FRANCIS PONGE Pieces GALLIMAHD © Editions Gallimard, 1962. Í/INSIGNIFIANT « Qu'y a-t-il de plus engageant que l'azur si ce n'est un nuage, ä la clarté docile? Voilá pourquoi j'aime mieux que le silence une théorie quelconque, et plus encore qu'une page blanche un écrit quand il passe pour insignifiant. G*est tout mon exercice, et mon soupir hygiénique. » LE CHIEN Libre en allant je lis beaucoup, m'efforce par devoir de penöer par ma foi par deux fois sur ces traces. Amis..., voici...! (Si j'ai pu m'exprimer j'aurai quelques lecteurs.) ■■■■i. 7 LA ROBE DES CHOSES Une fois, si les objets perdent pour vous leur gout, observez alors, de parti pris, les insidieuses modifications apportées á leur surface par les sensationnels événements de la lumiěre et du vent selon ia fuite des nuages, Selon que tel oü tel groupe des ampoules du jour s'éteint ou s'allume, ces continuels frémissements de nappes, ces vibrations, ces buées, ces haleines, ces jeux de souffles, de pets légers. Aimez ces compagnies de moustiques á ľabri des oiseaux sous des arbres proportionnés á votre taille, et leurs evolutions á votre hauteur. Soyez émus de ces grandioses quoique délicats, de ces extraordinairement dramatiques quoique ordinaire-ment inapergus événements sensationnels, et change-ments á vue. Mais ľexplication par le soleil et par le vent, cons-tamment présente á votre esprit, vous prive de beau-coup de surprises et de merveilles. Sous-bois, aucun de ces événements ne vous fait arréter votre marche, ne vous plonge dans la stupefaction de ľattention dramatique, tandis que ľapparition de la plus banale forme aussítôt vous saisit, ľirruption d'un oiseau par exemple. Apprenez done á considérer simplement le jour, c'est-á-dire, au-dessus des. terres et de leurs objets, ces milliers d'ampoules ou fioles suspendues á un firmament, mais á toutes hauteurs et á toutes places, de 8 sorte qu'au lieu de le montrer elles le dissimulent. Et suivant les volontés ou caprices de quelque puissant Souffleur en scene, ou peut-étre les coups de vent, ceux que l'on sent aux joues et ceux que ľon ne sent pas, elles s'éteignent ou se rallument, et revetent le specta-teur en méme temps que le spectacle de robes changeant selon ľheure et le lieu. LE PIGEON Ventre nourri de grain, descends de ce côté, Ventre saint gris de pigeon... Comme un orage pleut, marche á trěs larges serres, Surplombe, empiěte le gazon, Ou d'ahord tu as rebondi Avec les charmants roucoulements du tonnerre. Déclare-nous bientôt ton col arc-en-ciel... Puis envole-toi obliquement, parmi un grand éclat d'ailes, qui tirent, plissent ou déchirent la couverture de soie des nues. 9 LE FUSIL D'HERBB Tel marche au bord de la route, ou sur ľétroit chemm de fer et de pierres qui la longe sur un côté, Tel mache á son bout le plus tendre, celui qui n'avait encore vu le jour, Tel mache le fusil d'herbe qu'il tire de sa juste-fourre, du fourreau poussiéreux que des racines retiennent au sol, Qui rejette le jus amer, et de sa main le tube vide. Le vent, l'ombre, le soleil passent des torchons, mettent tout en ordre dans cette piece de la nature. La veste ôtée, les manches de la chemise roulées au-dessus du coude, marchons jusqu'á ľendroit de notre repos, derriěre une haie au coin d'un herbage. Ici, faiŕe intervenir un bourdon... PARTICULARITÉ DES FRAISES Le bourgeon muqueux des fraises rougeoie sous les íeuilles basses. Collons-y les «roses » (débris cristallins) du Sucre... io Le trěřle du pédoncule tire avec lui, et gort de la fraise, un petit-pain de sucre relativement insipide. Betes, allez sur la fraise que je vous ai découverte! ĽADOLESCENTE Comme une voiture bien attelée tu as les genoux polis, la taille fine; le buste en arriěre comme le cocher du cab. Tu te transportes, tu te diriges; ton esprit n'est pas du tout séparé de ton corps. Pourquoi soudain ťes-tu arrétée? — Les deux ampoules d'un sablier peu á peu se comprennent. On jouit ä la gorge des femmes de la rondeur et fer-meté d'un fruit; plus bas, de la saveur et jutosité du mé m e. La crevette dans touš ses états LA CBEVETTE D1X FOIS (POUR UNe) SOMMEE ... C'est alors que du fond du chaos liquide et d'une épaisseur de pur qui se distingue toutefois mais assez mal de l'encre, parfois j'ai observe qui monte un petit signe d'interrogation, farouche. Ce petit monštre de circonspection, tapi tan tot d'aguet aux chambranles des portes du sous-marin séjour, que veut-íl, oů va-t-il? Arqué comme un petit doigt connaisseur, flacon, bibelot translucide, capricieuse nef qui tient du capri-corne, chassis vitreux gréé d'une anténně hypersensible et pleine d'égards, salle des fétes, des glaces, sanatorium, ascenseur, — arqué, capon, ä ľabdomen vitreux, habillé d'une robe á traine termmée par des palettes ou basques poilues — il procěde par bonds. Mon ami, tu as trop d'organes de circonspection. Ils te perdront. Je te comparerai d'abord á la chenille, au ver agile et lustre, puis aux poissons. A mon sac échapperont mieux ces stupides fuseaux de vitesse qui goütcnt, le nez aux algues. Tes organes de circonspection tc retíendront dans mon épuisette, si je ľextirpe asses iôt de ľeau — ce milieu interdit aux orifices debouches de nos sens, ce cuvier naturel —, iô ä moins que bonds par bonds retrogrades (j'allais dire rétroactifs, comme ceux du point d'interrogation), tu ne rentres aux spacieuses soupentes oú se realise ľassomp-tion, dans les fonds non mémorables, dans les hauteurs du songe, du petit ludion connaisseur qui caracole, pousse par quelle instigation confuse... La crevette, de la taille ordinaire d'un bibelot, a une consistance á peine inférieure á celie de ľongle. Elle pratique ľ art de vivre en Suspension dans la pire confusion marine au 'creux des roches. Comme un guerrier sur son chemin de Damas, que le scepticisme tout á coup foudroie, eile vit au milieu du fouillis de ses armes, ramollies, transformers en organes de circonspection. La téte sous un heaume soudée au thorax, abondam-ment gréée d'antennes et de palpes d'une finesse extravagante... Douée du pouvoir prompt, siégeant dans la queue, d'une rupture de ehiens ä tout propos. Tantôt tapie d'aguet aux chambranles des portes des sous-marins séjours, á peu pres immobile comme un lustre, — par bonds vifs, saccadés, successifs, retrogrades suivis de lents retours, eile échappe á la ruée en ligne droite des gueules dévoratrices, ainsi qu*á toute contemplation un peu longue, á toute possession ideale un peu satisfaisante. Rien au premier abord ne pent en étre saisi, sinon cette fagon de s'enfuir particuliěre, qui la rend pareille á quelque hallucination benigne de la vue... Assidue susceptible... 