X.   La Société féodale
(10e -- 12e siècle)



X.  La société féodale
   
   
   
   Progressivement,  dans le courant du Moyen Age,  s'élabore  une
organisation originale de la société, qui distingue le  monde  des
combattants,  celui  des paysans et celui  des  clercs.  C'est  la
société  féodale, qui va faire l'encadrement de la  quasi-totalité
de la population du royaume pendant plusieurs siècles.
   
X.  LA SOCIéTé FéODALE                                           1
 X.A.CEUX QUI COMBATTENT : LE MONDE DES CHâTEAUX ET DES
 CHEVALIERS                                                     2
  X.A.I.                                    SEIGNEURS ET VASSAUX.
  2
  X.A.II.                                           LES CHâTEAUX.
  2
  X.A.III.                                         LES CHEVALIERS
  3
 X.B.CEUX QUI TRAVAILLENT : LE MONDE DES CAMPAGNES ET DES VILLAGES
 4
  X.B.I.                                    LA SEIGNEURIE RURALE.
  4
  X.B.II.                                  LA CONDITION PAYSANNE.
  5
  X.B.III.                  LE VILLAGE ET LA COMMUNAUTé PAYSANNE.
  5
 X.C.                        CEUX QUI PRIENT : UNE GRANDE RéFORME
 6
  X.C.I.                                        L'ÉGLISE FéODALE.
  6
  X.C.II.                                 LA RéFORME GRéGORIENNE.
  7
  X.C.III.                                           LA CROISADE.
  8
  X.C.III.                                       ET LES AUTRES...
  9
  
   Pour  caractériser la société du Moyen Age, en France  et  dans
l'ensemble de l'Occident, deux termes sont couramment employés : >>
féodal  <<,  >>  féodalité <<. Forgés à partir du mot  latin  feodum,
fief, ces termes recouvrent plusieurs réalités et peuvent prêter à
confusion. Au sens propre, la féodalité désigne, dans les  couches
supérieures de la société, un système de relations qui repose  sur
l'existence de fiefs concédés par des seigneurs à des  vassaux  en
échange de services particuliers, qui sont surtout militaires : ce
monde  des seigneurs et des vassaux représente la société  féodale
proprement  dite. Mais, au sens large, la féodalité,  c'est  aussi
cette appropriation de la puissance publique par des seigneurs  de
tout  rang  - ducs, marquis, comtes, châtelains -, que nous  avons
observée  au précédent chapitre. Elle suppose enfin, au profit  de
ces >> féodaux << laïques ou ecclésiastiques, des moyens d'existence
:  ils  leur sont assurés dans le cadre de la seigneurie  rurale1,
qui  consacre  à  leur égard la dépendance du monde  paysan.  Vers
1030,  l'évêque  de  Laon, Adalbéron, constatait  cette  sorte  de
répartition des tâches dans un plan voulu par Dieu : >>  La  maison
de  Dieu que l'on croit une est donc triple : les uns prient,  les
autres combattent, les autres enfin travaillent. Ces trois parties
qui  coexistent ne souffrent pas d'être disjointes ; les  services
rendus par l'une sont la condition des ¶uvres des deux autres. <<

X.a.Ceux qui combattent : le monde des châteaux et des chevaliers


X.a.i.   Seigneurs et vassaux.
   
   Au  centre  du système, il faut placer le fief. Nous  avons  vu
que   les   titulaires  des  *bénéfices  distribués   à   l'époque
carolingienne les ont rendus progressivement héréditaires. Ils  en
ont distribué à leur tour. Ces bénéfices, qu'on appelle >> fiefs  <<
à partir du 11e siècle, sont alors devenus non plus la conséquence
-  on  reçoit un bénéfice parce qu'on rend un service  -  mais  la
cause - on rend un service pour avoir ou pour conserver un fief  -
de  l'engagement  vassalique. Le lien entre  le  seigneur  et  son
vassal  est  noué  au  cours  d'une cérémonie  remplie  de  gestes
symboliques  ; la foi2, l'hommage3, l'investiture4 [voir  document
X.a.].  La  foi  et l'hommage entraînent pour le vassal  une  obli
   gation qu'on pourrait appeler négative : ne jamais nuire à  son
seigneur.  La  remise du fief implique des devoirs plus  précis  :
l'aide et le conseil. Aide militaire avant tout : le vassal est un
combattant à cheval qui doit répondre aux appels du seigneur  pour
des  expéditions guerrières et pour la garde de ses châteaux. Aide
financière aussi, progressivement limitée à quatre cas précis : la
rançon  du  seigneur fait prisonnier, son départ pour la croisade,
l'adoubement5  de  son fils aîné, le mariage de  sa  fille  aînée.
Quant au conseil dû par le vassal, il se manifeste surtout par  sa
présence à la cour du seigneur et sa participation, dans ce cadre,
aux décisions politiques ou aux assemblées judiciaires.
   

