LE SIGNE LINGUISTIQUE Le signe linguistique appartient à l’univers des signes. Il est important de distinguer d’abord le signe linguistique des autres signes. Un signe, au sens le plus large, désigne un élément X qui représente un autre élément Y ou lui sert de substitut. Dans le vocabulaire technique de la sémiologie (= science qui étudie tous les procédés ou systèmes de communication et de signification), un signe est une entité composée de deux éléments solidaires : une forme et un sens. La forme est un élément perceptible par les organes sensoriels, par exemple un tracé que l’on peut voir, ou un son, simple ou complexe, que l’on peut entendre. En fait, il existe de nombreuses tentatives de classification des signes. Ici, on a choisi d’adopter le classement qui propose les distinctions suivantes : - 1) Certains signes sont produits sans volonté de communication et d’autres impliquent une intention de communiquer. Cette distinction permet déjà une première approche des signes. En effet, on peut opposer l’indice au signal. À ce propos, on donne souvent l’exemple du ciel d’orage (Georges Mounin, Clefs pour la linguistique, Paris, Seghers, 1987, p. 37) : le ciel d’orage noir et menaçant n’a pas l’intention de communiquer avec le météorologiste, mais il est cependant l’indice d’une pluie possible. La fumée est l’indice du feu, les larmes l’indice de la douleur, les boutons sur la peau l’indice de telle ou telle maladie, etc. L’indice peut être défini comme un fait immédiatement perceptible qui fait connaître quelque chose à propos d’un autre fait qui ne l’est pas. Dans ces exemples, il y a un rapport physique ou d’appartenance entre l’objet représentant et la chose ou l’idée représentée. Le ciel noir est étroitement lié à la pluie. La fumée, les boutons et les larmes sont les conséquences naturelles du feu, de la maladie et de la douleur : la fumée et les boutons ne sont pas volontaires, les larmes ne sont jamais censées l’être. Contrairement aux indices non intentionnels, il y a des signes qui impliquent une volonté de communication. Dans ce cas, on parle de signaux. On a vu que le ciel d’orage n’a pas l’intention d’annoncer le mauvais temps, mais cet indice va conduire le responsable de la sécurité d’une plage à hisser un drapeau rouge. Ce drapeau, qui indique que la baignade est dangereuse, est donc un fait qui a été produit artificiellement pour servir d’indice. Alors que la forme du drapeau s’offre immédiatement à la vue, la signification (= le danger) associée à cette forme doit être comprise, ce qui suppose un apprentissage préalable. Selon cette perspective, la canne blanche est le signal de la cécité, la croix verte le signal des pharmacies, le feu vert le signal du passage libre, le clin d’œil le signal de la complicité, etc. - 2) L’intention de communiquer permet donc de faire la différence entre l’indice et le signal. L’observation des rapports qui existent entre l’objet perçu et ce qu ‘il représente permet une deuxième distinction : celle entre le symbole et le signe. Un Z sur un panneau routier annonce un virage, une tête de cheval indique une boucherie chevaline, un dessin de cuiller et fourchette entrecroisées un restaurant. Dans ces trois exemples, il y a un rapport de ressemblance formelle entre la forme de l’objet représentant et celui de l’objet représenté. Le Z, la tête de cheval et le dessin de cuiller et fourchette entrecroisées sont des symboles. Le symbole est un signal qui marque un rapport analogique, constant dans une culture donnée, avec l’élément qu’il signifie. Cependant, il convient de souligner que la plupart du temps il n’existe aucun lien naturel entre la forme de l’objet représentant et celui de l’objet représenté. Il n’y a pas de rapport d’analogie entre un drapeau rouge et une baignade dangereuse, ou entre une canne blanche et la cécité, ou encore entre une croix verte et la pharmacie. Le drapeau rouge, la canne blanche et la croix verte sont donc des signes. Il n’y a pas, non plus, de lien d’analogie entre le signe linguistique [[∫(ə)val], par exemple, et l’animal désigné par ce signe. Les indices relèvent des sciences d’observation, et les signes non linguistiques et les symboles de la sémiologie. Pour schématiser et clarifier ces notions, on peut présenter le tableau suivant : Le signe linguistique est un signe particulier dans cet univers des signes, car le langage humain est un langage incomparablement plus riche, plus souple et plus efficace que n’importe quel autre langage. Comme tout système signifiant utilisé à des fins communicatives, les langues sont organisées sur deux plans : - celui des formes (ou signifiants) - et celui des contenus (ou signifiés). On vient de constater que parallèlement au langage des hommes, il existe de nombreux autres systèmes de communication non linguistiques. Les systèmes de symboles ou les systèmes de signes arbitraires en font partie. La carte routière est un bon exemple des systèmes de symboles : chaque élément a sa représentation symbolique, les petits avions symbolisent des aérodromes, les petites touffes d’herbe des marais, les croix des cimetières, etc. Le code de la route, dans lequel les panneaux circulaires signifient une injonction, les panneaux rectangulaires une information, les panneaux triangulaires un danger, et ainsi de