X. LaSOCIKTK ľKODALE (10e - 12e siécle) 2L La societě feodale Progressivement, dans le courant du Moyen Age, s'élabore une organisation originale de la société, qui distingue le monde des combattants, celui des paysans et celui des clercs. Cest la société féodale, qui va faire ľencadrement de la quasi-totalité de la population du royaume pendant plusieur s si é c les. X. LA SOCIETĚ FEODALE.................................................................................................1 X. a. Ceux qui combattent : le monde des chateaux et des Chevaliers.......................2 X.a.i. Seigneurs etvassaux..................................................................................................2 X.a.ii. Les chateaux..............................................................................................................2 X.a.iii. Les chevaliers............................................................................................................3 X.B. CEUX QUI TRAVAILLENT : LE MONDE DES CAMPAGNES ET DES VILLAGES............................4 X. b. i. La seigneurie rurale...................................................................................................4 X.b.ii. La condition paysanne..............................................................................................5 X.b.iii. Le village et la communauté pay sanne.......................................................................5 X.C. CEUX QUI PRIENT : UNE GRANDE REFORME.........................................................................6 X. c.i. ĽÉglise féodale.........................................................................................................6 X.c.ii. La reforme grégorienne............................................................................................ 7 X.c.iii. La croisade................................................................................................................8 X.c.iii. Et les autre s...............................................................................................................9 Pour caractériser la société du Moyen Age, en France et dans ľensemble de l'Occident, deux termes sont couramment employes : « féodal », « féodalité ». Forgés á partir du mot latin feodum, fief, ces termes recouvrent plusieurs réalités et peuvent préter á confusion. Au sens propre, la féodalité designe, dans les couches supérieures de la société, un systéme de relations qui repose sur ľexistence de fiefs concedes par des seigneurs á des vassaux en échange de services particuliers, qui sont surtout militaires : ce monde des seigneurs et des vassaux représente la société féodale proprement dite. Mais, au sens large, la féodalité, c'est aussi cette appropriation de la puissance publique par des seigneurs de tout rang - dues, marquis, comtes, chätelains -, que nous avons observée au precedent chapitre. Elle suppose enfin, au profit de ces « féodaux » laiques ou ecclésiastiques, des moyens ďexistence : ils leur sont assures dans le cadre de la seigneurie rurale1, qui consacre á leur égard la dépendance du monde paysan. Vers 1030, ľévéque de Laon, Adalbéron, constatait cette sorte de repartition des täches dans un pian voulu par Dieu : « La maison 1 Seigneurie, seigneur. Dans la société medievale et jusqu'á la fin de l'Ancien Regime, la seigneurie est une forme de propriété ďun ensemble foncier et ďune partie de la puissance publique sur cet ensemble foncier. Celui-ci se divise en domaine propre, ou reserve seigneuriale, que le seigneur exploite, directement ou non, et en tenures ou censives concédées á des paysans qui en sont proprietaires sous reserve du droit de propriété eminente du seigneur reconnu par le paiement de diverses redevances. Le seigneur, qui peut étre un noble, une communauté religieuse, voire un roturier, possěde en outre le droit de justice et de police sur les paysans de sa seigneurie. 