X.a.ii.  Les châteaux.
   
   Le  monde  des  seigneurs et des vassaux a  son  cadre  de  vie
propre  :  le  château. C'est dans le courant du  10e  siècle  que
s'édifient, surtout dans la France du Nord, les premiers  châteaux
à  motte,  c'est-à-dire des tours en bois entourées d'un fossé  et
d'une  palissade  et  dressées sur une  éminence  artificielle  en
terre.  Il  faut  attendre l'extrême fin du 10e siècle  pour  voir
apparaître les premiers châteaux en pierre - ils seraient dus  aux
comtes d'Anjou - et le 12e siècle pour les voir se généraliser. Il
s'agit  alors  de puissants donjons quadrangulaires entourés  d'un
système  de  plus  en plus complexe de cours et  de  remparts  qui
peuvent  abriter  la  population d'alentour. De  la  grande  salle
située  le  plus souvent au premier étage du donjon,  le  seigneur
règne en maître sur sa famille, son personnel domestique et sur un
ensemble de vassaux qui forment à la fois sa cour, la garnison  du
château  et  une  troupe de guerriers à cheval, dont  les  sorties
fréquentes  ont  pour but d'assurer l'ordre et  de  manifester  la
puissance du maître. C'est du château que part  l'autorité que  le
seigneur  exerce sur les habitants des environs. C'est au  château
qu'aboutissent les redevances en nature ou en argent dues par  ces
habitants.  C'est dans le château que se déroulent les principales
scènes  de  la vie seigneuriale, depuis l'exercice de  la  justice
jusqu'aux divertissements de cour qui vont donner naissance à  une
   littérature  et à une civilisation dites >> courtoises  <<,  sans
oublier l'essentiel : l'entraînement militaire de toute une classe
sociale dont la fonction principale reste la guerre.
   

X.a.iii. Les chevaliers

   Seigneurs et vassaux, en effet, sont d'abord des combattants  à
cheval.  La  supériorité militaire de la  cavalerie  lourde  a  un
double  corollaire. Le premier est d'ordre financier, lié au  coût
des chevaux et de l'armement du cavalier, offensif - lance, épée -
et  défensif - heaume (casque), haubert (armure), boulier. Ce coût
très élevé en réserve la possession à une petite élite, celle  qui
possède  des fiefs et gravite autour des châteaux. Le  second  est
d'ordre  professionnel  : le maniement de  ces  armes  et  de  ces
chevaux  exige  un entraînement précoce, intensif et  permanent  -
exercices  journaliers, chasses, tournois -, lui aussi  réservé  à
une  élite  qui peut s y consacrer entièrement. Une fois entraîné,
le  jeune homme pénètre dans le monde des guerriers adultes par un
rite  d'initiation  :  l'adoubement.  On  imagine  sans  peine  la
violence inhérente à ce groupe social dont la prépondérance repose
sur  l'exercice  de  la  force  brutale.  D'où  l'intervention  de
l'Église,  qui  a cherché à limiter et à canaliser cette  violence
[voir  document  X.b.]  ; elle a imposé, avec  plus  ou  moins  de
succès, à ces cavaliers devenus chevaliers6 des règles de conduite
et  un idéal moral d'inspiration chrétienne, elle a béni les armes
destinées  à  de justes causes et transformé l'adoubement  en  une
cérémonie  religieuse  d'accès  à  une  société  nouvelle   :   la
chevalerie. D'où, enfin, la fermeture du groupe sur lui-même, avec
la  tendance à réserver l'état, le genre de vie et les  vertus  du
chevalier  -  la vaillance, l'honneur qu'exaltent les chansons  de
geste  -  aux  fils de chevaliers, c'est-à-dire la tendance  à  la
formation  d'une  noblesse. Au 12e siècle, on  n'oppose  plus  les
libres et les non-libres, mais les nobles et les non-nobles :  ces
   +  ignobles  <<  -  serfs, vilains, rustres - forment  l'immense
majorité de la population.
   

