous rap-procher s'était instantanément transformé en épreuve, et ľépreuve en decision autoritaire de nous eloigner Tun de ľ autre, de nous séparer. En tout cas, il m'a declare - et, ce faisant, Chamansky déclenchait ľexplo-sion d'une bombe meurtriěre - qu'Esther était une vio-loniste incomparable, et qu'en consequenceilme fallait renoncer ä faire de ma niěce une pianiste, et cela queries qu'aient été ses dispositions naturelles pour cet instrument tout comme ma passion ä le lui enseigner. Sous un tel choc, plus facilement que sous un coup de La Hache, j'aurais pu m'effondrer sur le sol, anéanti: Esther-de-ľapres-midi, la jeune pianisté si prometteuse, pour-suivait done ä mon insu une autre relation ä la musique et ľapprentissage d'un autre instrument. Esther-de- 194 ľapres-midi était double, et ľun de ses deux visages, qu'elle m'avait toujours cache, m'était révélé par mon maitre, qui s'avérait étre aussi le sien: il s'est chargé de cette revelation quand le moment leur a sembíé venu de m'inľliger ľarrivée de cette.étrangěre, surgissant pour retirer de mon affection et de mon enseignement mon étudiante favorite. Comment Esther pouvait-elle avoir poursuivi, parallélement et en cachette de moi, des etudes de violon oü eile était jugée plus excellente encore qu'au piano? J'étais assommé et je ne tenais debout que par oubli, en somme, ayant laissé ma défroque dans ľ etat oü le cataelysme l'avait surprise, mais projeté loin de lä dans un fond de téněbres sans repěre oü je n'existais plus physiquement que comme un cceur douloureusement soumis ä un afflux cruel ďadrénaline. Pour me ramener de cette absence, de cet évanouisse-ment, mais surtout pour finir de me soumettre ä ses vues et ä une autorite supérieure - en cet instant, j'aurais dit: paternelle -, Chamansky a abattu son argument supreme: c'était ä Esther, sa filleule ou méme sa fille adoptive - c'est ainsi qu'il s'est risqué ä ľappeler -, qu'il destinait le violon auquel il travaíllait depuis si longtemps avec ľespoir cľen faire son chef-ďceuvre, et en tout cas un des meilleurs instruments fabriqués de nos jours, conjuguant les savoir-faire des vieux luthiers Italiens et tyroliens. Dans cet instant, j'ai compris qu'Esther avait fait partie des violonísíes sentinelles qui s'étaient relayés pour protéger notre quartier, conduits par Chamansky jusqu'ä une chambre secrete, et Implication m'est apparue soudain, aveuglante, de ľétat dans lequel j'avais vu arriver chez moi, quelques secondes avant minuit, le dernier soir de juillet, Esther-de-la-nuit, échappant ä ses obligations pour me rejoindre, trahis-sant Chamansky pour ne pas me trahir, mais confuse et bouleversée par ce mouvement qui la portait vers moi et que d'autres en eile lui refusaient, tentaient de lui 195 interdire. J'ai déchiffré alors ľ expression mystérieuse qu'elle avait employee pour évoquer son déplacement jusqu'á moi, comme la distance ä parcounr d'un violon ä un piano. Lorsque le violon secret de l'ange gardien qui veillait sur le ghetto s'était tu ce soir-lä, c'était en eí'ťet de la main d'Esther que ľarchet était tombé. Je comprenais aussi la raison pour laqueüe, quelques jours plus tot, Esther nťavait annoncé sa decision de réduire le nombre de nos lecons particulieres, pour laisser la place, avait-elle dit, ä une relation plus raisonnable, plus modeste, ä la musique: comme je continuais de croire Esther incapable d'une tricherie ou d'un mensonge, j'ai pensé que le violon, dont ľ art est plus exigeant encore que celui du piano, ouvre pourtant ľinstrumentiste ä des carriěres moins ambitieuses que celieš du clavier, forcément comme sólisté, et Esther envisageait peut-étre un pupitre parmi les rangs des cordes, dans un orchestre. Mais une telle interpretation était contredite par ľ admiration que Chamansky venait de declarer ä ľégard d'Esther violoniste. Nous étions toujours face ä face eile et moi, mais surtout run et ľautre face ä notre maítre Chamansky, et dans une relation qui faisait de lui le sommet d'un triangle familial: s'il était le pere d'Esther, son autorite sur eile était plus grande que la mienne, celle de son oncle, et si c'était de sa fille que j'étais ľamant, ce maitre que j'avais librement choisi m'était rendu avec ľ ascendant et ľ autorite legale d'un beau-pére. Dans la pénombre de la piece du _fond..o_ü_ nous étions restés, et qui se vidait de son auditoire, je percevais le regard d'Esther, tantôt timidement baissé sous le poids des paroles de Chamansky, dont je consta-tais qu'il était bien son maítre, en tout cas - et ľidée m'est revenue avec insistance (intuition peut-étre aussi juste que les siennes et en réponse ä elles), qu'il pouvait etre aussi son pere, en effet: ma sceur Lenke le recon-naitrait-elle si je lui posais brutalement une telle ques- 196 don ? -, non sans une double jalousie, tournée vers eile et tournée vers lui: jaioux qu'Esther ait un maitre en Chamansky et jaioux que Chamansky ait une disciple en Esther - un regard d'Esther oü je reconnaissais la docilité de mon élěve et ľhumilité de ma servantě, mais par lequel c'était aussi une inconnue qui guettait mes reactions -, et regard tantôt levé sur moi, brülant et cherchant le mien dans un aparté intense, avec alors une indifference souveraine ä tout ce qui n'était pas notre lien secret parmi la situation présente. D'un tel regard, j'aurais pu mourir, ä nouveau plus facilement que sous un coup de La Hache, retrouvant ce visage de la mort dans les traits bien-aimés d'Esther-de-la-nuit. Je n'ai pas répondu ä ľinjonction de Chamansky, mais mon silence vaíait sans doute pour ľexpression de ma soumission. Pour la premiére fois cependant, j'ai éprouvé un sentiment de rebellion contre mon maítre, mais avec la conscience que son autorite était juste et clairvoyante, et ne visait peut-étre qu'ä prévenir ou ä interrompre -s'il la connaissait ou tout du moins la soupconnait - une liaison incestueuse interdite. Chamansky veillait sur nous non seulement comme un maitre mais comme un pere, sans doute attendri par ľ amour du garcon pour la fille, mais cachant cet attendri ssement et n'affichant que le visage implacable de la Loi qui regie les échanges et définit les espaces, les limites de ľ amour, pour ouvrir les étres ä ľilliniité de la lignée. Les uns apres les autres, les habitants du ghetto qui avaient narticipé a la reunion quittaient ľ atelier en évitant d'apparaitre en groupes dans la rue, et méme lorsqu'ils marchaient par deux ou partroisils s'abstenaient de s 'adresser la parole comme on le fait spontanément dans le prolongement d'une assemblée qui se disperse. Sans nous frequenter ni appar-tenir ä la méme generation ou ä la méme famille, nous nous connaissions tous depuis toujours, membres d'une méme tribu avec en son sein des amis et des ennemis, 197 des alliances et des rivalités, de ľ amour et de la detestation, comme dans toute société humaine, et tout cela s'exprimant d'habitude par un gout immodéré pour les mots, le commentaire, ie dialogue, ľargutie, la contro-verse, la dialectique... Mais dans le silence impose tout s'effag ait, et la parole qui nous était retiree ne laissait entre nous aucun espace, c'est-a-dire que nous étions alors dans ľunion la plus étroite. Le silence impose était ce vide qui nous soudait les uns aux autres et nous rendait inséparablement solidaires. M'avangant pármi les autres vers la sortie, et Esther marchant ä mes côtés, regard bas, je ne me sentais pas prét ä affronter avec eile ľépreuve de la rue, non pas seulement la rue oil se trouvait ľ atelier de Chamansky mais une rue quelle qu'elle rut, c'est-ä-dire ä me trou-ver avec Esther - celle qu'au regard de la morale je n'avais que trap connue et celle qui, depuis quelques minutes, m'était une inconnue - dans une ville ä la vue des passants: non seulement le regard des autres sur nous m'aurait géne, mais je n'aurais pas su comment me comporter avec Esther lä oü je n'avais encore avec eile -je devrais dire avec elles - aucune habitude, loin de ces lieux de ľintimité oů sa presence m'était fami-liěre et oů nos relations avaient leurs codes: la cuisine et ľ office, le salon avec mon vieux Bechstein au milieu (un instrument en partie désavoué), la chambre et le lit avec, preuve d'un crime ä punir etaccessoirepoiir-en. arréter le coupable, une paire de menottes fixée ä un barreau. J'ai done voulu partir le premier, prenant un congé vague et general au moment de franchir le seuil mais, dans l'alternance des regards d'Esther - le sou-mis et le frondeur, le timide et le brúlant -, entre le respect attentif des paroles de Chamansky par la jeune violoniste Esther, et la complicity, inrransigeanre, presque criminelle, d'Esther-de-la-nuit, ma concubine 198 incestueuse, j' ai attendu cette deuxiěme attitude et cette expression si intense pour quitter son regard, pour res-ter avec eile dans ce pacte plus fort que tout et dans la perspective de ľéternel rendez-vous qu'elle me fixait ainsi. C'est alors seulement que j'ai pu la laisser en compagnie de mon maitre Aaron Chamansky, que désormais je partageais avec eile, et qui la partageait avec moi, franchissant la porte de son atelier et, dans la rue que divisaient comme d'un coup de hache ľombre et le soleil, sur le trottoir éblouissant, j'ai été envahi par le sentiment qu'une perióde extraordinaire venait de commencer. Pármi les participants ä la reunion convoquée par Chamansky, certains s'en retournaient perplexes ou scep-tiques, mais comme nous avions tous recu la consigne ď observer la plus grande reserve ä ľextérieur, il était bien difficile de distinguer ceux qui, comme moi, repar-taient le cceur confiant, dans l'euphorie ďavoir été enrô-lés pour la seule aventure qui méritait d'etre vécue, méme si nos missions restaient encore assez floues, et ceux qui continuaient de ne croire ä rien, ni ä un fléau meurtrier ni ä une quelconque stratégie pour le vainere. La quin-zaine blanche qu'avaient décrétée les autorités - histoire de donner un nom ä des événements qui maintenant leur échappaient, et pour créer ľillusion qu'elles en gardaient le contrôle - s'ouvrait devant nous comme une saison tout entiére de nos existences, avec au bout - méme pour ceux qui n'y croyaient guěre - un paradis ä gagner. J'ai marché par les rues de notre vieux quartier en restant toujours sur le trottoir ensoleillé et, selon ľ orientation que prenaient mes pas pármi le labyrinthe des ruelles, j'étais accompagné, precede ou suivi par mon ombre, et mon esprit s'amusait ä accélérer le duo que ľombre et moi nous formions pármi le ballet general. Je n'ai pas choisi le chemin le plus court pour m'en 199 retourner chez moÍ, ce qui d'ordinaire ne me prenait que quelques minutes, j'ai parcouru le ghetto en tous sens, goütant le plaisir de sentir sous mes pieds le pavé de chaque rue, chacune méritant bien d'etre ainsi caressée, flattée par des semelles de souliers. Et j'ai franchi des distances dignes de celíes qu'imposent les grandes villes pour aller d'un lieu ä un autre. Sous mes pas, notre vieux quartier était devenu une metropole importante. Sans doute étais-je porté par les visions et les propos de mon maítre Chamansky, et ďabord ceux qui concer-naient la situation de notre ville et ľétat du monde, mais ceux-lä déjä assimilés par mon organisme et n'affleurant plus ä ma conscience, car pendant toute ma déambula-tion ä travers une ville que mes enjambées ďarpenteur dessinaient aux proportions ďune capitale d'Europe ou d'Amérique, je ne pensais plus, ä nouveau, qu'ä Esther: ä celie que j'avais quittée au matin dans la chambre, ä celie que j'avais laissée en eonciliabule avec Chamansky, ä ľétre familier et ä ľétrangere, ä celie que j'espéraís retrouver malgré tout, mais ä quelle heure et oü, dans queiíes circonstances, telle était la question maintenant que nos vies avaient pris un tour nouveau. J'ai comprís que í'Esther qui, la veille au soir, en merne temps que nous dinions, s'était mise au piano, m'appelant auprěs d'elíe pour jouer Brahms ä quatre mains, n'était pour-tant pas mon étudiante favorite, celie qui avait déjä en projet de raréfier ses visites et nos lecons, décidée ä se consacrer au violou sur les conseils de son maítre Chamansky, qui s'était garde le soin de m'annoncer une teile nouvelle et de m'imposer une telle decision. Et l'Esther qui aurait du děs ce matin ™ c'est-ä-dire un ven-dredi, selon ses nouveaux horaires - se montrer affairée dans la cuisine, n'était pas ma servantě des anciens mar-dis, jeudis et dimanches, que probablement je ne rever-rais jamais et de qui je recevrais un jour une carte postale, m'informant de son emigration au Canada. J'ai 200 pris conscience que je n'aurais plus désormaís de relations qu'avec une seule Esther, Esther-de-ia-nuit, qui avait seulement emprunté quelques aptitudes et quelques attitudes aux deux autres, ä celieš que j'avais ä jamais perdues. J'ai compris que ce long trajet, inventé ä travers le ghetto comme le parcours exhaustif de toutes ces rues et ruelles qui, toutes, méritaient mon attention, mon affection, était une facon de donner le temps ä Esther de revenir dans un lieu et ä une heure possibles pour son apparition, pour son retour auprěs de moi, inaugurant une habitude, un mode de vie inédits. II y avait encore dans la ville plus de silence que de bruit, plus d'ombre que de lumiěre, car il était encore tôt, mais le premier son que j'ai entendu m'est apparu ä la fois comme un bruit et comme une musique, événement qui occupait la totalite de ľespace sonore: c'était une fugue de Bach jouée ä ľharmonica. Annonce par son ombre et débou-chant comme un voleur ä la tire, ä l'angle d'une des plus vieilles et des plus nobles demeures, qui était un repěre pármi le dédale du ghetto, un gamin est apparu, avec sur la tete une casquette en papier journal oü ľ on pouvait encore lire des titres avec le mot Hache imprimé en gras. Le garcon s'est plante devant moi en plein soleil, me barrant le chemin avec effronterie, il levait vers moi un regard trěs clair, plein d'assurance et brillant d'un défí joyeux: il soufflait dans ľharmonica la fugue de Bach comme un voyou qui siffle quelques notes de connivence ä un complice. De retour ä la maison, j'ai senti qu'Esther était rentrée en effet, et je ľai cherchée d'abord dans la chambre, puis dans le salon. Cest dans la cuisine que je ľai trou-vée: eile était de dos, penchée au-dessus de ľévier oü eile lavait des assiettes - celles-lä mémes qu'elle avait trouvées dans le placard, la veille au soir, sans hésiter sur leur emplacement -, un tablier était noué sur ses 201 reins et ses cheveux étaient retenus en un chignon serré. Lorsqu'elle s'esí retoumée vers moi et qu'elle m'a saíué d'un «Bonjour Monsieur», j'ai d'abord cru ä une plai-santerie, mais Esther étaít sérieuse, c'était Esther-du-matin. Je me suis étonné de sa presence, lui avouant ma crainte qu'elle ait decide de quitter défínitivement mon service. Elle ne comprenait rien ä ce malentendu, puisqu'elle ne m'avait demandé qu'un aménagement de ses horaires afin de suivre des cours de francais; eile m'a rappele qu'il avait été convenu entre nous qu'elle n'arriverait désormais qu'ä 10 heures du matin les mardis et les jeudis, et qu'elle compenserait les heures perdues en venant chez moi les vendredis. Nous étions le premier de ces nouveaux vendredis... Je ne savais quoi penser mais j'étais prét ä tout accepter, ä tout croire et, dans ma surprise, j'étais plus rassuré que désemparé, en dépit des apparences: car si la réalité d'Esther ne cessait de m'échapper, une Esther au moins était de retour, que je croyais avoir perdue. Pourtant, il fallait bien qu'il y ait une perte: n'allais-je retrouver Esther-de-la-nuit, comme par Ie passé, qu'une t'ois par mois, le dernier soir, alors que la veille, dans la nuit du premier jour, je croyais ľavoir gagnée pour toutes les nuits ? Son service termine, Esther m'a salué, jusqu'au dimanche, un jour oů ses heures de menage restaient inchangées. En cette meme journée du vendredi 2 aoüt, commen-cée de bonne heure dans ľ atelier de mon maítre Aaron Chamansky, la sonnette a retenti ä 5 heures de l'apres-midi comme dans une perióde qui me semblait mainte-nant lointaine et révolue: c'était mon étudiante Esther et, pour le coup, je lui ai avoué mon étonnement, convaincu qu'elle avait renoncé au piano pour se consacrer exclu-sivement ä son instrument d'excellence, le violon, comme je me ľétais entendu proclamer le matin merne, 202 de la bouche d'une personne que je tenais en grande estime et qui semblait jouir sur eile d'une pieine autorite. Esther-de-1'aprěs-midi s'est montrée embarrassée, et confuse de s'étre mal fait comprendre: eile pensait nťavoir dit qu'elle continuerait le piano comme une formation musicale complémentaire, mais au merne rythme que par le passé. Elle m'avait simplement demandé de rempíacer par le vendredi notre cours particulier du lundi car, en ce seul jour du debut de la semaine, un jeune et brillant violoniste de ľAcadémie de musique de Budapest, Sändor Végh, lui-méme 1'élěve de Nändor Zsolt, d'Imre Waldbauer et de Leo Weiner - eile insis-tait sur les noms comme dans un effort de realisme destine ä m'ouvrir les yeux -, viendrait donner dans notre ville des lecons qu'elle souhaitait suivre. Je devais afficher une mine éberluée, n'ay ant garde aucun souvenir de tous ces details: pour me convaincre par des arguments plus émouvants, Esther-de-l'apres-midi a ajouté qu'il n'y avait aucune raison pour eile de renoncer ä son instrument et ä son enseignement préférés pour ľinstrument, le violon, dont il lui semblait plus raison-nable ďespérer un metier, et eile a affirmé qu'elle ne voyait dans la specialisation intensive qu'une forme ďaliénation. Sa declaration suivante n'a pas été pour moi la plus convaincante. ni la plus rassurante, puisqu'elle a conclu en m'avouant qu'elle ne s'interdirait pas encore une troisiěme voie dans la musique, si une telle opportunité se présentait. Pour la premiere fois, j'ai trouvé qu'Esther-de-ľapros-midi, mon étudiante favorite, la plus intuitive et la plus merveilleusement douée, manquait peut-étre de modestie, et d'un minimum de doute sur ses capacités. Cest ä cet instant aussi que j'ai imagine d'autres équilibres et d'autres échanges dans la vie d'Esther que ceux grace auxquels eile financait ses cours avec moi par sa presence chez moi certains matins. Mais Esther était la, plantée devant moi, et 203 comme impatiente que nous prenions nos places sur la banquette devant mon vieux Bechstein: son sourire doux et navré me signifiait que j'avais trop vite radicalise et dramatise de legeres modifications dans ses dispositions, que je m'étais trop vite résolu ä ľidée d'avoir perdu Esther-du-matin et Esther-de-ľapres-midi. Toutes deux étaient lä, de retour dans ma vie et dans ma mai-son, en cette nouvelíe joumée de leur presence ä l'une et ä ľ autre, le vendredi, et désormais ce serait Esther-de-la-nuit qui me manquerait en elles, car aussi bien mon étudiante musicienne que la jeune fille de menage avaient retrouvé avec moi le ton particulier des relations que chacune d'elles entretenait avec son maitre. Cette premiere lecon un vendredi a été spécialement exaltante puisque nous étions désormais affranchis de toute interdiction et que nous pouvions enfin verifier et mettre ä execution, dans ľ interpretation de la Sonate opus 106 de Beethoven, tout ce que nous avions longuement étudié et prepare face ä la partition tant de fois déployée au-dessus du clavier silencieux. Esther s'est mise ä jouer et aussitôt cela a été un prodige, un miracle musical: jamais mon vieux Bechstein, qui avait connu les mau-vais traitements et les coups de poing de mon oncle Karoly, encore pianiste de taverně avant de découvrir sa vocation de boxeur ä Chicago, n'avait retenti ä ľ interpretation d'un chef-d'ceuvre qui atteignait elle-méme au chef-d'oeuvre. Cétait, pour mon vieux compagnon de travail, en ce vendredi unique, la recompense, .deioute-une vie modeste et laborieuse, et pour moi la confirmation qu'une perióde exceptionnelle, qu'une sorte ďétat de grace avait commence. Conformément au vceu et au dispositif concu par mon maitre Aaron Chamansky, notre vieux ghetto s'est mis ä résonner nuit et jour, jour et nuit, de musiques qui venaient de partout, aussi bien de la rue que des cours ou 204 du fond des maisons, aussi bien des liturgies latines de la chrétienté medievale, que du paganisme enfiévré des steppes russes, aussi bien du vieux folklore yiddish que de la musique savante des grands maitres classiques, romantiques ou modernes. On aurait dit qu'il y avait des musiciens sur tous les toits, dans toutes les caves, et tout cela sans conflit ni dissonance, sans exces ni surenchěre car, malgré ľétroitesse des voies et ľexiguíté des loge-ments dans notre quartier, il y avait au-dessus des toits comme dans les coeurs un espace assez vaste pour que les musiques se répondent sans se heurter, et constituent ensemble un programme harmonieux, une continuité mélodieuse. Ďans une telle ambiance, la soirée était légěre et ľ optimisme ľemportait sur la mélancolie qui arrive avec la fin du jour, repetition quotidienne, sur un mode mineur, de la fin de toute vie. A 9 heures du soir, la sonnette a retenti, trois coups vifs, impatients. Je suis alle ouvrir sans savoir ä quoi m'attendre et pensant au petit messager bouclé et joufflu, avec sa menotte potelée, qui s'enhardissait peut-étre aprěs son premier succes. Sur le paíier, j'ai trouvé Esther - était-ce bien Esther-de-la-nuit, la seule dont la visitě pouvait corres-pondre ä une telle heure ? -, les bras charges de paquets, souriante et la chevelure en désordre, avec une měche lui tombant sur le front et sur les yeux. Elle se comportait comme une de ces jeunes femmes modernes et actives que l'on voit dans lcs films américains, de retour ä la maison aprěs une.journée bien remplie, et qui retrouvé avec bonheur son hommc et le décor de sa vie privée. Je me sentais comme un personnage de román et quand, la porte ä peine refermée, sous la lumiěre du vestibule, Esther a déposé par terre ses emplettes, m'entraínant avec eile sur le sol, tirant ma chemise hors de mon pan-talon et troussant sous moi sa robe légere, appelant mes mains au contact de sa peau nue si douce, en haut des cuisses» j'ai eu l'impression d'avoir imprudemment 205 ouvert, ä un chapitre auquel je iťétais pas encore arrive, le íivre de mon existence. Je sentais ma vie prise entre deux mouvements contraires, ďune part celui ďun désordre imprévisible et aléatoire qui déplacait en tous sens les pieces de mon ordre ancien, comme pour en experimenter la combi-natoire, d'autre part celui de ľarrivée irresistible d'un ordre nouveau qui dépassait les individus, emportait leurs organisations personnelles dans une gravitation collective plus generale, et qui se présentait comme une promesse souriante, alors que toute configuration de masse contient toujours la menace d'une catastrophe. J'avais renoncé ä maítriser les mouvements de ma vie privée et, ä vrai dire, je découvrais en avoir une, entiě-rement constituée de mes relations avec Esther, ma jeune niěce et ma maítresse, ma jeune fille de ménage et mon étudiante favorite. Tous mes éleves ont accouru ä nouveau, je les rerrouvais tous et je n'avais ä regretter que le pauvre Antonín, mais la place qu'il laissaít libre a été vite occupée et j;ai du faire face ä un afflux de postulants. Faire de la musique était devenu une activité obligatoire et vitale, comme manger, boire ou dormir, et tous les dépositaires d'un quelconque savoir musical ont du accepter une charge d'enseignement, qui parfois s'ajoutait ä une place ď in strum en ti ste dans ľ une ou ľautre formation de defense contre La Hache. Les plus perspicaces entrevoyaient bien que..c'-était.touteJ-organisation sociale qui peu ä peu était appelée ä se modifier et, en premier lieu, la hierarchie des situations et des professions, le petit peuple des musiciens étant pro-mis ä une irresistible ascension. Les responsabilités habituellement assumées par les hommes politiques, les hauts fonctionnaires et les officiers supérieurs de ľarmée, ainsi que par les banquiers, les capitaines d'in-dustrie, les héritiers de grandes fortunes et parfois les 206 anciens aristocrates, c'est-ä-dire la conduite des affaires du pays aux postes de comrnandement, la defense sup-posée de ses intérets, la cohesion, la sécurité et le bien-étre de la population, étaient maintenant mobilisées par un impératif et une urgence uniques: combattre et vaincre La Hache, du moins ä ľéchelle de notre ville, qui deve-nait un modele réduit, une maquette de toute ľorgani-sation politique et sociale. Or, ce combat et cette victoire étaient désormais entre les mains de nos musiciens, relé-guant les autres professions et les positions de pouvoir traditionnelles ä des rôles de second plan. Des boule-versements se profilaient dans la gestion et ľ administration de notre ville, auxquels tout le pays était attentif. On reconnaissait ä nos chefs d'orchestre une autorite de chefs d'armée - bientôt peut-étre de chefs d'État - et de fait la musique se voyait confier les pleins pouvoirs dans notre cite. Ceux qui ne pratiquaient qu'en amateurs étaient presses de s'enrôler et de se mettre au service de la defense publique. Mais tous ces changements ne se sont révélés qu'au fil des jours, car ce qui dominait, dans les premiers moments de la periodě dite quinzaine blanche, c'était ľ explosion spontanée et anarchique d'un hédonisme musical. Pour jouer de la musique, tout était permis, toutes les heures du jour et de la nuit, tous les espaces publics ou prives, ä la ville comme en pleine nature, dans les environs. II n'était plus nécessaire de requisitionner les musiciens, car tous se poríaient volontaires et la musique s'organisait en formations cohérentes et aguerries, ou disparates et inexpérimen-tées, sans hierarchie et avec seulement de la varieté et de la diversité dans ľémotion, dans ľexpression, dans la beauté. Les missions les plus agréabíes revenaient aux musiciens jouant des instruments légers et transportables, comme les flutes, les trompettes, les cors, les hautbois, les trombones, les clarinettes, les violons, les altos, les accordéons, les guitares, les mandolines, 207 les cithares et les tambours, car ceux-lä étaient appelés ä former des escouades, des bataillons, ä défiler et ä circuler. Parfois on voyait une Symphonie de Haydn ou de Mozart, de Beethoven ou de Brahms montér la garde sur les berges du Danube, un concerto de Chopin ou de Liszt camper dans une clairiěre, un poěme sym-phonique de Borodine ou de Rachmaninov, de Sibelius ou de Berlioz, tourner autour de la ville, une ouvertuře de Verdi ou de von Weber patrouiller ä travers champs, un prelude, une fantaisie de Liszt encore ou de Janáček s'aventurer dans une forét, un quintette de Rimski-Korsakov, un septuor de Saint-Saěns gravir une colline pour occuper une position sur un sommet, une suite, une serenade ou une romance de Smetana, de Glinka ou d'Albeniz défendre un pont, la Suite scythe de Prokofiev déferler irrésistiblement sur un boulevard. On pouvait voir passer dans les rues du centre un gracieux concerto pour mandolines de Vivaldi, on la Water Music de Haendel arpenter une esplanade, la Moldau de Smetana descendre vers le ghetto, les Danses de Boheme ou une Rhapsodie slave de Dvorak prendre d;assaut un tramway pour atteindre plus vite un faubourg, la Symphonie fantastique de Berlioz ou la Symphonie domes-tique de Richard Strauss se diriger vers une porte de la ville, pour s'avancer vers un village des environs, au crépuscule. Dans les artěres plus étroites, sur les places resserrées, c'était un quatuor de Brahms ou de Schubert, de Janáček ou de Bartók, ou encore des Lieder de.Schulz, de Wolf ou de Mahler. Les bataillons, les regiments de la musique défilaient en rangs serrés, c'était une armée sans cavalerie ni artillerie, seulement des fantassins, et c'étaient des soldats sans fusils ni bai'onnettes, seulement des instruments ä corde, ä vent ou ä percussion, c'était une armée dont seuls les orchestres montaient au front, et dont les mouvements de troupes s'effectuaient toujours le cceur léger, comme ä la parade. La bataille 208 ne laissait dans l'air aucune fumée acre de poudre noirätre, mais seulement les trainees transparentes des melodies, et les impacts invisibles des rythmes. La beauté de la musique faisait irruption ä tout moment, dans la vie de touš les jours, de facon si inattendue, si saisissante, eile ravissait tellement 1'esprit qu'on en oubliait son côté utilitaire, thérapeutique et préventif, ou sa mission stratégique et militaire: pourtant, les succěs de la musique sur le terrain furent éclatants, et dans tous les quartiers ou faubourgs, dans toutes les campagnes avoisinantes, bien défendus par de sincěres musiciens et par un repertoire émouvant, La Hache fut réduite au silence, on n'entendait plus son sifflement ni le coup mat, lugubre, qui précédait le titubement mortel de quelque victime. Dans une ivresse collective, et toutes classes sociales confondues, la population ne douta plus de la victoire. Par une voie bien différente de celie imaginée par ses dirigeants en déroute, notre ville était effectivement promise ä devenir le centre du monde, sur lequel le regard de tous les peuples ne pouvait manquer de se porter, trouvant chez nous ľexemple ď une resistance et d'une victoire contre l'ennemi le plus sournois que le genre humain ait eu ä connaítre: on viendrait bientôt chez nous pour examiner notre situation, et s'inspirer de notre propre inspiration, pour connaítre par anticipation ľavenir promis ä chaque nation, et le destin du monde en general. On aurait pu s'attendre ä ce que les grincheux, les réfractaires ä la musique, tous ceux qui restent insensibles aux modifications des contours du monde visible ou invisible par les ondes musicales, qui continuent ä percevoir en musique la merne realite que ľon éprouve sans eile, inchangée, et chez qui la metamorphose du sensible et du perceptible par ía magie de ľ art musical ne s'effectue pas, on aurait pu s'attendre ä ce que tous 209 ceux-lä finissent par se boucher les oreilles, par récla-mer des espaces de silence et par militer pour íe droit ä la surdité. Car il y a ceux, en effet, qui entendent la musique sans la distinguer de tous les autres sons, sans y trouver tme raison particuliere de bonheur et ďopti-misme, comme on boirait du vin indiŕieremment de tout autre breuvage désaítérant, et sans y trouver ďivresse. Le silence n'était pas banni, proscrit et, selon les analyses de Chamansky - qui remontaient ä la perióde dite d'observation, rebaptisée par lui la Symphonie du silence -, il était intégré ä la musique elle-meme, qui ne pouvait surgir que dans un milieu prepare pour eile par ľaccalmie des sons, c'est-ä-dire par un silence lui-méme musical - sorte ďattention de l'espace et de predisposition aux ondes, ä ľévénement, qui vont y advenir -, car la musique n'était jamais uniforme ni continue, eile tenait ses positions dans l'espace et prenait ses tours dans le temps, eile n'était ni massive ni étale comme la lumiěre du soleil dans un ciel ďété, c'était plutôt des feux d'artifice qui éclataient en différents points d'uü firmament nocturne. Chaque note était une de ces boules de feu qui brülent et qui brillent, ne fai-sant admirer les arabesques colorées de leurs trajec-toires, de leurs enlacements, puis leurs explosions en bouquets voluptueux, extatiques, que pour finalement s'éteindre doucement, absorbées par la nuit, et saluer 1'empire tout-puissant des téněbres silencieuses. La musique n'était jamais assourdissante ni l.assante,-elle nous effleurait comme une caresse, eile nous prenait par la main pour nous entrainer passagěrement dans une couche de temps, pour nous emprisonner dans une durée fragile et transparente et nous en libérer bientôt, eile nous éclairait le visage et la conscience ďune lumiěre douce et éphéměre. Désormais, un paysage trop long-temps přivé de musique, et seulement livré ä ses bniits naturels, semblait incomplet comme les images du 210 cinéma muet. La musique était réinveníée comme la compagne inseparable du monde visible, parfois sa veuve lorsque le visible s'est absenté, Toute la musique de tous les temps ne semblait avoir été créée et accumulée pendant des siécles, dans tous les pays, sur tous les continents, depuis la Mésopotamie, la Palestine, ľÉgypte, ľlnde, la Chine et la Grěce antiques, jusqu'ä la Vienne d'hier, en passant par Byzance, les polyphonies du Moyen Age, la Renaissance vénitienne, francaise, fla-mande, anglaise ou espagnole, que comme reserves des-tinées ä ľépoque que nous vivions, pour nous permettre de répondre ä la menace d'une fin de tout, dans le silence oule bruit. Pour les musiciens qui, comme moi, étaient assignés ä poste fixe par la lourdeur d'un instrument peu mobile - en dehors des pianistes, c'était aussi le cas des clave-cinistes, des contrebassistes, des harpistes, des orga-nistes, des percussionnistes... -, des rotations étaient organisées, on aurait pu dire des tours de garde, et nous changions de lieux autant pour notre propre plaisir qu'afin que le repertoire que chacun de nous possédait ne füt pas rejoué et resservi indéfiniment dans la méme position ä défendre, et ne finisse par perdre de son pouvoir. Děs le surlendemain de la reunion chez Chamansky, un message porte par le petit Mercure bouclé et joufflu, ä la menotte poíclée, m'a informé que le premier seeteur que-j'-aurais ä-tenir était aux avant-postes du ghetto, en fait dans le jardin zoologique qui lui était attenant, puisque ľhístoire de ľurbanisme dans notre ville avait voulu que notre quartier füt mitoyen de celui des animaux sauvages ou exotiques. Au milieu des decors de ciment évoquant l'Afrique ou ľ Asie, oü évoluaient les tigres impatients et les lions impassibles, ainsi qu'un couple d'éléphants amnésiques et acariätres, une girafe vieille fille, une bande ďours turbulents et 211 chamailleurs, un congrěs de perroquets dialecticiens, et quelques singes méditatifs et tristes - une transposition en miroir du ghetto, en somme... -, un petit salon de thé disposait ďune estráde avec un piano. On avait ouvert toutes les baies vitrées afin que la musique se répande aussi sur la terrasse et ä ľextérieur, vers les bétes der-riěre les barreaux de leurs cages, et vers les hommes derriěre les grilles du zoo. La question s'était d'aüleurs posée de determiner si les animaux étaient menaces par La Hache, et notamment les grands primates si proches de nous - certains n'ont pas manqué de prétendre que si le ghetto était vulnerable au fléau, alors le zoo le serait aussi -, mais il y avait en tout cas, parmi la population de cette arche de Noé, un patriarche philosophe qui méditait ä longueur de journée, le regard perdu, la tele penchée et posée sur sa main: cette attitude du vieil orang-outang me rappelait celle que j'ai si souvent obscrvée chez Chamansky. L'exemple donne par le ghetto, inspire et discrětement cooiuonné par Chamaiisky, avait été massivement suivi par le reste de la ville avec deux ou trois jours de retard, lorsqu'il était devenu evident que la musique dite de grand repertoire constituait la prevention la plus efface contre ľépidémie. Si ľon se représentait ľennemi comme une armée invisible, alors on pouvait voir dans nos violons, nos violoncelles, nos trompettes, nos flütes, nos clarinettes et nos grosses caisses autant de fusjls et de baionnettes, de mitraillettes et de mitrailleuses, de grenades et de canons capables de l'intimider, de le contenir, et méme de contre-attaquer pour le mettre en déroute et le mettre en pieces. Si La Hache restait un ennemi immatériel, qui ne se manifestait au moment de frapper que par un sifflement suivi d'un coup lugubre, c'était la musique qu'il redoutait et c'était eile qui appré-hendait ainsi, en creux, ses contours sinon sa consis- 212 tance: le repoussant victorieusement, la musique rece-vait du fléau une sorte d'empreinle negative, et c'était comme deux armées qui s'affrontent au corps ä corps. Méme si ľadversaire restait masqué, nos fantassins-musiciens, qui avaient prise sur lui, éprouvaient le sentiment d'etre ä son contact et de percevoir quelque chose de sa matériaíité physique, qui réduisait le mys-tere de cette horde barbare sans visage. Ce qui s'avérait insupportable ä notre ennemi, ce qui lui infligeait une bíessure mortelle, c'était la beauté de la musique, et cela, d'une certaine facon, lui dessinait un visage qui aurait eu des oreilles. D'ailleurs, nos grands-méres s'eftbrcaient de raconter aux petits-enfants une histoire de ľépoque et des événements presents oü le Mal qui nous frappait était incarné par des étres susceptibles de se laisser décrire et représenter, avec leurs physionomies et leurs grimaces hideuses. Les images les moins pitto-resques, mais non pas les moins effrayantes, ont montré notre ennemi comme un sombre chevalier du Moyen Age, colosse en armure d'acier noirci, le visage cache derriěre un heaume aux ouvertures étroites qui pouvait laisser croire - horreur et frayeur suprémes - qu'il n'y avait aucune téte, aucun visage derriěre le masque de metal, seulement un vide oü la musique viendrait réson-ner et s'amplifier intolérablement et fatalement. Et alors ces chevaliers venus d'un temps lointain n'étaient peut-étre que des robots prives de chair et de sang, et appar-tenant ä ľavenir. Toutes ces histoires; toutes ces images-, toutes ces incarnations du Mal inventées par les grands-měres pour les petits enfants étaient souvent acceptées et adoptees par les plus grands, qui éprouvaient le besoin de donner une figure ä ľennemi. Mais les musiciens qui nous défendaient, qui étaient les véritables héros du jour, sans cesse sur le champ de bataille puisque la ligne de front, le contact avec les lignes adverses, était la musique eíle-méme, la oü eile était jouée, lä oü eile 213 se faisait entendre, ceux-lä savaient bien que l'agresseur n'avait ni casque ni armure, ni corps, ni visage, ni cer-veau. Et qu'il était seulement un principe de haine de la vérité du Beau: cela, chacun de nos musiciens le sentait du bout de ses doigts sur les cordes de son violon, ou du bord de ses lěvres souffíant dans sa flute ľ air qui se transformait en notes de musique, projectiles infaillibles qui ne rataient jamais leur cible. Au cours de la reunion suivante, convoquée par Cha-mansky, il avait pris la parole et tenú des propos qui, pour certains d'entre nous, restaient énigmatiques, voire hermétiques. Si je tente de restituer approximativement ses paroles, voici la trace qu'elles ont laissée dans ma memoire: « Nous avons commis la naivete de croire que ľoffensive dont notre ville et notre population sont la cible et les victimes sont celles d'un ennemi jure, dési-rant notre perte. Ce sont une analyse et une pensée ä courte vue, merne si; du fait de ces attaques, certains de nos concitoyens sont bien morts avant leur heure, et dans des conditions inexplicables. Encore que, sur ce point, il soit possible d'imaginer que les victimes comp-tabilisées, et tristement mises au credit de La Hache, sont des malheureux qu'une autre mort imprévisible et accidentelle attendait de toutes facons, au méme moment et dans les mémes lieux. Dans cette hypothěse, La Hache n'aurait fait que substituer une mort ä une autre, et ses victoires funěbres seraient autant de morts detour-nées, falsifiées, usurpées. Car si la mort a des circons-tances concretes, perceptibles et analy sables, ses raisons profondes et sa realite nous restent un mystěre inson-dable. Et d'ailleurs, la mort pourrait bien agir sans liste préétablie, sans plan predetermine, sans partition: ne serait-elle pas, de nous tous, la Grande Improvisatrice ? J'avance cette idée sans doute terrible que ceux qui sont morts devaient mourir. Et aujourd'hui je revise 214 mon point de vue jusqu'ä mettre en doute les intentions, les motivations ultimes du mal qui nous trappe - si tant est que ce mal soit doué de motivations et d'intentions, c'est-ä-dire d'une volonte organisée et consciente, logée dans un quelconque organisme -, et je constate que cette offensive meurtriěre ďun fléau pour le moment imma-tériel s'est ďabord manifestée par ses effets, tandis que les causes et les motifs nous restent inconnus. Le premier de ces eŕfets a été de réveiller et de susciter chez nous la defense et la contre-offensive auxquelles nous assistons, qui ont mis un certain temps ä se concevoir, ä se dessiner, ä étre admises et adoptées et qui, sous ľap-parence d'une grande bataille ou méme d'une guerre livrée contre un ennemi dont nous ne savons rien, est peut-étre une revolution interne, c'est-ä-dire une lutte et un bouleversement entiěrement enclos en nous-mémes, et dont le mouvement irresistible sera d'imposer, contre tous les malheurs de l'Homme, qui sont principalement esthétiques, un empire du Beau dont les avant-postes, de méme que ľétat-major et les