Albert CAMUS (1913-1960) L'Étranger, Paris, Gallimard, 1942. 1 L'Étranger La porte du malheur J'ai marché longtemps. Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entourée d'un halo aveuglant par la lumire et la poussire de la mer. Je pensais la source fraîche derrire le rocher J'avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l'effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver l'ombre et son repos. Mais quand j'ai été plus prs, j'ai vu que le type de Raymond était revenu. Il était seul Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu surpris. Pour moi, c'était une histoire finie et j'étais venu l sans y penser. Ds qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche Moi, naturellement, j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston Alors de nouveau, il s'est laissé aller en arrire, mais sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui, une dizaine de mtres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupires mi-closes Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l'air enflamme Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu' midi. C'était le mme soleil, la mme lumire sur le mme sable qui se prolongeait ici. Il y avait déj deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant A l'horizon, un petit vapeur est passe et j'en ai devine la tache noire au bord de mon regard, parce que je n'avais pas cesse de regarder l'Arabe. J'ai pense que je n'avais qu'un demi-tour faire et ce serait fini Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrire moi J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-tre cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le mme soleil que le jour o j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumire a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au mme instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupires et les a recouvertes d'un voile tide et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrire ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon tre s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est l, dans le bruit la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage o j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte o les balles enfonçaient sans qu'il y part. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. L'Étranger, chap. I, 6, Paris, Gallimard, 1942. Le Ciel ou la Terre ? Il s'est adressé moi en m'appelant mon ami : s'il me parlait ainsi ce n'était pas parce que j'étais condamné mort ; son avis, nous étions tous condamnés mort. Mais je l'ai interrompu en lui disant que ce n'était pas la mme chose et que, d'ailleurs, ce ne pouvait tre, en aucun cas, une consolation. Certes, a-t-il approuvé. Mais vous mourrez plus tard si vous ne mourez pas aujourd'hui. La mme question se posera alors. Comment aborderez-vous cette terrible épreuve ? J'ai répondu que je l'aborderais exactement comme je l'abordais en ce moment. Il s'est levé ce mot et m'a regardé droit dans les yeux. C'est un jeu que je connaissais bien. [...] L'aumônier aussi connaissait bien ce jeu, je l'ai tout de suite compris : son regard ne tremblait pas. Et sa voix non plus n'a pas tremblé quand il m'a dit : N'avez- vous donc aucun espoir et vivez-vous avec la pensée que vous allez mourir tout entier ? -- Oui , ai-je répondu. Albert CAMUS (1913-1960) L'Étranger, Paris, Gallimard, 1942. 2 Alors, il a baissé la tte et s'est rassis. Il m'a dit qu'il me plaignait. Il jugeait cela impossible supporter pour un homme. Moi, j'ai seulement senti qu'il commençait m'ennuyer. Je me suis détourné mon tour et je suis allé sous la lucarne. Je m'appuyais de l'épaule contre le mur. Sans bien le suivre, j'ai entendu qu'il recommençait m'interroger. Il parlait d'une voix inquite et pressante. J'ai compris qu'il était ému et je l'ai mieux écouté. Il me disait sa certitude que mon pourvoi serait accepté, mais je portais le poids d'un péché dont il fallait me débarrasser. Selon lui, la justice des hommes n'était rien et la justice de Dieu tout. J'ai remarqué que c'était la premire qui m'avait condamné. Il m'a répondu qu'elle n'avait pas, pour autant, lavé mon péché. Je lui ai dit que je ne savais pas ce qu'était un péché. On m'avait seulement appris que j'étais un coupable. J'étais coupable, je payais, on ne pouvait rien me demander de plus. A ce moment, il s'est levé nouveau et j'ai pensé que dans cette cellule si étroite, s'il voulait remuer, il n'avait pas le choix. Il fallait s'asseoir ou se lever. J'avais les yeux fixés au sol. Il a fait un pas vers moi et s'est arrté, comme s'il n'osait avancer. Il regardait le ciel travers les barreaux. Vous vous trompez, mon fils, m'a-t-il dit, on pourrait vous demander plus. On vous le demandera peut-tre. -- Et quoi donc ? -- On pourrait vous demander de voir. -- Voir quoi ? Le prtre a regardé tout autour de lui et il a répondu d'une voix que j'ai trouvée soudain trs lasse : Toutes ces pierres suent la douleur, je le sais. Je ne les ai jamais regardées sans angoisse. Mais, du fond du coeur, je sais que les plus misérables d'entre vous ont vu sortir de leur obscurité un visage divin. C'est ce visage qu'on vous demande de voir. Je me suis un peu animé. J'ai dit qu'il y avait des mois que je regardais ces murailles. Il n'y avait rien ni personne que je connusse mieux au monde. Peut-tre, il y a bien longtemps, y avais-je cherché un visage. Mais ce visage avait la couleur du soleil et la flamme du désir : c'était celui de Marie. Je l'avais cherché en vain. Maintenant, c'était fini. Et dans tous les cas, je n'avais rien vu surgir de cette sueur de pierre. L'aumônier m'a regardé avec une sorte de tristesse. J'étais maintenant compltement adossé la muraille et le jour me coulait sur le front. Il a dit quelques mots que je n'ai pas entendus et m'a demandé trs vite si je lui permettais de m'embrasser : Non , ai-je répondu. Il s'est retourné et a marché vers le mur sur lequel il a passé sa main lentement : Aimez-vous donc cette terre ce point ? a-t-il murmuré. Je n'ai rien répondu. Il est resté assez longtemps détourné. Sa présence me pesait et m'agaçait. J'allais lui dire de partir, de me laisser, quand il s'est écrié tout d'un coup avec une sorte d'éclat, en se retournant vers moi : Non, je ne peux pas vous croire. Je suis sr qu'il vous est arrivé de souhaiter une autre vie. Je lui ai répondu que naturellement, mais cela n'avait pas plus d'importance que de souhaiter d'tre riche, de nager trs vite ou d'avoir une bouche mieux faite. C'était du mme ordre. Mais lui m'a arrté et il voulait savoir comment je voyais cette autre vie. Alors, je lui ai crié : Une vie o je pourrais me souvenir de celle-ci , et aussitôt je lui ai dit que j'en avais assez. Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui et j'ai tenté de lui expliquer une dernire fois qu'il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu. L'Étranger, chap. II, 5, Paris, Gallimard, 1942.