Jean GENET - Les Bonnes (1947) Ľa piece a été créée au theatre de ÍAthénée ä Paris le 19 avril 1947, dans une mise en scene de Fouis Jouvet, des décors de Christian Bérard et des costumes de Jeanne Fanvin. COMMENT JOUER « LES BONNES » Furtifi. C est le mot qui s'impose d'abord. Ľe jeu théatral des deux actrices figurant les deux bonnes doit krefiurtifi. Ce n'est pas que desfienkres ouvertes ou des cloisons trop minces laisseraient les voisins entendre des mots qu'on ne prononce que dans une alcove, ce n'est pas non plus ce qu'ilj a d'inavouable dans lews propos qui exige ce jeu, révélant une psychológie perturbée : k jeu sera furtif afin qu'une phraséologie trop pesante s'allege et passe la rampe. Fes actrices retiendront done kurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé. Chaque geste suspendra les actrices. U serait bien qu'ä certains moments elks marchent sur la pointe des pieds, apres avoir enkvé un ou les deux souliers qu'elks porteront ä la main, avec precaution, qu'elks le posent sur un meuble sans rien cogner — non pour nepas étre entendues des voisins ď en dessous, maisparce que ce geste est dans k ton. Quelquefois, les voix aussi seront comme suspendues et cassées. Ces deux bonnes ne sontpas des garces : elles ont vieilli, elks ont maigri dans la douceur de Madame. Ľ ne f aut pas qu'elks soientjolies, que kur beauté soit donnée aux spectateurs des le kver du rideau, mais U f aut que tout au long de la soiree on les voie embellirjusqu'a la derniere seconde. Feur visage, au debut, est done marqué de rides aussi subtiks que les gestes ou qu'un de kurs cheveux. Files n'ont ni cul ni seinsprovocants : elkspourraient enseigner lapiété dans une institution chrétienne. Feur odl est pur, tres pur, puisque tous les soirs elles se masturbent et déch argent en vrac, tune dans ľ autre, leur haine de Madame. Elles toucheront aux objets du décor comme on feint de croire qu'une jeune file cueille um brauche fkurie. Feur teint estpák, pkin de charme. Elles sont done fames, mais avec ékgance ! Elles n'ont pas pourri. Pourtant, ilfaudra bien que lapourriture apparaisse : mains quand elks crachent kur rage que dans kurs acces de tendresse. Fes actrices ne doiventpas montér sur la scene avec kur érotisme naturel, imiter ks dames de ánéma. F'érotisme individuel, au theatre, ravak la representation. Fes actrices sont doncpriées, comme disent les Grecs, de nepas poser leur con sur la table Je n'aipas besoin ďinsister sur ks passages «joués» et ks passages sincéres : on saura ks repérer, au besoin ks inventer. Quant aux passages soi-disant (poétiques », ils seront dits comme une evidence, comme lorsqu'un chauffeur de taxiparisien invente sur-k-champ une métaphore argotique: elk va de soi. Elk s'énonce comme le résultat ď une operation mathématique : sans chaleurparticuliere. Fa dire méme un peu plus firoidement que k reste. F'unite du récit naítra non de la monotonie du jeu, mais dune harmonie entre ks parties tres diverses, tres diversement jouées. Peut-étre le metteur en scene devra- t-il laisser apparaítre ce qui était en moi alors que j'écrivais la piece, ou qui me manquait si fort: une certaine bonhomie, car U s'agit d'un conte. (Madame», U ne fiaut pas ľoutrer dans la caricature. Elk ne sait pas jusqu' ä quel point elk est bete, ä quel point elk joue un