DU MÉME AUTEÜR ruf Romans Portrait d'un inconnü. lre edition : Robert Marin, 1948; Galliroard, 1957. Martereau, 1953. Le Planetarium, 1959. Les Fruits d'or, 1963 (Prix international de Littérature). EnTRE LA VIE ET LA MORT, 1968. * lere du soupcon (essais), 1956. * Le Silence. Le Mensonge (pieces), 1967. Aux Editions de Minuit Tropismes. lre edition : Denoel, 1939; Editions de Minuit, 1957. Aux Editions JulUard Portrait d'un inconnu, coli. 10/18. Vans Le Livre de Poche ; Martereau. Les Fruits d'or. NATHALIE SARRAUTE Le planetarium ■ ROMAN I í í i GALLIMARD I LE PLAN ÉTAR1UM Née en 1902 a Ivanovo (Russie), venue en France dés sa petite enfance, Nathalie Sarraute fait ses etudes a Paris (licences de lettres et de droit) et passe un an a Oxford. Avec Tropismes (1939), Portrait dun Inconnu (1948), Martereau (1953), Le Planetarium (1959), Les Fruits d'Or (1963), et une série d}articles théoriques écrits ä partir de 1947 et réunis en volume en 1956, sous le titre de L'Ere du soupcon, eile a trace la voie d'un roman abstrait et s'est affirmée comme précurseur et chef de file du « nouveau roman ». Le Prix International de Uttérature lui a été décerné en mat 1964 pour Les Fruics d'Or. Dans ce livre Nathalie Sarraute étend le domaine qu'elle n'a cessé de défricher. II s'agit toujours pour eile de saisir une matiěre psychologique qui n'est pas celle, immobile et comme pétririée sous le regard, que découpe le scalpel de ľanalyse, mais une matiěre en perpétuelle formation. Pour suivre les mouvements trěs nombreux, extrémement rapides et pourtant precis que révěle ä certains rares moments le monologue intérieur, mais qui le plus souvent gli'ssent aux limites de la conscience, Nathalie Sarraute a utilise des procedes qui peuvent parfois déconcerter. Cette technique lui a été imposée par la matiěre qu'elle s'efforce ďappréhender. L'anecdote n'est pour eile qu'un mince fil qui permet de grouper les mouvements psychologiques autour de diťférents themes et les empéche de s'éparpiller ä ľinfini. Un de ces themes, dans le Planetarium, est la creation ä ľétat naissant : cet effort créateur qui sans cesse s'ébauche, tätonne, cherche son objet, s'enlise, se degrade — ainsi, par exernple, dans ce qui parait netre que de banals commérages ou les obsessions d'une vieille femme maniaque. Mais peut-étre chez un des personnages, cet effort pourra-t-il un jour aboutir ä travers bien des faiblesses et des égarements. Car chaque personnage s'agite ä ľintéríeur d'un univers factke qu'il s'est construit ä sa mesure, oú Íl se sent ä ľabri, maís aussi souvent ä ľétroit, et ďoú par moments il voudrait s'échapper. Cest dans ces valeurs de pure convention, parmí ces trompe-ľoeil dont il s'est entouré qu'ä tout instant il se fourvoie et se perd. Et les rassurants lieux communs, lieux de rencontre avec les autres et aussi avec soi-méme, masquent et révělent ä la foís dans ce livre, comme dans tous ceux de Nathalie Sarraute, ces sentiments pris tout pres de leur source, innommés, inavoués, qu'elle s'efforce de mettre au jour. , © Editions Gallimard, ig5Q. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation reserves pour tous pays, y compris l'Ü.R.S.S. Non vraiment, on aurait beau chercher, on ne pour-rait rien trouver á redire, c'est parfait... une vraie surprise, une chance... une harmonie exquise, ce ri-deau de velours, un velours trěs épais, du velours de laine de premiére qualité, d'un vert profond, sobre et discret... et d'un ton chaud, en raérae temps, lumi-neux... Une merveille contre ce mur beige aux reflets dorés... Et ce mur... Quelle réussite... On dirait une peau.. II a la douceur d'une peau de chamois... II faut toujours exiger ce pochage extrémement fin, les grains minuscules font comme un duvet... Mais quel danger, quelle folie de choisir sur des échantillons, dire qu'il s'en est fallu d'un cheveu — et comme c'est délicieux maintenant d'y repenser — qu'elle ne prenne le vert amande. Ou pire que ca, 1'autre, qui tirait sur ľémeraude... Ce serait du joli, ce vert bleute sur ce mur beige... C'est curieux comme celui-ci, vu sur un petit morceau, paraissait éteint, fané... Que d'inquiétudes, d'hésitations... Et maintenant c'est evident, c'était juste ce qu'il fallait... Pas fané le moins du monde, il fait presque éclatant, chatoyant contre ce mur... exactement pareil ä ce qu'elle avait imagine la premiere fois... Cette illumination qu'elle avait eue... aprés tous ces efforts, ces recherches — c'était une vraie obsession, eile ne pensait qu'ä cela quand 6 LE PLANÉTARIUM eile regardait n'importe quoi — et lä, devant ce blé vert qui brillait et ondoyait au soleil sous le petit vent frais, devant cette meule de paille, ga lui était venu tout d'un coup... c'était cela — dans des teintes un peu différentes — mais c'était bien lä ľidée... exactement ce qu'il fallait... le rideau en velours vert et le mur d'un or comme čelui de la meule, mais plus étouffé, tirant un peu sur le beige... maintenant cet éclat, ce chatoiement, cette luminosité, cette exquise fraicheur, c'est de lä qu'ils viennent aussi, de cette meule et de ce champ, eile a réussi ä leur dérober cela, ä le capter, plánt^e lä devant eux sur la route ä les regarder, et eile ľa rapporté ici, dans son petit nid, c'est ä eile maintenant, cela lui appartient, eile s'y caresse, s'y blottit... Elle est faite ainsi, eile le sait, qu'elle ne peut regarder avec attention, avec amour que ce qu'elle pourrait s'approprier, que ce qu'elle pourrait posséder... C'est comme la porte... chaque chose en son temps... eile y vient, eile n'a pas besoin de se presser, c'est si delectable de ressasser — maintenant que tout a si bien réussi, que tous les obstacles ont été franchis — de reprendre toutes les choses une ä une, lentement... cette porte... pendant,que les autres admiraient les vitraux, les colonnes, les arches, les tombeaux — rien ne ľennuie comme les cathé-tlrales, les statues... glacées, impersonnelles, distantes... pas grand-chose ä glaner lä-dedans, ni merne dans les vitraux presque toujours dans des tons trop vifs, trop bariolés... pour les tableaux, passe encore, bien que les harmonies de couleurs y soient le plus souvent bizarres, déconcertantes, méme franchement laides, choquantes... mais enfin, on peut trouver encore par-fois des idées, comme ces tons vert puce et violet des robes des femmes agenouillées au pied de la Croíx, era avait fait rudement bien, encore qu'il soit nécessaire LE PLANETARIUM 7 d'y regarder á deux fois, d'etre trés prudent, on risque de ces deceptions... ce jour-lä, dans cette cathédrale, eile n'aurait jamais cru... mais eile avait été vraiment dédommagée de son malaise — on y gelait — de son ennui— cette petite porte dans ľépaisseur du mur au fond du cloítre... en bois sombre, en chéne massif, délicieusement arrondie, polie par le temps... c'est cet arrondi surtout qui ľavait fascinée, c'était intime, mystérieux... eile aurait voulu la prendre, l'emporter, ľavoir chez soi.. mais oü?~. Elle s'était accroupie sur un bout de colonne brisée pour bien réfléchir, et tout ä coup, mais pourquoi pas? mais rien n'était plus simple, la place était toute trouvée, il n'y avait qu'ä remplacer la petite porte de la salle ä manger qui donne sur ľoffice, faire percer une ouvertuře ovale, commander une porte comme celle-ci, en beau chéíie massif, dans un ton un peü plus clair, un beau ton chaud... eile avait tout vu d'un seul coup, tout l'ensemble : le rideau vert s'ouvrant et se fermant sur la grande baíe carrée donnant sur le vestibule, á la place de la double porte vitrée couverte d'affreux petits rideaux froncés (c'est vraiment abominable ce qu'on pouvait faire autrefois, et dire qu'on y était habitué, on ne le remarquait pas, mais il suffit de le regarder), les murs repeints en beige doré et, ä ľautre bout de la piece, cette porte, exactement la méme, avec des médaillons, en beau chéne massif... C'est un fait que les choses bonnes ou mauvaises vous viennent toujours par series... cet été, tout est venu coup sur coup et tout a réussi au-delä de ce qu'elle avait espéré... L'ensemble sera ravissant et la porte sera mieux que tout le reste... Cette impatience tout ä ľheure, cette excitation, quand ils ľont apportée, quand ils enlevaient avec precaution la báche qui ľenveloppait... ces gestes délicats, precis et calmes 8 LE PLANETARIUM qiťils ont... ďexcellents ouvriers qui connaissent ä fond, qui aiment leur metier, il faut toujours s'adres-ser aux bonnes maisons... ils ľ ont dégagée doucement et eile est apparue, plus belle qiťelle ne ľavait ima-ginée, sans un défaut, toute neuve, intacte... les médaillons bombés ä ľarrondi parfait, découpés dans ľépaisseur du chéne, faisaient jouer ses fines moirures... on aurait dit de la moire tant il était soyeux, brillant... C'était stupide d'avoir eu si peur, cette porte n'avait rien de commun — quelle idée d'y avoir pensé, mais eile setait mise ä découvrir des portes ovales partout, eile n'en avait jamais tant vu, il suffit de penser á quelque chose pour ne plus voir que cela — rien de commun, absolument rien, avec res portes arron-dies qu'elle avait vues dans des pavilions de ban-lieue, dans des villas, des hotels, merne chez son coiffeur.... cette frayeur quand, assise sous le séchoir, eile avait aper^u juste devant eile une porte arrondie en bois apparent, ca faisait d'un toe... vulgaire, pré-tentieux... eile avait eu une emotion : la baie ovale était déjä préparée, c'était trop tard... eile avait couru téléphoner... mais non, on s'affole pour rien, son décorateur avait raison, tout depend de ľambiance, tant de choses entrent en jeu... ce beau chéne, ce mur, ce rideau, ces meubles, ces bibelots, tout cela n'a rien ä voir avec des salons de coiffure... il faut plutôt penser aux portes romanes des vieux hotels, des chateaux... Non, eile n'a pas besoin de s'inquiéter, c'est un ensemble d'un goüt parfait, sobre, elegant... eile a envie de courir... c'est le moment maintenant, eile peut rentrer, ils ont eu tout le temps de finir, tout doit étre prét... Cette excitation délicieuse, cette confiance, cette aliégresse qu'elle sent tandis qu'elle monte ľescalier, sort la clef de son sac, ouvre sa porte, eile ľa sou- LE PLANETARIUM 9 vent remarqué, c'est un bon signe, un presage heureux : on dirait qu'un fluide sort de vous qui agit ä distance sur les choses et sur les gens; un univers docile, peu-plé de génies propices s'ordonne harmonieiisement autour de vous. L'appartement est silencieux. II n'y a personne. Ils sont partis. Leurs vestes et leurs casquettes ne sont plus sur la banquette de ľentrée. Mais ils n'ont pas fini, il y a du désordre partout, de la sciure de bois par terre, la boite ä outils est ouverte, des outils sont épars sur le parquet... ils n'ont pas eu le temps de finir... Pourtant les rideaux sont accrochés, ils pendent de chaque côté de la baie, et la petite porte est ä sa place au fond de la salle ä manger, posée sur ses gonds... Mais tout a un drôle ďair, étriqué, inanimé... C'est ce rideau vert sur ce mur beige... il fait gros-sier... une harmonie pauvre, faible, déjä vue partout, et la porte, il n'y a pas de doute, la porte ovale au milieu de ces baies carrées a un air faux, rapporté, tout ľensemble est laid, commun, de la camelote, celle du faubourg Saint-Antoine ne serait pas pire... Mais il faut lutter contre cette impression de détresse, ďécroulement... eile doit se méfier ďelle-méme, eile se connaít, c'est de ľénervement, la contrepartie de ľexcitation de tout ä ľheure, eile a souvent de ces hauts et de ces bas, eile passe si facilement d'un extréme ä ľautre... il faut bien se concentrer, tout examiner calmement, ce n'est peut-étre rien... Mais c'est tout trouvé, c'est cela, 9a čreve les yeux : la poi-gnée, ľaffreuse poignée en nickel, ľhorrible plaque de propreté en metal blane... c'est de lä que tout provient, c'est cela qui démolit tout, qui clonne ä tout cet air vulgaire — une vraie porte de lavabos... 