Nathalie SARRAUTE (*1902) Le Planetarium « C'est grave... Alain a été odieux... » II se rengorge tout a coup. II a l'air de contempler quelque chose en lui-méme qui lui donne ce petit sourire plein d'attendrissement, de contentement il se renverse en arriěre... «Ah, sacré Alain va, qu'est-ce qu'il a encore fait ? » Elle sait, eile reconnaít aussitôt ce qu'il regarde en lui-méme avec ce sourire fat, le film qu'il est en train de projeter pour lui tout seul sur son écran intérieur. Elle ľa vu souvent, autrefois, prenant ľ enfant sur ses genoux ou serrant sa petite main tandis qu'ils le promenaient ensemble le dimanche, lui montrer ces images qu'il contemple en ce moment lui devenu tout vieux, tout chétif et pauvre, debout dans la foule, la, au bord de cette chaussée, serrant contre lui, car il fait froid, son pardessus räpe, et attendant pour voir le beau cavalier (eile sentait ä ce moment quelle volupté il éprouvait ä voir dans les yeux de l'enfant, sous les larmes de tendresse, de déchirante tristesse, briller des eclairs d'orgueil), le conquérant intrépide, dur et fort, traínant touš les coeurs aprěs soi, qui passe sur son cheval alezan sans le reconnaítre, il revient ďune croisade, de longues campagnes victorieuses, il croit avoir perdu, il a peut-étre oublié son vieux papa, mais le pauvre coeur paternel est inondé de joie, de fierté. Voyez-le. Ah, c'est un gars, ca, au moins, ce n'est pas une poule mouillée. Cest un rude gaillard, hein, mon fils ? Pauvre bougre. II lui fait de la peine. C'est en s'amusant ä prendre ce genre ďattitudes-lä, deja avec leur pere autrefois, qu'il a fait de lui-méme ce qu'il est un pauvre homme qui s'est rétréci, qui s'est diminué, qui n'a pas exploité ä fond ses possibilités... Elle sent ses forces lui revenir, un salutaire besoin de le secouer en voilä des attitudes malsaines de faiblesse, ďabandon... il est ridicule... qu'est-ce que c'est que ces conduites de gäteux... un peu de tenue, voyons, un peu de respect de soi, ďautorité... qu'il se souvienne done un peu de son role ďéducateur, de juge... le petit s'est conduit comme un voyou, il a probablement besoin d'etre redressé, il n'y a vraiment pas de quoi se vanter... c'est un petit vaurien... « II est venu me menacer. II veut me dénoncer au propriétaire. II va me faire expulser. Mais enfin, est-ce que tu te rends compte ?... » Son visage devient grave, il a l'air de revenir ä lui enfin, il se cale dans son fauteuil, pose ses coudes sur les accoudoirs, joint le bout des doigts de ses deux mains grandes ouvertes, paumes ecartees — un geste qu'il fait quand il réfléchit. II tourne vers eile un regard ferme « Qu'est-ce que tu racontes ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Mais c'est une plaisanterie, voyons. Ca ne tient pas debout... Alain te dénoncer... Alain te faire expulser... Tu connais Alain mieux que moi. Tu sais bien que c'est le garcon le plus franc, le plus délicat... Elle tend son visage vers lui... encore... c'est trop délicieux... II est trěs affectueux, tu le sais bien... Et toi, il t'aime beaueoup. C'est sur, tout le monde le sait, il ťest trěs attache... » Elle n'en demandait pas tant, c'est trop... la vie revient, une vie plus intense, purifiée, une vie riche en biens précieux, en inestimables trésors ... les liens du sang, l'amour lentement fortifié par tant de sacrifices, ďabnégation... comment a-t-elle pu s'aveugler au point de ne plus voir — mais eile l'avait entrevu, senti confusément quelque part en elle-méme, tout ä fait en dessous, et cela dans les moments les plus terribles — que les scenes de ce genre entre eux révélaient, justement, la force indestructible de leurs sentiments, un trop-plein de richesses qu'ils s'amusaient ä gaspiller... ľexcés méme de sécurité leur donnait ce besoin de s'exciter de temps en temps par ces joutes brutales, ces jeux cruels... he Planetarium, Paris, Gallimard, 1959. 1 Voici le film que Pierre refuse de voir II ne verra pas qu eile n'y compte pas son fils dans le banc des accuses parmi de jeunes délinquants pales visages de petits vieux vicieux, regards sournois, insensibilité retard mental troubles du caractěre signes de dégénérescence accuses Vous étes le pere ? [ ] II n'a pas envie de s amuser avec eile a ce nouveau petit jeu si passionnant si excitant que ce soit pour eile — il y a la de quoi faire trembler sa voix » 2« II lui semble qu'il se produit en eile comme une sorte de mue, eile se transforme entiěrement, ďun seul coup et apparait toute pudique rougissante avec un regard purifie d'enfant confiant heureux II se sent touché. » Nathalie Sarraute, Le Planetarium, Paris, Gallimard, 1958.