1 X. LaSOCIKTK l-'KODALE (10e - 12e siěcle) de Dieu que ľon croit une est done triple : les uns prient, les autres combattent, les autres enfin travaillent. Ces trois parties qui coexistent ne souffrent pas d'etre disjointes ; les services rendus par l'une sont la condition des ceuvres des deux autres. » X.a. Ceux qui combattent: le monde des chateaux et des chevaliers X.a.i. Seigneurs et vassaux. Au centre du systéme, il faut placer le fief. Nous avons vu que les titulaires des *bénéfices distribués á ľépoque carolingienne les ont rendus progressivement héréditaires. Ils en ont distribué á leur tour. Ces benefices, qu'on appelle « fiefs » á partir du lle siěcle, sont alors devenus non plus la consequence - on recoit un benefice parce qu'on rend un service - mais la cause - on rend un service pour avoir ou pour conserver un fief - de ľengagement vassalique. Le lien entre le seigneur et son vassal est noué au cours ďune ceremonie remplie de gestes symboliques ; la foi1, l'hommage2, l'investiture3 [voir document X.a.]. La foi et l'hommage entrainent pour le vassal une obligation qu'on pourrait appeler negative : ne jamais nuire á son seigneur. La remise du fief implique des devoirs plus precis : l'aide et le conseil. Aide militaire avant tout : le vassal est un combattant á cheval qui doit répondre aux appels du seigneur pour des expeditions guerriěres et pour la garde de ses chateaux. Aide financiére aussi, progressivement limitée á quatre cas precis : la rancon du seigneur fait prisonnier, son depart pour la croisade, ľadoubement4 de son fils ainé, le mariage de sa fille ainée. Quant au conseil du par le vassal, il se manifeste surtout par sa presence á la cour du seigneur et sa participation, dans ce cadre, aux decisions politiques ou aux assemblées judiciaires. X.a.ii. Les chateaux. Le monde des seigneurs et des vassaux a son cadre de vie propre : le chateau. Cest dans le courant du 10e siěcle que s'édifient, surtout dans la France du Nord, les premiers chateaux á motte, c'est-á-dire des tours en bois entourées d'un fosse et d'une palissade et dressées sur une eminence artificielle en terre. II faut attendre l'extreme fin du 10e siěcle pour voir apparaitre les premiers 1 Foi. Dans le vocabulaire féodal, fidélité jurée par le vassal á son seigneur. 2 Hommage. Acte par lequel un vassal se reconnait comme étant ľhomme d'un seigneur. 3 Investiture. Dans le vocabulaire féodal, acte par lequel un seigneur remet á son vassal un objet symbolisant le fief qu'il lui octroie. 4 Adoubement. Ceremonie au cours de laquelle est armé un chevalier. Purement laique á ľorigine, ľadoubement prend un caractěre religieux de plus en plus marqué. 2 X. LaSOCIKTK l-'KODALE (10e - 12e siěcle) chateaux en pierre - ils seraient dus aux comtes d'Anjou - et le 12e siecle pour les voir se généraliser. II s'agit alors de puissants donjons quadrangulaires entourés ďun systéme de plus en plus complexe de cours et de remparts qui peuvent abriter la population d'alentour. De la grande salle située le plus souvent au premier étage du donjon, le seigneur rěgne en maitre sur sa famille, son personnel domestique et sur un ensemble de vassaux qui forment á la fois sa cour, la garnison du chateau et une troupe de guerriers á cheval, dont les sorties fréquentes ont pour but d'assurer l'ordre et de manifester la puissance du maitre. Cest du chateau que part ľautorité que le seigneur exerce sur les habitants des environs. C'est au chateau qu'aboutissent les redevances en nature ou en argent dues par ces habitants. C'est dans le chateau que se déroulent les principales scenes de la vie seigneuriale. depuis ľexercice de la justice jusqu'aux divertissements de cour qui vont donner naissance á une littérature et á une civilisation dites « courtoises », sans oublier l'essentiel : l'entrainement militaire de toute une classe sociale dont la fonction principále reste la