10 L E PLANETARIUM Mais comment ont-ils pu?.., mais c'est sa faute aussi, ä eile, quelle folie d'etre partie, de les avoir laissés, eile n'a que ce qu'elle mérite, aucune lecon ne peut lui servir, eile savait bien pourtant qu'on ne peut pas les laisser seuls un instant, il faut étre cönstam-ment derriěre eux, surveiller chaque geste qu'ils font, une seconde d'inattention et c'est le désastre. Seule-ment voilä, on est toujours trop délicat, eile a si peur de les troubler... on se figure que <;a les empéche de bien travailler, qu'on soit lä toujours sur leur dos... cette confiance absurde, ce credit qu'elle fait aux gens... de la paresse, aü fond, de la lächeté, eile aime tant fláner, révasser, et que les choses se fassent toutes seules, que ca lui tombe tout cuit... Maintenant Ie bois est entamé, les grosses vis de ľhorrible plaque de propreté s'enfoncent dans la chair du bois, elles vont laisser des traces... Et c'était si facile, ce matin, quand ils sont venus, de prévenir cela, ce malheur... il fal-lait discuter ä ľavance chaque detail, mais aussi comment y penser, mais la plus riche imagination ne peut pas vous permettre de prévoir ce qu'ils sont japables de fabriquer... des abrutis, des brutes, pas un atome d'initiative, ďintérét pour ce qu'ils font, pas la moindre trace de goüt... du gout! il en est bien question, c'est la derniěre chose dont il faut leur parier, ils sont incapables de distinguer le beau du laid... mieux que ca, ils aiment la laideur... plus c'est vulgaire, hideux, plus ils sont contents... Ils ľont fait expres... II y a une volonte hostile et froide, une malveillance sournoise dans ce désordre, dans ce silence... Si seulement ils pouvaient revenir, si eile savait oů ils étaient... ils doivent étre en train de boire, de rire, accoudés au comptoir du bistrot, de se raconter de bonnes his-toires... eile a envie de courir les chercher, eile vou-drait quand méme leur expliquer, il y a peut-étre LE PLANETARIUM u moyen de les convaincre, de les toucher, il est peut-étre encore possible de réparer... On sonne... c'est ä la porte de la cuisine... Le voya-geur égaré dans le desert qui percoit une lumiěre, un bruit dé pas, éprouve cette joie mélée d'appré-hension qui ftionte en eile tandis qu'elle court, ouvre la porte... « Ah! c'est vous enfin, vous voilä, je croyais que vous ne reviendriez jamais... Vous savez que ca ne va pas du tout... » Elle sait qu'il vaudrait peut-étre mieux étre prudente... une maniaque, une vieille enfant gátée, insupportable, eile sait bien que c'est ce qu'elle est pour eux, mais eile n'a pas la force de se do-miner, et puis eile sent qu'il est preferable au contraire de forcer encore grotesquement les traits de cette caricature d'elle-méme qu'elle voit en eux, de se moquer un peu d'elle-méme avec eux pour les amadouer, les désarmer... eile prend un ton infantile, pleurnicheur... « J'en suis malade, vous savez... C'est une catastrophe, un vrai désastre... » lis déboutonnent sans se presser leurs vestes de cuir, ils frottent leurs mains engourdies par le froid, ils ont cet air imperturbable, ces gestes lents, ce calme professionnel du médecin, tandis que la famille anxieuse attend... eile a envie de les pousser, de les tirer par la main... « Venez voir... mais c'est aífreux... ca gáche tout... regardez ľallure que ca a lä-dessus, cette poignée de porte et cette plaque de propreté... » Leur visage est impassible, fermé : « Eh bien, qu'est-ce qu'elles ont? C'est celles qu'on nous a fournies. On a suivi les ordres du patron... » Les ordres, c'est tout ce qu'ils comprennent... des automates, des machines aveugles, insensibles, sacca-geant, détruisant tout... Des ordres — c'est tout ce qu'ils connaissent. Avec des ordres on leur fait faire n'importe quoi, brüler des cathédrales, des livres, faire sauter le Parthenon... inutile d'essayer de les émouvoir, 12 LE PLANĚTARIUM de les humaniser... mais eile ne se sent pas la force de renoncer... « Mais voüs auriez bien pu voir qu'elles n'allaient pas, vous auriez pu attendre. » Elle a envie de pleurer de rage, d'impuissance... « Tout est gäché maintenant, qa. ne valait pas la peine de changer, c'était encore mieux avant, c'est affreux... » Ils restent lä, les bras ballants, ľceil vide... « C'est bien la premiere fois qu'on a des reclamations... On pose ces poignées-lä partout, personne ne nous a fait de reflexions... C'est le modele courant, les clients ne se plaignent jamais... » L'un ďeux s'adresse ä ľautre... « C'est pourtant bien .les mémes, hein, qu'on vient de poser ä ľambassade du Brésil? » Ľautre hausse les épaules... « Bien súr que oui. On met 9a partout. » Eile percoit dans sa propre voix une amertume enfan-tine oú perce pourtant une pointe ďhésitation, presque d'espoir... « Des poignées comme celles-ci dans une ambassade... 9a, je vous crois... Peut-étre sur les portes des cuisines, des salles de bain... — Mais non... partout... dans les chambres... dans les pieces de reception... Ils ont voulu tout changer, mettre du moderne partout... » Ils ne connaissent pas la puissance de ľengin qu'ils sont en train de manipuler, et cette ignorance, cette inconscience donne á leurs gestes, comme ä ceux des lunatiques, tant d'adresse, de súreté : ils le déposent juste au bon endroit et il explose avec fracas, tout vole en éclats, les vieilles portes ovales et les couvents, les vieux chateaux, les boiseries, dorures, moulures, amours, couronnes, cornes d'abondance, lustres, 1am-bris, tentures de velours, brocarts, rondeurs dorées des meules luisant au soleil, blé en herbe couché sous le vent, tout ce monde douillet et chaud oú eile se tenait calfeutrée, et sur ces ruines fumantes qu'ils foulent aux pieds les vainqueurs s'avancent... LE PLANETARIUM n lis installent un ordre nouveau, une nouvelle civilisation, tandis qu'elle erre misérablement au milieu des décombres, recherche de vieux debris. Dans leurs palais clairs aux belies lignes droites, aux larges baies vitrées, une lumiěre tamisée venant on ne sait ďoú, comme la lumiěre du jour, joue avec discretion sur les vastes surfaces unies. Tout est sobre, calme, grave et pur, rien de douteux, de faux, rien d'inutile, de prétentieux n'arréte le regard... Lä-bas, les portes disparaissent, elles se confondent avec les murs; les meubles en metal, les minces ailerons des poignées ont les reflets joyeux et jeunes des ailes ďavion, les grands rideaux de voile blane ont ľépaisseur légere des fumées que les avions tracent dans le ciel... « Cette poignée, aprěs tout, je ne sais pas... eile n'est pas si laide, aprés tout... mais alors, vous ne croyez pas... » il y a queíque chose ďhumble, de quémandeur dans sa voix... « alors il faudrait repeindre la porte... qu'elle se confonde avec le mur... Ce bois apparent, comme qa, apres tout, moi je ne sais pas... » lis la regardent ďun air surpris : « Repeindre la porte? Une belle porte en chéne massif comme celle-ci... Non, ca alors, ce serait dommage... c_a ne valaít vraiment pas le coup, dans ce cas-lá... Mais ca ne fait pourtant pas laid... c'est une idée que vous vous faites, allez, c'est une question ďhabitude, vous vous y ferez, vous verrez... c'est tres bien, c'est joli... il n'y a qu'á tout laisser comme ca... » Ce ton protec-teur qu'ils prennent, ces airs familiers... les voilä déjä qui s'installent en vainqueurs, en prennent ä leur aise, la soldatesque avinée, les soudards lui tapotent la joue, lui pincent le menton... Voilä qui est mieux, on va done devenir un peu plus souple, hein, ma belie, 9a commence ä venir, on commence ä entendre raison... Allez, vous vous y ferez... C'est bien fait. C'est sa puni-tion pour tant de lächeté. Comment a-t-elle pu tomber H LE PLANETARIUM assez bas pour aller se mettre ä leur raerci, accepter leur loi, leur demander aide, protection, offrir sa collaboration ä ces brutes ignares qui ravagent, défi-gurent tout le pays, qui saccagent les ceuvres d'art, abattent les tendres vieilles demeures et dressent ä leur place ces blocs en ciment, ces cubes hideux, sans vie, oil dans le désespoir glacé, sépulcral, qui filtre des éclairages indirects, des tubes de neon, flottent de si-nistres objets de cabinets de dentiste, de salles ďopé-ration... Elle se redresse, eile ramasse ses forces, seule survivante d'un monde écroulé, seule au milieu ďétrangers, d'ennemi^, eile croise les bras, eile les re-garde : « Non, eh bien décidément 9a ne va pas... Je n'en veux ä aucun prix. II faut enlever ca. Dites ä votre patron qu'il aurait du y penser. On ne met pas sur une porte en chéne des horreurs comme celle-lä... II faut quelque chose d'ancien... en vieux cuivre... D'ailleurs je lui téléphonerai... » Libre ä toi, ma belle, on ne te force pas, ce qu'on en disait, c'était pour toi, nous, hein?... peu nous en chaut... lis ramassent leurs outils en silence, ils ne lui jettent