X.b.Ceux qui travaillent : le monde des campagnes et des villages


X.b.i.   La seigneurie rurale.
   
   Les  rapports  entre  les  féodaux  et  la  masse  paysanne  se
définissent dans le cadre de la seigneurie rurale, qui est double.
Il  y  a  d'abord  la seigneurie foncière. Grand propriétaire,  le
seigneur  exploite  directement une partie de  son  domaine  --  la
réserve7  -  et concède le reste aux paysans en lots  ou  tenures,
moyennant  une redevance foncière - le cens8 - et des journées  de
travail  sur la réserve - les corvées9. Il y a ensuite  -  et  cet
aspect  n'a cessé de grandir pendant la période qui nous occupe  -
la  seigneurie banale, celle qui dérive du droit de  ban10  ou  de
commandement  exercé  par le détenteur du  château  sur  tous  les
hommes  qui  résident  (ce  sont les  manants,  du  latin  manere,
demeurer) sur le territoire dépendant du château, qu'ils soient ou
non  ses  tenanciers, qu'ils soient d'origine libre ou non  libre.
Sur  ces  hommes,  le seigneur exerce une série de  droits  et  de
monopoles dont le produit, levé par une cohorte d'agents issus  de
son entourage domestique, constitue le principal de ses revenus  ;
droits pour la justice, la surveillance des routes et des marchés,
l'usage des moulins et autres équipements collectifs, corvées pour
l'entretien de la forteresse, contributions arbitraires  comme  la
   taille... Au moment même où disparaissait l'esclavage antique, une
grande  partie de la population se trouva ainsi englobée  dans  un
nouvel  état  de  dépendance héréditaire, le servage11,  avec  son
cortège  de  redevances caractéristiques : chevage12, mainmorte13,
formariage14.   Ces droits seigneuriaux  mis  en   place  dans  le
courant du 11e siècle à la faveur du grand élan qui transforme  le
monde rural, les textes contemporains les appellent >> exactions <<,
>> mauvaises coutumes <<.

X.b.ii.      La condition paysanne.

   Faut-il  dresser  pour  autant  le  plus  noir  tableau  de  la
condition  du  paysan, accablé sous le poids des  >>  exactions  <<,
auxquelles s'ajoute la dîme au profit de l'Église ? Il  ne  semble
pas,  pour  un ensemble de raisons d'ordre économique  et  social.
Dans  l'ordre économique, les paysans n'ont pas été seulement  les
artisans,  mais  aussi  les bénéficiaires du  grand  essor  de  la
production  rurale,  de  1000  à 1250.  Cet  essor  a  permis  une
élévation générale du niveau de vie, qui se traduit certes par une
augmentation  du  nombre des hommes, mais en même  temps  par  une
amélioration  de leur condition physique et par un allongement  de
leur  espérance de vie, confirmés par les fouilles des  cimetières
médiévaux.  Le paysan de cette époque commence aussi à  accéder  à
l'économie monétaire ; il achète, il vend, il épargne : il  pourra
ainsi négocier avec le seigneur l'octroi de chartes de franchises15
   qui feront disparaître les contraintes les plus arbitraires et les
plus  vexatoires [voir document X.c.]. D'autre part, dans  l'ordre
social,  le  paysan n'est pas seul. On voit alors  s'affirmer  des
solidarités  qui rétablissent en sa faveur un certain équilibre  :
solidarités familiales, paroissiales, villageoises enfin,  tissées
au  sein  de communautés qui seront pendant des siècles  le  cadre
réel  de  la  vie paysanne, quel que soit le statut juridique  des
hommes ou de la terre.
   

X.b.iii. Le village et la communauté paysanne.

