Jean-Paul SARTRE (1905-1980) Huisclos (1944) GARCIN : C'est ä cause ď eile que je suis reste. Ustelie lache Ines et regarde Garán avec stupeur. INES : A cause de moi ? (Un temps.) Bon, eh bien, fermez la porte. II fait dix fois plus chaud depuis quelle est ouverte. (Garán va vers la porte et laferme.) A cause de moi ? GARCIN : Oui. Tu sais ce que c'est qu'un lache, toi. INES : Oui, je le sais. GARCIN : Tu sais ce que c'est que le mal, la honte, la peur. II y a eu des jours ou tu t'es vue jusqu'au coeur — et ca te cassait bras et jambes. Et le lendemain, tu ne savais plus que penser, tu n'arrivais plus ä déchiffrer la revelation de la veille. Oui, tu connais le prix du mal. Et si tu dis que je suis un lache, c'est en connaissance de cause, hein ? INES : Oui. GARCIN : C'est toi que je dois convaincre : tu es de ma race. T'imaginais-tu que j'allais partir ? Je ne pouvais pas te laisser ici, triomphante, avec toutes ces pensées dans ta téte ; toutes ces pensées qui me concernent. INES : Tu veux vraiment me convaincre ? GARCIN : Je ne veux plus rien ďautre. Je ne les entends plus, tu sais. Cest sans doute qu'ils en ont fini avec moi. Fini : l'affaire est classée, je ne suis plus rien sur terre, méme plus un lache . Ines, nous voilä seuls : il n'y a plus que vous deux pour penser ä moi. Elle ne compte pas Mais toi, toi qui me hais, si tu me crois, tu me sauves. INES : Ce ne sera pas facile ' Regarde-moi, j'ai la téte dure. GARCIN : J'y mettrai le temps qu'il faudra. INES : Oh ! Tu as tout le temps. Toutle temps. GARCIN, la prenant aux epaules: Ecoute, chacun a son but, n'est-ce pas ? Moi, je me foutais de l'argent, de l'amour. Je voulais étre un homme. Un dur. J'ai tout mise sur le méme cheval Est-ce que c'est possible qu'on soit un lache quand on a choisi les chemins les plus dangereux ? Peut-on juger une vie sur un seul acte ? INES : Pourquoi pas ? Tu as réve trente ans que tu avais du coeur, et tu te passais mille petites faiblesses parce que tout est permis aux héros. Comme c'était commode. Et puis, ä l'heure du danger, on t'a mis au pied du mur et tu as pris le tram pour Mexico. GARCIN : Je n'ai pas réve cet héroisme. Je l'ai choisi. On est ce qu'on veut. INES : Prouve-le. Prouve que ce n'était pas un réve. Seuls les actes décident de ce qu'on a voulu. GARCIN : Je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire mes actes. INES : On meurt toujours trop tôt — ou trop tard Et cependant la vie est lä, terminée, le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien d'autre que ta vie. GARCIN : Vipěre ' Tu as réponse ä tout. INES : Allons, allons. Ne perds pas courage. II doit ťétre facile de me persuader Cherche des arguments, fais un effort. (Garcin hausse les épaules) Eh bien, eh bien ? Je t'avais dit que tu étais vulnerable. Ah Comme tu vas payer a present. Tu es un lache, Garcin, un lache parce que je le veux ' Et pourtant, vois comme je suis faible, un souffle, je ne suis rien que le regard qui te voit, que cette pensée incolore qui te pense (II marche sur elk, les mains ouvertes) Ha. Elles s'ouvrent, ces grosses mains d'homme Mais qu'esperes-tu ? On n'attrape pas les pensées avec les mains. Allons, tu n'as pas le choix : il faut me convaincre. Je te tiens. ESTELLE : Garcin GARCIN: Quoi ? ESTELLE : Venge-toi. GARCIN : Comment ? ESTELLE : Embrasse-moi, tu l'entendras chanter. GARCIN : C'est pourtant vrai, Ines. Tu me tiens, mais je te tiens aussi. [...] lis « tiennent» en effet, eux aussi, Ines qui,jalouse, nepeut supporter de les voir dans les bras l'un de ľautre, mais Jean-Paul Sartre, Huis dos, Gallimard, 1944. Jean-Paul SARTRE (1905-1980) eile ne tardepas a reprendre ľ offensive INES : Garcin le lache tient dans ses bras Estelle ľinfanticide. Les pans sont ouverts Garcin le lache ľ embrassera-t-il ? Je vous vois, je vous vois, ä moi seule je suis une foule, la foule, Garcin, la foule, ľentends-tu ? (Murmurant) Lache ' Lache ' Lache ' Lache ' En vain tu me fuis, je ne te lacherai pas. Que vas-tu chercher sur ses lěvres ? Ľoubli ? Mais je ne ťoublierai pas, moi. C'est moi qu'il faut convaincre. Moi. Viens, viens ! Je ťattends. Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien.... Tu ne ľauras pas ! GARCIN : II ne fera done jamais nuit ? INES : Jamais. GARCIN : Tu me verras toujours ? INES : Toujours Garän abandonne Ustelie et fait quelques pas dans la piece II s'approche du bronze. GARCIN : Le bronze ... (II le caresse) Eh bien voici le moment. Le bronze est lä, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. lis avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent... (II se retourne brusquement) Ha ! Vous n'étes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (II rit) Alors c'est ca l'enfer. Je n'aurais jamais cru... Vous vous rappelez : le soufre, le bucher, le gril.... Ah, quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l'enfer, c'est les Autres. Huis dos, scene V, Gallimard, 1944. Jean-Paul Sartre, Huis dos, Gallimard, 1944.