DU MÉME AUTEUR Les Gommes, román, 1953. Le Voyeur, román, 1955. La Jalousie, román, 1957. Dans le Labyrinthe, román, 1959. Ľannée derniére ä Marienbad, ciné-roman, 1961. Instantanés, nouvelles, 1962. L'Immortelle, ciné-roman, 1963. Pour un nouveau román, essai, 1963. La maison de rendez-vous, román, 1965. Projet de revolution ä New York, román, 1970. ALAIN ROBBE-GRILLET LA JALOUSIE >% LES EDITIONS DE MINUIT í r l Maintenant ľombre du pilier — le pilier qui soutient ľ angle sud-ouest du toit — divise en deux parties égales ľangle cor-respondant de la terrasse. Cette terrasse est une large galerie couverte, entourant la maison sur trois de ses côtés. Comme sa largeur est la méme dans la portion mediane et dans les branches laterales, le trait ďombre projeté par le pilier arrive exactement au coin de la maison ; mais il s'arréte lá, car seules les dalles de la terrasse sont -attein'tes par le soleil, qui se trouve encore trop haut dans le ciel. Les murs, en bois, de la maison — c'est-á-dire la fagade et le pignon ouest — sont encore proteges de ses rayons par le toit (toit com-mun á la maison proprement dite et ä la LA JALOUSIE terrasse). Ainsi, ä cet instant, ľombre de ľextréme bord du toit coincide exactement avec la ligne, en angle droit, que forment entre elles la terrasse et les deux faces ver-ticales du coin de la maison. Maintenant, A... est entree dans la chám-bre, par la porte intérieure qui donne sur le couloir central. Elle ne regarde pas vers la fenétre, grande ouverte, par oú — depuis la porte — eile apercevrait ce coin de terrasse. Elle s'est maintenant retour-née vers la porte pour la refermer. Elle est toujours habillée de la robe claire, á col droit, trěs collante, qu'elle portait au dejeuner. Christiane, une fois de plus, lui a rappele que des vétements moins ajustés per-mettent de mieux supporter la chaleur. Mais A... s'est contentée de sourire : eile ne souffrait pas de la chaleur, eile avait connu des climats beaucoup plus chauds — en Afrique par exemple —■ et s'y était toujours trěs bien portée. Elle ne craint pas le froid non plus, d'ailleurs. Elle conserve partout la méme aisance. Les boucles noires de ses cheveux se déplacent ďun — 10 — LA JALOUSIE mouvement souple, sur les épaules et le dos, lorsqu'elle tourne la téte. Ľépaisse barre ďappui de la balustrade iťa presque plus de peinture sur le dessus. Le gris du bois y apparaít, strie de petites fentes longitudinales. De ľautre côťé de cette barre, deux bons metres au-dessous du niveau de la terrasse, commence le j ardin. Mais le regard qui, venant du fond de la chambre, passe par-dessus la balustrade, ne touche terre que beaucoup plus loin, sur le flanc oppose de la petite vallée, pármi les bananiers de la plantation. On n'aper^oit pas le sol entre leurs panaches touffus de larges feuilles vertes. Cepen-dant, comme la mise en culture de ce sec-teur est assez récente, on y suit distincte-ment encore ľentrecroisement regulier des lignes de plants. II en va de méme dans presque toute la partie visible de la concession, car les parcelles les plus anciennes — oú le désordre a maintenant pris le dessus — sont situées plus en amont, sur ce ver- — 11 — LA JALOUSIE sant-ci de la valléé, c'est-ä-dire de ľ autre côté de la maison. Cest de ľautre côté, également, que passe la route, á peine un peu plus bas que le bord du plateau. Cette route, la seule qui donne accěs á la concession, marque la limite nord de celle-ci. Depuis la route un chemin carrossable mene aux hangars et, plus bas encore, ä la maison, devant laquelle un vaste espace dégagé, de trěs faible pente, permet la manoeuvre des voi-tures. La maison est construite de plain-pied avec cette esplanade, dont eile n'est sépa-rée par aucune veranda ou galerie. Sur ses trois autres côtés, au contraire, ľencadre la terrasse. La pente du terrain, plus accentuée á partir. de ľesplanade, fait que la portion mediane de la terrasse (qui borde la facade au midi) domine ď au moins deux metres le jardin. Tout autour du jardin, jusqu'aux limites de la plantation, s'étend la masse verte des bananiers. — 12 — LA JALOUSIE A droite comme á gauche leur proximité trop grande, jointe au manque ď elevation relatif de ľobservateur posté sur la terrasse, empéche ďen bien distinguer ľor-donnance ; tandis que, vers le fond de la vallée, la disposition en quinconce s'impose au premier regard. Dans certaines par-celles de replantation trěs récente — celieš oú la terre rougeätre commence tout juste á céder la place au feuillage — il est merne aisé de suivre la fuite reguliere des quatre directions entrecroisées, suivant les-quelles s'alignent les jeunes troncs. Cet exercice n'est pas beaucoup plus difficile, malgré la pousse plus avancée, pour les parcelles qui occupent le versant ďen face : c'est en effet ľendroit qui s'offre le plus commodément á ľoeil, celui dont la surveillance pose le moins de problěmes (bien que le chemin soit déjä long pour y parvenir), celui que ľon regarde naturelle-ment, sans y penser, par ľune ou ľautre des deux fenétres, ouvertes, de la cham-bre. Adossée á la porte intérieure qu'elle — 13 — LA JALOUSIE vient de refermer, A..., sans y penser, regarde le bois dépeint de la balustrade, plus pres ďelle 1 appui dépeint de la fenétre, puis, plus pres encore, le bois lavé du plancher. Elle fait quelques pas dans la chambre et s'approche de la grosse commode, dont eile ouvre Je tiroir supérieur. Elle remue les papiers, dans la partie droite du tiroir, se penche et, afin ďen mieux voir le fond, tire un peu plus le easier vers eile. Aprěs de nouvelles recherches eile se redresse et demeure immobile, les coudes au corps, les deux avant-bras replies et caches par le buste — tenant sans aucun doute une feuille de papier entre les mains. Elle se tourne maintenant vers la lumiere, pour continuer sa lecture sans se fatiguer les yeux. Son profil incline ne bouge plus. La feuille est de couleur bleue trěs pale, du format ordinaire des papiers á lettres, et porte la trace bien marquee ďun pliage en quatre, Ensuite, gardant la lettre en main, A... repousse le tiroir, s'avanee vers la petite — 14 — LA JALOUSIE table de travail (placée prés de la seconde fenétre, contre la cloison qui sépare la chambre du couloir) et s'assied aussitôt, devanťle sous-main ďoú eile extrait en merne temps une feuille de papier bleu pale — identique á la premiere, mais vierge. Elle ôte le capuchon de son stylo, puis, aprěs un bref regard du côté droit (regard qui n'a méme pas atteint le milieu de ľembrasure, situé plus en arriěre), eile penche la téte vers le sous-main pour se mettre á écrire. Les boucles noires et brillantes s'immo-bilisent, dans ľaxe du dos, que materialise un peu plus bas ľétroite fermeture métal-lique de la robe. Maintenant ľombre du pilier — le pilier qui soutient ľangle sud-ouest du toit — s'allonge, sur les dalles, en travers de cette partie centrale de la terrasse, devant la facade, oú ľon a dispose les fauteuils pour la soirée. Déjä ľextrémité du trait ďombre atteint presque la porte ďentrée, qui en marque le milieu. Contre le pignon ouest de la maison, le soleil éclaire le bois sur un — 15 — LA JALOUSIE metre cínquante de hauteur, environ. Par la troisiéme fenétre, qui donne de ce côté, il pénétrerait done largement dans la chambre, si le systéme de jalousies n'avait pas été baissé. A ľ autre bout de cette branche ouest de la terrasse, s'ouvre ľoffice. On entend, venant par sa porte entrebáillée, la voix de A..., puis celle du cuisinier noir, volubile et chantante, puis de nouveau la voix nette, mesurée, qui donne des ordres pour le repas du soir. Le soleil a disparu derriére ľéperon rocheux qui termine la plus importante avancée du plateau. Assise, face ä la vallée, dans un des fau-teuils de fabrication locale, A... lit le roman emprunté la veille, dont ils ont déjá parle á midi. Elle poursuit sa lecture, sans détourner les yeux, jusqu'á ce que le jour soit devenu insuffisant. Alors eile reléve le visage, ferme le livre — qu'elle pose á por-tée de sa main sur la table basse — et reste le regard fixe droit devant eile, vers la balustrade á jours et les bananiers de — 16 — LA JALOUSIE ľautre versant, bientôt invisibles dans ľobseurité. Elle seinble écouter le bruit, qui monte de toutes parts, des milliers de criquets peuplant le bas-fond. Mais e'est un bruit continu, sans variations, étourdis-sant, ou il n'y a rien á entendre. Pour le diner, Franck est encore lá, sou-riant, loquace, affable. Christiane, cette fois, ne ľa pas accompagné ; eile est restée chez eux avec ľenfant, qui avait un peu de fiěvre. II n'est pas rare, á present, que son mari vienne ainsi sans eile : á cause de ľenfant, á cause aussi des propres troubles de Christiane, dont la santé s'aecommode mal de ce climat humide et chaud, ä cause enfin des ennuis domestiques qu'elle doit á ses serviteurs trop nombreux et mal diri-gés. Ce soir, pourtant, A... paraissait ľatten-dre. Du moins avait-elle fait mettre quatre couverts. Elle donne ľordre ďenlever tout de suite celui qui ne doit pas servir. Sur la terrasse, Franck se laisse tomber dans un des fauteuils bas et prononce son exclamation — désormais coutumiěre — — 17 — 2 LA JALOUSIE au sujet de leur confort. Ce sont des fau-teuils trěs simples, en bois et sangles de cuir, executes sur les indications de A,., par un artisan indigene. Elle se penche vers Franck pour lui tendre son verre. Bien qu'il fasse tout á fait nuit mainte-nant, eile a demandé de ne pas apporter les lampes, qui — dit-elle — attirent les moustiques. Les verres sont emplis, pres-que jusqu'au bord, d'un melange de cognac et ďeau gazeuse ou flotte un petit cube de gíace. Pour ne pas risquer ďen renverser le contenu par un faux mouvement, dans ľobscurité complete, eile s'est approchée le plus possible du fauteuil ou est assis Franck, tenant avec precaution dans la main droite le verre qďelle lui destine. Elle s'appuie de ľautre main au bras du fauteuil et se penche vers lui, si pres que leurs tétes sont ľune contre ľautre. U murmure quelques mots : un remerciement, sans doute. Elle se redresse ďun mouvement souple, s'empare du troisiěme verre — qu'elle ne craint pas de renverser, car il est beaucoup moins plein — et va s'asseoir á côté de — 18 — LA JALOUSIE Franck, tandis que celui-ci continue ľhis-toire de camion en panne commencée děs son arrivée. Cest elle-méme qui a dispose les fau-teuils, ce soir, quand eile les a fait apporter sur la terrasse. Celui qu'elle a designe á Franck et le sien se trouvent côte á cote, contre le mur de la maison — le dos vers ce mur, évidemment — sous la fenétre du bureau. Elle a ainsi le fauteuil de Franck á sa gauche, et sur sa droite — mais plus en avant — la petite table oil sont les bou-teilles. Les deux autres fauteuils sont places de ľautre côté de cette table, davan-tage encore vers la droite, de maniere á ne pas intercepter la vue entre les deux premiers et la balustrade de la terrasse. Pour la merne raison de « vue », ces deux derniers fauteuils ne sont pas tournés vers le reste du groupe : ils ont été mis de biais; Orientes obliquement vers la balustrade ä jours et ľamont de la vallée. Cette disposition oblige les personnes qui s'y trouvent assises á de fortes rotations de tete vers la gauche, si elles veulent apercevoir A... — 19 — LA JALOUSIE — surtout en ce qui concerne le qüatrieme fauteuil, le plus éloigné. Le troisiěme, qui est un siege pliant fait de toile tendue sur des tiges métalliques, occupe — lui — une position nettement en retrait, entre le qüatrieme et la table. Mais c'est celui-lá, moins confortable, qui est demeuré vide. La voix de Franck continue de raconter les soucis de la journée sur sa propre plantation. A... semble y porter de ľintérét. Elle ľencourage de temps á autre par quelques mots prouvant son attention. Dans un silence se fait entendre le bruit ďun verre que ľon repose sur la petite table. De ľautre côté de la balustrade, vers ľamont de la vallée, il y a seulement le bruit des criquets et le noir sans étoiles de la nuit. Dans la salle á manger brillent deux lampes ä gaz ďessence. L'une est posée sur le bord du long buffet, vers son extremitě gauche ; ľautre sur la table elle-méme, á la place vacante du qüatrieme convive. La table est carrée, puisque le systéme — 20 — LA JALOUSIE de rallonges (inutile pour si peu de per-sonnes) n'a pas été mis. Les trois couverts occupent trois des côtés, la lampe le qüatrieme. A... est á sa place habituelle; Franck est assis á sa droite — done devant le buffet. Sur le buffet, á gauche de la seconde lampe (e'est-a-dire du côté de la porte, ouverte, de ľoffice), sont empilées les assiettes propres qui serviront au cours du repas. A droite de la lampe et en arriěre de celle-ci — contre le mur -— une eruche indigene en terre cuite marque le milieu du meuble. Plus á droite se dessine, sur la peinture grise du mur, ľombre agrandie et floue ďune tete ďhomme — celie de Franck. II n'a ni veste ni cravate, et le col de sa chemise est largement déboutonné ; mais e'est une chemise blanche irreproachable, en tissu fin de belle qualité, dont les poignets á revers sont maintenus par des boutons amovibles en ivoire. A... porte la méme robe qďau déjeuner. Franck s'est presque dispute avec sa femme, á son sujet, lorsque Christiane en — 21 — LA JALOUSIE a critique la forme « trop chaude pour ce pays ». A... s'est contentée de sourire : « D'ailleurs, je ne trouve pas que le climat ďici soit tellement insupportable, a-t-elle dit pour en finir avec ce sujet. Si vous aviez connu la chaleur qu'il faisait, dix mois sur douze, á Kanda !... » La conversation s'est alors fixée, pour un certain temps, sur ľAfrique. Le boy fait son entree par la porte ouverte de ľoffice, tenant á deux mains la soupiere pleine de potage. Aussitôt qu'il ľa déposée, A... lui demande de déplacer la lampe qui est sur la table, dont la lumiěre trop crue — dit-elle — fait mal aux yeux. Le boy soulěve ľanse de la lampe et va porter celle-ci á ľautre bout de la piece, sur le meuble que A... lui indique de sa main gauche étendue. La table se trouve ainsi plongée dans la pénombre. Sa principále source de lumiěre est devenue la lampe posée sur le buffet, car la seconde lampe — dans la direction opposée — est maintenant beau-coup plus lointaine. — 22 — LA JALOUSIE Sur le mur, du côté de ľoffice, la tete de Franck a disparu. Sa chemise blanche ne brille plus, comme eile. le faisait tout ä ľheure, sous ľéclairage direct. Seule sa manche droite est frappée par les rayons, de trois quarts arriěre : ľépaule et le bras sont bordés ďune ligne claire, et de merne, plus haut, ľoreille et le cou. Le visage est place presque á contre-jour. « Vous ne trouvez pas que c'est mieux? » demande A..., en se tournant vers lui. « Plus intime, bien sür », répond Franck,, II absorbe son potage avec rapidité. ' ßien qďil ne se livre ä aucun geste exces-sif, bien qďil tienne sa cuillěre de fagon convenable et avale le liquide sans faire de bruit, il semble mettre en oeuvre, pour cette modeste besogne, une energie et un entrain démesurés. II serait difficile de préciser oů, exactement, il néglige quelque regle essentielle, sur quel point particulier il manque de discretion. Evitant tout défaut notable, son compor-tement, néanmoins, ne passe pas inapergu. Et, par opposition, il oblige ä constater que — 23 — LA JALOUSIE A..., au contraire, vient ďachever la merne operation sans avoir ľair de bouger — mais sans attirer ľ attention, non plus, par une immobilité anormale. II faut un regard á son assiette vide, mais salie, pour se con» vaincre qu'elle n'a pas omis de se servir. La memoire parvient, d'ailleurs, ä reconstituer quelques mouvements de sa main droite et de ses lěvres, quelques allées et venues de la cuillěre entre ľassiette et la bouche, qui peuvent étre considérés comme significatifs. Pour plus de súreté encore, il suffit de lui demander si eile ne trouve pas que le cuisinier sale trop la soupe. « Mais non, répond-elle, il faut manger du sel pour ne pas transpirer. » Ce qui, á la reflexion, ne prouve pas ďune maniere absolue qďelle ait gouté. aujourd'hui, au potage. Maintenant le boy enlěve les