guerre. X.a.iii. Les chevaliers Seigneurs et vassaux, en effet, sont d'abord des combattants á cheval. La superiorita militaire de la cavalerie lourde a un double corollaire. Le premier est d'ordre financier, lie au coüt des chevaux et de l'armement du cavalier, offensif - lance, épée - et défensif - heaume (casque), haubert (armure), boulier. Ce coüt trěs élevé en reserve la possession á une petite elite, celle qui possěde des fiefs et gravite autour des chateaux. Le second est d'ordre professionnel : le maniement de ces armes et de ces chevaux exige un entrainement précoce, intensif et permanent - exercices journaliers, chasses, tournois -, lui aussi reserve á une elite qui peut s y consacrer entiěrement. Une fois entraíné, le jeune homme pénětre dans le monde des guerriers adultes par un rite d'initiation : ľadoubement. On imagine sans peine la violence inhérente á ce groupe social dont la preponderance repose sur ľexercice de la force brutale. D'ou l'intervention de l'Eglise, qui a cherché á limiter et á canaliser cette violence [voir document X.b.] ; eile a impose, avec plus ou moins de succěs, á ces cavaliers devenus chevaliers1 des regies de conduite et un ideal moral d'inspiration chrétienne, eile a béni les armes destinées á de justes causes et transformé ľadoubement en une ceremonie religieuse d'acces á une société nouvelle : la chevalerie. D'oú, enfin, la fermeture du groupe sur lui-méme, 1 Chevalier, chevalerie. A ľorigine, le chevalier est un combattant á cheval muni ďun armement particulier. Les chevaliers combattent le plus souvent au service d'un seigneur, dont ils sont les vassaux. A partir du 12e siecle, ils tendent á former une caste qui se confond avec la noblesse et qui se reconnait dans un ideal moral et social influence par l'Église et par la littérature courtoise : la chevalerie. On devient chevalier lors de la ceremonie de ľadoubement. 3 X. LaSOCIKTK ľKODALE (10e - 12e siěcle) avec la tendance á réserver ľétat, le genre de vie et les vertus du chevalier - la vaillance, ľhonneur qu'exaltent les chansons de geste - aux fils de chevaliers, c'est-á-dire la tendance á la formation ďune noblesse. Au 12e siěcle. on n'oppose plus les libres et les non-libres. mais les nobles et les non-nobles : ces « ignobles » - serfs, vilains, rustres - forment ľimmense majorite de la population. X. b. Ceux qui travaillent: le monde des camvasnes et des villages X.b.i. La seigneurie rurale. Les rapports entre les féodaux et la masse paysanne se défmissent dans le cadre de la seigneurie rurale, qui est double. II y a ďabord la seigneurie fonciěre. Grand propriétaire, le seigneur exploite directement une partie de son domaine - la reserve1 - et concede le reste aux paysans en lots ou tenures, moyennant une redevance fonciěre - le cens2 - et des journées de travail sur la reserve - les corvées3. II y a ensuite - et cet aspect n'a cessé de grandir pendant la perióde qui nous occupe - la seigneurie banale, celie qui derive du droit de ban4 ou de commandement exercé par le détenteur du chateau sur tous les hommes qui resident (ce sont les manants, du latin manere, demeurer) sur le territoire dependant du chateau, qu'ils soient ou non ses tenanciers, qu'ils soient ďorigine libre ou non libre. Sur ces hommes, le seigneur exerce une série de droits et de monopoles dont le produit, levé par une cohorte d'agents issus de son entourage domestique, constitue le principal de ses revenus ; droits pour la justice, la surveillance des routes et des marches, l'usage des moulins et autres équipements collectifs, corvées pour ľentretien de la forteresse, contributions arbitraires comme la taille... Au moment méme oú disparaissait l'esclavage antique, une grande partie de la population se trouva ainsi englobée dans un nouvel etat de dépendance héréditaire, le servage5, avec son cortege de 1 Reserve. Au Moyen Age, partie ďun grand domaine réservée á ľexploitation directe par le maitre et ses agents. (výminka) 2 Cens. Au Moyen Age, redevance annuelle, fixe et perpétuelle, en argent ou en nature, due pour une tenure au propriétaire foncier. Le paiement du cens est la reconnaissance du droit eminent du seigneur sur la terre. (úrok) 3 Corvée. La corvee est un travail exigé des paysans par le maitre en sa qualité de propriétaire du sol ou de seigneur. 