plus un regard, mais se parlent entre eux comme si eile n'était pas lä : « Alors, qu'est-ce qu'on fait pour cette poignée? On la remporte? II vaut peut-étre mieux la laisser en attendant... » Une fureur d'enfant qu'on abandonne seul dans sa chambre la saisit, eile a envie de crier, de taper des pieds... « Mais bien sür qu'il faut la laisser, cette poignée, vous me mettez n'importe quoi et aprěs vous vouiez me laisser avec une porte qui ne ferme pas. J'aime encore mieux ca en attendant... Seulement j'espere que je ne vais pas attendre six mois comme pour la pose des appliques du salon... » Ils soulěvent leur boite ä outils, passent la courroie ä leur épaule, haussent ľépaule pour rajuster la courroie... « Ah! pour ca, il faut ďabord trouver une poignée comme LE PLANETARIUM 15 vous vouiez... II faudra vous entendre avec le patron. Nous, ca ne nous regarde pas, ce n'est pas notre rayon... » Le déclic léger de la £áchette, le claquement bref de la porte de la cuisine, le bruit décroissant de leurs semelles sur les marches en ciment de ľescalier ré-sonnent comme une menace sournoise; ce sont les signes avant-coureurs du grand silence de la solitude, de ľabandon... Elle est livrée ä elle-méme. Oubliée sur le terrain dévasté... II y a de la sciure partout... Des éclats de bois, des vis rouillées jonchent le parquet, les meubles poussés en tous sens ont des poses saugrenues, et la porte a un air étrange, un air déplacé... du replátrage. une piece rapportée... un air de camelote prétentieuse au milieu de čes murs minces ďappar-tements construits en série... Mais pas ďaffolement sur-tout, il faut ramasser ses forces pour calmer cette sensation de vide, de froid, bien regarder... Í1 n'y a pas de doute, c'est evident, c'est bien cette poignée hideuse, cette poignée de bistrot, de lavabos, qui donne ä la porte, ä tout autour cet air faux, tocard... Elle fait un grand effort, eile capte, eile tire... et ä la place du mince tube creux en metal blane, imitant miséra-blement une sorte ďaileron, vient sé poser une lourde poignée de vieux cuivre adorablement patiné, une vieille poignée de chateau : eile s'íncurve doucement, et son bout, délicatement relevé, s'enfle en une petite boule dont les reflets soyeux font jouer la moirure du bois et ľor d'une plaque de cuivre ouvragé, aux arabesques elegantes... Mais non, rien, ici, pas de plaque du tout, juste le bois... mais ils ont creusé des trous, leurs vrilles ont creusé la chair tendre du chéne... ils ont tout gáché, expres, tout détruit. Pourquoi tricher? i6 LE PLANÉT ÁRIUM Tout est perdu. Tous ces efforts pour rien... Ces espoirs... cette lutte... Pour arriver ä quoi? Dans Fatten te de quoi? Pour qui, aprěs tout? Personne ne vient la voir pendant des semaines, des mois... Elle est maintenant tout ä coup dans une grande piece sombre au plafond enfumé — eile la reconnait : c'est cette grande piece dans une vieille maison dé-labrée, qu'elle a revue ainsi deja, dans des moments pareils de détresse, de désarroi — c'est le cabinet de travail de son vieil oncle. Des journaux sont entassés en piles sur les parquets, il y a des livres partout, sur les meubles, sur les lits, les tentures sont fanées, usees, la soie des fauteuils s'effiloche, le cuir du vieux divan porte les traces des griffes des chats, les coins des tapis tachés sont rognés par les dents des jeunes chiens, et eile, pármi tout cela, éprouve une sensation étrange... de bien-étre, c'est bien ca : pármi les objets matés, soumis, tenus ä distance, auxquels depuis longtemps personne n'accorde un regard, qu'un coup d'ceil distrait effleure, les gens on t ľair de se mouvoir avec des gestes plus légers, elle-méme se sent délestée, délivrée, il lui semble qu'elle flotte délicieusement, Offerte ä toutes les brises, soulevée par tous les vents... eile est portée, mais oú?... eile a un peu peur... Elle ne pent pas... le cceur va lui manquer... non, pour eile c'est impossible... Elle ne peut pas supporter le désordre, la saleté, ca la fatigue, ca lui donne le tournis... la sciure, la, au moins il faut qu'elle ramasse cela, qu'elle balaie... Mais tout ä coup le sol devient ferme, immobile, le vertige a disparu, eile reprend pied... lä... sur la plinthe, cette tache, la trace de leurs mains, et ä côté, mais il y en a partout sur le mur, ils ont fait des taches partout, et lä, en bas, le long du parquet, ces LE PLANETARIUM *7 trainees noires, ce sont les traces des coups qu'ils ont donnés dans la peinture encore fraiche avec le bout de leurs gros souliers... c'est impossible d'effacer 9a, c'est incrusté dans le grain trěs fin... il faudra faire des raccords... mais comment retrouver le ton? il faudra repeindre les murs... II faut essayer tout de suite, mais attention, tout le grain, le velouté va partir au plus léger frottement, on verra des taches claires, comme cette fois-lä, quand eile s'était impatientée stupide-ment... ne pas perdre la téte surtout... ne pas se presser... une cuvette trěs propre., celle-ci, lä, dans le buffet... de l'eau chaude, un chiffon trěs fin, ce mou-choir de batiste, quoi de mieux, il n'y a pas un instant ä perdre, s'il s'abime on le jettera, aucun sacrifice n'est assez grand, il faut réussir ä tout prix... lä... ne pas frotter... appuyer doucement... l'eau savonneuse im-prěgne lentement... Elle attend... eile soulěve le mou-choir mouillé... miracle... ca s'est efface, la tache a disparu... la difference de ton, mais ce n'est rien, il faut laisser sécher... Maintenant, doucement pour le reste, tapoter légěrement, laisser sécher... on s'affole toujours pour un rien... c'est comme la porte, aussi, ce sont les nerfs, eile sera trěs bien, les trous minuscules seront parfaitement bouchés avec un peu de mastic, une couche d'encaustique teintée par lä-dessus et, merne ä la loupe, personne n'y verra rien. « Oh! il faut qu'il voiis raconte <:a, c'est trop drôle... Elles sont impayables, les histoires de sa tante... La derniěre vaut son poids ď or... Si, racontez-leur, c'est la meilleure, celie des poignées de porte, quand eile a fait pleurer son décorateur... Vous racontez si bien... Vous m'avez tant fait rire, ľautre jour... Si... racontez... » Cette facon brutale qu'elle a de vous saisir par la peau du cou et de vous jeter lá, au milieu de la piste, en spectacle aux gens... Ce manque de délicatesse chez eile, cette insensibilité... Mais c'est sa faute, ä lui aussi, il le sait. C'est toujours ce besoin qu'il a de se faire approuver, cajoler... Que ne leur donnerait-il pas pour qu'ils s'amusent un peu, pour qu'ils soient contents, pour qu'ils lui soient reconnaissants... Ses propres pere et mere, il les leur livrerait... Mais lui-méme, combien de fois il s'est exhibé, s'est décrit dans des poses ridicules, dans des situations grotesques... accumulant les details honteux pour les faire rire un peu, pour rire un peu avec eux, tout heureux de se sentir parmi eux, proche ďeux, ä ľécart de lui-méme et tout collé ä eux, adhérant ä eux si étroitement, si fondu avec eux qu'il se regardait lui-méme avec leurs yeux... C'est lui, cette fois encore, qui est venu, de lui-méme, offrir... il ne peut y résister... « Oh! écoutez, il faut que LE PLANETARIUM *9 je vous raconte, c'est ä mourir de rire... ma tante, quel numero, ah! quelle famille, vous pouvez le dire... On est vraiment tous un peu cinglés... » C'est un peu tard maintenant pour se rebiffer, pour faire les dé-goíités, comme on fait son lit on se couche... ils sont lä tous en cercle, ils attendent, on compte sur son numero. II voit déjä dans leurs yeux cette petite lueur excitée, il sent qu'ils font ďä peine perceptibles mou-vements en eux-mémes pour faire place nette, pour se disposer plus confortablement. Mais quel air renfrogné tout ä coup, quelle moue dégoůtée... Quelle mouche le pique?... Ce petit ton sec qu'il prend pour refuser, ce regard moqueur... II est plus accommodant ďordinaire, moins timoré... Mais on ne sait jamais avec lui... II suffit qu'il sente qu'elle en a ires envie... Ou bien c'est un manque subit de confiance en soi, un accěs de sauvagerie, de paresse... Que les gens sont done compliqués, difficiles, eile ne comprend pas ca... il a besoin d'etre secoué... « Allons, ne soyez pas ridicule, ne vous faites pas prier... Vous nous faites languir... allons, soyez gentil... racontez... » Qu'elle laisse doncce garcon tranquille. II a raison, ce petit... C'est inoui, cette insensibilité, cette gros-siéreté... depuis trente-cinq ans qu'ils sont mariés, eile le fait rougir comme au premier jour quand eile fonce ä ľaveugle, téte baissée, tarabuste les gens, piétine lour-dement, met les pieds dans tous les plats, fait toutes les gaffes... Maintenant il n'y a rien á faire, eile ne láchera pas ce pauvre garcon. Elle voit bien qu'il rechigne, qu'elle le blesse ou qu'il est mal luné, mais eile s'en moque... C'est sa facon de se payer la téte des 20 LE PLANETARIUM gens, de prendre sur eux Dieu sait quelle revanche... Eile est plus lucide qu'elle ne parait, eile sait trěs bien ce qu'elle fait... Ou bien eile n'en sait rien, mais cela ľamuse, voilä tout : je fais ce qu'il me plait, c'est mon bon plaisir, qu'est-ce que c'est que ces délicatesses, ces complications? Peu lui importe... Maintenant eile a decide que c'est le moment de leur servir ces racontars idiots... des ragots... aucun intérét, pas un mot de vrai dans tout 9a, comme toujours... Le petit ne se laisse que trop faire d'habitude... C'est écceurant de le voir se pavaner devant des imbeciles, chercher ä se faire admirer, s'exciter sur des histoires de bonnes femmes... pour une fois qu'il réagit comme il faut, qu'il tient bon... « Mais laisse-le done tranquille, voyons, tu vois bien que ca l'ennuie. Et puis quel intérét 9a présente, ces histoires? C'est une vieille maniaque, voilä tout. » C'est cela, il le sent maintenant, qui le paralyse, ľempéche de se lancer, cette masse lourde pres de lui, une enorme poche enflée, tendue ä craquer, qui pese sur lui, qui appuie... S'il bouge, eile va crever, s'ouvrir... des racontars idiots, des cancans, des mensonges... des papotages grossiers... des bonnes femmes... et lui, la pire, paradant, voulant briller, une vraie petite pu-tain... on s'avilit ä leur contact, ils vous donnent ľim-pression de manger du foin... ca va déferler sur lui, ľétouffer, lui emplir la bouche, le nez, d'un liquide acre, brülant, nauséabond... Mais eile n'a pas