   Car  le  grand événement de l'histoire de la paysannerie  entre
le  10e  et le 12e siècle est sans conteste la fixation définitive
des villages : fixation du site, qu'il s'agisse d'anciens terroirs
ou  de  villages neufs ; fixation des différents types de villages
avec une infinie variété, depuis les villages perchés de Provence,
aux  maisons  de  pierre  serrées  les  unes  contre  les  autres,
jusqu'aux villages de plaine de la France du Nord, aux maisons  de
bois  ou de torchis16, couvertes de chaume17 et isolées au  milieu
d'un enclos. Fixation surtout d'une organisation collective en vue
de  l'exploitation du terroir, sous tous ses aspects :  accès  aux
terres  communes  - la forêt omniprésente...-, réglementation  des
travaux  agricoles  et de l'élevage, utilisation  des  équipements
collectifs  -  moulin, forge, pressoir, four... -, gestion  de  la
paroisse,   et   enfin   élaboration  progressive   d'un   système
communautaire d'aménagement de l'espace rural qui va  aboutir,  en
France  du  Nord,  à l'assolement triennal18. C'est  dans  la  vie
quotidienne,  au  temps des grands défrichements,  qu'est  née  la
communauté  paysanne, ensemble des hommes vivant dans  un  village
qui  est  aussi une paroisse. Les textes l'appellent >> les  hommes
de...  <<,  suivi  du  nom  du village.  C'est  en  faveur  de  ces
communautés   qu'ont  été  rédigées  les  chartes  de  franchises.
   Documents  par excellence pour la connaissance du monde  rural,
elles datent pour la plupart des 12e et 13e siècles. En France  du
Nord,  un  quart d'entre elles sont antérieures à 1190, la  moitié
s'échelonnent  entre 1190 et 1240, le dernier  quart  étant  posté
rieur. Elles marquent la reconnaissance du fait villageois par les
seigneurs.
   

X.c.Ceux qui prient : une grande réforme


X.c.i.   L'Église féodale.
   
   En  France  comme ailleurs, la société féodale ne  se  comprend
pas  sans  l'Église,  qui à la fois en procède  et  la  transforme
profondément.  Au 10e siècle, l'Église s'était féodalisée.  Grands
propriétaires fonciers et détenteurs de châteaux, évêques et abbés
étaient  des seigneurs féodaux. A ce titre, les pouvoirs  laïques,
considérant   non   seulement  les  biens   mais   les   fonctions
ecclésiastiques comme des fiefs, contrôlaient les nominations dans
l'Église,  et cela à tous les niveaux. Les empereurs choisissaient
les  papes.  Dans  les royaumes, le roi et les grands  princes  se
réservaient, souvent en faveur de leurs propres parents, le  choix
des  évêques et des abbés, en exigeaient la foi et l'hommage, leur
accordaient  l'investiture  de leur charge.  A  une  échelle  plus
modeste,  les  fondateurs des églises locales  en  touchaient  les
revenus,  dont ils ne laissaient qu'une part minime  à  des  curés
qu'ils nommaient eux-mêmes. D'où le faible niveau moral, religieux
et  intellectuel  d'un  clergé recruté dans  ces  conditions.  Les
clercs  et parfois les moines mènent la même vie que les  laïques.
Prêtres mariés ou concubins, évêques pillards, abbés guerriers  ne
sont pas rares. C'est pourtant au sein de cette Église féodale que
sont  apparues les forces de rénovation qu'observait Raoul  Glaber
aux environs, de l'an mil.

X.c.ii.      La réforme grégorienne.
   