4 Ban, banal. Pouvoir d'ordonner, de contraindre et de punir, le ban a été confisqué et exploité á partir du 10e siěcle par les seigneurs, qui se sont substitués au roi pour exercer la justice et la police, percevoir les impots, surveiller les routes et les marches, et requisitionner les hommes pour des travaux divers. (Le Petit Robert: 3 ♦ Féod. Convocation des vassaux par le suzerain, et par ext. Le corps de la noblesse ainsi convoqué. — Loc. fig. Le ban et ľarriére-ban : tout le monde. // avait convoqué ä cette reception le ban et ľarriére-ban de ses amis et connaissances.) (Manstvo (povinné voj. službou), povolání do zbraně) 5 Servage. Statut héréditaire qui implique une étroite dépendance juridique, sociale et économique du serf á ľégard de son seigneur, (nevolnictví) 4 X. LaSOCIKTK l-'KODALE (10e - 12e siěcle) redevances caractéristiques : chevage1. mainmorte2. formariage3. Ces droits seigneuriaux mis en place dans le courant du lle siěcle á la faveur du grand élan qui transforme le monde rural, les textes contemporains les appellent « exactions », « mauvaises coutumes ». X.b.ii. La condition paysanne. Faut-il dresser pour autant le plus noir tableau de la condition du paysan, accablé sous le poids des « exactions », auxquelles s'ajoute la dime au profit de l'Église ? II ne semble pas, pour un ensemble de raisons ďordre économique et social. Dans ľordre économique, les paysans n'ont pas été seulement les artisans, mais aussi les bénéficiaires du grand essor de la production rurale, de 1000 á 1250. Cet essor a permis une elevation generale du niveau de vie, qui se traduit certes par une augmentation du nombre des hommes, mais en méme temps par une amelioration de leur condition physique et par un allongement de leur espérance de vie, confirmés par les fouilles des cimetiéres médiévaux. Le paysan de cette époque commence aussi á accéder á ľéconomie monétaire ; il achéte, il vend, il épargne : il pourra ainsi négocier avec le seigneur ľoctroi de chartes de franchises4 qui feront disparaitre les contraintes les plus arbitraires et les plus vexatoires [voir document X.c.]. D'autre part, dans ľordre social, le paysan n'est pas seul. On voit alors s'affirmer des solidarités qui rétablissent en sa faveur un certain équilibre : solidarités familiales, paroissiales, villageoises enfin, tissées au sein de communautés qui seront pendant des siécles le cadre réel de la vie paysanne, quel que soit le statut juridique des hommes ou de la terre. X.b.iii. Le village et la communauté paysanne. Car le grand événement de ľhistoire de la paysannerie entre le 10e et le 12e siěcle est sans conteste la fixation definitive des villages : fixation du site, qu'il s'agisse d'anciens terroirs ou de villages neufs ; fixation des différents types de villages avec une infinie varieté, depuis les 1 Chevage. Redevance pergue par un seigneur sur la personne (et non sur les biens) de ses dependants. Le chevage est une des taxes caractéristiques du servage. 