assiettes. U devient ainsi impossible de contrôler á nouveau les traces maculant celie de A... — ou leur absence, si eile ne s'était pas servie. U — 24 — LA JALOUSIE La conversation est revenue ä ľhistoire de camion en panne : Franck n'achetera plus, á ľavenir, de vieux materiel militaire; ses derniěres acquisitions lui ont cause trop ďennuis ; quand il remplacera un de ses véhicules, ce sera par du neuf. Mais il a bien tort de vouloir confier des camions modernes aux chauffeurs noirs, qui les démoliront tout aussi vite, sinon plus. « Quand méme, dit Franck, si le moteur est neuf, le conducteur ď aura pas á y toucher. » II devrait pourtant savoir que c'est tout le contraire : le moteur neuf sera un jouet d'autant plus attirant, et ľexces de vitesse sur les mauvaises routes, et les acrobaties au volant... Fort de ses trois ans ďexpérience, Franck pense qďil existe des conducteurs sérieux, méme pármi les noirs. A... est aussi de cet avis, bien entendu. Elle s'est abstenue de parier pendant la discussion sur la resistance comparée des machines, mais la question des chauffeurs — 25 — LA JALOUSIE motive de sa part une intervention assez longue, et catégorique. II se peut ďailleurs qďelle ait raison. Dans ce cas, Franck devrait avoir raison aussi. Touš les deux parlent maintenant du roman que A... est en train de lire, dont Taction se déroule en Afrique. ĽhéroTne ne supporte pas le climat tropical (comme Christiane). La chaleur semble merne pro-duire chez eile de véritables crises : « Cest mental, surtout, ces choses-lá », dit Franck. II fait ensuite une allusion, peu claire pour celui qui n'a méme pas feuilleté le livre, á la conduite du mari. Sa phrase se termíne par « savoir la prendre » ou « savoir ľapprendre », sans-qu'il soit possible de determiner avec certitude de qui il s'agit, ou de quoi. Franck regarde A..., qui regarde Franck. Elle lui adresse un sourire rapide, vite absorbé par la pénombre. Elle a compris, puisqtľelle connaít ľhistoire. Non, ses traits n'ont pas bougé. Leur immobilité n'est pas si récente : les lěvres — 26 — LA JALOUSIE sont r'estées figées depuis ses derniěres paroles. Le sourire fugitif ne devait étre qďun reflet de la lampe, ou ľombre ďun papillon. Du reste, eile n'était déjä plus tournée vers Franck, á ce moment-lä. Elle venait de ramener la tete dans ľ axe de la table et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, ou une tache noirätre marque ľemplacement du mille-pattes écrasé la semaine derniěre, au debut du mois, le mois precedent peut-étre, ou plus tard. Le visage de Franck, presque ä contre-jour, ne livre pas la moindre expression. Le boy fait son entrée pour ôter les assiettes. A... lui demande, comme d'habi-tude, de servir le café sur la terrasse. Lá, ľobscurité est totale. Persönne ne parle plus. Le bruit des criquets a cessé. On n'entend, ?a et lá, que le cri menu de quelque carnassier nocturne, le vrombisse-ment subit ďun scarabée, le choc ďune petite tasse en porcelaine que ľon repose sur la table basse. Franck et A... se sont assis dans leurs — 27 — LA JALOUSIE deux mémes fauteuils, adossés au mur de bois de la maison. Cest encore le siěge á ossature métallique qui est reste inoccupé. La position du quatriěme est encore moins justifiée, á present, la vue sur la vallée n'existant plus. (Merne avant le díner, durant le bref crépuscule, les jours trop étroits de la balustrade ne permettaient pas ďapercevoir vraiment le paysage ; et le regard, par-dessus la barre ďappui, n'atteignait que le ciel.) Le bois de la balustrade est lisse au toucher, lorsque les doigts suivent le sens des veines et des petites fentes longitudinales, Une zone écailleuse vient ensuite; puis c'est de nouveau une surface unie, mais sans lignes ďorientation cette fois, et poin-tillée de place en place par des aspérités legeres de la peinture. En plein jour, ľopposition des deux cou-leurs grises — celle du bois nu et celle, un peu plus claire, de la peinture qui subsiste — dessine des figures compliquées aux contours anguleux, presque en dents de scie. Sur le dessus de la barre ďappui, il — 28 — LA JALOUSIE n'y a plus que des ílots épars, en saillie, formes par les derniers restes de peinture. Sur les balustres, au contraire, ce sont les regions dépeintes, beaucoup plus réduites et généralement situées vers le milieu de la hauteur, qui constituent les taches, en creux, od les doigts reconnaissent le fen-dillement vertical du bois. A la limite des plaques, de nouvelles écailles de peinture se laissent aisément enlever ; il suffit de glisser ľongle sous le bord qui se décolle et de forcer, en pliant la phalange; la resistance est á peine sensible. De ľautre côté, ľoeil, qui s'accoutume au noir, distingue maintenant une forme plus claire se détachant contre le mur de la maison : la chemise blanche de Franck. Ses deux avant-bras reposent á plat sur les accoudoirs. Son buste est incline en arriére, contre le dossier du fauteuil. A... fredonne un air de danse, dont les paroles demeurent inintelligibles. Mais Franck les comprend peut-étre, s'il les con-naít déjá, pour les avoir entendues souvent, — 29 — LA JALOUSIE peut-étre avec eile. Cest peut-élre un de ses disques favoris. Les bras de A..., un peu moins nets que ceux de son voisin ä cause de la teinte — pourtant pale — du tissu, reposent égale-ment sur les accoudoirs. Les quatre mains sont alignées, immobiles. L'espace entre la main gauche de A... et la main droite de Franck est de dix centimetres, environ. Le cri menu ďun carnassier nocturne, aigu et bref, retentit de nouveau, vers le fond de la vallée, á une distance imprécisable. « Je crois que je vais rentrer, dit Franck. — Mais non, répond A... aussitôt, il n'est pas tard du tout. Cest tellement agréable de rester comme ga. » Si Franck avait envie de partir, il aurait une bonne raison á donner : sa femme et son enfant qui sont seuls á la maison. Mais il parle seulement de ľheure matinale á laquelle il doit se lever le lendemain, sans faire aucune allusion á Christiane. Le méme cri aigu et bref, qui s'est rapproché, paraít maintenant venir du jardin, tout pres du pied de la terrasse, du côté est. — 30 — LA JALOUSIE Comme en echo, un cri identique lui suc-cěde, arrivant de la direction opposée. D'autres leur répondent, plus haut vers la route ; puis ďautres encore, dans le bas-fond. Parfois la note est un peu plus grave, ou plus prolongée. II y a probablement différentes sortes de bétes. Cependant tous ces cris se ressemblent; non qu'ils aient un caractěre commun facile á préciser, il s'agirait plutôt d'un commun manque de caractěre : ils n'önt pas ľ air ďétre des cris effarouchés, ou de douleur, ou menagants, ou bien d'amour. Ce sont comme des cris machinaux, poussés sans raison décelable, n'exprimant rien, ne signalant que ľexis-tence, la position et les déplacements res-pectifs de chaque animal, dont ils jalonnent le trajet dans la nuit. « Quand méme, dit Franck, je crois que je vais partir. » A... ne répond rien. Ils n'ont bougé ni ľun ni ľautre. Ils sont assis côte á côte, le buste incline en arriěre contre le dossier du fauteuil, les bras allonges sur les accou- — 31 — LA JALOUSIE doirs, leurs quatre mains dans une position semblable, á la merne hauteur, alignées parallelement au mur de la maison. Maintenant ľombre du pilier sud-ouest — ä ľangle de la terrasse, du côté de la chambre — se projette sur la terre du jar-din. Le soleil encore bas dans le ciel, vers ľest, prend la vallée presque en enfilade. Les lignes de bananiers, obliques par rapport á ľaxe de celle-ci, sont partout bien distinctes, sous cet éclairage. Depuis le fond jusqu'á la limite supé-rieure des pieces les plus hautes, sur le flanc oppose ä celui oú se trouve bätie la maison, le comptage des plants est assez facile ; en face de la maison surtout, grace au jeune äge des parcelles situées á cet endroit. La depression a été défrichée, ici, sur la plus grande partie de sa largeur : il ne reste plus, á ľheure actuelle, qu'un liseré de brousse ďune trentaine de metres, au bord du plateau, lequel se raccorde au — 32 — LA JALOUSIE flanc de la vallée par un arrondi, sans créte ni cassure rocheuse. Le trait de separation entre la zone inculte et la bananeraie n'est pas tout ä fait droit. Cest une ligne brisée, ä angles alter-nativement rentrants et saillants, dont cha-que sommet appartient á une parcelle différente, ďäge different, mais ďorienta-tion le plus souvent identique. Juste en face de la maison, un bouquet ďarbres marque le point le plus élevé atteint par la culture dans ce secteur. La piece qui se termine lá est un rectangle. Le sol n'y est plus visible, ou peu s'en faut, entre les panaches de feuilles. Cependant ľalignement impeccable des pieds montre que leur plantation est récente et qu'aucun regime n'a encore été récolté. A partir de la touffe d'arbres, le côté amont de cette piece descend en faisant un faible écart (vers la gauche) par rapport á la plus grande pente. II y a trente-deux bananiers sur la rangée, jusqu'ä la limite inférieure de la parcelle. Prolongeant celle-ci vers le bas, avec la — 33 — 3 LA JALOUSIE merne disposition des lignes, une autre piece occupe tout ľespace compris entre la premiere et la petite riviere qui coule dans le fond. Elle ne comprend que vingt-trois plants dans sa hauteur. Cest la vegetation plus avancée, seulement, qui la distingue de la precedente : la taille un peu plus haute des troncs, ľenchevétrement des feuillages et les nombreux regimes bien formes. D'ailleurs quelques regimes y ont été coupés, déjá. Mais la place vide du pied abattu est alors aussi aisément discernable que le serait le plant lui-méme, avec son panache de larges feuilles, vert clair, ďoíi sort ľépaisse tigecourbéeportant les fruits. En outre, au lieu d'etre rectangulaire comme celle d'au-dessus, cette parcelle a la forme ďun trapeze ; car la rive qui en constitue le bord inférieur n'est pas per-pendiculaire á ses deux côtés — aval et amont — paralleles entre eux. Le côté droit (cest-a-dire aval) n'a plus que treize bana-niers, au lieu de vingt-trois. Le bord inférieur, enfin, n'est pas recti-ligne, la petite riviere ne ľétant pas : un — 34 — LA JALOUSIE ventre peu accentué rétrécit la piece vers le milieu de sa largeur. La rangěe mediane, qui devrait avoir dix-huit plants s'il s'agis-sait ďun trapeze veritable, n'en comporte ainsi que seize. Sur le second rang, en partant de ľ extreme gauche, il y aurait vingt-deux plants (á cause de la disposition en quin-conce) dans le cas ďune piece rectangulaire. II y en aurait aussi vingt-deux pour une piece exactement trapézoídale, le rac-courcissement restant á peine sensible ä une si faible distance de la base. Et, en fait, c'est vingt-deux plants qu'il y a. Mais la troisieme rangée n'a, eile encore, que vingt-deux plants, au lieu des vingt-trois que comporterait de nouveau le rectangle. Aucune difference supplemental n'est introduite, á ce niveau, par ľincurvation du bord. II en va de merne pour la quatrieme, qui comprend vingt-et-un pieds, soit un de moins qu'une ligne ďordre pair du rectangle fictif. La courbure de la rive entre ä son tour en jeu á partir de la cinquiéme rangée : — 35 — LA JALOUSIE celle-ci en effet ne possěde également que vingt-et-un individus, alors qu'elle en aurait vingt-deux pour un vrai trapeze, et vingt-trois pour un rectangle (ligne ďordre impair). Ces chiffres eux-mémes sont théoriques, puisque certains bananiers ont déjá été coupés au ras du sol, á la maturite du regime. Cest en réalité dix-neuf panaches de feuilles et deux espaces vides qui constituent le quatriěme rang; et, pour le ein-quiěme, vingt panaches et un espace — soit, de bas en haut : huit panaches de feuilles, un espace vide, douze panaches de feuilles. Sans s'occuper de ľordre dans lequel se trouvent les bananiers réellement visibles et les bananiers coupés, la sixiěme ligne donne les nombres suivants : vingt-deux, vingt-et-un, vingt, dix-neuf — qui represented respectivement le rectangle, le vrai trapéze, le trapéze á bord incurve, le merne enfin aprěs deduction des pieds abattus pour la récolte. On a pour les rangées suivantes : vingt- _ 36 — LA JALOUSIE trois, vingt-et-un, vingt-et-un, vingt-et-un. Vingt-deux, vingt-et-un, vingt, vingt. Vingt - trois, vingt - et - un, vingt, dix -neuf, etc... Sur le pont de rondins, qui franchit la riviére á la limite aval de cette piece, il.y a un homme accroupi. Cest un indigene, vetu ďun pantalon bleu et ďun tricot de corps, sans couleur, qui laisse nues les épaules. II est penché vers la surface liquide, comme s'il cherchait á voir quelque chose dans le fond, ce qui n'est guěre possible, la transparence n'étant jamais süffisante malgré la hauteur ďeau trěs réduite. Sur ce versant-ci de la vallée, une seule parcelle s'étend depuis la riviere jusqu'au jardin. En dépit de ľangle assez faible sous lequel apparaít la pente, les bananiers y sont encore faciles á compter, du haut de la terrasse. lis sont en effet trěs jeunes dans cette zone, récemment replantée ä neuf. Non seulement la régularité y est par-faite, mais les troncs n'ont pas plus de cinquante centimetres de haut, et les bouquets de feuilles qui les terminent demeu- — 37 — LA JALOUSIE rent bien isolés les uns des autres. Enfin ľinclinaison des lignes par rapport á ľ axe de la vallée (quarante-cinq degrés environ) favorise aussi le dénombrement. Une rangée oblique prend naissance au pont de rondins, á droite, pour atteindre le coin gauche du jardin. Elle compte trente-six plants dans sa longueur. Iľarrangement en quinconce permet de voir ces plants comme alignés suivant trois autres directions : ďabord la perpendiculaire á la premiére direction citée, puis deux autres, perpendiculaires entre elles également, et formant avec les deux premieres des angles de quarante-cinq degrés. Ces deux der-niéres sont done respectivement parallele et perpendiculaire á ľaxe de la vallée — et au bord inférieur du jardin. Le jardin n'est, en ce moment, qu'un carré de terre nue, labouré de fraíche date, ď oil n'émergent qtťune douzaine de jeunes orangers, maigres, un peu moíns hauts qu'un homme, plantés sur la demande de La maison n'occupe pas toute la largeur — 38 — LA JALOUSIE du jardin. Ainsi est-elle isolée, de toute part, de la masse verte des bananiers. Sur la terre nue, devant le pignon ouest, se projette ľombre gauchie de la maison. Ľombre du toit est raccordée ä ľombre, de la terrasse par ľombre oblique du pilier ďangle. La balustrade y forme une bande á peine ajourée, alors que la distance reelle entre les balustres n'est guére plus petite que ľépaisseur moyenne de ceux-ci. Les balustres sont en bois tourné, avec un ventre median et deux renflements accessoires, plus étroits, vers chacune des extr£mités. La peinture, qui a presque com« plětement disparu sur le dessus de la barre d'appui, commence également á s'écailler sur les parties bombées des balustres ; ils présentent, pour la plupart, une large zone de bois nu ä mi-hauteur, sur ľarrondi du ventre, du côté de la terrasse. Entre la peinture grise qui subsiste, pälie par ľäge, et le bois devenu gris sous ľaction de ľhumidité, apparaissent de petites surfaces ďun brun rougeátre — la couleur naturelle du bois — lá oú celui-ci vient d'etre laissé — 39 — LA JALOUSIE á découvert par la chute récente de nou-velles écailles. Toute la balustrade doit étre repeinte en jaune vif: ainsi en a decide A... Les fenétres de sa chambre sont encore fermées. Seul le systéme de jalousies qui remplace les vitres a été ouvert, au maximum, donnant ainsi á ľintérieur une clarté süffisante. A... est debout contre la fenětre de droite et regarde par une des fentes, vers la terrasse. Ľhomme se tient toujours immobile, penché vers ľeau boueuse, sur le pont en rondins recouverts de terre. II n'a pas bougé ďune ligne : accroupi, la tete bais-sée, les avant-bras s'appuyant sur les cuisses, les deux mains pendant entre les genoux écartés. Devant lui, dans la parcelle qui longe le petit cours ďeau sur son autre rive, de nombreux regimes paraissent mürs pour la coupe. Plusieurs pieds ont été récoltés déjá, dans ce secteur. Leurs places vides ressortent