peur. Oh! non, eile n'a pas peur de ses explosions de fureur, de mépris, il ne réussira jamais ä la brimer... voilä trente-cinq ans qu'il essaie... Děs qu'elle ouvre la bouche, eile sent comme il tremble... que von t-ils penser? est-ce bete? n'est-ce pas un peu vulgaire? immoral? grossier? quelqu'un n'a-t-il LE PLANÉT ARIUM 21 pas été froissé?... il la rabroue aussitôt, ľécrase. Au debut, quand eile était jeune, eile en devenait toute timide, ca lui donnait des complexes... Heureusement qu'elle est ďattaque, eile a tenú le coup, il a eu affaire ä forte partie... II peut trembler tant qu'il voudra, il ne ľempéchera pas de faire ce qu'il lui plait, de mener la conversation comme eile ľentend. Elle se moque de ce que pensent les gens, eile n'a pas besoin d'etre aimée, eile, eile n'a pas peur de froisser leur suscepti-bilité. S'ils sont écorchés vifs, tant pis pour eux. D'ailleurs c'est des idées qu'il se fait, tout ca, des manies, eile ne vexe jamais personne... C'est de danser ainsi sur la pointe des pieds devant les gens qui les rend sensibles, méfiants... il faut les prendre simple-ment, ils vous en savent gré... Ils ľaiment bien, eile le sait, ils lui pardonnent tout... quelques incartades... ils savent qu'elle est sans malice, franche comme l'or, bonne comme le pain... Avec lui... mais si eile se laissait faire, on mourrait d'ennui. Jamais rien ď excitant, toujours des sujets sérieux, les finances, la politique... Et surtout, il faut que ce soit lui la vedette, qu'il parle, qu'il fasse la roue, sinon il n'écoute pas, tout le dégoute, les gens sont stupides, assommants... Elle ne le laissera pas maintenant brimer ce petit... Personne n'a jamais le droit de dire un mot. Il n'y en a que pour lui... « Oh! je ťen prie, laisse-nous rire un peu, on ne peut pas toujours étre sérieux... Quand tu es lä, personne n'ose parier, tout t'ennuie, il n'y en a que pour toi..; » La poche enorme, qui appuyait si fort, qui ľem-péchait de bouger est crevée, eile ľa transpercée d'un de ces coups rapides et bien assenés comme ils savent en donner, les innocents, les inconscients, les instinetifs, 1 '2 LE PLANET ÁRIU M ceux qui ne réfléchissent pas, rťhésitent jamais, et ce que la poche contenait n'est pas si terrifiant, si repugnant... un peu ďexaspération de vieil homme égoíste et vaniteux, de vieil enfant jaloux, meurtri sans doute Dieu sait quand, par Dieu sait quels déboires... On dirait qu'il s'est affaissé tout ďun coup, vide, il pousse un soupir résigné, il détourne les yeux comme un chien peureux, il se replie sur lui-méme, se ren-frogne... Mais pas d'attendrissement surtout, děs qu'on se laisse faire, on devient sa proie. Elle a raison, il vous empéche de respirer, il vous étouffe — un éteignoir... Ces facons grossiěres qu'il a de vous rabrouer... rien que de se le rappeler, 9a donne chaud... chaque fois qu'on s'excite un peu autour de lui — ce haussement d epaules impatient... « Eh bien, qu'est-ee qui vous épate? En voilä une découverte... Tout le monde le sait depuis long-temps. On s'extasiait lä-dessus il y a vingt ans... » Pas la moindre flaque d'eau fraiche oil s'ébrouer un peu au soleil, y.e rengorger, lisser ses plumes... Elle a raison, on ne doit pas se laisser intimider, il ne se laissera plus faire, il n'a pas peur... le cercle des amis ľen-courage, lui sourit, allons, un bon mouvement... il s'éclaircit la voix, il toussote... Mauvais quand on est tarabusté ainsi au depart, tiraillé de tous côtés, an-noncé avec emphase... II faut que les choses se fassent tout naturellement, sans qu'on y pense, s'insinuant d'abord doucement, puis s'enflant petit ä petit, mais ici on a fait place nette devant elles, ľespace dégagé pour les recevoir est trop grand, elles vont flotter lä-dedans, ridiculement chétives, ä peine visibles... mais il est trop tard, ľespace ouvert devant lui le tire, ľaspire, il se sent poussé par-derriere, il s'élance, il part du mauvais pied, il sent combien son ton est faux, emprunté... « Eh bien voilä, ca n'a rien de si drôle... Je ne sais pas pourquoi vous trouvez c,a si LE PLANETARIUM 23 amüsant... Cest toujours les manies de ma taňte... ses histoires de decoration ďappartement... Les derniers temps <:a a pris des proportions... Elle m'a appelé au milieu de la nuit... Je lisais, je m'apprétais ä aller me coucher, j'entends sonner le telephone... je regarde ma montre : onze heures... Gisele dormait... J'ai cru qu'il était arrive un malheur... C'était ma tante... Elle avait une toute petite voix : « Alio... je ťai reveille? Excuse-moi, je suis désolée... » Vous pensez si eile s'en moque, je la connais... ce n'est pas la premiere fois... eile remue ciel et terre quand 9a la prend... Elle vous passerait sur le corps... « Ecoute, voilä... j'ai un ennui... je peux te parier? tu n'es pas trop endormi? Tu te rappelles, je t'avais dit que je voulais faire une porte arrondie entre ľoffice et la salle ä manger? Tu avais désapprouvé... Eh bien, j'aurais du ťécouter, je n'aurais jamais du changer... mais enfin ce qui est fait est fait, je ne vais pas tout chambouler de nou-veau, je la garde... Mais tu ne peux pas t'imaginer ce qu'ils ont fabriqué, figure-toi qu'ils ont été mettre sur cette porte en chéne massif une plaque de pro-preté et une poignée de porte en chromé... Cest ton Renouvier (un type trěs bien que j'avais eu le malheur de lui recommander)... cest un crétin, un propre ä rien qui ne sait pas faire son metier... j'ai arraché tout 9a... mais viens, je ť en supplie, je ne peux pas t'expliquer comme 9a... non, pas demain matin... saute dans un taxi et viens... J'ai été folie de ťavoir écouté, ďavoír pris ce Renouvier, tout est gáché maintenant. » Eh bien, vous me croirez si vous voulez, j'y suis allé... ä onze heures du soir... Je la connais. De toute maniere, j'étais perdu, eile m'aurait réveillé ä six heures du matin... eile aurait passé la nuit entiěre ä marcher de long en large devant sa porte comme une bete en cage... J'ai vu H LE PLANETARIUM tout de suite en arrivant que ca allait trěs mal. Elle avait un air hagard. Et tout autour était dans ce qui pour eile est un désordre terrible : une boite d'encaustique ouverte sur la table, des flacons, des chiffons, des bouteilles par terre... Elle m'a ouvert, un chiffon ä la main : Viens voir, c'est inoui ce qu'ils ont fabriqué, ton Renouvier est un vaurien... Regarde la porte... J'ai vu une affreuse porte neuve comme on en voit partout, le genre decoration et prétentieux, qui venait la on ne sait pas pourquoi... Une idée folie qu'elle avait eue tout ä coup... Mais je n'ai rien du, c'était trop tard, ce n'était plus de <:a qu'il s'agissait... La plaque de propreté avait été enlevée et cela avait laissé dans le bois des trous, des traces minuscules qu'on avait rebou-chées au mastic et qu'elle s'acharnait ä frotter, ä peindre... Elle pleurait presque, eile me suppliait : Regarde... Dis-moi la vérité, moi je n'en sais plus rien, je ne vois plus que 9a... On apercevait des traces de trous... Si eile ne m'avait rien dit, je n'aurais rien remarqué, mais maintenant qu'elle me le disait,.. Evidemment, c'était désolant, mais il n'y avait pas de doute, je les voyais. Un démon devait me pousser, je n'ai pas pu m'empécher de lui dire : Oh! si on n'y pense pas, on ne voit pas grand-chose, mais maintenant que vous me le dites, je vois bien les endroits rebouchés... Mais si petits... il faut le savoir... Mais c'était 9a, justement, ce petit défaut, ce minuscule accroc, cette petite verrue sur la face de la perfection... Elle ne pouvait pas affronter cela, il f allait le réduire, le détruire, frotter... Elle se reculait... Et par moments, sous certains éclairages, si on se pla^ait ä certains endroits. on ne voyait plus rien, et puis <:a reparaissait, eile ne voyait plus que qz... la porte, la chambre s'effa- LE PLANETARIUM 25 client, les petits ronds étaient lä, ľceil les devinait, les faisait surgir ä intervalles réguliers, les comp-tait... un supplice... » II entend leurs rires, de doux gloussements, des roucoulements de colombe, une ca-resse, un encouragement, un remerciement... Ils se laissent conduire, ils s'abandonnent fraternellement, et il se sent sepanouir, il a envie de s'ébrouer... « Mais vous savez qu'il y a deux ans 9a ľavait prise pour moins que 9a... Elle avait vu qu'un bout de bois avait été arraché au montant de son lit poussé contre le mur... eh bien, il a fallu assortir, reboucher... et 9a se voyait... 9a ne se voyait pas... eile écartait le lit ä tout moment. A la fin, eile s'est décidée ä changer tout le montant. » Mais c'est trop; trop de Uberte, trop ďinsouciance... la poche aupres de lui se remet ä enfler... il voit cette épaule qui se hausse, cet ceil qui regarde fixement devant soi; les pouces des deux mains croisées sur le ventre qui pointe en avant tournent ľun autour de ľautre furieusement; il percoit tout pres de lui ce siffiement que fait le serpent au moment de vider sa poche de venin... assez de ces stupidités... tout est inventé ďailleurs... manger du foin... aucun intérét... Et la poche se vide, 9a y est, le jet de liquide acre se répand... « Eh bien quoi? Qu'est-ce que vous avez ä vous exciter? C'est une maniaque, voilä tout... » Une maniaque. Voilä tout... La forét luxuriante ou il les conduisait, la forét vierge ou ils avan^aient, étonnés, vers il ne sait quelles étranges contrées, quelles faunes inconnues, quels rites secrets, va se changer en un instant en une route sillonnée d'autos, bordée de postes d'essence, de poteaux indicateurs et de pan-neaux-réclame... Ne ľécoutez pas, avanc/ms... Faites- 26 LE PLANETARIUM moi confiance, suivez-moi... mon panache blane... n'hé-sitez pas, vous serez recompenses, en avant... II a im air sérieux tout ä coup, il ne rit plus, le moment est grave... mor 70 LE PLANÉTARIUM mari... il minaude... c'est un bucheur, un chercheur, il ny a que son travail qui compte... Mais la bergěre, quelle horreur... quelle affreuse revelation. Ta mere en avait honte, ľautre jour, devant ses amis, de ces tendances louches en moi... Songe done, j'avais Fair de trop bien comprendre... que dis-je? J'avais ľair d'ap-prouver ma vieille folle de tante... Ta mere a eu honte de moi devant ses invites, eile m'a désavoué. Fi done. Pensez... Mais, jeune homme, ma parole, vous en par-lez en connaisseur... Vous avez de qui tenir... Je lui ai bien répondu... Elle en était soufflée... Je les con-nais, je