2 Mainmorte. Impossibilité pour un individu dependant de transmettre librement son heritage et droit pour le seigneur de se l'approprier. Taxe payee au seigneur par les héritiers du défunt pour garder ľhéritage. La mainmorte est une des taxes caractéristiques du servage, (mrtvá ruka - nemožnost pro poddanéno odkazovat svůj majetek) 3 Formariage. Mariage en dehors de la seigneurie ou avec une personne de condition différente. Taxe payee pour obtenir le droit de contracter un tel mariage. Le formariage est une des taxes caractéristiques du servage. (Nerovné manželství) 4 Franchise. Privileges accordés par un seigneur á une communauté rurale ou urbaine, qui suppriment ou limitent les droits que le seigneur exergait auparavant de fagon arbitraire. Au Moyen Age, « franchises » (toujours employe au pluriel) est synonyme de « liberies ». La charte de franchises est ľacte écrit dans lequel le seigneur énuměre les franchises accordées á une communauté ďhabitants. (Právo na volnost, osvobození) 5 X. LaSOCIKTK l-'KODALE (10e - 12e siěcle) villages perches de Provence, aux maisons de pierre serrées les unes contre les autres, jusqu'aux villages de plaine de la France du Nord, aux maisons de bois ou de torchis1, couvertes de chaume2 et isolées au milieu d'un enclos. Fixation surtout d'une organisation collective en vue de l'exploitation du terroir, sous touš ses aspects : accěs aux terres communes - la forét omniprésente...-, réglementation des travaux agricoles et de ľélevage, utilisation des équipements collectifs - moulin, forge, pressoir, four... -, gestion de la paroisse, et enfin elaboration progressive d'un systéme communautaire ďaménagement de ľespace rural qui va aboutir, en France du Nord, á ľassolement triennal3. Cest dans la vie quotidienne, au temps des grands défrichements, qu'est née la communauté paysanne, ensemble des hommes vivant dans un village qui est aussi une paroisse. Les textes l'appellent « les hommes de... », suivi du nom du village. Cest en faveur de ces communautés qu'ont été rédigées les chartes de franchises. Documents par excellence pour la connaissance du monde rural, elles datent pour la plupart des 12e et 13e siěcles. En France du Nord, un quart d'entre elles sont antérieures á 1190, la moitié s'échelonnent entre 1190 et 1240, le dernier quart étant postérieur. Elles marquent la reconnaissance du fait villageois par les seigneurs. X.C. Ceux qui vrient: une srande reforme X.c.i. L'Eglise féodale. En France comme ailleurs, la société féodale ne se comprend pas sans l'Eglise, qui á la fois en procěde et la transforme profondément. Au 10e siěcle, l'Eglise s'était féodalisée. Grands propriétaires fonciers et détenteurs de chateaux, évéques et abbés étaient des seigneurs féodaux. A ce titre, les pouvoirs laiques, considérant non seulement les biens mais les fonctions ecclésiastiques comme des fiefs, contrôlaient les nominations dans l'Eglise, et cela á touš les niveaux. Les empereurs choisissaient les papes. Dans les royaumes, le roi et les grands princes se réservaient, souvent en faveur de leurs propres parents, le choix des évéques et des abbés, en exigeaient la foi et l'hommage, leur accordaient l'investiture de leur charge. A une échelle plus modeste, les fondateurs des églises locales en touchaient les revenus, dont ils ne laissaient qu'une part minime á des cures qu'ils nommaient eux-mémes. D'oú le faible niveau moral, 1 Terre argileuse, malaxée avec de la paille hachée ou du foin (utilisée pour lier les pierres d'un mur, pour former le hourdis d'une construction en colombage). (lepenice) 2 Paille qui couvre le toit des maisons. => glui. (Maison á toit de chaume) - (došek). 3 Precede de culture par succession et alternance sur un méme terrain (pour conserver la fertilitě du sol). => rotation (des cultures). Assolement triennal, á alternance de trois cultures (ou autrefois de deux cultures et une année de jachěre). (Střídavý osev, střídavé osevní hospodářství) 6 X. LaSOCIKTK ľKODALE (10e - 12e siěcle) religieux et intellectuel ďun clergé recruté dans ces conditions. Les clercs et parfois les moines měnent la méme vie que les laiques. Prétres mariés ou concubins, évéques pillards, abbés guerriers ne sont pas rares. Cest pourtant au sein de cette Église féodale que sont apparues les forces de renovation qu'observait Raoul Glaber aux environs, de ľan mil. X.c.ii. La reforme grégorienne. Trois grands mouvements ont contribué á la reforme