avec une netteté parfaite, dans la succession des alignements géométri-ques. Mais, en regardant míeux, il est pos- — 40 — LA JALOUSIE sible de discerner le rejet déjä grand qui va remplacer le bananier coupé, á quelques decimetres de la vieille souche, commen-gant ainsi ä gauchir la régularité ideale des quinconces. Le bruit ďun camion qui monte la route, sur ce versant-ci de la vallée, se fait entendre de ľ autre côté de la maison. La Silhouette de A..., découpée en lamelles horizontales par la jalousie, der-riére la fenétre de sa chambre, a mainte-nant disparu. Ayant atteint la partie plate de la route, juste au-dessous du rebord rocheux par lequel le plateau s'interrompt, le camion change de vitesse et continue avec un ron-ronnement moins sourd. Ensuite son bruit décroít, progressivement, ä mesure qu'il s'éloigne vers ľest, á travers la brousse roussie parsemée ďarbres au feuillage rigide, en direction de la concession sui-vante, celle de Franck. La fenétre de la chambre —■ celle qui est la plus proche du couloir — s'ouvre ä deux battants. Le buste de A... s'y tient encadré. — 41 — IA JALOUSIE Elle dit « Bonjour », du ton enjoué de quelqu'un qui a bien dormi et se reveille ďagréable humeur; ou de quelqu'un, du moins, qui préfěre ne pas montrer ses preoccupations — s'il en a — et arbore, par principe, toujours le merne sourire ; le méme sourire oú se lit, aussi bien, la derision que la confiance, ou ľabsence totale de sentiments. D'ailleurs eile ne vient pas de se réveil-ler. II est manifeste qu'elle a déjá pris sa douche. Elle a garde son deshabille mati-nal, mais ses lěvres sont fardées, de ce rouge identique á leur rouge naturel, ä peine un peu plus soutenu, et sa chevelure peignée avec soin brille au grand jour de la fenétre, lorsqu'en tournant la tete eile déplace les boucles souples, lourdes, dont la masse noire retombe sur la soie blanche de ľépaule. Elle se dirige vers la grosse commode, contre la cloison du fond. Elle entrouvre le tiroir supérieur, pour y prendre un objet de petite taille^ et se retourne vers la lumiěre. Sur Ie pont de rondins ľindigene — 42 — LA JALOUSIE ac'croupi a disparu. II n'y a personne de visible aux alentours. Aucune équipe rťa affaire dans ce secteur, pour le moment. A... est assise á la table, la petite table á écrire qui se trouve contre la cloison de droite, celle du couloir. Elle se penche en avant sur quelque travail minutieux et long : remaillage d'un bas trěs fin, polis-sage des ongles, dessin au crayon ďune taille réduite. Mais A... ne dessine jamais ; pour reprendre une maille filée, eile se serait placée plus pres du jour ; si eile avait besoin ďune table pour se faire les ongles, eile n'aurait pas choisi cette table-lá. Malgré ľapparente immobilité de la téte et des épaules, des vibrations saccadées agitent la masse noire de ses cheveux. De temps á autre eile redresse le buste et semble prendre du recul pour mieux juger de son ouvrage. D'un geste lent, eile rejettc en arriěre une měche, plus courte, qui s'est détachée de cette coiffure trop mouvante, et la géne. La main s'attarde ä remettre en ordre les ondulations, oü les doigts effilčs — 43 — LA JALOUSIE se plient et se déplient, ľun aprěs ľautre, avec rapidité quoique sans brusquerie, le mouvement se communiquant de ľun á ľautre ďune maniere continue, comme s'ils étaient entraínés par le merne mécanisme. Penchée de nouveau, eile a maintenant repris sá täche interrompue. La chevelure lustrée luit de reflets roux, dans le creux des boucles. De légers tremblements, vite amortis, la parcourent ďune épaule vers ľautre, sans qu'il soit possible de voir remuer, de la moindre pulsation, le reste du corps. Sur la terrasse, devant les fenétres du bureau, Franck est assis á sa place habituelle, dans un des fauteuils de fabrication locale. Seuls ces trois-lá ont été sortis ce matin. lis sont disposes comme á ľordi-naire : les deux premiers ranges côte á côte sous la fenétre, le troisiěme un peu á ľécart, de ľautre côté de la table basse. A... est elle-méme allée chercher les boissons, eau gazeuse et cognac. Elle depose sur la table un plateau chargé por-tant les deux bouteilles et trois grands — 44 — LA JALOUSIE verres. Ayant débouché le cognac, eile se tourne vers Franck et le regarde, tandis qu'elle commence ä le servir. Mais Franck, au lieu de surveiller le niveau de ľalcool, qui monte, regarde un peu trop haut, vers le visage de A... Elle s'est confectionné un chignon bas, dont les torsades savantes semblent sur le point de se dénouer ; quelques épingles cachées doivent cependant le maintenir avec plus de fermeté que ľon ne croit. La voix de Franck a poussé une exclamation. « Hé lá ! Cest beaucoup trop ! » ou bien : « Halte lá ! Cest beaucoup trop ! » ou « dix fois trop », « la moitié trop », etc... II tient la main droite en ľair, ä la hauteur de sa téte, les doigts légěre-ment écartés. A... se met á rire. « Vous n'aviez qu'á nťarréter avant ! — Mais je ne voyais pas, proteste Franck. — Eh bien, répond-elle, il ne fallait pas regarder ailleurs. » lis se dévisagent, sans rien ajouter. Franck accentue son sourire qui lui plisse — 45 — LA JALOUSIE le coin des yeux. II entrouvre la bouche, comme s'il allait dire quelque chose. Mais il ne dit rien. Les traits de A..., de trois quarts arriěre, ne laissent rien apercevoir. Au bout de plusieurs minutes — ou plu-sieurs secondes — ils sont toujours ľ im et ľautre dans la méme position. La figure de Franck ainsi que tout son corps se sont comme figés. II est vetu ďun short et ďune chemise kaki á manches courtes, dont les pattes ďépaules et les poches boutonnées ont une allure vaguement militaire. Sur ses demi-bas en coton rugueux, il porte des chaussures de tennis enduites ďune épaisse couche de blane, qui se craquelle aux endroits oú plie la toile sur le dessus du pied. A... est en train de verser ľeau minerále dans les trois verres, alignés sur la table basse. Elle distribue les deux premiers, puis, tenant le troisieme en main, va s'asseoir dans le fauteuil vide, á côté de Franck. Celui-ci a déjä commence á boire. « Cest assez froid? lui demande A... Les bouteilles sortent du frigo. » — 46 — LA JALOUSIE Franck hoche la téte et boit une nouvelle gorgée. « On peut mettre de la glace si vou^ voulez », dit A... Et, sans attendre une réponse, eile appelle le boy. Un silence se fait, au cours duquel le boy devrait apparaítre, sur la terrasse, á ľangle de la maison. Mais personne ne vient. Franck regarde A..., comme si eile était tenue ďappeler une seconde fois, ou de se lever, ou de prendre une decision quel-conque. Elle esquisse une moue,rapide en direction de la balustrade. « II n'entend pas, dit-elle. Un de nous ferait mieux ďy aller. » Ni eile ni Franck ne bouge de son siěge. Sur le visage de A..., tendu de profil vers le coin de la terrasse, il n'y a plus ni sou-rire ni attente, ni signe ďencouragement. Franck contemple les petites bultes de gaz collées aux parois de son verre, qu'il tient devant ses yeux ä une trěs faible distance. — 47 — LA JALOUSIE Une gorgée suffit pour affirmer que cette boisson rťest pas assez froide. Franck n'a pas encore répondu nettement, bien -qu'il en ait déjá bu deux. Du reste, une seule bouteille vient du réfrigérateur: ľeau minerále, dont les parois verdatres sont ternies ďune buée légěre ou la main aux doigts effilés a laissé son empreinte. Le cognac, lui, reste toujours dans le buffet. A..., qui chaque jour apporte le seau á glace en méme temps que les verres, ne ľa pas fait aujourďhui. « Bah ! dit Franck, qa n'est peut-étre pas la peine. » Pour se rendre á ľoffice, le plus simple est de traverser la maison. Děs la porte franchie,une sensation de fraícheur accom-pagne la demi-obscurité. A droite la porte du bureau est entrebäillée. Les chaussures légěres á semelles de caoutchouc ne font aucun bruit sur le carre-lage du couloir. Le battant de la porte tourne sans grincer sur ses gonds. Le sol du bureau est carrelé, lui aussi. Les trois íenetres sont fermées et leurs jalousies — 48 — LA JALOUSIE n'ont été qu'entrouvertes, pour empécher la chaleur de midi ďenvahir la piece. Deux des fenétres donnent sur la partie centrale de la terrasse. La premiere, celle de droite, laisse voir par sa plus basse fente, entre les deux derniěres lamelles de bois á inclinaison variable, la chevelure noire — le haut de celle-ci, du moins. A... est immobile, assise bien droite au fond de son fauteuil. Elle regarde vers la vallée, devant eux. Elle se tait. Franck, invisible sur la gauche, se tait également, ou bien parle á voix trěs basse. Alors que le bureau — comme les cham-bres et la salle de bains — ouvre sur les côtés du couloir, celui-ci se termine en bout par la salle á manger, dont il n'est séparé par aucune porte. La table est mise pour trois personnes. A... vient sans doute de faire ajouter le couvert de Franck, puis-qďelle était censée n'attendre aucun invite pour le déjeuner ďaujourďhui. Les trois assiettes sont disposées comme á ľordinaire, chacune au milieu d'un des bords de la table carrée. Le quatríěme côté, 4 — 49 — LA JALOUSIE qui n'a pas de couvert, est celui qui longe á deux metres environ la cioison nue, ou la peinture claire porte encore la trace du mille-pattes écrasé. Dans ľoffice, le boy est en train déjá d'extraire les cubes de glace de leurs cases. Un seau plein ďeau, posé á terre, lui a servi á réchauffer la petite cuve métallique. II lěve la téte et sourit largement. II aurait á peine eu le temps ďaller prendre les ordres de A..., sur la terrasse, et de revenir jusqu'ici (par ľextérieur) avec les objets nécessaires. « Madame, eile a dit ďapporter la glace », annonce-t-il avec le ton chantant des noirs, qui détache certaines syllabes en les accentuant ďune fagon excessive, au milieu des mots parfois. A une question peu precise concernant le moment ou il a re?u cet ordre, il répond : « Maintenant », ce qui nejournit aucune indication satisfaisante. Elle peut lui avoir demandé cela en allant chercher !e plateau, tout simplement. Le boy, seul, pourrait le confirmer. Mais — 50 — LA JALOUSIE il ne voit dans Interrogation, mal posée, qďune invite ä se dépécher davantage. « Tout de suite Rapporte », dit-il pour faire prendre patience. II parle de fa?on assez correcte, mais ne saisit pas toujours ce que ľon veut obtenir de lui. A... parvient pourtant sans aucun mal á s'en faire comprendre, Vu de la porte de ľoffice, le mur de la salle á manger parait sans tache. Aucun bruit de conversation n'arrive de la terrasse, á ľautre bout du couloir. A gauche, la porte du bureau est cette fois demeurée grande ouverte. Mais ľincli-naison trop forte des lames, aux fenétres, ne permet pas ďobserver ľextérieur depuis le seuil. Cest á une distance de moins d'un metre seulement qu'apparaissent dans les inter-valles successifs, en bandes paralleles que séparent les bandes plus larges de bois gris, les elements d'un paysage discontinu : les balustres en bois tourné, le fauteuil vide, la table basse oü un verre plein repose á côté du plateau portant les deux bou- 51 — LA JALOUSIE teilles, enfin le haut de la chevelure noire, qui pivote á cet instant vers la droite, ou entre en scene au-dessus de la' table un avant-bras nu, de couleur brun foncé, termine par une main plus pale tenant le seau á glace. La voix de A... remercie le boy. La main brune disparaít Le seau de metal étincelant, qui se couvre bientôt de buée, reste posé sur le plateau á côté des deux bouteilles. Le chignon de A... vu de si pres, par derriěre, semble ďune grande complication. II est trěs difficile ďy suivre dans leurs emmélements les différentes měches : plu-sieurs solutions conviennent, par endroit, et ailleurs aucune. Au lieu de servir la glace, eile continue á regarder vers la vallée. De la terre du jardin, fragmentée en tranches verticales par la balustrade, puis en tranches horizontales par les jalousies, il ne reste que de petits carrés representant une part trěs faible de la surface totale — peut-étre le tiers du tiers. Le chignon de A... est au moins aussi — 52 — LA JALOUSIE déroutant lorsqďil se présente de profil. Elle est assise ä la gauche de Franck. (II en est toujours ainsi : ä la droite de Franck sur la terrasse pour le café ou ľapéritif, ä sa gauche pendant les repas dans la salle á manger.) Elle tourne encore le dos aux fenétres, mais c'est á present de ces fené-tres quevient le jour. II s'agit ici de fenétres normales, munies de vitres : donnant au nord, elles ne regoivent jamais le soleil. Les fenétres sont closes. Aucun bruit ne pénétre ä ľintérieur quand une silhouette passe au dehors devant ľune ďelles, lon-geant la maison á partir des cuisines et se dirigeant du côté des hangars. C'était, coupé ä mi-cuisses, un noir en short, tricot de corps, vieux chapeau mou, á la demarche rapide et ondulante, pieds nus probablement. Son couvre-chef de feutre, informe, délavé, reste en memoire et devrait le faire reconnaitre aussitôt parmi touš les ouvriers de la plantation. II n'en est rien, cependant. La seconde fenétre se trouve située en retrait, par rapport ä la table ; eile oblige — 53 — LA JALOUSIE done á une rotation du buste vers ľarriere. Mais aucun personnage ne se profile devant celle-la, soit que ľhomme au chapeau ľ ait déjá dépassée, de son pas silencieux, soit qu'il vienne de s'arréter ou de changer soudain sa route. Son évanouissement ďétonne guěre, faisant au contraire douter de sa premiere apparition. « Cest mental, surtout, ces choses-lá », dit Franck. Le roman africain, de nouveau, fait les frais de leur conversation. « On parle de climat, mais ga. ne signifie rien. — Les crises de paludisme... — II y a la quinine. — Et la tete, aussi, qui bourdonne á longueur de journée. » Le moment est venu de s'intéresser á la santé de Christiane. Franck répond par un geste de la main : une montée suivie ďune chute plus lente, qui se perd dans le vague, tandis que les doigts se referment sur un morceau de pain posé pres de ľassiette. En merne temps la lěvre inférieure s'est avan- — 54 — LA JALOUSIE cée et le menton a indiqué rapidement la direction de A..., qui a du poser une question identique, un peu plus tot. Le boy fait son entree, par la porte ouverte de ľoffice, tenant a deux mains un grand plat creux. A... ďa pas prononcé les commentaires que le' mouvement de Franck était censé introduire. II reste une ressource : prendre des nouvelles de ľ enfant. Le merne geste -— ou peu s'en faut — se reproduit, qui s'acheve encore dans le mutisme de A... « Toujours pareil », dit Franck. En sens inverse, derriěre les carreaux, repasse le chapeau de feutre. Ľ allure souple, vive et molie á la fois, n'a pas change. Mais ľorientation contraire du visage dissimule entiěrement celui-ci. Au delá du verre grossier, ďune pro-preté parfaite, il n'y a plus que la cour caillouteuse, puis, montant vers la route et le bord du plateau, la masse verte des banartiers. Dans leur feuillage sans nuance les déf auts de la vitre dessinent des cercles mouvants. — 55 — LA JALOUSIE La lumiěre elle-méme est comme verdie qui éclaire la salle á manger, les cheveux noirs aux improbables circonvolutions, la nappe sur la table et la cloison nue ou une tache sombre, juste en face de A..., ressort sur la peinture claire, unie et mate. Pour voir le detail de cette taehe avec netteté, afin ďen distinguer ľorigine, il faut s'approcher tout pres du mur et se tourner vers la porte de ľoffice. L'image du mille-pattes écrasé se dessine alors, non pas integrale, mais composée de fragments assez precis pour ne laisser aucun doute. Plusieurs des articles du corps ou des appendices ont imprimé lá leurs contours, sans bavure, et demeurent reproduits avec une fidelité de planche anatomique : une des antennes, deux mandibules recourbées, la téte et le premier anneau, la moitié du second, trois pattes de grande taille. Vien-nent ensuite des restes plus flous : morceaux de pattes et forme partielle ďun corps convulse en point ďinterrogation. Cest á cette heure-ci que ľéclairage de la salle á manger est le plus favorable. De — 56 — LA JALOUSIE ľautre côté de la table carrée oú le couvert n'est pas encore mis, une des fenétres, dont