suite, forme également un système de communication non linguistique. En effet, la notion de système implique la présence de signes stables d’un message à l’autre qui se définissent fonctionnellement par leur opposition les uns aux autres. Les langues naturelles se différencient de la plupart des autres systèmes par la propriété d’être doublement articulées. Chaque langue naturelle possède un petit nombre de phonèmes (= une unité de la chaîne parlée qui a une fonction différentielle, mais qui n’a pas de signification). Phonétiquement, le français possède 19 consonnes (auxquelles viennent s’ajouter deux consonnes dues à des mots empruntés à l’anglais et à l’espagnol), 3 semi-consonnes et 16 voyelles. Avec ces 38 unités sonores (cf. alphabet phonétique international, p. 167), on peut construire une infinité d’unités lexicales et morphologiques. Ce type de combinaison s’appelle donc la «double articulation du langage». On considère que les unités signifiantes constituent la première articulation, parce que c’est la couche du langage que l’on appréhende en premier. C’est elle qui véhicule le sens. Ainsi la suite phonique ou graphique : Un enfant joue dans le jardin se découpe en six de ces unités : un, enfant, joue, dans, le et jardin. Ces unités de première articulation sont généralement appelées morphèmes (= la plus petite unité ayant une signification dans la langue) pour les distinguer des mots, qui sont souvent constitués d’un seul morphème (ex. : enfant, jardin, masque, juste), mais qui peuvent aussi être formés de deux ou de plusieurs morphèmes (enfant-in, jardin-age, dé-masqu-er, in-juste-ment et anti-constitution(n)-elle-ment). À un second niveau, les morphèmes s’articulent en segments distinctifs minimaux appelés « phonèmes ». Dépourvues en elles-mêmes de signification, ces unités de deuxième articulation ont pour unique fonction de distinguer entre elles les unités signifiantes de première articulation. Le mot raison [Rεzô], par exemple, est une combinaison de quatre phonèmes qui, comme telle, distingue ce mot des autres mots français : elle s’oppose en tous points à celle qui articule le mot jardin, mais ne se distingue que par son premier élément, r [r], de celle qui articule le mot saison [sεzô]. Toutes les langues naturelles sont orales avant d’être écrites. Les alphabets dans les écritures alphabétiques font correspondre, bien que d’une manière souvent approximative, un nombre à peu près équivalent de lettres. Tous les énoncés d’une langue ayant adopté ce type d’écriture peuvent donc être retranscrits à l’aide d’un petit nombre de lettres. La langue française possède vingt-six lettres, quelques accents et quelques signes de ponctuation. La double articulation donne au langage humain la créativité qui lui est propre, cette capacité d’exprimer par des combinaisons perpétuellement nouvelles des pensées constamment nouvelles. D’après Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972), le signe linguistique se caractérise par les traits suivants : a) Il est formé par l’association d’une «image acoustique», appelée « signifiant » et d’un concept, appelé « signifié ». Ces deux faces du signe linguistique sont indissociables, puisque quand on prononce les sons [∫(ə)val], on évoque aussitôt le concept « cheval » et, inversement, ce concept ne peut exister indépendamment du matériel phobique. Ces deux faces sont donc solidaires comme le sont le recto et le verso Qu’une feuille de papier. Le signe linguistique réfère à un objet du monde, appelé « référent ». On doit prendre garde à ne pas confondre le réfèrent et le signifié. Le réfèrent est un fragment de réalité et le signifié est une représentation de cette réalité. Le signifié est donc une abstraction, une espèce de réalité psychologique. Il est plus pauvre et mieux organisé que la réalité. Il simplifie la complexité du réel et met en évidence l’essentiel en donnant un premier classement des éléments du monde. Par exemple, le signifié du signe cheval ne tient pas compte de la diversité des chevaux qui existent, mais ne retient que ce qui est commun à tous (crinière, sabots, queue...). b) Le lien entre signifiant et signifié est arbitraire: il n’existe aucun rapport interne entre le concept, celui de « cheval » par exemple, et la suite de sons qui le représente : [∫] + [(ə)] + [v] + [a] + [l]. On en veut pour preuve la variété des dénominations de langue à langue pour une même réalité signifiée : français cheval, anglais horse, finnois hevonen, suédois hast. Chaque langue a sa propre façon de nommer le réel. c) Le rapport constitutif du signe linguistique peut être considéré comme conventionnel, puisqu’une fois établi, il s’impose aux usagers qui sont obligés d’accepter tels quels les signes en usage dans leur communauté. Toute infraction à la règle admise est sanctionnée socialement. d) Le signe linguistique est une abstraction de la réalité. Quand on parle de chats, de démons ou de fées, on n’a pas besoin de les voir. On peut même n’en avoir jamais vu. Le signe linguistique donne donc la possibilité de parler d’objets ou de choses absents ou imaginaires. Lorsqu’on voit un chat, la perception que l’on en a est sous la forme d’une image mentale du chat et non le chat lui-même. De même pour le démon ou la fée. e) Le signe linguistique est typiquement