de l'Église, dont les deux premiers sont issus du royaume de France. II y a ďabord eu, děs le 10e siěcle, une reforme monastique née á Cluny, en Bourgogne, qui se caractérise par deux traits principaux : une indépendance totale á ľégard des pouvoirs locaux, laiques ou ecclésiastiques, car Cluny ne relěve que de Rome ; une remise á l'honneur de la priěre et de la celebration liturgique, qui sont les functions essentielles du moine. Cette reforme clunisienne a connu un extraordinaire succěs, aboutissant á la constitution du premier ordre monastique de l'histoire de l'Occident, qui, au debut du 12e siěcle, regroupait sous la direction de ľabbé de Cluny 1100 établissements ecclésiastiques, dont 800 en France. II y a ensuite eu Taction menée par l'Église pour limiter la violence des guerriers. Née dans de grandes assemblées tenues en France méridionale - Charroux, Limoges, Le Puy, Narbonne - á la fin du 10e siěcle, la « paix de Dieu » vise ďabord á placer certains lieux - lieux d'asile - et certaines categories de personnes considérées comme faibles - paysans, clercs, pělerins, marchands... - á ľabri des attaques des puissants : ceux-ci sont invités á s'engager par serment á respecter la paix [voir document X.b.] ; s'ils manquent á leur serment, ils encourent des sanctions ecclésiastiques graves, telies que ľ excommunication1. Apparait ensuite, au debut du lle siěcle, la « tréve de Dieu », qui interdit toute entreprise guerriěre en certains jours et certaines périodes, en fonction du calendrier liturgique. C'est ainsi que peu á peu le monde de « ceux qui prient » s'est démarqué du monde de « ceux qui combattent ». Un nouvel état d'esprit était né. II aboutit, á Rome cette fois, á la reforme grégorienne2 - du nom du pape Grégoire VII (1073-1088) - qui réussit á ôter aux laiques le contrôle des nominations ecclésiastiques et qui, en donnant son indépendance á l'Église, permit de reformer les mceurs et le comportement de ses membres. Cette reforme a rencontré de vives resistances de la part des pouvoirs laiques, spécialement en Allemagne et en Angleterre. Les rois de France ont su s'en accommoder ; Au 1 Excommunication. Sentence rendue par l'Église qui exclut un chrétien de la communauté des fiděles. Ľexcommunication mineure le prive du droit de recevoir les sacrements. L'excommunication majeure lui interdit d'etre enterré en terre bénite et interdit aux autres fiděles d'entretenir des rapports avec lui. 2 Reforme grégorienne. Grand mouvement de renovation de l'Église entrepris et realise aux IT et 12e siěcles, auquel le pape Grégoire VII (1073-1085) a donné son nom. Ce mouvement vise á émanciper l'Église de la tuteile des laiques. 7 X. LaSOCIKTK ľKODALE (10e - 12e siěcle) 12e siěcle, l'Église du royaume de France est profondément marquee par la reforme. En ce qui concerne l'Église séculiěre, merne si les pressions laiques restent trés fortes et les interventions fréquentes, un principe est affirmé ; ce sont les chanoines des chapitres cathédraux qui élisent les évéques. Cela, joint á un grand effort de formation qui se traduit par la creation ďécoles - elles avaient presque toutes disparu - auprěs des cathédrales, permet enfin au clergé séculier de se consacrer avec succés á sa mission, qui est le service des fiděles. En ce qui concerne l'Église reguliere - pour laquelle ľélection des abbés a été rendue aux moines -, le 12e siěcle est un grand siěcle monastique. L'ordre de Cluny parvient au faite de sa puissance avec la construction á Cluny méme, de 1088 á 1130, de la plus grande église de la Chrétienté. De nouvelles formes de vie monastique apparaissent, pour mieux répondre aux besoins spirituels nés de la reforme : tendance a ľérémitisme avec l'ordre des chartreux. fonde en 1084 par saint Bruno dans la region de Grenoble ; tendance inverse á une certaine action sur le monde par I'exemple et la predication avec l'ordre de Prémontré. fonde