aucune trace de poussiere ne ternit les vitres, est ouverte sur la cour qui se reflěte, en outre, dans Tun des battants. Entre les deux battants, comme á travers celui de droite qui est á demi poussé, s'encadre, divisée en deux par le montant vertical, la partie gauche de la cour oü la camionnette bächée stationne, son capot tourné vers le secteur nord de la banane-raie. II y a sous la bäche une caisse en bois blanc, neuve, marquee de grosses lettres noires, á ľenvers, peintes au pochoir. Dans le battant gauche, le paysage réfléchi est plus brillant quoique plus sombre. Mais il est distordu par les défauts du verre, des taches de verdure circulaires ou en forme de croissants, de la teinte des bananiers, se promenant au milieu de la cour devant les hangars. Entamée par un de ces anneaux mobiles de feuillage, la grosse conduite-intérieure bleue demeure néanmoins bien reconnais- — 57 — LA JALOUSIE sable, ainsi que la robe de A..., debout pres de la voiture. Elle est penchée vers la portiere. Si la vitre en a été baissée — ce qui est vraisem-blable — A... peut avoir introduit son visage dans ľouverture au-dessus des coussins. Elle risque en se redressant de défaire sa coiffure contre les bords du cadre et de voir ses cheveux se répandre, á la rencontre du conducteur reste au volant. Celui-ci est encore lá pour le diner, affable et souriant. II se laisse tomber dans un des fauteuils tendus de cuir, sans que personne le lui ait designe, et prmonce son exclamation coutumiěre au sujet de leur confort : « Ce qďon est bien lá-dedans ! » Sa chemise blanche fait une tache plus pale dans la nuit, contre le mur de la maison. Pour ne pas risquer ďen renverser le contenu par un faux mouvement, dans ľobscurité complete, A... s'est approchée le plus possible du fauteuil ou est assis — 58 — LA JALOUSIE Franck, tenant avec precaution dans la main droite le verre qu'elle lui destine. Elle s'appuie de ľautre main au bras du fauteuil et se penche vers lui, si pres que leui s tétes sont ľune contre ľautre. II murmure quelques mots : sans doute un remercie-ment. Mais les paroles se perdent dans le vacarme assourdissant des criquets qui monte de toutes parts. A table, la disposition des lampes une fois modifiée de maniere ä éclairer moins directement les convives, la conversation reprend, sur les sujets familiers, avec les mémes phrases. Le camion de Franck est tombé en panne au milieu de la montée, entre le kilometre soixante —- point oú la route quitte la plaine — et le premier village. Cest une voiture de la gendarmerie qui, passant par la, s'est arrétée ä la plantation pour pré-venir Franck. Quand celui-ci est arrive sur les lieux, deux heures plus tard, il n'a pas trouvé son camion á ľendroit indiqué, mais beaucoup plus bas, le chauffeur ayant essayé de lancer le moteur en marche — 59 — LA JALOUSIE arriěre, au risque de s'écraser contre un arbre en manquant un des tournants. Espérer un résultat quelconque, en operant de cette fagon, était ďailleurs absurde. II a fallu démonter completement le carbu-rateur, une fois de plus. Franck heureuse-ment avait empörte un casse-croüte, ca( il rťa été de retour qďá trois heures et demie. II a decide de remplacer ce camion le plus tôt possible, et c'est bien la derniůre fois — dit-il — qďil acháte du vieux materiel militaire : « On croit faire un benefice, mais ?a coüte en definitive beaucoup plus. » Son intention est de prendre maintenant un véhicule neuf. II va descendre lui-méme jusqu'au port á la premiere occasion et rencontrer les concessionnaires des princi-pales marques, afin de connaítre exäcte-ment les prix, les divers avantages, les délais de livraison, etc.. S'il avait un peu plus ďexpérience, il saurait qu'on ne confie pas de machines modernes á des chauffeurs noirs, qui les démolissent tout aussi vite, sinon plus. — 60 — LA JALOUSIE « Quand comptez-vous y aller ? deman-de A... — Je ne sais pas... » lis se regardent tournés ľun vers ľ autre, par-dessus le plat que Franck soutient ďun seul bras, vingt centimetres plus haut que le niveau de la table. « Peut-étre la semaine prochaine. — II faut aussi que je descende en ville, dit A... ; j?ai des quantités de courses á faire. — Eh bien, je vous emměne. En partant de bonne heure, nous pouvons étre rentrés dans la nuit. » II pose le plat, sur sa gauche, et s'ap-préte á se servir. A... ramene son regard dans ľ axe de la table. « Un mille-pattes ! » dit-elle á voix plus contenue, dans le silence qui vient de s'établir. Franck relěve les yeux. Se régíant, ensuite, sur la direction indiquée par ceux — immobiles — de sa voisine, il tourne la tele de ľ autre côté, vers sa droite. Sur la peinture claire de la cloison, en face de A..., une scutigěre de taille — 61 — LA JALOUSIE moyenne (longue ä peu pres comme le doigt) est apparue, bien visible malgré la douceur de ľéclairage. Elle ne se déplace pas, pour le moment, mais ľorientation de son corps indique un chemin qui coupe le panneau en diagonale : venantde lá plinthe, côté couloir, et se dirigeant vers ľangle du plafond. La bete est facile á identifier grace au grand développement des pattes, á la partie postérieure surtout. En ľobservant avec plus ďattention, on distingue, á ľ autre bout, le mouvement de bascule des antennes. A... n'a pas bronché depuis sa décou-verte : tres droite sur sa chaise, les deux mains reposant á plat sur la nappe de chaque côté de son assiette. Les yeux grands ouverts fixent le mur. La bouche n-est pas tout á fait close et, peut-étre, tremble imperceptiblement. II n'est pas rare de rencontrer ainsi différentes sortes de mille-pattes, á la nuit tombée, dans cette maison de bois déjá ancienne. Et cette espěce-ci n'est pas une des plus grosses, eile est loin ďétre la plus — 62 — LA JALOUSIE venimeuse. A,., fait bonne contenance, mais eile ne réussit pas á se distraire de sa contemplation, ní ä sourire de la plaisan-terie concernant son aversion pour les scutigěres. Franck, qui n'a rien dit, regarde A... de nouveau. Puis il se lěve de sa chaise, sans bruit, gardant sa serviette ä la main. II roule celle-ci en bouchon et s'approche du mur. A... semble respirer un peu plus vite ; ou bien c'est une illusion. Sa main gauche se ferme progressivement sur son couteau. Les fines antennes accélěrent leur balance-ment alterné. Soudain la béte incurve son corps et se met á descendre en biais vers le sol, de toute la vitesse de ses longues pattes, tan-dis que la serviette en boule s'abat, plus rapide encore. La main aux doigts effilés s'est críspée sur le manche du couteau ; mais les traits du visage n'ont rien perdu de leur fixité. Franck écarte la serviette du mur et,.avec — 63 — LA JALOUSIE son pied; achěve ďécraser quelque chose sur le carrelage, contre la plinthe. Un metre plus haut, environ, la peimture reste marquee ďune forme sombre; un petit arc qui se tórd en point ďinterroga-tion, s'estompant á demi d'un coté, entouré £á et lá de signes plus ténus, ďoú A... n'a pas encore détaché son regard. Le long de la chevelure déf aite, la brosse descend avec un bruit léger, qui tient du souffle et du crépitement. A peine arrivée en bas, trés vite, eile remonte vers la téte, oú eile frappe de toute la surface des poils, avant de glisser derechef sur la masse noire, ovale couleur ďos dont le manche, assez court, disparaít presque entiěrement dans la main qui ľenserre avec fermeté. Une moitié de la chevelure pend dans le dos, ľautre main ramene en avant de ľépaule ľautre moitié. Sur ce côté (le côté droit) la téte s'incline, de maniere á míeux offrir les cheveux á la brosse. Chaque fois que celle-ci s'abat, tout en haut, derriěre — 64 — LA JALOUSIE la nuque, la téte penche davantage et remonte ensuite avec effort, pendant que la main droite — qui tient la brosse — s'éloigne en sens inverse. La main gauche — qui entouré les cheveux sans les serrer, entre le poignet, la paume et les doigts — lui laisse un instant libre passage et se referme en rassemblant les méches á nou-veau, ďun geste sur, arrondi, mécanique, tandis que la brosse continue sa course jusqu'ä ľ extréme pointe. Le bruit, qui varie progressivement ďun bout ä ľautre, n'est plus alors qu'un pétillement sec et peu nourri, dont .les derniers éclats se produi-sent une fois que la brosse, quittant les plus longs cheveux, est en train déjá de remon-ter la branche ascendante du cycle, décri-vant dans ľair une courbe rapide qui la reporte au-dessus du cou, lä oü les cheveux sont aplatis sur ľarriére de la téte et déga-gent la blancheur d'une raie mediane. A gauche de cette raie, ľautre moitié de la chevelure noire pend librement jusqiťá la taille, en ondulations souples. Plus á gauche encore le visage ne laisse voir qďun 5 — 65 — LA JALOUSIE profil perdu. Mais, au dela, c'est la surface du miroir, qui renvoie ľimage du visage entier, de face, et le regard — inutile sans doute pour la surveillance du brossage — dirigé en avant comme il est naturel. Ainsi les yeux de A... devraient rencon-trer la fenétre grande ouverte qui donne sur le pignon ouest, face ä laquelle eile se coiffe devant la petite table agencée pour cet usage, munie en particulier d'une glace verticale qui réfléchit le regard en arriěre, vers la troisiěme fenétre de la chambre, la partie centrale de la terrasse et ľamont de la vallée. La seconde fenétre, qui donne au midi comme cette derniěre, est seulement plus proche de ľangle sud-ouest de la maison ; eile aussi est ouverte en grand. Elle montre le côté de la table-coiffeuse, la tranche du miroir, le profil gauche du visage et les cheveux défaits qui tombent librement sur ľépaule, le bras gauche qui se replie pour atteindre la rnoitie droite de la chevelure. Comme la nuque s'incline de biais sur ce — 66 — LA JALOUSIE côté, le visage se trouve légěrement tourné vers la fenétre. Sur la plaque de marbre aux rares trainees grises sont alignés les pots et les flacons, de tailles et de formes diverses ; plus en avant repose un grand peigne ďécaille et une seconde brosse, en bois celle-ci, á manche plus long, qui pré-sente sa face hérissée de soies noires. A... doit venir de se laver les cheveux, car eile ne serait pas, sans cela, occupée á les peigner au milieu du jour. Elle a inter-rompu ses mouvements, ayant peut-étre fini avec ce côté-lä. Cest néanmoins sans changer la position des bras, ni bouger le buste, qu'elle tourne tout á fait son visage vers la croisée située ä sa gauche, pour regarder la terrasse, la balustrade á jours et le versant oppose du vallon. L'ombre raccourcie du pilier qui soutient ľangle du toit se projette sur les dalles de la terrasse en direction de la premiere fenétre, celie du pignon ; mais eile est loin de ľatteindre, car le soleil est encore trop haut dans le ciel. Le pignon de la maison est tout entier dans ľombre du toit; quant — 67 — LA JALOUSIE au segment ouest de la terrasse, le long de ce pignon, une bande ensoleillée ďun metre ä peine s'y intercale entre ľombre du toit et ľombre de la balustrade, que n'inter-rompt ä ce moment aucune entaille. Cest devant cette fenétre, ä ľintérieur de la chambre, qu'a été poussée la coif-feuse en acajou verni et marbre blanc, dont un exemplaire figure toujours dans ces habitations de style colonial. L'envers du miroir est une plaque de bois plus grossier, rougeätre également, mais terne, de forme ovale, qui porte une inscription á la craie effacée aux trois quarts. A droite, le visage de A..., qu'elle penche maintenant vers sa gauche pour brosser ľautre moitié de la chevelure, laisse dépasser un ceil qui regarde devant soi, comme il est naturel, vers la fenétre béante et la masse verte des bananiers. Au bout de cette branche ouest de la terrasse s'ouvre la porte extérieure de ľoffice, qui donne accěs ensuite á la salle á manger, oú la fraícheur se maintient tout ľapres-midi. Sur la cloison nue, entre — 68 — LA JALOUSIE la porte de ľoffice et le couloir, la tache formée par les restes du mille-pattes est ä peine visible sous ľincidence rasante. Le couvert est mis pour trois personnes ; trois assiettes occupent trois des côtés de la table carrée : le côté du buffet, le côté des fenétres, le côté tourné vers le centre de la longue piece, dont ľautre moitié forme une sorte de salon, aprěs la ligne mediane déterminée par ľouverture du couloir et la porte donnant sur la cour, grace ä laquelle il serait aisé de rejoindre les hangars oú le contremaítre indigene a son bureau. Mais pour apercevoir le salon depuis la table — ou, par une fenétre, le côté des hangars — il faudrait occuper la place de Franck : le dos tourné au buffet. Cette place est vide, á present. La chaise est cependant mise au bon endroit, ľassiette et les couverts sont á leur place aussi; mais il n'y a rien entre le bord de la table et le dossier de la chaise, qui garde á découvert ses garnitures de pailles épaisses ordonnées en croix ; et ľassiette est propre, brillante, entourée des cou- — 69 — LA JALOUSIE teaux et fourchettes au complet, comme au debut du repas. A... qui s'est enfin résolue ä faire servir le dejeuner sans plus attendre ľhôte, puis-qu'il n'arrivait pas, est assise rigide et muette ä sa propre place, devant les fenétres, Cette situation ä contre-jour, dont le manque de commodité parait flagrant, a été choisie par elle-méme une fois pour toutes. Elle mange avec une économie de gestes extreme, sans tourner la tete ä droite ni ä gauche, les paupiěres un peu plissées comme si eiie cherchait á décou-vrir quelque tache sur la cloison nue en face ďelle, oú la peinture immaculée n'offre pourtant pas la moindre prise au regard. Aprěs avoir desservi les hors-d'oeuvre en se gardant de changer ľassiette inutile de ľinvité absent, le boy opere une nouvelle entrée, par la porte ouverte de ľoffice, tenant ä deux mains un grand plat creux. A... ne se détourne merne pas pour y jeter son coup ďceil de maítresse de maison. A sa droite, sans rien dire, le boy depose le — 70 — LA JALOUSIE plat sur la nappe blanche. 