vous connais »touš trop bien, vois-tu, c'est trop facile, ce n'est méme plus drôle. Mais eile le regret-tera, de ne pas m'avoir poussé á la prendre, cette bergěre... C'est eile qui insistera pour me la faire accepter, tu vas voir ca... C'est le seul moyen qu'elle a de nous tenir, ces gäteries, ces petits cadeaux... Comrae c,a eile nous possěde... Elle en tomberait ma-lade si on coupait le cordon... Mais moi j'en ai assez. Il y a longtemps que j'en ai assez, si tu veux le savoir... Je ne voulais rien de tout ca, tu le sais trěs bien. Je me fiche de ľappartement, des meubles et de tout le reste... Je peux vivre sous les ponts, je préfěre vivre n'importe oü que de supporter ces reproches, ces lecons, ces mines de victimes... Oh je ťen prie, tu me fais rire avec tes airs larmoyants... II n'y a qu'une victime ici, c'est moi. Ma vie est gächée... Tout ce ä quoi je tenais... un peu de calme, de liberté... Il faut entendre ces stupidités... ces insinuations... « Vos goüts... Vous avez de qui tenir... Ta carriěre, mon chéri, tu inquiětes maman... » J'en ai assez. Elle va voir... j'en ai assez... II martěle les mots : Assez, tu m'entends... J'en ai par-dessus la téte, de tout ca... Tiens, je m'en vais... Je sors... Je ne sais pas quand je rentrerai. Bonsoir, ne nťattends pas. » Ils sont sur lui. lis l'encerclent. Aucune issue. II est pris, enfermé; au plus léger mouvement, á la plus timide velléité, ils bondissent. Toujours aux aguets, épíant. Ils savent oü le trouver maintenant. Lui-méme s'est soumis ä leur loi, s'est rendu ä eux... si faible, confiant... il est á eux, toujours ä portée de leur main... Et eile, souple, malleable — un instrument qu'ils ont faconné, dont ils se servent pour le mater. Faces stupides aux yeux luisants de euriosité. Regards attendris... Le spectacle est si touchant... ces tourtereaux... si jeunes... leur petit nid... Brěves incursions, bonds fur-tifs, reculs prudents, attouchements timides, petites surprises, cadeaux... la vieille remuant le bout mobile de son nez, ses yeux émoustillés sous ses paupiěres fripées... sourire aguicheur... montrant le sucre... Et lui aussitôt frétillant, chien ignoble dressé par eux, faisant le beau, ľceil brillant de convoitise, tendant le cou avide-ment... « Non, ma tante, vous feriez ca pour nous, vraiment?... C'est sérieux, vous ne plaisantez pas? » lis sont chaque jour plus audacieux. Ils passent toutes les bornes, rien ne leur fait plus peur. Aucune pudeur chez eux, aucune retenue. Ils fourrent leur nez par-tout, attaquent ouvertement. Plus de precautions, méme devant les gens. Pourquoi se géner, n'est-ce pas? Tout est permis avec lui. Brave imbecile, si délicat... 7o LE PLANĚT ÁRIU M Perles aux pourceaux... Mais ils verront. De quel bois... il bondit... Rira bien... il court presque, bousculant les passants. L'indignation, la rage le soulěvent, toutes ses forces affluent, il faut en proíiter, rester sur son élan, ce sera tout de suite ou jamais... Mais ne pas perdre la téte, ne pas trop se háter surtout, il faudrait tout recom-mencer, prolonger cette angoisse, ce suspens... Douce-ment... ľindex bien enfoncé dans le petit cercle de metal pousser bien ä íond le cadran, le laisser revenir ä son point de depart... une lettre, puis ľautre... main-tenant les chiffres... Cest le premier mouvement qu'il fait vers la délivrance; c'est un défi qu'il leur lance, ä eux tous lá-bas, de cette étroite cabine au fond du petit bistrot, en composant ce nurnéro : un simple numero de telephone comme les autres en apparence, et cette apparence banale a quelque chose ďémouvant, eile rehausse son caractére magique : c'est le talisman qu'il porte toujours sur lui — sa sauvegarde quand il se sent menace. C'est le mot de passe révélé aux rares privílégiés : la permission de s'en servir est conferee comme la plus haute distinction. Et il ľa re^ue, il en a été jugé digne, lui, parfaitement... Mais ne pas se réjouir, ne pas se glorifier trop tôt, tout peut encore etre perdu, dans un instant il peut étre rejeté vers eux ignominieusement, humilié, vaíncu, ressaisi par eux aussitôt — leur proie pour toujours, cette fois... II se sent comme un homme traqué sur un sol étranger, qui sonne ä la porte de ľambassade ďun pays civilisé, puissant, de son pays, pour demander asile... La son-nerie résonne dans le vide. Chaque coup regulier, prolongé, tient sa vie en suspens... Un déclic... On a décroché... LE PLANETARIUM 73 C'est surprenant d'entendre sa propre voix, comme détachée de lui qui n'est plus que désordre, désarroi, lambeaux palpitants, répondre de son propre gré, trěs calmement : « Est-ce que Mme Germaine Lemaire est lä? Cest de la part d'Alain Guimier... » Ce nom, Germaine Lemaire, que sa voix calme prononce, est un scandale. C'est une explosion. Ce nom les ferait reader. II ferait disparaitre de leurs visages ces coups d'ceil continuels sur lui, si perspicaces, ces sourires en-tendus, le bout mobile du nez de la tante cesserait de s'agiter, se figerait, tendu, perplexe... Mais quelques mots peuvent encore les faire bondir vers lui de nou-veau, ľenserrer... Ces mots redoutés, il vaut mieux se preparer, se creuser pour les recevoir, pour amortir le choc... les voilá, il les sent qui se forment quelque part lá-bas, il se raidit... Mme Germaine Lemaire est sortie... tandis qu'une voix lente et grave, la voix qu'il connaít, répond : « Mais bien sür. C'est moi. Mais non, je suis chez moi encore pour un moment. Vous ne me dérangez pas, venez done. Je vous attends. » Ľunivers apaisé, soumis, séduit, s'étire volup-tueusement et se couche ä ses pieds. Et lui, dressé, trěs droit, lui fort, maitre de tous ses mouvements, toutes ses facultés déployées, la lucidité, le courage, le sens de la réussite et du bonheur, la ruse, la dignité, répond avec aisance, d'une voix au timbre chaud, si sympa-thique, si prenant que lui-méme en est séduit : « Bon, c'est magnifique. Alors je vais venir... Dans une demi-heure ä peu pres, si vous voulez bien... » Grace ä Dieu, il a tenú bon, il n'a rien gáché... Quel progres... Autrefois, il aurait perdu la téte, sacrifie par une faiblesse stupide ces instants — une demi-heure de bonheur. Vingt-cinq minutes exactement. Assis sur 74 LE PLANETARIUM la banquette au fond de ce petit café, il peut main-tenant savourer ce moment oil rien encore n'a commence, ou rien ne peut encore étre compromis, abímé, oü il tient encore serré contre lui son trésor inentamé, absolument intact. Le temps se tient presque immobile. Les instants, fermés sur eux-mémes, lisses, lourds, pleins ä craquer, avancent trěs lentement, presque insensiblement, se déplacent avec precaution comme pour preserver leur charge de réve, d'espoir. Tout ä ľheure ce sera la hate, ľexcitation, une lu-miére aveuglante, une cuisante chaleur, Ies instants comme une fine poussiere grise chassée par un vent brulant ľentraíneront vers la separation brutale, vers ľatroce arrachement, vers cette chute solitaire dans le noir, dans le néant. La menace sera lä děs le premier regard, les premiers mots échangés, eile gros-sira tout le temps jusqu'ä ce qu'enfin, pour abréger son supplice et reprendre en main son sort, pareil au condamné á mort qui se suicide, il se lěvera tout ä coup avant ľheure, prendra congé trop brusquement... ou bien, láchement, sentant sur lui ses regards génés, impatients, il s'efforcera de retarder ľéchéance, le moment fatal. Mais maintenant, il est libre, il est le maitre. II dispose de son temps. II faut se preparer, C'est la perióde de recueillement, de purification qui precede les corridas, les sacres. Pas d'alcools. Se méfier des excitants. II ne faut pas fausser le jeu, tricher, forcer un sort déjá propice, cela porte malheur... II faut conserver la pleine possession de ses moyens... Un thé léger, tout au plus... ou plutôt non, juste un café... Assis lä immobile, il sent comme cela se forme en lui : quelque chose de compact, de dur... un noyau... Mais il est devenu tout entier pareil ä une pierre, á un LE PLANETARIUM 75 silex : les choses du dehors en le heurtant font jaillŕr de brěves étincelles, des mots légers qui crépitent un instant... « Ce qu'il chauffe, votre poéle, dites-moi... Qu'est-ce que c'est que cette marque? Un Godin? Mais ca chauffe le tonnerre, ces machins-lä... » Le garcon approuve de la tete, regarde le poéle avec in-térét. Aucun noyau dur en lui, c'est évident. En lui tout est mou, tout est creux, n'importe quoi, n'importe quel objet insignifiant venu du dehors le remplit tout entier. lis sont ä la merci de tout. II était ainsi lui-méme il y a quelques instants, comment pouvait-il vivre? comment vivent done tous ces gens avec ce vide immense en eux oil ä chaque instant n'importe quoi s'engouffre, s'étale, occupe toute la place... Le garc,on se baisse et tourne avec attention le bouton qui regie ľarrivée de Fair, se relěve et contemple le poéle d'un ceil attendri : « Ah, vous pouvez le dire, les Godin, il n'y a rien de tel, 9a vaut le chauffage central. (Ja ne s'éteint jamais. On les bourre le soir, le matin il n'y a qu'ä vider les cendres... On ne fera jamais mieux que ces machins~lä. Et encore aujourd'hui il fait bon, mais si vous étiez venu par les grands froids... il fait une chaleur ici, je ne peux jamais endurer un tricot... — Oh, vous avez de la chance, moi je suis toujours gele, je pourrais mettre deux tricots en plein été. — Ah, ca depend aussi du travail qu'on fait. C'est que nous, dans notre metier, on remue, on trotte toute la journée... Ah, je vous réponds qu'on ne risque pas de s'ankyloser. C'est bon pour la circulation... » Frotte-ments, crépitements joyeux : « Oh moi, que je remue ou non, c'est pareil. J'ai toujours été comme ^a. Déjä tout petit — du sang de navet. Ma grand-měre me disait déjä : Mais tu es plus frileux que moi... Ce qu'il me faut, pour que je me sente bien, c'est la grosse canicule, le Sahara... » 76 LE PLANETARIUM Mais le temps, tout ä coup... mais quelle heure est-il done? Le temps — cela ne pouvait pas manquer, cela devait lui arriver pendant qu'il était lä, en train de s'amuser ä regarder jaillir et retomber les gerbes cré-pitantes des mots — le temps, oublié, délivré, a fait un bond... Plus que quatre minutes, bon sang... et il n'esfc pas prét, il lui aurait fallu encore quelques instants de recueillement pour se preparer, il aurait eu besoin de franchir d'abord une zone de silence... quel-que chose