   Trois   grands  mouvements  ont  contribué  à  la  réforme   de
l'Église, dont les deux premiers sont issus du royaume de  France.
Il y a d'abord eu, dès le 10e siècle, une réforme monastique née à
Cluny, en Bourgogne, qui se caractérise par deux traits principaux
:  une  indépendance totale à l'égard des pouvoirs locaux, laïques
ou ecclésiastiques, car Cluny ne relève que de Rome ; une remise à
l'honneur de la prière et de la célébration liturgique,  qui  sont
les  fonctions essentielles du moine. Cette réforme clunisienne  a
connu  un extraordinaire succès, aboutissant à la constitution  du
premier  ordre  monastique de l'histoire de  l'Occident,  qui,  au
début  du  12e siècle, regroupait sous la direction de  l'abbé  de
Cluny 1100 établissements ecclésiastiques, dont 800 en France.  Il
y  a  ensuite  eu  l'action  menée par l'Église  pour  limiter  la
violence  des guerriers. Née dans de grandes assemblées tenues  en
France  méridionale - Charroux, Limoges, Le Puy, Narbonne -  à  la
fin  du  10e  siècle, la >> paix de Dieu << vise  d'abord  à  placer
certains  lieux  -  lieux  d'asile - et  certaines  catégories  de
personnes  considérées comme faibles - paysans, clercs,  pèlerins,
marchands... - à l'abri des attaques des puissants : ceux-ci  sont
invités à s'engager par serment à respecter la paix [voir document
X.b.] ; s'ils manquent à leur serment, ils encourent des sanctions
ecclésiastiques  graves, telles que l'excommunication19.  Apparaît
ensuite,  au  début  du  11e siècle, la >> trêve  de  Dieu  <<,  qui
interdit toute entreprise guerrière en certains jours et certaines
périodes,  en fonction du calendrier liturgique. C'est  ainsi  que
peu  à peu le monde de >> ceux qui prient << s'est démarqué du monde
de  >> ceux qui combattent <<. Un nouvel état d'esprit était né.  Il
aboutit, à Rome cette fois, à la réforme grégorienne20 - du nom du
pape Grégoire VII (1073-1088) - qui réussit à ôter aux laïques  le
contrôle  des nominations ecclésiastiques et qui, en  donnant  son
indépendance  à  l'Église,  permit de réformer  les  m¶urs  et  le
comportement  de ses membres. Cette réforme a rencontré  de  vives
résistances  de  la  part  des pouvoirs laïques,  spécialement  en
Allemagne  et  en  Angleterre. Les rois  de  France  ont  su  s'en
accommoder  ;  Au 12e siècle, l'Église du royaume  de  France  est
   profondément marquée par la réforme. En ce qui concerne l'Église
séculière,  même si les pressions laïques restent très  fortes  et
les  interventions fréquentes, un principe est affirmé ;  ce  sont
les  chanoines des chapitres cathédraux qui élisent  les  évêques.
Cela,  joint à un grand effort de formation qui se traduit par  la
création d'écoles - elles avaient presque toutes disparu -  auprès
des  cathédrales, permet enfin au clergé séculier de se  consacrer
avec  succès à sa mission, qui est le service des fidèles.  En  ce
qui  concerne  l'Église régulière - pour laquelle  l'élection  des
abbés a été rendue aux moines -, le 12e siècle est un grand siècle
monastique.  L'ordre de Cluny parvient au faîte  de  sa  puissance
avec  la  construction à Cluny même, de 1088 à 1130,  de  la  plus
grande  église  de  la  Chrétienté. De  nouvelles  formes  de  vie
monastique   apparaissent,  pour  mieux   répondre   aux   besoins
spirituels  nés  de  la  réforme : tendance  à  l'érémitisme  avec
l'ordre  des  chartreux, fondé en 1084 par  saint  Bruno  dans  la
région de Grenoble ; tendance inverse à une certaine action sur le
monde  par  l'exemple et la prédication avec l'ordre de Prémontré,
fondé  par  saint  Norbert dans la région de Laon  en  1120  ;  et
surtout  tendance au retour à la pureté primitive de la  règle  de
saint  Benoît, en mettant l'accent sur la pauvreté et la fuite  du
monde,  avec  la fondation de Cîteaux, en Bourgogne, en  1098.  La
réussite  des  cisterciens est liée à  la  fois  à  une  insertion
parfaite  dans  la spiritualité du temps et au rayonnement  de  la
personnalité de saint Bernard, de 1112 à 1153. A sa mort,  l'ordre
compte 343 monastères, et 530 en 1200.
   Ainsi  dégagée  du  monde  laïque,  cette  Église  purifiée  se
consacre - et pour la première fois peut-être en profondeur - à la
christianisation de la société : ¶uvre multiforme qui  englobe  le
soin  des  âmes et le soin des corps. Soin des âmes avec un  grand
effort   d'instruction  des  fidèles,  de  définition   de   leurs
obligations religieuses - qui sont codifiées en 1215 au concile de
Latran - et morales - spécialement en matière conjugale -,  et  de
développement de certaines formes de piété, comme les pèlerinages.
Soin  des  corps avec la multiplication des hôpitaux, hôtels-Dieu,
maisons-Dieu... Toutes les ¶uvres d'assistance sont aux mains  des
clercs. Il en est de même pour les ¶uvres d'enseignement, avec  le
renouveau des écoles cathédrales ; celles de Chartres et de  Paris
sont les plus célèbres.
   

X.c.iii. La croisade.