11 contient une purée jaunätre, ďignames probablement, ďoú s'éleve une mince ligne de vapeur, qui soudain se. courbe, s'étale, s'évaliouit sans laisser de trace pour reparaítre aussitôt, longue, fine et verticale, au-dessus de la table. Au milieu de celle-ci figure déjä un autre plat intact, oú, sur un fond de sauce brune, sont ranges ľun pres de ľautre trois oiseaux rôtis de petit format. Le boy s'est retire, silencieux comme á ľordinaire. A..., tout ä coup, se decide á quitter le mur nu et considěre ä tour de role les deux plats, sur sa droite et devant eile. Ayant saisi la cuillěre appropriée, eile se sert, avec des gestes mesurés et precis : le plus petit des trois oiseaux, puis un peu de purée. Ensuite eile prend le plat qui est á sa droite et le dépose á sa gauche ; la grande cuillěre est restée dedans. Elle commence, dans son assiette, un méticuleux exercice de découpage. Malgré la petitesse de l'objet, comme s'il s'agissait ďune demonstration d'anatomie, eile — 71 — LA JALOUSIE décolle les membres, trongonne le corps aux points ďarticulation, détache la chair du squelette avec la pointe de son couteau tout en maintenant les pieces avec sa four-chette, sans appuyer, sans jamais s'y reprendre ä deux fois, sans méme avoir ľair d'effectuer un travail difficile ou inha-bituel. Ces oiseaux, il est vrai, reviennent souvent dans le menu. Lorsqu'elle a termine, eile relěve la téte dans ľaxe de la table et reste immobile de nouveau, pendant que le boy enlěve les assiettes garnies de petits os brunätres, puis les deux plats, dont Tun contient encore le troisieme oiseau rôti, celui qui était destine á Franck. Le couvert de celui-ci demeure dans son etat primitif jusqu'a la fin du repas. Sans doute a-t-il été retardé, comme cela n'est pas rare, par quelque incident survenu dans sa plantation, puisqu'il n'aurait pas remis ce dejeuner pour ďéventuels malaises de sa femme ou de son enfant. Bien qu'il soit peu probable que ľinvité vienne maintenant, peut-étre A... guette- — 72 — LA JALOUSIE t-el!e encore le bruit d'une voiture descendant la pente depuis la grand-route. Mais par les fenétres de la salle á manger, dont 1 une au moins est ä demi ouverte, n'arrive aucun ronronnement de moteur, ni autre bruit, ä cette heure de la journée oü tout travail s'est interrompu et oů les bétes. se taisent, dans la chaleur. La fenétre du coin a ses deux battants ouverts — en partie, toutefois. Celui de droite n'est qu'entrebäillé, si bien qu'il masque encore sensiblement la moitié de ľembrasure. Le gauche au contraire est poussé en arriěre vers le mur, mais pas ä fond non plus : il ne s'écarte guěre, en fait, de la perpendiculaire au plan du cham-branle. La fenétre présente, de cette fagon, trois panneaux ďégale hauteur qui sont de. largeur voisine : au milieu ľouverture béante et, de chaque côté, une partie vitrée comprenant trois carreaux. Dans ľune comme dans les autres s'encadrent des fragments du méme paysage : la cour cail-louteuse et la masse verte des bananiers. Les vitres sont ďune propreté parfaite — 73 — LA JALOUSIE et, dans le panneau de droite, la disposition des lignes n'est qu'ä peine altérée par les défauts du verre, qui donnent simplement quelques nuances mouvantes aux surfaces trop uniformes. Mais dans le panneau de gauche, plus sombre quoique plus brillant, ľimage réfléchie est franchement distor-due, des taches de verdure circulaires ou en forme de croissants, de la couleur des bananiers, se promenant au milieu de la cour devant les hangars. La grosse conduite-intérieure bleue de Franck, qui vient de s'arréter lá, se trouve ťlle-méme entamée par un de ces anneaux mobiles de feuillage, ainsi, maintenant, que 1a robe blanche de A... descendue la premiere de la voiture. Elle se penche vers la portiěre fermée. Si la vitre en a été baissée — ce qui est vraisemblable — A... peut avoir introduit son visage dans ľouverture au-dessus des coussins. Elle risque en se redressant de déranger ľordonnance de sa coiffure con-tre les bords du cadre et de voir ses che-veux, d'autant plus prompts á se défaire — 74 — LA JALOUSIE qu'ils sont fraichement lavés, se répandre á la rencontre du conducteur reste au volant. Mais eile s'écarte sans dommage de la voiture bleue, dont le moteur qui a continue de tourner emplit á present la cour d'un ronflement accru, et, aprěs un dernier regard en arriěre, se dirige seule, de son pas decide, vers la porte centrale de la maison qui ouvre directement sur la grande salle. En face de cette porte débouche le couloir, sans aucune separation ďavec le salon-salle á manger. Des portes laterales s'y succědent, de chaque côté ; la derniěre á gauche, celie du bureau, n'est pas tout ä fait close. Le battant pivote sans grincer sur ses gonds bien huilés; il retrouve ensuite sa position initiale, avec autant de discretion. A ľ autre bout de la maison, la porte ďentrée, manoeuvrée avec moins de managements, s'est ouverte puis refermée ; puis le bruit léger, mais net, des hauts talons — 75 — LA JALOUSIE sur le carrelage traverse la piece principále et s'approche le long du couloir. Les pas s'arrétent devant la porte du bureau, mais c'est celie ďen face, donnant accěs á la chambre, qui est ouverte puis refermée. Symétriques de celieš de la chambre, les trois fenétres ont á cette heure-ci leurs jalousies baissées plus qu'á moitié. Le bureau est ainsi plongé dans un jour diffus qui enlěve aux choses tout leur relief. Les lignes en sont tout aussi nettes cependant, . maís la succession des plans ne donne plus aucune impression de profondeur, de sorte que les mains se tendent instinctivement en avant du corps, pour reconnaítre les distances avec plus de sureté. La piece heureusement n'est pas trés encombrée : des classeurs et rayonnages contre les parois, quelques sieges, enfin le massif bureau á tiroirs qui occupe toute la region comprise entre les deux fenétres au midi, dont Tune — celie de droite, la plus proche du couloir — permet d'observer, par les fentes obliques entre les lames de — 76 — LA JALOUSIE bois, un découpage en raies lumineuses paralleles de la table et des fauteuils, sur la terrasse. Sur le coin du bureau se dresse un petit cadre incrusté de nacre, contenant une Photographie prise par un Operateur ambulant lors des premieres vacances en Europe, aprěs le séjour africain. Devant la fagade ďun grand café au décor modern-style, A... est assise sur une chaise compliquée, métallique, dont les accoudoirs et le dossier, aux spirales en accolades, sehiblent moins confortables que spectaculaires. Mais A..., dans sa fagon de se tenir stir ce siege, montre selon son habitude beaucoup de naturel, évidem-ment sans la moindre mollesse. Elle s'est un peu tournée pour sourire au photographe, comme afin de ľautoriser ä prendre ce cliche impromptu. Son bras nu, en méme temps, n?a pas modifié le geste qu'il amorgait pour reposer le verre sur la table, á côté-ďelle. Mais ce n'était pas en vue ďy mettre de la glace, car eile ne touche pas au seau de — 77 — LA JALOUSIE metal étincelant, qui est bientôt couvert de buée. Immobile, eile regarde vers la vallée, devant eux. Elle se tait Franck, invisible sur la gauche, se tait également II est possible qu'elle ait entendu un bruit anormal, derriěre son dos, et qu'elle se prepare á quelque mouvement sans premeditation discernable, qui lui permettrait de regarder par hasard en direction de la jalousie. La fenétre qui donne á ľest, de ľautre côté du bureau, n'est pas une simple croi-sée comme ľouverture correspondante, dans la chambre, mais une porte-fenétre, qui permet de sortir directement sur la terrasse sans passer par le couloir. Cette partie-ci de la terrasse re?oit le soleil du matin, le seul dont personne ne cherche á se protéger. Dans ľair presque frais qui suit le lever du jour, le chant des oiseaux remplace celui des criquets nocturnes, et lui ressemble,quoique plus inegal, agrémenté de temps á autre par quelques sons un peu plus musicaux. Quant aux oiseaux eux-mémes, ils ne se montrent — 78 — LA JALOUSIE pas plus que les criquets, restant ä couvert sous les panaches de larges f euilles vertes, tout autour de la maison. Dans la. zone de terre nue qui sépare celle-ci de ceux-lä, et oü se dressent ä intervalles égaux les jeunes plants ďoran-gers — tiges maigres ornées ďun rare feuillage de couleur sombre — le sol scin-tille des innombrables toiles chargées de rosée, que des araignées minuscules ont tendues entre les mottes de terre aprěs le labour. A droite, ce bout de terrasse rejoint ľextrémité du salon. Mais c'est toujours en plein air, devant la fagade au midi — ďoú ľon domine toute la vallée — qďest servi le déjeuner matinal. Sur la table basse, pres de ľunique fauteuil amené lá par le boy, sont déjá disposées la cafetiěre et la tasse. A... n'est pas encore levée, ä cette heure-ci. Les fenétres de sa chambre sont encore fermées. Tout au fond de la vallée, sur le pont de — 79 — LA JALOUSIE rondins qui franchit la petite riviere, il y a un homme accroupi, tourné vers ľamont. Cest un indigene, vetu ďun pantalon bleu et ďun tricot de corps, sans couleur, qui laisse nues les épaules. II est penehé vers la surface liquide, comme s'il cherchait ä voir quelque chose dans ľeau boueuse. Devant lui, sur ľautre rive, s'étend une piece en trapeze, curviligne du côté de ľeau, dont tous les bananiers ont été récol-tés á une date plus ou moins récente. II est facile ďy compter les souches, les troncs abattus pour la coupe laissant en place un court moignon terminé par une cicatrice en forme de disque, blane ou jaunätre selon son 'etat de fraícheur. Leur dénombrement par ligne donne, de gauche á droite : vingt-trois, vingt-deux, vingt-deux, vingt-et-un, vingt-et-un, vingt, vingt-et-un, vingt, vingt, etc... Juste á côté de chaque disque blane, mais dans des directions variables, a poussé le rejet de remplacement. Suivant la précocité du premier regime, ce nouveau — 80 — LA JALOUSIE plant a maintenant entre cinquante centimetres et un metre de haut. A... vient ďapporter les verres, les deux bouteilles et le seau ä glace. Elle commence á servir : le cognac dans les trois verres, puis ľeau minerále, enfin trois cubes de glace transparente qui emprison-nent en leur coeur un faisceau d'aiguilles argentées. « Nous partirons de bonne heure, dit Franck. — Cest-a-dire ? — Six heures, si vous voulez bien. — Oh ! lá lá... — Qa vous fait peur ? — Mais non. » Elle rit. Puis, aprěs un silence : « Au contraire, e'est trěs amüsant. » lis boivent á petites gorgées. « Si tout va bien, dit Franck, nous pour-rions étre en ville vers dix heures et avoir déjá pas mal de temps avant le dejeuner. — Bien súr, je préfěre aussi », dit A... lis boivent á petites gorgées. — 81 — LA JALOUSIE Ensuite ils parlent ďautre chose. Us ont achevé maintenant ľun comme ľautre la lecture de ce livre qui les occupe depuis quelque temps ; leurs commentaires peu-vent done porter sur ľensemble : e'est-á-dire á la fois sur Je denouement et sur ďanciens episodes (sujets de conversations passées) que ce denouement éclaire ďun jour nouveau, ou aüxquels il apporte une signification complémentaire. Jamais ils n'ont émis au sujet du román le moindre jugement de valeur, parlant au contraire des lieux, des événements, des personnages, comme s'il se füt agi de choses reelles : un endroit dont ils se sou-viendraient (situé ďailleurs en Afrique), des gens qiťils y auraient connus, ou dont on leur aurait raconté ľhistoire. Les discussions, entre eux, se sont toujours gar-dées de mettre en cause la vraisemblance, la coherence, ni aucune qualité du récit. En-revanche il leur arrive souvent de repro-cher aux héros eux-mémes certains actes, ou certains traits de caractěre, comme ils le feraient pour des amis communs. — 82 — LA JALOUSIE lis déplorent aussi quelquefois les hasards de ľintrigue, disant que « ce n'est pas de chance », et ils construisent alors un autre déroulement probable á partir ďune nouvelle hypothěse, « si ga n'était pas arrive ». D'autres bifurcations possibles se préseritent, en cours de route, qui conduisent toutes ä des fins différentes. Les variantes sont trěs nombreuses ; les variantes des variantes encore plus. Ils semblent merne les multiplier ä plaisir, échangeant des sourires, s'excitant au jeu, sans doute un peu grisés par cette proliferation... « Mais, par malheur, il est justement rentré plus tôt ce jour-lä, ce que personne ne pouvait prévoir. » Franck balaye ainsi ďun seul coup les fictions qu'ils viennent d'échaf auder ensemble. Rien ne sert de faire des suppositions contraires, puisque les choses sont ce qu'elles sont : on ne change rien á la realite. Ils boivent ä petites gorgées. Dans les trois verres, les morceaux de glace ont — 83 — LA JALOUSIE maintenant tout á fait disparu. Franck examine ce qui reste de liquide doré, au fond du sien. II ľincline ďun côté, puis de ľautre, s'amusant á detacher les petites bulles collées atix parois. « Pourtant, dit-il, ga avait trěs bien commence. » II se tourne vers A... pour la prendre á témoin : « Nous étions partis á ľheure prévue et nous avions roulé sans incident.II était á peine dix heurgs quand nous sommes arrives en ville. » , Franck s'est arrété. A... reprend, comme afin de ľencourager á poursuivre : « Et vous n'avez rien remarqué ďanor-mal, iťest-ce pas, durant toute la jour-née? — Non, rien du tout. En un sens, il aurait mieux valu que la panne se produise tout de suite, avant le dejeuner. Pas pendant le voyage, mais en ville, avant le dejeuner. Qa nťauraít géne pour certaines de mes courses, un peu éloignées du centre, mais au moins j'aurais eu le temps de trouver un garagiste pour faire la reparation dans ľaprés-midi. — 84 — LA JALOUSIE — Car, en somme, ga n'était pas grand chose, precise A... d'un air interrogatif. — Non, rien du tout. » Franck regarde son verre. Au bout ďun assez long silence, et quoique personne ne lui ait rien demandé cette fois, il continue ses explications : « Au moment de mettre en route, aprěs le diner, le moteur n'a plus rien voulu savoir. II était trop tard, évidemment, pour tenter quoi que ce soit : touš les garages étaient fermés. Nous n'avíons plus qďá attendre le lendemain. » Les phrases se succédent, chacune á sa place, s'enchaínant de f agon logique. Le debit mesuré, uniforme, ressemble de plus en plus á.celui d'u témoignage en justice, ou de la recitation. « Quand meine, dit A.,., vous avez cru d'abord que vous pourriez réparer tout seul. En tout cas vous avez essayé. Mais vous ďétes pas un mécanicien bien éton-nant, n'est-ce pas ? » Elle sourit en pronongant ces derniers mots. lis se regardent. II sourit á son tour. — 85 — LA JALOUSIE Puis, lentement, cela se transforme en une sorte de grimace. Elle, en revanche, conserve son air de sérénité amusée. Ce rťest pourtant pas ľhabitude des reparations de fortune qui peut manquer á Franck, lui dont le camion est toujours en panne... « Oui, dit-il, ce moteur-lä je commence ä le connaítre. Mais la voiture, eile, ne m'a pas donné souvent d'ennuis. » En effet il ne doit jamais avoir été question ďaucun autre incident concernant la grosse conduite-intérieure bleue, qui du reste est presque neuve. « II faut un commencement á tout », répond Franck. Puis, aprěs une pause : « £a rťest pas de chance, justement ce jour-la... » Un petit geste de la main droite — une montée suivie d'une chute plus lente — vient se terminer á son point de depart, sur la bande de cuir qui-constitue le bras du fauteuil. Franck a une figure lasse ; le sou-rire n'y est pas reparu depuis la grimace — 86 — LA JALOUSIE de tout á ľheure. Son corps semble s'étre tassé au fond du siege. « Pas de chance, peut-étre, mais ce n'est pas un drame », reprend A... ďun ton insouciant, qui contraste avec celui de son compagnon. « Si nous avions eu le moyen de prévenir, le retard n'avait merne aucune importance ; seulement, avec ces plantations perdues dans la brousse, que pou-vait-on faire? De toute fa?on, ga vaut mieux que de s'étre trouvé en panne au milieu de la route, en pleine nuit ! » Cela vaut mieux, aussi, qu'un accident. II ne s'agit que ďun aléa sans consequence, une aventure sans gravité, un des menus inconvénients de la vie aux colonies. « Je crois que je vais rentrer », dit Franck. II s'est juste arrété en passant, pour déposer A... II ne veut pas s'attarder davantage. Christiane doit se demander ce qu'il devient et Franck a grand hate de la rassurer. II se lěve en effet de son fauteuil, avec une vigueur soudaine, et pose sur la — 87 — LA JALOUSIE table basse le verre qu'il vient de finir ďun trait. « Au revoir, dit A... sans quitter son propre siege, et merci á vous. » Franck ébauche un mouvement du bras, signe convenu de protestation. A... insiste : « Mais si ! Voilä deux jours que je vous encombre. — Au contraire, je suis désolé de vous avoir impose une nuit dans cepiětre hotel. » II a fait deux pas, il s'arrete avant de s'engager dans le couloir qui traverse la maison, il se retourne á demi : « Excusez-moi, encore, d'etre un si mauvais mécani-cien. » La méme grimace, mais plus rapide, passe sur ses lěvres. II disparait vers 1 intérieur. Ses pas résonnent sur les carreaux du couloir. II avait aujourďhui des souliers á semelles de cuir, avec son complet blanc, défraíchi par le voyage. Lorsque la porte ďentrée, á ľautre bout de la maison, s'est ouverte puis refermée, A... se lěve á son tour et quitte la terrasse par la meme issue. Mais eile pénětre aussi- — 88 — LA JALOUSIE tot dans la chambre, dont eile clôt la porte au verrou derriěre soi, en faisant claquer le pene. Dans la cour, devant la facade nord, le bruit ďun moteur que ľon met en route est vite suivi par la plainte aiguě ďun démarrage trop prompt. Franck n'a pas dit le genre de reparation dont avait eu besoin sa voiture. A... ferme les fenétres de la chambre qui sont restées grandes ouvertes toute la matinee, eile baisse ľune aprěs ľautre les jalousies. Elle va se changer ; et prendre une douche, sans doute, aprěs le long che-min qu'elle vient de parcourir. La salle de bains communique directe-ment avec la chambre. Une seconde porte donne sur le couloir ; le verrou en est poussé de ľintérieur, ďun geste vif qui fait claquer le pene. La piece suivante, toujours du méme côté du couloir, est une chambre, beaucoup plus petite, qui contient un lit á une seule personne. Deux metres plus loin, le couloir débouche dans la