role, mais quelk actrice le sait davantage, méme quand eile se torche k cul? Ces dames — ks Bonnes et Madame — déconnent ? Comme moi chaque matin devant laglace quand je me rase, ou la nuit quand je m'emmerde, ou dans un bois quand je me crois seul: c'est un conte, c'est-ä-dire unefiorme de récit alkgorique qui avait peut-étre pour premier but, quand je ľécrivais, de me dégoůter de moi-méme en indiquant et en refusant d'indiquer quij'étais, k but second ďétablir une espěce de malaise dans la salk... Un conte... IIfiaut ä lafioisj croire et refuser d'y croire, mais afin qu'on y puisse croire ilfaut que ks actrices ne jouentpas selon un mode realisté. S acre es ou non, ces bonnes sont des monštre s, comme nous-mémes quand nous nous révons ceci ou cela. Sans pouvoir dire au juste ce qu'est k theatre, je sais ce que je lui refuse d'etre: la description de gestes quotidiens vus de textérieur: je vais au theatre afin de me voir, sur la scéne (restitué en un seul personnage ou ä ľ aide ď un personnage multipk et sous fiorme de conte), tel que je ne saurais — ou n'oserais — me voir ou me réver, et tel pourtant que je me sais étre. Fes comédiens ont donepour junction d'endosser des gestes et des accoutrements qui kurpermettront de me montrer ä moi-méme, et de me montrer nu, dans la solitude et son alkgresse. Une chose doit étre écrite: U ne s'agit pas d'un plaidojer sur k sort des domestiques. Je suppose qu'il existe un sjndicat des gens de maison — cela ne nous regardepas. Fors de la creation de cette piece, un critique théatral faisait la remarque que ks bonnes véritabks ne parknt pas comme celks de ma piece: qu'en save%:vous ? Je pretends k contraire, car sij'étais bonne je parkrais comme elles. Certains soirs. Car ks bonnes ne parknt ainsi que certains soirs: ilfaut les surprendre, soit dans kur solitude, soit dans celie de chacun de nous. Fe décor des Bonnes. IIs'agit, simpkment, de la chambre ä cou eher dune dame unpeu cocotte et unpeu bourgeoise*. Si la piece est representee en France, k lit sera capitonné — elk a tout de méme des domestiques — mais discretement. Si la piece estjouée en Espagne, en Scandinavie, en Russie9, la chambre doit vatier. Fes robes, pourtant, seront extravagantes, ne rekvant d'aucune mode, d'aucune époque. II est possible que ks deux bonnes defiorment, monstrueusement, pour leur jeu, ks robes de Madame, en ajoutant de fiausses traines, de fiauxjabots; ksfikurs seront des fleurs réelks, le lit un vrai lit. Fe metteur en scéne doit comprendre, car je nepeux tout de méme pas tout expliquer, pourquoi la chambre doit étre la copie ä peu pres exacte dune chambre feminine, ks fleurs vraies, mais ks robes monstrueuses et k jeu des actrices un peu titubant. Et si ľ on veut représenter cette piece ä Epidaure ? II suffirait qu'avant k debut de la piece ks trois actrices viennent sur la scéne et se mettent d accord, sous ks jeux des Spectateurs, sur ks recoins auxquels elks donneront les noms de: lit, fenétre, penderie, porte, coiffeuse, etc. Puis qu'elks disparaissent, pour réapparaítre ensuite selon 1!ordre assignépar Hauteur. Fa chambre de Madame. Meubles Louis XV. Aufond, une fenétre ouverte sur la facade de ľimmeuble en face. A droite, le lit. A gauche, une porte et une commode. Des fleurs ä profusion. C est le soir. F!actrice qui joue Solange est