   Mais  ce  n'est  pas  tout.  L'Église  de  l'époque  féodale  a
cherché,  sous  la direction du pape, à christianiser  la  société
sous  tous ses aspects, y compris la politique et la guerre.  Nous
avons  vu  comment elle a favorisé l'institution de la chevalerie.
On  peut  dire  aussi  qu'elle a réussi  à  conjuguer  les  forces
guerrières  et  l'élan religieux des 11e et 12e siècles  dans  une
entreprise exceptionnelle, menée sous la direction des légats21 du
pape  :  les croisades, destinées à reprendre le tombeau du Christ
aux  musulmans  qui occupaient Jérusalem. Les Français  ont  joué,
avec  les  Lorrains,  un  rôle majeur dans la  première  croisade.
Prêchée  par le pape Urbain II à Clermont en 1095, elle lance  sur
les  routes  aussi  bien les petites gens,  sous  la  conduite  de
prédicateurs populaires comme Pierre l'Ermite, que les chevaliers,
menés par de grands princes comme le comte Raymond de Toulouse  ou
Godefroi  de  Bouillon.  Elle aboutit, en  1099,  à  la  prise  de
Jérusalem.  Au  12e  siècle, les rois eux-mêmes  se  joindront  au
mouvement  : Louis VII à la deuxième croisade, Philippe Auguste  à
la  troisième. Dans ce contexte apparaissent - ultime  paradoxe  -
des ordres religieux militaires pour la défense de la Terre sainte
: templiers en 1119, hospitaliers en 1120.



X.c.iii. Et les autres...
   