instances suprémes, resident dans la sphere de la musique, telle est du moins ma conviction sur ce dernier point. Dans cette hypothěse que j'échafaude, le combat n'est plus entre La Hache et nous, défendus par nos musiciens, mais ä ľintérieur de la musique elle-méme. Car il y a ceux qui jouent la musique pour qu'elle se fasse et ceux qui se jouent d'elle pour se faire eux-mémes. Je ne peux concevoir une musique qui exisíerait en soi, sans les musiciens et leurs instruments, car la musique est liée aux étres et aux objets ďoú eile émane, et ďoú lui vient sa fin lorsqu'ils se taisent. Je ne peux done concevoir de musique séparée des hommes, coupée ďeux, indépen-dante de leurs caractěres, de leurs personnalités, de leurs sensibilités, de leurs passions, et done aussi de leurs travers et de leurs turpitudes. Les oeuvres de la peinture peuvent étre créées et naítre dans un etat de grace de 215 ľ artiste, puis s'éloigner de lui, devenir indépendantes et continuer ďexister en restant iníactes, telies qu'au premier jour, sans aucune relation avec le devenir incer-tain de leur auteur, passé le moment privilégiá de la creation. Un chef-d'oeuvre de la peinture existe en soi et fait oubüer la main du créateur qui fut aussi un interprete unique et définitif. Tout autre est ie sort de la musique et de ses oeuvres, qui continuent de dépendre des musiciens et de leurs instruments, de leurs mécěnes publics ou privés, de ľ administration des orchestres, de ľarchitecture et de ľacoustique des salles de concert, du dynamisme des amateurs et de la pratique en famílie, de l'enseignement musical et de la transmission des savoirs théoriques et techniques, de la politique artis-tique et culturelle des gouvernements et du role qu'ils entendent faire jouer ä cet heritage sacré d'Apollon. Et ainsi, la victoire des chefs-d'oeuvre de la musique n'est jamais definitive, ni acquise une fois pour toutes et pour toujours. La question qui se pose aujourd'hui, dans cet avěnement de la musique et dans son irruption parmi la sphere du politique, est celle des ambitions ies plus éle-vées, mais aussi celle des entreprises les plus basses, les plus médiocres, les plus criminelles, dont le musicien, qui est avant tout homme, est capable. Allons-nous échapper grace ä la musique aux défauts de nos systěmes de gouvernement, et aussi ä nos égoľsmes d'individus et ä nos miserables projets personnels ? Allons-nous renon-cer, individuellement et collectivements a. tout ce_qui n'est pas digne de la musique? Ou allons-nous livrer la musique aux pires enjeux ? La musique va-t-elle nous sauver, ou allons-nous nous perdre en ľabandonnant ä ceux qui sont préts ä la compromettre, ä la corrompre, ä la souiller ? De cette sphere ideale oü le politique serait entiěrement soumis ä ľesthétique, allons-nous retomber jusque dans cette boue affreuse, pire que tout, oil ľesthétique est soumise au politique, pour trahir le Beau 216 en soutenant le Mensonge? Pour le moment, je ne peux que vous recommander ä tous de jouir pleinemeni de chacune de ces journées, dont il n'y a sans doute aucun exemple dans ľHistoire, méme si 1'on remonte aux temps dionysiaques et apolíiniens de la Grěce antique, des noces de ľordre et de la beauté, de la volupté et de ľextase, de ľivresse et du mythe, qu'accompagnent les corteges de silěnes et de nymphes. Profitons pleinement de nos dithyrambes, de nos hyménées et de nos scolies, ne lächons plus, nuit et jour, nos lyres, nos luths et nos syrinx. Car, ä vrai dire, je doute moi-méme de ce que nous vivons, c'est-ä-dire de ce que nous entendons dans l'air de notre quartier, dans les rues de notre ville, dans nos campagnes et dans nos villages.» A nouveau, j'ai eu le sentiment que tout allait ires vite et, děs la deuxiěme semaine de ce que plus personne n'appelait la quinzaine blanche, toute la ville et toute notre contrée avaient bascule dans la musique. D'ailleurs plus personne n'attendait les avis ni les secours des autorités politiques et administratives en pleine debacle, face ä ce qui prenait ľallure d'une revolution d'un genre nouveau: prise de pouvoir sans pouvoir convoité et sans violence, prises de fonction sans equivalences entre ceux qui laissent la place libre et ceux qui occupent une place différente, inventée en remplacement de la place laissée vacante... Des regies du jeu se substituaient ä la loi sans s'opposer ä eile, tout simplement en 1'ignorant: ainsi, le chef d'orchestre de ľopéra, le directeur du Conservatoire de musique, tel compositeur de renom, sont devenus du jour au lendemain des personnalités bien plus importantes que le maire, que le gouverneur de la province ou que le chef ďétat-major des armées dans la region. D'ailleurs, les rapports hiérarchiques et le protocole s'inversaient spontanément: d'habitude, le chef d'orchestre de ľopéra ou le directeur du Conser- 217 vatoire de musique auraient répondu avec empresse-ment, voire avec servilité, ä la convocation du maire ou du gouverneur, et se seraient présentés au garde-ä-vous dans les bureaux ďun general ou du chef de la police. De telies convocations ont bien été íancées par les repré-sentants des pouvoirs publics et des forces militaires en déroute, inquiets de leur disqualification, du risque d'etre débordés et renversés, et encore dans ľespoir ridicule de garder un semblant de contrôle sur la situation et sur les événements, mais les personnalités convoquées, trop occupées par les täches exaltantes du jour, n'ont guěre jugé utile de répondre ä de telies demandes, ni de se déplacer pour comparaitre devant leurs anciens supérieurs, ä qui ils ont propose en revanche - avec une désinvolture inconcevable quelques jours plus tôt — des rendez-vous dans les salles de concert, dans les salons de musique, dans les préaux des écoles, dans les jardins publics, en pleine rue, ou le long des champs de blé, c'est-ä-dire lä oü les orchestres, les chorales, les formations et les musiciens de toutes sortes se produisaient pour le salut public. Les anciens pouvoirs publics locaux ne pouvaient plus compter sur le soutien du pou-voir central, ni sur des renforts qui auraient été dépéchés de la capitale, pour remettre de ľ ordre dans une ville de province en pleine sedition. Si notre cite n'avait pas été composée cľune mosaíque de communautés et de minorités, sans majorite nette, ľoccasion eüt été idéale pour quelques mouvements séparatistes. Inquietd'une impuissance égaíe ä celie de ses représentants locaux, et d'une possible contagion, ľ Etat prenait soin de se tenir ä ľécart, de ne se risquer dans aucune intervention, et la decision avait été prise en haut lieu de nous abandonner au pire. Pour quelque temps, c'était le meilleur qui nous arrivait. La pression du pouvoir central sur les organes ď information était toute-puissante, et í'image que nous recevions de notre situation dans la presse nationale, 218 comme sur les ondes de la radio, était surprenaníe, bien que non dénuée de quelques étranges vériíés: ce qui se produisait dans notre ville était en somme présenté comme une grande saison musicale, un festival de ľété improvise dans une joyeuse anarchie par une population dont les tétes subissaient depuis trop longtemps ľéchauf-fement d'une canicule exceptionnelle. II n'était plus question d'une epidémie, de ľattaque d'un fléau, d'une guerre contre un ennemi invisible, mais d'une sorte de féte pour se distraire des calamités du climat. C'était une guerre pourtant, ou plutôt, comme ľ avait bien vu Chamansky, une revolution. Et done, c'était une féte aussi, du moins, dans un premier temps! Quand est arrive le milieu de ce que les anciennes autorités municipales, pour imposer leur marque sur les moments que nous vivions, avaient continue d'appeler la quinzaine blanche, il n'y avait déjä plus aucune de ces anciennes autorités encore en mesure de se faire entendre de qui que ce füt, ni de proclamer quelque nouvelle couleur pour les semaines et les mois des temps ä venir. Parmí la population ľambiance était indescriptible, c'était une légěreté inconnue qui s'était emparée des étres, la musique était une force infiniment douce et gracieuse, mais capable cependant de rivaliser avec la pesanteur et d'atteindre ä un rapport d'équilibre avec toutes les autres forces et toutes les lois de la nature, eile réalisait le triomphe de ľ art stir les aspects prosa'iques de la vie de nos conci-toyens. Les pas dont j'avais aimé imprimer la caresse sur les pavés des rues et des ruelles de notre vieux ghetto ne touchaient plus le sol: seule leur ombre, projetée par la musique - tan tot longue et étirée, tantôt ramassée et compacte, selon la source et ľ instrumentation -, par-courait la ville comme les notes sur les portées d'une vaste partition. Méme les images étaient devenues des 219 sons musicaux, et j'ai souvent pensé aux analogies que Chamansky employait comme argument pour rappro-cher les instruments d'optique et les instruments de musique. Je me suis souvenu ľavoir entendu évoquer les theories de Kircher, qui le premier appliqua ä ľacoustique les lois de ľoptique, considérant que le son est le singe de la lumiere et qui, děs la fin du xviie siěcle, dans sa Phonurgia nova, décrivait le porte-voix et interrogeait le phénoměne de ľécho. Cest aussi lui qui, continuant de faire de la musique une branche des mathématiques pour concourir ä une harmonie generale et divine des nombres, fut ľinventeur de YArca musa-rithmica, une machine ä composer. Ce méme Kircher, précurseur du soin des maladies par la musique, n'avait-il pas ä sa facon prophétisé que la musique est un remede contre ce qui nous menace, et dont la forme extreme est tout simplement la mort ? Chamansky avait été aussi trcs attcntif aux recherches du compositeur russe Scria-bine et ä sa tentative ďatteindre ä une ceuvre d'art total conduisant ä ľextase collective, associant les images et les Sons grace ä ľ invention d'un clavier ä couleurs, dont les chromatismes couplaient les notes musicales ä la lumiere, témoignant d'une vision du monde ou tout est vibration, grace ä quoi toutes choses peuvent entrer en resonance et en Sympathie mutuelle. Chamansky partageait avec Scriabine son goüt pour la magie, pour les rituels, pour ľalchimie, et son passé ďingénieiir en optique reverse et investi dans son metier de luthierle rendait particulierement sensible aux projets du compositeur russe ďélaborer les instruments d'un art global, associant l'ou'ie, la vision, ľodorat et le toucher, et de construire un orgue ä lumiěres et ä parfums, dispensa-teur de caresses. Pour ľheure,Lö Hache semblait conte-nue et eile ne sévissait plus guěre que dans quelques recoins oubliés, encore ä ľécart de nos patrouilles de musiciens qui sillonnaient la ville et la contrée en tous 220 sens. Mais des instructions avaient été données, et ces quelques isolés étaient désorinais sous la protection des bergers, des gardiens de vaches, de porcs ou de chevaux, généralement habiles au pipeau, ä la flute de Pan ou ä ľharmonica qui distrayaient leur solitude. Comme le repertoire musical que Ton opposait maintenant au fléau ne comportait plus aucune restriction, on avait informé quelques paysans perdus dans leur ferme au fond d'une vallée ou dans leur refuge de montagne qu'ils pouvaient, aux différentes heures du jour et de la nuit, entonner quelques chansons paillardes, siffloter quelques vieilles rengaines, ou transposer les airs de carillons pour les jouer avec les cloches de leurs bestiaux. Lorsque, pour la premiere fois, je me suis rendu au jardin zoologique - autre ghetto, symétrique et contigu du nôtre, et ľun comme décalqué sur ľ autre de part et d'autre d'un pli -, afin d'y prendre mon poste au piano, sur la petite estráde tournée vers le rocher des singes méditatifs et tristes, je me suis souvenu de ces aprěs-midi de mon enfance ou ma soeur Lenke, un peu ma mere aussi, m'emmenait lä feuilleter ces pages d'un album géant et animé de la faune universelle et, retrouvant le décor du salon de thé, vieille bonbonniěre pleine de dorures et de tentures d'un rose fané, je me suis senti dans la peau d'un de ces vieux pianistes dont j'avais plaint le sort, singeant les Kalkbrenner, les Moscheies, les Thalberg, les Rubinstein et autres dieux du clavier de salon, mais réduits ä agrementer d'un peu de decoration supplémentaire - vaguement musicale, mais tel-lement liée au mobilier Biedermeier et ä la vaisselle aux armes de l'empereur Francois-Joseph - des assemblées de veuves joyeuses, gourmandes, volubiles et comme nubiles ä nouveau, ä l'heure du thé. J'ai ďabord été soulagé de découvrir que je ne serais pas seul, et que mon role ne serait pas de ressusciter une fois de plus 221 les silhouettes de Liszt ou de Chopin pour des dames un peu presbytes et dures d'oreille, puisqu'une jeune femme était déjä lä, occupée ä accorder un violon devant une pile de partitions que j'ai aussitôt imaginées étre toute ia littérature pour piano et violon que nous aurions ä déchiffrer ensemble: le Duo en la majeur et la Fantaisie en ut majeur de Schubert et ses trois sonates pour piano et violon, les trois sonates de Schumann, les trois de Brahms, sans compter Dvořák, Grieg et Smetana. . - Quel n'a pas été mon trouble, en approchant, de trouver ä la jeune violoniste des traits de ressemblance avec Esther, mon étudiante favorite - comme j'avais trouvé cette merne ressemblance ä la Mort venue frap-per ä ma porte quelques secondes avant minuit, le 31 juillet -, mais sans ďabord constater que c'était eile, tout simplement, car je ne connaissais mon Esther-de-1'aprés-midi que dans ses attitudes de pianiste, et de la voir manipuler un violon faisait d'elle une inconnue, dont ľintimité avec cet instrument m'était étrangěre, c'est-ä-dire que j'étais exclu de cette intimite comme étranger. J'avais déjä marmonné les mots: «Bonjour mademoiselle...», par chance ä mi-voix, car eile ne m'avait pas vu arriver et j'avais pris soin de me presenter en douceur, ä moins que déjä un doute n'eüt retenu au bord de mes lěvres ľénonciation de la formule. La jeune violoniste qui ressemblait ä Esther-de-1'aprěs-midi ne s'est pas détournée aussitôt de son travail d'accordage, comme i'aurais pu ľespérer de la courtoisie ďune consoeur appelée ä devenir ma parte-naire quelques instants plus tard et, face ä ce manque de curiosité ou d'empressement, je suis encore reste inter-dit, immobile et silencieux, jusqu'ä ce qu'elle lěve enfin sur moi un regard et un sourire qui m'étaient familiers, et qui constituaient en nieme temps un signe pour se démasquer et une sorte ďexcuse pour le masque lui-méme. Esther se montrait moins surprise que moi et, ä 222 vrai dire, eile était dans ľattente de mon arrivée et avait pris soin de me devancer, ayant été convoquée pour cette mission de former avec moi un duo de violon et de piano que je ne pouvais ressentir que comme une provocation. Je n'ai pas douté qu'il fallait voir en cette situation ľceuvre de Chamansky et sa volonte de nous imposer, ä Esther et ä moi, une relation désormais dif-férente, rompant avec cette forme d'inceste qu'est le piano ä quatre mains. Je ne pouvais croire ä un hasard dans la distribution des rôles et des missions organisée par Chamansky et ses affidés, de qui venaient les ordres pour la defense musicale et ľavenement de la musique dans le ghetto, alors que d'autres agents et émissaires, porteurs de ces měmes idées, avaient déjä convaincu les autres quartiers de la ville. J'étais ä la fois mécontent et décontenancé, irrité et intimidé, et Esther, toujours muette, ne tentait rien pour accommoder mon inconfort dans cette relation nouvelle, ce qu'elle aurait pu faire ne serait-ce qu'en abandonnant momentanément son violon pour prononcer quelques paroles de complicate rassurante alors que, piteux et pour me donner une contenance, je réglais le tabouret et soulevais le capot d'un piano comme je l'ai fait tant de fois pour nos lecons sur mon vieux Bechstein. Esther restait distante, trěs consciencieuse et absorbée par la preparation de son violon, et je n'ai pas tout de suite compris qu'une telle attitude était ľaveu, ou la preuve, de ľ entente et de ľintimité qui nous unissaient car, dans les mémes circons tances, une inconnue se serait comporíée tout autrement ä mon arrivée et au moment de devoir nous presenter l'un ä l'autre: or, il n'y avait eu que son sourire et son regard íevés vers moi en silence. C'était un peu comme une femme qui se montre ä son amant en compagnie d'un époux qu'elle aurait toujours cache, et qui pourtant ne joue pas la comédie des presentations. Ce que me disaient son comportement, chacun de ses gestes et 223 chacun de ses regards, c'était qu'il s'agissait bien ďelle, qu'il s'agissait bien de nous et que, dans cette situation qui nous était imposée, et oü eile apparaissait avec une identite et un visage différents, il fallait faire comme si de rien n'était. Je m'attendais cependant ä ce que nous échangions quelques mots, consultant les partitions qu'elle avait apportées pour choisir ceile oü nous nous risquerions ä une relation inédite entre nous, oü toute notre complicité antérieure devenait nulle et non avenue, chacun d'entre nous maintenant tourné vers un instrument different, et le regard porté sur une autre ligne de la partition. Mais alors que je faisais quelques gammes pour m'échauffer les doigts, pour tester le clavier et la sonorité d'un Steinweg demi-queue du siěcle precedent ~ qui n'avait peut-étre en memoire et ne savait jouer que les valses et les polkas qui font réver et s'encanailler les vieilles rombiěres ~, Esther s'attardait ä des préparatifs interminables oü j'ai fini par voir de la gene, de ľ indecision et un stratagěme pour repousser le moment de nous retrouver chacun dans notre relation nouvelle. A cette heure, la salle et la terrasse étaient encore désertes et les promeneurs déambulaient pármi les contrastes de ľombre et de la lumiěre, dans les allées oú íes rayons du soleil filtraient ä travers les feuillages des tilleuls, des acacias et des platanes. J'ai entendu passer au loin un orchestre philharmonique qui longeait probablement ľenceinte de la ville et contournait le ghetto, et j'ai reconnu un passage plein d'optímisme et de sensualité_de_. la Neuviěme Symphonie de Schubert car, depuis quelques jours déjä, les musiques étaient partout dans ľair et leurs échos couvraient ceux des locomotives, des tramways et des chantiers. Quelques instants plus tard, une classe ďécoliers est arrivée devant les cages des tigres de Sibé-rie et, face aux fauves brusquement interrompus dans leurs incessants va-et-vient d'un mur ä ľautre, médusés et attentifs, ils ont chanté un petit choeur de Mozart, 224 extrait de Bastien et Bastienne. Je me trouvais avec Esther dans la situation d'un soupirant qui ne salt comment se declarer ou qui hésite, tout empétré dans son inexperience et sa gaucherie, avant de risquer un premier geste, et je ne savais si Esther se réjouissait de cette distance nouvelle entre nous qui modifiait nos rapports, ou si eile s'attendait ä une initiative de ma part qui aurait instantanément rétabli notre relation antérieure. Mais ä vrai dire mes liens avec Esther étaient complexes, et fort différents selon qu'il s'agissait de ma jeune fille de menage, cette Esther-du-matin, sujet d'une reverie d'avenir, ou de mon étudiante favorite, musicienne d'ex-ception, mon Esther-de-1'aprěs-midi, ou encore de ma maitresse, cette jeune femme émancipée des conventions et des tabous, capable de touš les exces de la sensualité et qui méritait pleinement son titre d'Esther-de-la-nuit. Quelques jours plus tôt, j'avais pu espérer les réunir toutes ensemble en une seule et merne Esther, qui aurait alors occupé toute ma vie, comme lorsqu'un homme et une femme forment un couple, mais je m'étais menu ä moi-méme en prétendant que j'avais espéré cela, puisque la division et la separation étaient de mon fait, et au benefice d'une commodité qui me répugnait autant que j'y étais habitué. Quelques clients de ľéta-blissement qui nous avaient vus nous preparer et qui sentaient proche le debut d'un recital - mais ce n'était plus les vieilles dames de mon enfance, peut-étre parce que je n'étais plus moi-méme le petit garcon conduit lä par sa grande sceur, un peu sa mere aussi - ont commence ä s'installer ä des tables oü leurs étaient servis des rafraíchissements, et j'ai entendu un monsieur sans doute un peu sourd - un public rassurant, en somme -qui haussait le ton pour s'entendre lui-méme demander ä un serveur quels étaient les morceaux au programme. J'ai craint alors que ľemployé du salon de thé ne se reporte vers moi pour obtenir ľ information qui lui était 225 réclamée. Mais par chance, dans cette periodě si parti-culiěre, la musique jouée en tons lieux était laissée ä ľinitiative et aux capacités des musiciens. De fait, c'est tout le comportement des auditeurs qui était lui-méme modifié, car on ne venait plus au concert pour un programme annoncé ä l'avance, et la musique, Offerte gratuitement, était aussi dispensée de tout protocole et de toute ceremonie: il n'y avait plus de lieux particuliers pour la musique ni d'horaire pour les concerts; la musique, toute la musique, était dans l'air, partout, ä tout moment. J'aurais du étre plus détendu et plus ä l'aise que jamais au moment de devoir me produire en public, en ces instants de ma premiere participation au grand mouvement musical de defense collective, et pourtant j'ai retrouvé le trac de mes premieres auditions et de mes premiers concours, montant sur l'estrade de la grande salle du Conservatoire qui surplombait de ses trois marches le premier rang de chaises dorées ou s'alignait le jury des professeurs. Dans cet instant de silence avant la musique, qui n'est pas encore un silence musical mais un silence iivré aux bruits, aux chuchote-ments - la Neuviěme Symphonie de Schubert et le chceur enfantin de Mozart s'étant éloignés dans des directions opposées -J'ai percu au-dessus de nos tétes, dans les frondaisons des arbres, d'autres espaces musicaux, indifférents ä ceux des hommes: des oiseaux lancaient leurs appels amoureux ou guerriers, se faisaient ía cour ou marquaient leur territoire. Connaissaient-ils eux aussi 1'attaque d'un fléau comme La Hache, qui leur aurait impose une activité musicale ? La musique des hommes ne suffisait-elle pas ä les déféndre et devaient-ils produire leur riposte spécifique ? Je ne savais si, dans ces instants, je devais me sentir dans les plumes ďun volatile male qui va s'époumoner et s'égosiller pour attirer ä lui sa femelle, ou dans celieš du soldát musicien qui définit, balise et defend son territoire en produisant 226 des sons rythmés et mélodieux. En fait, ľoiseau qui marque son territoire en chantant, comme d'autres animaux le font en urinant, mais avec une precision égale ä celie des barriěres dans les champs, ou des lignes tracées ä la craie par les enfants sur les trottoirs, ne se defend que contre ses congéněres, alors que nous tentions de nous protéger contre un ennemi inconnu, dont il aurait été bien surprenant de découvrir qu'il était ä notre image, dans un miroir, et jusque dans ľintérieur de nous-mémes. La Neuviěme Symphonie de Schubert et le chceur enfantin de Mozart, s'éloignant dans des directions opposées, avaient tiré chacun de son côté les rideaux sur une scéne de silence oü ne s'entendaient d'abord que les oiseaux, mais tout musicien reconnaít, ä ľ acceleration des palpitations de son cceur, ce moment de silence avant la musique qui est déjä un silence musical oü son travail d'executant a commence: j'ai jeté un coup d'oeil inquiet en direction d'Esther qui paraissait maintenant préte, et dont je découvrais les attitudes et les expressions inédites, tenant le violon et ľarchet avec auiant de grace et d "elegance que íorsqu'elle se mettait au clavier, alors que son corps, sa téte et ses membres étaient tout autremení sollicités, et la difference étant aussi grande qu'entre une cavaliěre et une patineuse. Les series de notes qu'elle égrenait sur les cordes sem-blaient parfaitement justes, plus rien ne s'opposait ä ce que nous choisissions une partition et que, sous la loi de ce texte, nous nous soumettions ä une relation nouvelle, obéissant aux ordres supérieurs de Chamansky. C'est alors que, d'un mouvement précipité et comme se libé-rant d'une cage qui ľ aurait jusque-lä retenue captive, pármi les autres prisonniers du zoo, Esther a abandonne le violon et ľarchet et, s'échappant de ľ autorite qui pré-tendait établir entre nous des barreaux ou une grille, eile s'est tournée dans ma direction et s'est précipitée vers moi les mains vides: un joli fauve venait de s'évader. 227 Dans cet instant, j'ai d'abord reconnu Esther-de-la-nuit, impétueuse, indomptable, affichant un rire de triomphe, mais quatre pas ont suffi et quand eile est arrivée pres de moi, c'était Esther-de-1'aprěs-midi, mon étudiante favorite, un sourire modesíe sur les levres, qui illumi-nait son visage. Spontanément, j'ai compris que je devais lui faire une place sur le tabouret devant le piano, un peu étroit pour deux personnes, et qui ľa obligee ä se serrer contre moi: eile était proche ä nouveau, plus proche que jamais, et pendant quelques secondes aussi fixe qu'une image. Alors, je me souviens avoir détourné mes yeux des siens pour regarder ľépingle qui retenait ses cheveux, dégageant la nuque: de ce fragment de peau nue se dégageait une odeur que j'aurais reconnue entre toutes comme celle de mon étudiante Esther. Tou-jours sans qu'un mot ait été échangé, et sans aucune autre forme de concertation, nous avons aussitôt atta-qué, dans ľ ordre et sans en délaisser aucune, les Danses hongroises de Brahms pour piano ä quatre mains. J'ai alors réve ä prolonger indéfiniment la musique pour qu'elle nous protege, nous enveloppe, nous empörte, et que ce moment dure toujours, que nous restions toujours ainsi, assis l'un contre ľ autre et intimement unis dans la musique, et prosaiquement, comme on compte les economies dans une tirelire ou les pieces qui restent au fond d'un porte-monnaie, j'évaluais ľétendue du repertoire pour piano ä quatre mains ou pour deux claviers -notre tresor commun - qui constiruerait toutes les res-sources et tout le décor de nos vies: la Fantaisie en fa mineur, le Divertissement á la hongroise, les Variations sur huit chansons franqaises et la Danse allemande de Schubert, les Valses et les Variations sur un theme de Haydn, de Brahms, Dam les foréts de Bohéme, les quatre pieces de Dvorak, le Capriccio et la Suite pour deux pianos de Rachmaninov, le Concerto pour deux pianos seuls de Stravinski, puis toutes les transcriptions 228 que nous inventerions et qui nous transporteraient la ou d'autres ne sont jamais alles. A la seconde oü Esther m'avait rejoint face au clavier, je m'étais senti sous un regard réprobateur, et j'ai soupconné la presence de Chamansky, embusqué dans une allée voisine de la terrasse pour verifier le respect de ses consignes. Mais je me suis aussitôt reproché un soupcon aussi absurde et aussi indigne. Pourtant quelqu'un nous observait en effet, avec un regard courroucé, et j'ai fini par distin-guer, dans la pénombre des cages les plus proches, de ľ autre côté de ľ allée, les yeux fixes sur nous du vieil orang-outang, la tete appuyée ä une main, dans une attitude si proche de celie de Chamansky et qui, soule-vant lentement son autre bras, a pointe dans notre direction un doigt accusateur. J'ai répondu ä Chamansky et ä l'orang-outang par un petit signe de la main qui a semblé les satisfaire. Pour les musiciens réquisitionnés en tant que sentinelles qui montaient la garde sur une place, ou qui patrouillaient le long des mes, il ne s'agissaii pas d "avoir du succěs ni d'etre applaudis, et ďailleurs ľauditoire n'était ni tenú ä une écoute fixe et attentive ni invité ä manifester son plaisir: le public bénéficiait de la musique comme de ľaménagement d'un pare qui l'aurait protege des violences de la nature sauvage, et pourtant sans que cela prenne jamais un aspect décoratif: nous n'étions pas ies jardiniers d'un paysagisme musical. La musique n'était pas destinée ä étre écoutée toutes affaires cessantes, dans une disponibilitě des auditeurs exclusive de toute autre activité, et la musique ne constituait pas non plus une simple ambiance sonore, un fond musical, ľaccom-pagnement vague ďune conversation. C'était tout autre chose puisque la musique était présente sans exiger une attention particuliěre, et si eile était essentielle c'était comme ľoxygene que ľ on respire sans conscience 229 qu'il est vital, le corps seulement sensible aux parfums contenus dans ľ air. La situation semblait anodine et ľ ambiance plaisante, et pourtant, si nous n'avions pas été la, nous amüsant et dansant sur notre tabouret en jouant les Danses hongroises de Brahms pour clavier ä quatre mains, peut-étre y aurait-il eu cet apres-midi-la un ou deux morts parmi la clientele du salon de the dans ľ enceinte du jardin zoologique, et il est bien difficile de se représenter ce que pouvait étre ľétat ď esprit dans de telies circonstances. Dans une coincidence bien-venue avec la fin toute proche de notre duo - la vingt et uniěme danse, la plus breve, vivace -, j'ai vu arriver nonchalamment dans une allée du zoo des musiciens qui portaient avec eux leurs instruments: ils étaient trois et cela ressembíait ä la relěve. Mais ces trois silhouettes ne m'étaient pas inconnues: il s'agissait précisément des trois vieux camarades avec qui, deux ans et demi plus tot, je devais passer un réveillon de la Saint-Sylvestre dont j'avais été détourné, et qui s'étaient inquiétés de mon absence, montant jusqu'ä ma porte en delegation: Janos, Laszlo et Imre. Alors qu'ils traversaient ia íer-rasse avec une nonchalance et une décontraction bien étrangéres au comportement habituel des interpretes avant un recital de musique de chambre, je me suis dit: voilä un trio violon, alto et violoncelle ! lis nous ont trouvés, Esther et moi, assis sur notre tabouret pour deux, face au Steinweg demi-queue, et Janos nous a fait du doigt un petit signe pour exprimer sa disapprobation face ä une attitude incorrecte. A ľévidence, mes amis ne s'étonnaient pas de la presence d'Esther ä mes côtés, et moi j'ignorais qu'ils la connaissaient. En fait, ils ne connaissaient pas la merne Esther que moi, et c'est pourquoi Janos ne jugeait pas normal qu'elle füt venue s'asseoir au piano, tout contre moi. C'était une autre Esther qu'ils retrouvaient, et cette autre Esther était celie qui m'était étrangěre, une Esther qui appartenait ä leur 230 bande et qu'ils m'auraient présentée non sans une certaine fierté de compter parmi eux une aussi jolie füle: ce trio manquait en effet d'un bon premier violon pour former un excellent quatuor. Leurs retrouvailíes ont été simples et naturelles: comme entre des gens qui se sont vus la veille, des amis, des complices qui travaillent quotidiennement ensemble. En deuxiěme partie du programme - s'il y avait eu un programme, cela ce serait présenté ainsi -, le quatuor dont Esther était le premier violon a consenti au choix d'une ceuvre qui me ménageait une place au piano parmi eux, et nous avons bientôt attaqué avec entrain un quintette avec piano de Dvorak, dont une partition avait été prévue ä mon intention. Une nouvelle reverie s'emparait de moi, moins exclusive que la precedente, mais toujours bonne ä prendre dans ces circonstances ou je ne savais ni qui était Esther, ni qui j'étais pour eile, ni qui je devais voir en moi, et je me suis demandé quelle était ľétendue du repertoire qui me permettrait d'etre accueilíi, hébergé durablement parmi ces amis dont ľentente imprévue pouvaii se faire ä mes dépens, car la littérature pour quatuor ä cordes est particuliěrement belle et abondante, le piano faisant vite figure d'intrus, de passager clandestin ou de vague connaissance ä qui ľ on offre une place ä table, une fois la semaine, parce qu'on la sait dans le besoin. Tous mes espoirs sont alles vers les quintettes de Schubert, de Brahms, de Franck et de Fauré... Lorsque nous avons été convoqués pour une nouvelle reunion chez Chamansky, j'ai cru qu'il s'agissait de constater et de feter les premiers succěs de ses dispositions - et, pour ce qui concernait Esther et moi, le respect bénéfique de ses ordres -, mais nous avons trouvé le maitre inquiet: le bruit courait d'une demission massive de tous nos dirigeants, non pas en reconnaissance du fait qu'ils n'exercaient plus aucun pouvoir et n'oc- 231 cupaient plus efficacement la moindre fonction, mais dans le but de provoquer la tenue ď elections anticipées. Selon Chamansky, il fallait redouter corarae le pire désastre que des musiciens aillent se presenter devant les électeurs et briguer des postes politiques, des functions administratives, des positions de pouvoir tradi-íionnellement occupées par des politiciens, par des hauts fonctionnaires, par des dignitaires de ľÉglise ou par des militaires de haut rang. Ľempire de la musique ne devait pas se confondre avec ces couches de ľ organisation politique et de la vie sociale, il devait se consti-tuer autrement, ä un autre niveau, dans un autre espace, et si les habitants de la ville et de la province versaient dans l'erreur ďélire pour maire un chef d'orchestre et pour gouverneur un compositeur, de placer aux com-mandes de ľ administration un directeur de conservatoire de musique ou un chef des choeurs de ľ opera, le ghetto devait résister ä une telle derive, et refuser de se rallier, de joindre ses voix ä une telle bévue de ľopinion publique. Le vieil homme au dos cassé, avec ľ angle droit de son échine íoujours calé dans le meine angle forme par le mur du fond et le plafond vouté, a demandé ä Chamansky de préciser son point de vue: « Si les musiciens ne doivent pas prendre le pouvoir pour gui-der un peuple soumis ä ľempire de la musique, alors quel pouvoir non musical doit-il étre confié ä des indi-vidus non musiciens, sans revenir par lä ä la situation antérieure ? » Dans sa réponse ä cette question, Chamansky a longuement expliqué que la musique et les musiciens ne pouvaient suppléer ľ administration et les fonctionnaires, ni s'emparer du pouvoir politique créé par les politiciens et exercé par eux. Chacun devait continuer ä faire son metier et ä tenir son role dans la société, et il fallait que ľempire de la musique balaye la notion méme de pouvoir du champ de la politique et de ľadministration: le pouvoir sur les citoyens et sur 232 les administrés devait céder la place au pouvoir de les sauver, c'est-ä-dire au pouvoir contre tout ce qui les menace. Pour autant, la politique et ľadministration ne disparaítraient pas, mais devraient se fondre ľ une dans ľ autre pour prévenir tout risque ďanarchie meurtriěre, et ď irremediable regression vers un état archaíque, chaotique et inévitablement violent de la société. Sous ľempire de la musique, ľavenir de la politique et de ľadministration était, selon Chamansky, de constituer une section particuliěre de ľesthétique. Le maitre tirait une lecon plus generale des événements survenus depuis la fin du printemps, et il considérait que le fléau avait exploité une faiblesse, voire une capitulation de nos concitoyens face aux forces qui éloignent la société du Beau et du Vrai, et pas seulement dans la sphere des sons. Ľ offensive mystérieuse et meurtriěre dont notre population était victime, et contre laquelle la musique constituait la seule defense efficace, ne faisait que pointer un probléme esthétique global, en empruntant le domaine le plus accessible au plus grand nombre, puis-qu'on peut apprécier les sons et la musique sans savoir lire ni écrire, et qu'il est plus facile d'etre sensible ä ľharmonie musicale, aux rythmes, aux timbres, aux melodies, qu'ä une composition picturale ou littéraire. Les propos de Chamansky sont restés complexes et discutables - il a soulevé ce matin-lä des rumeurs de doute ou ď incomprehension - et il a du en simpíifier la conclusion afin que chacun pui-sse- repartir avec une consigne claire: continuer ä faire de la musique, et repousser toute sollicitation ou tentation d'utiliser la musique ä d'autres fins que la manifestation immediate du Beau contre le malheur. Ce matin-lä, Chamansky était conscient de ľambiguíté, de ľobscurité de ses paroles, et comme des limites de sa pensée pour déchif-frer les événements et la situation présente autrement que comme une promesse de fin du monde. Nous étions 233 aussi nombreux que d'habitude autour de lui, et animés de la méme ferveur, et pourtant le sentiment qu'il nous communiquait de lui-méme était celui de sa propre solitude. Pour la premiere fois d'ailleurs, nous donnant notre congé, il s'est refuse aux apartés habituels avec l'un ou ľ autre d'entre nous, et s'est détourné de ľas-semblée tout entiěre, nous invitant touš ä sortir. Ce matin-la, Esther n'a pas fait son apparition: Chamansky pensait-il nous avoir définitivement séparés ou, pire encore, ľavoir détruite ä mes yeux ? A ľintérieur merne du ghetto, loin s'en fallait que tout le monde ait été d'accord avec Chamansky. Sans compter les ennemis qu'il avait depuis toujours, jaloux du melange de modestie et de seduction qui faisait le secret de sa force, mon maitre s'en découvrait de nouveaux, determines et virulents, notamment parmi tous ceux qui n'avaient jamais eu aucune reelle sensibilité pour la musique et qui ne s'étaient declares de fervents mélo-manes que pour se placer sous sa protection. Chamansky n'était pas dupe, et il allait jusqu'ä supposer a La Hache assez de discernement pour dénicher et débusquer tous ceux dont la passion musicale n'était que feinte, et qui contrefaisaient jusqu'ä la caricature les pämoisons de connaisseurs, alors qu'ils n'avaient en realite que des oreilles insensibles et obtuses. II se pourrait bien, sup-putait Chamansky, que ceux-lä finissent par tomber un jour ou ľ autre.sous les coups de La -Hache.,méme s'ils se tenaient coílés nuit et jour ä un flütiste ou ä un violoncellisté, car il n'était pas exclu que le fléau, provisoirement tenú ä distance, affine la detection de ses victimes potentielles. II y avait aussi tous ceux qui avaient un goüt authentique pour la musique, qui la pratiquaient et pouvaient etre considérés comme de passables musiciens, mais qui trouvaient obscures et abs-conses les speculations de Chamansky, et jugeaient ses 234 scrupules sottement vertueux: pourquoi ne pas profiter, pensaient ceux-lä. lorsqu'on est designe du doigt par le sort pour tirer ď appreciates avantages d'une situation ? II f aut savoir saisir sa chance, argumentaient-ils, et ne serait-ce pas une faute envers soi-méme et envers les siens que de ne pas le faire, car une telle opportunité n'est pas si fréquente pour nous autres musiciens. Si demain c'est le tour des taüleurs d'etre reconnus les sauveurs de ľ humanite, cette corporation ne fera pas la fine bouche, ne s'embarrassera pas de principes lorsque la regie, pour échapper ä la prochaine calamité et au pro-chain caprice de Ďieu, sera d'avoir des vétements elegants, bien coupes dans des tissus anglais! Les tailleurs s'empresseront de s'afficher les maitres du monde et de tirer de leur position tous les benefices et tous les profits possibles - de tels raisonnements méconnaissaient le bonheur du tailleur ä vivre modestement au fond de son échoppe, une faible ampoule éclairant le coupon de tissu parcouru par le fil et ľ aiguille. Ceux-lä tenaient pour des idiots les musiciens qui restaient sous ľ influence de Chamansky et respectaient ses directives, ils en étaient méme ä se réjouir que la concurrence s'en trouvät allé-gée d'autant, bien determines quant ä eux ä ne pas refuser les positions et ä ne pas cracher sur les privileges qui leur seraient offerts. Ces divergences de vues et ces dissensions n'allaient pas manquer ďaffaiblir le ghetto qui, jusque-lä, avait mieux résisté au fléau que le reste de la ville, grace ä la forte proportion de bons musiciens et ď amateurs de musique éclairés parmi une population oü ne s'étaient pas encore manifestes les enjeux et les intéréts non musícaux de la musique. Si Chamansky avait été le premier ä comprendre que la musique dans son ensemble et dans toute sa varieté, mais avec en premiere ligne la musique du grand repertoire, comme on ľappelíe, était la vraie parade contre La Hache, et si c'était bien lui qui avait inspire une defense du quartier 235 plus efficace que partout ailleurs en ville, ses intuitions et ses analyses s'étaient maintenant répandues, elles étaient connues de tous, prétes ä étre récupérées, détour-nées et exploitées par de médioeres profiteurs. Parmi ces derniers, on trouvait autant de vulgaires spéculateurs qui révaient seulement de faire fortune que de petites gens en qui se réveillait soudain un petit dictateur jusque-lä en sommeil, avec un immense appétit d'auto-rité, de pouvoir et de grandeur, et les projets dont s'échauŕfaient les tétes des uns et des autres revenaient ä trailer la musique comme une quelconque marchan-dise, dont les uns envisageaient la diffusion de masse, tandis que d'autres préféraient en tirer profit sous la forme ďune denrée plus précieuse, ďune médecine miraculeuse, tous ensemble exercant ce qu'ils pensaient étre leur génie des affaires ou leur sens de la politique. Dans un secret digne des strategies militaires, ou encore des inventions et des découvertes qui vont faire ďun homme un millionnaire, tous ceux-Ia concoctaient les innombrables famous de mettre la musique en boite ou en bouteille, de la vendre au poids, au metre, par correspondance ou ä la tireuse. Aprěs le recital donne dans le salon de the du zoo, ä la faveur duquel je m'étais d'abord, et pour la premiere fois, produit en public en duo avec Esther, avant d'etre adopté par un quintette oú je ľavais découverte intégrée a un groupe ďamis qui faisaient dep.uis toujo.urs.partie_ de ma vie, j'ai été envoy é dans une taverně des faubourgs industriels ou m'attendaient ďautres accoin-tances: mon onele Karoly y avait laissé des souvenirs et, parmi les plus vieux habitués, certains ont eru voir en moi son revenant, sa reincarnation. J'étais confronté ä tout un monde qui semblait en savoir plus long sur moi que moi-méme, et ä des gens qui ne pouvaient s'empe-cher de me considérer comme ľhéritier ďun passé que 236 je paitageais avec eux, et ceux qui me reconnaissaient comme un des leurs faisaient de moi un étranger ä moi-méme, un amnésique qui a oublié une perióde de sa vie, eífacée de sa memoire, et qu'ils se chargeaient de me rappeler pour nous ramener ä nos habitudes et ä mes devoirs. La clientele de cette taverně, dans ce faubourg ouvrier, avait conserve un rapport ä la musique antérieur au fléau, et l'on se souciait peu ďy chercher un reměde ou une prevention efficace contre La Hache, car il fallait d'abord vaincre le désespoir quotidien et la mort ordinaire: la musique était un alcool qui se melange ä ľalcool, et les Nocturnes ou les Impromptus de Chopin, les Papillom ou Y Arabesque de Schumann, les Années de pělerinage ou les Consolations de Liszt ne conso-laíent guěre de la misěre, ne réconciliaient pas avec la vie, et faisaient plutôt ľeffet d'une eau tiédasse que ľon aurait versée, pour la couper, dans les pintes de biere fraiche. II a done fallu que j'improvise un accom-pagnement au programme qui m'était impose ä plein gosier par quelques grands brailleurs que rien n'aurait détourné de leur virile ritournelle. Jusqu'ä ce moment-lä, j'avais eru n'avoir hérité de mon onele Karoly qu'un vieux Bechstein: j'ai découvert le reste de ľhéritage, un patrimoine qui comportait aussi un repertoire, un temperament, un physique. Tout cela m'était rendu par tous ceux qui me le réclamaient, et qui ne comprenaient pas qu'il puisse y avoir une quelconque difference entre moi et celui ä qui j'étais aussi ressemblant, et il a bien fallu que je retrouve en moi ľhéréditc ďun massacreur de claviers et la legitimite ďun meneur ďhommes sous la banniěre de la musique, flottant dans la fumée acre des tabacs noirs. J'ai du me jeter ä ľeau, comme dans les anciens exercices ď improvisation oú ľon apprend ä nager en nageant, et peut-étre ai-je été ce soir-lä un peu plus qu'un interprete: celui qui trouve, sous la pres-sion des circonstances et comme par hasard, ľindíce, 237 la petite forme, ľ anecdote, qui sont le reflet ou le programme d'un grand projet, celui qui va inspirer toute une vie. La virée dans ce faubourg oů je pensais n'avoir jamais mis les pieds m'avait rendu une part inconnue de mon passe, et je me suis demandé s'il existe ainsi une géographie de ľhistoire personnels qui attend de chaque individu qu'il la parcoure pour découvrir moins celui qu'il a été que qui il est, sans le savoir. Ma mission suivante m'a conduit dans le pare d'un orphelinat de jeunes filles dont une vieille femme de menage s'est souvenue m'avoir connu bambin, seul enfant de mon sexe dans cette institution oil ma soeur Lenke avait été recueillie quelque temps aprěs la mort de nos parents, et oü eile avait réussi ä me faire admettre avec eile: je ne me souvenais pas avoir connu pareil paradis, dans une si belle demeure aristocratique, ä l'ombre d'arbres centenaires, oü un petit male unique vit entouré d'une ribambelle de petites filles, de demoiselles et de dames, objet de leur curiosité, de leur amusement, de leur émerveillement, de leurs faveurs speciales. J'avais un peu grandi mais j'étais lä ä nou-veau, et je constituais le méme prodige que quelque vingt-cinq ans plus tot: j'aurais volontiers accepté une mission permanente pour la defense musicale de cet éden. Dans la taverně du faubourg ouvrier, sur les berges du Danube, comme dans le pare de ľ orphelinat dont la pente s'élevait vers une forét de noirs sapins,je me suis produit seul, n'y retrouvant aueun confrere, aueun partenaire avec qui former un de ces duos dont la littérature musicale est riche - un violon, un violon-celle, une clarinette, une flute -, mais seuiement les traces d'une solitude déjä ancienne, et le souvenir déposé chez d'autres d'y avoir été un autre, dans un autre temps. 238 Comme ces deux missions étaient tombées un ven-dredi soir et le lendemain, samedi aprěs-midi, il n"'y avait eu aucune raison pour qu'elles aient coincide avec une visitě matinale d'Esther, ma jeune fille de menage, ni avec celie d'Esther-de-ľaprěs-midi, mon étudiante favorite. Mais il n'y eut aucune visitě du soir, ce que j'ai interprete comme un retour ä la situation et au rituel établis alors depuis deux ans et demi avec Esther-de-la-nuit, que je ne pouvais done espérer voir paraítre ä nouveau, et dans le meilleur des cas, que le soir du 31 aoüt. En fait, une telle perspective de reintegration dans ľorganisation antérieure de ma vie me rassurait, j'y voyais une promesse de repos, de sérénité, une clarté dans les dispositions de mon existence que les événe-ments des jours derniers avaient perturbée et brouillée, jusqu'ä me pousser au bord de la folie ä moins, me suis-je dit, que la veritable folie ne füt le rěglement ordinaire de ma vie auquel, dans ce cas, je venais ä nouveau ďéchouer ä échapper. Je me suis demandé si la situation que nous vivions n'était pas en soi une alienation collective et generale, et, alors, quelles pourraient étre les relations et les interferences de cette folie du temps present avec ce dérěglement singulier qu'était le reglement ordinaire de mon existence ? Les points de repěre de ma vie quotidienne, je pouvais rapidement en faire le tour: la balise principále, sorte de phare maritime qui se dres-sait, émergeant dans la nuit et dont le faisceau lumineux surmontait et percait toutes les tempétes, toutes les nuées, était mon maitre Aaron Chamansky. Esther étaií ľétre grace ä qui ma vie privée et domestique pouvait ressembler ä celie d'un homme ordinaire méme si, ä ľapproche de la trentaine, j'avais déjä dépassé ľäge oü ľ on fonde un foyer et une famille sans courir le risque de donner ä ses enfants un pere aux allures de grand-pere. Bien súr, il y avait aussi mes élěves, ä qui était consacrée la part la plus importante de mon activité pro- 239 fessionnelle de musicien, et qui me rendaient en retour cette existence dans la musique, merne si je me sentais capable ďune carriěre de sólisté qui aurait impliqué mon déménagement et mon installation dans une grande metropole. Ce niveau d'exigence et ď excellence, je Ie trouvais pourtant dans mes relations avec Esther, mon étudiante favorite, la plus sensible, la plus douée, et dont je pouvais attendre les plus grands accomplissements dans le domaine pianistique, si je la dissuadais de privilegier la voie du violon oil la poussait mon maitre Chamansky, qui était aussi le sien. Enfin il y avait, ä quelques centaines de kilometres en amont, sur le Danube, ma soeur Lenke qui m'assurait un contact avec une grande ville et méme une capitale et, bien plus loin, mon oncle Karoly, celui ä qui me liait - je venais de ľapprendre - une ressemblance physique qui faisait de moi son frěre jumeau d'une generation ä ľ autre, et dont ľexistence clignotait, petite lumiere d'un refuge improbable, au-delä des terres de l'Europe occidentale et de ľ autre côté de ľ ocean Atlantique, dans le nouveau monde. En quelques secondes, je pouvais faire le tour de mon horizon et de ces quelques points de repěre, aux-quels s'ajoutait cette poignée de camarades de ľépoque de l'adolescence et des études avec qui je ne savais pas combien de temps encore nous croiserions nos destins, peut-ětre déjä condamnés au regime des retrouvailles épisodiques et des celebrations des moments précieux et désormais perdus de la jeunesse. Au milieu de. cetété brülant et de ces fiěvres inconnues qui s'étaient avérées pouvoir étre mortelles, je me suis senti ce soir-lä dans la douce tiédeur d'une fin de printemps. Vers 10 heures du soir, alors que dans la rue sous ma fenétre - la merne ou avait commence la fin du monde - allait et venait un quatuor d'excellents Tziganes, escouade de sentinelles aux allures et aux tenues relä- 240 chées - des musiciens héritiers de ceux qui out impose ľ inspiration de leur musique aux grandes figures de Haydn, Schubert, Brahms et Liszt -, des voix et des bruits de pas se sont fait entendre dans ľescalier -j'ai pensé ä la flopée de neveux qui venaient une fois par mois, le samedi soir, envahir le petit appartement de leur taňte, ma voisine du premier étage, la comměre Iílona, etj'ai redouté une soirée bruyante -, mais ils ont précédé de peu le timbre de ma sonnette agité de coups vifs et impatients: sur le palier, quelle n'a pas été ma surprise de trouver, au grand complet, avec son premier violon en tete, le quatuor ä cordes qui, deux jours plus tôt, m'avait offert ľhospitalité comme pianiste dans le salon de the du jardin zoologique. J'ai vite constate qu'Esther tenait ä la main une boíte ä violon, tandis que Ies trois autres, mes vieux camarades Janos, Laszlo et Imre, portaient des valises qui ne ressemblaient pas aux étuis de leurs instruments. Janos a declare avec une solennité mi-goguenarde, mi-contrite -j'ai su quelques jours plus tard qu'ils avaient seulement tenté de faire bonne figure, et tout simplement de se tenir droits sur leurs jambes, en bons specimens d'homo erectus tout juste émancipés du zoo, aprěs avoir pris un petit coup dans le nez, comme on dit: «Nous ne donnons pas l'as-saut ä ta tour d'ivoire... Nous sommes seulement les porteurs de valise d'une demoiselle ä la recherche d'une cage, et candidate au role de belle captive... Et nous vous saluons I ».Janos, Laszlo e-t Imre, d'un mouvement aussi parfaitement synchronise que ceux des gargons de noces sur la scene d'une Operette, ont soulevé leurs cha-peaux, mais leur beau mouvement ďensemble n'a pas résisté ä une retraite précipitée et, dans une confusion de film burlesque, ils se sont carapatés dans ľescalier sans attendre leur du, laissant Esther - c'était Esther-de-la-nuit, ä n'en pas douter - sur le palier au milieu de ses bagages. Lors de notre premiere nuit, deux ans et demi 241 plus tôt, un 31 décembre, c'est Esther qui avait přivé de moi mes amis. Cette nuit, peut-etre la dcrniere, c'était mes amis qui me rendaient Esther. Et je me suis dit: «Mes trois vieux amis me rendent mes trois Esther.» Longtemps, j'avais cru vi vre avec Esther-de-la-nuit une liaison discrete, secrete: ce soir, mes camarades des années de Conservatoire me ramenaient en violoniste cette Esther-de-ľapres-midi que j'ai longtemps recue comme étudiante en piano, et la portaient chez moi de force comme on pousse dans les bras l'un de ľ autre deux amoureux qui ne se sont pas encore declares, et moins conscients de leur attirance réciproque que ceux - les amis, les connaissances - aux yeux de qui eile éclate. Janos, Laszlo et Imre répliquaient par une bonne action au «lapin» que je leur avais posé deux ans et demi plus tôt! M'emparant des valises pour les porter dans le vestibule, j'ai demandé ä Esther: «Qu'arrive-t-il?» Elle a répondu: «Rien d'autre que moi, c'est moi qui arrive... Je m'installe!» Pendant les moments qui ont suivi, Esther s'est installée en effet et, de ses valises transportées dans la chambre, eile a tiré divers vétements et eŕfets personnels qu'elle a logés dans mes tiroirs, sur mes meubles, dans ľarmoire, suspendus ä mes cintres. U étui ä violon était en evidence sur le lit. Et alors, face ä une situation aussi imprévisible, il ne m'est d'abord venu ä l'esprit que cette question dans ma perpíexité: s'agit-il bien ď Esther-de-la-nuit ? Et puis mes oensées ont remonté le.fil de cette interrogation :_si c'est l'Esther violoniste, partenaire de mes camarades de jeunesse, est-elle envoyée chez moi par Chamansky et obéit-elle ä ses ordres ou, au contraire, brave-t-elle ľinterdit? Cette Esther qui s'installait chez moi et qui circuíait maintenant ďune piece ä l'autre dans une grande familiarité avec les coins et recoins de mon logement, allant empiler sur le piano des partitions tirées des valises, ou rangeant sur une étagěre de la cuisine une cafetiěre 242 plus grande et plus modeme que la mienne, ne pouvait étre qu'une somme des trois Esther de mon existence, si j'en jugeais par son aisance dans chacun des lieux qui avaient constitué le territoire spécifique de chacune d'elles: la chambre ä coucher, la cuisine avec le réduit ä usage ďoŕľice,le salon oü trônait mon vieux Bechstein. En meine temps qu'elle continuait de vider ses bagages et de ranger ses affaires comme quelqu'un qui revient de voyage et qui retrouve avec bonheur ľemplacement de chaque chose en attente de ce retour, Esther m'expli-quait que notre vie jusque-la avait été trop compliquée, trop acrobatique et sans doute aussi un peu hypocrite. Elle en avait assez, affirmait-elle, de se faire payer comme fille de menage alors qu'elle ne lavait et ne repassait mes chemises que par amour. Ses déplace-ments jusqu'ä chez moi, trois fois par semaine, pour ľétude ďun instrument dont eile ne voulait pas faire son metier, íui étaient de moins en moins faciles, alors que la vraie facilité, la commodité la plus simple, était ďavoir un piano et un professeur ä demeure, et de rece-voir les legons ä domicile. Quant aux nuits que nous passions ensemble au rythme ralenti ďune par mois, comme un vieux couple d'amant et maitresse aprěs vingt ans de routine, elles ne lui suffisaient plus, et il n'y avait selon eile aucune raison de se priver des vingt-neuf ou trente autres nuits. Tout cela était declare avec un naturel qui s'imposait, sans réplique possible. Mais, ä vrai dire* c'était les-événeme-nts eux-mémes qui rrťim-posaient le silence, et Esther aurait pu tenir n'importe quels autres propos, et jusqu'aux plus insensés, sans que je cesse de l'observer avec une hebetude muette. Lorsque Esther a eu fini de disposer le contenu de ses bagages parmi ce qui devenait, ä ľinstant méme, ľinté-rieur et le mobilier d'un jeune couple, lä oü avait été, la minute d'avant, le logis d'un célibataire, eile a termine son installation en ouvrant ľétui: j'ai vu alors briller, 243 diamant rare dans un écrin magnifique, un instrument tout neuf, comme sorti le jour méme de ľéchoppe d'un luthier oü il aurait attendu pendant deux siěcles. Chamansky était bien le témoin et ľinstigateur de tout ce qui arrivait, le parrain qui accompagnait de sa benediction ľunion qui se formait, et le geste qu'il avait eu de nous unir en nous rapprochant Fun de ľ autre, Esther et moi, suivi par des propos oü je n'avais lu au contraire que ľordre intime de nous séparer, a repris alors son sens initial: celui de ne pas tricher avec les sentiments et avec la vie, celui de vivre ensemble véritablement. Chamansky, notre maitre ä ľun et ä ľautre, installait officiellement dans ma vie la jeune violoniste pour qui il avait longuement fabriqué son chef-d'oeuvre, qui était ma niěce, et peut-étre sa fílle, une hypothěse qui s'im-posait de plus en plus ä mon esprit: j'ai pris conscience ce soir-lä que depuis le matin oü nous nous étions trouvés touš deux face ä Chamansky, el oü j'avais pu les voir ensemble côte ä côte, je n'avais cessé de chercher entre leurs visages et dans leurs expressions des traits de ressembiance, qu'en fait je désirais secrětemeht en méme temps que je les redoutais, car si Esther était la fille de ma sceur Lenke - ma mere un peu, aussi - et de mon maitre Chamansky, eile devenait plus que ma niece, une sceur supreme, fille de mon pere spirituel et de ma mere de lait, si ľon peut dire. Mats il m'était insupportable d'entrevoir 1'ombre ou le reflet de Chamansky dans celle dont jecontemplais. et _dont_j!étreign_ais le corps nu dans un lit. Dans tout ce qui se produisait depuis quelques minutes, il y avait quelque chose du conte de fees ou du román ďamour ä deux sous, et j'ai alors été envahi d'une angoisse, convaincu que le réveil d'un tel réve serait terrible. Pour dégager le lit, Esther a refermé ľétui sur le précieux violon, et eile a déposé cet objet si lourd de sens sur le méme meuble ou s'éta-lait la nature morte de la partition pour mains liées, avec 244 la paire de menottes. Les draps étaient maintenant libres pour que j 'y pousse Esther mais, hesitant, je me suis dit que je n'avais jamais eu pour maítresse une violoniste, et que j'ignorais quelles pouvaient étre les predispositions particulieres d'une artiste de cet instrument pour le frottement musical des corps ľun contre l'autre, dans ľamour. Car si ľagilité déliée des mains et des doigts d'une pianiste prepare aux caresses les plus subtiles, qu'en était~il des mains et des doigts habitués ä étre cris-pés sur ľarchet et sur le manche du violon? Quelques representations grossiěres m'ont traverse ľesprit, car si, sur un clavier, l'aptitude et le travail de chacune des deux mains sont de méme nature, au point de s'y croi-ser, de s'y superposer, de s'y montrer interchangeables, il y a au violon au contraire une špecialite particuliěre ä chaque main, ľune et l'autre se complétant par des actions de natures entiěrement différentes, et la main qui tient ľarchet serait bien en peine de pincer les cordes, ou réciproquement. Dans 1'image qui m'est apparue, alors qu'Esther, dégrafant sa robe, revétait sa nudité d'Esther-de-la-nuit, une main de la violoniste s'empa-rait de moi tandis que ľautre ne se consacrait qu'ä eile-méme. Comme cela couvait depuis plusieurs jours déjä, dans un climat préinsurrectionnel sans violence, sans esprit de revanche, sans désir de vengeance, ei seulement sous la poussée joyeuse de la vérité et du beau, les respon-sables politiques municipaux ont opté pour une demission collective - derniěre gesticulation de ces autorités, déjä renversées, pour rappeler qu'elles existaíent encore, pantomime dérisoire d'un theatre oü ľon n'en-tend plus la voix des comédiens, oü les décors de carton-päte ont depuis longtemps été démantelés et empörtes au profit de paysages reels, et oü le public s'est lui-méme volatilise, désertant les places fixes d'oü 245 se donnaient ä contempler les anciermes illusions -, mais cela signifiait pourtant la tenue ďélections anti-cipées, car il n'y avait dans le mouvement des idées ía reconnaissance ďaucun pouvoir nouveau qui se serait impose par la force, en remplacement de ľ autre. Les bases sur lesquelles avait reposé ľascendant des puis-sants sur les faibles, des élus sur les électeurs, des fonc-tionnaires sur les administrés, étaient naturellement tombées en desuetude, mais tout le systéme caduc, toute ľarchitecture écroulée restaient en suspens dans ľ air, épaisse poussiere ayant garde les formes des constructions disparues, et préte ä consumer d'autres formes. Fallait-il qu'il y ait de nouvelles elections sur le modele de celieš qui avaient porté au pouvoir les autorités aujourďhui disqualifiées ? Telle était la question, tel était le débat. Car les uns pensaient qu'il n'était point besoin de retourner dans les vieilles orniéres de la democratic traditionnelle dont on avait mesuré ľéchec, et qu'il valait mieux laisser se produire une revolution du Beau qui inventerait de nouvelles lois, un nouveau systéme - parmi ceux-lä, Chamansky et les siens redou-taient une instrumentalisation et un asservissement de la musique aux lois et aux fonctionnements ordinaires de la politique -, et il y avait ceux, majoritaires, qui étaient incapables de penser la société humaine selon une organisation différente de celie qu'ils avaient connue, ct pour eux de nouvelles elections constituaient le moyen de changer de pouvoir .sans changer, -de .monde.: ce deuxiěme courant de pensée ľa empörte, parvenant merne ä faire partager son sentiment d'une urgence dans le contrôle des événements face aux menaces ď anarchie - parmi eux, les représentants de ľancien pouvoir ne doutaient pas qu'ils étaient les mieux prepares, les plus aguerris aux techniques politiques de la démocratie, et qu'il leur suffirait ď integrer les idées nouvelles pour apparaitre ä nouveau comme les meilleurs candidats -, 246 et des elections ont été fixées trois semaines aprěs la fin de la perióde dite quinzaine blanche. II n'y avait nul doute que ľessentie! des declarations, des prises de position et des programmes de chaque parti, ancien ou créé pour la circonstance, et de chaque candidat, vieux routier de la politique ou nouveau prétendant aux allures de parvenu face aux suffrages, concernerait la stratégie de defense contre La Hache, et la lecon ä tirer des sue-cěs obtenus par ľappeí ä la musique et aux musiciens. Cest alors que les masques sont tombés et, dans le ghetto comme dans le reste de la ville, on a vu tantôt un mediocre violoneux amateur, tantôt le chef d'une chorale paroissiale, et aussi bien un modeste professeur de solfěge que le directeur de ľ opera réclamer les voix de nos concitoyens. II y a eu une éclosion spontanée ďinnombrables candidatures, en provenance de préten-dus musiciens pour tous les postes politiques et admi-nistratifs, et tous, autant qu'ils étaient, juraient avec des trémolos dans la voix que s'ils étaient élus ils nomme-raient ďautres prétendus musiciens ä la tete de ľarmée, de la police, de la gendarmerie, des postes, des hôpitaux, des chemins de fer... Tous promettaient sans nuance et dans une surenchěre effrénée que la musique serait partout, et qu'il n'y aurait pas un domaine ďactivité qui ne serait place sous son influence et sous sa protection: cela en donnait un haut-le-coeur et tournait au cauche-mar. Pour prouver leur validité et leur legitimite, les vieux chevaux de retour-et-les-nouveaux candidats exhi-baient ä l'envi toutes sortes de parchemins et de brevets de bravoure musicale: diplômes ďécoles de musique ou de conservatoires municipaux, contrats pour un concert ou une tournée, lettres ďengagement dans une fanfare, un orphéon ou un orchestre, certificats de participation ä une chorale, cartes ďadhesion ä une association de mélomanes, titres ďabonnés ä une série de conceits ou ä un programme de saison lyrique - et jusqu'aux billets 247 de reservation d'un fauteuil de parterre, ď une loge ou ďune place au poulailler -, coupures de journal avec Photographie de ľintéressé parmí un groupe de musi-ciens dans une quelconque féte de village, affiches annoncant un baí ou un quelconque divertissement musical oü figurait leur nom. Tous les membres des anciennes formations politiques s'étaient convertis ä la religion nouvelle, et s'effor§aient de démontrer le caractěre profondément musical de toutes leurs vieilles idées et attitudes. Les aristocrates et les partis conserva-teurs clamaient haut et fort leur relation privilégiée au grand art musical, se réclamant d'une culture classique et d'une education de classe - celle des elites, selon eux - oü la musique avait toujours joué un role essentiel: depuis la pratique du chant comme enfant de chceur jusqu'aux rutilantes sonneries des chasses ä courre dont résonnaient les immenses foréts de leurs domaines, en passant par la pratique du piano de salon. Certains rappelaient que leurs ancetres avaient été les protecteurs et les mécěnes de grands compositeurs et de leurs orchestres. Le parti clerical soulignait ia part importante de la musique ä ľéglise, et déclarait son amour pour un repertoire oů la psalmodie, les hymnes, le chant grégo-rien, les cantiques, les arias, le plain-chant, les messes, les oratorios, les motets, les vépres, les litanies, les cantates, les te deum, les requiem... avaient donné certains des plus grands chefs-d'oeuvre de leurs auteurs. Les ecclésiastiques s'aopropriaient Liszt ..comme-com-positeur de musique sacrée, ils citaient son essai Sur la musique d'Eglise de ľavenir, et son réve d'une musique religieuse capable d'«unir le theatre et ľéglise sur une échelle colossale», ils ne manquaient pas de citer sa Messe hongroise du couronnement, jouée ä Budapest en 1867 pour le sacre de ľempereur Francois-Joseph Ier comme roi de Hongrie, événement dans lequel ils voyaient la conjonction ideale de la religion, du pouvoir 248 politique et de ľ art. Les oŕficiers supérieurs et les digni-taires du parti de ľarmée, arborant le monocle et la balafre au sabre, vantaient le role essentiel de la musique ä tous les moments de la vie militaire, depuis le réveií de la caserne au son du clairon jusqu'aux défilés de parade aux accents tonitruants des harmonies, en passant par les charges de cavalerie. Les partis du centre se disaient éclectiques et ouverts ä toutes les musiques sans restriction, sans exclusive, sans parti pris ídéologique ni esthétique: ils se disaient les fervents pratiquants d'une musique bourgeoise, en bons pěres de famílie, et tous étaient presidents honoraires ou membres bienfaiteurs de quelque association musicale. Les partis ouvriers proclamaient que la revolution s'est toujours faite en chantant, comme on le vérifiait dans la Russie sovié-tique, et que l'on devait ä la Revolution francaise, qui avait allégrement guillotine au son de la Carmagnole, des hymnes aussi enlhousiasmants que La Marseillaise et Ľ Internationale. Les partis des différentes minorités nationales, qui se positionnaient dřversement sur ľéchi-quiei politique, mettaient tous en avant leur patrimoine musical particulier et leurs musiciens et, ä les entendre, chaque groupe ethnique ne se distinguait parmi le concert des nations, et ne sauvegardait son identite, que grace ä ses racines musicales et ä son repertoire propre. II n'y avait aucun exemple d'une campagne électorale oü, comme dans ce!le-la, un seul aspect de ľactivité humaine inspirait tous les programmes, fournissait la matiere ä tous les arguments, animait tous les débats, affütait toute la propagande: la musique. Dans ce débor-dement incontrôlable, on en finissait par oublier que la musique n'avait surgi brusquement au premier plan des preoccupations et des idées qui conduisent une nation que pour la defense de notre ville contre un fléau seule-ment vulnerable aux motets et aux madrigaux de Pales-trina, aux Variations de William Byrds aux cantates de 249 Monteverdi, aux ballets de Lully, aux odes de Purcell, aux Concerti grossi de CorelH, aux concertos de Vivaldi, aux operas bouffes de Pergolěse, aux suites de Coupe-rin, aux preludes et fugues de Bach, aux oratorios de Haendel, aux symphonies de Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Brahms, de Schubert, de Dvorak, de Mahler, aux hymnes de Méhul et de Cherubini, aux ouvertures de Mendelssohn ou de TchaTkovski, aux poěmes sym-phoniques de Berlioz, de Borodine, de Moussorgski ou de Sibelius, aux concertos de Chopin et de Schumann, aux rhapsodies de Liszt, aux operas de Rossini ou de Verdi, aux valses des Strauss, aux opérettes d'Offen-bach, de von Suppe et de Sullivan, aux quatuors ä cordes de Janáček ou de Bartók, et puis aux sonates, aux trios, aux quintettes, aux Lieder, et encore aux menuets, aux quadrilles, aux tarentelles, aux gigues, aux gaillardes, aux marches, aux rigaudons, aux boléros, aux ségue-dilles, aux pavanes, aux polonaises, aux mazurkas, aux polkas, aux danses hongroises, slaves, allemandes, rou-maines, espagnoles, aux chansons d'amour, aux chansons a uoire, aux ntournelles et aux rengaines. Cette perióde électorale était un episode qui échappait ä ľentendement, produisant aussi bien les aberrations les plus sinistres que des moments de grace et de poesie. L'agitation était extréme mais étrangement, face ä eile, la population médusée était saisie de stupeur, fascination passive, interrogation d'une énigme qui produisait des hallucinations, des mirages. J'étais moi-méme entré dans une époque de mes relations avec Esther qui res-semblait ä la sage organisation de vie d'un jeune ménage, mais je savais tout cela bäti sur une illusion, voire méme sur un malentendu, et je me tenais coi, obéissant ä une situation trop douce, trop équilibrée pour étre durable. En quelque sorte, je ne bougeais pas, je ne pipais mot, je me fondais sans broncher dans un etat du monde, pres-sentant que la fin de ce monde suffirait bien ä ponctuer 250 aussi la fin de ma situation personnelle et de ľéquilibre magique de ma vie. Les seules fausses notes, si ľon peut dire, au cours de la campagne électorale, furent dues -paradox alement et en dépit du rabächage des discours promusieaux - ä un relächement de ľactivité musicale eiíe-méme et de la vigilance: íe fléau en profita pour montrer qu'il était toujours lä, embusqué aux aguets, prét ä tirer parti de la moindre défaillance. A nouveau, on a compté ici ou lä quelques victimes, dont les décěs se sont produits dans des circonstances et selon un processus parfaitement repérés. Pourtant, La Hache n'avait pas intérét ä se faire craindre durant cette perióde, comme alíait le démontrer Chamansky, mais c'était plus fort qu'elle, la mort attirant toujours irrésistible-ment le Mal. Dans un premier calcul, Chamansky escomptait que La Hache profile de ce qui avait, selon lui, profon-dément perverti ľ idéal de la musique, et que le fléau sévisse ä nouveau, révélant la fausseté, le mensonge et la tricherie des opportunistes qui briguaient les suffrages de nos concitoyens. C'était se montrer encore un optimiste, un idealisté et un utopiste car, dans cet espoir, Chamansky finissait par préter ä La Hache ľobjectif ultime d'établir, en reaction ä sa menace, un empire de la musique qui préfigurerait ľ empire absolu du Beau et du Vrai. De cette erreur, mon maitre n'a pas tardé ä revenir, lorsque la campagne électorale a battu son plein, déversant quotidiennement ses tombereaux ďar-guments truqués, de faits manipulés, d'escroqueries en tous genres. Si la recrudescence des attaques meur-triěres de La Hache restait modérée, c'était peuťétre du fait d'une intelligence supérieure de ľennemi, qui aurait laissé se pervertir et se corrompre les seules forces capables de lui résister, jusqu'ä ce qu'il soit trop tard: le fléau se réservait peut-étre de ne lancer son attaque 251 decisive qu'ä ce moment-lä - c'est-ä-dire lorsque la musique aurait été poiirrie de ľintérieur et serait devenue impuissante ä lui faire barrage -, et il avait tout intérét ä ne pas inquiéter la population qui était sa proie, une population en passe de détruire ses propres armes. Dans cette Hypothese, La Hache n'aurait pas pöur effet final l'avenement de cet empire de la musique dont révait Chamansky, mais la contamination de la musique eüe-meme, désormais gangrenée, bientôt privée de ses prestiges et de son pouvoir magique: on pouvait spé-culer ä ľinfini sur ľorientation qui ľemporterait de ce double determinisme. Les visées et les menées poli-tiques les plus grossiěres, le charlatanisme des musi-ciens opportunistes et des opportunistes musiciens, et leurs programmes ď action, promettaient de faire merveille contre La Hache, ce fléau dont on pouvait maintenant retracer l'histoire et décrire les méfaits meurtriers, comme si tout cela appartiendrait bientôt ä un passé moyenägeux: en un premier temps, on avait cru que la musique attirait le Mal et facilitait ses lavages , t.i puia iCa pOuvuiia puunoS avaiCiiL aüioÜLiuiiiic les musiques ä caractěre national, militaire ou populaire, reconnues comme agents de defense et de salut public, excluant toutes les autres qui étaient considérées au contraire comme douteuses et ayant partie liée avec ľennemi; enfin, ce point de vue avait été balayé par ľ evidence des faits, et la voie avait alors été ouverte ä un recours ä toutes les musiques, avec a leur tete celieš du grand repertoire, comme on l'appeíle, servies par nos meilleurs musiciens, pour tenir en respect ľagresseur. On pouvait considérer que c'était La Hache elle-méme qui avait élevé le niveau ď exigence, appelant pour la combattre, comme seuí adversaire digne ďelle, la musique dans son ensemble, avec la totalite de ses genres et de ses effectifs, mais avec en premiere ligne les chefs-d'oeuvre et les génies qui ont fait la grandeur 252 de cet art depuis des siěcles, ä vrai dire depuis quelque six millénaires et depuis son origine en Mésopotamie, avec ses premieres notes sur les cordes des lyres sumé-riennes, des luths babyloniens et des harpes assyriennes. Chamansky était revenu de ce qu'il considérait comme sa naivete, convaincu que la guerre contre La Hache ne déboucherait pas sur ľétablissement d'un empire ideal de la musique, mais que la finalité de tout cela serait, au contraire, de placer la musique et les musiciens ä des postes de commandement et de pouvoir ä ľ oppose d'un tel ideal: il serait bientôt démontré qu'il suffit de flatter les pires faiblesses chez ceux-lä mémes qui font la musique pour terrasser la musique de ľintérieur, en la precipitant dans la fange du haut de son piedestál. A ce risque s'en ajoutait un autre, sans doute aussi terrible: aprěs que les musiciens auraient profite du pouvoir de la musique face au désastre pour prendre le pouvoir, an iverait une époque oů le pouvoir pourrait profiter de la puissance de la musique pour conduire au désastre. Car si la musique peut détourner les musiciens vers ia voie du pouvoir, le pouvoir peut aussi détourner la musique au profit du désastre. A la veille des elections, et face ä ľassemblée de ses fiděles, une nouvelle fois réunis dans la pénombre, au fond de son atelier, Chamansky s'est retourné vers le mur et a levé son regard vers cette copie dont il était si fier, faite cle sa main dans ses jeunes années, ďun tableau de Rembrandt montrant David jouant de la haipe devant le roi Saul. La figure de David musicien a suscité bien des representations, se référant ä divers episodes: David en jeune pasteur jouant de la cithare en gardant ses brebis, sorte d'Orphée qui charme les animaux par sa musique; ou, lorsque ľ esprit de Dieu ayant abandonné Saül ä la mélancolie, David est appelé ä la cour pour distraire le roi triste en íui jouant de la 253 harpe; ou plus tard, lorsque David est devenu roi ďlsrael et qu'il joue de la musique et danse en portant ľ Arche de ľ Alliance ä Jerusalem, oü étaient conservées les Tables de la Loi; ou lorsque, en chef des armées, David joue de la cithare pour donner du courage ä ses soldats. Un tableau du Guerchin montre merne un David deja ägé, jouant du violon pour accompagner sa tristesse ou pour distraire sa mauvaise conscience aprěs avoir eníevé Bethsabée, fille du Serment, pour consommer avec eile ľadultere, et avoir organise le meurtre du mari, Urie le Hittite. Chamansky avait toujours considéré les trente-neuf années passées par David sur son tróne ä Jerusalem comme le rěgne d'un monarque musicien, qui avait fait des arts de la guerre, de la politique et de la justice des disciplines soumises ä ľénergie, ä ľharmonie et ä ľéquilibre de la musique. Chamansky avait réussi sa copie du tableau de Rembrandt en mettant au point une machine optique et photographique de transfert de la peinture, et il voyait dans cette invention ä la fois un instrument de musique et un instrument d'optique, machine au croisement de la vision et de l'oui'e, de ľ art pictural et de ľ art musical car, disait-il, le tableau de Rembrandt luifaisait entendre le roi David jouant de la cithare, plus encore qu'il ne le représentait visuellement dans cette action. Chamansky est reste longtemps ainsi, le regard levé vers la copie du tableau de Rembrandt accrochée au mur, au fond de ľ atelier, dans un decor qui semblait lui-méme une projection agrandie ď une pein-ture du maítre hollandais, comme s'il avait puisé dans la contemplation intense de cette image ľinspiration de ce qu'il avait ä nous dire. Puis il s'est tourné vers nous, a longuement parcouru ľassemblée, s'attardant sur chaque visage et il m'a semblé qu'il s'arretait sur moi peut-étre un peu plus longtemps - sentiment du dernier regard, du regard de la derniěre fois, du regard de ľ adieu -, dans une expression qui cherchait ä me com- 254 muniquer de l'espoir au-delä du désespoir, et puis ses yeux se sont portés sur mou voisin et iis se sont arrétés änouveau: j'ai compris qu'ä cette place, ä côté de moi, une seule personne avait pu venir s'asseoir, sans que je m*en sois rendu compte. L'expression de Chamansky s'est encore creusée, mais d'un sourire: Esther était assise íä - je ľai íu sur le visage de Chamansky avant de le verifier d'un bref coup d'ceil -, eile avait été convoquée et placée lä, ä mes côtés, et moi ä côté ďelle, comme pour toujours. Le regard de Chamansky semblait nous parvenir derriěre une de ces optiques dont il avait été ľinventeur, nous étions photographies par lui, saisis dans une fixité finale, ä la faveur ď une pose longue oü nous bougions encore, nous respirions, et nos coeurs battant plus vite et plus fort que jamais, méca-nísme qui s'affole dans sa derniěre course, avant de se figer. Nous étions tous hypnotises, déjä sous le pouvoir de sa parole, dans le silence qui en était le debut et la fin, et Chamansky a prononcé précisément ces mots qui se gravaient ľun aprěs l'autre dans ma memoire comme la iumiěre se depose sur une emulsion photographique: « Mes amis, tout est perdu: La Hache est ä un coup de gagner la partie, échec et mat. Notre défaite est ineluctable, eile sera generale et nul n'en réchappera. Comment ne pas voir que le fléau a déjä le dessus partout, et que tout le monde est déjä mort ? Tous ceux qui sont préts ä se faire eure demain, qui oní sollicité les suffrages de leurs concitoyens avec les arguments les plus pervers, les plus hypocrites, les plus fallacieux, vont s'emparer du pouvoir en nous ayant abuses par leurs slogans qui promettent ďinstaurer une suprématie de la musique, de ľ adopter comme modele, de ľ adorer comme diviníté: tous ceux-lä ont fait la preuve que rien ne peut étre sauvé, et que dans cette ville comme ailleurs il n'y a pas assez de Justes. Demain, les elections vont se tenir et, sous ľarchet des violons, c'est La Hache 255 qui sera élue et portée au pouvoir par ceux qui auront prétendu nous en défendre en se propulsant ďabord eux-mémes sur le devant de la scene, poussés par leur aveugle convoitise et par leurs médiocres ambitions: tels auront été leurs mensonges et leurs crimes. Du moins, tel est ľenseignement auquel aura conduit cette experience unique, dont pourtant nous n'attendrons pas le résultat, nous qui sommes dans le laboratoire face ä ľévidence de ce que nous avons experimente, et qui ne sortira jamais de ces murs. Maintenant, nous savons ce qui peut arriver, nous sommes parvenus jusqu'au bord de ce gouffre et y avons plongé nos regards, nous sommes les initiés de ce savoir et de cette nuit. Car voici ce que j' ai ä vous dire, que vous n' allez entendre que pour aussitôt ľoublier et le transmettre ä votre insu, dans cet oubli de tout et de vous-méme, au-delä de vous-méme: la nuit prochaine, il y aura un moment - peut-étre seulement une fraction de seconde, une étincelle negative - de sommeil general, sans aucun veiUeur, sans aucun insomniaque, sans aucune conscience restée en éveil: ce sera ľ exact moment de victoire de la morí et de La Hache. La ville tout entiěre - avec notre ghetto en son cceur - sera profondément endormie pendant ce bref éclat de temps noir et, méme dans notre vieux quartier, ceux qui consacrent leurs nuits ä ľ etude, ä la meditation, ä la priěre, auront un instant de perte de connaissance, de plongée dans les téněbres du sommeil et de ľoubli, de l'effacement de toute memoire et de tout texte dans ľencre elle-méme, informe et insoluble. Durant cette suspension instantanée des consciences, tout ce qui vient de se passer depuis quelques semaines sera perdu, comme si rien de ce qui nous a réunis et mobilises jusqu'äce jour n'avaiteu lieu. J'auraieu beau vous avertir par les présentes paroles, vous ne résisterez pas ä la perte de tout souvenir, et tout vous échappera, sans laisser de traces d'avoir été tenu entre vos mains. 256 Tout se dissoudra pour perdre forme dans les liqueurs sombres de la memoire. Tout disparaitra de la surface de l'Histoire, et tout reprendra naturellement comme avant, avant le soir du concert dans le pare municipal, le cours de vos vies vous aura doucement portés d'un soir ä un matin, un infime accroc dans le temps universel aura été recousu d'un ill invisible. Nous aurons tout enfoui dans les profondeurs, tout recouvert et tout égalisé ä la surface, il ne restera aucune trace, aucun signe, aucun indice, une continuité s'imposera ä nos consciences et ä la perception du temps de nos vies, ä ľarrivée dans le jour nouveau par un matin tout neuf, par-dessus les jours et les nuits que nous venons de vivre. Ce qui constitue encore pour quelques heures la realite que nous connais-sons, que nous vivons en ce moment méme et d'oü je vous parle, projetant mes paroles au-delä de vous-mémes vers des espaces sans fond, ne subsistera plus qu'en depot, ou plus exaetement en reserve, dans ľima-gination de quelques artistes et écrivains, et l'un ou ľautre d'entre eux croira un jour inventer tout cela. Cest pour des raisons semblables que ľriisíoire trouve sa matiěre et ses commentaires dans ce qui nous appa-rait comme des fictions. Car ľimagination n'est qu'une forme de la memoire. La projection dans ľavenir, les previsions, les proprieties ne sont qu'une lecture attentive mais inconsciente du passé. Je vous l'annonce inu-tilement et je vous préviens en pure- perte: tout ce que nous venons ďexpérimenter et de vivre jusqu'au seuil de la signification déiivrée par ľexpérience va s'effacer dans la nuit d'avant le sens et, au matin, tout ce que je dis en ce moment méme n'aura jamais été ni pensé ni dit. Tout cela resurgira peut-étre un jour sous la forme d'un poéme, d'un roman, d'un opera, d'une ceuvre d'imagi-nation, de fiction, pour une edification sans effet, sans objet. Les romans sont la trace, émergeant ici ou lä, de ce qui a eu lieu et que tout le monde a oublié, et qui reste 257 enfoui tant qu'un auteur ne s'avise pas de ľinventer. L'Histoire n'est qu'une histoire, et toutes les histoires sont l'Histoire. II ne reste, il n'existe que des mots: les mots de la science, les mots de la religion, les mots d'ex-plication du monde, les mots de la littérature, les mots de l'Histoire, les mots d'interrogation de la Paroie... Le temps ľuí-méme n'est qu'un mot qui permet d'inventer la fin. Et la fin n'est qu'un mot perdu dans le temps. Les mots se perdent les uns dans les autres, les mots s'inventent et naissent les uns dans les autres, les mots s'annulent les uns dans les autres. Les mots meu-rent les uns dans les autres.» U La fin Suite, 1944 et aprěs, Histoire «... Quand un SS écoute de la musique, surtout une musique qu'il aime particuIieremenE, curieu-sement alors, il commence ä ressembier ä un étre humain.» Simon Laks, Melodies ď Auschwitz 1. Cauchemar La fin du monde a commence sous ma fenétre. II fallait bien que cela commencät quelque part: il se trouve simplement que je suis bien place pour parier de ce debut. Je viens ďécrire «bien place»...: qui suis-je done, pourrais-je me demander, faute qu'il y ait encore quelqu'un pour s'étonner et pour me poser la question. De quel monde et de quelle fin s'agit-il ? De quel monde et de quelle fin dont je scrais ľ unique rescapé encore la pour parier, pour témoigner, témoin solitaire sans gref-fier pour recueillir mon témoignage, et face ä un tribunal absent? A la fois ternom et mon propre auditoirě, le dernier homme, car si le monde a eu une fin, ä qui done en parier, et ä quoi bon ? Y aurait-il un autre monde, d'ou la fin du monde pourrait étre racontée et commen-tée, ďoů une lecon pourrait étre tirée, et suis-je parvenu dans ce monde-lä, un monde ou ía fin du monde est ďavance présente dans la memoire des vivants qui ne savent pas qu'ils sont des survivants ? D'oü me viennent done ces souvenirs de la fin, et quelle est ľutilité d'une teile memoire, aprěs tout? Cest une de ces lumineuses matinées de debut du printemps oü l'on aime, aprěs la claustration et ľen-gourdissement de ľhiver, laisser la fenétre ouverte pour partager avec le reste de la ville la douceur de l'air nouveau. Tout est incroyablement calme, peut-étre trop. 263 Un silence ď une nature inconnue. Aurait-il ä voir avec la pureté de ľair? Page blanche. J'y vois s'inscrire, comme en toutes lettres, capitales, des bruits. Au bout de la rue, des véhicules s'avancent lourdement. Leur métaí tremble. II fait trembler les vitres, les murs, le cicl en reflet dans les vitres, la ierre sous les murs. Cela approche. Le coeur bat. Je ľentends battrc. Quand, au plus fort du tremblement, le bruit s'arréte. Cest juste sous ma fenétre. Alors une acceleration, une precipitation de tout ce qui fait suite ä cet arret: bruits de portieres qui s'ouvrent et qui claquent, semelles cloutées qui ferraillent sur le pavé. Toujours ľintimidation du metal contre ľair innocent. Je vais voir. Sous ma fenétre, trois fourgons blindes, masses de metal mort, moteurs coupes. Devant et derriěre les fourgons, encore des petits paquets de metal, escorte de motos et de side-cars, toute pétarade étouffee. Sous ma fenétre, un convoi de soldats allemands conduits par des SS: encore des bouts de metal emboutis, casques poses sur des pantins. Sous les casques de metal, de vagues formes humaines, mais ľhumanité est aillcurs. Lc metal en tas plus ou moins massifs, inertes ou agités, occupe toute la chaussée. Cest juste sous ma fenétre: je le vois. Mais je le sais ä un battement inconnu de mon cceur. Plus vite. Sans metal sur la téte, sans casque: un adolescent blond. Étranger au quartier, mais pas un inconnu. La téte blonde montre le chemin aux casques de metal avec des formes humaines en dessous. II pointe du doigt 1'entrée de ľécole de musique. Sous ma fenétre, de ľ autre côté de la rue. II pointe du doigt ľhumanité. Une vingtaine de casques allemands, metal directement embouti sur les cervelles, brandissant encore du metal ä cliquetis; mitraillettes, pistolets d'assaut. Quelques aboiements imitent un lan~ gage humain. Ordres. Les bouts de metal moulés sur les cervelles se ruent ä ľintérieur du bätiment. Des mots, des formules, accélěrent encore le battement de mon 264 cceur: descente de SS, rafle, arrestation. Je me demande: y a-t-il dans ľécole de musique un partisan ? Y a-í-il un resistant musicien ? Un autre mot pour aecélérer encore le cceur: denunciation. Des bouts de metal avec une vague forme humaine en dessous ont pris position ä chaque extremitě de la rue. Issues condamnées: souri-ciěre. Je me dis: « Tout va aller trds vite.» Melange d'an-goisse oppressante et ďespoir de délivrance. Car le co2ur bat déjä trop vite. Passent trois ou quatre minutes, dans la rue, sous ma fenétre. La chaussée et le trottoir oceupés par du metal, réduit au silence. Et puis: irruption de ľhumanité. Pousses par les vagues formes humaines sous les cervelles de metal, tous ceux qui se trouvaient ä ľintérieur, maintenant dehors. Ľécole de musique retournée comme un gant. La directrice et la secretaire, dehors, le professeur de violon, dehors, le professeur de flute, dehors, le professeur de piano, dehors, le professeur de solfege, dehors, le professeur de violoncelle, dehors, des enfants, dehors, des adolescents, dehors, des petites filles, dehors,des petits garcons, dehors. Certains avec leurs instruments dans les bras, comme des pou-pées. Leurs violons serrés contre eux, leurs flutes, ser-rées contre eux. Ceux qui n'ont pas voulu se séparer de leurs instruments. Je reconnais plusieurs visages. Des élěves de ľécole de musique ä qui je donne des cours particuliers. Pármi eux, la plus douée, la plus belie, la jeune Esther. Ma niěce. Depuis quelques mois, eile a choisi le violon. Mais eile n'apu renoncer au piano: trop de dons, trop d'amour pour la musique. Pour le piano, ma niece Esther vient me voir deux fois la semaine. Deux fois la semaine, eile quitte ľécole de musique et traverse la rue. Deux fois la semaine, traversant la rue, eile lěve les y eux vers ma fenétre, avant de montér chez moi. Aujourďhui, je ľaurais attendue ä 2 heures, comme ď habitude. Maintenant, je vais ľattendre sans heure. Avant d'etre engloutie par la ferraille, ses yeux levés 265 vers ma fenétre. Son visage parmi d'autres jeunes visages. Un visage unique. Sans doute m'a-t-elle vu, penché vers la nie. Nos regards se sont croisés. Encore des mots, encore une acceleration des battements du cceur, les mots: derniěre fois. Elle tient serrée dans šes"" bras sa boite ä violon. Arme dérisoire des instruments de musique contre la brutalite, les aboiemenls du metal. Fermant la marche le plus petit de tous, qui continue de jouer le plus petit violon: bambin joufflu ä la chevelure bouclée, main potelée. En quelques instants, ľhumanité tout entiěre embarquée, emportée. Le metal redevient bruyant, arrogant. Intimite, complicité des cervelles de metal avec la ferraille des camions. Claquements des bottes cloutées, claquements des portieres, claquements des hayons, claquements des armes, claquements des marchepieds. Parfois les armes de metal tournées vers les facades, vers les gens aux fenétres, vers moi parmi cux. Au cas oil: y a-t-il des amateurs ? II y a aussi des chiens, de vrais chiens: humains. Ceux-la n'aboient pas. lis reniflent ľhumanité au passage. Les cervelles de méta! aboieni dans leur imitation d'uue langue. Ľhumanité est poussée dans le metal, ä ľintérieur, eile finit par disparaitre. Plus aucune humanite ne dépasse. II n'y a plus que les casques moulés sur les cervelles, avec de vagues formes humaines en dessous. Sans autre appa-reil que ľoeil et la memoire, j 'ai essayé de photographier ľhumanité, les visages, engouffrés dans la ferraille, enfermés lä-dedans. Préts ä étre empörtes. Naíveté, ou simulation ďun espoir: y a-t-il parmi les visages le fragment ďhumanité que la ferraille recherche? Cela libé-rerait-il le reste de ľhumanité? Deux ou trois secondes de silence. Hesitation du destin. Et puis ä nouveau des aboiements, imitation d'une langue humaine. Plus forts, plus excites, plus enrages, plus féroces. Cela vient de ľintérieur de ľécole. Quatre morceaux de metal direc-tement moulés sur les cervelles, avec de vagues formes 266 humaines en dessous, poussent devant eux encore un reste ďhumanité. Une jeune fille et un jeune homme, dehors. Caches au fond de ľécole de musique, et déni-chés. Maintenant dehors, sur le trottoir. II faut ä nouveau faire ferrailler le metal, rabattre un hayon déjä relevé. Le jeune homme et la jeune fille avancent d'un pas vers la masse de metal, resistent ä cela. Hesitation. Etŕncelle ď espoir. Le jeune homme tire la jeune fille par la main. lis bousculent un pantin posé sur le trottoir, sous un cräne de metal. Ils fuient ä toutes jambes. Des aboiements cíaquent. Puis une trentaine de detonations, expulsant des petits bouts de metal, les petites idées de metal, les petits reflexes de metal, nés sous les cränes de metal. Deux balles auraient suffi, mais contre ľhumanité le metal préfěre assurer la mort plutôt dix fois qu'une. Honneurs du gibier abattu ä se partager ä dix ou ä quinze. Aboiements de triomphe. Le metal tremble ä nouveau. Inutile de s'attarder. Quelques morceaux de metal emboutis directement sur les cervelles rega-gnent les lourdes masses de metal tremblant. Le metal embarque ä bord du metal. Le métai aboie encore et pétarade. Le metal s'éloigne. Fier d'etre le plus fort. Les héros de metal. Le metal est ä la parade. Sous ma fenétre, la rue vide ä nouveau, comme avant. Nouvelle page blanche. Les battements du coeur ralentissent. Quelque chose en metal tombe au fond de ľestomac. Le moment qui suit, long comme un destin. Les moments qui sui-vent, longs comme ľHistoire, Et puis, parmi d'autres. dans la rue, au-dessus des corps inertes, sur le trottoir. Interrogation: qu'a-t-il pu arriver? Quel ennemi de ľhumanité ? Le jeune homme et la jeune fille, ľun tirant ľ autre par la main. Couches sur le côté, ils sautent pour toujours au-dessus d'une flaque, melange de leurs sangs. Quel secours appeler? Seulement du malheur ä annoncer. La fin du monde ä prévoir. 267 Toute la journée, je guette le retour des camions. Prét ä compter ceux et celieš qu'ils raměneront. Prét ä comparer avec la Photographie de tous les visages que je garde en memoire. Pret ä dénombrer les manquants. Toute la journée, j'attends le retour d'Esther. Mais la journée passe. Le soir arrive. La nuit tombe sans qu'un événement symétrique ä celui du matin vienne ciore ľ episode. Donner un terme ä ľécoulement insoutenable du temps. Trop lent d'abord, puis trop rapide. Quand le temps s'épuise. La rue reste silencieuse. Plus silencieuse que jamais. De ľécole de musique, ne s'échappent plus, par quelques fenétres entrouvertes, des notes de flute, de clarinette ou de violon. Aprěs ľattente jusqu'ä la fin du jour, commence ľattente dans la nuit. A cette attente du retour d'Esther, pármi les élěves de ľécole de musique, se méle une autre attente, ďune autre Esther. Ce soir, ma jeune maítresse doit me rendre visitě. Mais ses horaires sont toujours imprévisibles. Longtemps cela a fait íe charme et le piquant de nos rendez-vous, de mon attente. Depuis peu, j'ai appris qu'elle est impli-quée en iant que comedienne dans une troupe de theatre yiddish. Les horaires de travail et de repetitions sont variables. Dans la nuit, ľécole de musique plus silencieuse que dans aucune autre nuit. Comme morte. Plus aucun espoir d'un retour des élěves avant le lendemain. Ľattente mise en suspens, mise en attente. L'autre attente continue. Passé 11 heures, la sonnette enfin. Dans le regard d'Esther, ma jeune maítresse, de^exaltation, de la fiěvre. Je comprends que je viens de vivre la der-niěre attente. Quelque chose me dit que cette visitě, et la nuit ä passer ensemble, sont les derniěres. Esther ne parle pas. Elle ne dit rien de ce qu'elle aurait ä me dire. Elle attend. Elle m'a fait attendre et eile attend encore. Elle s'efforce de se comporter comme d'habitude. Mais chacun de ses gestes, chacune de ses expressions débor-dent d'un secret. Débordent d'un projet inavoué qu'ils 268 ont du mal ä contenir, et qui déjä font bouger son corps autrement. Son corps comme animé de ľintérieur par une personne déjä différente. Déjä tournée vers d'autres éíres, d'autres lieux. Un autre monde. Un monde aprěs la fin. Je ne suis pas sür, quant ä moi, d'etre tout ä fait le méme depuis les événements de la matinee. Peut-étre suis-je déjä, moi aussi, dans une determination nouvelle. Déjä parti. Dans le lit, ce sont deux corps préts ä se quitter qui s'unissent. Deux corps qui déjä s'éloígnent ľun de ľ autre, et qui pourtant se mélangent encore une fois. Derniěre union avant la separation. La oú se mélent mélancolie de la fin, derniěre fois, et goüt troublant de ľinédit, premiere fois. Toute la gamme des caresses déjä parcourue, ľétreinte portée jusqu'ä son terme, quand se fondent ľun dans ľ autre un corps de femme et un corps d'homme. Nous flottons entre deux eaux. Sans savoir encore si nous allons remonter ä la surface ou nous laisser couler vers le fond. Nous abandonner ä la demi-conscience, prelude au sommeil. Alors, j'entends Esther me chuchoter, sur le ton d'une anecdote de la journée écoulée, que la troupe de theatre yiddish dont eile fait partie est aussi un cercle de militants sionistes. Au cours de leur reunion de 1'aprěs-midi, decision a été prise de quitter le pays au plus vite. Tenter de traverser les terres en direction de la mer Noire ou de l'Adriatique. Sur la premiere côte qui se présentera, trou ver un quelconque bateau. Embarquer ä destination de n'importe quel port duMoyen-Qrient: Beyrouth,Haifa,Port-Said... Gagner la Palestine. J'entends ses paroles: vceu de jeunesse ? Realisation lointaine. Forme ďadieu? Je ne sais quoi comprendre. Je ne veux pas. Refus de toute elucidation de cette incertitude. Refus de toute sortie de cette indecision. Je m'endors avec la sensation que mes yeux se ferment, et que je viens de voir Esther pour la derniěre fois. Volonte de, ne pas oublier. Volonte de conserver ľ image de son visage, celui qu'elle m'a offert comme 269 expression de tout son étre, sous le poids et la pression du mien. Son corps sous le mien pour toujours. Plus jamais. Descente dans le sommeil. Descente vers les enfers. Dans la volonte de la garder, de la conserver, /empörte Esther: je la retrouve dans un réve. Rendez-vous la. Bientôt le plus abominable cauchemar que mon incons-cient ait jamais produit. La, dans ce lieu issu de moi et qui m'échappe, je méle son visage et son destin ä ceux de ma niece Esther, mon éleve au piano. Ľéleve de ľécole de musique, embarquée pármi les autres dans la ferrailíe et les aboiements, en debut de matinée. Emportée avec tous ceux qui se trouvaient dans ľécole de musique ä cette heure-lä. Sous ma fenétre. De ľautre côté de la rue. Je vois ma maítresse et ma niece, la comedienne et la musicienne, Esther et Esther partir ensemble. Voyage ou ľune entraíne ľ autre dans la direction opposée ä celie de ses projets. La oü elle-méme est emportée de force. La brutalite d'un metal sans visage arrache ľune et ľautre Esther ä leurs espoirs, ä leurs existences. Elles projettent leurs destins ľun contre ľautre, pour que déjä elles commencent ä prendre moins de place. Pour que déjä chacune ne compte que pour une moitié. Ľune et ľautre classées côte ä côte, inseparables. Enregistrées ensemble pour la merne destination, sur le merne moyen de transport. Le réve est devenu la projection du pire sur ľécran du vraisemblable. Les deux Esther n'.en font p]ns qu'une. Chacune ďelles est une moitié de chacune de ces deux Esther que j'ai connues, ma niéce musicienne et ma maítresse bien-aimée. Descente. Sentiment d'etre ä nouveau ä ma fenétre. Dans le réve, ľimagination s'appuie sur de vagues elements ďun réel plus ou moins récent. De sa perception. De son interpretation. En dépit de tout, rendre plausibles 270 les visions les plus étrangeres au réveur. Ľexpérience ďaller vers la fenétre est pour moi quoiidienne. Elle se caractérise par la sensation ďune avancée vers la lumiěre. Impression de me porter au-devant de moi-méme. Ris-quer mes pas sur la planche d'un plongeoir. Ou plutôt, pousser devant moi mon double. Car en fait je reste réfugié au fond de mon logement. Caché la, au fond de moi-méme. Désespérément agrippé ä mes meubíes, ä mes quelques objets familiers. La progression vers la fenétre m'oblige ä oublier un peu qui je suis. Qui j'ai été, avant. A me délester de ce qui occupe mon esprit. Accepter momentanément de me distraire. Prendre le temps d'un regard sur le monde et sur les autres. Mille fois, j'ai analyse le déroulement de cette experience, de cette sequence. Mille fois détaillé le mouvement psy-chologique déclenché par les quelques pas pour aller vers la fenétre. Dans mon réve, j'ai reconnu ce dépla-cement. Deplacement qui me porte au-devant de moi-méme. Vers le spectacle des autres. Arrivée dans la lumiěre qui vient de ľextérieur. Laisser derriére moi ľobscurité du logis qui garde mon empreínte vide. Sans une conscience explicite de cela, étre un autre en effet. Pas n'importe quel autre. Ľ Autre absolument autre. Absolument different. Passer ä ľennemi, en quelque sorte. Mais seulement dans sa peau et dans sa téte. Observer ses pensées sans avoir tout ä fait perdu les miennes. Ni avoir perdu le point de vuc qui rend ľ observation possible, Dans mon réve; cette peau d'un autre est bientôt habillée d'autres vétements. Les vétements les plus étrangers que je puisse imaginer. Les vétements dont aucun bal costumé ni aucun carnaval ne pourraient jamais m'imposer le déguisement. Un uniforme ďoffi-cier allemand. Alors qu'il me serait impossible de le percevoir dans une situation reelle, hors du réve, sauf ä croiser mon image dans im miroir, je vois le signe SS. Non pas sur ľ uniforme d'un off icier allemand. Le signe 271 SS cousu sur ie col de ma vareuse. A vrai dire, je ne le vois pas. Je le sens. Je sais que le signe SS est lä, cousu sur le col de l'uniforme que je porte. Je suis un officier de la Waffen SS et je m'avance vers une fenétre. Dehors, il n'y a plus de rue. La ville a disparu. Seulement quelques baraquements poses dans la boue, comme de médiocres jouets en bois. Et puis je découvre qu'íl y a une foule. A vrai dire, je guette ce que je sais étre lä, mon spectacle quotidien. Multitude de gens munis de pauvres baluchons. Hommes et femmes mélés, de tous äges. Et aussi des enfants. Foule silencieuse hébé-tée, accablée. Humanite saisie par la fatalitě ďun mal-heur inexplicable, irremediable. Je n'en éprouve aucune compassion. Aucune tristesse. Pas la moindre géne. Je regarde froidement. Sentiment de superioritě de cette indifference. Ce que je vois est le résultat de ce que je suis. II y a entre le spectacle et moi une relation naturelle, neutře. Mon attention est bientôt captée - dans mon réve je ne suis lä que pour ca - par une silhouette que je reconnais entre mille. La silhouette de mon étudianie Esther. Pouriant, je suis un officier SS et je n'ai aucune étudiante. Je ne sais merne pas comment je peux connaítre son prénom. Je le connais pourtant. Cest Esther. Pour tout bagage, Esther a un étui ä violou. Je reconnais cette jeune musicienne et pourtant je ne la connais pas. Je connais son prénom et pourtant je ne ľai jamais rencontrée. Cest une jeune fille arrivée lä pármi tant ďautres. Elle tient d'une main une boíte ä violon. El le donne 1' autre ä un petit garcon, ange jouf-flu, tete bouclée, mains poteíées. Grave, peut-étre fier de tenir la main d'une si belie jeune fille. De mon point de vue, il faudra séparer ces deux-lä. Mais laisser ä la jeune fille son violon. Lä ou nous sommes, les instruments de musique ne sont pas rares. Je ne sais pas ou nous sommes mais je connais le nom de ce lieu. Terezin. Cest pres de chez nous. Cest dans notre pays. J'y suis 272 méme alle il y a longtemps, en excursion, avec ľécole. Mais j'y suis un étranger. Je suis un officier allemand. Impossible de consacrer la moindre attention ä cette silhouette de jeune fille parmi tant d'autres. impossible de reconnaílxe le moindre intérét pour eile. Aucun trouble, aucune emotion. Je suis uň officier SS qui s'est avancé vers une fenetre. D'une position en surplomb, j'observe un contingent de nouveaux arrivants. lis sont fraíchement débarqués d'un train. Rigoureusement sem-blables ä ceux du contingent precedent, débarqués d'un train identique. lis viennent d'etre accueillis sur le quai d'une petite gare. Décor de carton-päte. Les attendait sur le quai un orchestre. Les trains sont accueillis en musique. Je vois tout cela ä travers mes yeux d'officier allemand, mais je tiens d'une autre source les informations sur ce que je vois. Mon regard se sert des yeux de ľofficier allemand. Ses yeux me seraient comme une paire de lunettes, mais c'est encore autre chose. J'habite un étre étranger, que mon reve abrite en méme temps qu'il me condamne ä ľhabiter. Je ne sais ä quelle humanite appartiein 1'eUe ä havers les yeux de qui je considěre de loin la jeune fille au violon. II est faux de penser qu'il n'y a qu'une seule humanite. J'habite un étre humain d'une espěce étrangére ä mon humanitě. Dans le corps de cet officier allemand, il y a une cervelle d'une consistance oü j'ai pu quand méme glisser la mienne. Avec le souvenir de ce prénom, appartenant ä ce visage: Esther. La jeune fille est perdue parmi une triste multitude. Je lui connais - ou je lui prete, ou je lui reconnais - une certaine sensibilité musicale. J'ai réussi au moins ä communiquer cela ä ľofficier allemand. A lui faire passer ce message. II faut bien que quelque chose en lui soit commun avec quelque chose en moi. II faut bien qu'il y ait entre lui et moi quelque chose en partage. Quelque chose qui nous partage de part et d'autre de la musique. 273 Dans mon réve, je reviens en arriěre. Je veux voir le moment de ľarrivée. La gare est baptisée Ghetto The-resienstadt. Je veux constater ľaccablement des nou-veaux arrivants. Leur stupeur ä la desceníe des wagons ä bestiaux. Je veux les voir débarquer sur un sembiant de quai. Je veux les observer écoutant ľ orchestre qui les accueille comme pour leur dire: «Bienvenue. Vous arri-vez dans un lieu oü ľ on fait de la musique...» Je sais qu'il y a une atroce supercherie. La cervelle ä ľintérieur de laquelle la mienne s'est glissée m'a communique ce secret. Car je dois tout savoir. Je dois comprendre. Cette cervelle par laquelle j'accede ä une perception et une conscience du monde est parfaitement avertie. L'or-chestre n'est la que pour signifier que tout espoir est perdu. Puisque la musique elle-méme a été annexée, avilie, souillée. Ralliée de force au camp de ľhumanité ennemie de ľhumanité. Dans la téte qui m'abrítc, ccttc formule me vient, y produisant de la satisfaction en méme temps qu'elle me communique du désespoir: le viOion soumis a ±a iiacue. j-. on icier anemanu en qui je suis en réve constitue ľ exact espace de mon cauchemar. Je sais qu'il éprouve - et j'éprouve en lui - une sorte de jubilation dans la contemplation distante de ce qui arrive. De ceux qui sont la, déversés dans la boue, dans le froid. C'est comme le patron d'un magasin qui observe, satisfait, ľ afflux abondant et bien réglé de la clientele. Jouissance de constater et de contrôler la bonne marche de ľhorreur. Regard lointain sur les événements dont il est complice. Tout est parfaitement organise. Sous contrôle. Je me débats inutilement, conscience étrangěre prisonniére ď une autre conscience. Conscience glissée clandestinement dans celle qui anime cet organisme repugnant. Passager clandestin d'un autre étre. D'une autre humanite. Vi vre pármi ľennemi, dans lui. Que faire pour me démarquer sans me faire remarquer? Pour 274 me sauver de ľennemi, je suis oblige de partager avec lui son corps, son regard sur ceux auxquels j'appartiens. Sa conscience. Comment sauver ma peau d'un contact trop intime avec la dégoutaníe peau de ľautre ? Comment sauver ma conscience d'une contamination immonde? Mon réve exerce sur moi son autorite absolue. Établit sur moi son empire. Mais, dans le reve, je crois encore register au reel. Je m'accroche au sentiment de cette resistance. J'ignore que je me tiens sur la face obscure de la vie, qui ressemble ä la mort, du côté du sommeíl. Je suis un resistant dans le corps de ľennemi. Prisonnier de ce corps, incapable de lui résister. Mélé ä ses pensées, glissé dans son regard. Tel est le cauchemar. II arrive que la resistance finisse par céder, par s'effacer, par se dissoudre. Je suis ľofficier allemand, je ne lui résiste plus, je ne suis plus un autre en lui. Je ne suis plus que lui, je suis comme dans le coma. Je contemple la longue file des nouveaux arrivants, escortés par les soldats en armes et par les chiens, si humains. De loin je supervise le tri. Les femmes ďun côté. Les hommes de ľautre. Les jeunes. Les vieux. La jeune fiíie au violon et le petit garcon, ange joufflu, téte bouclée, mains potelées, arrachés ľun ä ľautre. Séparés de force: un coup de crosse pour disjoindre les mains. Je suis le chef du camp, je ne peux échapper ä cela. C'est ma facon d'etre dans le camp, prisonnier parrni les autres, mais séparé d'eux. Un prisonnier special. Avec pour geôlier particulier le chef du camp. Quelqu'un -mais qui? - dit en moi: «Je suis un pore d'Allemand, je suis ce tas de chair emmailloté dans un uniforme de ľarmée allemande, avec une cervelle sous une cas-quette, pour me mettre ä ľabri de la pensée. Je fais partie de cette humanite.» Mon réve me conduit jusqiie-lä. Jusqu'ä cet extreme, au-devant de moi, au-delä de tout. Au-delä du fait d'etre un homme. Mon réve me conduit 275 jusqu'ä la fenétre d'oü des yeux humains peuvent contempler ce spectacle-lä. Sans que des larmes leur viennent. Jusqu'ä la fierté de cette indifference. Jusqu'ä cet arrogant surplomb: je suis un officier allemand, fiě-rement perché sur un monticule de fange. La cervelle par laquelle je suis transmet au corps dans lequeí je suis sa mauvaise odeur. Je suis intimement glissé dans cette saleté. Combien de temps vais-je résister ä ľordure? Mais le chef de camp dont je suis le prisonnier intime, l'esclave particulier, est aussi mon pantin. Je parviens ä tourner ses yeux vers ce que je veux regarder, sans pour-tant le détourner de la satisfaction de ce qu'il voit. Ni lui en faire éprouver du degoüt, de la honte. II est fier de ce qu'il a sous les yeux. Fier de ce qu'il est. II n'est que ce qu'il voit. Égalité de ľétre et du voir. II y a la jeune fille qui tient ä la main sa boíte ä violon. Maintenant seule. Le petit garcon, ange joufffu, tete bouclée, mains pote-lées, a disparu. II y a celie ä qui j'ai fait semblant de ne préter aucune attention. Elle s'appelle Esther, je le sais. Un pretexte m'est donné d'attarder mon regard sur eiie: un sous-omcier la lire u un groupe ou ehe avail eie classée pour la pousser dans un autre. J'ai aussi, dans mon réve, le pouvoir d'attirer le regard d'Esther de mon côté. Elle est perdue. Désemparée. Elle regarde en tous sens, ä la recherche de signes oil déchiffrer son destin. Elle guette celui dont son sort va dépendre. Elle cherche oú je suis, moi, le chef du camp. Ľautorité supreme. Je peux voir son visage. Constater - découyrir - la finesse, íabeauté de ses traits. La forme souple de sa chevelure. Tout cela a survécu ä l'horreur du voyage. Je m'attarde sur eile, mais point trop: ne pas attirer l'attention en moi-méme, moi le chef du camp, sur cette attention que je porte ä la jeune fille. Je ne dis pas qu'elle s'appelle Esther. Mais je le sais. Je ne la nomme pas, je fais semblant de ne pas la connaitre. Je m'efforce de ne pas pro-noncer son nom. II ne faut pas qu'on l'entende. Mais je 276 la connais: c 'est Esther, ma niěce. EUe-méme a empörte avec eile une autre jeune femme. Une autre Esther que je connais, ma maitresse. L'une est prisonniěre de ľautre, sa passagěre clandestine. Celle que j'aime et que je desire est prise dans celle que j'aime comme ma propre fille. Rien de tout cela ne parvient ä la conscience de celui en qui je suis. Celui qui regarde une jeune fille sans nom, dont ľhistoire ne ľintéresse pas. Cest une jeune fille sans passe. Elle a perdu son passé en méme temps qu'elle a perdu son avenir. Elle est la, sans nom. Je sais qu'Esther signifie cela: celle qui est cachée, voilée, masquée. Mais eile est aussi deux étres, deux vies, deux histoires, contenus dans le méme corps. Ce corps d'Esther, ma niece, que je ne connais pas. Je ne connais que le désir pour ľautre, cache en eile. Le désir pour une maítresse, cachée dans le corps de ma niěce. Dans une langue qui est la mienne, mais dont les mots me viennent dans la cervelle de l'AUemand, je me dis: « Cette jeune femelle juive a une tete ä pouvoir jouer du violon encore quelques jours... Peut-etre merne dans un quatuor ä cordes. Ici, ä Terezin, on apprécie les musi-ciens, on les encourage quelque temps... Et puis il faut céder la place. Un jour, on sera oblige de se passer de cette petite violoniste par mesure d'hygiene... » Je suis le chef du camp. Je suis ľ Allemand fiěrement perché sur mon monticule de fange. Alors j'ouvre la fenétre. Je m'avance sur un balcon en bois qui surplombe la cour. Les nouveaux arrivants ont été classes, alignés. On va les enregistrer. Chacun de mes gestes d'officier SS donne la nausée ä cet autre qui est en moi, ou moi en lui. Je suis enfermé dans cette chair qui me contamine. Mais je suis aussi son parasite. Cest de cette chair que je tire la seule vie et la seule conscience dont je dispose pour le momenr. D'une main, que je découvre gantée, je fais signe ä un soldát, plante sous le balcon. II leve 277 son regard vers moi et je lui lance un ordre. Mais sans avoir ä prononcer un mot ni parier aucune langue. Cet officier allemand, ce chef du camp, doit parier une langue allemande que je ne peux lui faire parier dans mon réve. Je ne parle pas assez bien l'allemand pour faire parier un chef de camp, un officier supérieur allemand. Méme s'il est un repris de justice, de droit commun. Mais c'est la langue allemande qui regne, y compris dans le silence. Partout, méme dans ma bouche vide de mots. Méme dans la cervelle oü j'ai glissé ma conscience, dans une autre langue. J'ai donne ľordre que la jeune fille qui tient un étui ä violon soit tirée du rang. Qu'elle soit présentée séparément des autres ä ľenregistrement. Qu'on me communique son matricule. Qu'on lui laisse son instrument. Je ne sais si je viens ďobtenir cela de ľoŕficier allemand ou šije suis seule-ment le témoin passif de son attitude envers Esther, et de ses ordres ä la sentineíle. Je ne sais qui de nous deux écoute ľ autre. Obéit ä ľ autre. Je sais seulement que je vais voir Esther. La voir de pres. Lui parier. Entendre sa voix. Je suis un de ces officiers allemands qui se disent sensibles ä la musique. Soi-disant, j'ai été nommé ä Terezin pour cela. Au debut, la musique était interdite. Posséder un instrument ou chanter en groupe, on a puni cela par la mort. On a execute un chef de bloc qui avait monté un trio. Mais maintenant, c'est different. On les laisse jouer. Ici, on ne tue plus personne pour avoir donne un recital. On les tuera plus tard. Pas ici. íly .a. ď autres Lager pour cela. Ici on se pend, on se noie, on s'étouffe, on est trop faible pour vivre. Alors la mort est bien naturelle, il n'y a pas ď autre solution. Ici, il n'y a pas ď autres morts que celles-lä. Pour ceux qui n'au-raient pas du naítre. Ici, nous apprécions la musique. Nous la faisons jouer. Nous organisons des soirées musicales. Nous avons monté La Fiancee vendue de Smetana. Et La Chauve-souris de Johann Strauss. On a 278 joué Carmen etRigoIetto. Nous avons quatre orchestras. On fait méme du jazz: nous avons nos Ghetto Swingers. Mais la musique classique est la plus importante. Ici, ä Terezin, nous sommes tout pres de Prague. La ville oü fut créé Don Giovanni en 1787. La ville dont ľopéra était encore dirigé, il y a moins de vingt ans, par Alexandre von Zemlinski. Mais nous n'avons rien ä envier au programme musical de la capitale du protectorat de Bohéme-Moravie. Méme les derniers succěs de la chanson allemande arrivent ici: «Es war ein Edelweiss, ein kleines Edelweiss...» La musique fait tout passer. Nous savons le role que peut jouer ľ art. Sur la place d'appel, nous diffusons aussi les concerts de la radio allemande. Cette fille pourra rejoindre ľ orchestre des femmes. Ou ľun de nos trois quatuors ä cordes. Je sais déjä tout cela. Mais c'est ľ Allemand qui me le dit. C'est dans sa téte que je ľentends. II n'y a pas de difference entre ce qui se dit dehors, la propagande, et ce qu'il se dit dedans, la confidence ä lui-méme. Je ľentends dire cela. Et c'est ä moi qu'il le dit. Nous communiquons ainsi, mais ii n'y a que lui qui parle. Moi je ľécoute. le ne parle jamais. Si je peux agir, c'est en silence. Je dois imposer le silence ä mes pensées. Car nos cervelles sont si intimement contigués qu'il pourrait les entendre. Cela pourrait passer dans sa téte et dénoncer ma presence. Le réveiller du somnambulisme dont je profite. C'est moi qui le fais bouger, avancer vers la ťenétre, donner un ordre, alors qu'il dort. Ne pas perdre ce que me livre son sommeil, ä moi le dormeur qui est éveillé en lui. Mais il arrive aussi que je ne sois que lui. Qu'il n'y ait pour moi que sa pensée. Prisonnier ďelle et de ce qu'elle commande. II arrive que je sois ľoŕficier allemand. Le chef du camp. II arrive qu'il m'ait entiěrement attire ä lui. Que j'aie été entiěrement chassé hors de moi, en lui. Alors je n'ai pas le choix. Je suis ľofficier allemand. Le chef du camp de Terezin, pres de chez nous. 279 H y a du désordre dans la suite des idées, des perceptions. Le film du réve est tiraillé par divers projection-nistes, qui s'en disputent les sequences. Rien de continu. Rien de fluide. Des arrets. Des retours en arriěre. Des ralentissements. Des accelerations. Mais il y a une scene suivante. Je sais que je vais voir Esther. Je ne connais pas son prénom mais je suis un officier allemand ä qui cela a été souffle dans le creux de l'oreille. Je sais que la jeune violoniste qui va paraitre s'appelle Esther. C'est méme moi qui ai du souffler son prénom ä ľ officier allemand, dont j'ai revétu le corps et le costume dans mon réve. Alors je me demande si je n'ai pas trahi Esther, si je ne ľai pas dénoncée en communiquant son prénom. J'ai hate qu'elle paraisse pour voir comment eile va me regarder. Je suis dans l'appartement du chef du camp. Je suis chez moi, dans mon décor, au milieu de mes meubles. Au fond de mon fauteuil. Les jambes croisées. Les bottes bien cirées et brillantes. II y a long-temps déjä que j'ai fait tirer Esther du rang, mais c'est maintenant qu'elle va paraitre. Elle a sans douie attendu. Mais pour moi, c'était la minute d'avant. Je suis maitre du temps. Elle n'a pas encore été dépouillée de ses vete-ments. Elle va apparaítre et je sais qu'elle porte encore le manteau vague qu'elle avait ä son arrivée. Souvenir de ľétofie qui enveloppe son corps si gracieux, si fragile. Elle va apparaítre avec sa boite ä violon ä la main. EUe parait en effet. Elle comparařt. Elle est intro.duite par la sentinelle ä qui je fais signe de se retirer. De la laisser seule devant moi, le chef du camp. A ma disposition. Je la regarde, et l'officier allemand évite de la regarder. Je la regarde par les yeux de l'officier allemand, détournés vers ses bottes. L'officier allemand contemple ses bottes et, par les mémes yeux, je contemple Esther. Je lui parle. Quelques mots brefs. Je sais que je m'adresse ä eile en allemand, mais en silence. Je ne m'entends pas 280 parier dans cette langue. L'officier allemand lui parle et eile l'entend. Et moi je sais ce que je lui dis et je n'entends rien. Je sais que je suis l'officier allemand et que je m'adresse ä eile en allemand. Je lui ordonne d'avancer dans la lumiěre ďun plaformier. Et de rester lä, ä cinq pas de moi. De ne pas approcher plus. Je ne supporterais pas une plus grande proximité avec eile. Une fiíle de cette race. Je la questionne sur son niveau de connaissance de la musique et du violon. J'émets les plus grands doutes sur les capacités ďune Juive dans un art aussi allemand que la musique. Je connais sa réponse. C'est moi qui la formule. C'est moi qui vais parier et c'est moi qui attends qu'elle parle. Nous jouons des rôles. Nous échangeons des paroles en silence. Nous nous parlons sans parier. Dans un allemand silencieux, ideal. Communiquer en allemand dans un silence de la langue allemande. Nous sommes des mimes muets qui s'expriment en allemand. Je demande quel est cet instrument qu'elle garde avec eile. Elle a déjä répondu qu'elle est une musicienne amateur, une debutante. jC sais qu Cue mení. Je la fais ruciitir. J'espcre ne pas la trahir, ne pas dénoncer son mensonge en pensant trop fort, de ľautre côté de la parol si fine qui me sépare de la pensée dans laquelle je suis. Elle dit que son violon est un instrument sans valeur, fabriqué par un luthier de son quartier. Je sais qu'elle ment et qu'elle ne ment pas. Satisfaction dérisoire qu'elle soit parvenue ä ne mentir qu'ä moitié. Agacement. Irritation de l'officier allemand que je suis, car je soupconne qu'elle se moque de moi. Que je n'ai pas les moyens de la confondre. Je sais qu'elle s'appelle Esther, mais l'officier allemand que je suis préfěre la laisser sans nom, sans prénom. Nom et prénom déjä effaces, désormais inutiles. Depuis tou-jours rayés de la liste des noms. Je demande ä la jeune fille ďouvrir ľétui de l'instrument. Elle hésite ä obéir. Je pourrais alors la gifler, empörter sa tete ä la volée. 281 L'arracher de son tronc, la projeter loin de son corps comme la balle frappée par la raquette. Mais il y a le dégout de sa chair. Heureusement, il y a ce dégoůt. íl y a aussi son dégout pour ma chair d'Allemand. Je l'es-pěre. Elle sent mon impatience. Elle comprend qu'elle doit redouter ma eolere. Je pourrais la iuer sans avoir méme ä la toucher, ä m'approcher d'clie. Touš les jours, il y a de tels incidents, de telies executions. Tous les jours, ľun ou ľautre prisonnier est puni d'une faute individuelle. Ici il n'y a que ce genre ďexécutions. Par-faitement justifiées. Elle s'exécute enfin. Je le regrette presque: j'aurais pu l'abattre d'une balle de revolver. Si proche de la faute et du chätiment. Faire dégager ce joli cadavre par mon ordonnance. Mais eile a commence ä ouvrir la boíte. A contrecoeur, mais sans le montrer. Elle se domine. Elle joue bien la comédie. Elle ouvre la boíte comme une femme qu'un homme contraint ä ouvrir son vétement. Je sais ce que je vais voir. Mais pourtant je le découvre. L'instrument est moderne, en effet. A vrai dire je n'en sais rien, je n'y connais rien. Je suis un officier allemand qui fait scmblant de s'y connaitre. D'aimer la musique. Qui joue les mélomanes, les connaisseurs. Je vois bien Je sais bien, que ce n'est pas un violon ancien ďun célěbre luthier italien. Je constate, je sais ďavance, que c'est une excellente copie. Ce qu'on trouve de mieux aujourďhui. Cette connais-sance des instruments, je la tiens d'un autre. Ou alors, c'est moi qui la souffle ä ľ officier allemand. Je suis un soufŕleur de theatre. Je sais quel trésor la jeune fiíle protege. Je sais et je ne veux pas savoir. Je sais et je ne veux pas qu'il sache. Mais il sait. II m'a entendu. II sait, je sais, qu'elle a menti en declarant l'instrument sans valeur. Je me réjouis: dans quelques jours, quelques semaines tout au plus, on la privera de ce violon. Juste avant de la priver de tout. Elle laissera son violon ä Terezin. II pourra servir ä d'autres. Dans ce camp, ou les 282 instruments de musique sont tolérés. Son corps sera empörte ailleurs. La ou les corps sont traités. Je pense avec satisfaction ä ce qui va lui arriver. Je pense qu'il pense ainsi. Elle ne sait rien de ľ organisation. Ici la vie est belle. L'art est autorisé. On fait de la musique. La Croix-Rouge le constate et applaudit. Les soldats allemands et leuis officiers sont un excellent auditoire. Exigeant et indulgent ä la fois. Je declare ä cette jeune fille ä qui je n'ai pas demandé son nom qu'elle est arri-vée dans un lieu oů l'on apprécie la musique. Elle aura l'occasion de montrer ce qu'elle sait tirer d'un instrument, méme mediocre. Je ne m'occupe plus de la suite. II est temps qu'elle disparaisse, pour cette fois. Mon réve atteint la fin d'un chapitre. La fin d'une scene comme dans les films de cinéma. Le réve triche avec le temps, il cherche sans cesse la meilleure pente. Le meilleur montage. Pour aller vite. Pour aller lä oů le réveur veut aller. La suite se déploie dans un temps qui équivaut ä quelques jours. Quelques poignées de secondes, dans le réve. Ryiliffié par ľaliernance de ľéloignemení et du rapprochement. De la separation et de la proximité. De ľ intimite, méme. Parfois je suis Dieu et j'observe la jeune creature dans la détresse de sa misěre quotidienne. Elle ne sait pas que je la regarde. Mon point de vue est celui de Dieu, mais mon pouvoir est nul. Je ne peux rien pour eile. Ni ľ aider ni rendre sa vie moins mauvaise. Les pires de tous sont les moments oü eile prend part ä un orchestre. Parmi d'autres fantômes, pour 1'auditoire de leurs propres assassins. Pourtant, ľ orchestre joue de la musique. De la belle musique. De la musique bien jouée. Mais de la musique souiUée, gächée par les oreilles oü eile entre, y produisant on ne sait quel effet. Le public des concerts est constitué de mes semblables, les officiers, les soldats allemands. Je suis parmi eux. lis sont en nombre. Et moi je suis seul. Pourtant je suis leur 283 chef. Mais je me dégoute d'etre íeur chef et d'etre pármi eux. Quand ils sont en nombre, dans une parodie de concert, j'ai peur ď eux. Peut-étre la crainte qu'ils ne démasquent en leur chef quelqu'un ď autre. Un ennemi. On espion. Un traítre: une conscience inespérée, mira-culeuse. Peut-étre parce qu'ils parviennent alors ä res-sembler ä des hommes, grace aux hommes qui jouent pour eux. C'est plus facile lorsque je suis seul en tete ä tete avec ľofficier allemand que je suis. Seul avec le chef de camp, dans son uniforme. Avec le signe SS cousu au col de ma vareuse. Car alors, nous sommes ä armes égales. J'ai appris ä jouer, merne si la regle est truquée. Méme si je ne peux jamais gagner. Quand je suis au concert, pármi mes semblables, face ä une humanite de musiciens, nous faisons les fines oreilles. Et pourtant je n'entends rien, je ne comprends rien. Aucun ďentre nous n'entend ni ne comprend rien. Nos oreilles sont obstručcs par la circ fčtidc qui dégouline de nos cervelles. £a dégouline dans nos oreilles de ľinté-rieur. Moments ďéloignement: Esther est perdue pármi les autres, qui sont les miens. Et nioi pnsonnier des miens, qui sont les autres. Ces moments de separation alternent avec des séances ď intimite. Le film de mon réve esi ainsi monté. Montage alterné. Je ne sais sur quelle unite de temps ces relations se déroulent. Mais, plusieurs fois par semaine, je convoque la jeune fille en pleine nuit. Cela doit done durer au moins quinze ou vingt jours. Quelques minutes seule-ment dans mon réve. En alternance avec les moments ou eile est rejetée loin de moi, livrée ä son sort miserable, il y a les moments oü je la ramene devant moi. Au milieu de la nuit, je la convoque pour mon bon plaisir, avec son violon. Je suis ľofficier allemand, chef du camp. Je joue au seigneur de la guerre. La jeune fille au violon est ä la merci de mon caprice, pour mon amu- 284 sement. Elle vient distraire mon Insomnie. Car je ne parviens pas ä dormir la nuit. Dans mon réve, je sais que je ne dois pas fermer l'ceil. Dans mon réve, je résiste sans fatigue au sommeil. Dans mon réve, je ne m'endors jamais, autant de jours et de nuits que dure le réve. En pleine nuit, jjenvoie chercher la jeune fille. Je la fais tirer de son baraquement. Cela la designe sans doute aux pires soupcons de la part des siens. Cet aspect n'est pas négligeable. Qu'on la croie capable de se vendre. De brader son corps pour sauver sa peau. Qu'on la croie capable ďaimer cela. Mais, face ä cela, je me défausse légěrement, imperceptiblement, de ľofficier allemand en qui je suis. Juste assez pour retrouver mon point de vue. Je sais qu'Esther est incapable de cela. Je ľai fait tirer de sa pauvre couche, lä oü eile dort parmi d'autres femmes musiciennes. Conduite par mon ordonnance, je la vois arriver. Elle s'efforce de cacher sa peur. Mais je sais son effioi et je la vois trembler. Son tremblement est important. Je serais décu qu'elle ne tremble pas. Je serais furieux qu'elle se soit affranchie de la peur. Qu'elie croie qu'ii n'y a plus de raison pour eile ď avoir peur. Elle tremble et cela me conforte. Moi je ne tremble pas. Enfoncé dans un fauteuil, en bras de chemise, un verre de brandy ä la main, je suis un off icier allemand, le chef du camp. Mais moi, en lui, je vois la caricature. Le pauvre type en qui je suis joue au seigneur de la guerre, qui soumet une captive ä sa fantaisie. Cette scéne est toujours terrible. Et toujours dérisoire, ridicule. Mauvais cliche. Son déroulement est toujours le méme. Et eile se repete plusieurs fois. Telle est la pente, tel est le rythme de mon réve. Toujours dans une langue parlée qui ne produirait aucun son, sans aucune syllabe audible. Toujours dans cet allemand ideal. Je commande ä la jeune fille. J'ai toujours refuse de prononcer son nom. Et en moi, il y a ľofficier allemand qui refuse par mépris, et moi qui refuse par prudence. Ensemble nous 285 refusons que le nom d'Esther soit prononcé. Moi je sais qui est Esther. Esther est ma niěce. Une musicienne d'exception. Esther est aussi la niěce de Mardochée. Esther est celle qui s' évanouit devant Assuérus, la jeune fille qui le séduit par la grace de son corps. Dieu Sau-veur s'incarne dans un corps de femme. Elle est celie qui sauve le peuple juif. Dans mon réve, Esther est íou-jours au bord de ľévanouissement. Mais eile ne s'éva-nouit pas. Dans Esther ma niěce, je sais qu'il y a une passagére clandestine: Esther ma maítresse. Ce corps que je connais si bien, perdu dans un corps que je devine seulement. Désir de retrouver ľun ä travers ľ autre, au fond de ľ autre. Désir de retrouver dans le réve, dans le cauchemar, le corps qui dort dans le lit du réveur ä côté de lui. J'ordonne ä la jeune fille de s'avancer sous la lumiěre ďun plafonnier. De rester ä cinq pas. Surtout de ne pas s'avancer plus. J'insiste. Sous peine du pire chä-timent. Je ne supporterais pas une telle promiscuité. Le déroulement de la scene est toujouis le méme. Toujours je lui demande de quitter la chemise sous laquelle eile greiotie. De rester nue. De se tenir iä, sous la lumiěre du plafonnier. Ce n'est pas pour contempler son corps. Ni pour satisfaire un quelconque désir. Un Allemand comme moi ne peut méme imaginer le moindre rapprochement charnel avec une Juive. Je me defends de cela. Je me rassure de cela. Je ne la toucherai pas. II ne la touchera pas. En couchant avec Assuérus, Esther humanise un homme insensible, l'ennemi du peuple ďlsraeL. Mais ici, il n'y a aucun espoir. L'officier allemand n'est pas Assuérus. Nous ne sommes pas dans la Bible. Nous sommes dans le camp de Terezin. Cest seulement pour ľhumilier encore qu'il lui demande de se mettre nue. Pour qu'elle se sente entiěrement ä sa merci. Je suis aussi - mais lequel de nous deux dans le corps que j'habite, je ne peux le déméler - celui qui désire Esther. Mais entre Esther et moi, entre la jeune fille et lui, il y a 286 done ce corps qui n'est pas le mien. Le corps oü mon réve m'emprisonne. Un corps qui me répugne. Un corps dans lequel je ne peux aller vers eile pour lui infliger ce corps-lä. Alors je convaincs ce corps d'etre celui de l'officier allemand. Je convaincs ce corps de dédaigner le corps de ia jeune fille. Le considered avec indifference, avec froideur. Face ä eile, rester un corps glacé d'offi-cier allemand, déjä mort. Cadavre froid, tout habillé, qui réve qu'il est encore en vie. Ce corps mort, je l'habite. La vie qui lui reste est la mienne. Mais depuis toujours, il ne m'appartient pas. II est le corps étranger. Le corps ennemi. Le corps mort de la mort en moi. La jeune fille et moi, nous sommes face ä face. Et eile est nue devant moi. Mais moi dans un autre corps que celui dans lequel je pourrais la rejoindre. Un corps plein de son horreur et absolument vide. Vide. Un corps mort. Le corps de la mort elle-méme, un cadavre vivant, hideux et froid. Je ne peux imposer ce corps ä Esther. Je ne veux preter ä ce corps un désir qu'il n'a pas. Un corps déjä mort ne desire que sa putrefaction, sa désintégration. Un corps mort ne uesire que iä mort ucs autres corps. ivjLäis je ne peux me séparer ďun désir qui me définit. Le désir qui me sépare du corps sans désir oü je suis loge. Le désir qui maintient notre difference, notre separation, le partage de ľhumanité. Je suis des deux côtés, mort et vivant. Désirant et sans désir. Amoureux et cadavérique. Je ne sais pas comment me séparer de moi-méme. Comment séparer ľ indifference de ľhorreur. Comment séparer le désir et la mort. Je ne sais pas que je réve. Je ne sais pas que je suis ä la fois le réve et le réveur. Que je pourrais enjamber le corps dans lequel je suis en réve, qui n'est pas le corps qui réve. Qui n'est pas mon corps de réveur. Qui est mon corps réve, mort, ranimé en cauchemar. Un cadavre qui n'est pas mon cadavre. Mais le cadavre réve par mon corps endormi. Dans le réve, ce corps pourrait étre le corps de ma propre mort, le corps 287 de ľétre oppose, que je ne peux pas étre. Le corps de ľennemi que je dois fuir, ou que je dois tuer, au risque de ma propre mort. Cette scene se repete, en boucle. A chaque passage, comme dans un grand tour de manege, j'aimerais pouvoir faire signe ä Esther. Lui faire com-prendre qui je suis, cache dans ce corps ďun autre. Trä-vesti dans le corps et dans le costume de cet étre qu'elle méprise. Lui dire que sa haine me comble ď amour. J'aimerais qu'elle sache que je suis lä, prisonnier comme eile. Mais prisonnier clandestin. Infiltré. Ce serait un mensonge: je n'ai aucun pouvoir de me séparer de celui que j'habite. De me désolidariser de lui pour la sauver. Je m'abuse si je pense pouvoir tuer celui en qui je suis. Je suis soumis ä la loi du réve qui m'a attríbué ce role et ce costume. Je suis ľofficier allemand. Le chef du camp. Et je suis lä, face ä eile. Je suis ľofficier allemand qui la regarde, et ä travers les yeux de qui je la regarde aussi. Avec des yeux qui ne sont pas les miens, mais d'un regard qui est mon regard. II m'arrrve de redouter d'elle un regard indulgent, compréhensif. Je frémis iiuIT^ui a ia acuie lu^e u uii iCgtuu Ü6 laiuitsat;, uc soumission. Un regard qui serait indulgent ou soumis ä ľégard de ľofficier allemand. De toutes mes forces, j'espére qu'elle continue de me regarder avec indifference, avec froideur. Je guette dans son regard cette haine qui réveillerait mon amour. Son mépris me ravit. Ce mépris, cette haine, je parviens ä en imprimer le message, de ľintérieur, ä ľofficier allemand. Ce mépris^ cette haine qui le désignent pour ce qu'ií est: un étre abject, de ľordure dans un uniforme qu'on pourrait faire porter ä un mannequin comme ceux des vitrines, ä une figurine humaine. Je suis maitre du temps mais assujettí ä lui. Je n'en connais pas la mesure. Ses unites m'échap-pent, mais leur valeur ne vaut rien pour moi. Je suis prisonnier des boucles du temps. Prisonnier ďun corps qui refuse de mourir de sa propre pourriture. 288 Pourtant, j'arrive ä me libérer de ceíte scene taní de fois répétée. Je finis par étre projeté, expulsé hors ďelle par son tournoiement, sa repetition. Par sa force centrifuge. Arrive le moment oü j'ordonne ä la jeune fille ďexécuter au violon un morceau de musique allemande. J'aŕfecte line preference pour Jean Sébastien Bach. Je trouve que cela me va bien, comme ľuniforme des SS. Elle commence toujours par massacrer la musique. Elle joue mal, mais les oreilles par oü je ľentends ľécoutent plus mal encore. Sa maladresse feinte est sa facon de résister encore, quand eile est obligee de céder. Alors, dans un allemand silencieux, idéal, j'éleve la voix et je fais grander ma colěre. Cest le moment oü je tire mon revolver de son étui. Je pose ľarme en evidence sur la table. II y a le bruit de ľacier lourd sur le bois. Menace du métallique sur ľorganique. A cet instant, la jeune fille nue cesse toujours de trembler. Elle se ressaisit. Sans doute croit-elle qu'elle devient raisonnable. Elle ne sait pas que cela ne lui sert ä rien. Que son sort est regie, quoi qu'elle fasse. Mais eile joue mieux, et presque passablement. Je ľentends. Je sais qu'elle est une musi-cienne d'exception. Mais mes oreilles sont Celles de ľofficier allemand. Je n'en ai pas d'autres, dans la circonstance. Des oreilles, une écoute qui gächent la musique. Les oreilles sont ľinstrument de ľauditeur. Un bon violon ne suffit pas. Je sais qu'Esther joue admira-blement la chacone, ou une partita, ou une passacaille. Ľécoute est gächée, mais je lis la musique sur son visage. La musique finit par effacer la peur. Avant méme le sentiment, il y a dans la musique le sang-froid. Le repertoire de la jeune violoniste n'est pas aussi limite qu'elle ľa ďabord prétendu. Cela, je le sais depuis toujours. Mais je n'ai rien dit. J'altends de voir comment eile va jouer de son art. Je sais qu'elle n'agit pas sous ľeffet de ľintimidation. Ni de la peur. Si eile cesse de 289 trembler, c'est parce que la menace du revolver est pour eile un espoir. De cette issue trop facile, je dois la priver. Le premier soir, la premiére fois dans mon réve, je ľ imagine convaincue que je vais la jeter dans mon lit, aprěs ľ avoir écoutée. Je suis ľofficier allemand, assez sot, assez süffisant. Assez abject pour ľ'í maginer áécué de nťentendre la renvoyer. Lui demander de se rhabilíer. Appeler la sentinelíe qui va la reconduire jusqu'ä son baraquement. La oú les autres femmes, ďautres musi-ciennes, ďautres violonistes, moins jeunes, moins belles, vont lui poser des questions. La soupconner. Je suis bien ľofficier allemand, le chef du camp. Et pourtant, lorsque Esther est nue devant moi, eile est ma niěce et je suis son oncle. Et cachée en eile, confondue avec eile, il y a ľ autre Esther. Celle dont je suis ľamant. J'ai donne ä ma petite niěce cette compagne ďinfortune, son aínée. II y a Esther derriěre Esther. Et il y a moi derriěre ľofficier allemand. II y a ce faisceau du désir, de ľindif-férence et de ľinterdit. II y a ľ amour cache derriěre la mort. Et la mort derriěre ľ amour. II y a la haine et ľ amour. Fi y a ľ amour et ľ amour. Ľ y a ľ amour d'Esiher, ma niěce. Et il y a le désir d'Esther, ma maítresse, tourné vers le corps de cette Esther nue. Le corps de ľofficier allemand est ľespace de mon cauchemar. Son temps est celui de mon sommeíl. Chaque nuit, dans cette nuit unique, je me fais donner un recital. Je suis ľofficier allemand, le chefducamp de Terezin, oíi ľon fait de la musique. On lit ca dans les journaux. Cest un lieu que ľon peut merne visiter. A certaines conditions, bien súr. Pour certaines occasions. Dans certaines circonstances. Certains jours. Peut-étre ai-je pénétré la au cours ďune semblable visitě. Terezin est un lieu oú ľon ne meurt qu'individuellement, par accident. Je suis de passage dans ce camp de passage. Je suis lä, en officier allemand, chef du camp. Mais je 290 ne sals oü je vais. Je ne sais quelle est ma destination. Je ne sais comment je pourrais suivre Esther. Lä oü eile ira aprěs Terezin. Je suis aussi un homme. Un homme face ä une femme. Cache sous ľ aspect d'un homme. Je suis ľétre humain qui fait ce cauchemar. J'ai ma conscience de dormeur. Tutelle de la conscience de ľhomme du cauchemar. Le dormeur, inconsciemment, reverse un peu de conscience ä celui oü il se voit en réve. Reverse un peu d'humanite au surhomrne en manque d'etre tout a fait un homme. Un homme dont je suis le corps ä mon corps defendant. Je suis le maítre du temps. Mais un autre temps m'emporte. II y a toujours un temps plus general oü se déploie un temps relatif. La nuit qui contient toutes ces nuits progresse vers un matin. Elle précipite le réve. Et le réve précipite les nuits révées. Mais aussi, et inversement, le réve précipite une nuit vers la nuit. Le réve obéit ä une progression. II y a une dramaturgie. Le réve suit le déroulement ďun scenario. II le met en scéne. En dirige les personnages, les actions. Et le scenario est concu pour conduire ä une fin. Le dormeur sent venir la fin de la nuit. La fraicheur de l'aube. Le dormeur avertit celui qui le représente, dans son réve. Je suis ľofficier allemand, chef du camp de Terezin. Je recois de ma perception du monde une volonte. Je crois que j'ai decide de mettre fin ä un episode de mon bon caprice. J'ai pris la decision de mettre fin ä la protection dont a bénéficié jusque-ía, de ma part, la jeune fille au violon. Je .n'attends plus rien de ses recitals. La musique ne m'intéresse pas. Elle n'est pas si importante. J'ai vérifié que j'étais le plus fort. Plus fort qu'une jeune fille qui joue du violon nue devant moi, dans mon logement. Plus fort que la musique. Je decide que ma curiosité est épuisée. Cette curiosité qui était ma patience. Épuisée. Épuisé ľintérét de cette musique au violon, dans la nuit. Decide que je peux rendre la petite violoniste ä son sort. L'abandonner ä ce ä quoi eile est 291 promise depuis son arrivée dans le camp. Decide qu'elle a assez profite du paradis de Terezin. Decide que je ne veux plus la voir. Decide qu'il est temps de mettre un terme ä mon attention. A mon indulgence. La laisser partir. La chasser. Lui ouvrir les portes. Celles d'un autre camp. La ou sa trace se perdra. La oü s'effacera le souvenir qu'elle empörte de mon visage. Et jusqu'au souvenir de sa propre existence. J'ai pu me faire une idée süffisante. Verifier ce qu'une petite Juive plutôt douée peut sortir d'un violon. Les bienfaits qu'elle peut tirer de la grande musique allemande. J'élabore toutes ces pensées. Elles naissent de moi, dans la tete de ľof-ficier allemand. Je lui dicte tout cela et pourtant c'est lui qui m'apprend comment il pense. J'apprends ä penser comme lui. Mais pour qu'il pense, je lui préte de la pen-sée. De tels étres ne sont humains que dans les cauche-mars. Les cauchemars les montrent abominables. Hors des cauchemars, ils sont pires encore. Au milieu de la nuit continue de mon reve, divise en autant de nuits que mon réve le commande, je decide de la derniére nuit. Le dormeur ďoú je viens m'a souffle cette indication du temps et de l'heure. L'heure qu'il est dans la nuit oü je dors. Ľarrivée de la derniěre nuit dans la nuit de mon réve. ľenvoie chercher encore une fois la jeune fille avec son violon, au fond de son baraquement. Encore une fois je la vois traverser, grelottante, la place d'appel glacce. Encore une fois je sais qu'elle va comparative- devant moL Je ľimagme rassurée par ce_nour vcau signe d'interet pour eile. La pauvre sotte doit voir la une marque d'attention, de fidélité! Une fois encore, je la vois pénétrer dans mon logement. Le logement du chef de camp. Le logement qui surplombe le camp. Visible de partout. Je sais qu'on la voit montér chez moi. Elle est escortée par une sentinelle en arme ä qui j'ordonne d'attendre dehors. Une fois encore je commande ä la jeune fille de se mettre nue sous le plafonnier. 292 De se tenir Iä ä cinq pas. Sans approcher plus. De jouer encore une fois Jean Sébastien Bach. Je sais qu'elle saii. Qu'elle a senti. Comme un animal traqué, son instinct lui dit que ce sursis est le dernier. Je me raconte tout cela. Dans une langue allemande silencieuse, ideale, le chef de camp me murmure tout cela. Se le dit ä lui-méme. Cest par lui que je sais ce qui va arriver. Mais il m'implique, il me met en avant. Je ne peux pas me défiler. Je suis un saboteur désarmé, impuissant. Je suis l'officier allemand, chef du camp. Le moment est arrive pour la jeune fille de comprendre ce qui l'attend. De regretter les nuits oü on l'a conduite devant moi. Oü eile a montré son corps nu dans la lumiere du plafonnier. Douche de lumiěre laide, inefficace ä ľenlaidir. Douche inoffensive. Regretter les moments oü eile s'est exécu-tée ä contrecceur. Oü eile m'a ďabord écorché les oreilles. J'aime cette posture de l'officier ä ľoreille delicate, l'officier que je suis. Sans doute sait-elle déjä qu'elle ne reviendra jamais. Qu'elle va quitter le paradis de Terezin. Que lä oü eile ira, ce sera sans son violon. Pas de musique, lä oü je ľenvoie. Pour la premiere fois, je la vois quitter sa tenue de prisonniere avec un souci de grace. Je veux considérer dans son attitude une vraie pudeur de jeune fille face ä un homme. Je la vois d'abord abandonner la veste. Je vois apparaitre ses seins. Je ne juge pas les qualités esthétiques de sa poitrine. Mais je !a regarde. Je suis prisonnier du regard de l'officier allemand. Cest comme si les seins. d'Esther, ma niece, étaient ceux d'un mannequin de cire. Je ne parviens plus ä voir derriěre eile 1' autre Esther, celie dont je connais si bien la poitrine, plus opulente, d'une peau plus brune. Et puis quelque chose m'éblouit, en fait une absence. Le signe, la marque, de la petite fille Esther, ma niece: eile ne porte plus autour du cou la chainette en or et la petite médaille en forme ďétoile. Lui ont-elles été prises par mes soldats charges du dépouillement ? A-t-elle pu les 293 sauver par quelque ruse ? Sans la chaínette en or avec la petite médaille en forme d'étoile, Esther, ma niéce, n'est plus une petite fille. Devant moi, eile est une jeune femme nue. Je m'efforce ďenregistrer cela, dans la memoire de mon réve. Pour lui poser plus tard la question : qu'est-il arrive ä la chaínette en or et ä la petite médaille en forme d'étoile? Mais déjä Esther quitte son pantalon. Apparaissent son ventre, la touffe de son pubis, ses cuisses, ses jambes. Je n'ai jamais vu ma niece Esther nue. Maintenant je la vois, je me la donne ä voir. II y a lä tout un corps qui permet de manceuvrer un violon. Un corps que je regarde nu, froidement, quand il travaille ä faire de la musique. Car je suis dans le corps de ľofficier allemand. Dans les salles de concert ne regarde-t-on pas les visages des musiciens, leurs mains, leurs bras, leurs pieds? Par une erränge figure de montage, c'est alors que m'apparait, image ties brěve, le visage du petit ange joufflu, téte bouclée, mains potelées. J'ai du le voir dans un concert, parmi ľorchestre. II avait retrouvé Esther. A ses côtés dans la musique. L'image est emporiée. Je suis ä nouveau devant le corps d'Esther nue. Le corps d'une violoniste. Je suis prisonnier de cette vision. La discrete touffe de poils blonds designe le sexe de la jeune fille. Le sexe d'Esther, ma niece, que je n'ai jamais vu. Que j'invente. Tache de lumiěre dorée. Mais je ne vois qu'un mannequin d'anatomie. Derriére cette peau si lisse, transparente, il n'y a plus 1'autre cp^.s._.Le„corps.._de.l.Vautre Esther, celui que je connais si bien. Qui tant de fois m'a accueilli. Pubis aux poils si noirs, déjä la nuit ä ľentrée de la nuit. Derriere la peau d'Esther ma niéce, peau transparente, il y a des muscles, des visceres, des os. Comme dans un mannequin d'anatomie que ľon deshabille, que ľon dépouille de ses tissus, de ses organes, jusqu'au squelette. Ce corps n'est déjä plus un corps que l'on peut désirer. II est un corps qui va se dépouiller de 294 lui-méme. Se désintégrer. Un corps qui va mourir. De la matiere organique qui sera bientôt détruite, Réduiíe en cendres. Poussiéres dispersées dans ía terre. Je ne sais qui pense cela. J'ai eu un moment ďinattention envers celui que j'incarne ou qui m'incarne, selon la version de mon cauchemar. Si je reviens ä lui, je constate que la jeune Juive qui se tient nue devant moi est aussi bien faite qu'une jeune Aryenne de la meilleure race. Je redoute la conclusion de ce constat. Ľofficier allemand conclut que ľanéantissement d'un tel corps n'en est que plus souhaitable, plus urgent. Pour la premiére fois, la jeune fille tire le violon de son étui sans en attendre ľordre. Aussitot eile se met ä l'accorder avec plus de soin que d'habitude. Et je lui surprends un sourire. Peut-étre se croit-elle charmante, irresistible, affranchie de ľangoisse ? Tout cela est insupportable. Je suis un offi-cier allemand, chef du camp. Et je n'aime pas qu'on me nargue. Qu'on se prévale de ma Sympathie. Qu'on abuse de mon indifference, alors que je peux aboyer et mordre. Mais moi aussi je parviens ä sourire: jeme réjouis qu'il ne supporte pas cela, ceíui en qui je suis. II se dégage de la jeune fille une tranquille assurance, un détachement. Je lis dans son attitude un sentiment de supériorité dont elíe aura bientôt ä rabattre. Son interpretation d'un prelude de Bach est instantanément parfaite. Incomparable. Je refuse le mot «irresistible» qui s'impose. Je comprends - je !e sais depuis toujours qu'elle s'est moquée de moi jusque-lä. Qu'elle m'a menu en se pré-tendant une musicienne amateur, une debutante. Qu'elle a eu l'audace de m'infliger des executions volontaire-ment maladroites, je pourrais dire exécrables. Cen est trop. Dans un allemand parfaitement silencieux, ideal, je lui hurle ľordre d'abandonner ä I'instant son violon sur le sol. De se rhabiller au plus vite, de cacher son indécence. II sera bien temps pour eile d'entrer nue dans une autre nuit. Je lui fais signe de s'écarter. Je suis un 295 officier allemand en fureur. íl est facile ďimaginer cela d'aprés un officier allemand dans un état normal, au repos. Je n'ai pas de mal ä me trouver un modele. Je viens d'interrompre la jeune violoniste au milieu ďun chef-d'oeuvre de notre grand génie de la musique alle-mande. Car la petite Juive était trop ä ľaise avec cette musique, trop intime. Elle en tirait un benefice, un avan-tage insupportables. Elle a obéi ä ľordre ďabandonner le violon sur le plancher. Ľ instrument semble vibrer encore de la musique admirable. II semble vivant. II ne demande qu'ä étre repris par ces mains, dans ces bras d'une musicienne qui sait tirer tout cela de lui. Faire ainsi ľamour avec lui. L'amour de la musique. Le violon semble vivant, mais abandonné, blessé. Fixée au mur, pres de moi, il y a la hache qui parfois me sert ä fendre des büches pour la cheminée. Je suis un officier allemand qui aime tailler lui-méme son bois. Qui aime les soirees devant un feu dans ľätre, avec de belles büches coupées dans la forét. Je m'empare de la hache d'un mouvement théätral. Dans ľ ombre oú eile se tient, j'entrevois le regard de la jeune fille. Elle n'esquisse pas le moindre mouvement. Ne laisse pas échapper le moindre soupir. Tout cela est insupportable. Mais je suis content d'elle. Fier d'elle. Je l'aime ainsi. Alors je lěve la hache trěs haut au-dessus de ma téte et je l'abats d'un coup sur le violon. J'acheve une béte blessée, gémissante. La lame d'acier fracasse le bois freie. Elle a melé sa note unique ä celieš d'un accord dissonant. Cela ne dure que le temps d'un eclair, mais je suis maitre du temps. Je revois encore mon geste. Je repete ce mouvement violent qui ne peut se répéter. Autant de fois que mon dégoůt, que ma revolte me l'inspirent. Je dois me convaincre qu'un tel geste a été pensé, execute. D'un coup, mais comme lentement, pour plus de cruauté, la lame a traverse le fragile instrument. La oú il était encore vivant, depose sur le sol par une petite fille 296 comme un joli chat roux. La lame n'a trouvé d'autre obstacle ä sa course que le plancher de sapin oü eile se flehe. Je me détourne aussitôt comme un matador qui vient de planter ľépée. Je suis ľoŕTicier allemand, ľ artiste de cette composition, de cette nature morte. Je me détourne de tout cela. Je me désintéresse de cette anecdote. Je suis déjä loin. Dans la suite de ma posture. Je pose pour l'Histoire. Je ne veux plus rien voir. Ni sur-tout eile. J'espére ľ avoir détruite. J'appelle ľordon-nance. Je donne ľordre de reconduire la jeune fille jusqu'ä son baraquement. Je suis calme ä nouveau. Maitre de moi. Fier de mon sang-froid. Ma voix est ferme et je parle un allemand silencieux, ideal. J'ai donne ľordre qu'elle soit reconduite. J'ai decide qu'elle ne traversera cette derniěre nuit que vers la nuit. Demain, eile fera partie du convoi de ceux qui partent la oú la musique se fait plus rare. Loin de chez nous, en Pologne. Escortée par le soldát, Esther disparait. Elle repart sans avoir dit son nom. Mais je le connais. Elle s'appelle Esther. Elle est ma niece. Elle empörte avec elie cette image d'une autre Esther que je peux désirer sans interdit. Elle a disparu sans avoir dit un mot ni fait entendre un souffle, une plainte. Je m'étais d'abord tourné vers la fenétre, me détournant de la jeune fille. Maintenant je me détourne de la fenétre et du spectacle de la cour sous la lumiěre des projeeteurs oü eile va apparaitre. Je ne veux aecompagner d'aucun dernier regard cette derniere fois. Cette derniěre traverses de la place d'appel, dans la nuit. Demain matin, lä méme, son nom figurera parmi ceux de l'appel. Mais je ne connais pas son nom. Elle sera une appelée anonyme. La suite de son destin est sans importance, sans intérét. Cela ne me concerne pas. Les sous-officiers s'oecupent de ce genre de choses. Pourtant, je sais que je vois Esther pour la derniěre fois. Ma niece Esther, qui va disparaitre. Et ä qui j'ai confié ľautre Esther de mon existence. Celle 297 dont le corps m'est si familier. Je sais que leurs destins ont pris des routes différentes. Mais elles s'éloignent de moi dans la méme separation, la méme disparition. Je me suis détourné de la fenétre mais je la vois encore. Je la revois. Je me la représente. Je suis maítre du temps et maítre aussi de ľespace au-delä du regard. Au-delä du cadre de la representation. Elle est hors de portée de nies yeux. Elle est hors champ, invisible, mais mon regard ľaccompagne. II ľaccompagnera sans fin. Mais je n'en ai pas fini. Quittant le spectacle au pied de la fenétre, détourné de celie qui s'éloigne ä travers la place d'appel, dans les faisceaux des projecteurs, je reviens ä celui qui me tient prisonnier. Je ne le lächerai plus. Je le tiens. Pour la premiére fois, je me sens plus fort que lui. J'ai atteint le moment d'avoir sur lui le dessus. Quand la resistance sent ä sa portée la victoire contre ľ occupant. Car c'est lui qui m'occupe maintenant. II est minoritaire en moi. II a surestimé ses forces. Tout est prét ä basculer. J'avise ľ arme de poing que j'ai moi-méme dégainée. Qu'ii a posée ostensiblement sur la table, pour effrayer Esther. Je n'ai plus peur de prononcer le prénom de la jeune violoniste, ma niece. Encore une fois, je suis ľ off icier allemand. Je sais que c'est la derniěre fois. Je regarde le revolver avec le vague regret de ne pas m'en étre servi. De n'avoir pas, de mes propres mains, accompli cette iustice de supprimer la violoniste plutôt que.I.e. violom Mais peut-étre, me dis-je, rassemblant encore ce qui traine au fond de ma cervelle d'officier allemand, que cela aurait été lui faire trop de cas. Aucune raison d'ac-corder ä cette petite personne une mort particuliěre. Une de ces morts accidentelles, si honorables, comme il s'en produit ici chaque jour. Une mort sur mesure pour un corps qui ne mérite pas un tel vétement. Nous n'avons pas ici le traitement qui lui convient. Aucune raison de 298 soustraire cette musicienne ä peine passable au sort que nous réservons aux siens. C'esí-ä-dire une mort coupée ä taille unique, la méme pour tout le monde. Uofficier allemand peut encore avoir de telies pensées, qui suin-tent de sa chair, que son corps secrete comme de la bave. Je sens que la maitrise du temps va m'échapper. Le moment arrive oü je commence ä me retirer de mon cauchemar et du corps dans lequel j'y ai été convoqué. Le temps m'échappe, mais il va me rendre la liberie. Je me sépare de celui que j'ai incarné. Je ľabandonne mais j'y laisse encore assez de presence pour qu'il se tienne debout. Peu ä peu, je récupěre la part de conscience, la part ďhumanité que j'ai pu glisser dans sa cervelle, pour qu'elle ne soit qu'un mauvais réve de la mienne. Je dois quitter mon cauchemar. Le temps me presse. Je dois lächer celui qui m'a été donne comme compagnon d'horreur. Mais il résiste. II s'accroche ä moi maintenant. II reclame de l'indulgence. Un peu ďhospitalité réciproque. Un sursis. Les circonstances atténuantes. II a peur de celui qu'il a été. C'est un lache. II a peur de son ombre. II voudrait bien ä son tour se glisser en moi, au moment oü le temps s'inverse. Ou la conscience bascule. Oil ľespace se retourne. Oü l'Histoire n'est pas encore écrite. Je dois me débarrasser de lui, j'arrive au bord du réve, sur ľautre rive. La frontiěre entre la nuit et le matin est proche. Alors je guide encore la main de celui qui m'a tenu prisonnier. Mais c'est maintenant de ľextérieur, car je me suis déjä dépomllé de lni. Je guide sa main comme on tire les fils d'une marionnette. De tels étres sont-ils autre chose que cela? Mais au bout de quels fils ? Au bord de respirer ä nouveau ä la surface de ma conscience, et de retrouver ľ air libre de la vie, je lui imprime ce geste, le seul geste humain dont je puisse encore lui faire cadeau: la marionnette s'empare du revolver et le tonrne contre sa tempe. Avant merne que je puisse voir, séparé de lui de justesse, ce pantin de bois 299 et de chiffon rejoindre sur le plancher, inerte et désar-ticulé, la hache et le violon, je suis reveille par une violente detonation. Je me dresse d'un coup. Je me retrouve seul, assis, au bord du lit. Prét ä tomber dans le vide. Rejeté dans un espace oü la pesanteur exerce ä nouveau sa loi. Je m'étonne d'etre seul. Mais je ne sais quelle compagnie me manque, quel étre est absent, produisant cette solitude. Et puis revient le souvenir d'Esther. Celle qui devrait étre ä côté de moi, dans le lit, et que j'ai imagi-née accompagnant ľautre, emportée avec eile, par eile, vers une destination inconnue. L'une et ľautre mélées. Par ma tristesse, par mon désir. L'une me faisant étendre ä ľautre ľabsence, la separation. Ľautre, celie qui manque ä mes côtés, ouvrant ma conscience ä mon désir pour la premiere. Esther, ma maitresse, s'est retiree sur la pointe des pieds, ä ľaube, comme ďhabitude. Sans doute plus tôt encore. Peut-étre est-elle déjä en route pour un voyage aventureux, destination incer-taine, parmi une bande de jeunes gens et de jeunes filles qui se sentent des ämes de pionniers. Je reste assis dans le lit, mais comme debout au-dessus de sa surface vide. Je me souviens alors du jour déjä lointain oü ce voyage d'Esther a commence. Je devrais dire plutôt ces voyages, qui sont deux suites possibles au méme debut. Le voyage de ma niece Esther, la musicienne d'exception, lä oü mon cauchemar est alle la siuvre,.ou.la projeter_._ Et le voyage d'Esther, ma jeune maitresse, lä oü son réve la porte. Le voyage d'Esther, ma niece, vers une destination inconnue, a commence hier, avec la rafle des Allemands dans ľécole de musique, sous ma fenétre. En fait, il a commence six ans plus tôt, ä une époque oů je ne connaissais qu'une seule Esther: celle-lä, ma petite niěce. Elle avait alors dix ans: c'était ä ľ opera de Budapest, un soir de 1938. Sa mere, ma sceur Lenke, 300 faisait ses debuts dans Les Noces de Figaro, sous la direction de Georg Soíti, lui-méme au pupitre pour la premiére fois. Ce soir-lä, ä ľ opera de Budapest, la representation avait été interrompue au milieu du second acte. Un porte-parole de la troupe ď artistes s'était avancé sur le devant de la scene. Le public, saisi de stu-peur, retenait son souffle. Le porte-parole avait annoncé que Hitler venait ďenvahir ľAutriche. Quelques mois plus tôt, Georg Solti avait assisté Toscanini ä Salzbourg. Un monde venait de se fissurer. Nous étions dans une loge, ma niece Esther et moi. Elle avait dix ans et nous étions venus écouter sa mere, ma sceur Lenke. Esther avait tourné vers moi un visage vidé de tout, pour laisser place ä cette seule question: quel est done cet événement si important pour avoir justifié une telle interruption du spectacle? Une sorte de fin du monde. L'annonce avait été suivie d'un bruyant brouhaha du public: assemblée de réveurs brutalement réveillée. Mais de cette rumeur ne nous parvenait rien d'intelli-gible. Esther restait muette, prétant ľoreille ä la rumeur comme au grondement d'un orage. Attentive ä ce fracas de sombre tempéte, et aussi ä ľexpression de mon visage silencieux. Elle tentait ďévaluer cette tension entre la clameur de tous et mon silence solitaire. Un silence entiěrement tourné vers eile. Quelque chose que je lui cachais. Dont on ne parle pas devant les petites filles, devait-elle penser. Les gens commentaient ľévénement entre eux, bruyamment. Moi, je le gardais pour moi. en silence. Je ne partageais pas ceía avec la petite fille. A quelques kilometres de nous, le rideau s'était levé sur une scéne oü les héros du jour se drapaient dans ľétoŕfe de l'Histoire, pour la conchier. A Budapest, dans la grande salle de ľopéra, la representation des Noces de Figaro allait rendre sa place ä ľart, ä la musique, pour quelques poignées de minutes. La lumíére des lustres a baissé ä nouveau. Pendant quelques instants encore, la 301 musique plus forte que les eructations des canons. Plus forte que le fracas d'un monde qui s'écroule. Que la clameur de ceux qu'il engloutit. Alors, les yeux toujours íevés sur moi en silence -je revois leur brillance singu-liěre pármi ľobscurité qui se faisait ~-, Esther avait légě-rement froncé les sourcils. Son visage si lumineux s'était marqué d'une ombre, d'un accent. Son expression si lisse, si transparente, s'était crispée, obscurcie, pour dire une exigence: eile réclamait d'avance une réponse qui ne füt pas une tricherie. Et eile m'avait demandé: «Si nous devons partir, tu viendras avec nous?» C'est ä cette minute qu'avait commence le voyage d'Esther, ma niece, vers une destination inconnue. Je finis d'interroger ces souvenirs sans parvenir ä tirer d'eux autre chose que de nouvelles questions. C'est alors que la sonnette retentit dans le vestibule. J'étais encore ä l'opčra, six ans plus lot, et e'était la sonnerie qui rappelle le public aprés ľentracte. C'est Esther, encore une autre Esther, ma jeune fille de menage, la troisiěme Esther de mon existence par une insistance de ce prénom autour de moi. II y a ainsi des personnages qui reviennent sous la forme de leur prénom, pour han-ter pendant quelque temps la conscience collective. Alors, une merne generation de parents - pour des rai-sons qu'on aurait tort de réduire ä une simple mode -s'efforce d'offrir ä un merne prénom d'innombrables incarnations. Des enfants naissent et on leur donne ce prénom. On les place sous ce parrainage. On donne au personnage disparu des visages vivants. On lui préte ces nouvelles vies. On célébre sa lointaine figure. On invite en tout lieu son fantóme. II ne faut pas croire que les prénoms apparaissent puis tombent en desuetude par hasard. Ou du fait d'une relation seulement esthétique, prosodique, ä leur sonorité. Certes, il y a de la consonance, mais qui va bien au-delä... Cela a commence 302 avec les saints et les saintes. Et puis ií y a eu les héros de la patrie. Et méme les poětes, les comediennes. Tour ä tour, ils projettent leurs ombres sur des generations de petits enfants qui portent leur prénom comme un habit. Les parents costument les enfants d'un prénom, ä leur naissance. Comme ils les déguisent ensuite pour un bal masque ou pour un carnaval. Au fil des années, j'ai vu paraitre trois Esther dans mon existence. Trois Esther de la méme generation, ä quelques années pres. Mais je pourrais presenter les choses autrement. Je pourrais dire que ľinsistance d'une époque ä prénommer les filles Esther a fini par donner aux filles le role unique d'Esther, qu'elles se sont partagé. Une Esther ä trois visages serait devenue le personnage le plus familier de ma vie quotidienne. Sans doute faut~il une telle densité, et le sacrifice ďautant de filles, pour faire revivre Esther, celie qui sauva son peuple. Ces trois Esther de ma vie, si différentes, pouvaient