Jean-Paul SARTRE (1905-1980) La Nausée (1938) JOURNAL Lundi 29 Janvier 1932. Quelque chose m'est arrive, je ne peux plus en douter. C'est venu ä la facon d'une maladie, pas comme une certitude ordinaire, pas comme une evidence. Ca s'est installé sournoisement, peu ä peu; je me suis senti un peu bizarre, un peu géne, voilä tout. Une fois dans la place ca n'a plus bougé, c'est reste coi et j'ai pu me persuader que je n'avais rien, que c'était une fausse alerte. Et voilä qu'ä present cela s'épanouit. Je ne pense pas que le metier ďhistorien dispose ä ľanalyse psychologique. Dans notre partie, nous n'avons affaire qu'ä des sentiments entiers sur lesquels on met des noms génériques comme Ambition, Intérét. Pourtant si j'avais une ombre de connaissance de moi-méme, c'est maintenant qu'il faudrait m'en servir. Dans mes mains, par exemple, il y a quelque chose de neuf, une certaine facon de prendre ma pipe ou ma fourchette. Ou bien c'est la fourchette qui a, maintenant, une certaine facon de se faire prendre, je ne sais pas. Tout ä ľheure, comme j'allais entrer dans ma chambre, je me suis arrété net, parce que je sentais dans ma main un objet froid qui retenait mon attention par une sorte de personnalité. J'ai ouvert la main, j'ai regardé : je tenais tout simplement le loquet de la porte. Ce matin, ä la bibliothěque, quand l'Autodidacte1 est venu me dire bonjour, j'ai mis dix secondes ä le reconnaitre. Je voyais un visage inconnu, ä peine un visage. Et puis il y avait sa main, comme un gros ver blane dans ma main. Je ľai lächée aussitôt et le bras est retombé mollement. Dans les rues, aussi, il y a une quantité de bruits louches qui traínent. Done il s'est produit un changement, pendant ces derniěres semaines. Mais oú? C'est un changement abstrait qui ne se pose sur rien. Est-ce moi qui ai change? Si ce n'est pas moi, alors c'est cette chambre, cette ville, cette nature; il faut choisir. Je crois que c'est moi qui ai change : c'est la solution la plus simple. La plus désagréable aussi. Mais enfin je dois reconnaitre que je suis sujet ä ces transformations soudaines. Ce qu'il y a, c'est que je pense trěs rarement; alors une foule de petites metamorphoses s'accumulent en moi sans que j'y prenne garde et puis, un beau jour, il se produit une veritable revolution. C'est ce qui a donne ä ma vie cet aspect heurté, incoherent. Quand j'ai quitté la France, par exemple, il s'est trouvé bien des gens pour dire que j'étais parti sur un coup de tete. Et quand j'y suis revenu, brusquement, apres six ans de voyage, on eůt encore trěs bien pu parier de coup de téte. Je me revois encore, avec Mercier, dans le bureau de ce fonction-naire francais qui a démissionné ľan dernier ä la suite de ľaffaire Pétrou. Mercier se rendait au Bengale avec une mission archeologique. J'avais toujours désiré aller au Bengale, et il me pressait de me joindre ä lui. Je me demande pourquoi, ä present. Je pense qu'il n'était pas sůr de Portai et qu'il comptait sur moi pour le tenir ä l'ceil. Je ne voyais aueun motif de refus. Et méme si j'avais pressenti, ä ľépoque, cette petite combine au sujet de Portai, c'était une raison de plus pour accepter avec enthousiasme. Eh bien, j'étais paralyse, je ne pouvais pas dire un mot. Je fixais une petite statuette khměre, sur un tapis vert, ä côté d'un appareil téléphonique. II me semblait que j'étais rempli de lymphe ou de lait tiěde. Mercier me disait, avec une patience angélique qui voilait un peu d'irritation : « N'est-ce pas, j'ai besoin d'etre fixe officiellement. Je sais que vous fmirez par dire oui : il vaudrait mieux accepter tout de suite. » II a une barbe d'un noir roux, trěs parfumée. A chaque mouvement de sa téte, je respirais une bouffée de parfum. Et puis, tout d'un coup, je me réveillai d'un sommeil de six ans. La statue me parut désagréable et stupide et je sentis que je m'ennuyais profondément. Je