16 Primo : circonstances. Elle vit au comble de la confusion marine, dans un milieu interdit au contrôle de nos sens. Secundo : qualité. Elle est translucide. Tertio : qualité. Elle est embarrassée d'une profusion d'organes de circonspection hypersensibíes qui provoquent ses bonds en retrait au moindre contact. Hole élu de la confusion marine, une diaphanéité utile autant que ses bonds y ôte á sa presence méme immobile sous les regards toute continuité. Primo : le bond de la crevette, motif de cinématique. Provocation du désir de perception nette, exprimée par des millions ďindividus. Secundo : grace á son caractěre non de fuite, mais de hantise, ľ on arrive ä saisir peu á peu quoi : Tertio : un guerrier ďune allure particuliěre, dont les armes ramollies se sont transformées en instruments ďestime et de circonspection. Sa conquéte en enquéte. Quarto : mais, justernent, trop ďorganes de 'circonspection la conduisent á sa perte. Revelation par la mort. La mort en rose pour quelques élues. Chaque crevette compte un million de chances de mort grise, dans la gueule ou la poche ä sues digestifs de quelque poisson.., y Mais quelques élues, gráce á une elevation artifi-cielle de la temperature de Jeur milieu, connaissent une mort révélatrice, la mort en rose. Le révélateur de la crevette est son eau de cuisson. *7 J a dis, peut-étre, grace á toutes leurs armes, ces bětes connurent-elles une noble assurance... Mais on ne sait á la suite de quelle deception ou grande peur elles sont devenues si farouches. Pourtant elles n'ont pas encore pris ľhabitude de tourner le dos et de fuir. Elles reculent, faisant toujours face. Coiffée d'un casque, arrhée ďune lance, comme une petite pallas, á la fois fiěre et farouche, caponne mais non fugitive, entre" deux roches, entre deux eaux, au plus fort du remous des eaux, eile sort tóute arrhée; eile part en conquéte, en enquéte... Mais eile a trop d'organes de circonspection. Elle en sera trahie. Poursuivi par sa destinée, ou traqué par ses ennemis, un dieu naguěre entre autres nommé Palémon entra aus flots, y fut adopté : galěre évoluée, animal son propr© forcat, sans matelots pentarěme á branchies. Tantôt tapi d'aguet aux chambranles des portes du sous-marin séjour, coite épave, quasi morte, aux vergues sans repos, il táte sa liberie. Puis, pármi les circonvolutions ďeau froide au creux du cráne ouvert des roches, poussé par quelle instigation confuse se risque-t-il, ludion farouche, peut« étre convoqué par ífí seule attention? s8 Le corps arqué toujours prét á bondir á reculons, il progresse trěs lentement, et poursuivant toujours sa minutieuse enquéte, La téte sous un heaume soudée au thorax et ľ abdomen qui s'y articule comprimés dans une carapace mais vitreuse et flexible, Pattes-machoires, pattes ambulatoires, pattes-na-geoires, palpes, antennes, antennules : soit en tout dix-neuf paires ďappendices différenciés, Anachronique nef, tu as trop d'organes de circonspection, tu en seras trahie. A mon sac (de filet pour étre confondu par toi avec le liquide) échapperont mieux ces stupides fuseaux de vitesse qui goütent le nez aux algues et ne me lais-sent qu'un nuage de boue. A moins que bonds par bonds retrogrades, saccadés, imprévus comme ceux du cavalier dans la jungle d'un échiquier á trois dimensions, tu* ne réussisses une assumption provisoire dans les soupentes spacieuses du sónge, sous la roche ďoů je ne me relěve pas aussitôt décu. La crévette ressemble a cěrtaines hallucinations benignes de la vue, á forme de bátonnets, de virgules, d'autreg signes aussi simples, — et eile ne bondit pas ďune íacon diflérente. Cest la forme envolée et bonne nageuse ďune espéce representee dans les bas-fonds par íe homard, la lan-goustine, la langouste, et, dans les ruisseaux froids, par ľécrevisse. Mais est-elle plus heureuse? Cest une autre question... *9 Sa taille est bqaucoup plus réduite que celie de ces lourdes machines, sa diaphanéité est égale ä celie de ľongle, la consistance de son tegument á peine inférieure. Gréée d'antennes et antennules, palpes, pattes-máchoires, etc.. hypersensibles, toute sa force reside dans sa queue, prompte et qui ľautorise á des bonds qui déroutent la vue, et la sauvent de la ruée en ligne droite des gueules dévoratrices. Toutes les cases d'un échiquier ä trois dimensions lui sont permises, par bonds varies et imprévus. Mais ces bonds sont retenus, sa fuite n'est pas loin-taíne, ses mceurs la condamnent étroitement á tel ou tel creux de roches. Pas beaucoup plus mobile qu'un lustre, eile est done ľhôte élu de la confusion marine au creux des roches. C'est, dans un compartiment supérieur de ľenfer, un étre victime ďune damnation particuliěre. II täte sans cesse sa liberté, il obsěde le vide. Gréé ďappendices hypersensibles et encombrants, il y est étroitement condamné par ses mceurs. Prodigieusement armé, jusqu'aux plus minuscules articles, sa consistance est pourtant inférieure encore á celie d'un ongle, Sa fuite n'est pas longue, ses bonds sont retenus, et sans cesse il revient aux lieux ou sa susceptibilité est mise á ľépreuve... Un compartiment de ľenfer : le creux des roches dans la mer, avec ses divers hôtes, victimes de damnations particuliěres. Condamnation d'un étre en ce milieu de la pire confusion marine, au creux des roches. 20 Par quelle instigation confuse quittes-tu ces bords, portée par le flot au milieu des ondulations qui se eontre* disent sans cesse et sans pitie? Gréée d'antennules plus fines qu'une lance de Don Quichotte, vétue de cap en queue d'une cuirasse mais translucide et de la consistance de ľongle, il semble que sa cargaison charnelle soit quasi nulle... Plusieurs qualités ou cirčonstances font de la cre-vette ľobjet le plus pudique qui soit au monde, celui qui met le mieux la contemplation en défaut. D'abord eile se montre le plus fréquemment aux lieux oú la confusion est toujours ä son comble : au creux des roches sous-marines oů les ondulations liquides sans cesse se contredisent, parmi lesquelles ľceil, dans une épaisseur de pur qui se distingue mal de ľenere, malgré toutes ses peines n'apercoit jamais rien de súr. Ensuite, pourvue d'antennes hypersensibles, eile rompt á tout contact. Ce sont des bonds trěs vifs, saccadés, retrogrades, suivis de lents retours. C'est pourquoi cet arthropode supérieur s'apparente á quelque hallucination benigne de la vue provoquée chez ľhomme par la fiěvre, la faim ou simplement la fatigue. En fin, autant que ces bonds, qui la retirent aux cases les plus imprévues de ľéchiquier á trois dimensions, — une diaphanéité utile ôte, merne á sa presence immobile sous les regards, toute continuité. 21 ... Elle rougit de mourir d'une certaine facon, par {'elevation de la temperature de son milieu,,, Rien de plus connaisseur, rien de plus discret. Un dieu traqué entra aux flotd. Une galere ayant sombre évolua. De la rencontre de ces deux désastres une bete naquit, á jamais circonspect*»: La crevette est ce monštre de cireonspection. LA CREVETTE EXAGEREE L'on ne peut concevoir ďendroit á ton insu, étendue ä plat ventre, au toit transparent d'insecte, obtecté de touš les details de ľunivers, chassis vitreux gréé d'une anténně hypersensible et qui va partout, mais respectueuse de tout, sage, stricte, farouche, orthodoxe, inflexible. Crevette de ľazur et de ľintérieur des pierres, monstr© & la prompte queue qui déroute la vue; sceptique, arquée, douteuse, fictive, caponne crevette, qu'un periscope plein ďégards universellement renseigne, mais se rétracte ä tout contact, fugace, non géneur, ne s t up é San t rien, pas le moindre battement de barbe de coelentéré, ni la moindre plume,,., voltigeant á leur guise. Monštre tapi ďaguet, aux aguets de tout, aux aguets de la découverte de la moindre parceíle ďétendue, du moindre territoire jusqu'alors inconnu, par le plus quelconque des promeneurs; guetteuse et pourtant calme, assurée de la valeur, célérité et justesse de ses instruments ďinspection et ďestime : rien de plus connaisseur, rien de plus discret. a3 Mystérieux chassis, cadre de toutes choses, stable, immobile, détendu, indépendant de la froide activité de ľceil et du tact, promenant quelque chose comme le pinceau lumineux d'un pharei en plein jour, et cepen-dant le coup de son, passage est sensible, perc,u á date fixe aux endroits les plus déserts, les plages, les hautes mers de la terre, le theatre intérieur aux pierres, — Et jusqu'aux lieux oů la solitude vue de trois quarts dos marche sans prendre garde au regard qui s'en abreuve, comme * une mante religieuse, ou tout autre fantome á petite tete attachée á un corps pro-meneur, — sans but, avec sérieux et une sorte de fatalitě dans sa demarche, avec des voiles ou des membranes pour moins préciser sa forme. Majestueusement, sentant passer sur sa face le coup lumineux du phare de ľétendue, mais sans retard, impassiblement, sans grimace, causant un appel ďair de noblesse et de grandeur, sorte ď ombre ou de statue me précédant de quelques metres seulement : Ce pouvait étre un étre humain, une figure ďallé-gorie, ou une sauterelle, quoiqu'elle ne procedat point par détentes ni par sauts, mais par une demarche continue, les pieds posant ä plat alternativement sur le sol, la face dont on ne voyait qu'un profil perdu pouvant étre aveugíé, et ses voiles ľhabillant de telle sorte que le volume de ses membres en soit fort accru, et le tout faisant constamment ľondulation ou le geste propre ä se faire suivre, Non Seulement par les tourbillons du sable, mais derriěre quoi marche, la suivant de ľceil et du pas, avec un sentiment-de—respeetueuse allégresse, Sans 24 obligation, saňs tristesse, assure de sa muette protection, Ses voiles permettant de la suivre, de ne la point perdre de vue sans pour cela devoir déconsidérer le paysage, — eile conservant toujours son avance, sa pose, et ne tournant jamais la tete, — un Komme, un enfant promeneur, ne se sentant point contraria par la route qu'on lui fait suivre, ni par Failure que ľon soutint, ni par la longueur de la promenade, Et á qui tout á coup, toutes sortes de vents — Iors-qu'il s'assit sur le bord de la dune, ce qui se produisit děs que !a fatigue lui eut conseillé le repos et la resignation á ce que ľon appelle prendre conscience de soi-měme —, toutes sortes de vents et de souffles d'une temperature délicieuse s'adresserent alors, l'entourant et lui gardant fidělement la face, les chevilles, les poi-gnets et les joues, pendant ľassomption de la langouste dans ľazur. UEU DE I-A SALICOQUE Lá, ľonde qui retourne á sa propre rencontre et que «a propre famílie aussitôt rabroue, salive...; eile regimbe et se dit qu'elle a tort. Elle se livre au désespoir, montre des échevellements, des resoudures autogenes, etc... (Absurde confusion de la pesanteur.) Cest lá, au milieu de ľincessant remords, de ľinces-sant remue-ménage du remords (le contraire du ménage de la vie bourgeoise), du permanent repentir, c'est lá, oů la houle persiste, oů s'agitent les froids bouillons (tandis qu'un caillou trěs rassuré et rassurant tombe au fond), que la crevette est étroitement condamnée par ses moeurs. (Remords, quoi? — Remords sa queue.) Cest Iá, Dans ľonde remuée, Par-mi les froids bouillons (consequence aussi ďune difference de chaleur qui fait démarrer, met en branie, met en route les vents et par suite les vagues), Pármi ľabsurde confusion de la pesanteur, en jeu, en lutte avec d'autres forces... (Ce jeu : propremen,t celui du pendule). 26 Cest-á-dire un équilibre lent á s'établir, qui se dépasse, se redépasse, etc».) Cest lá, c'est lá que la crevette á vivre... ( Le fait que la vie est un phénoměne chimique explique aussi la confusion qui la caractérise, la lutte incessante des corps les uns avec les autres. Cela va ensemble. Et les repentirs. Le remords.) ... est étroitement condamnée parses moeurs. H semble evident que la crevette pergoit la confusion, les contradictions incessantes du milieu oů eile vit, tandis que pour les poissons c'est le calme plat : ils ne sont génés en aucune facon par les influences contradictoires et il semble qu'ils n'aient pas á les per-cevoir. S'ils sont génés par quelque chose, il semble que ce soit plutôt par la consistance du milieu, ľépaisseur de ľair qu'ils ont á respirer. On les voit la gueule béante, ľceil exorbité, Ils paraissent vivre constamment á la limite de ľasphyxie et de la resurrection. Cest que la respiration chez eux comporte une usi-nation compliquée. II faut qu'ils dissocient ľair dans ľeau, II est probable que la plus grosse partie de leur effort consiste á cela, y est employee. (Ici je pense á moi, dont la plus grande partie du temps est occupée á tenter de respirer économiquement : á gagner de ľargent. II y faut neuf heures par jour... Alors que ďautres respirent si aisément: ils ont pour cela ľargent dans leur poche, cet oxygene... Mais nous, il faut qu'á grand'peine nous extrayions ľargent du travail, des heures, de la fatigue.) 