vétue ď une petite robe noire de domestique. Sur une chaise, une autre petite robe noire, des bas defilnoirs, unepaire de souliers noirs ä talons plats. CLAIRE, debout, en combinaison, tournant le dos ä la coiffeuse. Son geste — le bras tendu — et le ton seront d'un tragique exaspéré: Et ces gants ! Ces éternels gants ! Je t'ai dit souvent5 de les laisser ä la cuisine. C'est avec ca, sans doute, que tu espěres séduire le laitier. Non, non, ne mens pas, c'est inutile. Pends-les au-dessus de ľévier. Quand comprendras-tu que cette chambre ne doit pas étre souillée ? Tout, mais tout! ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tes crachats ! Mais cesse ! Pendant cette tirade, Solange jouait avec unepaire de gants de caoutchouc, observant ses mains gantées, tantôt en bouquet, tantôt en éventail. Ne te géne pas, fais ta biche. Et surtout ne te presse pas, nous avons le temps. Sors ! Jean Genet, Les Bonnes, Pans, Gallimard, 1968, coll. « La Pléiade ». 1 Jean GENET - Les Bonnes (1947) Solange change soudain ď attitude et sort humblement, tenant du bout des doigts les gants de caoutchouc. Claire s'assied a la coiffeuse. Elle respire lesfleurs, caresse les objets de toilette, brosse ses cheveux, arrange son visage. Préparez ma robe. Vite le temps presse. Vous n'étes pas la ? (Elle se retourne.) Claire ! Claire ! Entre Solange. SOLANGE : Que Madame m'excuse, je préparais le tilleul (eileprononce tillol) de Madame. CLAIRE : Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. Ľéventail, les émeraudes. SOLANGE : Touš les bijoux de Madame ? CLAIRE : Sortez-les. Je veux choisir. (Avec beaucoup ďhypocrisie.) Et naturellement les souliers vernis. Ceux que vous convoitez depuis des années. Solangeprend dans l'armoire quelques écrins qu'elle ouvre et dipose sur le lit. Pour votre noce sans doute. Avouez qu'il vous a séduite ! Que vous étes grosse ! Avouez-le ! Solange s'accroupit sur le tapis et, crachant dessus, cire des escarpins vernis. Je vous ai dit, Claire, ďéviter les crachats. Qu'ils dorment en vous, ma fille, qu'ils y croupissent. Ah ! ah ! vous étes hideuse, ma belie. Penchez-vous davantage et vous regardez dans mes souliers9. (Elle tend son pied que Solange examine.) Pensez-vous qu'il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive ? Par la brume de vos marécages ? SOLANGE, ägenoux et tfes humble : Je desire que Madame soit belle. CLAIRE, eile s 'arrange dans la glace: Vous me détestez, n'est-ce pas ? Vous m'écrasez sous vos prevenances, sous votre humilité, sous les glaieuls et le réséda. (Elle se live et d'un ton plus bas.) On s'encombre inutilement. II y a trop de fleurs. Cest mortel. (Elle se mire encore.) Je serai belle. Plus que vous ne le serez jamais. Car ce n'est pas avec ce corps et cette face que vous séduirez Mario1". Ce jeune laitier ridicule vous méprise, et s'il vous a fait un gösse11... SOLANGE: Oh! mais, jamais je n'ai... CLAIRE : Taisez-vous, idiote ! Ma robe ! SOLANGE, eile cherche dans l'armoire, écartant quelques robes: La robe rouge12. Madame mettra la robe rouge. CLAIRE : J'ai dit la blanche, ä paillettes. SOLANGE, dure: Madame portera ce soir la robe de velours écarlate. CLAIRE, naivement: Ah ? Pourquoi ? SOLANGE, froidement: II m'est impossible d'oublier la poitrine de Madame sous le drape de velours. Quand Madame soupire et