ne parvenais pas ä comprendre pourquoi j'étais en Indochine. Qu'est-ce que je faisais lä? Pourquoi parlais-je avec ces gens? Pourquoi étais-je si drôlement habillé? Ma passion était morte. Elle m'avait submerge et roulé pendant des années; ä present, je me sentais vide. Mais ce n'était pas le pis : devant moi, posée avec une sorte d'indolence, il y avait une idée volumineuse et fade. Je ne sais pas trop ce que c'était, mais je ne pouvais pas la regarder tant eile m'écceurait. Tout cela se confondait pour moi avec le parfum de la barbe de Mercier. Je me secouai, outre de colěre contre lui, je répondis sěchement: «Je vous remercie, mais je crois que j'ai assez voyage : il faut maintenant que je rentre en France. » Le surlendemain, je prenais le bateau pour Marseille. Si je ne me trompe pas, si touš les signes qui s'amassent sont précurseurs ďun nouveau bouleversement de ma vie. Eh bien, j'ai peur. Ce n'est pas qu'elle soit riche, ma vie, ni lourde, ni précieuse. Mais j'ai peur de ce qui va naítre, s'emparer de moi — et m'entrainer oú? Va-t-il falloir encore que je m'en aille, que je laisse tout en plan, mes recherches, mon livre? Me réveillerai-je dans quelques mois, dans quelques années, éreinté, décu, au milieu de nouvelles ruines? Je voudrais voir clair en moi avant qu'il ne soit trop tard. Ogier P..., dont il sera souvent question dans ce Journal. C'était un clerc ďhuissier. Roquentin avait fait sa connaissance en 1930 ä la bibliothěque de Bouville. Jean-Paul Sartre, ha Nausée, Gallimard, 1938. 1 Jean-Paul SARTRE (1905-1980) Mardi 30 Janvier. Rien de nouveau. J'ai travaillé de neuf heures ä une heure ä la bibliothěque. J'ai mis sur pied le chapitre XII et tout ce qui concerne le séjour de Rollebon en Russie, jusqu'ä la mort de Paul Ier. Voilä du travail fmi: il n'en sera plus question jusqu'ä la mise au net. II est une heure et demie. Je suis au café Mably, je mange un sandwich, tout est ä peu pres normal. D'ailleurs, dans les cafés, tout est toujours normal et particuliěrement au café Mably, ä cause du gérant. M. Fasquelle, qui porte sur sa figure un air de canaille-rie bien positif et rassurant. C'est bientôt ľheure de sa šieste, et ses yeux sont déjä roses, mais son allure reste vive et décidée. II se proměně entre les tables et s'approche, en confidence, des consommateurs : « C'est bien comme cela, monsieur? » Je souris de le voir si vif: aux heures ou son établissement se vide, sa téte se vide aussi. De deux ä quatre le café est desert, alors M. Fasquelle fait quelques pas d'un air hébété, les garcons éteignent les lumiěres et il glisse dans ľinconscience : quand cet homme est seul, il s'endort. II reste encore une vingtaine de clients, des célibataires, de petits Ingenieurs, des employes. lis déjeunent en vitesse dans des pensions de famílie qu'ils appellent leurs popotes et, comme ils ont besoin d'un peu de luxe, ils viennent ici, aprěs leur repas, ils prennent un café et jouent au poker d'as; ils font un peu de bruit, un bruit inconsistant qui ne me géne pas. Eux aussi, pour exister, il faut qu'ils se mettent ä plusieurs. Moi je vis seul, entiěrement seul. Je ne parle ä personne, jamais; je ne recois rien, je ne donne rien. ĽAutodidacte ne compte pas. II y a bien Francoise, la patronne du Rendez-vous des Cheminots. Mais est-ce que je lui parle? Quelquefois, aprěs díner, quand eile me sert un bock, je lui demande : « Vous avez le temps ce soir? » Elle ne dit jamais non et je la suis dans une des grandes chambres du premier étage, qu'elle loue ä ľheure ou ä la journée. Je ne la paie pas : nous faisons ľamour au pair. Elle y prend plaisir (il lui faut un homme par jour et eile en a bien d'autres que moi) et je me purge ainsi de certaines mélancolies dont je connais trop bien la cause. Mais nous échangeons ä peine quelques mots. A quoi bon? Chacun pour soi; ä ses yeux, d'ailleurs, je reste avant tout un