salle ä manger. La table est mise pour une seule per- — 89 — LA JALOUSIE sonne. II va falloir faire ajouter le couvert de A... Sur le mur nu, la trace du mille-pattes écrasé est encore parf aitement visible. Rien n'a du étre tenté pour éclaircir la tache, de peur ďabímer la belle péinture mate, non lavable, probablement. La table est mise pour trois personnes, selon la disposition coutumiěre... Franck et A..., assis chacuh ä sa place, parlent du voyage en ville qu'ils ont ľintention de faire ensemble, dans le courant de la semaine suivante, eile pour diverses courses, lui pour se renseigner au sujet du nouveau camion qďil a projeté ďacquérjr. lis ont déjä fixe ľheure du depart ainsi que celie du retour, supputé la durée approximative des trajets, calculé le temps dont ils disposeront pour leurs affaires, compte tenu du déjeuner et du diner. Ils n'ont pas precise s'ils prendraient ceux-ci chacun de son côté, ou s'ils se retrouve-raient pour les prendre ensemble. Mais la question se pose á peine, puisqu'un seul restaurant offre des repas convenables — 90 — LA JALOUSIE aux clients de passage. II est done naturel qu'ils s'y retrouvent, surtout le soir, car ils doivent se-mettre en route aussitôt aprěs. II est naturel, également, que A... veuille profiter de ľoccasion présente pour se rendre en ville, qu'elle préfěre cette solution ä celie du camion chargé de bananes, quasi ifnpraticable sur un aussi long par-cours, qu'elle préfěre, en outre, lá compa-gnie de Franck ä celie ďun quelconque chauffeur indigene, si grandes soient les qualités de mécanicien prétées par eile-merne ä ce dernier. Quant aux autres cir-constances qui lui permettent de faire la route dans des conditions acceptables, elles sont sans conteste assez peu fréquentes, exceptionnelles méme, sinon inexistantes, á moins que des raisons sérieuses ne vien-nent justifier de sa part une exigence caté-gorique, ce qui derange toujours plus ou moins la bonne marche de la plantation. Elle n'a rien demandé, pour cette fois, ni indiqué la nature exacte des achats qui motivaient son déplacement. II n'y avait aucune raison speciale á fournir, du — 91 — LA JALOUSIE moment qu'une voiture amie se présentait qui la prendrait á domicile et ľy raměne-rait le soír merne. Le plus étonnant, á la reflexion, est qďun arrangement semblable ne se soit pas produit déjá, auparavant, un jour ou ľautre. Franck mange sans parier depuis quelques minutes. Cest A..., dont ľassiette est vide, la fourchette et le couteau poses des-sus côte á côte, qui reprend la conversation, demandant des nouvelles de Christiane, que la fatigue (due á la chaleur, croit-elle) a empéchée á plusieurs reprises de venir avec son mari, ces derniers temps. « Toujours la méme chose, répond Franck. Je lui ai propose de descendre au port avec nous, pour se changer les idées. Mais eile rťa pas voulu, á cause de ľenfant. — Sans compter, dit A..., qiťil fait nettement plus chaud sur la côte. — Plus lourd, oui », acquiesce Franck. Cinq ou six phrases sont alors échangées sur les doses respectives de quinine néces- — 92 — LA JALOUSIE saires en bas et ici. Puis Franck revient aux effets fächeux que produit la quinine . sur ľhéroine du roman africain qu'ils sont en train de lire. La conversation se trouve amenée ainsi aux péripéties centrales de ľhistoire en question. De ľautre côté de la fenétre fermée, dans la cour poussiéreuse dont ľempíerre-ment inégal laisse affleurer des zones de cailloux, la camionnette a son capot tourné vers la maison. A ce detail pres, eile sta-tionne exactement á ľendroit present : c'est-ä-dire qu'elle vient s'encadrer dans les vitres inferieure et moyenne du battant droit, contre le montant interne, le petit bois de la croisée découpant horizontale-ment sa silhouette en deux masses ďimpor-tance égale. Par la porte ouverte de ľoffice, A... pénětre dans la salle á manger, se diri-geant vers la table servie. Elle a fait le tour par la terrasse, afin de parier en passant au cuisinier, dont la voix chantante et volubile a retenti, il n'y a qďun instant. A... s'est entiěrement changée aprěs — 93 — LA JALOUSIE avoir pris sa douche. Elle a mis la robe claire, de coupe trěs collante, que Christiane estime ne pas convenir au climat tropical. Elle va s'asseoir á sa place, le dos á la fenétre, devant un couvert intact, que le boy a rajouté pour eile. Elle déplie sa serviette sur ses genoux et commence á se servir, en soulevant de la main gauche le couvercle du plat encore chaud, entamé durant son séjour dans la salle de bains, mais demeuré au milieu de la table. Elle dit : « Qa m'a donne faim, la route. » Elle s'enquiert ensuite des événements éventuels survenus á la plantation pendant son absence. La formule qu'elle emploie (ce qďil y a « de neuf ») est prononcée ďun ton léger, dont ľanimation ne simule aucune attention particuliěre. II n'y a ďailleurs rien de neuf. A... cependant semble avoir une envie de parier inusitée. Elle a ľimpression — dit-elle — qďil devrait s'étre passé beau-coup de choses pendant ce laps de temps, — 94 — LA JALOUSIE qui, de son propre côté, s'est trouvé si bien rempli. Sur la plantation aussi, ce temps a été bien employe ; mais il ne s'est agi que de la suite prévisible des travaux en cours, qui sont toujours identiques, á peu de chose pres. Elle-méme, interrogée sur les nouvelles qu'elle rapporte, se limite á quatre ou cinq informations connues déjá : la piste est toujours en reparation sur une dizaine de kilometres aprěs le premier village, le « Cap Saint-Jean » était amarré le long du wharf en attendant son chargement, les travaux de la nouvelle poste ďont guěre avancé depuis plus de trois mois, le service de voirie municipal laisse toujours á dési-rer, etc... Elle se sert á nouveau. II vaudrait mieux rentrer la camionnette sous le hangar, ä ľombre, puisque personne ne doit ľutiliser au debut de ľapres-mídi. Le verre grossier de la vitre entame la carrosserie, á la base, derriěre la roue avant, ďune large échan- — 95 — LA JALOUSIE crure arrondie. Bien au-dessous, isolé de la masse principále par une zone de terre caillouteuse, un demi-disque en tôle peinte est réfracté ä plus de cinquante centimetres de son emplacement reel. Ce morceau aberrant peut du reste se déplacer ä volonte, changer de forme en merne temps que de dimensions : il grandit de droite á gauche, s'amenuise dans le sens inverse, devient croissant vers le bas, cercle com-plet lorsqu'il prend de la hauteur, ou bien se f range (mais ď est la une position de trěs faible étendue, presque instantanée) xde deux aureoles concentriques. Enfin, pour de plus grands écarts, il se fond dans la surface mere, ou disparaít, ďune contraction brusque. A... veut essayer encore quelques paroles. Elle ne décrit pas néanťnoins la chambre oü eile a passé la nuit, iujet peu interessant, dit-elle en détournanť la téte : tout le monde connait cet hotel, son incon-fort et ses moustíquaires rapiécées. Cest á ce moment qďelle apergoit la scutigěre, sur la cloison nue en face ďelle. — 96 — LA JALOUSIE D'une voix contenue, comme pour ne pas effrayer la béte, eile dit : « Un mille-pattes ! » Franck relěve les yeux. Se réglant ensuite sur la direction indiquée par ceux — devenus fixes — de sa compagne, il tourne la téte de ľautre côté. La bestiole est immobile au milieu du panneau, bien visible sur la peinture claire malgré la douceur de ľéclairage. Franck, qui n'a rien dit, regarde A... de nouveau. Puis il se met debout, sans un bruit. A... ne bouge pas plus que la scutigěre, tandis qu'il s'approche du mur, la serviette roulée en boule dans la main. La main aux doigts effilés s'est crispée sur la nappe blanche. Franck écarte la serviette du mur et, avec son pied, achéve ďécraser quelque chose sur le carrelage, contre la plinthe. Et il revient s'asseoir á sa place, á droite de la lampe qui brille derriěre lui, sur le buffet. Quand il est passé devant la lampe, son ombre a balayé la surface de la table, — 97 — 7 LA JALOUSIE qďelle a recouverte un instant tout entiěre. Le boy fait alors son entree, par la porte ouverte ; il se met á desservir en silence. A... lui demande, comme ďhabitude, de servir le café sur la terrasse. Elle et Franck, assis dans leurs deux fauteuils, y continuent de discuter, á batons rompus, du jour qui conviendrait le mieux á ce petit voyage en ville qu'ils ont projeté depuis la veille. Le sujet bientôt s'épuise. Son intérét ne decline pas, mais ils ne trouvent plus aucun element nouveau pour ľalimenter. Les phrases deviennent plus courtes et se contentent de répéter, pour la plupart, des fragments de celieš prononcées au cours de ces deux derniers jours, ou antérieure-ment encore. Aprěs ďultimes monosyllabes, séparés par des noirs de plus en plus longs et finis-sant par n'étre plus intelligibles, ils se laissent gagner tout á fait par la nuit. Formes vagues, signalées seulement par ľobscurité moins dense ďune robe ou ďun^ chemise päles, ils sont assis tous les deux — 98 — LA JALOUSIE côte ä côte, le buste incline en arriěre contre le dossier du f auteuil, les bras allonges sur les accoudoirs aux alentours des-quels ils effectuent de temps á autre des déplacements incertains, de faible amplitude, á peine ébauchés que déjá revenus de leur écart, ou bien, peut-étre, imaginaires. Les criquets se sont tus, eux aussi. On n'entend plus, gá et lá, que le cri menu de quelque carnassier nocturne, le vrombissement subit ďun scarabée, le choc d'une petite tasse en porcelaine que ľon repose sur la table basse. Maintenant, c'est la voix du second chauffeur qui arrive jusqu'á cette partie centrale de la terrasse, venant du côté des hangars ; eile chante un air indigene, aux paroles incompréhensibles, ou méme sans paroles. Les hangars sont situés de ľautre côté de la maison, á droite de la grande cour. La voix doit ainsi contourner, sous le toit débordant, tout ľangle occupé par le — 99 — LA JALOUSIE bureau, ce qui ľaffaiblit de fa^on notable, bien qu'une partie du son puisse traverser la piece elle-méme en passant par les jalousies (sur la fagade sud et le pígnon á ľest). Mais c'est une voix qui porte bien. Elle est pleine et forte, quoique dans un registre assez bas. Elle est facile en outre, coulant avec souplesse ďune note á ľautre, puis s'arrétant soudain. A cause du caractěre particulier de ce genre de melodies, il est difficile de determiner si le chant s'est interrompu pour une raison fortuite — en relation, par exemple, avec le travail manuel que doit exécuter en merne temps le chanteur — ou bien si ľ air trouvait lá sa fin naturelle. De méme, lorsqďil recommence, ďest aussi subit, aussi abrupt, sur des notes qui ne paraissent guěre constituer un debut, ni une reprise. A ďautres endroits, en revanche, quel-que chose semble en train de se terminer ; tout ľindique : une retombée progressive, le calme retrouvé, le sentiment que plus — 100 — LA JALOUSIE rien ne reste á dire ; mais aprěs la note qui devait étre la derniěre en vient une suivante, sans la moindre solution de conti-nuité, avec la méme aisance, puis une autre, et ďautres ä la suite, et ľauditeur se croit transporte en plein coeur du poěme... quand, lá, tout s'arréte, sans avoir prévenu. A..., dans la chambre, rabaisse le visage sur la lettre qu'elle est en train ďécrire. La feuille de papier bleu pale, devant eile, ne porte encore que quelques lignes ; A... y rajoute trois ou quatre mots, assez vite, et demeure la plume en ľair. Au bout ďune minute eile relěve la tetě, tandis que le chant reprend, du côté des hangars. Sans doute est-ce toujours le méme poěme qui se continue. Si parfois les themes s'estompent, c'est pour revenir un peu plus tard, affermis, á peu de chose pres identiques. Cependant ces repetitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en arriěre, peuvent donner lieu á des modifications — bien qu'a peine sensibles — entraínant á la longue fort loin du point de depart. — 101 — LA JALOUSIE A..., pour mieux écouter, a tourné la téte vers la fenétre ouverte, á côté ďelle. Dans le fond du vallon, des manoeuvres sont en train de réparer le pont de rondins qui franchit la petite riviere. lis ont enlevé le revétement de terre sur un quart environ de la largeur. lis s'apprétent á remplacer les bois envahis de termites par des troncs neufs, non écorcés, rectilignes, coupés ďavance á la bonne longueur, qui gisent en travers du chemin ďaccěs, juste avant le pont. Au lieu de les aligner en bon ordre, les porteurs les ont jetés lá au hasard, dans touš les sens. Les deux premiers bois se sont places parallělement ľun ä ľautre (et á la rive), ľespace entre eux équivalant au double environ de leur diamětre commun. Un troi-siěme les coupe en biais vers le tiers de leur longueur. Le suivant, perpendiculaire á celui-ci, bute contre son extrémité ; il rejoint presque, á ľautre bout, le dernier qui forme avec lui un V trěs lache, dont la pointe bailie largement. Mais ce cinquiěme rondin est encore parallele aux deux pre- — 102 — LA JALOUSIE miers, ainsi qiťá la direction du ruisseau sur lequel est bati le petit pont. Combien de temps s'est-il écoulé depuis la derniěre fois qu'il a fallu en réparer le tablier ? Les bois, traités en principe contre Faction des termites, avaient du subir une preparation défectueuse. Tôt ou tard, il est vrai, ces troncs recouverts de terre, soumis périodiquement aux petites crues du cours ďeau, sont destines á étre la proie des insectes. II n'est possible de protéger effi-cacement, pour une longue durée, que des constructions aériennes bien isolées du sol, comme c'est le cas, par exemple, pour la maison. A..., dans la chambre, a continue sa lettre, de son écriture fine, serrée, reguliere. La page est maintenant ä moitié pleine. Mais la téte aux souples boucíes noires se redresse lentement et commence á pivoter, lentement mais sans a-coup, vers la fenétre ouverte. Les ouvriers du pont sont au nombre de cinq, comme les troncs de rechange. Ils sont en ce moment tous accroupis dans la — 103 — LA JALOUSIE merne position : les avant-bras appuyés sur les cuisses, les deux mains pendant entre les genoux écartés. lis sont disposes face á face, deux sur la rive droite, trois sur la rive gauche. lis discutent sans doute de la fagon dont ils vont s'y prendre pour accomplir ľopération, ou bien se reposent un peu avant ľeffort, fatigues ď avoir porté les troncs jusque-lá. lis sont en tout cas parfaitement immobiles. Dans la bananeraie, derriěre eux, une piece en forme de trapéze s'étend vers ľamont, dans laquelle, aucun regime n'ayant encore été récolté depuis la plantation des souches, la régularité des quin-conces est encore absolue. Les cinq hommes, de part et ďautre du petit pont, sont aussi ranges de fagon symétrique : sur deux lignes paralleles, les intervalles étant égaux dans ľun et ľautre groupe, et les deux personnages de la rive droite — dont seul Ie dos est visible — se pliant sur les mediatrices des segments determines par leurs trois compa-gnons de la rive gauche, qui eux regardent — 104 — LA JALOUSIE vers la maison, ou A... se dresse derriěre ľembrasure béante de la fenétre. Elle est debout. Elle tient ä la main une feuille ďun bleu trěs pale, du format ordinaire des papiers á lettres, qui porte la trace bien marquee ďun pliage en quatre. Mais le bras est á demi détendu et la feuille de papier n'arrive qu'ä la hauteur de la taille ; le regard, qui passe bien au-dessus, erre sur la ligne ďhorizon, tout en haut du versant oppose. A... écoute le chant indigene, lointain mais net encore, qui parvient jusqu'a la terrasse. De ľautre côté de la porte du couloir, sous la fenétre symétrique, une de celieš du bureau, Franck est assis dans son fau-teuil. A..., qui est allée chercher elle-méme les boissons, depose le plateau chargé sur la table basse. Elle débouche le cognac et en verse dans les trois verres alignés. Elle les emplit ensuite avec ľeau gazeuse. Ayant distribué les deux premiers, eile va s'asseoir á son tour dans le fauteuil vide, tenant le troisiéme en main. — 105 — LA JALOUSIE Cest alors qu'elle demande si les habi-tuels cubes de glace seront nécessaires, prétextant que ces bouteilles sortent du réfrigérateur, une seule des deux pourtant s'étant couverte de buée au contact de ľ air. Elle appelle le boy. Personne ne répond. « Un de nous ferait mieux ďy aller », dit-elle. Mais ni eile ni Franck ne bouge de son siege. Dans ľoffice, le boy est en train déjä ďextraire les cubes de glace de leurs cases, selon les instructions regues de sa maí-tresse, assure-t-il. Et il ajoute qu'il va les apporter tout de suite, au lieu de préciser le moment ou cet ordre lui a été donne. Sur la terrasse, Franck et A... sont demeurés dans leurs fauteuils. Elle ne s'est pas pressée de servir la glace : eile n'a pas encore touché au seau de metal poli que le boy vient de déposer pres ďelle et dont une buée légěre ternit déjä ľéclat. Comme sa voisine, Franck regarde droit devant soi, vers la ligne ďhorizon, tout en haut du versant oppose. Une feuille de — 106 — LA JALOUSIE papier ďun bleu trés päle, pliée plusieurs fois sur elle-méme — en huit probablement — déborde á present hors de la pochette droite de sa chemise. La poche gauche est encore soigneusement boutonnée, tandis que la patte de ľautre est maintenue relevée par la lettre, qui dépasse d'un bon centimetre le bord de toile kaki. A... voit le papier bleu päle qui attire les regards. Elle entreprend de donner des explications au sujet ďun malentendu sur-venu entre eile et le boy ä propos de la glace. Lui aurait-elle done dit de ne pas ľapporter ? Cest la premiére fois, de toute maniere, qu'elle ne se serait pas fait com-prendre par un de ses domestiques. « II faut un commencement á tout », répond-elle avec un sourire tranquille. Ses yeux verts, qui ne cillent jamais, reflětent seulement la découpure ďune silhouette sur le ciel. Tout en bas, dans le fond de la vallée, la disposition des personnages n'est plus la merne, de part et ďautre du pont en — 107 — LA JALOUSIE rondins. II ne reste qu'un seul des ouvriers sur la rive droite, les quatre autres étant alignés en face de lui. Mais leur posture, á aucun d'eux, n'a change. Derriěre ľisolé, un des bois neufs a disparu : celui qui en chevauchait deux autres. Un tronč á ľécorce terreuse, en revanche, a fait son apparition sur la rive gauche, nettement en arriěre des quatre ouvriers qui regardent vers la maison. Franck se lěve de son f auteuil, avec une vigueur soudaine, et pose sur la table basse le verre qu'il vient de finir d'un trait. II n'y a plus trace du cube de glace dans le fond. Franck s'est avancé, d'un pas raide, jusqu'á la porte du couloir. II s'y arréte. La téte et le buste pivotent en direction de A..., restée assise. « Excusez-moi, encore, d'etre un si mau-vais mécanicien. » Mais A... n'a pas le visage tourné de ce côté-lä, et le rictus qui accompagnait les paroles de Franck est demeuré trěs ä 1 écart de son champ visuel, rictus absorbé tout aussitôt ďailleurs, en merne temps que — 108 — LA JALOUSIE le complet blane á ľéclat term, par la pénombre du couloir. Au fond du verre qu'il a depose sur la table en partant, achěve de fondre un petit morceau de glace, arrondi d'un côté, pré-sentant de ľ autre une arete en biseau. Un peu plus loin se succědent la bouteilleďeau gazeuse, le cognac, puis le pont qui fran-chit la petite riviere, oú les cinq hommes accroupis sont maintenant disposes de la fagon suivante : un sur la rive droite, deux sur la rive gauche, deux autres sur le tablier lui-méme/prěs de son bord aval ; tous sont Orientes vers le méme point central qu'ils paraissent considérer avec la plus grande attention. II ne reste plus que deux bois neufs á placer. Puis Franck et son hôtesse sont assis dans les deux mémes fauteuils, mais ils ont échangé leurs places : A... est dans le fau-teuil de Franck et vice-versa. Cest done Franck qui se trouve á proximité de la table basse ou sont le seau á glace et les bouteilles. — 109 — LA JALOUSIE Elle appelle le boy. II apparaít aussitôt sur la terrasse, á ľangle de la maison. II se dirige ďune allure mécanique vers la petite table, s'em-pare de celle-ci et, la soulevant du sol sans rien renverser de ce qtľelle supporte, depose le tout un peu plus loin, á proximité de sa maítresse. II continue ensuite son chemin, sans dire un mot, dans le méme sens, du méme pas ďautomate, vers ľ autre angle de la maison et la branche est de la terrasse, ou il disparaít. Franck et A..., toujours muets et immobiles au fond de leurs fauteuils, continuent de fixer ľhorizon. Franck raconte son histoire de voiture en panne, riant et faisant des gestes avec une energie et un entrain démesurés. II saisit son verre, sur la table á côté de lui, et le vide ďun trait, comme s'il n'avait pas besoin de déglutir pour avaler le liquide : tout a coule ďun seul coup dans sa gorge. II repose le verre sur la table, entre son assiette et le dessous-de-plat II se remet immédiatement á manger. Son appétit — 110 — LA JALOUSIE considerable est rendu plus spectaculaire encore par les mouvements nombreux et trěs accuses qu'il met en jeu : la main droite qui saisit á tour de role le couteau, la fourchette et le pain, la fourchette qui passe alternativement de la main droite ä la main gauche, le couteau qui découpe les bouchées de viande une á une et qui rega-gne la table apres chaque intervention, pour laisser la scene au jeu de la fourchette changeant de main, les allées et venues de la fourchette entre ľassiette et la bouche, les deformations rythmées de tous les muscles du visage pendant une mastication consciencieuse, qui, avant méme d'etre terminée, s'accompagne déjá ďune reprise accélérée de ľensemble : La main droite saisit le pain et le porte ä la bouche, la main droite repose le pain sur la nappe blanche et saisit le couteau, la main gauche saisit la fourchette, la fourchette pique la viande, le couteau coupe un morceau de viande, la main droite pose le couteau sur la nappe, la main gauche met la fourchette dans la main droite, qui pique — Ill — LA JALOUSIE le morceau de viande, qui s'approche de la bouche, qui se met á mastiquer avec des mouvements de contraction et d'extension qui se répercutent dans tout le visage, jusqu'aux pommettes, aux yeux, aux oreil-les, tandis que la main droite reprend la fourchette pour la passer dans la main gauche, puis saisit le pain, puis le couteau, puis la fourchette... Le boy fait son entree, par la porte ouverte de ľoffice. II s'approche de la table. Son pas est de plus en plus saccadé ; ses gestes de méme, lorsquMl enlěve les assiet-tes, une á une, pour les poser sur le buffet, et les remplacer par des assiettes propres. II sort aussitôt aprěs, remuant bras et jambes en cadence, comme une mécanique au réglage grossíer. Cest á ce moment que se produit la scéne de ľécrasement du mille-pattes sur le mur nu : Franck qui se dresse, prend sa serviette, s'approche du mur, écrase le mille-pattes sur le mur, écarte la serviette, écrase le mille-pattes sur le sol. La main aux phalanges effilées s'est — 112 — LA JALOUSIE crispée sur la toile blanche. Les cinq doigts écartés se sont refermés sur eux-mémes, en appuyant avec tant de force qďils ont entraíné la toile avec eux. Celle-ci demeure plissée des cinq faisceauxdesillonsconver-gents, beaucoup plus longs, auxquels les doigts ont fait place. Seule la premiére phalange en est encore visible. A ľannulaire brille une bague, un mince ruband'or qui fait á peine saillie sur les chairs. Tout autour de la main se déploie le rayonnement des plis, de plus en plus läches á mesure qďils s'éloignent du centre, de plus en plus aplatis, mais aussi de plus en plus étendus, devenant á la fin une surface blanche uniforme, oü vient á son tour se poser la main de Franck, brune, robuste, ornée ďun anneau d'or large et plat, ďun modele analogue. Juste á côté, la lame du couteau a laissé sur la nappe une petite tache sombre, allon-gée, sínueuse, entourée de signes plus ténus. La main brune, aprěs avoir erré un instant aux alentours, remonte soudain jusqďá la pochette de la chemise, oü eile — 113 — 8 LA JALOUSIE teňte ä nouveau,ďun mouvement machinal, de faire entrer plus á fond la lettre bleu pale, pliée en huit, qui dépasse ďun bon centimetre. La chemise est en étoffe raide, un coton serge dont la couleur kaki a passé légěre-ment par suite des nombreux lavages. Sous le bord supérieur de la poche court une premiere piqüre horizontale, doublée par une seconde en forme d'accolade dont la pointe se dirige vers le bas. A ľextrémité de cette pointe est cousu le bouton destine á clore la poche en temps normal. Cest un bouton en matiere plastique jaunätre ; le fil qui le fixe dessine en son centre une petite croix. La lettre, au-dessus, est cou-verte ďune écriture fine et serrée, perpen-diculaire au bord de la poche. A droite, viennent, dans ľordre, la manche courte de la chemise kaki, la cruche indigene ventrue, en terre cuite, qui marque !e milieu du buffet, puis, posées au bout de celui-ci, les deux lampes á gaz ďessence, éteintes, rangées côte á côte contre le mur; plus á droite encore ľangle de la — 114 — LA JALOUSIE piece, suivi de pres par le battant ouvert de la premiere fenétre. Et la voiture de Franck entre en scene, amenée dans la vitre avec naturel par la conversation. Cest une grosse conduite-intérieure bleue, de fabrication américaine, dont la carrosserie — quoique poussié-reuse — semble neuve. Le moteur égale-ment est en trěs bon etat: jamais il ne cause ďennuis á son propriétaire. Ce dernier n'a pas quitté le volant. Seule sa passagěre est descendue sur le sol caillouteux de la cour. Elle porte des chaussures fines á trěs hauts talons et doit prendre garde á ne poser les pieds qu'aux endroits les moins inégaux. Mais eile n'est pas du tout génée par cet exercice, dont eile n'a méme pas remarqué la difficulté, dirait-on. Elle s'est immobilisée contre la portiere avant et se penche vers les cous-sins de molesquine grise, par-dessus la vitre baissée au maximum. La robe blanche á large jupe dišparaít presque jusqu'á la taille. La téte, les bras — 115 — LA JALOUSIE et le haut du buste, qui s'engagent dans ľouverture, empéchent en metne temps de voir ce qui se passe á ľintérieur. A... sans doute est en train de rassembler les emplettes qu'elle vient de faire, pour les empörter avec soi. Mais le coude gauche reparaít, suivi bientôt par ľayant-bras, le poignet, la main, qui se retient au bord du cadre. Aprěs un nouveau temps ďarrét, les épaules emergent ä leur tour en pleine lumiere, puis le cou, et la tete avec sa lourde chevelure noire dont la coiffure trop mouvante est un peu défaite, la main droite enfin qui tient seulement, par sa ficelle, un trěs petit paquet vert de forme cubique. Laissant imprimée dans la poussiere, sur ľémail du montant, I'empreinte de quatre doigts paralleles, la main gauche s'em-presse ďarranger ľordonnance des che-veux, tandis que A... s'écarte de la voiture bleue et, aprěs un dernier regard en arriěre, se dirige de son pas decide vers la porte de la maison. La surface raboteuse de la cour a ľair de s'étre aplanie devant — 116 — LA JALOUSIE eile, car A... ne jette merne pas un coup ďoeil á ses pieds. Ensuite eile se dresse contre le battant de la porte ďentrée qu'elle a refermé derriěre soi. Depuis ce point eile apergoit toute la maison en enfilade : la piece principále (salon sur la gauche et salle ä manger sur la droite, oil le couvert est déjá mis pour le diner), le couloir central (sur lequel donnent les cinq portes laterales, toutes closes, trois á droite et deux á gauche), la terrasse et, au dela de sa balustrade á jours, le versant oppose du vallon. A partir de la créte la pente se divise en trois, dans le sens de la hauteur : une bande irréguliěre de brousse inculte et deux parcelles plantées, ďäges différents. La brousse est de couleur roussätre, semée de place en place par des arbustes verts. Un bouquet d'arbres plus important marque le point le plus élevé atteint par la culture dans ce secteur; il occupe ľ angle d'une piece rectangulaire, oblique par rapport aux courbes de niveau, oú le sol nu se. distingue encore par endroit entre les — 117 — LA JALOUSIE jeunes panaches de feuilles. Plus bas, la seconde parcelle, qui a la forme ďun trapeze, est en cours de récolte : les dis-ques blancs larges comme des assiettes, laissés au ras du sol par les troncs abattus, sont en nombre á peu pres égal á celui des bananíers adultes encore debout. La limite aval de ce trapeze est soulignée par la presence du chemin ďaccěs qui aboutit au petit pont sur le ruisseau. Les cinq hommes y sont maintenant ordonnés en quinconce, deux sur chaque berge et un au milieu, accroupi, tourné vers ľamont, regardant ľeau boueuse qui arrive dans sa direction entre deux parois de terre verticals, plus ou moins effondrées gá et lá. Sur la rive droite il reste toujours deux troncs neufs ä placer. lis forment entre eux une sorte de V trěs lache ä pointe ouverte, en travers du chemin qui remonte vers le jardin et la maison. A... y rentre á ľinstant. Elle était allée faire une visitě á Christiane, empéchée elle-méme de sortir depuis plusieurs jours par la mauvaise santé de ľenfant, aussi — 118 — LA JALOUSIE délicat que sa měře, également inadapté ä la vie coloniale. A..., que Franck a recon-duite en voiture jusqu'ä sa porte, traverse la salle de séjour et longe le couloir pour atteindre la chambre qui donne sur la ter-rasse. Les fenétres en sont restées grandes ouvertes toute la matinée. A... s'approche de la premiere et en clôt le battant droit; tandis que la main posée sur le gauche ititerrompt son geste. Le visage se tend de profil dans la demi-embrasure, le cou dressé, ľoreille ä ľécoute. La voix grave du second chauffeur arrive jusqu'ä eile. L'homme chante un air indigene, une trěs longue phrase sans paroles qui semble ne devoir jamais finir, bien qu'elle s'arrete tout ä coup, sans raison plausible. A..., terminant son geste, pousse le second battant. Elle ferme ensuite les deux autres fenétres. Mais eile ne baisse aucune des jalousies. Elle s'assied devant la table-coiffeuse et — 119 — LA JALOUSIE se contemple dans le miroir ovale, immobile, les coudes posés sur le marbre et les deux mains appliquées de chaque côté du visage, contre les tempes. Pas un de ses traits ne bouge, ni les paupiěres aux longs cils, ni méme les prunelles, au centre de ľiris vert Ainsi figée par son propre regard, attentive et sereine, eile paraít ne pas sentir le temps passer. Penchée sur le côté, le peigne ďécaille á la main, eile refait sa coiffure avant de venir á table. Une partie des Iourdes boucles noires pend sur la nuque. La main libre y plonge ses doigts effilés. A... est allongée sur le lit, tout habillée. Une de ses jambes repose sur la couver-ture de satin ; ľautre, fléchie au genou, pend á demi sur le bord. Le bras, de ce côté, se replie vers la tete, qui creuse le traversin. Etendu en travers du lit trěs large, ľautre bras s'écarte du corps ďen-viron quarante-cinq degrés. La figure est tournée vers le plafond. Les yeux sont encore agrandis par la pénombre. Pres du lit, contre la méme cloison, se — 120 — LA JALOUSIE trouve la grosse commode. A... est debout, devant le tiroir supérieur entrouvert, sur lequel eile s'incline pour chercher quelque chose, ou bien pour en ranger le contenu. Ľopération est longue et ne nécessite aucun déplacement du corps. Elle est assise dans le fauteuil, entre la porte du couloir et la table á écrire. Elle relit une lettre qui conserve les sillons trěs apparents ďun pliage en huit. Les longues jambes sont croisées ľune sur ľautre. La main droite tient la feuille en ľair devant le visage ; la gauche enserre ľextrémité de ľaccoudoir. A... est en train ďécrire, assise á la table pres de la premiére fenétre. Elle s'appréte á écrire, plutôt, ä moins qďelle ne vienne de terminer sa lettre. La plume est demeu-rée suspendue á quelques centimetres au-dessus du papier. Le visage est relevé en direction du calendrier fixé au mur. Entre cette premiére fenétre et la seconde, il y a juste la place pour la grande armoire. A..., qui se tient tout contre, n'est done visible que de la troisiěme fenétre, — 121 — LA JALOUSIE celie qui donne sur le pignon ouest. Cest une armoire á glace. A... met toute son attention á s'y regarder le visage de trěs pres. Elle