parle ä Monsieur de mon dévouement! Une toilette noire servirait mieux votre veuvage. CLAIRE: Comment ? SOLANGE : Dois-je préciser ? CLAIRE : Ah ! tu veux parier... Parfait. Menace-moi. Insulte ta maítresse. Solange, tu veux parier, n'est-ce pas, des malheurs de Monsieur. Sötte. Ce n'est pas l'instant de le rappeler, mais de cette indication je vais tirer un parti magnifique. Tu souris ? Tu en doute s ? Ee dire ainsi: « Tu souris — tu en doutes. » SOLANGE : Ce n'est pas le moment d'exhumer... CLAIRE : Mon infamie ? Mon infamie ! D'exhumer ! Quel mot! SOLANGE: Madame ! CLAIRE : Je vois ou tu veux en venir. J'écoute bourdonner déjä tes accusations, depuis le debut tu m'injuries, tu cherches l'instant de me cracher ä la face. SOLAN GE,pitoj able: Madame, Madame, nous n'en sommes pas encore lä. Si Monsieur... CLAIRE : Si Monsieur est en prison, c'est grace ä moi, ose le dire ! Ose ! Tu as ton franc-parler, parle. J'agis en dessous, camouflée par mes fleurs, mais tu ne peux rien contre moi. SOLANGE : Le moindre mot vous paraít une menace. Que Madame se souvienne que je suis la bonne. CLAIRE : Pour avoir dénoncé Monsieur ä la police, avoir accepté de le vendre, je vais étre ä ta merci ? Et pourtant j'aurais fait pire. Mieux. Crois-tu que je n'aie pas souffert ? Claire, j'ai force ma main, tu entends, je ľai forcée, lentement, fermement, sans erreur, sans ratures, ä tracer cette lettre qui devait envoyer mon amant au bagne. Et toi, plutôt que me soutenir, tu me nargues ? Tu paries de veuvage ! Monsieur n'est pas mort, Claire. Monsieur, de bagne en bagne, sera conduit jusqu'ä la Guyane15 peut-étre, et moi, sa maítresse, folie de douleur, je l'accompagnerai. Je serai du convoi. Je partagerai sa gloire. Tu paries de veuvage. La robe blanche est le deuil des reines, Claire, tu l'ignores. Tu me refuses la robe blanche! SOLANGE,froidement: Madame portera la robe rouge. CLAIRE, simplement: Bien. (Severe.) Passez-moi la robe. Oh ! je suis bien seule et sans amitié. Je vois dans ton ceil que tu me hais. SOLANGE : Je vous aime. CLAIRE : Comme on aime sa maítresse, sans doute. Tu m'aimes et me respectes. Et tu attends ma donation, le codicille en ta faveur... SOLANGE : Je ferais l'impossible... CLAIRE, ironique:]e sais. Tu me jetterais au feu17. (Solange aide Claire ä mettre la robe.) Agrafe2. Tirez moins fort. N'essayez pas de me ligoter. (Solange s'agenouille auxpieds de Claire et arrange les plis de la robe.) Evitez de me froler. Reculez-vous. Vous sentez Jean Genet, Les Bonnes, Pans, Gallimard, 1968, coll. « La Pléiade ». 2 Jean GENET - Les Bonnes (1947) le fauve. De quelle infecte soupente oú la nuit les valets vous visitent rapportez-vous ces odeurs ? La soupente ! La chambre des bonnes ! La mansardě ! (Avecgrace.) CWpour memoire que je parle de l'odeur des mansardes, Claire. La... (Elle designe un point de la chambre.) La, les deux lits de fer séparés par la table de nuit. La, la commode en pitchpin avec le petit autel ä la Sainte Vierge. C'est exact, n'est-ce pas ? SOLANGE : Nous sommes malheureuses. J'en pleurerais. CLAIRE : C'est exact. Passons sur nos devotions ä la Sainte Vierge en plätre, sur nos agenouillements. Nous ne parlerons méme pas des fleurs en papier... (Elle rit.) En papier ! Et la branche de buis bénit ! (Elle montre les fleurs de la chambre.) Regarde ces