27 ... Mais la crevette, ce n'est pas cela. Non : il semble que si eile éprouve de la peine, ce ne soit pas á respirer, mais á se maintenir au milieu des courants contraires, qui la bousculent contre les roches... Ce soit aussi á fuir, en raison du caractěre encombrant de ses trop nomhreux organes de circonspection. (Gene qui me fait aussi penser á moi: nous en connais-sons de semblables, dans une époque privée de foi, de rhétorique, ď unite d*action politique, etc., etc.) Ainsi, tandis que d'autres formes, gainées, cerňées ďun contour simple et ferme, traversent seulement ces allées sous-marines (ces salles, ces cabinets, ces godets sous-marins) en sombres ou brillants ou pail-letés, en tout cas opaques fuyards sans retour, — au cours de migrations mystérieuses aussi déterminées sans doute que Celles des constellations —, la crevette, á peu pres immobile comme un lustre, les baňte, y semble étroitement condamnée par ses moeurs. Son auclace la reconduit constamment au lieu d'ou sa terreur aussitôt la retire. Elle compose avec chacun de ces creux de roches une unite esthétique (pas seulement esthétique) permanente, grace á sa densité particuíiěre et á la diapha-néité de sa chair; aux complications de son contour qui s'y accrochent ét intěgrent comme par mille dents d'engrenage; grace aussi aux bonds retenus qui ľy maintiennent (mieux encore sans doute que ľimmobi-lité). Comme le premier des cristaux qui se forment d'un liquide, comme la premiere constellation ďune nébu- 28 leuse, eile est ľHôte pur, l'Hôte par excellence, ľHôte élu, assorti á ce milieu. Or eile ne cesse de le táter, de le prospecter, de le sonder, de le scruter, d'y tátonner, d'y mener une minu-tieuse et., tatillonne enquéte, d'y craindre (de tout y craindre), d'y ressentir douleurs et angoisses, de le découvrir, de le hanter, en fin de le rendre habite. Si parfois eile oublie les chaines de sa nature et teňte* de s'élancer á la maniere des poissons, eile s'apercoit vite de son erreur : c'est lá, et c'est comme cela qu'elle est condamnée á vivre... Elle est le lustre de la confusion. Elle est aussi un monštre de circonspection. (Ainsi, ä son instar, dans les époques troublées, le poéte.) II faut signaler encore que la crevette est ľ ombre envolée, la forme capable ďenvol, — moindre, ténue et bonne nageuse — d'une espěce representee dans les bas-fonds par la langouste, la langoustine, le homard, et dans les ruisseaux froids par ľécrevisse : toutes bétes beaucoup plus épaisses, grosses, fortes, cuirassées, terre á terre. Elle est comme ľombre translucide et en plus petit, mais par merveille aussi materielle, de ces énormes existences et lourdes machines. Est-ce á dire que son sort soit plus heureux? Jadis, peut-étre grace á toutes ses armes connüt-elle une noble perfection et assurance, mais, á la suite d'on ne sait quelle deception ou grande peur, eile est devenue extrémement farouche... 29 Le bond de la crevette : saut de côté» inattendu, comparable á celui du cavalier dans la jungle des échecs; •saut qui lui permet de s'écarter de ľattaque en ligne droite des gueules dévoratrices. Bonds saccadés et obliques. Rompre á tout contact, sans bondir pourtant hoxs de vue (c'est plutôt lorsqu'elle ne bouge pas qu'on la perd de vue), se représenter aussitôt de facon á provo-quer le doute non sur son identite mais sur la possibiKté á ses dépens ďune etude ou contemplation un peu lon-gue, enfin qui aboutisse á une sorte de prise de possession esthétique... Provocation ainsi du désir ou besoin de perception nette... Pudeur de ľobjet en tant qu'objet. Enfin, si armée soit-elle, si douée de perfection, eile a besoin ďúne revelation pour devenir de sa propre identite tout ä fait affirmative : et cette revelation peu d'individus pármi ľespece la connaissent : par une mort privilégiéei la mort en rose, á ľoccasion de l'élé-vation (vraiment peu habituelle) de leur milieu naturel á une haute temperature. Le révélateur de la crevette est son eau de cuisson. lA CREVETTE PREMIERE La pire confusion marine au creux des roches comporte un étre de la taille du petit doigt, de la consistance de l'ongle, dont rien qu'une facon de s'enfuir particuliere au premier abord ne peut étre saisi. Doué du pouvoir prompt, siégeant dans la queue, d'une rupture de chiens á tout propos, '■— par bonds vifs, imprévus, saccadés, retrogrades suivis de lents retours, il échappe á la ruée en ligne droite des gueules dévoratrices comme á toute contemplation. Une diaphanéité utile autant que ses bonds ôte d'ailíeurs á sa presence méme persistante sous les regards toute continuité. Mass la fatalité, ou sa mánie, ou son audace, le recon-duit incessamment á ľendroit d'ou sa terreur aussitôt le retire. Tandis que d'autres hôtes, d'un contour simple et ferme, traversent seülement les grottes sous-marines en sombres ou pailletés, en tout cas opaques fuyards sans retour, la crevette, á peu prés immobile comme un lustre, y semble étroitement condamnée par ses mceurs. Elle git au milieu du fouillís de ses armes, la tete sous un heaume soudée au thorax, abondamment «i» gréée ďantennes et de palpes ďune susceptibility extravagante. ô translucide nef, insensible aux amorces, tu as trop d'organes de circonspection : tu en seras trahie. De mon sac se sauveront mieux ces stupides fuseaux de vitesse qui goütent le nez aux algues et ne me laissent qu'un nuage de boue, — tandis que tu ne reüssis qü'üne assomption provisoire dans les soupentes spacieuses sous la röche ďoů je ne me relěve pas aussítôt décu. LA CRHVETTE SECONDE Plusieurs qualités ou circonstances font Tun des objets les plus pudiques au monde et le gibier le plus farouche peut-étre pour la contemplation d'un petit animal qu'il importe sans doute moins de nommer ďabord que ďévoquer avec precaution, de laisser s'engager de son mouvement propre (aux fosses, aux galeries) dans le conduit des circonlocutions, ďatteindre enfin par la parole au point dialectique ou le situent sa forme, son milieu, sa condition muette et ľexercice de sa profession juste. Admettons-le d'abord : parfois il arrive qu'un homme á la vue troublée par la fiěvre, la faim ou simplement la fatigue subisse une passagěre et sans doute benigne hallucination : par bonds vifs, saccadés, successifs, retrogrades suivis de lents retours, il aper^oit ďun endroit ä ľautre de ľétendue de sa vision remuer ďune fagon particuliěre une sorte de petits signes assez peu marques, translucides, á formes de bátonnets, de virguíes, peut-étre ďautres signes de ponctuation, qui, sans lui cacher du tout le monde, ľoblitôrent en quelque facon, s'y déplacent en surimpression, enfm donnent envie de se frotter les yeux afin de rejouir par leur eviction ďune vision plus nette. 