s'est maintenant réfugiée, encore plus sur la droite, dans Tangle de la piece, qui constitue aussi ľangle sud-ouest de la maison. II serait facile de Tobserver par Tune des deux portes, celle du couloir central ou celle de la salle de bains ; mais les portes sont en bois plein, sans systéme de jalousies qui laisse voir au travers. Quant aux jalousies des trois fenétres, aucune d'elles ne permet plus maintenant de rien apercevoir. Maintenant la maison est vide. A... est descendue en ville avec Franck, pour faire quelques achats urgents. Elle n'a pas precise lesquels. lis sont partis de trěs bonne heure, afin de disposer du temps nécessaire pour leurs courses et de pouvoir cependant revenir le soir merne ä la plantation. — 122 — LA JALOUSIE 7 Ayant quitté la maison ä six heures et demie du matin, ils comptent étre de retour peu aprěs minuit, ce qui représente dix-huit heures d'absence, dont huit heures de route au minimum, si tout marche bien. Mais des retards sont toujours ä redou-ter avec ces mauvaises pistes. Merne s'ils se mettent en route ä ľheure prévue, aussi-tôt aprěs un díner rapide, les voyageurs peuvent trěs bien n'étre rentrés que vers une heure du matin, ou merne sensiblement plus tard. En attendant, la maison est vide. Toutes les fenétres de la chambre sont ouvertes, ainsi que ses deux portes, sur le couloir et la salle de bains. Entre la salle de bains et le couloir, la porte est aussi ouverte en grand, comme celie donnant accés depuis le couloir sur la partie centrale de la ter-rasse. La terrasse est vide également; aucun des fauteuils de repos n'a été porté dehors ce matin, non plus que la table basse qui sert pour ľ aperitif et le café. Mais, sous la fenétre ouverte du bureau, les dalles gar» — 123 — LA JALOUSIE dent la trace des huit pieds de fauteuiJs : deux fois quatre points luisants, plus lisses qu'alentour, disposes en carrés. Les deux coins gauches du carré droit sont á dix centimetres á peine des deux coins droits du carré gauche. Ces points brillants ne sont nettement visibles que depuis la balustrade. lis s'estompent quand ľobservateur veut s'approcher. A la verticale, par la fenétre qui se trouve juste au-dessus, il devient méme impossible de situer leur emplacement. Le mobilier de cette piece est trés simple, des classeurs et rayonnages contre les parois, deux chaises, le massif bureau á tiroirs. Sur le coin de celui-ci se dresse un petit cadre incrusté de nacre, contenant une Photographie prise au bord de la mer, en Europe. A... est assise á la terrasse d'un grand café. Sa chaise est placée de biais par rapport á la table oü eile s'appréte á reposer son verre. La table est un disque de metal percé de trous innombrables, dont les plus gros — 124 — LA JALOUSIE dessinent une rosace compliquée : des S partant tous du centre, comme les rayons deux fois cintrés ď une roue, et s'enroulant chacun sur soi-méme en spirále á ľ autre bout, sur la peripheric du disque. Le pied qui le supporte est constitué par une triple tige gréle dont les branches s'écartent pour converger ensuite ä nou-veau, par un changement de la concavite, et s'enroulent á leur tour (dans les trois plans verticaux passant par ľ axe du systéme) en trois volutes semblables, qui reposent sur le sol par leur spire inférieure et sont accolées ensemble au moyen ďun anneau, un peu plus haut sur cette méme courbe. La chaise est construite, de méme, avec des plaques perforées et des tiges de metal. II est plus difficile ďen suivre les circonvo-lutions, á cause de la personne assise des-sus, qui les masque en grande partie. Posée sur la table á proximité ďun second verre, pres du bord droit de ľimage, une main ďhomme se raccorde seulement au poignet ďune manche de — 125 — LA JALOUSIE veste, qu'interrompt aussitôt la marge blanche verticale. Tous les autres fragments de chaises, discernables sur la Photographie, parais-sent appartenir ä des siěges inoccupés. II n'y a personne sur C£tte Jerrasse, comme fdans tout le reste de la maísbn. w Dans la salle á manger, un seul couvert a été dispose sur la table, pour le dejeuner, du côté qui fait face á la porte de ľoffice et au buffet, long et bas, qui va de cette porte á la fenétre. Ľa fenétre est fermée. La cour est vide. Le second chauffeur a dú mettre la camion-nette pres des hangars, pour la laver. Seule demeure, á la place qu'elle occupe d'ordi-naire, une large tache noire contrastant avec la surface poussiéreuse de la cour. Cest un peu ďhuile qui, goutte á goutte, a coulé du moteur, toujours au merne endroit. II est aisé de faire disparaítre cette tache, grace aux défauts du verre trěs grossier qui garnit la fenétre : il suffit ďamener, par tätonnements successifs, la — 126 — LA JALOUSIE surface noircie en un point aveugle du carreau. La tache commence par s'élargir, un des côtés se gonflant pour former une protuberance arrondie, plus grosse á eile seule que ľobjet initial. Mais, quelques millimetres plus loin, ce ventre est ťransformé en une série de minces croissants concen-triques, qui s'amenuisent pour n'etre plus que des lignes, tandis que ľautre bord de la tache se rétracte en laissant derriěre soi un appendice pédonculé. Celui-ci grossit ä son tour, un instant; puis tout s'efface ďun seul coup. II n'y a plus, derriěre la vitre, dans Tangle determine par le montant central et le petit bois, que la couleur beige-grisätre de ľempierrement poussiéreux qui consti-tue le sol de la cour. Sur le mur ďen face, le mille-pattes est lá, á son emplacement marqué, au beau milieu du panneau. II s'est arrété, petit trait oblique long de dix centimetres, juste á la hauteur du regard, á mi-chemin entre ľaréte de la — 127 — LA JALOUSIE plinthe (au seuil du couloir) et le coin du plafond. La bete est immobile. Seules ses antennes se couchent ľune aprěs ľautre et se relěvent, dans un mouvement alterné, lent mais continu. A son extremitě postérieure, le dévelop-pement considerable des pattes — de la derniěre paire, surtout, qui dépasse en longueur les antennes — fait reconnaítre sans ambigu'íté la scutigěre, dite « mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minute » á cause ďune croyance indigene concernant la rapidité ď action de sa piqüre, prétendue mortelle. Cette espěce est en realite peu venimeuse; eile ľest beaucoup moins, en tout cas, que de nom-breuses scolopendres fréquentes dans la region. Soudain la partie antérieure du corps se met en marche, executant une rotation sur place, qui incurve le trait sombre vers le bas du mur. Et aussitôt, sans avoir le temps d'aller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se tordant encore á demi et crispant par degrés ses longues pattes, — 128 — LA JALOUSIE tandis que les mächoires s'ouvrent et se ferment á toute vitesse autour de la bouche, á vide, dans un tremblement reflexe. Dix secondes plus tard, tout cela n'est plus qu'une bouillie rousse, oú se mélent des débris ďarticles, méconnaissables. Mais sur le mur nu, au contraire, ľimage de la scutigěre écrasée se distingue parfai-tement, inachevée mais sans bavure, reproduce avec la fidélité ďune planche anató-mique oů ne seraient figures qďune partie des elements : une anténně, deux mandi-bules recourbées, la téte et le premier anneau, la moitié du second, quelques pattes de grande taille, etc... Le dessin semble indélébile. íl ne conserve aucun relief, aucune épaisseur de souillure séchée qui se détacherait sous ľongle. II se présente plutôt comme une encre brune imprégnant la couche superfi-cielle de ľenduit. Un lavage du mur, ďautre part, n'est guěre praticable. Cette peinture mate ne le supporterait sans doute pas, car eile est beaucoup plus fragile que la peinture ver- — 129 — 9 LA JALOUSIE nie ordinaire, ä ľhuile de lin, qui existait auparavant dans la piece. La meilleure solution consiste done ä employer la gomme, une gomme trěs dure á grain fin qui userait peu á peu la surface salie, la gomme pour machine á écrire, par exem-ple, qui se trouve dans le tiroir supérieur gauche du bureau. Le trace gréle des fragments de pattes ou d'antennes s'en va tout de suite, děs les premiers coups de gomme. La plus grande partie du corps, assez pale déjä, courbée en un point d'interrogation devenant de plus en plus flou vers ľextrémité de la crosse, ne tarde guěre ä s'effacer aussi,. totalement. Mais la téte et les premiers anneaux nécessitent un travail plus poussé : aprěs avoir perdu trěs vite sa couleur, la forme qui persiste reste ensuite stationnaire durant un temps assez long. Les contours en sont seulement devenus un peu moins nets. La gomme dure qui passe et repasse au méme point n'y change plus granďchose, maintenant. Une operation complémentaire s'impo- — 130 — LA JALOUSIE se : gratter, trěs légěrement, avec le coin ďune lame de rasoir mécanique. Des poussiěres blanches se détachent de la paroi. La precision de ľoutil permet de limiter au plus juste la region soumise á son attaque. Un neuveau pongage ä la gomme termine ensuite Touvrage avec facilité. La trace suspecte a disparu complěte-ment. II ne subsiste ä sa place qďune zone plus claire, aux bords estompés, sans depression sensible, qui peut passer pour un défaut insignifiant de la surface, ä la rigueur. Le papier se trouve aminci néanmoins ; il est devenu plus translucide, inegal, un peu pelucheux. La méme lame de rasoir, arquée entre deux doigts pour presenter le milieu de son tranchant, sert encore á couper au ras les barbes soulevées par la gomme. Le plat ď im ongle enfin lisse les derniěres aspérités. En pleine lumiěre, une inspection plus attentive de la feuille bleu pále révěle que deux courtes fractions de jambages ont — 131 — LA JALOUSIE résisté á tout, correspondant sans doute á des pleins trop appuyés de ľécriture. Tant qu'un nouveau mot, adroitement dispose de maniere ä recouvrir ces deux traits inu-tiles, n'aura pas remplacé ľancien sur la page, les vestiges ďencre noire continue-ront ďy étre visibles. A moins que la gomme n'entre en jeu derechef. Elle se détache á present sur le bois brun foncé du bureau, ainsi que la lame de rasoir, au pied du cadre incrusté de nacre oů A... s'appréte ä reposer son verre sur la table ronde aux perforations multiples. La gomme est un mince disque rose dont la partie centrale est occupée par une.ron-delle en fer blanc. La lame de rasoir est un rectangle poli sans épaisseur, arrondi sur ses deux petits cotes et percé de trois trous en ligne. Le trou median est circu-laire ; les deux autres, de chaque cote, reproduisent exactement — á une échelle trěs réduite — la forme generale de la lame, c'est-á-dire un rectangle aux petits côtés arrondis. Au lieu de regarder le verre qďelle — 132 — LA JALOUSIE s'appréte á poser, A..., dont la chaise est placée de biais par rapport ä la table, se tourne dans la direction opposée pour sourire au photographe, comme afin de ľencourager ä prendre ce cliche impromptu. Ľopérateur n'a pas baissé son appareil pour le mettre au niveau du modele. II a merne ľair d'etre monté sur quelque chose : banc de pierre, marche, ou.mure-tin. A... doit lever le visage pour ľoffrir á ľobjectif. Le cou svelte est dressé, vers la droite. De ce côté, la main prend appui avec naturel sur ľ extréme bord du siěge, contre la cuisse ; le bras nu est légérement fléchi au čoude. Les genoux sont disjoints, les jambes á demi étendues, les chevilles croisées. La taille trěs fine est serrée par une large ceinture ä triple agrafe. Le bras gauche, allonge, tient le verre á vingt centimetres au-dessus de la table ajourée. L'opulente chevelure noire est libre sur les épaules. Le flot des lourdes boucles aux reflets roux frémit aux moindŕes impul- — 133 — LA JALOUSIE sions que lui communique la téte. Celle-ci doit étre agitée de menus mouvements, imperceptibles en eux-mémes, mais amplifies par la masse des cheveux qu'ils par-courent ďune épaule á ľ autre, créant des remous luisants, vite amortís, dont ľinten-sité soudain se ranime en convulsions inat-teridues, un peu plus bas... plus bas encore... et un dernier spasme beaucoup plus bas. Le visage, cache par la position qu'elle occupe, est penché sur la table oú les mains, invisibles, se livrent á quelque travail minutieux et long : remaillage ďun bas trěs fin, polissage des ongles, dessin au crayon ďune taille réduite, gommage ďune tache ou ďun mot mal choisi. De temps á autre eile redresse le buste et prend du recul pour mieux juger de son ouvrage. D'un geste lent, eile rejette en arriěre une měche, plus courte, qui s'est détachée de cette coiffure trop instable, et la géne. Mais la měche rebelie demeure sur la soie blanche, tendue par la chair de — 134 — LA JALOUSIE ľépaule, oú eile trace une ligne onduleuse terminée par un crochet. Au-dessous de la chevelure mouvante, la taille trěs fine est coupée verticalement, dans ľ axe du dos, par ľétroite fermeture métallique de la robe. A... est debout sur la terrasse, au coin de la maison, pres du pilier carré qui sou-tient ľangle sud-ouest du toit. Elle s'appuie des deux mains á la balustrade, face au midi, dominant le jardin et toute la vallée. Elle est en plein soleil. Les rayons la frappent rigoureusement de front. Mais eile ne les craint pas, méme ä ľheure de midi. Son ombre raccourcie se projette, perpendiculaire, sur le dallage dont eile n'occupe, en longueur, pas plus ďun car-reau. Deux centimetres en arriěre commence ľombre du toit, parallele á la balustrade. Le soleil est presque au zenith. Les deux bras tendus s'écartent ďune distance égale de part et ď autre des deux hanches. Les mains tiennent toutes les deux la barre de bois ďune fa?on identique. Comme A... fait porter ľexacte moitié de — 135 — LA JALOUSIE son poids sur chacun des hauts talons.de ses chaussures, la symetrie de tout son corps est parfaite. A... se tient debout contre une des fenétres closes du salon, juste en face du chemin qui descend depuis la grand-route. A travers la vitre, eile regarde droit devant soi, vers ľentrée du chemin, par-dessus la cour, poussiéreuse, dont ľombre de la mai-son obscurcit une bande large d'environ trois metres. Le reste de la cóur est blane de soleil. La grande piece, en comparaison, paraít sombre. La robe s'y teinte du bleu froid des profondeurs. A... ne fait pas un geste. Elle continue de contetripler la cour et ľentrée du chemin, au milieu des bana-niers, droit devant soi. A... est dans la salle de bains, dont eile a laissé la porte entrebäillée sur le couloir. Elle n'est pas oceupée á sa toilette. Elle est debout contre la table laquée de blanc, devant la fenétre carréě qui lui arrive á hauteur de poitrine. Au delá de ľembra-sure béante, par-dessus la terrasse, la — 136 — LA JALOUSIE balustrade á jours, le jardin en contre-bas, son regard ne peut atteindre que la masse verte des bananiers, et plus loin, surplom-bant la route qui descend vers la plaine, ľéperon rocheux du plateau, derriěre lequel vient de disparaítre le soleil. La nuit ensuite n'est pas longue á tom-ber, dans ces contrées sans crépuscule. La table laquée devient vite ďun bleu plus sou-tenu, ainsi que la robe, le sol blanc, les flancs de la baignoire. La piece entiěre est plongée dans ľobseurité. Seul le carré de la fenétre fait une tache ďun violet plus clair, sur laquelle se découpe la silhouette noire de A... : la ligne des épaules et des bras, le contour de la chevelure. II est impossible, sous cet éclai-rage, de savoir si sa téte se présente de face on de dos. Dans tout le bureau brusquement le jour baisse. Le soleil s'est couché. A..., déjä, est effacée complětement. La Photographie ne se signále plus que par les bords nacrés de son cadre, qui brillent dans un reste de lumiěre. Par devant brillent aussi le paral- — 137 — LA JALOUSIE lélogramme que la lame dessine et ľellipse en metal au centre de la gomme. Mais leur éclat ne dure guěre. L'oeil maintenant ne discerne plus rien, malgré les fenétres ouvertes. Les cinq ouvriers sont toujours á leur poste, dans le fond de la vallée, accroupis *en quinconce sur le petit pont. L'eau cou-rante du ruisseau scintille encore des deY-niers reflets de la pénombre. Et puis, plus rien. Sur la terrasse A.., doit bientôt fermer son livre. Elle a poursuivi sa lecture jus-