client de son café. Elle me dit, en ôtant sa robe : « Dites, vous connaissez ca, le Bricot, un aperitif? Parce qu'il y a deux clients qui en ont demandé, cette semaine. La petite ne savait pas, eile est venue me prévenir. C'étaient des voyageurs, ils ont dů boire ca ä Paris. Mais je n'aime pas acheter sans savoir. Si ca ne vous fait rien, je garderai mes bas. » Autrefois — longtemps méme aprěs qu'elle m'ait quitté — j'ai pensé pour Anny. Main tenant, je ne pense plus pour personne; je ne me soucie méme pas de chercher des mots. Ca coule en moi, plus ou moins vite, je ne fixe rien, je laisse aller. La plupart du temps, faute de s'attacher ä des mots, mes pensées restent des brouillards. Elles dessinent des formes vagues et plaisantes, s'engloutissent : aussitôt, je les oublie. * * * ĽAutodidacte m'interroge, je crois. Je me tourne vers lui et je lui souris. Eh bien? Qu'est-ce qu'il a? Pourquoi est-ce qu'il se recroqueville sur sa chaise? Je fais done peur, ä present? Ca devait finir comme ca. D'ailleurs ca m'est egal. lis n'ont pas tout ä fait tort d'avoir peur : je sens bien que je pourrais faire n'importe quoi. Par exemple enfoncer ce couteau ä fromage dans ľ ceil de l'Autodidacte. Aprěs ca, tous ces gens me piétineraient, me casseraient les dents ä coups de Soulier. Mais ca n'est pas ca qui m'arréte : un goůt de sang dans la bouche au lieu de ce goůt de fromage, ca ne fait pas de difference. Seulement il faudrait faire un geste, donner naissance ä un événement superflu : il serait de trop, le cri que pousserait l'Autodidacte — et le sang qui coulerait sur sa joue et le sursaut de tous ces gens. II y a bien assez de choses qui existent comme ca. Tout le monde me regarde; les deux représentants de la jeunesse ont interrompu leur doux entretien. La femme a la bouche ouverte en cul de poule. Ils devraient bien voir, pourtant, que je suis inoffensif Je me lěve, tout tourne autour de moi. L'Autodidacte me fixe de ses grands yeux que je ne crěverai pas. « Vous partez déjä? murmure-t-il. —Je suis un peu fatigue. Vous étes trěs gentil de m'avoir invité. Au revoir. » En partant, je m'apercois que j'ai garde dans la main gauche le couteau ä dessert. Je le jette sur mon assiette qui se met ä tinter. Je traverse la salle au milieu du silence. Ils ne mangent plus : ils me regardent, ils ont ľappétit coupé. Si je m'avancais vers la jeune femme en faisant« Hon! » eile se mettrait ä hurler, c'est sůr. Ce n'est pas la peine. Tout de méme, avant de sortir, je me retourne et je leur fais voir mon visage, pour qu'ils puissent le graver en leur memoire. « Au revoir, messieurs dames. » Ils ne répondent pas. Je m'en vais. A present leurs joues vont reprendre des couleurs, ils vont se mettre ä jacasser. Je ne sais pas oú aller, je reste plante ä côté du cuisinier de carton. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir qu'ils Jean-Paul Sartre, haJSlausee, Gallimard, 1938. 2, Jean-Paul SARTRE (1905-1980) me regardent ä travers les vitres : ils regardent mon dos avec surprise et dégoůt; ils croyaient que j'étais comme eux, que j'étais un homme et je les ai trompés. Tout d'un coup, j'ai perdu mon apparence d'homme et ils ont vu un crabe qui s échappait ä reculons de cette salle si humaine. A present ľintrus démasqué s'est enfui : la séance continue. Ca m'agace de sentir dans mon dos tout ce grouillement d'yeux et de pensées effarées. Je traverse la chaussée. Lautre trottoir longe la plage et les cabines de bain. II y a beaucoup de gens qui se proměnent au bord de la mer, qui tournent vers la mer des visages prin-taniers, poétiques : c'est ä cause du soleil, ils sont en féte. II y a des femmes en clair, qui ont mis leur toilette du printemps dernier; elles passent longues et blanches comme des gants de chevreau glacés; il y a aussi de grands garcons qui vont au lycée, ä ľécole de commerce, des vieillards décorés. Ils ne se connaissent pas, mais ils se regardent d'un air de connivence, parce qu'il fait si beau et qu'ils sont des homines. Les hommes s'embrassent sans se connaítre, les jours de declaration de guerre; ils se sourient ä chaque printemps. Un prétre s'avance ä pas lents, en lisant son bréviaire. Par instants il lěve la téte et regarde la mer d'un air approbateur : la mer aussi est un bréviaire, eile parle de Dieu. Couleurs légěres, légers parfums, ärnes de printemps. « II fait beau, la mer est verte, j'aime mieux ce froid sec que ľhumidité. » Poětes! Si j'en prenais un par le revers de son manteau, si je lui disais « viens ä mon aide », il penserait« qu'est-ce que c'est que ce crabe? » et s'enfuirait en laissant son manteau entre mes mains. Je leur tourne le dos, je m'appuie des deux mains ä la balustrade. La vraie mer est froide et noire, pleine de bétes; eile rampe sous cette mince pellicule verte qui est faite pour tromper les gens. Les sylphes qui m'entourent s'y sont laissé prendre : ils ne voient que la mince pellicule, c'est eile qui prouve l'existence de Dieu. Moi je vois le dessous! les vernis fon-dent, les brillantes petites peaux veloutées, les petites peaux de péche du bon Dieu pětent de partout sous mon regard, elles se fendent et s'entrebäillent. Voilä le tramway de Saint-Elémir, je tourne sur moi-méme et les choses tournent avec moi, päles et vertes comme des huítres. Inutile, c'était inutile de sauter dedans puisque je ne veux aller nulle part. Derriěre les vitres, des objets bleuatres défilent, tout roides et cassants, par saccades. Des gens, des murs; par ses fenétres ouvertes une maison m'offre son cceur noir; et les vitres pálissent, bleuissent tout ce qui est noir, bleuissent ce grand logement de briques jaunes qui s'avance en hesitant, en frissonnant et qui s'arréte tout d'un coup en piquant du nez. Un monsieur monte et s'assied en face de moi. Le bätiment jaune repart, il se glisse d'un bond contre les vitres, il est si pres qu'on n'en voit plus qu'une partie, il s'est assombri. Les vitres tremblent. II s'éléve, écrasant, bien plus haut qu'on ne peut voir, avec des centaines de fenétres ouvertes sur des cceurs noirs; il glisse le long de la boíte, il la frôle; la nuit s'est faite, entre les vitres qui tremblent. II glisse interminablement, jaune comme de la boue, et les vitres sont bleu de ciel. Et tout d'un coup il n'est plus lä. il est reste en arriěre, une vive clarté grise envahit la boíte et se répand partout avec une inexorable justice : c'est le ciel; ä travers les vitres, on voit encore des épaisseurs et des épaisseurs de ciel, parce qu'on monte la côte Eliphar et qu'on voit clair des deux côtés, ä droite jusqu'ä la mer, ä gauche jusqu'au champ ďaviation. Defense de fumer méme une gitane. J'appuie ma main sur la banquette, mais je la retire précipitamment: ca existe. Cette chose sur quoi je suis assis, sur quoi j'appuyais ma main s'appelle une banquette. Ils Font faite tout expres pour qu'on puisse s'asseoir, ils ont pris du cuir, des ressorts, de ľétoffe, ils se sont mis au travail, avec ľidée de faire un siege et quand ils ont eu fmi, c'était ca qu'ils avaient fait. Ils ont porte ca ici, dans cette boíte, et la boíte roule et cabote ä present, avec ses vitres tremblantes, et eile porte dans ses flancs cette chose rouge. Je murmure : c'est une banquette, un peu comme un exorcisme. Mais le mot reste sur mes lěvres : il refuse d'aller se poser sur la chose. Elle reste ce qu'elle est. avec sa peluche rouge, milliers de petites pattes rouges, en l'air, toutes raides, de petites pattes mortes. Cet énorme ventre tourné en l'air, sanglant, ballonné — boursouflé avec toutes ses pattes mortes, ventre qui flotte dans cette boíte, dans ce ciel gris, ce n'est pas une banquette. Ca pourrait tout aussi bien étre un ane mort, par exemple, ballonné par l'eau et qui flotte ä la derive, le ventre en l'air dans un grand fleuve gris, un fleuve d'inondation; et moi je serais assis sur le ventre de ľane et mes pieds tremperaient dans l'eau claire. Les choses se sont délivrées de leurs noms. Elles sont la, grotesques, tétues, géantes et ca paraít imbecile de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis au milieu des Choses, les innommables. Seul, sans mots, sans defenses, elles m'environnent, sous moi, derriěre moi, au-dessus de moi. Elles n'exigent rien, elles ne s'imposent pas : elles sont la. Sous le coussin de la banquette, contre la paroi de bois il y a une petite ligne d'ombre, une petite ligne noire qui court le long de la banquette d'un air mysterieux et espiěgle, presque un sourire. Je sais trěs bien que ca n'est pas un sourire et cependant ca existe, ca court sous les vitres blanchätres, sous le tintamarre des vitres, ca s'obstine, sous les images bleues qui défilent derriěre les vitres et s'arrétent et repartent, ca s'obstine, comme le souvenir imprécis d'un sourire, comme un mot ä demi oublié dont on ne se rappelle que la premiére syllabe et le mieux qu'on puisse faire, c'est de détourner les yeux et de penser ä autre chose, ä cet homme ä demi couché sur la banquette, en face de moi, lä. Sa téte de terre cuite aux yeux bleus. Toute la droite de son corps s'est affaissée, le bras droit est collé au corps, le côté droit vit ä peine, avec peine, avec avarice, comme s'il était paralyse. Mais sur tout le côté gauche, il y a une petite existence parasite qui prolifěre, un chancre : le bras s'est mis ä trembler et puis il s'est levé et la main était raide, au bout. Et puis la main s'est mise aussi ä trembler et, quand eile est arrivée ä la hauteur du crane, un doigt s'est tendu et s'est mis ä gratter le cuir chevelu, de l'ongle. Une espěce de grimace voluptueuse est venue habiter le côté droit de la bouche et le côté gauche restait mort. Les vitres tremblent, le bras tremble, l'ongle gratte, gratte, la bouche sourit sous les yeux fixes et l'homme supporte sans s'en apercevoir cette petite Jean-Paul Sartre, ĽaNausée, Gallimard, 1938. 3 Jean-Paul SARTRE (1905-1980) existence qui gonfle son côté droit, qui a emprunté son bras droit et sa joue droite pour se réaliser. Le receveur me barre le chemin. « Attendez ľ arret.» Mais je le repousse et je saute hors du tramway. Je n'en pouvais plus. Je ne pouvais plus supporter que les choses fussent si proches. Je pousse une grille, j'entre, des existences légěres bondissent d'un saut et se perchent sur les cimes. A present, je me reconnais, je sais ou je suis : je suis au Jardin public. Je me laisse tomber sur un banc entre les grands troncs noirs, entre les mains noires et noueuses qui se tendent vers le ciel. Un arbre gratte la terre sous mes pieds d'un ongle noir. Je voudrais tant me laisser aller, m'oublier, dormir. Mais je ne peux pas, je suffoque : l'existence me pénětre de partout, par les yeux, par le nez, par la bouche... Et tout d'un coup, d'un seul coup, le voile se déchire, j'ai compris, j'ai vu. Six heures du soir Je ne peux pas dire que je me sente allege ni content; au contraire, ca m'écrase. Seulement mon but est atteint: je sais ce que je voulais savoir ; tout ce qui m'est arrive depuis le mois de Janvier, je l'ai compris. La Nausée ne m'a pas quitté et je ne crois pas qu'elle me quittera de sitôt ; mais je ne la subis plus, ce n'est plus une maladie ni une quinte passagěre : c'est moi. Done j'étais tout ä ľheure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfoncait dans la terre, juste au-dessous de mon bane. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes ďemploi, les faibles repéres que les hommes ont traces ä leur surface. J'étais assis, un peu voůté, la tete basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entiěrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination. Ca m'a coupe le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister ». J'étais comme les autres, comme ceux qui se proměnent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc, la-haut, c'est une mouette », mais je ne sentais pas que ca existait, que la mouette était une « mouette-existante »; ä l'ordinaire l'existence se cache. Elle est la, autour de nous, en nous, eile est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parier d'elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j'avais la téte vide, ou tout juste un mot dans la téte, le mot « étre ». Ou alors, je pensais... comment dire? Je pensais Vappartenance, je me disais que la mer appartenait ä la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Méme quand je regardais les choses, j'étais ä cent Heues de songer qu'elles existaient : elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs resistances. Mais tout ca se passait ä la surface. Si ľon m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ca n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses du dehors, sans rien changer ä leur nature. Et puis voilä : tout d'un coup, c'était la, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la päte méme des choses, cette racine était pétrie dans de l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ca s'était évanoui ; la diversité des choses, leur individualite n'étaient qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre — nues, ďune effrayante et obscene nudité. Je me gardais de faire le moindre mouvement, mais je n'avais pas besoin de bouger pour voir, derriére les arbres, les colonnes bleues et le lampadaire du kiosque ä musique, et la Velléda, au milieu d'un massif de lauriers. Tous ces objets... comment dire ? lis m'incommodaient; j'aurais souhaité qu'ils existassent moins fort, d'une facon plus sěche, plus abstraite, avec plus de retenue. Le marronnier se pressait contre mes yeux. Une rouille verte le couvrait jusqu'ä mi-hauteur ; ľécorce, noire et boursouflée, semblait de cuir bouilli. Le petit bruit d'eau de la fontaine Masqueret se coulait dans mes oreilles et s'y faisait un nid, les emplissait de soupirs ; mes narines débordaient d'une odeur verte et putride. Toutes choses, doucement, tendrement, se laissaient aller ä l'existence comme ces femmes lasses qui s'abandonnent au rire et disent : « C'est bon de rire » d'une voix mouillée ; elles s'étalaient, les unes en face des autres, elles se faisaient l'abjecte confidence de leur existence. Je compris qu'il n'y avait pas de milieu entre l'inexistence et cette abondance pámée. Si l'on existait, il fallait exister jusque-lä, jusqu'ä la moisissure, ä la boursouflure, ä ľobscénité. Dans un autre monde, les cercles, les airs de musique gardent leurs lignes pures et rigides. Mais l'existence est un fléchissement. Des arbres, des piliers bleu de nuit, le räle heureux d'une fontaine, des odeurs Vivantes, de petits brouillards de chaleur qui flottaient dans l'air froid, un homme roux qui digérait sur un banc : toutes ces somnolences, toutes ces digestions prises ensemble offraient un aspect vaguement comique. Comique... non : ca n'allait pas jusque-lä, rien de ce qui existe ne peut étre comique ; c'était comme une analogie flottante, presque insaisissable, avec certaines situations de vaudeville. Nous étions un tas ďexistants génés, embarrasses de nous-mémes, nous n'avions pas la moindre raison d'etre lä, ni les uns ni les autres, chaque existant, confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop : c'était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux. En vain cherchais-je ä compter les marronniers, ä les situer par rapport ä la Velléda, ä comparer leur hauteur avec celle des platanes : chacun d'eux s'échappait des relations oú je cherchais ä ľenfermer, s'isolait, débordait. Ces relations (que je m'obstinais ä maintenir pour retarder ľécroulement du monde humain, des mesures, des quantités, des directions) j'en sentais l'arbitraire ; elles ne mordaient plus sur les choses. De trop, le marronnier, lä en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Velléda... Jean-Paul Sartre, ha Nausée, Gallimard, 1938. 4 Jean-Paul SARTRE (1905-1980) Et moi — veule, alangui, obscene, digérant, ballottant de mornes pensées — moi aussi j'étais de trop. Heureusement je ne le sentais pas, je le comprenais surtout, mais j'étais mal ä ľaise parce que j'avais peur de le sentir (encore ä present j'en ai peur — j'ai peur que ca ne me prenne par le derriěre de ma tete et que ca ne me soulěve comme une lame de fond). Je révais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues. Mais ma mort méme eůt été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux, entre ces pian tes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eůt été de trop dans la terre qui 1'eůt recue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et nets comme des dents eussent encore été de trop : j'étais de trop pour ľéternité. De ľ autre côté de ľ existence Ulk n'existe pas. Cen est méme agacant; si je me levais, si j'arrachais ce disque du plateau qui le supporte et si je le cassais en deux, je ne l'atteindrais pas, eile. Elle est au dela — toujours au dela de quelque chose, ďune voix, ďune note de violon. A travers des épaisseurs et des épaisseurs d'existence, eile se dévoile, mince et ferme et, quand on veut la saisir, on ne rencontre que des existants, on bute sur des existants dépourvus de sens. Elle est derriěre eux : je ne ľentends méme pas, j'entends des sons, des vibrations de l'air qui la dévoilent. Elle n'existe pas, puisqu'elle n'a rien de trop : c'est tout le reste qui est trop par rapport ä eile. Elle est. Et moi aussi j'ai voulu étre. Je n'ai méme voulu que cela; voilä le fin mot de ma vie : au fond de toutes ces tentatives qui semblaient sans liens, je retrouve le méme désir : chasser l'existence hors de moi, vider les instants de leur graisse, les tordre, les assécher, me purifier, me durcir, pour rendre enfin le son net et precis d'une note de saxophone. Ca pourrait méme faire un apologue; il y avait un pauvre type qui s'était trompé de monde. II existait, comme les autres gens, dans le monde des jardins publics, des bistrots, des villes commercantes et il voulait se persuader qu'il vivait ailleurs, derriěre la toile des tableaux, avec les doges du Tintoret, avec les braves Florentins de Gozzoli, derriěre les pages des livres, avec Fabrice del Dongo et Julien Sorel, derriěre les disques de phono, avec les longues plaintes sěches des jazz. Et puis, aprěs avoir bien fait ľimbécile, il a compris, il a ouvert les yeux, il a vu qu'il y avait maldonne : il était dans un bistrot, justement, devant un verre de biěre tiěde. II est reste accablé sur la banquette; il a pensé : je suis un imbecile. Et ä ce moment precis, de ľautre côté de l'existence, dans cet autre monde qu'on peut voir de loin, mais sans jamais l'approcher, une petite melodie s'est mise ä danser, ä chanter ;« C'est comme moi qu'il faut étre; il faut souffrir en mesure. » La voix chante: Some of these days You'11 miss me honey. On a dů rayer le disque ä cet endroit-la, parce que ca fait un drôle de bruit. Et il y a quelque chose qui serre le cceur : c'est que la melodie n'est absolument pas touchée par ce petit toussotement de l'aiguille sur le disque. Elle est si loin — si loin derriěre. Ca aussi, je le comprends : le disque se raye et s'use, la chanteuse est peut-étre morte; moi, je vais m'en aller, je vais prendre mon train. Mais derriěre l'existant qui tombe d'un present ä ľautre, sans passé, sans avenir, derriěre ces sons qui, de jour en jour, se décomposent, s'écaillent et glissent vers la mort, la melodie reste la méme, jeune et ferme, comme un témoin sans pitié. Jean-Paul Sartre, Im Nausée, éd. Gallimard. Jean-Paul Sartre, Ľa Nausée, Gallimard, 1938.