33 Or, dans le monde des representations extérieures, parfois un phénoméne analogue se produit: la crevette, au sein des flots qu'elle habite, ne bondit pas d'une facon différente, et comme les tach.es dont je parlais tout á ľheure étaient ľeffet ďun trouble de la vue, ce petit étre semhle d'abord fonction de la confusion marine. II se montre d'ailleurs le plus fréquemment aux endroits ou, meme par temps sereins, cette confusion est toujours ä son comble : aux creux des roches, ou les ondulations liquides Sans cesse se contredisent, parmi lesquelles ľceil, dans une épaisseur de pur qui se distingue mal de ľencre, malgré toutes ses peines n'apergoit jamais rien de súr. Une diaphanéité utile autant que ses bonds y ôte enfrn á sa presence meine immobile sous les regards toute continuité. L'on se trouve ici exactement au point ou il importe qu'á la faveur de cette difficulté et de ce doute ne prévale pas dans ľesprit une lache illusion, grace á laquelle la crevette, par notre attention dégue presque aussitot cédée á la memoire, n'y serait pas conservée plus qu'un reflet, ou que ľombre envolée et bonne nageuse des types d'une espěce representee de facon phis tangible dans les bas-fonds par le homard, la langouste, la lan-goustine, et par ľécrevisse dans les ruisseaux froids. Non, á n'en pas douter eile vit tout autant que ces chars malhabiles, et connait, quoique dans une condition moins terre á terre, toutes Ies douleurs et les angoisses que la vie partout suppose... Si ľextréme complication interieure qui les anime parfois ne doit pas nous empě-cher d'honorer les formes les plus caractéristiqueä d'une stylisation á laquelle elles ont droit, pour les traiter au besoin ensuite en idéogrammes indifferente, il ne faut pas pourtant que eette utilisation nous épargn© 34 les douleurs sympathiques que la constatation de la vie provoque irrésistiblement en nous : une exacte comprehension du monde animé sans doute.est ä ce prix. Qu'est-ce qui peut d'ailleurs ajouter plus ďintérét á une forme que la remarque de sa reproduction et dissemination par la nature á des millions d'exemplaires á la méme heure partout, dans ies eaux copieuses du beau comme du mauvais temps? Que nombre d'indivi-dus pátissent de cette forme, en subissent la damnation particuliěre, au méme nombre d'endroits de ce fait nous attend la provocation du désir de perception nette. Objets pudiques en tant qu'objets, semblant exciter le doute non pas tant chacun sur sa propre realite que sur la possibilitá á son égard d'une contemplation un peu longue, d'une possession ideale un peu satisfai-sante; pouvoir prompt, siégeant dans la queue, d'une, rupture de chiens á tout propos : sans doute est-ce dans la cinématique, plutôt que dans l'architecture par exemple, qu'un tel motif eníin pourra étre utilise.., Ľart de vivre ďabord y devait trouver son compte : il nous fallait relever ce défi. Pieces. 2. LA MAISON PAYSANNE J'entre d'abord par une profonde étabíe obscure oů ľon voit mal en particulier trois chěvres plutôfc grandes puis de nombreux objetä bruts en bois dans les marrons á la Rembrandt; j'y trouve une sorte d'esca-lier de bois par oü je monte á ma chambre qui s'ouvre par la deuxiěme porte sur le couloir, si bien que je ne couche pas sur ľodeur de ľétable mais au-dessus d'une salle d'habitation qu'occupe notamment ľhorloge dont la boite louche au plafond, II y a dans !a maison une vieille paysanne de quatre-vingt-cinq ans dans son armoire-lit (lit-placard), qui va mourir de sa vie sans avoir jamais été malade, et ses deux filles de quarante á cinquante ans, exacte-ment de la méme taille, assez courte : le corps entier de ľainée penche á gauche, tandis que la seconde a un ceil fermé et toute la face plissée vers ľautre pour cflsavpr de le fermer aussi. Par attention pour moi, qui suis leur seul pension-naire, elles ont place leur table ronde contre le mux sous ma fenétre, ďoů je vois la crosse d'une route, á gauche, et en face un horizon court et haut, décoré pour les 36 premiers plans ďun arbre á cerises, et plus loin d'un champ de balais (sorte de genéts). Tout cela tremble fortement par grand vent, comme un fagot. La mrit, je irľéclaire á la bougie, dans cette cabane de granit et de sapin. II fait grand vent : cela menace et gémit aux portes, triomphe rageusement et ruisselle dans les feuilles en face : une fameuse tournée... La fenétre est ouverte, le ciel tout á fait net. L'ornant, des points et des broderies, comme un napperon étoilé. Ni la musique de Pythagore, ni le silence effrayant de Pascal : quelques choses trěs proches et trěs précises, comme une araignée doit apercevoir de ľintérieur sa toile quand il a plu et que des gouttelettes á chaque croisillon brillent. LA FENĚTRE VALUATIONS AVANT T HEME Harem noinbreux du jour Humilíant tribut Niches au ciel vouées á raison ďun millier par rues. ô préposées aux cieux avec vos tabliers. Bleues contusions Ecchynioses. Fantômes immobiliers. Appareils du íaux-jour et de ľímparfaite reflexion. Foyers ďardeurs de ílainmes froides. Nouvel átre. 38 Attenuation au possible des murs, Áu fond de chaque piece de toute habitation se doit au moing une fenétre, En soie de paravent Un foyer d'ardeurs de flammes froides, de douce et plaintive harmonie, Le corps plaintif d'une femme de Barbe-Bleue-le-Jour (II Giorno). Par ton corps en quartiers á bras-le-corps tenu tu subis une passion á intempéries. ö punchs! Ô ponches! Ponches dont jour et nuit flamboie la barbe bleue! Détenue au fond de chaque piece sous une penderie, Par ľhôte dont les soitts opposes á la nue