sembler n'en faire qu'une. Elles se relayaient, au fil de mes journées, comme si une seule Esther avait fini par s'instaíler chez moi du matin au soir. Jusqu'ä ce matin, j'ai retrouvé une Esther quo-tidiennement, ä différentes heures, dans différentes acti-vités, sous différents visages. Et jusque dans la nuit. Alors, j'ai retrouvé aussi un corps. Le corps que toutes trois réunies, au bout de la journée, auraient porté dans mes draps pour la nuit. Et pourtant le corps de la seule Esther dont j'ai connu le corps. J'ai fini par m'habituer ä cette triple presence, ä ces relais de ľune ä l'autre; comme ä ['existence d'un étre unique avec qui j'aurais vécu. Pourtant, Ies trois Esther n'ont rien de commun physiquement, aucun trait de ressemblance: leurs carac-těres, leurs aptitudes, leurs dons aussi sont différents. Je me demande si ľillusion de continuité de ľune ä ľautre aurait pu se produire si elles n'avaient pas porté le méme prénom. II n'est guere raisonnable de réduire un étre aux syllabes qui permettent de le nommer, de le 303 caresser avec la langue dans la bouche. D'avoir cette memoire, cette connaissance de lui en soi. Ce privilege de pouvoir convoquer sa musique ä tout moment. Sans compter que cette méme image sonore, cette méme musique peuvent designer une multitude d'etres fort dif-férents ies uns des autres, sans rien d'autre en commun, sans rien d'autre en partage. Ne suis-je pas secrětement responsable de cette constellation d'Esther autour de moi? De cette concentration, de cette confusion? Ne me suis-je pas entouré de ces trois jeunes femmes pré-nommées Esther pour donner ä Esther plus de chances de survivre ? Pour mieux m'entourer d'elles et en proté-ger une, en me protégeant du risque de sa disparition ? II se pourrait aussi que de discretes aimantations entre des étres - pourquoi exclure cette hypothese ? - obéissent ä ľalliage alchimique entre une personnalité singuliěre et le mot, le nom par lequel ils s'inscrivent dans la société? Uli roman, un tableau de peinture ou un opera sont-ils entiěrement indépendants du titre qui les resume et les programme, méme sous la forme travestie d'une énigme ? Peut-étre n'y a-t-il ni innocence ni hasard dans le port d'un prénom. Dans ce cas, Esther, ľhéroíne de la Bible, determine de loin, du fond de 1'Histoire, cha-cune de mes trois Esther. II y a mon amante, dans la sensualité, ľénergie et ľenthousiasme de ses vingt ans: sa toison noire dit le feu, et la passion, et la nuit, et le_.deuiL ELle_est.la_s_eule dont je connaisse le corps, jusque dans cette noirceur si épaisse, si profonde, entre ses cuisses. Elle vient de s'éloigner de moi pour toujours -je le sens, je le sais -, eile a trouvé dans sa passion du theatre des heroines exemplaires ä faire revivre hors de la scene, dans la vraie vie. Tout au long des deux années écoulées, jusqu'ä ce matin de son depart, Esther m'a rejoint chez moi chaque soir, bien aprěs le depart de mes derniers étudiants. Elle 304 s'est toujours éclipsée de bon matin, m'ayant donne sa nuit et réservant ses jours ä ses autres passions. Elle s'est toujours faufilée d'assez bonne heure dans l'esca-lier pour ne croiser personne. Non pas qu'elle ait craint une rencontre, mais parce qu'elle sait par experience qu'une rencontre laisse une trace, et qu'elle veut choisir de qui la recevoir et chez qui la déposer. Ce matin, eile est repartie encore plus tôt que d'habitude, et sans me réveiller d'un baiser sur les lěvres. II y a ma niece, seize ans, la plus jeune des trois Esther, comme la cadette des trois sceurs, la fille de ma sceur Lenke. Elle est une musicienne d'exception, depuis toujours aussi douée au piano qu'au violon. Jusqu'ä hier matin, j'ai recu sa visitě deux ou trois aprěs-midi par semaine, aprěs ses cours ä ľécole de musique, lorsqu'elle vient me demander un conseil pour s'amé-liorer encore, ou me presenter une difficulté particuliere sur le clavier de mon vieux Bechstein. Sa peau est si pale, sur les joues, sur les lěvres, qu'on la croirait faite d'un verre assez fin pour étre souple; la regardant, on redoute d'etre indiscret et de voir trop loin en eile, ä travers son corps transparent. Ses cheveux sont si blonds qu'on croit ä de la seule lumiere, un éclat doré, tombé du ciel. Cette Esther-lä est depuis longtemps repartie pour retrouver son pere chez qui eile habite, un célěbre facteur ďinstruments de musique, lorsque arrive celie qui prend son relais pour la nuit. Ni ľune ni ľautre de ces deux Esther ne croise jamais la jeune fille, eile aussi prénommée Esther, qui pour financer ses etudes de langues étrangěres tient mon intérieur et fait mon menage, trois matins par semaine. Celle-la est ľaínée, ä quelques mois pres. Beau brin de fille, comme on dit, moitié tchěque moitié hongroise, mais orpheline, eile parle tchéque avec un charmant accent hongrois et hongrois avec un charmant accent tchěque. Cest une 305 Cendrillon, qui aurait pu déjä trouver chaussure ä son pied. Trois jeunes femmes, trois Esther, ont fini par établir dans ma vie une presence continue et quoti-dienne. Elles se manifestent ľ une aprěs l'autre dans mon existence domestique, dans mon activité artistique et professionneľíe, dans ma vie amoureuse. Jusqiťä ce matin, je me suis plu ä cette organisation legere. Et j'ai surmonté le dégoút que pourrait m'inspirer une sorte de polygame incestueux, ou ďimprésario distributeur de rôles ä des jeunes filles pleines de dons et de charmes. Pour me soulager du risque de cette culpabilité, je me dis parfois que chacune des trois Esther que je crois asservir, les enfermant dans la perception d'un étre unique, parvient par cette disposition ä ne prendre de moi et de mes joumées que ce qui intéresse chacune d'elles, L'une liběre l'autre. Et dans ľindépendance ainsi acquise, chacune d'elles m'échappe tout le reste du temps, dans tous les autres lieux et toutes les autres circonstances de sa propre vie. Telle est ľ interpretation la plus équilibrée, la plus insouciante, de mes relations avec ces trois jeunes femmes qui répondent au prénom d'Esther. Cest la demiěre des trois Esther, ľainée, mais la premiere dans le déroulement des joumées, celie du matin, qui vient de faire retentir la sonnette ä ma porte. Elle me rappelle d'un entracte de ma memoire. Par cette precaution de sa discretion, eile m'annonce.son arrivée, avant de faire usage de la clé dont eile dispose. Cest eile, la troisiěme Esther, la demiěre venue dans ma vie ct la premiere apparue dans chaque journée, qui prend maintenant le relais de celie qui m'a laissé seul, dans le lit. Aprěs que m'a échappé, dans un temps parallele, celie que j'ai poursuivie, par les sombres stratagěmes du cauchemar, lä oü je la vois emportée aprěs la rafle d'hier, dans ľécole de musique, quand la fin du monde 306 a commence, sous ma fenétre. Cette demiěre Esther, la premiere de la journée, la demiěre encore présente, distrait ce matin-lä mes pensées d'une depression fatale. D'une force qui pourrait m'arracher ä mon logis, ä mes meubles et ä ma vie, par l'appel du vide, de la fenétre et de la rue trop silencieuse. En ľespace de vingt-quatre heures, il ne me reste que cette Esther-lä. La demiěre, la premiere, celle du matin. Mais pour combien de temps ? Une Esther modeste et raisonnable, avec ses projets bien réfléchis d'apprendre le francais et ľ anglais pour émigrer un jour au Canada. II y a deux ans, alors qu'elle venait d'arreter sa decision de quitter le pays, eile m'a consulté. Sa premiére idée n'avait pas été de partir aussi loin, outre-Atiantique. Elle doutait de pouvoir jamais rassembler les economies nécessaires ä un tel voyage. Elle révait naívement ä la France ou ä ľAngleterre. Elle m'avait demandé ce que j'en pensais. Et laquelle des deux langues me semblait la plus utile, sachant qu'ii s'agirait pour eile comme pour la plupart ďentre nous d'une troisiěme ou d'une quatriěme langue. En effet, nous parlons tous ľaliemand, une langue qui - nous le comprenons - ne nous donnera accěs qu'aux insultes, aux injures, aux insanités, aux ordres aboyés pour nous précipiter vers notre perte. Je lui avais répondu que la France s'était condamnée elle-méme au déclin, ä la défaite, ä la déchéance, le jour oü eile avait ignore sa parole. Quand eile était restée passive, peureuse, interdite, face ä ľagression de la petite république tehécoslovaque par ľarmée hitlérienne, reniant son pacte ďalliance. Pire encore, la France avait été mise en déroute par ľAlle-magne nazie, et le regime fantoche du maréchal Pétain collaborait maintenant avec ses vainqueurs, leur cirait les bottes. Le vieux héros de la Grande Guerre en était réduit au triste role de pantin qui gesticule pour donner ľillusion qu'il existe, qu'il gouverne et que ses mou-vements sont libres. Je vois la France, ce pays en lequel 307 nous avons tant espéré, irrémédiableraent condamné par cette faute originelle ä une pantomime impuissante sur la scene de l'Histoire. Comme eile est déjä réduite ä un role de figurant dans le theatre de la guerre, ay ant décu tous ceux - Tchěques, Roumains, Serbes... (les Hongrois, eux, déjä traumatisés par le traité de Trianon et aigris, mais avec malgré tout quelques irréductibles admirateurs et amis de la patrie de Victor Hugo...) -qui, dans notre partie de l'Europe, ont cru en eile, ont compté sur eile pour leur salut. Quant ä ľAngleterre, je lui conserve une admiration intacte. Mais il est vrai que nous avons moins attendu d'elle, et que nous serions moins blesses qu'elle nous décoive,nous abandonne. ĽAngleterre n'a jamais manifeste le méme intérét pour l'Europe, la méme generositě que la France. Sa grandeur est distante, eile est placée ailleurs, dans d'autres investissements. Son drapeau ne nous dit rien, il ne soulěve aueun espoir, il ne Holte sur aucune barricade, sur aucun champ de bataille de la liberté. ĽAngleterre est toujours restée un peu lointaine. De ľautre côté de ia Manche et de ia mer du Nord, eile est presque sur un autre continent. Et d'ailleurs, eile me semble encore moins facile ä rejoindre que l'Amérique. Esther avait écouté mes raisonnements sans peut-étre bien saisir ce qui les inspirait. Mais eile en avait déduit que le plus simple serait pour eile d'apprendre ies deux langues, le francais et l'anglais - projetant peut-étre ľaccent de ľune sur ľautre, et réciproquement... ,.-,.ce qui, si la France et ľAngleterre lui étaient interdites, lui permet-trait d'envisager le Canada. Celle qui a fait de mes nuits les nuits d'un homme accompli m'a laissé seul dans le lit oü un cauchemar m'a depose au petit matin, comme un naufragé sur un rivage desert. Elle s'est éloignée de moi tandis que s'éloignait simultanément, dans mon mauvais réve, la 308 jeune Esther, ma niece, la musicienne ď exception. Ľune s'était imprégnée de ľautre, car un méme cauchemar me séparait des deux. Dans ce songe empoi-sonné du reel, et dans deux matins successifs, elles s'éloignaient ľune de ľautre, dans les directions les plus opposées, celie de ľespoir le plus fou, et celie du désespoir le plus vraisemblable. Dans le sommeil agité de ma nuit, entre les deux matins, je les perdais toutes deux, elles s'éloignaient de moi, mais je les gardais ensemble, pour les accompagner d'un méme regard, pour ne perdre de vue ni ľune ni ľautre. Pendant les jours qui s'écoulent ä partir de ce réveil, je passe mon temps pres de la fenétre, ä guetter le retour des éléves dans ľécole de musique: mais pourquoi seraient-ils ramenés la ? Pour recoudre et réparer quel accroc, fina-lement jugé malheureux ? Pour raccorder quel temps brutalement, injustement interrompu? Si les éléves reviennent un jour ä ľécole de musique, ils auront ďabord été rendus ailleurs: ä leurs families, ä leurs maisons, ä leur vie quotidienne, au bonheur du prin-temps qui s'annonce. Par-dessus tout, j'attends le retour d'Esther, celie qui, entraínant ľautre que je lui ai donnée pour compagne, a déjä été projetée dans ľhorreur par les visions de mon inconscient. De ce cauchemar, qui n'est peut-étre pas seulement le mien, j'attends qu'elle revienne, qu 'eile réapparaisse dans cette lumiére du jour dont eile est faite. Le bätiment de ľécole de musique et la me tout entiére, sous ma fenétre, restent écrasés sous un silence toxique. La rumeur se répand que, de toutes les personnes emportées par la rafle des AUemands, un seul a été reläché. C'est le concierge. II a pu faire la preuve qu'il n'est pas juif. Ordre lui a été donne de fermer le bätiment, ďen remettre les clés ä la police. Ce qu'il a fait un matin de trěs bonne heure, escorté par deux miliciens, armés de mitraillettes. Nul ne sait ce que sont devenues les personnes - en grande majorite 309 des enfants et des adolescents, apprentis musiciens -arrétées sans motif, emportées arbitrairement, sur simple denunciation. Nous restons terrassés par une absence qui se prolonge. Les families elles-měmes n'osent récla-mer des nouvelíes et des explications. Ceux qui s'aven-turent ä de telies demarches disparaissent ä leur tour. Je n'échappe moi-méme ä ce sort qu'en me precipitant hors d'une Kommandantur oü le sous-oŕľicier de garde, ayant enregistré ma question ~ « Oú se trouve Esther ? » - m'a invité ä m'asseoir dans une salle d'attente. Deux ou trois semaines passent. Le silence toxique est devenu un silence de mort. Plusieurs fois. m'approchant du piano et soulevant le capot, je suis pris de nausées et de vomissements. Incapable de faire sonner une note. La pression du silence est devenue insoutenable. Dans le quartier, le silence est maintenant un gaz mortel. L'ab-sence de musique laisse le terrain libre ä ľ imminence d'une nouvelle brutalite meurtriere du bruit. Le silence et le bruit ont désormais partie liée pour ne laisser aucune place ä la musique, ä la vie. Dans le silence, c'est ľ air respirable qui manque. Dans le bruit, ce sera la possibilité de respirer, les poumons écrasés sous la pression de la ferraille. Un matin, je vais et je viens dans la piece oü se trouve mon piano, le vieux Bechstein que m'a laissé mon oncle Karoly, avant ďémigrer ä Chicago. Et je m'approche de la fenetre, moins pour jeter im regard.ä la rue_que pour _ préter ľoreille. Silence. Ce matin-lä Esther, la troisiěme, ľainée, Cendrillon, la derniěre arrivée des trois dans ma vie, est la derniěre qui me reste. La premiere arrivée chaque matin. Une de ces Esther qu'une generation de parents a Offerte en reincarnation ä ľ heroíne biblique. Elle s'affaire discrětement dans la cuisine, comme eile le fait trois fois par semaine. Je me détourne du silence de la rue et d'une lumiere traitreusement vide. Je reviens 310 vers cette partie sombre, au fond de mon logement, oü m'attcnd mon empreinte comme une vieille robe de chambre. Le vrai sanctuaire de mon intimite, au sein méme du décor de ma vie privée. C'est de ce lieu plein des objets les plus usuels que me proviennent quelques sons familiers. Presque de la musique. Derniěres traces sonores de travaux domestiques. Derniers refuges de vie parmi le silence de mort, ä I'abri de la lumiere traitreusement vide de la rue. Comme je ľai fait tant de fois, ä la dérobée et sans qu'elle puisse en étre consciente -mais certaines fois en laissant mon regard se prendre et s'attarder ä quelque reverie -, j'observe la silhouette d'Esther de dos. Comme tant d'autres fois je contemple son tablier noué ä la taille et son chignon étroitement serré qui garde prisonniěre la couleur de ses cheveux -je me rends compte que je ne ľai jamais vue, que je ne la connais pas - et qui dégage sa nuque. J'observe cette modestie, cette discretion. Mais je sais Esther ä la fois résignée et déterminée. Faux paradoxe: une face est tournée vers la fatalitě du destin, ľ autre vers la nécessité de Faction, pour faire payer aussi eher que possible ä la fatalitě son dernier mot. Esther est si peu bruyante. Elle ne fait rendre aux objets qu'elle manipule par obligation que leur son le plus inevitable, le plus doux, le plus amical. Et d'ailleurs le plus nécessaire pour que ľobjet délivre son message, son petit signe de vie, de complicate rassurante. Pour que le monde des choscs conserve une voix, une musique. Face au silence de mort et ä la lumiere traitreusement vide de la rue, auxquels je tournc le dos, ľappel de cette presence dans l'ombre et de cette petite musique des objets usuels a quelque chose de bouleversant. Alors arrive le moment oü, sous la pression d'un pressentiment tragique, ou du trouble provo-qué par les circonstances, jaillit un eclair de conscience entre ces deux poles: celui du silence de mort et de la lumiere traitreusement vide dans la rue, et celui de la 311 cuisine et de ľ ombre habitée par un étre, et oů des objets font signe pour dire qu'ils sont bien la, fideles ä leur mission. Cet eclair de conscience fait suite ä celui qui m'a fait prendre la fuite de la Kommandantur, sans attendre la réponse ä ma question «Oü est Esther?», comme si j'avais demandé ä étre conduit jusqu'ä eile, lä-bas. Ce troisieme visage d'Esther, ce troisiěme corps si modestement pris dans les vétements du ménage, sont les seuls encore lä, au bord d'un piěge mortel. Sans autre destination que le fond de ce piěge. L'avenir dira si ma niece Esther, la musicienne ďexception, pourra échapper au pire, dont un réve lugubre m'a donne une impression. Cauchemar de l'avoir vue la, dans ce lieu abominable, si proche de chez nous. Cauchemar ďavoir démasqué, dans ce cauchemar, mon désir. Cauchemar de l'avoir entrainée lä pour me la représenter nue, en réve, corps transparent. Cauchemar ď avoir construit cela pour la sauver, sans m'en donner le pouvoir. L'avenir dira si Esther la nocturne, celle dont le corps m'a tant de fois conduit ä la nuit par la noirceur de sa chevelure, de sa toison, corps de mes nuits sans sommeil, sans autre réve que lui-méme, atteindra le bout de son voyage, et se réveillera un matin dans la lurměre d'un pays auquel eile a révé sous les lumiěres d'un theatre. Mais c'est dans le present que je m'empare de celle des trois Esther qui me reste, et ce sont les trois visages réunis que je decide de soustraire ä la menace du silence et du bruit. Maintenant, ma decision est prise. Ce matin-la, comme d'habitude, Esther s'affaire ä ses täches dans la cuisine, je l'observe de loin, eile est concentree sur les gestes et les actions de son travail. Alors j'avance lentement, doucement, vers Esther, la seule Esther qui 312 me reste. La premiere dans la journée, la derniěre des trois dans ma vie. J'avance lentement, doucement, vers eile. J'arrive dans son dos. Je la saisis ä la taille par surprise. Je la tutoie soudainement. Puis je la retourne pour la prendre dans mes bras, dans ľidée toute simple de ľentrainer loin de lä, ä ľautre bout du monde. Est-il encore temps pour mettre fin ä la fin des temps ? 2. Nouveau Monde aprěs la fin Nous sommes en Janvier 1944 et, en compagnie d'une jeune fille prenommée Esther, la derniěre apparue dans ma vie et la derniěre qui me reste, la premiere arrivée dans les journées d'un temps et ďun monde proches de leur fin - une fin du monde qui avait commence sous ma fenétre -, que j'entraine avec moi, nous parvenons ä gagner l'Amérique oů j'ai un parent, mon oncle Karoly, emigre ä Chicago bien des années plus tot et pour des raisons indépendaníes de la fin du monde, seulement liées ä son caractěre et ä son destin d'aventurier, Ancien pianisté lui-méme, mais dans ie genre boxeur de clavier, mon oncle Karoly s'est reconvert! ä lá boxe pure, le noble art, chaque main dans un gant - plus aucun probléme de doigté, seulement la frappe, touš les doigts bien replies -, il a créé dans le South Side, c'est-a-dire dans le ghetto noir, un club rival du Woodlawn Boys Club et une école qui forme des champions, ď elegantes machines .a marteleret aassommer tout ce qu'on pré-sente devant elles. Mon oncle Karoly nous accueille, Esther et moi, facilitant notre installation en Amérique, et il me propose un job dans son Black & White Club, tout en sachant que je ne peux marteler rien d'autre que des cordes de metal, ä ľ aide d'un clavier. «Justement, martěle-t-il en réponse ä mes doutes: le nom du club est un souvenir, évidemment! Les touches blanches et les touches noires, qu'est-ce que j'ai tape dessus dans ma 315 jeunesse! Je ne faisais pas le detail!...» Mais le nom du Black & White Club a surtout laissé entendre que touš les jeunes boxeurs y sont les bienvenus, noirs ou blancs, ä une époque oú le melange n'est pas monnaie courante. Le club a été créé pendant la deuxiěme moitié de la periodě de la prohibition, alors que Chicago est devenue une capitale mondiale du crime, et le Black & White, qui évoque aussi une marque de whisky, est une enseigne provocante, bien vite repérée par la police comme celle d'un lieu pouvant cacher toutes sortes de trafics. La dégaine d'oncle Karoly, devenu Charlie dans le milieu de la boxe, n'aurait ďailleurs pas dépareillé pármi les tranches de gangsters des Nuits de Chicago de Josef von Sternberg ou de Scarf ace de Howard Hawks. Pour faire bonne figure, et pour procurer ä mon Esther une vie décente, j'accepte la proposition et j'abats ma main droite - plutôt delicate, et que mes professeurs, pour m'encourager, avaient parfois comparée ä la main de Liszt lui-méme... -, dans le grand battoir que me tend, largement ouvert, en forme de défi, oncle Karoly, qui devient ä ľ instant Charlie, mon employeur, le boss. Alors, j'invente une méthode d'entrainement des boxeurs rythmée par le piano, et je deviens ľaccompagnateur distingue de quelques belles brutes, dans toutes les categories. Cela me change de l'accompagnement, sur le vieux Bechstein hérité du méme oncle et reste dans ľancien monde, des cantatrices dans leurs exercices quotidiens ou en recital, mais, pour garderle moral, je me dis qu'il ne s'agit pas ďun metier si different. Le piano droit dont j'hérite, pour la pratique de ma méthode, est une vieílle casserole au cadre en bois, capricieux et bien difficile ä accorder, mais la justesse des notes est moins importante que ľajusíement des coups qu'elles déclenchent; voilä de quel détournement de la musique je me rends coupable. Charlie a récupéré ľ instrument pármi le mobilier ďune boíte de nuit fermée par la 316 police, oú il a eu des parts. Je dois m'en contenter pendant quelque vingt ans, et je ne m'en sépare que pour le céder ä un sculpteur célěbre, bücheron forcené, qui me rend le service de le mettre en pieces ä la hache, au beau milieu ďun musée, devant un parterre trěs distingue. Bien sür, mon repertoire et ma technique varient selon qu'il s'agit d'un poids plume ou d'un poids lourd, d'un Noir ou d'un Blanc. Ce sont ďailleurs les Noirs qui adoptent le plus spontanément et avec la plus grande réussite ma méthode de musical training, ce sont eux qui en tirent le plus grand profit pour maintenir un swing d'enfer - un terme utilise aussi bien dans le voca-bulaire de la boxe que dans celui de la musique négro-américaine -, et je forme aŕnsi quelques generations de boxeurs-danseurs, dont le jeu de jambes est directement soumis au clavier, car j'adopte et j'exploite les riffs du jazz et leur dynamique. A cette époque, ä Chicago, je contribue peut-étre ä incarner ce lien étroit entre le jazz et la boxe qu'illustre aussi, ä sa facon, Champion Jack Dupree - de son vrai nom William Thomas Duppree -, éievé dans le méme orphelinat que Louis Armstrong ä La Nouvelle-Orléans, oü il a appris le piano et en a joué dans les bordeis du quartier francais, avant de par-tir pour Chicago oü il se produit au Continental Cafe et trafique de l'alcool. II continue de gagner sa vie comme musicien tout en apprenant la boxe et quand, dans les années quarante, sur les bords du lac Michigan, il enre-gistre pour le producteur Lester Melrose, il a été champion des poids légers en Indiana. Pour ce qui est des Uppercuts, des crochets et autres coups, c'est, selon le poing qui doit les administrer, de ma main droite ou de ma main gauche que je les com-mande, mais j'ai toute une série d'accords ä deux mains pour déclencher les paroxysmes ravageurs, les frappes en rafale, les enchainements gauche-droite décisifs, 317 avec au bout du compte un compte bon pour ľadver-saire. J'ai fait de la musique une arme, ä une époque oü ľon parle de force de frappe, et cela me rappelle un roman que j'ai lu il y a longtemps: j'essaie en tout cas de trouver ä mon activité quelques references hono-rables, et ne serait-ce que vis-ä-vis d'Esther, qui s'in-quiěte de ma carriěre de musicien. Mais ľ art n'est pas absent de ma pratique: j'ai récupéré dans mon écurie le célěbre Panama Al Brown, qui a été champion du monde des légers, et ä qui Jean Cocteau s'est intéressé en France; en fait, il est aussi bon danseur que boxeur. Avec lui, ma méthode fait merveille, autant pour le preparer ä un combat que pour le lancer dans un de ces extra-ordinaires solos de danse acrobatique oü il fait un tabac. Je n'ai jamais obtenu que mon piano soit admis au bord du ring pendant les rencontres - cela serait percu comme une tricherie et comme un handicap pour ľad-versaire - et mes poulains doivent avoir toute la partition dans leur tete. Mais j 'ai lancé la mode des groupies du Black & White: ce sont des jeunes femmes qui s'agi-tent et chantent parmi le public des arěnes, conduites par deux sacrées meneuses. L'une d'elles est Esther, deve-nue mon épouse, que j'associe ainsi ä mon activité pro-fessionnelle, sans parvenir ä désamorcer ses reserves, ä la distraire de sa deception. Lautre, soeur d'un de mes proteges, est une charmante Noire, cadette ďune famílie nombreuse dont tous les enfants portent des prénoms bibliques: Sarah, Rebecca, JessicavpourJej» jlllea, Davidy Abraham et Mo'ise pour les garcons. Elle s'appelle Esther bien entendu et, avec mon Esther, nous avons créé le duo des Esther Sisters, la Blanche et la Noire, mascottes ideales du Black & White Club. Pendant les rencontres, elles se dressent au premier rang dans les moments décisifs, et par une chorégraphie appropriée, renforcée par des imprecations ä caractěre sexuel - le mot jazz lui-méme aurait une etymologie obscene... -, 318 elles remplacent avantageusement les touches noires et blanches de mon piano. II m'arrive, au cours ďune des beuveries qui font suite ä un combat gagné, de confondre les deux Esther, et de ne consentir ä me sépa-rer ni de l'une ni de ľ autre, chacune ayant pris une part égale ä la victoire. Alors je ramene, mes deux Esther ä la maison, car dans ces moments-la eiles n'en font plus qu'une ä mes yeux. Mon Esther legitime manifeste de la comprehension pour que la fete continue comme eile a commence. Mais au lit eile retrouve sa timidité et la modestie de ses attitudes: discrětement assise en retrait, comme une gouvernante qui garde un ceil sur les jeux d'un bambin, eile me laisserait jouer toute la nuit avec les seules touches noires. Alors, mélant le hongrois, le tchěque et ľ anglais, je persifle une pudeur aussi malvenue et trouble-féte, je vante le charme et les agréments d'un passage du duo au trio, et je parviens ä faire rougir cette Esther-Iä, ce qui fait bien lire ľ autre, ä ľabri d'une telle faiblesse. Pour la convaincre, pendant de longues minutes, je ne joue ma partition que sur les touches blanches, mais un simple coup d'ceil suf-fit ä rappeler les noires sous mes doigts, et nous connais-sons alors quelques beaux finals endiabíés, allegro con brio, sur le clavier complet. Quelque vingt-cinq ans plus tard, au debut des années 70, les méthodes d'entraínement de la boxe ont bien change - la musique aussi... -, je songe ä prendre ma retraite - mauvaise idée -, Esther vient de me laisser veuf, eile s'est retirée sur la pointe des pieds, comme eile était entrée dans ma vie, sans me déranger lors-qu'elle pénétrait chez moi ä 8 heures tapantes dans les matins d'un ancien temps, dans ľ Ancien Monde. Oncle Charlie a passé la main, il s'est réfugié dans une villa en Floride et occupe ses journées a méditer au bord de sa piscine, d'un bleu en Technicolor. Lors d'une visitě 319 que je lui fais, je trouve ce colosse si peu sentimental plongé dans une reverie oil je ne le reconnais pas. II commence par me demander de ne plus l'appeler Charlie mais « Uncle Karoly », prononcant Karoly ä la hon-groise, avec ľaccent américain, et Uncle ä ľaméricaine, avec ľaccent hongrois. Pour la premiere fois, face aux flots bleutés de la piscine, je découvre que son regard sombre et farouche m'a cache ses yeux clairs. Quand je lui demande: «A quoi penses-tu?» mon vieil oncle Karoly, sans lever la téte et sans rien changer ä la contemplation de sa piscine en Technicolor, me répond: « Au beau Danube bleu.» Mon oncle Karoly me ramene trente ans en arriere, dans le monde que j'ai laissé avant de le rejoindre, lä ou j'ai été un oncle moi aussi. Bien des vies ont ressemblé ä la mienne, et peuvent se résu-mer comme je viens de le faire, arrive ä un moment ou le temps est parti pour ľ empörter aux points, comme on le dit d'un match ou il n'y aura pas de K.-O., alors qu'on sent arriver les deux derniěres reprises. 3. uranu ■ŕí.cit-v'in-ť' Mais j'ai trente ans ä nouveau, et mes années dans la boxe et le musical training ne sont plus qu'un episode pittoresque, le premier petit boulot dégotté par un emigrant débarquant en Amérique. Aprěs ce détour qui a seulement un peu traíné, et qui mettra du piquant et une note voyou dans ma biographie, je me sens prét ä revenir aux choses sérieuses, c'est-ä-dire ä retrouver la musique classique, ma seule vraie raison d'etre. Mon unique regret est dans la pensée que si je ne ľ avals pas abandonnée pendant un temps aussi long, dans la perception normale de la durée ďune vie - mais cette perception du temps est chez moi aberrante -, cela aurait peut-étre sauvé Esther ďune mélancolie dont eile ne s'est jamais guérie depuis notre depart d'Europe, et que ma déchéance musicale, ä la suite de celie d'oncle Charlie, a sans doute entretenue et aggravée. Le traumatisme des événements de la guerre et de la perte de tout ce que nous avons laissé derriěre nous dans--FAneien Monde - y compris ccttc autre Esther, ma niece, dont je n'ai que trop parle ä celie qui a survécu ä mes côtés - est ä ľorigine de cette mélancolie d'Esther que je viens ďévoquer, de cette discretion dans sa facon de m'accompagner - moi ľac-compagnateur si peu discret -, et aussi de son inaptitude ä procréer: ma pauvre Esther n'a pas sauvé notre peuplc, cllc ne m'a pas donne ďenfant - sans doute a-t-elle éprouvé assez de difficulté ä aller jusqu'au bout 321 de sa propre vie, pour éviter de se proíonger encore dans une autre existence, eile qui s'était pénétrée du sentiment qu'elle n'aurait pas du étre la -, et c'est pour-quoi je suis bien oblige ďassurer moi-méme le role de la generation suivante, dont je devrais étre le pere et, dans ma soixantaine, de devenir mon propre fils, ďavoir trente ans ä nouveau. Mon compatriote, le chef d'orchestre Eugene Ormandy - de son vrai nom Jenö Blau, qui avait étudié le violon avec Jenö Hubay, maitre de l'Ecole hongroise et lui-méme ľéleve de Joseph Joachim -, me propose un poste d'assistant et de répétiteur ä Philadelphie, oü il a succédé au genial cabotin de Stokowski, revenu de son turbulent passe hollywoodien chez Walt Disney et de sa tumul-tueuse idylle avec Greta Garbo, dont les hoteliers de la côte amalfitaine, au sud de Naples, ont longtemps garde le souvenir, plein de tutti et de fortissimi. Un de ces hasards de ľexistence, comme on les appelle, a amené au pupitre de premier violon un petit ange joufflu, tete bouclée, mains potelées, merveilleux musicien au bord de la quarantaine, qui a conserve son physique d'enfant prodige. C'est de lui que je tiens la confirmation que ma petite niece Esther a bien connu le pire, oü ľavait projetée, dans une nuit de l'Ancien Monde, un cauche-mar trěs en decä de celui qu'elle vécut les yeux grands ouverts: expédié avec eile ä Terezin, apres la rafle dans l'école de musique,-le-petit-ange--joufflui-tete-bouc-lée-r-lui avait donne sa main potelée aussi longtemps que possible. Et puis on les avait séparés. Mais ils s'étaient retrouvés côte ä côte pármi les rangs de ľorchestre, lors des concerts qu'ils donnaient pour le parterre des soldats allemands. C'est alors qu'elle avait réussi ä lui confier une chainette en or avec une petite médaille en forme ďétoile qu'elle avait pu cacher et sauver jusque-lä. Le lendemain, eile faisait partie ďun des convois 322 pour la Pologne, et ľon a su que ceux qui quittaient Terezin étaiení envoyés ä Auschwitz-Birkenau. J'ai reconnu en merne temps le petit ange joufflu, tete bouclée, mains potelées, et la chainette en or avec une petite médaille en forme d'étoile qu'il porte maintenant autour du cou. Mais je n'en ai pas encore fini avec les hasards de ľexistence: ä ľoccasion ďun des cinq tours du monde dans lesquels Ormandy a entrainé sa phalange, et pendant une série de concerts en Israel, je rencontre une violoniste prénommée Esther. Je la présente profession-neílement ä Ormandy qui me répond par un sourire de comprehension extra-professionnel: je réussis ä la faire engager pármi les musiciens de rang de ľorchestre, et ä la placer sous la protection bienveülante de mon ami le petit ange joufflu, téte bouclée, mains potelées, premier violon. Ce que je viens ďappeler les hasards de ľexistence ne concerne pas seulement le fait que cette nouvelíe compagne se prénomme Esther eile aussi, comme celie qui a partagé ma vie ďémigrant en Amé-rique. Ce que je viens ďappeler les hasards de ľexistence ne concerne pas non plus le fait que cette Esther soit violoniste, comme ma niece Esther, la musicienne ďexception dont je n'ai plus eu de nouvelles - comme de ma sceur Lenke, sa mere - et que, depuis un réve terrible et prémonitoire, je sais avoir aimée et désirée alors que je laperdais äjamais. Ce que je viens ďappeler les hasards de ľexistence concerne le fait que cette jevme Esther violoniste est Ja fillc.de cette autre Esther de ma jeunesse, celle qui arrivait avec le soir, et qui m'avait quitté au petit matin ďune derniěre nuit d*amour pour se lancer, avec un groupe d'amis dont eile partageait la passion pour le theatre yiddish et ľengagement dans le sionisme, dans un voyage aventureux ä Tissue improbable, avec pour objectif un pays qui n'existait pas encore. C'est ainsi qu'en nous racontant l'un ä ľ autre les histoires plus ou moins romancées de nos viess de 323 nos parents et de nos origines, je me retrouve mon propre fils en effet, dans une aventure sentimentale avec la fille du grand amour que j'ai eu ä un autre moment de mon existence, ou de ľ existence de mon pere, dans une autre version du scenario. J'ai bien trente ans ä nouveau puisqu'ii taut faire vivre ia descendance que je n'ai pas eue. Esther entre dans sa vingtiěme année au moment de notre rencontre ä Jerusalem, en 1977, et il y a done entre nous une difference d'äge et ďexpérience qui pro-duit quelques beaux moments de passion amoureuse, mais aussi une impossibilité radicale, děs le debut, ä lier profondément nos destins. Esther est ä peine ägée de vingt ans et je me dis en avoir trente, mais la balance de nos mémoires accuse un écart bien plus grand. Pour-tant, Esther appartient ä cette lignée issue de ľhéroi'ne salvatrice des siens qui avait porté ce prénom dans la Perse du roi Assuérus, arrive sur le tróne en ľan 3392 de la Creation du Monde, et qu'elle avait épousé dans un royaume qui s'étendait sur cent vingt-sept provinces depuis l'Inde jusqu'ä l'Éthiopie, comme ľenseigne le Rouleau ď Esther, ou sont relates les soixante-dix ans d'exil et de persecution du peuple d'Israél en Babylo-nie. Esther a sur moi la supériorité ďune legitimite biblique: lointaine descendante de la niece de Mardo-chée, eile est la fille de la seule des trois Esther ä avoir pu contribuer ä nous sauver de ľanéantissement, eile est la preuve vivante, intouchable, invulnerable, de cet exploit, de ce prodige. De sa naissance en terre promise, enfin reconquise, eile a puisé, retrouvant des racines trěs anciennes qui Font attendue, une beauté des temps antiques, mais aussi une trempe ä l'avenant, un carac-těre, un temperament inépuisables et épuisants, et deux jeunes hommes de trente ans - qu'il faut voir dans celui qui en a soixante - ne sont pas trop pour la satisfaire. Esther ne tient pas en place et la vie de ľ orchestre, avec sa discipline et sa routine, n'est pas faite pour eile. Nous 324 vivons des années sans automne, ni hiver, ni printemps: seulement des étés torrides avec ďeffroyables orages et des deluges de fin du monde. A sa mere, celie qui a été la passion de ma jeunesse - la jeunesse de mon pere, dans une autre version du scenario -, eile raconte qu'elle vít une grande aventure avec le fils. de celui qu'elle a connu. Moi-méme, j'oublie sa mere en eile, car la jeune Esther remonte ä une histoire plus ancienne: son physique la place ä ľorigine ďune lignée, et sa mere, ľ Esther des nuits de ma jeunesse, devient la lointaine descendante de sa fille, cette Esther biblique issue de croisements et de la longue histoire qui a porté ses ancétres jusqu'en Europe centrale. Cette jeune Esther est la plus antique, la terre de sa naissance lui a donne cela. D'ailleurs, je ne lui imagine pas de pere: eile ne peut étre que la premiére, ľancétre de tous les autres, la fondatrice, directement née de la terre. Nue, eile est ä la fois la jeune fille éternelle, vierge farouche, et la femme absolue, mere de tous, ľancétre si ancienne que sa vieiílesse se perd et tombe en poussiere comme des vétements en loques, la íaissant nue avec son corps et son visage de jeune fille, de jeune vierge. Sa mere, la maitresse des nuits de ma jeunesse - la jeunesse de mon pere, dans une autre version du scenario - avait une chevelure et une toison d'un noir profond, et c'était la, dans cette teinte, dans cette nuit, que s'était conservée, que s'était maintenue, la lignée, au fil des generations. Sa fille, la jeune ancéíre. absolue, fondatrice retrouvée, est une reserve de noir, de nuit, toujours intaetc, du char-bon ä brüler pour cinq mille ans, et la touffe de polls de son pubis est gardienne du lieu ou la tribu a depose son secret immemorial, son tresor. Je pénětre la, en eile, en plongeant aussi mon regard dans le sien, et pour guetter au fond de cette autre nuit ľ éclat du secret invisible auquel mon corps n'a accěs qu'ä tätons, plus bas, entre ses cuisses. Je n'ai jamais éprouvé jusque-lä, dans 325 ce que ľ on nomme trivialeraent ľamour physique -comme s'il y avait des categories dans ľ amour -, une telle sensualité du Temps, une telle volupté de ľHis-toire, non seulement la promesse ďun instant de jouis-sance extréme, venue du fond ďun corps, mais d'une ivresse et d'une extase retrouvées, venues du fond des äges. Pourtant, eile est aussi une jeune femme moderne qui, pour faire ľ amour, quitte un blue-jean et un vague pull-over, mais dans la nudité Esther est la femme qui a traverse les voiles du temps. II m'est impossible de ľ imagine? fille de celie que j'ai connue quelque quarante ans plus tot, et qui me semble au contraire sa lointaine descendante, d'une race mélangée, dans une inversion des siěcles. 4. Chaque crise grave en Israel ramene Esther dans son pays, ou je ne peux la suivre qu'une seule fois: la der-niěre. Cest en 2002, ľannée de ses quarante-cinq ans: j'ai été invité ä présider le jury de fin d'études d'une école de musique ä Jerusalem, oú Esther enseigne le violon épisodiquement. Par une ironie du sort, nous avons été logés dans un hotel oil l'ambiance musicale est generale et continue. De la musique, il y en a partout, tout le temps. La musique est venue ä bout du bruit, mais aussi du silence, au point qu'elle est ä ľoui'e ce que l'obs-curité épaisse est ä la vue:: la ou le visible s'engloutit et s'épuise. Mais la chambre qui nous a été allouée, pármi les plus confortables, offre ce luxe que ľ ambiance musicale peut y étre coupée, le silence devenant une option couteuse. Cest un apres-midi, la veille du concours, et Esther m'a laissé seul ä ľhôtel pour rendre visitě ä des élěves. Ľheure n'esí pas arrivée de nous retrouver et -pourtantj-derr-ie-re-la-fenétre de la chambre, aux doubles vitres épaisses, isolantes, qui ne s'ouvrent pas, j'observe la rue dont je ne peux rien entendre et qui, dans ce silence, semble attendre quelque événement, quelque bruit, plus fort que les parois de verre. Ce silence dans lequel le spectacle de la rue est artificielíement plongé, du lieu oil je ľobserve, est une menace, comme dans un film de terreur. De ľ autre côté du double vitrage, la rue est dans un autre monde, un decor indistinct et sans 327 contours, mais oů pourtaní la fin du monde peut encore arriver. De ce monde, je ne vois que de vagues images, des taches de couleur en mouvement, une agitation muette, incomprehensible. Du regard, j'accompagne deux silhouettes qui traversent la rue vers la terrasse ďun café et que j'imagine étre celieš d'un jeune couple. Cest au moment oü je les perds de vue que ľunivers des sons m'est brutalement rendu par une irruption vio-lentef qui force toutes les parois en les secouant comme des feuilles. Cest une terrible explosion, puis une boule de feu et des nuages de fumée ä ľendroit méme oů je viens de voir les deux taches colorées s'avancer parmi les tables de la terrasse. Instantanément, ľagitation des étres et des objets aux contours flous s'est accélérée mais, apres la forte deflagration, les bruits qui font suite cessent de me parvenir: suis-je devenu sourd? De ľ autre côté du bruit, il y a le silence ä nouveau, un silence semblable ä celui d'avant, le luxe maintenant douloureux d'une option coüteuse, non pas le silence de la musique interrompue, mais le silence d'une censure, ou d'une anesthésie. Je me précipite dans le hall de ľhô-tel aux baies vitrées, explosées: des millions ď éclats projetés au sol y forment une couche de givre. Mais, avec d'autres clients, nous sommes refoulés par le personnel qui interdit toute sortie et nous demande de regagner nos chambres. Lorsque je retourne ä la fenetre, le spectacle a légěrement change, et des sons parvien-nent ä franchir, comme pé-nible-msntyles doubks-parois de verre supposées rendre le monde silencieux, serein et indolore: ce sont des sirěnes de police et ď ambulances qui mélent aussi les éclats bíeutés ou rougeoyants de leurs gyrophares. Alors, je repense au jeune couple et ä la tragique coincidence de leur arrivée sur la terrasse du café avec ľ explosion: je ne sais pourquoi j'imagine que ce jeune homme et cette jeune fille, qui figurent inévi-tablement parmi les victimes, sont deux musiciens, can» 328 didats du concours de ľécole de musique que j'aurais du auditionner ie lendemain, et je me fais cette observation absurde: cette année, il n'y aura plus que des Chinois au concours de ľécole de musique de Jerusalem. Je ne peux detacher mon regard, derriěre le double vitrage épais, de ľ activité des sauveteurs qui s'affairent parmi les corps ensanglantés et mutilés, du va-et-vient des brancards, du depart en trombe des ambulances puis, lorsque les corps entiers, blessés ou morts, sont dégagés, je vois les religieux arriver pour ramasser les débris déchiquetés et disperses: les mains, les pieds, les tétes, les bras, les épaules, les genoux, les oreilles, les fragments de cuirs chevelus, de peau, qu'ils enveloppent minutieusement dans des sacs en plastique. Toutes ces operations prennent du temps et l'heure du retour d'Esther approche, mais je suppose que le quartier a été bouclé, qu'elle aura du mal ä me rejoindre, que je dois étre patient et, face ä la fin du monde, rester confiant, optimiste et bienheureux. Je commence ä attendre un coup de fil et puis, le silence intérieur de la chambre se maintenant dans cette bulle artificielle oü je suis coupé de tout, j'observe différemment le spectacle de la rue, la terrasse de café dévastée, ensanglantée, calcinée, oü les religieux febriles ressemblent ä des enfants qui s'activent ä une cueillette avant l'orage, comme si la foudre n'était pas déjä tombée. Le silence de la chambre devient insupportable dans ľattente d'une sonnerie du telephone. Je songe alors ä ouvrir la television: derriěre la vitre épaisse de ľécran, je vois, de plus pres maintenant, les images de ce qui s'est produit sous ma fenétre, de cette fin du monde qui a commence la, ou plutôt qui a recommence lä, qui s'est continuée lä, aprěs un debut qui remonte peut-étre au commencement de tout; la fin a commence avec le reste, la fin a commence avec le debut. Ce soul des images comme on n'en voit jamais ä la television, oü je comprends qu'elles sont soigneuse- 329 ment expurgées pour ne pas choquer les ämes sensibles, pour ne pas envenimer les choses et ne pas mettre de ľhuile sur le feu, comme on dit. En ďautres temps et ďautres circonstances, on a reconnu la force et la valeur des images pour témoigner d'une horreur restée impensable, puis réputée irreprésentable, et ľ on a fini par admettre que, sans les images, le mensonge et la dissimulation ľauraient empörte, afin que personne ne puisse croire ä la fin du monde. Mais la fin du monde n'est pas un événement si abstrait, si inédit, si impensable, qu'il ne puisse produire des images. La fin du monde n'est pas d'une nature physique si étrangěre ä la perception humaine qu'elle ne puisse étre regardée. La fin du monde n'est pas une invention si extraordinaire qu'elle échappe ä la description, ä la representation . Cela peut sembler paradoxal, car ä quoi bon décrire et représenter s'il n'y a plus personne pour entendre ni pour voir ? Ce paradoxe est une illusion: il y a toujours ceux qui croient échapper pour toujours ä la fin du monde, et ceux-lä ne veulent ni voir ni entendre ce qu'ils continuent d'entendre et de voir, contaminé par la fin. Si la fin du monde est pensée par des imaginations aveugles, ses images sont visibles, ä moins de leur opposer une conscience frappée de la méme cécité. II y a une complicité dans ľaveuglement, celui de la pensée et celui du regard. Je n'ai jamais revú Esther. Son visage-etsoneorp^-d'une perfection antique, n'auront pas connu le vieillis-sement, ils étaient d'avance ceux de la tragédie. Je n'ai jamais revu Esther, désmtégrée, comme je n'avais jamais revu, en tant qu'héritier de ma propre memoire, léguée par cet autre moi-méme oü je peux voir le pere de celui que je suis devenu, une autre Esther embarquée un matin de 1944 par une rafle de SS dans une école de musique d'une ville ď Europe centrale, une fin du monde qui 330 avail commence sous ma fenétre. Et je ne peux m'em-pécher de voir dans ľévénement ä la terrasse du café de Jerusalem le prolongement de Lautre, la suite de la fin du monde, sous ma fenétre, sa continuation logique, destinée ä réalíser le méme projet. Je n'ai pas revu Esther et le lendemain matin, me.présentant ä ľécole de musique pour y présider le concours, je constate en eŕfet, comme je ľai pressenti, le grand nombre de jeunes musiciens chinois. Ľ administration de ľécole m'in-forme qu'il y aura deux candidats de moins qui ont été rayés des listes, victimes la veille, avec Esther, de l'attentat dans le café oü ils avaient rendez-vous avec eile pour recevoir ses derniěres recommandations avant les épreuves. Esther, celie qu'avait connue dans sa jeu-nesse cet autre que j'ai été, la mere de celie que je viens de perdre, alors ä la retraite dans le kibboutz de Galilee dont eile est la fondatrice, a peut-étre eu, apprenant la nouvelle, le sentiment d'avoir échoué ce jour-lä ä offrir ä son peuple un peu de sa survie, car celie qui a été assassinée était sa Lille unique, et le mode de vie qui a été le nôtre, fait de turbulences, de voyages et de separations, nous a tenus éloignés de ľidée de procréer et des conditions mémes de fondation d'une famille. Je suis done seul ä nouveau, dernier rejeton de ma lignée, mon propre fils unique, orphelin de moi-méme condamné ä m'avancer une fois encore vers la trentaine et vers une nouvelle maturite - moi ľéternel immature qui a déjä rate deux fois ce rendez-vous de l'existence -, bon pour aller ä ía rencontre d'une nouvelle generation et d'une nouvelle Esther. A vrai dire, je suis bon tout d'abord pour prendre ma retraite, ä quatre-vingt-dix ans sonnés, malgré les apparences. Je n'ai plus rien ä espérer du Nouveau Monde. ĽAmérique tout entiěre est un territoire incertain entre 331 géographie physique et jeu video. A vrai dire, ľ Arne-rique est bien lasse, épuisée par ses inventions, par ses simulacres et par ses propres doubles, déc,ue de n'avoir eu raison que pour y perdre ses forces, sans le gain d'au-cune reconnaissance universelle. Les paupieres de ľAmérique sont bien lourdes et rougies, et son sommeil est agité, ä moins que ce ne soit une continuelle insom-nie, dans une nuit dont ľaube enchaínerait directement avec le crépuscule suivant. ĽAmérique puritaine, sou-cieuse ďéquité íorsque ľéquité est socialement et économiquement rentable, a fini par établir et par faire respecter les quotas et les sous-quotas, les categories et les sous-catégories, comme un taux de change oŕľiciel. Elle est devenue le pays de tous et d'aucun, eile n'est plus un pays, eile est un monde effondré sous ses images. ĽAmérique s'est lassée de ses actions loin-taines, de ses alliances, de ses calculs, de ses strategies. Tout est maintenant trop loin d'elle, envahie qu'elle est par ce qui s'est détaché du lointain, aggravant en méme temps la separation et l'invasion, accusant en méme temps la difference et ľindistinction. ĽAmérique est un fantóme sans contour, un spectre gris, sans la belle päleur des spectres, un fantóme diffus, un empire fan-tome. II y a déjä quelque temps que New York n'existe plus et pourtant c'est ä New York que la fin du monde a recommence, comme si cette fin pouvait encore avoir un debut. Un retour en Europe n'aurait aucun sens etj'y devien-drais instantanément un vieillard pres du tombeau, y retrouvant non seulement les lieux mais aussi les vraies dates de ma naissance et, inévitablement, de ma mort. ĽEurope, prétendument en train de se construire, mais si profondément détruite, je ľai retrouvée épisodique-ment, ä la faveur des tournées de ľorchestre. En realite, de l'Europe que j'ai quittée quelque cinquante ans plus 332 tôt, je n'ai rien retrouvé ď autre qu'une sorte de mas-carade, dans un décor de theatre. Pendant des siěcles, l'Europe a pensé le monde, jusqu'ä sa fin. Désormais, l'Europe s'est absentee de la pensée du monde. Elle n'est plus ni la conscience du monde ni dans la conscience de sa propre fin. ĽEurope a perdu la joie et sa peur est singuliěre, puisqu'elle a perdu aussi le temps dont la peur est la mesure. ĽEurope n'a plus de moyens ni de raison de savoir qu'elle est prise entre la mort et la mort, entre le debut de la fin et la fin sans debut ni fin. Dans son agitation, dans sa gesticulation pour renaitre, sa folie est singuliěre, puisqu'elle a perdu le siěge méme de la folie: ses pattes s'agitent, propulsant son corps en avant, et eile bat des ailes comme pour s'envoler. Mais eile a perdu le projet de voler et jusqu'ä ľidée méme du vol: son mouvement mécanique est celui d'un corps poussé droit devant lui par ce qui lui reste ďélan - vestige d'une vitesse anciennement souveraine -, volaille encore en équilibre, dans un affolement déri-soire de ľ organisme, alors que sa téte a été tranchée et reste sur le sol, derriěre eile, inerte, n'exhibant plus qu'un profil fuyant oü s'ouvre un ceil rond. Le seul pays qui peut me sembler nouveau est aussi le plus ancien, c'est le seul vrai pays d'Esther: lä méme oü je ľai perdue. TTT J.J..L. La fin Nouvelle époque, vers 2042, divagation «La falsification du mythe atteste une affinité elective avec le vrai mythe. Peut-etre cet art seul serait-i! authentique, qui se serait libéré de ľidée ďauthenticité méme, de ľétre-ainsi-et-pas-autre-ment.» Theodor Adorno, Philosophie de la nouvelle muüque La fin du monde a commence sous ma fenétre. II fal-lait bien que cela commencat quelque part: il se trouve simplement que je suis bien place pour parier de ce debut. A vrai dire, on peut se demander si cette fin du monde aura jamais une fin, ou si nous sommes condam-nés ä une fin interminable, ä une catastrophe suifisante pour nous détruire mexorablement, c'est-a-dire pour nous ôter tout espoir de nous sauver, mais insuffisante pour se détruire elle-méme jusqu'ä fínalement s'éteindre. Une epidémie meurtriere et definitive, mais qui s'étend sans fin dans ia poursuite de sa proie. Cette année 2042, si tout ne va pas plus mal que ďhabitude, je féterai mes cent trente ans. Cela peut sembler un bel äge, mais il faut y voir une revanche sur la mort si souvent rencon-trée dans la défaite, et cent trente années - plus quelques autres, je ľespére - ne sont pas trop pour avoir vécu avec trois Esther. Je vais avoir cent trente ans, mais je cache bien mon äge et, de ľavis general J'en parais cent de moins. D'ailleurs, je me sens dans les dispositions ďesprit ďun homme au debut de sa maturite, en pleine possession de toutes ses forces et capacités. Je pourrais presenter les choses autrement, avec moins de vantar-dise, avouer un äge moins venerable, renoncer ä un effet sensationnel et reconnaitre que je suis bien né de la der-niěre pluie, c'est-ä-dire que je ne suis qu'un petit jeunot qui atteint tout juste la trentaine, bien que, du fait de 339 mon excellente memoire de tout ce que j'ai vécu - et aussi de ce que je n'ai pas vécu -Je peux me prévaloir ďune centaine ďannées de plus. Cela dit, je n'éprouve aucune géne ni aucun inconvenient ä rester dans ľindé-cision, dans ľindistinction, dans ľindétermination, et ä passer du sentiment d'avoir cent trente ans et ďen paraitre cent de moins, ä ceiui d'avoir trente ans et d'en ressentir cent de plus sur mes épaules. Tout cela pour faire compřendre que la fin du monde me conceme de toutes sortes de f aeons depuis bien des années, que je suis dans la fin du monde depuis toujours, et que je ne m'en sortirai qu'avec la fin de ma propre vie, qui sera ä la fois la vraie fin du monde ä mes yeux et la fin de cette fin du monde que j'aurai vécue jour aprěs jour. Cétait une époque oů bien des Israéliens avaient déjä quitté le pays, sous la pression de ceux qui voyaient dans ce territoire exigu la population d'un ghetto déjä rassemblée pour étre enfermée dans un camp de concentration, bientôt un camp ď extermination, afin que soit parachevée la besogne massivement entreprise par I'Al-lemagne nazie et ses complices. Cétait aussi ľépoque oü ľarrivée d'émigrants asiatiques, principalement des Chinois, s'était encore accélérée, apportant une main-d'eeuvre qui remplacait aussi bien les Israéliens fuyant la terreur quotidienne que les Arabes dont on se méfiait. Je me suis présenté aux services d'émigration pármi un contingent d'émigrants asiatiques^etmes premieres relations en Israel ont été avec la communauté chinoise. D'ailleurs, je ne connaissais plus personne, je n'avais dans le pays ni famílie ni ami, depuis que la mere d'Es-ther - telle était devenue, au bout du compte, celle qui avait d'abord été ľEsther de ma jeunesse, la jeunesse de mon pere, ou de mon grand-pére, dans une autre version du scenario - était morte paisiblement au milieu de ľoeuvre qu'elle avait fondée. 340 Cest pármi la communauté chinoise de Jerusalem, dans Chinatown, que j'ai rencontre une jeune fille originate de Shanghai, installée avec sa famille en Israel depuis quelque temps déjä - touš convertis au judaisme et respectueux de ľorthodoxie la plus striete -, et qui avait renoncé ä son prénom chinois sigmfiant «Fleur de lotus» pour adopter celui d'Esther. Děs le premier regard échangé avec Esther Tchan, j'ai compris que j'avais trente ans ä nouveau, et que cette jeune Juive d'origine chinoise serait la derniere Esther de mon existence. Pendant les premiers temps de mon arrivée dans le pays, alors que nul n'était sür d'etre encore en vie cinq minutes plus tard, il m'arrivait d'avoir besoin d'une preuve que je n'étais pas déjä mort. Esther Tchan m'avait apporté cette preuve quand, dans les moments qui avaient suivi le premier regard, je m'étais trouvé seul avec eile dans un ascenseur: mon coeur battait si fort, et mon sexe s'était tellement tendu sous ľeffet de pensées obscěnes dont eile était le centre - je devrais dire: la victime - qu'il ne pouvait y avoir aucun doute: j'étais bien vivant, etplutôt promis ä ľenfer qu'aupara-dis. S'il y avait eu quelques étages de plus, j'aurais peut-étre eu le temps de commettre un attentat ä la pudeur et aux bonnes mceurs, mais nous étions dans un immeuble qui restart ä mi-chemin entre la terre et le ciel. Le sep-ticnic ctage n'était qu'un septiěme demi-étage, encore ä mi-chemin du septiěme ciel,- ■ A force de raconter ma vie et chaeun de ses nouveaux departs, je perds le goüt de l'anecdote et des details, comme si, en dépit de mes décollages successifs, et de ľillusion de jeunesse ou d'éternel retour qu'ils peuvent produire, mon veritable premier envoi, déjä lointain - ä ľépoque des premiers meetings d'aviation et des premiers combats aériens de la Grande Guerre, dans le ciel 341 d'Europe... -, avait fini par me propuíser ä une altitude d'oü la vision s'épure, incitant plutôt ä la contemplation silencieuse qu'ä la description bavarde. La vie que j'ai menée pendant une trentaine ďannées jusqu'ä ce jour, auprěs d'Esther Tchan, est entiěrement fondue dans ľhistoire de cette premiere moitié du xxie siěcle oü ľon va oubíier de célébrer le centiěme anniversaire de la fin de la Deuxiěme Guerre mondiale: non seulement tout cela s'est efface des mémoires, mais la celebration elle-méme n'aurait aucun sens, puisque la guerre a continue encore longtemps aprěs sa fin, la fin du monde encore longtemps aprěs son debut. Depuis bien des années, peut-étre des décennies, j'ai perdu le sentiment ďune quelconque singularitě de mon destin, en dépit de son extravagance, et cette nouvelle tentative d'entrer dans la maturite aura été la bonne, puisque je suis enfin devenu un homme comme tout le monde, avec femme et enfants, cette charmante progéniture d'Eurasiens dont je suis ä la fois, non sans quelque fierté, le pere, le grand-pére et ľarriere-grand-pere. A ľabomination de l'Histoire qui sabote ľhistoire des vies, qui en salope le román, il arrive que le román des vies, dans la survie, ne puisse faire suite que par la divagation. Depuis le moment de ma rencontre ä Jerusalem avec Esther Tchan, jusqu' au jour present, au coeur de la Chine, pres de quarante ans plus tard, alors que je m'apprete ä féter mon cent. trentiěmeanniyersair-e.i-majíie,.assoup-l.ie. et affinée par les années comme la päte des strudeis d'une voisine d'immeuble dans ma jeunesse, une vie longuement étirée par une enfance dans l'Ancien Monde, une croissance dans le Nouveau, et une maturite dans un monde improbable, m'a permis de me couler dans les événements et dans l'Histoire jusqu'ä m'y fondre, y disparaítre, n'y offrir aucun relief, aucune resistance. Je suis un étre historico-dynamique, mon coefficient de 342 penetration dans l'Histoire est ideal. Je peux affirmer sans vantardise ni fausse modestie que je suis ä moi seul ľhistoire de la premiere moitié du xxic siěcle, non pas que mon destin ait été si grand qu'il ait acquis une dimension historique, mais parce que l'Histoire eile-méme a été petite, assez petite pour étre tout entiěre vivable et vécue par un individu ordinaire, pour peu qu'il ait été place au bon moment ä ľendroit oů le courant se forme. En ce debut du xxie siěcle, le courant s'était forme la, trěs précisément dans cette petite com-munauté de Chinois naturalises Israéliens et convertis au judaisme, oů j'avais atterri par hasard, un courant qui, comme on le sait, a porte les homines et l'Histoire bien loin de la. A ma facon, j'ai été un prophěte lorsque j'ai choisi pour compagne, en vue de refaire ma vie, comme on dit, une jeune Esther chinoise, si ľon consi-děre la tournure prise par les événements au cours de ces trente derniěres années. Qui aurait dit alors qu'Israel n'échapperait ä la destruction totale qu'au prix de son invasion, de sa colonisation douces par la Chine ? Car, malgré tout, les nouveaux Juifs chinois restaient percus comme des Chinois, ce qui était moins insupportable pour les voisins et pour quelques autres, méme si, comme ľa récemment declare le grand rabbin Moshe Xao Xing: «L'espoir n'est pas interdit de convertir la Chine tout entiěre, et que le monde doive compter un jour avec un bon milliard de Juifs.» Comme on le voit, les Chinois se soní vite adaptés ä ľhumour juif, comme ils s'adaptent aux conditions de vie les plus ingrates. Dans ma propre famille, je fais figure de monštre pré-historique. Parmi mes enfants et petits-enfants, ä la peau dorée et aux yeux finement brides, je suis une statue, témoin des temps anciens, plutôt qu'un étre vivant qui se met ä table, avec un solide appétit, deux fois par jour, parmi les siens,mais ä une place apart, car j'ai toujour« refuse la cuisine casher et ne consentirai jamais ä me 343 priver des saucisses grillées ou du salami: on peut avoir le cceur casher sans y obliger l'estomac. La couleur de ma peau, tannée par les ans, n'est plus ce blane dans lequel les Asiatiques voient du rose, mais la couleur des parchemins anciens, ceux des Séfarim et des vieux manuscrits en hébreu, merne si ma mécréance et mon goüt immodéré pour les nourritures interdites me font plutôt percevoir comme une idole pai'enne que comme quelque personnage biblique postdiluvien. D'ailleurs, ma legitimite a été longtemps contestée, et je n'ai d'abord été ľobjet ďaucun culte, d'aucune veneration, d'aucun respect particulier: cela me désolait! Avoir sur-vécu tant de fois ä la fin du monde, avoir lutté contre ľ extermination en alignant trois vies plutôt qu'une, étre ce héros anonyme, ce soldát inconnu miraculeusement mort-vivant, et ne méme pas bénéficier ďune place assise dans la salle oü se projette le film sur la fin! Impie ou agnostique, j'étais jugé peu convenable par ceux qui avaient adopté une foi ä laquelle je ne me suis jamais senti réduit, et ľaberration de la Loi religieuse a sans doute permis ä des millions de Chinois de sauver le judaisme en rejetant parmi les goyim les vieux Ashké-nazes comme moi, incroyants et oublieux de la tradition, íl n'y a guěre eu que la musique pour me donner ma place parmi la comraunauté. Ľ Extreme-Orient a compris {'importance de la musique occidentale et du grand repertoire, aujourďhui abandonnés par les pays oü ils sont nés eí ont eu leurs meilleurs inierpretes;etprm--cipalement par cette Europe dont on connait le sort. Et, de nos jours, les meilleurs étudiants en musique sont asiatiques: chinois, japonais, coréens, vietnamiens. La Chine est revenue en arriere dans ľhistoire de la musique pour retrouver la fourche oü 1'Orient et l'Occident avaient bifurqué, il y a bien des siěcles, aprěs le tronc commun oü les deux versants de la terre s'étaient d'abord partagé la trompette guerriěre, le tambour et la trompe de 344 chasse: les Asiatiques, de leurcôté, allaient développer leur musique sur les instruments ä percussion tandis que, d'un autre côté, les Grecs s'apprétaient ä cultiver la lyre, les Romains le buccin, les Scandinaves la harpe, les Hébreux et les Égyptiens leurs longues trompettes. Les Chinois sont revenus en arriere jusqu'ä la bifurcation, et puis ils ont refait tout le chemin, ont parcouru la route explorée par ďautres et qu'ils avaient négligée, et les voilä maintenant devenus les meilleurs pour constituer et diriger des orchestres philharmoniques! Je ne suis plus jamais retourné en Amérique, j'ai aban-donné le Nouveau Monde comme j'avais fui ľAncien, et ma vie s'écoule désormais dans ľEmpire du Milieu, telle est la pente, telle est la géographie qu'a trouvée le cours de mon existence en sa partie finale, pres de ľem-bouchure, la oü les eaux vont se perdre dans les eaux. D'une certaine facon, je peux dire que je vis toujours ä Jerusalem, e'est-a-dire dans une ville qui porte ce nom, en souvenir, comme Esther Tchán porte son prénom. A vrai dire, cela s'appelle plutôt Yelousaleng, une petite ville qui s'est trouvée située dans une grande foret du Hounan, au milieu de la Chine, et construite en imitation de la Jerusalem antique. Touš les jours, des dizaines ď orthodoxes trěs pieux - Chinois portant papillotes, chapeaux ä large bord et longs kaftans noirs - viennent embrasser une fiděle reconstitution du rnur des Lamentations, réalisée selon la méme technique qui permit, il y a plusieurs décennies, de reproduire la grotte de Las-caux, lorsque les visites de touristes avaient mis le site original en peril, et qu'il fut définitivement fermé au public et rendu ä son obseurité immémoriale. Des techniques sophistiquées ont permis non seulement de rele-ver le relief exact des pierres millénaires, avant que ce relevé ne devienne impossible, mais d'en reconstituer l'aspect visuel et méme le toucher, ä ľaide de poussiěres 345 minéraies de merne origine que les pierres anciennes, compactées et déposées en couches sur un support de résine. Une vegetation méditerranéenne a été implantée et acclimatée par les jardiniers chinois dans une region ä mi-chemin entre le climat continental et le climat tropical, avec une terre rouge réguliěrement gorgée de pluie. Les Juifs chinois les plus pieux prétendent que cette Jerusalem est plus authentique que ce qui reste aujourd'hui de la cite biblique, si cruellement disputée. Uaspect des rues et des habitants fait penser au décor gigantesque d'un film sur ľAntiquité judéo-chrétienne - j'en fus jadis grand amateur quand, ä mon arrivée en Amérique, j'apprenais ľ anglais en allant voir des péplums dans les movie theatres: Les Dix Commande-ments, Le Roi des wis, Cléopátre ou Samson et Dálila de Cecil B. De Mille, le grand specialisté du genre, Les Hébreux en Egypte d'Edward Poynter, Sodome et Gomorrhe de Robert Aldrich, Spartacus de Stanley Kubrick, Salomon et la Reine de Saba de King Vidor, Ľ Arche de Noé de Michael Curtiz, Les Dernier s Jours de Pompéi de Mario Bonnard, Quo vadis ? de Mervyn LeRoy, La Chute de VEmpire romain d'Anthony Mann, La Bible de John Huston, Ben-Hur de William Wyler... ~, tourné dans un ancien studio de Hollywood que parcourent en visiteurs les figurants d'un plateau voisin et d'un film sur la Chine des empereurs Ming; il y a dans Yclousaleng un melange de Ville sainte et de -Cite interdite, et-c'est lä que m'a porté l-'Histoire sans que je puisse étre sür que cette histoire est bien la mienne. Ce n'est plus détenir un secret d'État que de savoir comment le territoire géographique d'Israel s'est reporte, par un décalque agrandi et inverse, sur toute la partie Orientale du territoire de la Chine - et du nord au sud, depuis Harbin jusqu'ä Canton, c'est-ä-dire depuis Haifa 346 jusqu'ä Eilat, avec au centre, dans la province du Hou-nan, la ville de Yelousaleng, dans une foret pres de Kai-feng -, auquel il se superpose discrětement, sans aucune géne ni inconvenient causes par ce passager clandestin chez son nôte consentant et accommodant. Ainsi, les positions relatives des principals yilles d*Israěl, les unes par rapport aux autres, et aussi par rapport aux rives de la Méditerranée ou de la mer Rouge, sont-elles reproduites, mais ä une écheíle bien supérieure ä celie de un pour un, qui augmente les distances entre elles, puisque le petit mouchoir de poche qu'était la Terre promise et reconquise est maintenant projeté dans ľespace de la Chine tout entiěre, et de la mer de Chine au sud jusqu'ä la mer Jaune au nord. Une sorte de pointillé invisible surimpressionne ľ ancien plan d'Israel ä la géographie humaine et physique de la Chine. Tout s'est inverse est-ouest, comme par report ď une page sur ľ autre dans un cahier que l'on referme, alors que 1'encre n'est pas encore sěche. Car en Israel la mer bordait la terre ä l'ouest, tandis qu'en Chine, c'est ä ľest. Pendant long temps, le travail minutieux des Juifs chinois, reve-nus d'Israel, a été discret et méthodique ~ évitons le parallele, trop convenu, avec celui des fourmis... -, mais la Chine est assez vaste et sa population assez nombreuse pour que tout cela soit passé inapercu: étrange diaspora que celle de gens qui ä la fois s'éloignent de leur terre ancestrale et reviennent s'installer dans leur terre natale. Car ces Juifs chinois étaient partis de Chine et ont ďabord constitué, en Israel, une infime partie de la diaspora chinoise répartie ä la surface du globe. Reve-nant en Chine en tant que Juifs, ils devenaient une nou-velle diaspora juive dans un pays qui les accueillait en méme temps qu'ils y étaient de retour. Ceux qui avaient constitué une Chinatown ä Jerusalem ont alors bäti cette Yelousaleng au milieu ďune forét, pres de Kaifeng, dans le Hounan, une province au centre de la Chine, car 347 íe report, ľagrandissement et ľinversion du plan avaient designe cet emplacement-lä. Ailleurs, mais dans un déploiement spatial fiděle ä la disposition d'origine, sorte ďhomothétie obtenue ä ľ aide d'un pantographe, il y avail une Tel-Aviv, une Haifa, une Nazareth, une Beer-sheba, une Eilat, fondées et habitées par ceux-lä memes qui avaient constitué les Chinatowns de Eilat, Beersheba, Nazareth, Haifa et Tel-Aviv. Un plan sur caique transparent se projetait sur les cartes de la Chine. Un pays fantóme s'est superpose, s'est discrětement glissé dans une cartographic reelle, mais il est constitué d'une population indécelable par une quelconque difference physique: ce sont toujours des Chinois pármi les Chinois. Et j'en viendrai bientôt ä dire le role que je suis amené ä jouer pármi cette population, et pour sa propagation, entraíné ä cela par mon épouse Esther. En fait, ľ installation de communautés juives en Chine ne date pas du retour chez eux des Chinois venus tra-vailler en Israel au debut du xxie siěcle, convertis au judaisme el qui, pendant quelque lemps, furent un rem-part entre Arabes et Juifs, jusqu'ä ce qu'ils aient fini par étre percus au moins autant comme Juifs que comme Chinois, sauf par ceux qui se disaient: les Chinois sont encore pires que les Juifs, et on aura beaucoup plus de mal ä venir ä bout de leur nombre! Certains documents dateraient ľorigine des Juifs en Chine de ľépoque de la dynastie Han, entre le ne siěcle.ayantj^ere_chrétienne.e_t. le ine siěcle aprěs. Certains historiens prétendent que la religion hébraique fut apportée en Chine par les naufra-gés d'un bateau de Juifs fuyant la persecution romaine en Palestine. D'autres relěvent ľarrivée de Juifs par voie de terre, en provenance de Perse et de Babylonie, en suivant la route de la soie, ou encore par la mer, ä partir de Basra, dans le sillage des envahisseurs musulmans et des pirates, et aboutissant ä Canton ou ä Zaitoun děs le 348 viie siěcle. On tient pour sür, en tout cas, que des Juifs de Bagdad et d'autres pays du Proche-Orient se sont installés en Chine děs les époques Tang et Song, comme en témoigne une lettre en judéo-persan, datée de 717, trouvée en 1901 par un expíorateur angíais ä Khotan, dans le Turkestan chinois, aujourď.hui province occi-dentale du Sin-Kiang, et dans laquelle un Juif chinois sollicite ľaide d'un coreligionnaire pour écouler un trou-peau de moutons. De la méme époque, dans la region de Gansu, on a trouvé une page de priěre hébrai'que - seli-hot - pour la celebration du mois de Tischri et de la féte de Kippour. Au ixe siěcle, un savant arabe, auteur de trai-tés de geographic mentionne des marchands juifs arri-vant en Chine depuis la France et ľEspagne et connus sous le nom de Radanites. Un chroniqueur musulman du xe siěcle relate ľinsurrection de Canton en 877, qui se termina par le massacre de quelque cent vingt mille étrangers, principalement arabes et juifs. Vers la fin du xme siěcle, une importante communauté juive exer-cait son influence sur le sou verain mongol, comme en témoignent les écrits de Marco Polo, qui rencontra aussi des Juifs ä Pékin. Jacob d'Ancône rapporte ľexistence de communautés juives aussi bien dans la Chine inté-rieure que dans les ports côtiers. Le célěbre missionnaire jesuite italien Matteo Ricci retrace ľhistoire détaillée de la communauté juive de Kaifeng, dans le Hounan, qu'il fréquenta pendant quelque trenie années, au debut du xvne siěcle; selon.cet observateur, les Juifs de Kaifeng étaient les descendants de Chinois convertis au judaisme longtemps auparavant, car s'ils continuaient ä respecter strictement certaines regies religieuses comme la cir-concision, les fétes mosai'ques, les bar-mitsva, ľ etude de la Thora, ľinterdiction du pore, le shabbat hebdoma-daire ou ľ on allume des chandelles, la lecture de manus-crits en hébreu, ľ aspect physique et la morphologie de ces Chinois étaient semblabíes ä ceux des autres 349 Chinois de la region, line premiere synagogue avait été construite ä Kaifeng en 1163, par un certain Lie Wei (Levy ?) et fut dirigée par un certain An Tula (Hamtul-lah?). Une salle ďétude, un bain, une cuisine commu-nautaire et un abattoir rituel entourěrent bientôt la synagogue, tandis que des motifs hébraíques décoraient les portes et les steles. Des scribes transmirent les manus-crits du Talmud, tandis que se créěrent des lignées de rabbins. De facon sure, on sait qu'ä Kaifeng, capitale du Hounan, un des derniers empereurs de la dynastie Sung invita au ixe siécle un millier de Juifs perses ä s1 installer pres de lui pour développer le tissage de la soie et la teinture du coton. Diverses steles des xve, xvie et xvne siěcles component des inscriptions oü se mélent le chinois et ľhébreu. Trois décrets chinois du xive siěcle établissaient la taxation de ceux qui pratiquaient une religion monothéiste, et appelaient Juifs et Musulmans vers la capitale, afin qu'ils s'y enrôlent dans ľarmée imperiale. En 1644, sous la dynastie des Ming, la com-munauté juive de Kaifeng comportait quelque cinq mille individus, et un empereur attribua aux Juifs sept prénoms permettant de les identifier: Ai, Gao, Jin (ľor), Li, Shi (lapierre), Zhang,Zhao. Les croyances des Juifs chinois étaient identiques ä celieš des autres Juifs ä travers le monde. II n'y avait aucun prosélytisme, mais les femmes chinoises qui voulaient épouser un Chinois juif devaient se convertir, et les enfants recevaient un nom hébraíque en méme temps._que_.leur nom.chinois^ Par contre, le port d'un nom chinois étant interdit aux étrangers, ce fut un privilege special accordé aux Juifs en 1420: ces noms chinois sont aujourďhui portés par des citoyens chinois descendants de ces Juifs, et qui se réclament du judaisme. La compilation des correspon-dances entre missionnaires jésuites d'Extréme-Orient, intitulée Les Lettres édifiantes et curieuses, fait état de mandarins juifs et ďofficiers de haut rang dans ľarmée 350 chinoise. De nombreux Juifs réussirent brillamment les examens de ľadministration imperiale, ils accéděrent au titre de mandarín et se voyaient nommés fonctionnaires dans des regions trěs éloignées de leur ville natale. Un Juif ainsi isolé, séparé des siens»- se trouvait parfois contraint ä une pure et simple assimilation, ou du moins ä celie de ses enfants. Ľadoption de noms chinois, la soumission ä ľ obligation de porter la natte ou ä des cou-tumes comme le bandage des pieds des fillettes, ont contribué ä fondre le Juif chinois dans la communauté nationale. C'est le confucianisme qui a permis l'assimi-lation de lapensée et de la vie juives en Chine. D'ailleurs, la connaissance des textes de Confucius nécessitait des études fort longues, qui convenaient aux esprits fami-liers des études juives, et eile était nécessaire ä la réus-site des examens pour ľacces aux hautes fonctions administratives. Ľ inscription de 1449 sur les murs de la synagogue de Kaifeng affirme les fondements com-muns du judaisme et du confucianisme. De nombreuses tablettes en hébreu, datant de la méme époque, attri-buaient ä Adam, ä Abraham et ä Moise leurs rôles res-pectifs tout en fondant les uns dans les autres certains aspects du judai'sme et du confucianisme. Cinq siěcles aprěs son edification - alors que s'était établie la dynastie Shang -, la grande synagogue de Kaifeng fut détruite par une inondation et les écoles furent fermées. La synagogue fut reconstruite, mais la communauté ne parvint pas ä maintenir 1'hébreu comme langue vivante. íl y eut encore un dernier grand rabbin chinois qui mourut en 1800, mais ľesprit du judai'sme s'était perdu au point que des missionnaires chrétiens purent acquérir ä bon prix des rouleaux de la Thora et des manuscrits anciens en hébreu, qui allérent enrichir les bibliothěques savantes d'Europe. En 1850, une mission de Juifs anglais se ren-dit ä Kaifeng et y trouva encore la synagogue, mais en partie désaffectée, et en rapporta encore quelques 351 séfarim et autres manuscrits. Quinze ans plus tard, la synagogue avait disparu, vendue pierre par pierre par la communauté, réduite ä la misěre, ä des musulmans qui projetaient la construction ďune mosquée. Au milieu du xixe siěcle, deux Juifs chinois, fortunes et lettrés, demanděrent ä M, Lagréné, ambassadeur de France ä Pékin, de se rendre avec lui ä Paris afin ďy connaítre la situation religieuse et sociale de leurs coreligionnaires, et la visitě de fiděles du Celeste Empire fit sensation parmi la communauté juive francaise. On se battit pour acheter des places ä prix ďor le jour de leur presentation. Mais on ne sait pas comment les Juifs de France purent interpreter ľinquiétude de leurs coreligionnaires de Shanghai au sujet de leur situation. Vers 1844-1845, des Juifs non chinois - Irakiens et Indiens - s'instal-lěrent ä Shanghai. Au debut du xx3 siěcle, des Juifs russes sont arrives dans le nord-est de la Chine pour la construction de voies ferrées et leurs descendants sont alles accroítre la communauté juive de Harbin oü ils sont devenus commercants, banquiers et gérants de cinémas. Au debut des années 20, plus de vingt mille Juifs vivaient ä Harbin, ä ľextrémité nord-est du pays, ä quelque cinq cents kilometres de Vladivostok, comme en témoigne un grand album de quelque quatre cents photographies publié ä Pékin au debut du xxr siecle, Dans cette ville comme ailleurs en Chine, les autorités se sont toujours efforcées de protéger les vestiges cultures des Juifs: les anciennes écoles- eí -le-s-quartier-s-jitifs-sont restés intacts. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Chine avait accordé ľasile ä un grand nombre de Juifs fuyant ľ extermination nazie. Au debut du xxie siěcle, outre la main-ďceuvre chinoise qui afflua en Israel, arrivěrent également des Juifs chinois pour étudier le judaísme et ľhébreu ä ľuniversité Ilan de Ramat Gan, et les autorités chinoises autorisaient leurs ressortissants ä faire figurer la mention « Yahoudai» (juif) sur leurs pas- 352 seports: étrange demande de la part des intéressés, et étrange consentement de la part de ľ administration chinoise, si ľon considére ce qu'a pu étre, ä une autre époque, dans ďautres lieux, ľapposition obligatoire de la mention «Juif» ou «Jude » sur les papiers d'iden-tité... On s'est longtemps demandé si les Juifs aux noms chinois - derriěre lesqueís se sont effaces tous les noms hébrai'ques - sont des Chinois de race chinoise, plus ou moins anciennement convertis au judaisme, ou les descendants de Juifs venus du Moyen-Orient ou d'Europe, installés en Chine, y ayant fait souche et ay ant ouvert la lignée aux croisements avec ďauthentiques Chinois: en tous cas, les Juifs de Chine sont ä la fois bien juifs et bien chinois. Quant ä moi, je peux me vanter d'etre ľauteur d'une generation originale de Juifs chinois, chinois par le sang et juifs par le sang, ä commencer par mes sept enfants legitimes, qui sont aussi ceux d'Esther Tchan, et qui réalisent la veritable fusion de deux peuples, de deux mondes, aprěs la fin. C'est la prise de conscience de cela par la communauté qui a fini par faire de moi une sorte de patriarche bibíique, avec bientôt mes cent trente années, mais paraissant quelque deux mille ans de plus, ce qui n'est pas sans avantage pour compenser le manque de religion. Les Juifs chinois ont obtenu une entiěre dispense quant ä la regie de ľenfant unique, base de la politique officielle de limitation des naissances et de maitrise de la demographic Je dirai plus loin de quelle maniere je suissollicitéairLpeu comme Loth le rut par ses filles, depuis que la communauté ä laquelle j'ai donne sept jeunes Juifs chinois a fini par voir en moi une souche, un pere fondateur. Le résumé de leur histoire est appris par cceur dans les families chinoises revenues d'lsrael dans les années 2010,converties au judaisme et réparties dans lesdiffé-rentes villes de ce Trěs Grand Israel, qui se sont bätíes 353 ä ľombre de Harbin, de Pékin, de Shanghai, de Canton, parfois glissées dans leurs immenses banlieues, et c'est le cas de ceux qui vivent ä Yelousaleng, la Ville sainte édifiée au milieu ďune forét proche de Kaifeng, et qui s' est donne pour devise « La hache et le violon », faisant figurer ces deux objets dans son blason, ä la place de la fauciüe et du marteau. 11 y a longtemps que la Chine s'est émancipée de la doctrine marxisté, mais la Chine sait superposer les différentes couches de sa longue histoire sans eŕfacer aucune d'elles au profit d'une autre, et des vestiges de ľancienne et grande organisation communiste servent encore de points d'appui, ici ou la, ä un pays qui est devenu celui de touš les possibles, celui qui donne un lieu ä ce qui n'a pas de lieu, c'est-a-dire ä ľutopie, comme il est par exemple, et entre autres, pármi le feuilletage épais de sa realite, le dernier cha-pitre écrit ä ce jour de ľhistoire des Hébreux. A peine ä quelques pages de distance de lä, dans ľhistoire de la Chine, on trouve aussi recueilli le systéme des valeurs morales et esthétiques élaboré par ľOccident au fil des siecles, et que celui-ci a íini par abandonner par veuíe-rie, vulgaritě, lächeté. La petite cite de Yelousaleng, avec sa fiděle reconstitution du mur des Lamentations qui lui vaut son titre de Ville sainte, a été fondée dans une foret du Hounan, ä ľemplacement que lui désignait, dans ľagrandissement et la projection géographiques, la ............. place occupée par Jerusalem dans la géographie si exi- gue de la Terre promise, par un vieux.talmudiste_appelé_—.__ Shamangsiji, dont on disait que le nom était une adaptation ä la chinoise de Chamansky, mais nuí ne savait ä quand remontait le passage d'une langue ä une autre. En choisissant pour embléme de la ville la hache et le violon, le venerable Shamangsiji s'était, paraít-il, référé ä ľhistoire ďun peuple qui n'avait pu se défendre qu'avec des violons contre ľagression d'un ennemi armé de haches. Mais peut-étre ne s'agissait-il que des 354 métaphores d'un conte ou d'une legende, qu'on avait prises ensuite au pied de la lettre. En tout cass selon Shamangsiji, les violons avaient été victorieux, agissant sur ľadversaire par hypnotisme, comme la flute du charmeur de serpents. Cette victoire avait débouché sur la reconciliation entre ľart le plus aérien et le plus lumi-neux - car les images de la musique sont transparentes et voíatiíes - avec les forces les plus obscures, les plus brutales, mais aussi les plus vitales de la terre. Le venerable Shamangsiji, fondateur de la ville de Yelousaleng, avait done substitué ä la faucille et au marteau, sym-boles de ľancienne alliance entre ľindustrie et ľ agriculture, entre ľouvríer et le paysan, ceux des noces entre la terre et ľ air, entre le corps et ľesprit: la hache et le violon. La communauté de nos concitoyens n'était composée que de Juifs, mais tous chinois, et j'étais pármi eux le seul Blanc, et aussi le seul non-Juif au regard de la foi et de la Loi religieuse. Pour vi vre selon mes propres regies, et pour manger selon ma gourman-dise, j'envisage en secret, ä l'occasion de mes cent trente ans, de me convertir au bouddhisme, car je me sens déjä dans le corps dodu d'une statue de Bouddha, enjoué, malicieux, plein d'un appétit et d'une sensualité sans interdit, refusant les frustrations et les mortifications. Je sais qu'un tel projet risque de faire scandale, mais je peux espérer que sa realisation me soit accordée, comme on consent aux caprices fantaisistes et sans consequence d'un vieillard qui perd.la tete. Cela n'empéchera pas la communauté qui m'entoure, encore imprégnée d'un materialisme qui parvient ä infléchir et ä rendre plus raisonnable une spiritualite plutôt jusqu'au-boutiste, de continuer ä faire appel ä moi comme souche, comme insémŕnateur, tant que mon corps m'en donnera les forces et aussi le désir - car la sexualite n'est pas une simple gymnastique - pour féconder de sang ashkénaze, authentiquement biblique ä leurs yeux, des kyrielles de 355 jeunes prétendantes au titre exorbitant de mere juive. Je dirai plus loin - encore un peu de patience, car je garde le meilleur pour la fin... - en quoi consiste concrěte-ment cette charmante activité de mes vieux jours, un nouvel art d'etre grand-pěre, tout en continuant de jouer d'abord au papa et ä la maman. Avant d'etre percu comme une souche, sorte de terroir ä exploiter jusqu'ä son épuisement, c'est d'abord en tant que musicien que j' ai trou vé ma place pármi notre petite société, et que j'ai été reconnu comme le détenteur ďun art et d'un savoir précieux. Notre communauté justifie sa devise et son embléme par une union trěs étroite entre bücherons et musiciens car, si nous tirons nos ressources de ľabattage des arbres - et d'essences comme le mélěze dahourien, le cedre de Corée, le chéne tremble ou le chéne mongol, le fréne, le sapin argenté, ľépicéa de ľ Amour... -, de la vente et du flottage du bois, et des travaux de la scierie, notre objectif dans la vie, notre passion unique est la musique. C'est par eile que nous atteignons quotidiennement ä ľ ideal de ľ existence et ä la fusion magique des mystěres de ľhomme avec les mystěres de la nature. Les équipes de bücherons ne quittent Yelousaleng ä ľaube, vers les profondeurs de la forét, qu'accompagnées d'un orchestre compose d'un nombre égal d'individus - autant de violons qu'il y ade haches... -, et les deux groupes sont étroitement mélés, bücherons et musiciens,.jeunes-et_vieux..-hommes_eJ„ femmes. Le travail s'effectue en musique: c'est ä la fois une regle séríeuse et un rituel joyeux. Chaque matin, le depart vers la forét s'effectue dans un optimisme qui rappelle celui des sept nains de Blanche-Neige, dans le film de Walt Disney. La musique est réputée protéger les travailleurs, et chaque musicien devient le membre d'une escorte, puis une sentinelle, le garde du corps atti-tré d'un bücheron, son ange gardien personnel. Děs lors, 356 rien ne peut arriver aux travailleurs de la forét. Réci-proquement, les violonistes ou les flütistes sont sous la protection des coupeurs de bois et des scieurs de long. Le violon protege la hache et la hache defend le violon. Mais la musique a aussi pour fonction d'accompagner, d'encourager et de programmer, selon ses rythmes et ses melodies, le travail pármi les grands arbres de la forét, et les notes délivrées par les lames d'acier s'integrent ä la musique jouée par les orchestres. Je crois qu'il me serait impossible aujourd'hui ďentendre un concerto pour mandolines de Vivaldi, un Brandebourgeois de Bach ou une Symphonie de Mozart sans le son cadence des haches, et la musique me semblerait privée de son lien ä la terre, seulement aérienne, et ä ce titre trop immaterielle, trop inaccessible et sans effet physique sur les étres rampants que nous sommes. La participation de la hache n'est pas moins nécessaire et profitable dans le repertoire plus recent: le Bolero de Ravel, la Passacaille de Webern, Le Sucre du printemps de Stravinski, Le Prince de bois de Bartók ou Le Livre pour cordes de Lutosiawsid accueillent idéalement ces notes étrangěres ä leur partition, et en tirent les plus beaux effets, le plus grand avantage musical. La musique est comme ampli-fiée, et portée jusque dans les profondeurs les plus recu-lées, les plus obscures de la forét, la ou la lumiěre n'atteintpas, la ou ľ air semble manquer. II m'est devenu impossible d'imaginer tout le grand et sublime repertoire de la musique occidentaíe joué dans uns sähe de concert comme celles que j'ai connues, artificiellement coupées du monde et de la nature, étouffées sous le couvercle de plafonds peints, dans ces decors de pätisseries-confise-ries ou manquent les arbres sur lesquels frapper la mesure et graver le temps de l'harmonie. Parfois, je renonce ä ma memoire et, parmi cette société oů je désire me fondre, comme les Chinois se 357 sont fondus dans nos coutumes et dans notre culture sans renoncer aux leurs, je ne pretends plus aux avan-tages d'un age aussi venerable que les cent trente ans revendiqués par mes vieux papiers d'identite (ceux de mon pere ou de mon grand-pěre, dans une autre version du scenario): la moitié me suťf'it, et merne la moitié de la moitié, la trentaine me va trěs bien, et d'ailleurs comment ferais-je sinon pour entrainer encore Esther sur la paille d'une grange, ou pour la coincer contre un tas de fagots, ou pour la lutiner sur un douillet tapis de mousse, pármi les champignons, sans passer pour un vieux satyre lubrique ? Le climat de la forét est vivifiant pour la santé, les essences qu'on y respire régénerent le sang, nettoient les poumons, conservent aux organismes leur jeunesse, au désir son energie, ä ľimagination ses fantasmes: se reveille souvent en moi le souvenir des foréts de Bohéme, dont je ne sais plus si je m'y suis perdu enfant, ou si c'était déjä mon pere ou mon grand-pěre qui les avait perdues en quittant ľEurope. Dois-je renoncer au privilege d'etre ľépoux d'Esther Tchán, admettre que je suis le fils qu'eile a eu avec un pianisté d'origine hongroise emigre ä Chicago, et que je suis done né aprěs la fin du monde ? La perspective de cette descente dans ľéchelle des äges et des generations, sorte de retour en enfance, me remet ä ma place dans la hierarchie de notre communauté, sous ľautorité supreme du venerable Shamangsiji, cet ancien lunettier-opticien de Shanghai, converti au judaisme et au metier d'artisan chez un maitre luthier de Jerusalem, fondateur et chef de notre petite ville ä son retour dTsraěl, poussé par les événements. Shamangsiji aime raconter cette fable: « Si, au lieu de retrouver la Terre promise et de s'établir en Palestine, réalisant le projet du sionisme, les Juifs res-capés de la Shoah avaient créé un État dans les mon-tagnes boisées de l'Ouganda, jusque4ä peuplées par les grands gorilles, comme cela fut envisage, le monde 358 Occidental, insatisfait d'une telle solution qui n'aurait pas été finale, auraií vu se constituer, ici et 3ä, des comi-tés de soutien au peuple des ťoréts ougandaises. Si, comme cela fut envisage aussi, le peuple ďlsrael s'étaií vu allouer un territoire perdu au climat ingrat, seulement hanté par des fantômes, au sud de ľ Argentine, en Patagónie, le monde occidental toujours insatisfait de cette solution qui n'aurait pas été finale aurait vu apparaitre, ici et lä, des comités de soutien au peuple patagon. Et si les rescapés des camps de la mort avaient hérité pour leur survie ďune íle déserte au milieu de ľocéan Indien, seulement peuplée de papillons Argema mittrei - un des plus beaux, il est vrai, et un des plus rares du globe -, le monde occidental, toujours insatisfait de cette solution qui n'aurait pas été finale, aurait vu apparaitre, ici et lä, des comités de soutien au peuple des papillons Argema mittrei...» Le venerable Shamangsiji conclut tradition-nellement sa parabole en affirmant, avec un fin sourire, qu'ici, en Chine, nul ne viendra se porter comme le défenseur des Chinois contre eux~mémes. Et c'est pour-quoi, selon Shamangsiji, la Chine est la vraie Terre promise du judaisme. Mais, ä vrai dire, j'ai bon espoir que la composante religieuse de notre communauté finira par s'estomper au fil des ans, au profit de son caractěre musical, et que ľ on pourra bientôt dire que notre religion est la musique. Pour ce qui est de la pérennité de la race juive, dans la limite de mes forces, je m'en occupe: je donne, comme on dit. Je suis.merne un «donneur». A Yelousaleng, au coeur d'une forét du Hounan, proche de la ville de Kaifeng, nous habitons une vieille maison méditerranéenne: en fait, une maison qui n'est ni méditerranéenne ni vieille, et qui est encore tout autre chose qu'une imitation, ou qu'un decor de cinema. C'est une habitation construite il y a vingt ans ä peine, au coeur de la Chine, par des architectes et par des macons 359 chinois, dont la science et les savoir-faire ont remonté le temps et déplacé l'espace, de telle sorte qu'elle est une vieille maison méditerranéenne, je ne peux expli-quer cela autrement, teile est la capacité, ľintelligence de la Chine non seulement pour s'adapter au present des autres mais pour adopter leur passe. De ľ autre côté de la rue, dans un bätiment de la méme époque et du merne aspect, mais de proportions plus vastes, est installée ľécole de musique dont, pendant mes premieres années ici, j'ai recu les élěves les plus avancés pour des master classes, comme on les appelait jadis en Amérique. Ces séances étaient trés prisées de nos concitoyens qui, ä la recherche du meilleur parti ä tirer de ma presence pármi eux, en étaient venus ä voir en moi moins un Juif authen-tique qu'un authentique representant de la musique occidentale. J'avais bien tenté de m'en sortir et de les provoquer en prétendant que j'étais surtout un musicien rock, et que cette musique me semblait la seule, dans la tradition occidentale, qui ait garde une legitimite vis-ä-vis de ses contemporains. Mes interlocuteurs souriaient avec indulgence lorsque je défendais la these que le rock'n'roll de Heartbreak Hotel, de Hound Dog ou de It's now or never était ce qui, dans ľhistoire de la musique, faisait suite aux Valses de Chopin, aux Valses-caprices de Liszt et aux Valses viennoises des Strauss, Mais je n'ai pas tardé ä constater que ces idées avaient fait leur chemin dans ľ esprit de mes auditeurs, et qu'elles avaient été intégréeš a leur conceptioivdel-histöire-de-la musique en Occident. J'ai découvert que, si la Chine n'a pas vu naitre une musique comparable ä celie du grand repertoire européen, eile en est devenue le sanatorium pour son maintien en vie et sa convalescence. La Chine a la vocation d'etre ä ľhumanité sa majorite en nombre, d'etre présente aux premiers temps de la civilisation humaine et, logiquement, d'etre encore la aux derniers temps. Pourtant, la Chine se comporte 360 comme une minorite, ce qu'elle était effectivement dans touš les pays et dans toutes les villes de la diaspora chinoise. Mais les Chinatowns ä travers le monde ont été moins des ghettos, des lieux de repli ou de refuge, que des positions avancées, des conquétes sans conqué-rants ni conquis, des comptoirs, des établissements colo-niaux sans colonisateurs ni colonises. Ainsi la Chine a elle-meme superpose ä la terre entiěre un agrandisse-ment de son plan, de ses cartes, de sa geographic La Chine est une version douce de la difference radicale; insensiblement, eile est partout en nous. Au contraire, partout oů ils se sont disperses, les Juif s sont devenus une minorite faible, vulnerable, méprisée, maltraitée, toujours ä la merci de la majorite locale. La diaspora juive est la version insupportable de la ressemblance. Et si la Chine est une menace douce, le monde juif est une victime douce. Děs qu'on la considěre sur ses terres et dans ses territoires, la Chine retrouve sa vocation majoritaire affirmée. Les Juifs, quant ä eux, sont restés une minorite faible la méme ou ils s'étaient regroupés, dans la region et sur ia terre de leurs ancetres; ä eux la vocation d'etre la minorite éliminable, non pas le peuple élu mais le peuple en trop. Le peuple qui n'existe pré-cisément que pour cela: etreentrop.Lepeuplequin'est maintenu en survie que pour offrir, au fil des siěcles, une reserve de victimes qu'il ne faut jamais totalement épui-ser, au risque dc manquer de ce qui est en trop, si oppor-tunément: Entre-les deux, entre la Chine ä vocation majoritaire et le peuple d'Israel ä vocation exterminate. il y a les autres, tous ceux de ľentre-deux qui se sont effondrés dans ľespace de la ressemblance et de la difference. La Chine et Israel ont partie liée: il n'y a plus que l'une pour sauver l'autre. Je ne retrouve ľ état ď esprit de ces considerations lugubres que par un effort de ma memoire, car nous 361 avons atteint ici un espace et un temps sans tristesse, sans pessimisme, sans mélancolie, sans nostalgie, sans amertume ni esprit de revanche: ľ espace et le temps bienheureux ou un vieillard de cent trente ans peut en paraitre cent de moins, ou deux müle de plus, et avoir efface de son esprit cent ans de trop dans ľhistoire des hommes. Avec ma femme Esther et mes sept enfants, nous avons contribué ä ľétablissement de ce pays vir-tuel, discrětement projeté sur un autre et protégé par lui, un pays qui le recoit comme une lumiěre légěre, comme une musique douce et agréable. Dans les premiers temps, mélé de force ä cette aventure par mon manage avec une Chinoise ď Israel, convertie au judaisme et de retour en Chine parmi quelques pionniers fondateurs d'un nouveau sionisme, j'ai trouvé tout cela loufoque, fantasque, absurde. Et d'ailleurs, d'interminables argu-ties m'ont toujours oppose au venerable Shamangsiji sur la question de savoir qui est le vrai Juif, du Chinois converti au judaisme ou de l'Ashkénaze mécréant que je suis. Et pendant bien des années j'ai été tenú ä ľécart, comme un Juifdouteux, pratiquement un traitre. Comme je l'ai dit, ma reconnaissance par la communauté est passée par la musique, ä laquelle j'appartiens plus qu'ä toute autre chose. Mais aprěs bien des années de palabres, de débats, de controverses, de commentaires talmudiques, et tandis que j'avancais vers un äge réel-lement bibliquc, un eclair a illumine la conscience de mes concitoyens, en meme temps qu'iLa-al-luméJe— remords de n'avoir pas vu plus tôt en moi le porteur d'une semence, et ďavoir laissé se perdre pendant des années un patrimoine héréditaire susceptible, au fil des generations, et selon le jeu des lois de ľ heredité, de constituer une nouvelle famille dans la race juive, ni ashkénaze ni séfarade: de vrais Juifs chinois, des Chinois de sang juif. 362 De telies considerations peuvent sembler bien solen-nelles: ma vie quotidienne Test beaucoup moins! Car me voici devenu, ayant atteint cette verte jeunesse du patriarche, un Priape vénéré comme ľétait dans l'Anti-quité ce vilain petit dieu des jardins, un sexe male de proportions índécentes, car il a poussé pendant cent trente ans, ce qui donne un bel arbre qui, nuit et jour, se dresse tout droit vers le ciel, en majesté, pour le conten-tement quotidien de ribambelles de jeunes Chinoises ä féconder. Les reservations se font plusieurs mois ä l'avance, la liste d'attente est longue et mon sperme est aussi prise que celui d'un pur-sang de course, un etalon vainqueur de grands prix (je n'ai pourtant été qu'un canasson ordinaire, laborieux sauteur d'obstacles, bien oblige de franchir la barre, mais toujours de justesse...). Je suis devenu la souche, en méme temps que ľ arbre toujours debout, le reproducteur, le géniteur de toute une generation de demi-frěres et de demi-sceurs et, ä ce jour, le recensement de ma progéniture atteint le nombre de sept mille, avec une légěre majorite au benefice des ťilles, auxquelles s'ajoutent les quatre grandes sceurs et les trois grands frěres, mes héritiers legitimes, fruits de mon mariage avec Esther Tchan. Je suis le repeupleur, je peuple la Chine de Juifs chinois, et mon prosélytisme n'a rien de religieux, il est seulement génétique et eth-nique. II ne faut pas penser que les jeunes filles sont por-tées au-devant de moi comme des vierges sur ľautel de leur sacrifice i-j'-aicatégorique-me-Rtre-fusé ce ceremonial trop officiel, trop cmprunt de references religieuses, et qui peut-etre m'aurait přivé de mes moyens. La simplicitě m'est nécessaire pour pratiquer la procreation intensive: c'est en me divertissant et dans la bonne humeur que j'honore les rendez-vous quotidiens avec les postulates au titre de maman juive, et que je rends service ä la communauté sans ressentir cela comme une corvée professionnelle ou patriotique fastidieuse, c'est=a-dire 363 sans y laisser mon moral ni ma santé. Je vis dans un libertinage forcené avec, pour principále complice, ma délicieuse épouse Esther, qui connait toutes les ruses pour m'appäter et qui, sans les motivations de cupidité et de scandaleux profit de ce genre de personnages, joue admirablement les měres maquerelles. Nous nous amu-sons beaucoup et je prends bien du plaisir ä forniquer quotidiennement avec trois ou quatre charmantes enfants, si je considěre les cent dix ou cent quinze ans qui nous séparent - officiellement, et religieusement, beaucoup plus... Tout cela se passe sous la surveillance aussi discrete que possible - car on finirait bien par m'inhiber -du rabbin David Tsé-tong qui veille ä ce que je ne com-promette pas le coi't citoyen et militant par la consummation simultanée de quelques nourritures interdites dont je suis friand. Quant ä mon épouse Esther, eile est attentive ä ce que ne se glissent pas, pármi les candidates, quelques vieilles vicieuses ayant dépassé l'äge d'etre engrossers, et attirées par les voluptés promises dans les ébats avec un monštre ithyphallique. Comme tout cela dépasse un peu l'entendement et la comprehension de ľ administration et de ľétat civil, les futures filles-měres obtiennent de rabbi David Tsé-tong un cer-tificat de moralité et le titre de mere porteuse, avec une mention qui laisse entendre qu'elles ont été inséminées pour raison d'État, et par Dieu lui-méme. Certe-s, toute-s les journées-ne-sont-pas-égaIes-,-mais~ dans mes moments de grande forme - si le Priape paien que je suis peut utiliser une telle expression sans obscenitě ni blaspheme -, les petites vierges auraient bien du mal ä m'accueilür en elles, et elles doivent alors céder ieur tour ä des femmes plus müres, qui n'en sont pas ä leur premier rapport sexuel, et dont le corps a déjä connu ľhomme, car la constitution des Chinoises est delicate, alors que la mienne, au contraire, a dépassé 364 toutes les mesures. Cela se passe trěs naturellement et chaque jour, avec chacune des postulantes, dans des cir-constances, dans des positions et dans des lieux diffé-rents, car il faut bien cette varieté pour renouveler le désir et la curiosité qui maintiennent le corps et la téte en etat, et merne ceux d'un patriarche qui semble avoir atteint une extase et un priapisme définitifs. Ľ erection permanente qui me permet de faire face ä mes obligations, et de combler ľattente dont je suis l'objet, pour-rait bien rester sterile, et faire rater ľobjectif, si eile ne consistait qu'ä maintenir massivement dressée et expo-sée la verge de quelque idole de bois ou de bronze. J'ai beau avoir le cuir tanné, je ne suis pas une statue insensible, mais un étre de chair, et pour m'attirer entre les cuisses ďune donzelle, aussi appétissante soit-elle, il me faut des premisses excitantes et un semblant de mise en scene. Nul homme n'est tenu ďavoir envie d'engrosser quatre ou cinq filles par jour, les yeux fermés, toutes clouées les unes aprěs les autres sur le méme divan chi-nois. Mes rendez-vous sont done varies. Parfois Esther introduit chez nous la postulante en me la présentant comme une musicienne venue prendre conseil, et eile nťenferme seul avec eile dans mon bureau: je sais ä quoi m'en tenir lorsque j'entends derriěre nous le ver-rou tire ä double tour. La jeune fille, qui a bien prepare la seance, porte par exemple une jupe si courte que ľinvitation la plus evidente ä lui faire, pluíôt que de prendre im siege, est de ve-nir-s'asseoir directement sur mes genoux. Généraíement, les jeunes postuíantes sont de bonnes écoliěres, et elles ont bien répété la lecon; celieš qui sont passées avant elles leur racontent leur experience et leur donnent leurs conseils en gloussant et en rougissant. Lorsque la mignonne est montée sur moi, quelques mouvements des reins bien ajustés et la progression de petits cris aigus deviennent vite irrésistibles, et suffisent ä me soutirer ce qu'on est venu cherchcr. 365 II s'agit lä de rnon scenario le plus paresseux. Mais d'autres, au contraire, m'épargnent moins, eí ne sont pas sans presenter quelques risques de fatigue pour un faune de mon age: ii m'arrive de devoir courser la jeune biche ä travers bois, lorsque le rendez-vous a été fixe dans une clairiěre ou dans une cabane et que, me voyant arriver en brandissant mon instrument, la jeune téméraire prend conscience de ce qui ľ attend et s'enfuit, oubliant tous ses devoirs, ou fait mine de s'enfuir avec l'espoir qu'on les lui rappelle. Cest dans ces situations que je vois surgir derriěre un buisson rabbi David Tsé-tong, qui se jette opportunément au-devant de la fuyarde pour lui barrer la route, car on ne badine pas avec les engagements civiques, et ľ on ne se défile pas ä la derniěre seconde d'un rendez-vous pour la saillie sacrée. Cela se termine le plus souvent en sacrée saillie, dans les orties ou les fougěres ou, precipitation avant méme ď avoir atteint le sol, contre le tronc ďun arbre, soit dans un face-a-face oú ma pénitente, tandis que je la besogne, tente de déchiŕfrer ä travers les traits bien raturés de mon visage de démon la physionomie d'un petit ange ä venir, aussí fripé que moi, soit qu'elle préfěre me tourner le dos et fermer les yeux, et alors c'est ľ arbre qu'elle étreint, tandis que ma souche monte en eile. Dans cette position, les jeunes innocentes révělent qu'elles ne sont pas aussi innocentes que cela, car si je fais mine de m'égarer vers une autre voie que cellc qu'on appelle naturelle, un mouvement de rebellion menace de me-dénoncer-comme violcur laic, comme blasphémateur impie ou, pour les plus lettrées, celles qui ont lu le marquis de Sade, comme suppôt de Mahomet! Et aucune de ces jeunes Juives chinoises n'a jamais consenti ä croire que chez les Juifs comme moi les enfants peuvent se faire des deux côtés. Les rencontres en foret sont les plus courantes, car le grand air et ľ oxygene de la vegetation fouettent le sang, 366 ouvrent ľappétit, stimulent ľorganisme et ľorgasme, sans compter que tous ces arbres, érigés tout droit vers le ciel, au garde-ä-vous comme de braves soldats, don-nent ä la fois ľexemple de la discipline et celui de la viriíité. II m'est arrive de sauter par inadvertance sur une jeune bouddhiste perdue dans les hois ä la recherche d'un sanctuaire de son Dieu, et de la contraindre ä ľaccouplement comme si j'avais eu ä faire ä une de ces minaudeuses qui fait des maniěres quand il n'est plus ľheure. C'est alors un autre sanctuaire que je ľamene ä révéler, mais par chance les jeunes bouddhistes boudent rarement leur plaisir. Et rabbi David Tsé-tong n'est pas mécontent d'enregistrer une convertie par surprise, méme si c'est par erreur. II arrive aussi que des filles viennent de loin, habitantes d'une autre ville du Trěs Grand Israel, un peu perdues ä la recherche du lieu de notre rendez-vous, et que j'effraye en surgissant d'un fourré, la souche entre les mains. En general, les petits cris d'épouvante et les gestes pour se défendre ne font que m'exciter, et alors ce sont les vétements et les sous-vétements qui font les frais de mon impatience, de mon volontariat determine, et de mon désir sincere de pro-pager au loin la bonne semence, qui, comme on le sait, est une métaphore de la bonne parole. Parfois, dans une de ces parties les plus reculées de la futaie ou un rendezvous a été fixe par une postulante plus timide et plus pudique que d'autrcs, je vois au contraire apparaitre, évanescente et .suggestive^ une.silhouette d'une ŕéminité outrée: aussi profond dans la forét que cela se passe, je ne tarde pas alors ä voir surgir rabbi David Tsé-tong, qui agile énergiquement ses bras dans un langage sémapho-rique m'intimant ľordre de freiner sur place, car il sait que ma vue baisse, que les rendez-vous mystérieux dans les lieux sombres me mettent en appétit, et que la curio-site peut finir de m'aveugler. II ne tarde pas ä m'ouvrir les yeux, confondant et démasquant la jeune fille en 367 question, qui n'est pas tout ä fait une fille - comme la preuve incontestable m'en est exhibée pour que je revienne de ma bévue et que je renonce enfin, au bord de ľerreur, alors que déjä lancé comme un taureau sur un leurre - mais qui, fille ä peu de chose pres, a quand merne tenté sa chance, car si dans une autre religion une femme peut devenir mere sans qu'il y ait eu de pere, pourquoi ne pas essayer la procreation entre pěres, sans qu'il y ait de mere? Rabbi David Tsé-tong interview toujours ä temps, c'est-a-dire avant qu'il ne soit trop tard, car on n'interrompt pas une ceremonie oü je suis engage: de telies frustrations peuvent laisser des séquelles, et introduire le doute lä oü il f aut une conviction sans faille. II doit done avoir un ceil sur tout, y compris quand mon affaire ne fait pas de doute en apparency II m'est arrive d'etre confronté ä d'autres menues tricheries, comme lorsque deux sceurs se présentent ensemble, et espěrent se partager ä deux ce qui n'était prévu que pour une seule. Si elles sont jumelles et se ressemblent ä s'y méprendre, il m'est impossible de me mobiliser deux ibis de suite pour la meme cause. Si, au contraire, elles sont differentes, et n'ont pas le méme äge, je peux consentir ä une réplique immediate, une sorte de duplicata. Les měres n'accompagnent pas toujours leurs filles pour des raisons honnétes, et quand il s'agit des pěres les motivations sont pires encore. Les petites bénéficiaires de mes bourses rne comblent de cadeaux que, le plus souve-nt,-j'abandonne..-au-pied-de. ľautel ďoú je me retire sans ceremonie pour courir ailleurs, ou pour rentrer ä la maison, ma journée finie. II s'est créé une association de touš les demi-frěres et de toutes les demi-sceurs dont je suis le papa, et je reeois réguliěrement les visites des mamans portant dans les bras leur bébé, ou alors on m'envoie des photos qui arri-vent dans mon courrier, et la plupart du temps le jeu consiste ä trouver la ressemblance. II se produit parfois 368 que ľ insemination ne prenne pas du premier coup mais comme il n'y a pas de remboursement certaines patientes reviennent, et nous finissons souvent par y prendre goüt. H se créerait bien vite des habitudes, mais rabbi David Tsé-tong veille ä la moralitě. Pour rationaliser mon activité, on m'a propose de me produire dans un lieu unique, et en public: j'ai refuse. íl s'est trouvé deux ou trois jeunes étalons, des sabras parvenus plein d'espoir jusqu'en Chine ä travers I'Iran et ľ Inde, confiants dans leur projet de créer une société dynamique de prestations de service, ä partir ďun catalogue plus moderně et varié: leur concurrence est restée sans succěs, car les petites Chinoises préfěrent les patriarches millésimés. II m'arrive bien souvent d'effectuer mon office ou, pour rester dans le vocabulaire profane, de faire mon affaire avec une petite cliente en musique, notamment lorsque cela se passe dans la forét, ä proximité d'un des sites d'abattage, puisque des musiciens accompagnent toujours les bücherons. Combien de fois me suis-je trouvé la souche ä la main, surgissant toute droite hors de mon pantaion et pointant íe ciel, tandis qu:autour de nous s'abattaient des géants du méme äge que moi, avec la plainte poignante, puis le fracas qui font suite au coup de hache fatal! Certains désynchronismes peuvent étre perturbants, et un arbre qui tombe trop tôt, trop pres, décourage parfois la montée de la se ve chez le voisin. Par centre, les synchronisations chanceuses me donnent bien du bonheur, et une jouissance singuliěre, dont ma petite bénéficiaire doit bien ressentir quelque effet, eile aussi. Dans les premiers temps de mon activité sexuelle, la musique me génait, me perturbait: il me fallait la vaincre et ľ oublier pour retrouver ma concentration sur ľ objet de la rencontre, et pour rassembler les moyens nécessaires ä la satisfaction du contrat, car je n'ai jamais batifolé d'une main et fait des gammes on joué une melodie de l'autre. Je n'ai jamais forniqué en écoutant 369 un disque. Et puis je me suis souvenu de quelques seances avec Esther, la violoniste israélienne qui parfois s'était servie de moi et de mon instrument sans cesser de jouer du sien. Ces piquants souvenirs m'ont aide ä surmonter ľ obstacle psychologique, mais les premieres fois, quand j'ai été amené ä m'exécuter en musique, la petite Chinoise que je tenais sous moi cédait la place, dans mon imagination, au souvenir de la jeune israélienne qui me tenait sous eile. Maintenant je me suis habitué, et je trouve toujours le moyen de calquer mon rythme sur celui de la musique, lui-méme souligné par les coups de hache et par le va-et-vient des scies. Í1 arrive méme, comme ä ľépoque oü mon jeu sur le clavier déclenchait ďirrépressibles volées de gauche-droite chez un de mes jeunes boxeurs, ä Chicago, que les coups de hache réveillent une erection et que le va-et-vient des scies déclenche un va-et-vient incongru, hors de propos, et le désir de limer hors rendez-vous: je me tourne alors vers Esther Tchan, qui est bien en droit d'exiger un coit conjugal, laic, přivé et sterile, en recompense de sa placidité et de sa tolerance. Voiíä done ä quoi ressemblent mes journées de patriarche ä ľap-proche de mes cent trente ans, plantant chaque jour mon arbre en chair chinoise, autant de rbis qu'il s'abat d'arbres quotidiennement dans la forét du Hounan, autour de la Cite sainte de Yelousaleng, non loin de Kaifeng. Pendant la journée de-shabbat, e'est-iudir-edepuis-le-coucher du soleil chaque vendredi soir, et pendant tout le lendemain, je suis de repos, toute forme de travail étant interdite alors, et méme si le travail est un plaisir, et méme sije me moque des regies religieuses. Ces journées de désoeuvrement m'inquietent, m'angoissent: fal-lait-il s'interrompre? Saurai-je retrouver mes forces et ma cadence aprěs cette inactivité et cet engourdissement forces ? Le priapisme peut-il survivre ä une journée sans 370 quatre ou cinq petites morts ? II y a des ampoules elec-triques qui restent alíumées pendant des mois, des années, mais il suffit de les éteindre une fois pour qu'au moment de les rallumer elles claquent. Telle est ma crainte, tout au long des nuits de vendredi et jusqu'au samedi soir. Je songe ä solliciter une dispense et ľautorisation d'etre actif sept jours sur sept, ce qui ďailleurs améliorerait mes performances et mon rendement, sans compter que je ne vivrai peut-étre pas deux cents ans, et qu'il vaut mieux en profiter tant que je suis encore jeune et en bonne santé. Si je me convertis officiellement au bouddhisme, nul ne pourra m'imposer le respect des obligations de la religion juive, mais alors voudra-t-on encore de moi, serai-je encore une bonne souche, un bon coup, comme on dit vulgairement, et toutes les jeunes filles de Yelousaleng, et des autres villes du Trěs Grand Israel, réveront-elles encore d'etre prises dans la forét, ou au fond d'une cabane, ou de s'emmancher sur moi assis dans mon fauteuil pour étre engrossées et pour attendre, dans la beatitude, un authentique petit Jesus d^Europe centrale, au centre de la Chine ? Cest au cours de ces journées de depression que j'oublie ma vie de patachon, mon libertinage effréné pour la bonne cause, ma depravation dans la bonne conscience, et que tout cela ne m'apparaít plus que comme divagations libidineuses d'un esprit senile. Je realise soudain que la fin du monde-a sans doute déjä eu lieu, que ľhumanité ne survit que par ses doubles, ses copies, ses moulages, ses simulacres, ses clones, ses fantômes, ses hallucinations. Les Chinois sont cette par-tie de ľespece humaine capable de prolonger le monde au-delä de sa fin, par ľinertie de la tradition, par ľimi-tation et par la reproduction de ce qui fut, mais aussi par leur force de reinvention et d'invention pure. Les Chinois sont cette part de ľhumanité capable de faire 371 passer ľhumanité au-delä de la catastrophe qui ľa détruite, de lui faire saurer le pas, de lui faire enjamber son propre cadavre. Si tout va bien, j'aurai cette année cent trente ans, et pour arriver jusqu'ä aujourd'hui j 'ai fait un saut par-dessus un trou: un trou noir de l'His-toire, un trou de memoire, un trou du temps, un saut jusque dans ce monde qui n'existe plus que dans son souvenir, que dans sa parodie. Je me sens dans la peau d'un survivant unique et improbable, le dernier homme, le dernier témoin du Monde ancien, un monde encore bibiique, le monde d'Esther. De ce monde, il reste la musique: les notes sont bien les memes, elles rendent le méme son sur les mémes instruments. En apparence tout est conforme; grace ä la Chine la tradition s'est transmise, on sait toujours jouer Vivaldi, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms, Liszt, Chopin, Dvorak, Debussy, Stravinski, Bartók... On ne cherche plus la réponse ä la question de savoir pourquoi c'est en Occident que la musique s'est détachée de la matérialité du monde, et pourquoi celle-lä est aux autres musiques ce qu'est ä la chenille la mue du papilion. Grace aux interprětes chinois, le grand repertoire de la musique occidentale est toujours joué et sauvé. La seule question qui reste est de savoir si cette musique, abandonnée par ceux qui ľont créée, et sauvée par d'autres, peut encore nous sauver tous ensemble. Teiles sont mes meditations, quand c'est ma tete, et non mon sexe, que je tiens entre mes mains, .....-...................-~-......._________ D'une de mes fenétres qui donnent sur la rue, en face de ľécole de musique, j'attends sereinement ľévéne-ment qui effacera un souvenir ancien, persistant, douloureux, une image et des sons qui occupent ma memoire depuis au moins trois generations. A vrai dire, je ne sais si ce souvenir est celui d'une histoire qu'on m'a racon-tée, ou d'un réve que j'aurais fait, ou d'un événement 372 que j'ai vécu il y a bien longtemps, dans un autre monde: parfois, la memoire et ľimagination se melent, ľune se projetant dans ľ autre et réciproquement. Parfois, je n'ai plus de repere que la fenětre elle-měme, son ouvertuře sur un monde en contrebas, comme la scene d'un theatre vue d'une loge: il y a cette ouvertuře, viseur d'un appareil photographique, rnais je ne sais plus de quel endroit je regarde un monde photographiable. II y a le cadre de la fenětre, mais d'une fenětre dont je ne sais de quel Iogement eile est l'ouverture sur quelle ville, dans quel pays, ä quelle époque. II n'y a que la fenětre, dont je peux m'approcher ou nťéloigner: si je m'en approche, je ne sais ä quel monde appartient ce que j'y vois; šije m'en éloigne, je ne sais dans quel repli de quelle intimite, dans quel refuge de quelle conscience je m'enfonce. II n'y a que la fenětre, je ne me situe que par rapport ä eile, toujours du côté de ľintérieur, d'un intérieur oü quelqu'un survit, par rapport ä ľextérieur, de ľ autre côté de la fenětre, la oü la fin du monde a déjä, et depuis longtemps, eu lieu. De cette fenětre devrait parvenir une lumiěre du jour, mais soit cette lumiěre n'a aucun espace ä éclairer, du côté de la fenětre oü je me tiens, soit il n'y a dehors que nuit sans lumiěre. II n'y a de visible en somme que la fenětre elle-měme, cadre juste assez lumineux pour se distinguer de l'obs-curité qu'il enserre et de ľobscurité dans laquelle il est inséré. íl n'y a plus rien ä voir, il n'y a plus d'image, il n'y a plus comme image que le cadre !ui~meme, enfer-mant un espace vide. A quoi done tient le sentiment de ma presence, d'un côté de la fenětre, en quelle matérialité reside cette existence qui m'abrite ? Peut-étre ce sentiment de presence sans lieu, et d'existence sans corps, consiste-t-il simplement en une attente, une attente dont je ne sais avec precision qui est celui qui attend, ni qui est attendu. Mais pourtant, e'est ľ attente qui lie l'un ä ľ autre et qui, dans le temps, fait exister l'un et ľ autre. 373 Chaque étre attend un autre étre et, au-delä de cette attente, chaque étre n'attend que sa fin. Chaque étre, dans ľattente, forme le visage de ce qui va advenir. Chaque étre, pour exister, abesoin de cette attente. L'attente est le mode méme de ľexistence, et ce qui met fin ä l'attente met aussi fin ä ľ étre. L'attente n'est jamais décue et l'attente a toujours une fin. Parfois, j'attends Esther. J'attends Esther depuis toujours. j'attends ä la fois son arrivée, la premiére fois, et son retour. J'attends son arrivée le matin et son retour le soir et, dans cette attente, arrivée et retour, matin et soir se confondent. Je ne suis que cette attente, ce point fixe, au milieu. Je suis cette attente au milieu d'une his-toire, ce point fixe de la perception entre deux espaces de l'imaginaire. Je sais que mon attente est vaine, et pourtant eile ne sera pas décue. Car l'attente me livrera ä autre chose que ce que j'attends. Je suis de retour ä quelques pas derriere la fenétre. II n'y a rien ä voir et tout est silencieux. Si le silence venait ä étre rompu, je sais que ce ne sera par rien de visible. II n'y aura rien ä voir, il n'y aura jamais rien ä retrouver dans le champ du regard. Si le silence venait ä étre rompu, cela ne pourra venir que de trěs loin, toute image depuis long-temps perdue, cela ne pourra venir que de ce fond de ľ univers que certains ont la faiblesse d'appeler Dieu,1 et d'oü nous arrivera une rumeur, plutôt ľ echo d'une ires lointaine et trěs-anc-ienne- deflagration-,-unappel,un ordre, un rappel ä ľ ordre, un coup de tonnerre du debut et de la fin, qui aura mis tout ce temps ä nous parvenir - lenteur tranquille du son, plus sure que la vitesse dangereuse des images -, une rumeur, une clameur, qui viendra vers nous alors que nous sommes issus d'elle, et que nous avons été projetés, ä la vitesse de la lumiěre, depuis ľévénement dont eile est le bruit jusque dans la vie qui a été la nôtre, une rumeur, une clameur qui, dans 374 leur mouvement, nous rattrapent inexorablement, nous absorbent et nous emportent ä nouveau vers le silence, un bruit qui se rétracte et nous ramene dans son filet, vers le silence d'avant le silence, mais un silence d'oü s'échappe, plus fine encore, plus subtile que les mailles de la mort d'avant la vie, cette essence immaterielle et enivrante d'avant la matiěre: cela flotte dans I'espace comme ľécho de ce qui n'a jamais eu lieu, musique. Table I. La fin. Premiere epoque, vers 1933, roman 9 IL La fin. Suite, 1944 et apres, Histoire...... 259 1. Cauchemar........................ 263 2. Nouveau Monde apres la fin .......... 315 3. Nouveau depart .................... 321 4. Retour ä la fin...................... 327 IIL La fin. Nouvelle epoque, vers 2042, divagation........................... 335