a été faussé dans le mécanisme qu'il avait si bien agencé, il a tout compromis par une insouciance coupable, une impardonnable distraction, il est poussé, bousculé, il va mal prendre son élan... Ne pas perdre la téte surtout, mieux vaut étre de quelques minutes en retard que d'arriver tout échaufřé, essoufflé... II franchit aussi posément qu'il le peut le vieux porche, passe lentement sous la voüte, ouvre la porte donnant sur la cour... Les grands laquais en livrée figés sur les marches de ľescalier d'honneur, le majordome chamarré vous précédant lentement á travers les vastes étendues de parquets glissants, touš les fastes et les signes extérieurs de la puissance et de la grandeur, tout le ceremonial, la hierarchie affichée, ľétiquette, les gestes convenus, imposes avaient du bon. Tout cela vous maintenait, vous guidait, c'était moins troublant que cette concierge en savates en train de balayer sa cour, qui vous observe par en dessous, qui voit tout, qui sait, et répond comme si de rien n'était : Mme Germaine Lemaire? Au fond de la cour ä droite, au premier; LE PLANETARIUM 77 c'était moins inquiétant que la femme de menage au tablier retrousse qui vous ouvre la porte, vous fait entrer d'un air distrait, presse, et vous abandonne, livré ä vous-méme au milieu de menaces sournoises, d'invisibies, ďimprévisibles dangers. Elle est belle, « Germaine Lemaire est belle », ils ont raison, c'est evident. Lä... dans la ligne de sa joue, de sa paupiěre, de son front... il y a quelque chose qui fait penser ä ce qu'il a découvert, ä ce qu'il a pré-levé sur certaines tétes de statues précolombiennes, aztěques... c'est difficile ä déceler, il faut une longue initiation, de grands efforts, parfois, pour capter cela : une certaine force austere, une grace rude... Et cette courbe un peu molle, un peu ingrate... pauvre... vul-gaire... des ailes du nez, du menton, ce n'est rien, il faut juste faire un petit effort, et la grace, la force captées sur les tétes des statues aztěques? ou étrusques? il ne sait plus, et qui infléchissent la ligne de son front, de sa joue, il faut les - faire passer aussi, les faire couler — comme on détourne une partie des eaux d'une riviere pour irriguer des terres arides — lä, dans ce menton, ce nez... elles se répandent par-tout... et du visage entier — comment peut-on s'y mé-prendre? Qui oserait protester? — rayonne une secrete et rare beauté. De ľ effort qu'il vient de faire pour exécuter ce petit tour d'adresse avec tant d'aisance, de rapidité, de la certitude qu'il a d'etre enfin digne cette fois de faire partie de la petite cohorte des initiés, quelque chose suinte, ce méme agacement qu'il entendait percer dans leur voix quand, faisant un effort visible, ils répon-daient aux bonnes gens qui, comme lui autrefois — il en a honte maintenant — s'étonnaient naľvement, ne ?8 LE PLANETARIUM Cómprenaient pas... « Mais non, Germaine Lemaire est tres belle, voyons. » Cest merne chez lui un sentiment plus acre, plus brülant, cest de ľ exasperation, presque de la haine, il ne peut pas supporter, il est prét ä exterminer les ignorants, les infiděles — ces brutes répugnantes qui préfěrent laisser leurs regards relächés aller se vautrer ignoblement sur les fades rondeurs, les faciles et trompeuses douceurs des nez, des mentons et des joues des cover-girls, des stars. Mais quelque chose pourtant persiste de sa toute premiere impression — cette géne, cette sensation penible, il se rétracte (un peu, exactement comme lors-qu'il ľa vue pour la premiére fois... Dans ce coin de lěvre qui s'enfonce un peu trop dans la joue, qui se retrousse un peu trop haut, dans le mouvement de cette bouche mince quelque chose glisse, fuit... il ne sait pas ce que c'est exactement, il n'a jamais essayé de le nommer, il ne veut pas, il ne faut pas, ce n'est rien, personne d'autre que lui ne le voit, c'est un mirage, une illusion née de son inquietude, c'est sa propre peur qu'il projette, sa propre apprehension qu'il voit blottie lä, se cachant... il ne faut pas arréter, appuyer lä son regard... qu'il glisse... ne pas voir, ne plus y penser, cela disparaítra... Voilä... II n'y a plus rien. Cela s'est efface. Mais comment a-t-il pu ne pas le prévoir — mais il s'y attendait — c'est la lec_on que lui vaut sa vanité stupide, c'est le dementi infligé une fois de plus ä ses reveries : eile n'est pas seule, bien súr, ce serait trop beau, quelqu'un est assis prés d'elle, ä ses pieds, ce grand garcon dégingandé au visage exsangue, étroit, qui enserre de ses mains ses chevilles entrecroisées et se balance ďun air réjoui ďavant en arriěre comme LE PLANETARIUM 79 un grand singe... Ses petits yeux brillants, trés enfoncés ľobservent tandis qu'il avance gauchement... Et eile ľobserve aussi. Ses grands yeux ciairs son t fixes sur lui. Un courant sort ďelle qui refoule, qui écrase en lui les pensées, les mots... II cherche autour de lui... un secours viendra peut-étre du dehors, de n'importe oú, de ce grand feu qui flambe par ce temps doux dans la cheminée, de cette couverture qu'ette a sur les genoux, il se cramponne ä cela, de lá quelque chose surgit, les mots se forment déjä... mais attention, ils sont repousses, casse-cou, crime de lěse-majesté, il est perdu s'il ose lui poser une question comme ä n'importe qui, se hisser sur un pian ďégalité... eile va se redresser avec cet air qu'il lui a vu, ďimpératrice outragée... Mais les mots, cette fois encore, tandis qu'il les tire en arriěre pour les retenir, se dégagent, un peu titubants, se remettent ďaplomb : « J'espére... que vous n'étes pas souffrante? » Le grand type se renverse plus fort en arriěre et ricane en découvrant ses larges dents, il est aux anges... « Souffrante? Vous n'y pensez pas? Madame a une santé de fer, voyons. De ciment armé, je ne vous dis que 9a. Mais eile est douillette, comme chacun sait. Elle n'aime rien tant que de se dorloter... » Elle se penche vers lui : « Taisez-vous, petit insolent » et lui donne du revers de sa main une petite tape sur la joue, tandis qu'il lěve le coude comiquement et rentre la téte dans les épaules... Le fou de la reine, le bouffon agitant ses clochettes, faisant des galipettes sur les marches du tróne, dosant savamment ses impertinences, ses agaceries, a osé dire, faire ce qu'il fallait... Elle rit... Ils avaient vu touš les deux, c'est certain, son air transi, plein de respect, sa crainte. Le bouffon a voulu les faire ressortir davantage pour qu'elle puisse mieux sen amuser; il a é.talé insolemment devant le pauvre 8o LE PLANETARIUM novice venu du fond de sa province, ignorant des usages de la cour — son aisance, sa désinvolture, ses privileges acquis depuis longtemps, les liberies qu'il peut prendre. 11 se pavane. Ses mains láchent ses chevilles, il se déploie, son long corps effianqué se dresse sur ses pieds... « Ah, sur ce, je me tire... il est grand temps... » II se penche vers eile, assise toute droite, royale, sur sa chaise au haut dossier... quelque chose passe de lui ä eile, ďä peine perceptible... un mouvement invisible plus rapide, plus clair que les mots, et qu'elle enregistre aussitôt : Allons, je vous laisse vous débrouiUer avec cet empoté, mais tächez tout de méme de vous amuser un peu... vous nous raconterez plus tard... on rira bien... Ah, que voulez-vous, noblesse oblige, c'est la rancon de la gloire, ces petits jeunes gens avides qui essaient de venir se frotter, qui cherchent ä glaner... Le favori, ľheureux courtisan s'incline, souriant, sur la main qu'elle lui tend, se redresse... « Alors c'est entendu, demain je vous téléphonerai pour ce papier ».„ se retourne... Pas une trace ne reste du bouffon dans le jeune homme un peu dégingandé, au visage fin, au regard grave et droit, qui s'avance vers lui pour prendre congé, qui tend la main... finies les plaisanteries, on peut bien rire un peu, mais on sait étre courtois ici, le respect humain, la plus parfaite égalité, la fraternitě rěgnent, c'est bien connu, dans cette maison. On a des égards pour touš les étrangers qui viennent ici de pays lointains, pour touš les pauvres pelerins : « Je suis heureux de vous avoir rencontre. Au revoir. J'espere qu'on se reverra bientôt... — Oh oui, moi aussi, bien sür, je serais heureux... » Il serre trěs fort aussi cette main ferme, secourable, amicale, qui étreint ses doigts, il la retient un peu... Mais la main résolument, im-pitoyablement se dégage. LE PLANETARIUM 81 II y a un instant, cette joie maligne du bouffon ac-croupi par terre, se balan^ant, découvrant ses larges dents, ces signes secrets entre eux, ce courant qui passait entre eux par-dessus lui, c'était encore la sé-curité, cetait le bonheur, auprěs de cet abandon — seul avec eile ici. Dans quel moment de folie, ďaudace insensée a-t-il pu se laisser soulever par ľélan qui ľa fait grimper sur ces hauteurs... il a le vertige main-tenant, juché lá, sur le plus haut sommet... un faux mouvement et il va tomber, il va s'écraser... Elle ľob-serve, cramponné lá, n'osant pas bouger, tout pétrifié, eile doit avoir envie de sourire... qu'il est done drôle... eile n'est pas habituée... les gens pres d'elle ont d'ordi-naire le cceur plus solide, les poumons mieux entraínés ä respirer cet air trop vif. II est si faible, si gauche, il doit lui faire pitie... qu'il est done ridicule, qu'il est fatigant... Mais il n'y a rien ä faire. Elle se secoue, se redresse. Courage, au travail. Ce sont les lourds devoirs. Elle lui sourit, lui fait un signe de la main : « Allons, venez done vous asseoir ici pres de moi... » ne craignez rien, ce n'est rien... vous verrez, vous ne tomberez pas... « La vous serez bien, pres du feu, dans ce fauteuil... II y a une eternite que je ne vous ai vu... » ne regardez done plus sous vos pieds, pensez ä autre chose... « Qu'est-ce que vous avez fait de beau? Racontez-moi... » allons, ca va déjä mieux, n'est-ce pas? le calme revient? encore un petit effort... « Qu'est-ce que vous avez fabriqué? Est-ce que vous avez bien travaillé? — Eh bien non, je n'ai pas fait grand-chose ces derniers temps... » Au son de sa propre voix — corame cela lui arrivait quand ľexaminateur venait de poser sa question et que, la téte vide, ne sachant que dire, 8a L E PLANETARIUM il s'entendait répondre — au son de sa propre voix, tels des soldats endormis qui, au son du clairon, se dressent, s'arment, courent, se rassemblent, toutes les forces éparses en lui, engourdies, affluent... il se sent sür de lui tout ä coup, plein de confiance, d'assurance, libre dans ses mouvements, détendu... « Je dois vous avouer que j'ai été trěs paresseux... » Ne pas tricher avec eile. Pas de faux triomphe. Pas de victoire tou-jours menacée... « Je me suis laissé distraire par toutes sortes de preoccupations idiotes, j'ai gaspillé mon temps bétement... » II n'a rien ä craindre, il peut se permettre cela : eile saura trouver ce qui se cache sous la gangue... Elle la premiére ľa découvert... La preuve est la, toujours sur sa poitrine : cette lettre qu'il a re^ue d'elle la premiere fois... il n'en avait pas cm ses yeux... A lui... ce n'était pas possible... au bas de la page, il ne se trompait pas... en grands caractěres, c'était bien cela : Germaine Lemaire... Miracle... II connait chaque mot par cceur... Des bribes de phrases affleurent ä tout moment, quand il marche, perdu dans la foule, quand il écoute bavarder les gens, quand, assis dans ľautobus sous leurs regards vides il tend son billet au contrôleur. Elles murmurent en lui. II entend leur appel... pour lui seul... elles sont le signe secret de son election, de sa predestination... « Eh bien oui, je me suis laissé dévorer. Détruire par n'importe quoi. Toute la famille... Notre installation... Mais je ne sais pas lutter contre 9a... » Verlaine et sa « miserable fée Carotte ». Rimbaud. Baudelaire et sa mere, et le general Aupick... Paresseux, infantiles, gas-pillant leur temps, perdant leur vie... les mots qu'il vient de prononcer les ont fait surgir en eile aussitôt, eile les contemple... Ce sont les modeles dont il veut qu'elle s'inspire. Et eile lui obéit. II regarde, ravi, en eile ľimage ä leur ressemblance, son portrait qu'elle LE PLANETARIUM 83 est en train, il le sait, il en est súr, de dessiner... II se penche vers eile et plonge son regard au fond des grands yeux d'un gris verdätre... « Quelle joie, si vous saviez... quel bonheur c'est pour moi d'etre ici, de me trouver ici, pres de vous, chez vous. » Maintenant tout est permis. II peut se mettre ä nu. Plus de craintes ridicules, plus de pudeur, aucun souci de sa dignité. II peut lui dire ce qu'il veut. lis se comprennent par-delä les mots... « II y a longtemps que je ne me racontais plus ďhistoíres, vous savez, ces e répand au-dehors en longs concilia-bules agités... « Comment faire? — Mais parle á ton pere. — A mon pere? Tu n'y penses pas... ca non.„ Quelle folie. La chose ä ne pas faire justement. Non, ma petite Gisele, íl n'est pas question que j'aille, moi, parier ä mon pere, c'est impossible... je ne lui en soufflerai pas un mot au contraire. Mais toi, Gisele, crois-moi, c'est tout indiqué... » C'était tout indiqué, en effet. Trěs bien joué, trěs L E PLANETÁRIUM m fort... Tous les braves gens, toutes les méres de France, touš les pěres du monde rassemblés autour de lui écoutaient attendris les paroles de ľinnocente enfant : a J'étais sure que vous ne refuseriez pas de nous aider... Vous étes si bon... » Douce main fraíche posée sur sa main... Lěvres lisses et fermes sur la peau desséchée de sa joue... et ce regard chargé de confiance tendre, cet air d'attendre de lui seul... lui seul possédait la force, le pouvoir de lui donner cela, cette joie, ce bonheur... et il s'est laissé faire, il s'est abandonné. Et le voilä maintenant, tout fardé, un enduit gras colle ä sa peau, ils ont grimé son visage en cette face bonasse de bon pere, de beau-pere gäteau, ils ľont dé-guisé en brave gros barbon... il se sent poussé, tout pommadé, le long des rues propres et vides, ouvrant des portes bien graissées, avan^ant sans effort sur des tapis moelleux, enveloppé d'une émolliente chaleur, porté par ľascenseur qui glisse sur ses cylindres bien huilés... posant sur le bouton de la sonnette un doigt obéissant, résigné, et le timbre résonne discrětement... Il entend des pas feutrés... Elle est tapie au fond de son antre, gardienne de rites étranges, prétresse d'une religion qu'il déteste, don t il a peur, fourbissant inlassablement les objets de son culte. Son ceil excite de fanatique scrute sans cesse leurs surfaces polies qu'aucune poussiere, qu'au-cun souffle sacrilege ne ternit... Dans un instant, cet ceil auquel rien n'échappe va se poser sur lui, ľexaminer et aussitôt, comme si eile lui avait jeté un sort, il va sentir sous son regard ses vétements se friper, se défraichir... pourquoi ne fait-il pas porter plus souvent ses costumes au teinturier pour les faire detacher, nettoyer, délustrer, presser, re- 140 LE PLANÉTARIUM passer?... Comment a-t-il pu ne pas se commander un costume neuf? II ne s'est pas brossé avec assez de soin, il y a des cendres sur son gilet, il y a de la poussiere dans le pli de son pantalon... Ses joues sont mal rasées... pourquoi n'emploie-t-il pas de meilleures lames? un trěs bon savon? II aurait du changer de chemise, les manchettes... le coL. il passe une main inquiěte dans ses cheveux, il rajuste vite sa cravate, tandis que la chaine derriěre la porte cliquette, qu'une voíx cassée, hésitante... la voix craintive des vieilles solitaires, la voix méfiante, hostile des vieilles rentiěres avares que guettent dans les escaliers silencieux les assassins sour-nois, faux camelots venant leur proposer des brosses, des machines ä laver, faux inspecteurs venant faire le relevé de leurs compteurs ä gaz.... une voix toute changée, qu'il reconnait ä peine, demande « Qui est lä? — C'est moi, ton frěre, c'est Pierre... » II entend comme un pépiement, un remue-ménage heureux, un déclic rapide, un bruit de chaine léger, joyeux, la porte s'ouvre... « Ah, c'est toi... » II avait oublié ce regard sous les paupiéres usees, fardées, un bon regard ďoů ruisselle une tendre emotion... « C'est toi, Pierre... Mais bien sur que tu ne me deranges pas... Je suis contente de te voir, tu viens si rarement... Mais fais voir un peu, que je te regarde, que je regarde un peu la mine que tu as. Mais tu as une mine superbe, dis-moi, tu sais que tu es un phénoměne... tu ne changes pas, tu vivras jusqu'ä cent ans, tu seras comme grand-maman Bquniouls... — Grand-maman Bou-niouls... non, ma petite Berthe, je ne crois pas, je crois plutôt que j'ai pris un bon coup de vieux ces derniers temps... » Tandis qu'elle le precede á travers ľ en tree, le salon, il regarde sans pouvoir en detacher les yeux sa vieille nuque fragile, le petit creux livide entre les deux tendons saillants un peu plus creusé encore... LE PLANETARIUM 141 un endroit trěs vulnerable, s'offrant innocemment, oú plongerait sans rencontrer de resistance le poignard de ľassassin... II a envie de sen aller, comment a-t-il pu accepter?... Elle glisse une main caressante le long de son bras... « Allons, mais assieds-toi done, mets-toi done lä... tu as Pair tout empétré... » II rougit, il se baisse pour cacher son visage, il se penche, il fixe les yeux sur le coin du tapis qu'il a retourné en passant, il le saisit entre ses doigts, il faut se donner une contenance, gagner du temps... Voilä, il le retourné, il ľaplatit, c'est fait, le mal est réparé. Elle le regarde ďun air soupconneux et comme un peu vexé : « Ca n'a pas ^importance, voyons... Laisse done ca... » 11 y a comme un reproche attristé dans sa voix... etil lache le tapis, se redresse aussitôt, un peu géné : il ľa froissée, blessée, eile doit penser qu'il a voulu lui re-mettre le nez dans ses pěti tes manies, renchérír encore sur eile pour se moquer... eile doit le trouver mesquin, impur, incapable une seule fois, pendant un seul instant, de jeter, deparpiller au vent dans un élan de confiance, de générosité tou tes ces bribes ďelle, ces parcelles infimes, insignifiantes qu'il a pendant si long-temps méticuleusement amassées, ne laissant rien passer; incapable juste une seule fois de balayer tout cela et de la voir tout entiěre comme eile est : sincere, pure, large, capable, eile de tout oublier dans un moment de tendresse, d'abandon... Mais eile a tort, il n'est pas si mauvais, si stupide... il la voit ainsi, lui aussi, il sait comme eile peut étre, comme eile est, il la connait mieux qu'elle ne croit... II ne peut plus attendre, soutenir un instant de plus ce regard qu'elle tient posé sur ses yeux, il ne veut pas avec eile — qui tromperait-il, d'ailleurs? — avoir re-cours aux petites ruses mesquines, aux petites sour-noiseries,.. « Ecoute, ma petite Berthe... Voilä... II 142 LE PLANĚT ÁRIU M. s'éclaircit la voix... Voilä pourquoi je suis venu... c_a m'embéte terriblement de te parier de ca... mais j'aime mieux ťen parier tout de suite... Gisele est venue me demand er... Les enfants disent... » Mais c'est de sa f aute ä eile, aprěs tout, pourquoi tant s'attendrir, cest eile, aprés tout, eile, de ses propres mains, qui a prepare tout cela, c'est par sa f aute ä eile qu'il a été acculé ä faire ce qu'il fait en ce moment... tant pis pour eile, comme on fait son lit on se couche, qu'elle se débrouílle avec eux maintenant... « II parait que tu leur as propose de leur céder ton appartement... » II s'y attendait, \\ le redoutait... 9a ne pouvait pas manquer, il a souffle trop fort... la petite flamme fragile qui s etait allumée en eile quand il était entré, qui avait vacillé faiblement, s'est rabattue, couchée, éteinte... il fait sombre en eile de uouveau comme avant, comme toujours... son pauvre visage tout tiré sous le fard... son ceil oü aucune lueur ne brille... mais s'il pouvait seulement ranimer, rallumer... c'était vrai qu'íl était heureux tout ä ľheure quand il ľa vue, qu'il est content d'etre ici, il ne la voit pas assez souvent, quel gächis, on neglige stupidement les gens qu'on aime le plus, on croit qu'il suffit de savoir qu'ils existent, on est si súr d'eux... eile est comme une partie de lui-méme, eile doit bien le savoir, eile est tout ce qui lui reste de son enfance, de leurs parents, ils sont seuls touš les deux maintenant pour toujours, deux vieux orphelins, il a envie de passer la main sur la mince couche soyeuse de ses cheveux si fins, comme ceux de maman, un vrai duvet... c'est indestructible entre eux, ces liens, c'est plus fort que tout, plus súr, merne, que ceux qui vous attachent ä vos enfants... « Ces petits monstres, ils se sont mis ca dans la téte maintenant, tu les as mis en appétit... ils ne révent que de ca... Tante Berthe nous a offen, eile nous a promis... LE PLANETARIUM *43 Tu les gates trop... tu sais bien comment ils sont... Ah, s'ils pouvaient nous pousser dehors, prendre notre place... ils ne demandent que 9a... Tu n'aurais jamais du. Mais maintenant ils se sont excités lä-dessus, ils m'ont demandé... Que veux-tu que j'y fasse, je suis comme toi, trop faible... J'ai accepté de venir t'en parier. (Ja m'ennuie beaucoup... Mais Gisele est venue me supplier... Alain, bien sür, n'a pas ose, il avait peur que je me fache, il me connaít, mais la petite — j'ai pensé que tu étais folie — eile m'a expliqué que tu trouvais ton appartement trop lourd, que tu aurais voulu prendre quelque chose de plus petit, faire un échange... enfin, j'ai accepté de t'en parier, bien qu'il m'en coüte, tu sais. Tu sais combien j'ai horreur de me méler de ces choses-lä. » Pas la moindre lueur en eile, tout est bien éteint. Les gerbes ďétincelles de ten-dresse, de confiance qu'il fait jaillir de ses mots, de ses yeux, de son sourire crépitent en vain contre la paroi ignifuge qu'elle a dressée entre eile et lui. C'est fini maintenant. Elle s'était laissé surprendre un instant, mais eile s'est ressaisie aussitôt... Elle s'est penchée plus bas, tout pres, eile lui a glissé dans ľoreille quelque chose d'horrible, d'effrayant... cela s'est répandu en »lui partout, il en est tout im-prégné, c'est en lui maintenant, comme la substance dont est imbibe le papier de tóurnesol, dans un instant cela va virer... il va se transformer... Son visage va se figer, son ceil, pareil soudain ä une coque lisse et vide va s'immobiliser, se détournér.... mais il ne faut pas fuir, il faut avoir le courage de rester lä, plante de-vant lui, lui barrer le chemin... Son ceil maintenant a cette expression attentive et absente qu'a celui du soldát quand il regarde, adossé au mur devant lui, ľhomme qu'il a recu ľordre de fusilier, quand il met en joue, quand il vise... Seul un miracle... Mais quelque chose dans ľceil a bougé, vacillé, on dirait qu'une douce lumiěre accueillante s'est allumée, tout le long visage simiesque se détend, se plisse, un large sourire amical le fend... le miracle s'est produit... la longue main osseuse se tend... « Tiens, Guimier... Je ne vous reconnaissais pas... Qu'est-ce que vous devenez? Or ne vous voit jamais. Maine se demandait, ľautre jour... Elle voulait vous téléphoner... » Tout se passe comme dans les réves, mais e'est la réalité, il n'y aura pas de réveil... Touš les gestes sont aisés, adroits, réussis, .toutes les forces sont décuplées, les actes les plus insensés, les plus extravagants devien- LE PLANETARIUM H9 nent tout simples et naturels... « Moi aussi je suis content de vous voir... Je me demandais justement si je n'allais pas téléphoner... Mais peut-étre que vous avez un petit moment... Si on s'asseyait un peu? — Bon. Je veux bien. Oui, si vous voulez, mettons-nous lä... — Oui, lä. Parfait. Lä on est trěs bien... » Trěs bien, au ciel n'importe oú, entre amis intimes, entre vieux copains... on se rencontre ä ľimproviste, on traíne dans les bistrots, on va les uns chez les autres sans prévenir, on se couche sur le divan. Continue ä travailler, mon vieux... ne t'occupe pas de moi, je vais lire un peu... Mais non, j'avais fini... Ah, ca ne va pas trěs fort aujourd'hui... Et toi, qu'est-ce que tu as fabriqué?... Ah, au fait, est-ce qu'on va chez Maine ce soir? Qui y aura-t-il lä-bas? Oh rien. Personne. Des gens assommants. Si on n'y allait pas? Si on restait á bavarder ici, qu'est-ce que tu crois?... Pourquoi pas... n'y allons pas... On est si bien ici... Rassasié, repu, installé en sécurité lä oú il paraissait impossible ďac-céder, au cceur méme, au saint des saints... Mais il n'y a plus de saint des saints, plus de lieux sacrés, plus de magie, plus de mirages ďassoiffé, plus de désirs inassouvis... Qu'on est bien... Pelotonné dans fa sécurité, couché sur le divan, les genoux relevés, les jambes croisées, agitant son pied, bavardant, fumant... Penchés ľun vers ľautre par-dessus les tables des bistrots... « Tiens, qu'est-ce que c'est? C'est sorti? U Ere Nouvelle? Le dernier numero?... » Tout ce qui vous passe par la tete... on peut dire n'importe quoi... finies les épreuves, les examens, on est entre pairs ici, entouré de confiance, de respect, on peut se montrer comme on est, libre, indépendant... une forte téte... ah, Guimier est impayable... ah, il est formidable, Guimier... quelle originalite, quel temperament... « Oui, Y Ere Nouvelle... Mais je suis décii. Je n'aime pas ca... 150 LE PLANĚTARIUM On m'avait dit, je ne sais plus qui, que cétait interessant... assez nouveau. Eh bien, je trouve ca timoré, abscons... du faux neuf... » Sur le visage attentif du bon vieux copain quelque chose s'est ébauché, comme un sourire aussitôt réprimé, une expression de surprise amusée a glissé dans ses yeux, on dirait qu'il s'écarte légěrement pour mieux voir, et puis il détourne son regard, le pose sur la revue, tend sa longue main et la saisit avidement d'un geste presque brutal... « Faites voir, je ne ľai pas encore lue... Montrez... » il la feuillette avec des doigts impatients, il se met ^ lire, tout absorbé, hochant la téte par moments puis la levant et fixant loin devant lui un objet visible pour lui seul, que son ceil, comme resserré et devenu tout pointu sous les paupiěres plissées par ľeffort, a ľair de perforer... Enfin il tourne la tete et son regard un peu froid exprime ľétonne-ment... « Mais ce n'est pas si mal, dites-moi. Mais non, vous avez tort, ce n'est pas si mal que c,a. Je vois lä un texte de Brissaud qui n'est raéme pas mal du tout... Que vouiez-vous, on ne peut pas découvrir touš les mois des Shakespeare, des Stendhal... » II observe avec attention, assis lä devant lui, ce pauvre innocent, cet ignorant... mais d'oü sort-il? quel enfant gäté... n'a-t-il done jamais eu besoin de lutter, ce doux réveur loin des réalités, ce provincial peu au courant des usages de la ville, ce gros paysan balourd... « Non, ces gars-lá ont parfois des idées... Maine s'est beaucoup inté-ressée, un moment, á leur mouvement... Et puis eile s'est brouillée avec eux, je ne sais plus pourquoi.... » Eh bien voilä. II y a eu maldonne. Ce n'était pas cela. Enfin pas cela exactement. Mais il ne faut pas s'affoler. Cétait autre chose, voilá tout. Quelque chose de trés bien aussi. Pas cette camaraderie débraillée, bien súr. On ne se vautre pas les jambes en ľair sur LE PLANETARIUM *5* les divans, débitant tout ce qui vous passe par la téte. Mais e'est encore trěs acceptable, trěs honorable. Au-delä de toutes les espérances. Seuls les élus sont admis. On est entre camarades, entre compagnons, entre amis. Mais ľordre rěgne ici, la discipline. II faut dé la tenue. On doit réfléchir avant de parier. II y a des sujets tabous, il y a des credo communs. On ne s'attaque pas ainsi sans réfléchir ä n'importe qui, on ne prononce pas de paroles en ľair. Mais ce n'est pas ľexclusion? il n'en est pas question, n'est-ce pas? Ce n'est qu'un avertissement, un blame?... « Vous savez, moi, ce que je vous en dis... Je n'ai pas lu trěs attentivement... Je sais que j'ai toujours tendance ä étre trop absolu, trop exclusif... — Mais oui... gros rire protecteur... Je vous assure que vous vous trom-pez... Allez, vous verrez, 9a vous passera, cette intran-sigeance... Quand on est dans le bain depuis un certain temps, comme moi, on devient plus indulgent... — Oui, 9a je vous crois, je comprends... Mais vous avez dit tout ä ľheure... Mais Germaine Lemaire... vous avez dit qu'elle s'est brouillée... Est-ce que c'est vrai, ce qu'on dit, qu'elle se brouille assez facilement avec les gens?... — Maine? Ah c,a, je crois... Ah, eile ne s'embarrasse pas de scrupules. Quand quelqu'un ľassomme, eile le laisse tomber. II balaie ľair d'un grand geste désinvolte de la main. Tout ce qui la géne, eile ľenvoie promener. Elle éerase tout sur son passage. Maine, c'est une force de la nature. Vous avez remarqué ses dents? Larges, puissantes, eile cro-querait n'importe quoi. Ha, ha, ha... Des dents d'ogre. Un appétít de vivre... Elle dévore tout. Insatiable. J'ai toujours dit que Maine était un type d'un autre siěcle, un personnage de la Renaissance : Elizabeth d'Angleterre... César Borgia... Elle pense qu'elle peut se permettre n'importe quoi. Elle se sent hors de la 152 LE PLANÉT ARIUM norme commune. Hors des regies morales mesquines ä la mesure des petites gens... » Un instant ils consi-děrent en silence ľeffigie énorme, la statue aux colos-sales proportions. Ecrasante. Etonnante. « Oui, Maine est formidable... Elle peut faire de ces trues... son ceil se mouille, une sorte de gouaille se glisse dans son ton... C'est surtout avec les autres femmes qu'elle peut étre terrible : ďune férocité, ďun mépris... D'ailleurs, eile ne les invite jamais chez eile. Elle n'a pas une seule amie. Des petites jeunes femmes béates qu'elle protege, qui lui apportent leurs manuscrits. Mais essayez done devant eile de porter aux nues une autre femme, quand bien merne ce serait Mme de la Fayette ou Emily Bronte... Elle devient marrante. Vous ne ľavez jamais observée? Elle a tout de suite un pli, lä, entre les deux yeux. Son ceil devient fixe, tout pále, transparent... Je ľadore quand eile est comme c,a... — Oui, c'est vrai, moi aussi. Elle a par moments quelque chose d'impressionnant... J'ai pour eile une admiration... Et depuís longtemps. Mais eile m'a tou-jours fait un peu peur, merne de loin, quand je ne la connaissais pas... II m'a fallu beaucoup de courage pour lui écrire la premiere fois... (Ja va vous paraítre idiot, mais puisque nous en parlons... Vous la con-naissez tellement mieux que moi... Je ne sais pas si ca va trés bien en ce moment entre eile et moi. La derniěre fois que je ľai vue, j'étais avec mon pere... C'était dans une librairie, on était en train de cher-cher un bouquin... Mon pere n'est pas toujours commode. II est un peu brusque parfois, il peut étre trés insociable, je crois qu'il est assez timide, au fond. Alors j'ai eu ľimpression... Elle vous en a peiit-étre parlé?... — Ah non... Elle ne m'a rien dit... Mais vous savez, je crois que vous vous fakes des idées... II ne faut rien exagérer... Quand je vous dis qu'elle laisse L E PLANÉT ARIUM *53 tomber les gens pour un oui ou pour un non, c'est une facon de parier... Je ne sais pas comment était votre pere, mais ca m etonnerait bien qu'il ait pu la choquer. Vous savez, Maine n'observe pas beaucoup les gens... Oui, c'est étonnant... