Claude SIMON (*1913) Claudie Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960. LA ROUTE DES FLANDRES ... dans les aubes grises l'herbe aussi était grise couverte de rosée que je buvais la buvant par la tout entire la faisant entrer en moi tout entire comme ces oranges ou enfant malgré la défense que l'on m'en faisait disant que c'était sale mal élevé bruyant j'aimais percer un trou et presser, pressant buvant son ventre les boules de ses seins fuyant sous mes doigts comme de l'eau une goutte cristalline rose tremblant sur un brin incliné sous cette légre et frissonnante brise qui précde le lever du soleil reflétant contenant dans sa transparence le ciel teinté par l'aurore je me rappelle ces matins inous pendant toute cette période jamais le printemps jamais le ciel n'avait été si pur lavé transparent, les fins de nuits froides nous nous serrions l'un contre l'autre dans l'espoir de conserver un peu de chaleur encastrés l'un dans l'autre en chien de fusil je pensais qu'il l'avait tenue comme cela mes cuisses sous les siennes cette soyeuse et sauvage broussaille contre mon ventre enfermant le lait de ses seins dans mes paumes au centre desquelles leurs bouts rose thé mais humides brillants (quand j'éloignai ma bouche il était d'un rose plus prononcé vif comme irrité enflammé d'une matire grumeleuse meurtrie, un fil étincelant l'unissant encore a mes lvres, je me rappelle que j'en vis un minuscule sur un brin d'herbe laissant derrire lui une traînée lumineuse et métallique comme de l'argent, si petit qu'il le faisait a peine ployer sous son poids avec sa minuscule coquille en colimaçon chaque volute rayée de fines lignes brunes son cou fait aussi d'une texture grumeleuse en mme temps fragile et cartilagineuse s'étirant s'érigeant ses cornes s'érigeant mais rétractiles quand je les touchai pouvant s'ériger et se rétracter, elle qui n'avait jamais allaité désaltéré été bue par d'autres que des rudes lvres d'homme : au centre il y avait on pouvait deviner comme une minuscule fente horizontale aux bords collés d'ou pourrait couler d'ou jaillissait invisible le lait de l'oubli ) s'érigeant s'appliquant comme deux taches, comme les ttes des clous enfoncés dans mes paumes pensant Ils ont compté tous les os, pouvant semblait-il entendre mon squelette entier s'entrechoquer, guettant la montée de l'aube froide, agités d'un tremblement continu nous attendions le moment ou il ferait suffisamment jour pour qu'on ait le droit de se lever alors j'enjambai avec précaution les corps emmlés (on aurait dit des morts) jusqu'a l'allée centrale ou allaient et venaient les sentinelles aux colliers de métal comme des chiens: debout alors j'en avais encore pour un moment a trembler, grelottant, cherchant a me rappeler quelle est cette cérémonie ou ils sont tous étendus par terre rang aprs rang les ttes touchant les pieds sur les dalles froides de la cathédrale, l'ordination je crois ou la prise de voile pour les jeunes filles les vierges étendues de tout leur long de part et d'autre de la travée centrale ou passe dans les nuages d'encens le vieil évque semblable a une momie desséchée et couverte d'or, de dentelles, agitant faiblement sa main gantée d'amarante et baguée chantant d'une voix exténuée a peine audible les mots latins disant qu'ils sont morts pour ce monde et il parait qu'on étend alors un voile sur eux, l'aube uniformément grisâtre s'étendant sur la prairie et dans le bas un peu de brume stagnait au-dessus, du ruisseau mais ils ne nous permettaient de nous lever que lorsque le jour était franchement la et en attendant nous restions a grelotter tremblant de tous nos membres étroitement encastrés enlacés je roulai sur elle l'écrasant de mon poids mais je tremblais trop fébrile tâtonnant a la recherche de sa chair de l'entrée de l'ouverture de sa chair parmi l'emmlement cette moiteur légre touffue mon doigt maladroit essayant de les diviser aveugle mais trop pressé trop tremblant alors elle le mit elle-mme une de ses mains se glissant entre nos deux ventres écartant les lvres du majeur et de l'annulaire en V tandis que quittant mon cou son autre bras semblait ramper le long d'elle-mme comme un animal comme un col de cygne invertébré se faufilant le long de la hanche de Léda (ou quel autre oiseau symbolique de l'impudique de l'orgueilleuse oui le paon sur le rideau de filet retombé sa queue chamarrée d'yeux se balançant oscillant mystérieux) et a la fin contournant passant sous sa fesse repliée m'atteignant le poignet retourné posant sa paume renversée a plat sur moi comme pour me repousser mais a peine contenant mon impatience, puis le prenant l'introduisant l'enfouissant l'engloutissant respirant trs fort elle ramena ses deux bras, le droit entourant mon cou le gauche pressant mes reins ou se nouaient ses pieds, respirant de plus en plus vite maintenant le souffle coupé chaque fois que je retombais la heurtais l'écrasais sous mon poids m'éloignant et la heurtant elle rebondissait vers moi et a un moment il sortit mais elle le remit trs vite cette fois d'une seule main sans lâcher mon cou, maintenant elle haletait gémissait pas trs fort mais d'une façon continue sa voix changée tout autre que je ne connaissais pas c'est--dire comme si c'était une autre une inconnue enfantine désarmée gémissant se faisant entendre a travers elle quelque chose d'un peu effrayé plaintif égaré je dis Est-ce que je t'aime? je la heurtai le cri heurtant sa gorge étranglé elle parvint pourtant a dire : Non. La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960.