   Le  schéma  des trois >> ordres << ou des trois >> fonctions  <<  -
les  prêtres,  les  guerriers et les paysans  -  et  celui  de  la
féodalité  ne  recouvrent pas toute la richesse de la  société  du
royaume de France au temps de la grande croissance médiévale :  sa
diversité défie tous les classements des historiens. Ces  schémas,
qui sont ceux d'une société profondément rurale, nous ont conduits
à  laisser  provisoirement de côté le monde des villes  ;  nous  y
reviendrons. Ils ne doivent pas non plus nous laisser oublier  les
   exclus ou les marginaux de cette société médiévale : les exclus de
la  société  tout  court que sont les lépreux,  rejetés  hors  des
villes  et des villages ; les exclus de la société chrétienne  que
sont   les   juifs,  nombreux  et  bien  intégrés  aux   activités
économiques  ;  les  rebelles  à cette  société  chrétienne  telle
qu'elle  se  définit  à  partir de 1a réforme  grégorienne  :  par
contrecoup  foisonnent alors les hérétiques. L'hérésie cathare  ou
albigeoise, venue d'Orient par l'Italie du Nord, se répand au  12e
siècle  dans  toute  la  France du Midi.  Marchands,  artisans  et
bourgeois  ;  lépreux, juifs et hérétiques : chacun, à  sa  façon,
marque les limites de la société féodale.
_______________________________
 1  Seigneurie, seigneur. Dans la société médiévale et jusqu'à  la
fin  de  l'Ancien Régime, la seigneurie est une forme de propriété
d'un ensemble foncier et d'une partie de la puissance publique sur
cet  ensemble  foncier. Celui-ci se divise en domaine  propre,  ou
réserve  seigneuriale,  que le seigneur exploite,  directement  ou
non, et en tenures ou censives concédées à des paysans qui en sont
propriétaires  sous  réserve du droit  de  propriété  éminente  du
seigneur  reconnu  par  le  paiement de  diverses  redevances.  Le
seigneur, qui peut être un noble, une communauté religieuse, voire
un roturier, possède en outre le droit de justice et de police sur
les paysans de sa seigneurie.
 2 Foi. Dans le vocabulaire féodal, fidélité jurée par le vassal à
son seigneur.
 3  Hommage.  Acte par lequel un vassal se reconnaît  comme  étant
l'homme d'un seigneur.
 4  Investiture. Dans le vocabulaire féodal, acte  par  lequel  un
seigneur remet à son vassal un objet symbolisant le fief qu'il lui
octroie.
 5  Adoubement.  Cérémonie  au  cours  de  laquelle  est  armé  un
chevalier.  Purement  laïque à l'origine,  l'adoubement  prend  un
caractère religieux de plus en plus marqué.
 6  Chevalier,  chevalerie.  A  l'origine,  le  chevalier  est  un
combattant à cheval muni d'un armement particulier. Les chevaliers
combattent le plus souvent au service d'un seigneur, dont ils sont
les  vassaux.  A partir du 12e siècle, ils tendent  à  former  une
caste qui se confond avec la noblesse et qui se reconnaît dans  un
idéal moral et social influencé par l'Église et par la littérature
courtoise  :  la  chevalerie.  On devient  chevalier  lors  de  la
cérémonie de l'adoubement.
 7  Réserve.  Au Moyen Age, partie d'un grand domaine  réservée  à
l'exploitation directe par le maître et ses agents. (výminka)
 8 Cens. Au Moyen Age, redevance annuelle, fixe et perpétuelle, en
argent  ou en nature, due pour une tenure au propriétaire foncier.
Le  paiement  du  cens est la reconnaissance du droit  éminent  du
seigneur sur la terre. (úrok)
 9  Corvée.  La  corvée est un travail exigé des  paysans  par  le
maître en sa qualité de propriétaire du sol ou de seigneur.
 10 Ban, banal. Pouvoir d'ordonner, de contraindre et de punir, le
ban  a  été confisqué et exploité à partir du 10e siècle  par  les
seigneurs,  qui se sont substitués au roi pour exercer la  justice
et  la police, percevoir les impôts, surveiller les routes et  les
marchés, et réquisitionner les hommes pour des travaux divers. (Le
Petit  Robert : 3¨ Féod. Convocation des vassaux par le  suzerain,
et par ext. Le corps de la noblesse ainsi convoqué. --- Loc. fig. Le
ban  et  l'arrière-ban : tout le monde. Il avait convoqué à  cette
réception  le  ban et l'arrière-ban de ses amis et connaissances.)
(Manstvo (povinné voj. slu¾bou), povolání do zbranì)
 11 Servage. Statut héréditaire qui implique une étroite dépendance
juridique,  sociale  et  économique  du  serf  à  l'égard  de  son
seigneur. (nevolnictví)
 12  Chevage. Redevance perçue par un seigneur sur la personne (et
non sur les biens) de ses dépendants. Le chevage est une des taxes
caractéristiques du servage.
 13   Mainmorte.  Impossibilité  pour  un  individu  dépendant  de
transmettre librement son héritage et droit pour le seigneur de se
l'approprier. Taxe payée au seigneur par les héritiers  du  défunt
pour   garder   l'héritage.  La  mainmorte  est  une   des   taxes
caractéristiques du servage. (mrtvá ruka -- nemo¾nost pro poddanéno
odkazovat svùj majetek)
 14  Formariage. Mariage en dehors de la seigneurie  ou  avec  une
personne de condition différente. Taxe payée pour obtenir le droit
de  contracter  un tel mariage. Le formariage est  une  des  taxes
caractéristiques du servage. (Nerovné man¾elství)
 15 Franchise. Privilèges accordés par un seigneur à une communauté
rurale  ou urbaine, qui suppriment ou limitent les droits  que  le
seigneur exerçait auparavant de façon arbitraire. Au Moyen Age,  >>
franchises  <<  (toujours employé au pluriel)  est  synonyme  de  >>
libertés  <<. La charte de franchises est l'acte écrit dans  lequel
le  seigneur  énumère les franchises accordées  à  une  communauté
d'habitants. (Právo na volnost, osvobození)
 16  Terre argileuse, malaxée avec de la paille hachée ou du  foin
(utilisée  pour lier les pierres d'un mur, pour former le  hourdis
d'une construction en colombage). (lepenice)
 17  Paille qui couvre le toit des maisons. Þ glui. (Maison à toit
de chaume) -- (do¹ek).
 18  Procédé de culture par succession et alternance sur  un  même
terrain  (pour  conserver la fertilité du sol).  Þ  rotation  (des
cultures). Assolement triennal, à alternance de trois cultures (ou
autrefois  de  deux  cultures et une année de jachère).  (Støídavý
osev, støídavé osevní hospodáøství)
 19  Excommunication. Sentence rendue par l'Église qui  exclut  un
chrétien  de la communauté des fidèles. L'excommunication  mineure
le  prive  du  droit de recevoir les sacrements. L'excommunication
majeure  lui  interdit d'être enterré en terre bénite et  interdit
aux autres fidèles d'entretenir des rapports avec lui.
 20 Réforme grégorienne. Grand mouvement de rénovation de l'Église
entrepris  et  réalisé  aux 11e et 12e  siècles,  auquel  le  pape
Grégoire  VII  (1073-1085) a donné son nom. Ce  mouvement  vise  à
émanciper l'Église de la tutelle des laïques.
 21 Légat. Représentant du pape envoyé (du latin, legatus) pour une
mission générale ou particulière, à titre provisoire ou permanent.