ťauront le temps qu'il vit lavée entretenue 39 réparée sans cesse maintenue. Par le propre ma^on porte aux ruines ouverte. Sous un voile tu as poings liés sur le milieu du corps et de grands yeux élargis jusqu'á ľextréme cadre de ton corps. Lorsque d'un tour de main je délie ta poignée Ému intrigue lorsque de toi je m'approche, Je ťouvre en reculant le torse comme lorsqu'une femme veut m'embrasser. Puis tandis que ton corps m'embrasse et me retient, Que tu rabats sur moi tout un enclos de voiles et de vitres, tu me caresses, tu me déeoiffes; Le corps posé sur ton appui mon esprit arrive au dehors. POĚME OH BLEUS PAR TOUT LE CORPS DES BASTIONS AUX CIEUX TRACES DES HORIONS DE ĽAZUR CURIEUX DE TOUTE HABITATION TU INTRRROMPS LE MUR PAR LE PROPRE MAQON PORTE AUX RUINES OUVERTE (.ONJOINTE SOUS UN VOILE AUX ROIS EXTERIEURS PAGE DE POESIE MAIS NON QUE JE L E VEUILLK PONCHESDONT JOUR ET NUIT FLAMBOIE LA BARBEBLEUE LA CLARTÉ I> V DEHORS M * A S S O M M E ET MF. DÉTRUIT RIEN QUE n'eN POINT ÉMETTRB ET Ou'ELLE SOIT LA SEULE FAIT QUE JE LA SUBIS. 4i PARAPHRASE ET POESIE Carrément avoués au ciel sur les facades de nos bätiss es, nous pouvons les voiler de ľintérieur, ces fautes moins qu'á demi pardonnées dans la continuité des parois; elles n'en sont pas moins pour nous une nécessité ineluctable, et ľaííiche au grand jour de nos faiblesses pour lui. Qu'on en compte une au moins dans chaque piece de nos demeures nous oblige á multiplier, pour Ies répartir réguliěrement dans nos murs, ces appareils du faux-jour et de ľimparfaite reflexion. Pages de poesie, mais non que je le veuille... Résignons-nous děs lors á la briliante opportunité d*un vitrage moins capable de définir son objet que de restituer par reflets infranchissables á la fois notre image sensible et son idee. Pour ľhôte au demeurant n'étant meilleur systéme de s'en remettre au jour qui le doit éclairer, Le manque seul d'un mot,' rendant plus explicite ľatténuation au possible des murs, fasse de votre corps 4a un texte translucide, ô préposées aux cieux avec vos tabliers! Faiblesse non dissimulée Qui nous par&it démesuráe Bien qu'elle soit tout accordée Aux regards de trop de pareiííes, LA FENÉTRE DE TOUT SON CORPS RIMANT AVEC &TRE MONTRE LE JOUR Puis nous aidant á respirer Nous conjure ľair pénétré De ne plus tant y regarder Par grace á la fin entr'ouverte. LA DERNÍĚRE SIMPLICITĚ L'appartement de notre grand-mere avait été réduit quelques années avant la fin de sa vie, tronqué de sa plus grande piece au profit ďune veuve énorme et sanguine. Des trois pieces qui lui restaient eile n'occupait plus, chacune á son heure, qu'un coin. Dans la chambre, le désordre était limite au lit. Ses fenétres donnaient au-dessus des faítes d'un jardin sans humiditě, dans un ciel toujours beau mais Selon la saison d'azur ou de pervenche, parfois aussi pále en hiver que son petit crachoir émaillé. ... A peine plus foule, le tapis du petit salon. Dans la chambre, malgré quelques heures actives, plus aucun désordre. Je m'y assis une partie de la nuit, non loin d'une fenétre entrebäillée. Elle ne remuait plus, au milieu de son lit retiree autant que possible. Mais alors tout s'est ra-pidement modifie. La chambre d'un mort devient en quelques heures une Sorte de garde-manger. Pas grand'chose, plus personne : une sorte de scoria de fcetus, de baby terreux, á qui Ton n'est plus tenté du tout d'adresser la parole, — pas plus 44 qu'au baby rouge brique qui sort de sous le ventre d'une accouchée. LA BARQUE La barque tire sur sa longe, hoche le corps d'un pied sur l'autre, inquiěte et tétue. comrae un jeune cheval. Ce n'est pourtant qu'un assez grossier receptacle, une cuiller de bois sans manche : mais, creusée et cintrée pour permettre une direction du pilote, eile semble avoir son idée, comme une main faisant le signe couci-cou^a. Montée, eile adopte une attitude passive, file doux, est facile á mener. Si eile se cabre, c'est pour les besoins de la cause. Láchée seule, eile suit le courant et va, comme tout au monde, á sa perte tel un fétu. i4 JUILLET Tout un peuple accourut écrire cette journée sur ľ album de ľhistoire, sur le ciel de Paris. D'abord c'est une pique, puis un drapeau tendu 45 par le vent de ľassaut (ďaucuns y voient une baion-nette), puis — pármi d'autres piques, deus fiéaux, un ráteau — sur les rayurea verticales du pantalon des sans-culottes un bonnet en signe de joie jeté en 1» • air. Tout un peuple au matin le soleil dans le dos. Et quelque chose en ľair á cela qui preside, quelque chose de neuf, d'un peu vain, de candide : c*est ľodeur du bois blanc du Faubourg Saint-Antoine, — et ce J a d'ailleurs la forme du rabot. Le tout penche 79 lat ion philosophique; puis, touš deux furent mis á mort par ľempereur barbare Théodoric, en 525 (barbare et ťhrétien, je suppose). Cela fait, il fallut attendre plusieurs siěcles pour que ľon rebaisse 3es yeux et regarde á nouveau par terre; jusqu'a ce qu'un beau jour en fin (selon Du Ganges -:-« Iceily du Rut trouva un petit sachet oú il y avait mitraille, qui est appelée billon. » La belle affaire! Pour ma part, ces jours-ci, j'ai trouvé cette figue, qui sera ľun des elements de ma consolation materialisté. Non du tout qu'entre temps plusieurs tentatives n'aient été faites (ou approximations — en sens inverse — tentées) dont les souvenirs ou vestiges restent tou-chants. Ainsi avez-vous pu, comme moi, rencontrer dans la Campagne, au creux ďune region bocagere, quelque église ou chapelle románe, comme un fruit tombé. Bätie sans beaucoup de facons, ľherbe, le Temps, ľou-bli ľont rendue extérieurement presque informe; mais parfois, le portail ouvert, un autel rutilant luit au fond. La moindre figue sěche, la pauvre gourde, á la fois rustique et baroque, certes ressemble fort á cela, ä ceci pres, pourtant, qu'elle me paraít beaucoup plus sainte encore; quelque chose, si vous voulez, — dans le merne genre, bien que ďune modestie inégalable —, comme une petite idole, dans notre sensibilité, ďune réussite á tous égards plus certaine : incomparablement plus anoienne et moins inaetuelle á la fois. 180 Si je désespere, bien súr, d'en tout dire, si mon esprit, avec joie, la restitue bientôt á mon corps, ce ne soit done sans lui avoir rendu, au passage, le bref culte á ma fagon qui lui revient, ni plus ni moins intéressé qu'il ne faut. Voilä ľun des rares fruits, je le constate, dont