corolles ouvertes en mon honneur ! Je suis une Vierge plus belie, Claire. Solange : Taisez-vous... CLAIRE : Et la, la fameuse lucarne, par oú le laitier demi-nu saute jusqu'ä votre lit! SOLANGE: Madame s'égare, Madame... CLAIRE : Vos mains ! N'égarez pas vos mains. Vous ľai-je assez murmuré ! elles empestent ľévier. Solange : La chute ! CLAIRE : Hein ? SOLANGE, arrangeant la robe: La chute. J'arrange votre chute d'amour. CLAIRE : Ecartez-vous, frôleuse ! Elle donne ä Solange sur la tempe un coup de talón Eouis ~XV. Solange accroupie vaálle et recule. Solange : Voleuse, moi ? CLAIRE : Je dis frôleuse. Si vous tene2 ä pleurnicher, que ce soit dans votre mansardě. Je n'accepte ici, dans ma chambre, que des larmes nobles. Le bas de ma robe, certain jour en sera constellé, mais de larmes précieuses. Disposez la traíne, trainee ! SOLANGE : Madame s'emporte ! CLAIRE : Dans ses bras parfumés, le diable m'emporte. II me soulěve, je décolle, je pars... (ellefrappe le soldu talon)... et je reste. Le collier ? Mais dépéche-toi, nous n'aurons pas le temps. Si la robe est trop longue, fais un ourlet avec des épingles de nourrice. Solange se relive et va pour prendre le collier dans un écrin, mais Claire la devance et s'empare du bijou. Ses doigts ayantfrôlé ceux de Solange, horrifiée, Claire recule. Tenez vos mains loin des miennes, votre contact: est immonde. Dépéchez-vous. SOLANGE : II ne faut pas exagérer. Vos yeux s'allument. Vous atteignez la rive. CLAIRE : Vous dites ? SOLANGE : Les limites. Les bornes. Madame. II faut garder vos distances. CLAIRE : Quel langage, ma fille. Claire ? Tu te venges, n'est-ce pas ? Tu sens approcher ľinstant oú tu quittes ton role... SOLANGE : Madame me comprend ä merveille. Madame me devine. CLAIRE : Tu sens approcher ľinstant oú tu ne seras plus la bonne. Tu vas te venger. Tu ťapprétes ? Tu aiguises tes ongles ? La haine te reveille ? Claire n'oublie pas. Claire, tu m'écoutes ? Mais Claire, tu ne m'écoutes pas ? SOLANGE, distraite :Je vous écoute. CLAIRE : Par moi, par moi seule, la bonne existe. Par mes cris et par mes gestes. Solange : Je vous écoute. CLAIRE, eile hurle: C'est grace ä moi que tu es, et tu me nargues ! Tu ne peux savoir comme il est penible d'etre Madame, Claire, d'etre le pretexte ä vos simagrées ! II me suffirait de si peu et tu n'existerais plus. Mais je suis bonne, mais je suis belle et je te défie. Mon désespoir d'amante m'embellit encore ! SOLANGE, mépňsante : Votre amant! CLAIRE : Mon malheureux amant sert encore ma noblesse, ma fille. Je grandis davantage pour te réduire et t'exalter. Fais appel ä toutes tes ruses. II est temps ! SOLANGE, froidement: Assez! Dépéchez-vous. Vous étes préte ? CLAIRE : Et toi ? SOLANGE, doucement d'abord:]e suis préte, j'en ai assez d'etre un objet de dégoůt. Moi aussi, je vous hais... CLAIRE: Doucement, mon petit, doucement... Elle tape doucement ľépaule de Solange pour ľináter au calme. SOLANGE : Je vous hais ! Je vous méprise. Vous ne m'intimidez plus. Réveillez le souvenir de votre amant, qu'il vous protege. Je vous hais ! Je hais votre poitrine pleine de souffles embaumés. Votre poitrine... d'ivoire ! Vos cuisses... d'or ! Vos pieds... d'ambre ! (Elle crache sur la robe rouge.) Je vous hais ! CLAIRE, suffoquée : Oh ! oh ! Mais... SOLANGE, marchant sur eile: Oui Madame, ma belle Madame. Vous croyez que tout vous sera permis jusqu'au bout? Vous croyez pouvoir dérober la beauté du ciel et m'en priver? Choisir vos parfums, vos poudres, vos rouges ä ongles, la soie, le velours, la dentelle et m'en priver ? Et me prendre le laitier ? Avouez ! Avouez le laitier ! Sa jeunesse, sa fraícheur vous troublent, n'est-ce pas ? Avouez le laitier. Car Solange vous emmerde ! CLAIRE, affolée: Claire ! Claire ! Solange : Hem ? Jean Genet, Les Bonnes, Pans, Gallimard, 1968, coll. « La Pléiade ». 3 Jean GENET - Les Bonnes (1947) CLAIRE, dans un murmure : Claire, Solange, Claire. SOLANGE : Ah ! oui, Claire. Claire vous emmerde ! Claire est la, plus claire que jamais. Lumineuse ! Elle gifle Claire. CLAIRE: Oh! oh! Claire... vous... oh! SOLANGE : Madame se croyait protegee par ses barricades de fleurs, sauvée par un exceptionnel destin, par le sacrifice. C'était compter sans la revolte des bonnes. La voici qui monte, Madame. Elle va crever et dégonfler votre aventure. Ce monsieur n'était qu'un triste voleur et vous une... CLAIRE : Je t'mterdis ! SOLANGE : M'interdire ! Plaisanterie ! Madame est interdite. Son visage se decompose. Vous désirez un miroir? Elle tend ä Claire un miroir ä main. CLAIRE, se mirant avec complaisance : J'y suis plus belle ! Le danger m'auréole, Claire, et toi tu n'es que téněbres... SOLANGE:... infernales! Je sais. Je connais la tirade2". Je lis sur votre visage ce qu'il faut vous répondre et j'irai jusqu'au bout. Les deux bonnes sont lä — les dévouées servantes ! Devenez plus belle pour les mépriser. Nous ne vous craignons plus. Nous sommes enveloppées, confondues dans nos exhalaisons, dans nos fastes, dans notre haine pour vous. Nous prenons forme, Madame. Ne riez pas. Ah ! surtout ne riez pas de ma grandiloquence... CLAIRE: Allez-vous-en. SOLANGE : Pour vous servir, encore, Madame ! Je retourne ä ma cuisine. J'y retrouve mes gants et ľodeur de mes dents. Le rot silencieux de ľévier. Vous avez vos fleurs, j'ai mon évier. Je suis la bonne. Vous au moins vous ne pouvez pas me souiller. Mais vous ne l'emporterez pas en paradis. J'aimerais mieux vous y suivre que de lächer ma haine ä la porte. Riez un peu, riez et priez vite, trěs vite ! Vous étes au bout du rouleau ma chěre ! (Elle tape sur les mains de Claire qui protege sa gorge.) Bas les pattes et découvrez ce cou fragile. Allez, ne tremblez pas, ne frissonnez pas, j'opere vite et en silence. Oui, je vais retourner ä ma cuisine, mais avant je termine ma besogne. Elle semhle sur le point ďétrangler Claire. Soudain un réveille-matin sonne. Solange s'arrete. Ees deux actrices se rapprochent, émues, et écoutent, pressées ľ une contre ľ autre. Déjä? CLAIRE : Dépéchons-nous. Madame va rentrer. (Elle commence ä dégrafer sa robe.) Aide-moi. Cest déjä fmi, et tu n'as pas pu aller jusqu'au bout. SOLANGE, ľ aidant. D'un ton triste: Cest: chaque fois pareil. Et par ta faute. Tu n'es jamais préte assez vite. Je ne peux pas ťachever. CLAIRE : Ce qui nous prend du temps, c'est les préparatifs. Remarque... SOLANGE, eile lui enleve la rohe : Surveille la fenétre. CLAIRE : Remarque que nous avons de la marge. J'ai remonté le réveil de facon qu'on puisse tout ranger. Elle se laisse avec lassitude tomber sur lefauteuil pp. 125-136. Jean Genet, Les Bonnes, Pans, Gallimard, 1968, coll. « La Pléiade ». 4