humain. Le pouvoir d’abstraction du signe linguistique fait partie des propriétés qui distinguent le langage humain du langage des animaux. D’après certains chercheurs, le gorille possède 22 cris différents, mais chacun d’eux est étroitement associé à une situation particulière. Aucun animal n’est capable de raconter ou d’évoquer un événement du passé, ou encore d’exprimer par la voix des sentiments différents en l’absence du stimulus qui aurait pu les provoquer. La double articulation permet aussi de distinguer la communication linguistique humaine et la communication non linguistique animale. Chez certains animaux, on rencontre un système de combinatoire qui peut présenter quelques ressemblances avec la double articulation humaine. Un oiseau qui possède 5 notes de musique peut former, par exemple, 10 messages différents. Mais là s’arrête le processus. Cet oiseau ne composera jamais un 11^e message. f) On a vu que les signes linguistiques sont la plupart du temps arbitraires (ou non naturels) puisque l’implication réciproque entre leurs deux faces n’est pas fondée sur une correspondance naturelle entre la forme du signifiant et les traits définitoires du signifié. D’une langue à l’autre, la même réalité notionnelle est souvent exprimée par des formes lexicales totalement différentes. Cependant, dans chaque langue, malgré le grand nombre de signes arbitraires, on rencontre des signes qui entretiennent avec la réalité des relations moins arbitraires. Dans ce cas, on a affaire à des signes motivés. Un exemple de motivation du signe linguistique est offert par les onomatopées qui constituent une frange très marginale du lexique : coucou, cocorico, meuh imitent respectivement le chant d’un oiseau, du coq et le meuglement d’une vache. Crac, boum, patatras, tic tac, froufrou, piqueter, miauler, picoter, murmurer, chuchoter, ronronner, etc. reproduisent des bruits. On peut pourtant constater que ces productions imitatives apparaissent elles-mêmes fortement conventionnalisées. Si la langue française a cocorico pour imiter le chant du coq, l’anglais a cock-a-doodle-do, l’italien chichirichi ([kiki-riki]), le japonais kokekokko, le hollandais kukeleku et le finnois kukkokiekuu. Cela montre que chaque langue interprète le réel selon ses propres habitudes phonologiques. Le signe linguistique, même motivé, reste donc conventionnel à l’intérieur d’une même communauté. On a observé que les onomatopées sont rarement compréhensibles aux membres d’une autre collectivité linguistique. La motivation du signe linguistique s’observe aussi dans les formes complexes ou construites. Les signes du lexique français peuvent parfois apparaître motivés du point de vue morphologique : le pommier est l’arbre dont le fruit est la pomme, Y abricotier produit des abricots, le cerisier des cerises, le citronnier des citrons, le châtaignier des châtaignes, etc. De même, Y ourson est le petit de l’ours, le lionceau le petit du lion et le chaton le petit du chat. Dans ces exemples, la motivation résulte de l’emploi des procédés de dérivation. Les mots dérivés, contrairement à leurs bases totalement arbitraires, sont relativement motivés. Pommier a été formé à partir de pomme à l’aide du suffixe -ier. Abricotier, cerisier, citronnier, châtaignier, ainsi qu’un grand nombre d’autres noms d’arbres fruitiers ont été créés de la même façon. Un signe à motivation relative est donc nécessairement complexe. La motivation relative se rencontre aussi dans les mots composés combinant des signes élémentaires immotivés. Contrairement à cent, la forme composée quatre-vingt-dix-neuf s’interprète analytiquement comme le résultat de la multiplication de vingt par quatre auquel s’additionne la somme de dix et de neuf. La poésie exploite les rapports qui existent entre le niveau phonique et le niveau sémantique du langage. Autrement dit, elle cherche à mettre les récurrences phoniques non signifiantes en relation avec le sens et ainsi à rendre le lien qui existe entre le signifiant et le signifié du signe linguistique moins arbitraire, plus naturel. Tout le monde sait que les poètes favorisent les onomatopées, les créations lexicales, les changements de sens, etc. g) Qu’il s’agisse de leur structure interne ou de leurs combinaisons, les signes linguistiques sont linéaires. Ce caractère linéaire du signe est dû à la nature orale du langage. Il est tout à fait impossible de prononcer simultanément deux sons, deux syllabes ou deux mots. La manifestation orale du langage se déroule donc dans le temps. Cette linéarité se répercute sur la transcription alphabétique qui se déroule dans l’espace : on ne peut pas écrire les unes sur les autres les différentes unités graphiques de la langue. Les lettres et les mots se succèdent sur la dimension de la ligne. Le langage exploite doublement cette dimension unique. D’une part, quand on emploie les trois phonèmes /p/, /a/ et /U, leur ordre dans /pal/ « pal », /alp/ «alpe» et /pla/ «plat» est extrêmement important pour la signification du message. D’autre part, quand on dit : Pierre bat Paul, cela ne veut pas dire la même chose que Paul bat Pierre. Cette caractéristique différencie les langues naturelles humaines de tous les systèmes de communication qui construisent leurs messages sur la trame de l’espace et non sur celle du temps.