par saint Norbert dans la region de Laon en 1120 ; et surtout tendance au retour á la pureté primitive de la regle de saint BenoJt en mettant l'accent sur la pauvreté et la fuite du monde, avec la fondation de Citeaux. en Bourgogne. en 1098. La réussite des cisterciens est liée á la fois á une insertion parfaite dans la spiritualite du temps et au rayonnement de la personnalité de saint Bernard, de 1112 á 1153. A sa mort, l'ordre compte 343 monastěres, et 530 en 1200. Ainsi dégagée du monde laique, cette Église purifiée se consacre - et pour la premiere fois peut-étre en profondeur - á la christianisation de la société : ceuvre multiforme qui englobe le soin des ämes et le soin des corps. Soin des ämes avec un grand effort d'instruction des fiděles, de definition de leurs obligations religieuses - qui sont codifiées en 1215 au concile de Latran - et morales - spécialement en matiěre conjugate -, et de développement de certaines formes de piété, comme les pělerinages. Soin des corps avec la multiplication des hôpitaux, hôtels-Dieu, maisons-Dieu... Toutes les ceuvres d'assistance sont aux mains des clercs. II en est de méme pour les ceuvres d'enseignement, avec le renouveau des écoles cathédrales ; celieš de Chartres et de Paris sont les plus célěbres. X.c.iii. La croisade. Mais ce n'est pas tout. L'Église de ľépoque féodale a cherché, sous la direction du pape, á christianiser la société sous touš ses aspects, y compris la politique et la guerre. Nous avons vu comment eile a favorisé institution de la chevalerie. On peut dire aussi qu'elle a réussi á conjuguer les forces guerriěres et ľélan religieux des lle et 12e siěcles dans une entreprise 8 X. LaSOCIKTK l-'KODALE (10e - 12e siěcle) exceptionnelle, menée sous la direction des légats1 du pape : les croisades. destinées á reprendre le tombeau du Christ aux musulmans qui occupaient Jerusalem. Les Francais ont joué, avec les Lorrains, un role majeur dans la premiére croisade. Préchée par le pape Urbain II á Clermont en 1095, eile lance sur les routes aussi bien les petites gens, sous la conduite de prédicateurs populaires comme Pierre l'Ermite, que les chevaliers, menés par de grands princes comme le comte Raymond de Toulouse ou Godefroi de Bouillon. Elle aboutit, en 1099, á la prise de Jerusalem. Au 12e siěcle, les rois eux-mémes se joindront au mouvement : Louis VII á la deuxiéme croisade, Philippe Auguste á la troisiéme. Dans ce contexte apparaissent - ultime paradoxe - des ordres religieux militaires pour la defense de la Terre sainte : templiers en 1119, hospitaliers en 1120. X.c.iii. Et les autres... Le schéma des trois « ordres » ou des trois « fonctions » - les prétres, les guerriers et les paysans - et celui de la féodalité ne recouvrent pas toute la richesse de la société du royaume de France au temps de la grande croissance medievale : sa diversité défie tous les classements des historiens. Ces Schemas, qui sont ceux ďune société profondément rurale, nous ont conduits á laisser provisoirement de côté le monde des villes ; nous y reviendrons. Ils ne doivent pas non plus nous laisser oublier les exclus ou les marginaux de cette société medievale : les exclus de la société tout court que sont les lépreux, rejetés hors des villes et des villages ; les exclus de la société chrétienne que sont les juifs, nombreux et bien integres aux activités économiques ; les rebelles á cette société chrétienne telle qu'elle se définit á partir de la reforme grégorienne : par contrecoup foisonnent alors les hérétiques. Ľhérésie cathare ou albigeoise, venue d'Orient par ľltalie du Nord, se répand au 12e siěcle dans toute la France du Midi. Marchands, artisans et bourgeois ; lépreux, juifs et hérétiques : chacun, á sa facon, marque les limites de la société féodale. 1 Légat. Representant du pape envoyé (du latin, legatus) pour une mission generale ou particuliěre, á titre provisoire ou permanent. 9