nous puissions, á peu de chose pres, manger tout : ľenve-loppe, la pulpe, la graine ensemble concourant á notre delectation; et peut-étre bien, parfois, n'est-ce qu'un grenier á tracasseries pour les dents : n'importe, nous ľaimons, nous la réclamons comme notre tétine; une tétine, par chance, qui deviendrait tout á coup comestible, sa principále singularitě, á la fin du compte, étant d'etre ďun caoutchouc desséché juste au point qu'on puisse, en accentuant seulement un peu (incisive-ment) la pression des máchoires, francbzr la resistance — ou plutôt non-résistance, ďabord, aux dents, de son enveloppe — pour, les lěvres déjá sucrées par la poudre ďérosion superfieielle qu'elle ofíre, se nourrir de ľautel scintillant en son intérieur qui la remplit toute ďune pulpe de pourpre gratifiée de pépins. Ainsi de ľélasticité (ä ľesprit) des paroles, — et de la poésie comme je ľentends. Mais avant de finir, je veux dire un mot encore de la fagon, particuliěre au figuier, de sevrer son fruit de sa branche (comme il faut faire aussi notre esprit de la lettre) et de cette sorte de rudiment, dans notre bouche : ce petit bouton de sevrage — irrédurtible — qui en résulte. Pource qu'il nous tient tete, sansdoute n'est-ce pas granďchose, ce n'est pas rien. 181 Posé en maugréant sur le bord de ľassiette, ou márhonné sans fin comme on fait des proverbes : absolument compris, c'est čgal. Tel soit ce petit texte : beaucoup moins qu'une figue (on le voit), du moins á son honneur nous reste-t-il, peut-étre. Par nos dieux immortels, cber Symmaque, ainsi eoit-il. LA CHĚVRE « Et fli ľenfer est fable au centre de la terre, II est vrai dans mon sein. » (Malherbe.) Ä Odette. Notre tendresse á la notion de la chěvre est immediate pource qu'elle comporte entre ses pattes gréles — gonflant la cornemuse aux pouces abaissés que la pauvresse, sous la carpette en guise de chále sur son échine toujours de guingois, incomplětement dissimule — tout re lait qui s'obtient des pierres les plus dures par le moyen brouté de quelques rares herbes, ou pam-pres, d'essence aromatique. Broutilles que tout cela, vous ľavez dit, nous dira-t-on. Certes; mais á la vérité fort tenaces. Puis cette clochette, qui ne s'interrômpt. Tout ce tintouin, par grace, eile a ľheur de le croire, 183 en faveur de son rejeton, c*est-á-dire pour ľélevage de ce petit tabouret de bois, qui saute des quatre pieds sur place et fait des jetás battus, jusqu'á ce qu'á ľexemple de sa měře il se comporte plutôt comme un escabeau, qui poserait ses deux pieds de devant sur la premiére marche naturelle qu'il rencontre, afin de brouter toujours plus haut que ce qui se trouve á sa portée immediate. Et fantasque avec cela, tetu! Si petites que soient ses comes, i! fait front. Ah! ils nous feront devenir chevres, murmurent-e]les — nourrices assidues ét princesses lointaines, á ľimage des galaxies — et elles s'agenouillent pour se reposer. Tete droite, ďaiíleurs, et lie regard, sous les paupiěres lourdes, fabuleusement étoilé. Mais, décni-cifiant ďun brusque effort leurs membres raides, elles se relěvent presque aussitot, car elles n*oublient pas leur devoir. Ces belles aux longs yeux, poiíues comme des bétes, belles á la fois et butées — ou, pour mieux dire, belzé-buthées — quand elles bélent, de quoi se píaignent-elles? de quel tourment, quel tracas? ' Comme les vieux célibataires elles aiment le papier-journal, le tabac. Et sans doute faut-il parier de corde á propos de chôvres, et merne — quels tiraillements! quelle douce obstination saccadée! — de corde usée jusqu'á la corde, et peut-étre de měche de fouet, Čette barbiche, cet accent grave.» Elles obsědent les rochers. i84 Par une inflexion toute naturelle, psalmodiant děs lors quelque peu — et tirant nous aussi un peu trop sur la corde, peut-étre, pour saisir ľoccasion verbale par les cheveux — donnons, le níenton haut, ä entendre que chěvre, non loin de cheval, mais feminine á ľaccent grave, n'en est.....qu'jane modification modulée. qui ne cavale ni ne dévale mais grimpe plutôt, par sa derniěre syllabe, ces roches abruptes, jusqu'á ľaire ďenvol, au nid en suspension de la muette. Nulle galopade en vue de cela pourtant. Point ďemportement triomphal. Nul de ces bonds, stoppés, au bord du precipice, par le frisson d'échec á fleur de peau du chamois. Non. D'etre parvenue pas á pas jusqu'aux cimes, conduite la de proche en proche par son etude — et d'y porter á faux — il semble plutôt qu'elle s'exeuse, en tremblant un peu des babines, humblement. Ah! ce n'est pas trop ma place, balbutie-t-elle; on ne m'y verra plus; et eile redescend au premier buisson. De fait, c'est bien ainsi que la chěvre nous apparait le plus souvent dans la montagne ou les cantons ďéshé-rités de la nature : accrochée, loque animale, aux buis-sons, loques végétales, accrochés eux-memes ä ces loques minérales que sont les roches abruptes, les pierres déchiquetées. Et sans doute ne nous semble-t-elle si touchante que pour n'etre, d'un certain point de vue, que cela : une loque fautive, une harde, un hasard miserable; une approximation désespérée; une adaptation un peu sordide á des contingences ellcs-mémes sordides; et presque rien, finalement, que de la charpie. 185 Et pourtant, voici la machine, ďuň modele cousin du nôtre et done cfaérie fraternellement par nous, je veux dire dans le régne de ľanimation vagabonde dôs longtemps con§ue et mise au point par la nature, pour obtenir du lait dans les plus sévěres conditions, Ce n'est qu'un pauvre et pitoyable animal, sans doute, mais aussi un prodigieux organisme, un étre, et il fonc-tionne. Si bien que la ehěvre, comme toutes les creatures, est á la fois une erreur et la perfection accomplie de cette erreur; et done lamentable et admirable, alar-mante et enthousiasmante tout ensemble. Et nous? Certes nous pouvons bien nous suffire de la táche ďexprimer (imparfaitěment) cela. Ainsi aurai-je chaque jour jeté la ehěvre sur mon bloc-notes : croquis, ébauche, lambeau ďétude, — comme la ehěvre elle-méme est jetée par son proprié-taire sur la montagne; contre ces buissons, ces rochers — ces fourrés hasardeüx, ces mots inertes — dont ä premiere vue eile se distingue á peine. Mais pourtant, á ľobserver bien, eile vit, eUe bouge un peu. Si ľon s'approche eile tire sur sa corde, veut s'enfuir. Et il ne faut pas la presser beaucoup pour tirer d'elle aussitot un peu de ce lait, plus précieux et parfumé qu'aucun autre — d'une odeur comme celie de ľétincelle des silex fürtivement allusive á la metal-lurgie des enfers — mais tout pareil á celui des étoiles jaillies au ciel nocturne en raison merne de cette violence, et dont la multitude et ľéloignement infinis seulement, font de Ieurs lumíěres cette laitance — 186 breuvage et semence á la fois — qui se répand ineffable-ment en nous. Nourrissant, balsamique, encore tiěde, ah! sans doute, ce lait, nous sied-il de le boire, mais de nous en flatter nullement. Non plus, finaíement, que le sue de nos paroles, ií ne nous était tant destine, que peut-étre — á travers le chevreau et la ehěvre — á queique obscure regeneration. Telle est du moins la meditation du bouc adulte. Magnifique corniaud, ce songeur de grand style arborant ses idées en supporte le poids non sans queique rancune utije aux actes brefs qui lui sont assignés. Ces pensers accomplis en armes sur sa tete, pour des motifs de haute courtoisie ornementalement recourbés en arriěre; Sachant d'ailleurs fort bien — quoique de source occulte, et bientôt convulsive en ses sachets profonds — De quoi, de quel amour il demeure charge; Voilá, sa phraséologie sur la tete, ce qu'il rumine, entre deux coups de boutoir. LA VIE ET ĽCEUVRE DE FRANCIS PONGE Francis Ponge nait le 27 mars 1899 á Montpellier. Son pere y dirige ľagence du Comptoir National d'Escompte de Paris. Familie protestante nimöise origiňaire des Cévennes. Enfance á Avignon. Instruit par des précepteurs puis au lycée Frédéric-Mistral. De 1909 á 1917, il habite Caen ou il entre en sixiěme au lycée Malherbe. Été 1914 : en Thuringe» pour perfectionner son allemand. A Paris, Ponge suit de la garedeľEstála Concorde un defilé organise par Barrěs. igi5 : premiers poěmes. Au baccalauréat, sa dissertation obtient la meilleure note de l'Académie. 1916-1917 : hypokhägne á Louis-le-Grand. Mars 1918 : recu en premiére année de droit et admissible á la licence de philosophic; recalé á ľoral. En avril : mobilise á Falaise, dans ľinfanterie. 1919 : admissible á ľentrée á Normale supérieure, abandonne ľoral. II s'inscrit au parti socialiste. 1922 : premiers textes publiés dans Le Mouton blane. Rencontre de Jacques Riviére et de Jean Paulhan. Ponge travaille chez Gallimard á la fabrication. 1923 : mort de son pere". Parution des Trois satires dans la N.R.F. 1926 : publication presque inapergue des Douze petita écrits. i93o : participe quelques mois au mouve-ment surrealisté. Fiancailles avec Odette Chabanel. En 1931, il entre aux Messageries Hachette. 4 juillet : mariage. 16 janvier 1935 : naissance de sa fille Armande. 1937 : Ponge adhere au Parti communiste. 1939 : rejoint le IIIe C.O.A. 188 (Commis et Ouvriers d'Administration) á Rouen. Été 1942 ; parution du Parti pris des choses. Automne : il entre dans la Resistance. 1943 : séjour á Coligny (Ain) et au Chambon (Cévennes) avec Camus. 1944 •* travaille au journal communiste Action, qu'il quitte en 1946. Ľannée suivante, il ne renouvelle pas sa carte du Parti. Conferences á Paris et a Bruxelles : La Tentative orale* En í§^8, páraissent Proémes et Le Peintre á ľétude. Ponge collabore avec DubufTet : Matiěre et memoire; avec Vulliamy : La crevette; avec Kermadec : Le Verre ďeau; avec Braque : Cinq sapates. 1950 : Conference á Florence et, en 195!, á Liege. rg52 : publication de La Rage de Vexpression. II entre ä ľ Alliance frangaise. 1964 : mort de sa mere. 1955 : conferences ä Gand sur Malherbe. En 1956 : hommage de la N.R.F. Conferences publiques ä ľAUiance. ig58 : conferences á Sarrebriick, Strasbourg, Gand et Stuttgart. 1969 : Prix international de poesie á Capri et Legion ďhonneur. Ľannée suivante, exposition á la Bibliothěque Jacques Doucet. A la Sorbonne, conference de Söllers stir Ponge. 1961 : Le Grand RecueiL Conferences en Itálie et Yougoslavie (« Pratique de la poesie »). 1965 : parution de Pour un Malherbe et de Tome premier. Conferences aux États-Unis. 1966 : Visiting Professor á Columbia University (New York). 1967 : publication de Le Savon et de Nouveau RecueiL 1970 : Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollera (Gallimard /Seuil). 1971 ; La Fabrique du Pre (Skira). BIBLIOGRAPHIE 1926 Douze petits écrits (Gallimard). 1942 Le Parti pris des choses (Gallimard). 1948 Proémes (Gallimard). Le Peintre á ľétude (Gallimard). 1950 La Seine (La Guilde du Livre, Lausanne). 1952 La Rage de ('expression (Mermod, Lausanne). 189 1961 Le Grand Recueil : I Lyres; II Méthodes; III Pieces (Gallimard). 1965 Pour un Malkerbe (Gallimard). Tome premier (Douze petits écrits, Le Parti prie des choses, Proémes, La Rage de Vexpression, Le Peintre á V etude, La Seine) (Gallimard). 1967 Le Savon (Gallimard). Nouveau Recueil (Gallimard). 1970 Entretiens Ponge / Sotters (Gallimard / Le Seuil). 1971 La Fabrique du Pré (Skira, Geněve). 1924 L'irtsignifiant 1924 Le chicn 1926 La robe des ckoses 1925 Le pigeon 1927 Le fusil ď kerbe 1927 Particularitě des (raises 1925 V adolescente 1926-34 La crevette dans touš ses 1927 La maison paysanne 1929-53 La fenitre 1928 La derniěre simplicitě 1935 La barque 1936 14 juillet 1936 Le grenier 1931 Fabri ou le jeune oumer 193*2 Ěclaircie en hwer 1932 Le crottin 1933 Le pay sage 1935 Les ombelles 1935 Le magnolia í937 Symphonie pastorale 1935 La danseuse '9* 1937 Une demi-journée á la Campagne 53 1937 La grenouitte 54 1939 Uédredon 55 1939 L'appareil du telephone 56 1939 La pompe lyrique 58 «939 Les poéles m 1941 Le gui 59 1942 Le platane 60 1942 Ode inachevée á la boue 60 1941 Vardhracite 64 «A*94i La pomme de terre * 66 1942 Le radiateur parabolique 68 1942 La gare 69 ^1943 La tessiveuse 72 1944 Ľeau des larmes 77 1944 La metamorphose 78 1946 MiBurs nuptiales des chiens 79 1943-46 Le vin 81 1945-47 Le lézard 84 1946 La radio 89 *947 La valise 90 1944-49 La terre 91 5<1947 La cruche 94 »947 Les olives 97 1947 Ébauehe ďun poisson 99 1946-47 Le volet, suivi de sa scholie io3 1948 L* atelier 107 1942-43 Ľaraignée m 1949 Premiére ébauehe ď une main 116 1942-50 Le Hlas "9 »949 Plat de poissons frits 121 1942-50 La cheminée ďusine 122 1951 Vassiette 125 I9a 1949-50 La parole étoufíée sous les roses 1948-51 Le cheval 1928-54 Le soleil place en obime 1951-56 Les hirondelles 1954-57 La nouvelle araignée 1955-57- Ľabricot----- ~ 1959 La figue fseche) 1953-57 La chévre La vie et ľceuvre de Francis Ponge