Albert CAMUS (1913-1960) Le Mythe de Sisyphe Tout au bout de ce long effort mesuré par ľespace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur ďoú il faudra la remonter vers les sommets. II redescend dans la plaine. C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si pres des pierres est déjä pierre lui-méme. Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaítra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sůrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, oú il quitte les sommets et s'enfonce peu ä peu vers les taniěres des dieux, il est supérieur ä son destin. II est plus fort que son rocher. Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Oú serait en effet sa peine, si ä chaque pas ľespoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, touš les jours de sa vie, aux mémes täches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments oú il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et revolte, connaít toute ľétendue de sa miserable condition : c'est ä eile qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du méme coup sa victoire. II n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, eile peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au debut. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lěve au cceur de l'homme : c'est la victoire du rocher, c'est le rocher lui-méme. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d'etre reconnues. Ainsi, (Edipe obéit ďabord au destin sans le savoir. A partir du moment oú il sait, sa tragédie commence. Mais dans le méme instant, aveugle et désespéré, il reconnaít que le seul lien qui le rattache au monde, c'est la main fraíche ďune jeune fille. Une parole démesurée retentit alors : « Malgré tant ďépreuves, mon age avancé et la grandeur de mon äme me font juger que tout est bien. » L'CEdipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoievsky, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint ľhéroisme moderne. On ne découvre pas l'absurde sans étre tenté ďécrire quelque manuel du bonheur. « Eh ! quoi, par des voies si étroites... ? » Mais il n'y a qu'un monde. Le bonheur et l'absurde sont deux fils de la méme terre lis sont inseparables Ľerreur serait de dire que le bonheur naít forcement de la découverte absurde II arrive aussi bien que le sentiment de l'absurde naisse du bonheur «Je juge que tout est bien », dit (Edipe, et cette parole est sacrée Elle retentit dans l'univers farouche et limite de l'homme Elle enseigne que tout n'est pas, n'a pas été épuisé Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entre avec l'insatisfaction et le goút des douleurs inutiles Elle fait du destin une affaire d'homme, qui doit étre réglée entre les hommes. Toute la joie silencieuse de Sisyphe est la Son destin lui appartient Son rocher est sa chose De méme, ľhomme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles Dans l'univers soudain rendu a son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élévent Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire et le prix de la victoire II n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaitre la nuit L'homme absurde dit oui et son effort n'aura plus de cesse S'il y a un destin personnel, il n'y a point de destinée supérieure ou du moins il n'en est qu'une dont il juge quelle est fatale et méprisable Pour le reste, il se sait le maitre de ses jours A cet instant subtil ou l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, crée par lui, uni sous le regard de sa memoire et bientôt scelle par sa mort Ainsi, persuade de l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui desire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche Le rocher roule encore Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui me les dieux et soulevé les rochers Lui aussi juge que tout est bien Cet univers désormais sans maitre ne lui paraít ni sterile ni fertile Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minerai de cette montagne pleine de nuit, a lui seul, forme un monde La lutte elle-méme vers les sommets suffit a remplir un cceur d'homme II faut imaginer Sisyphe heureux. he Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942. Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.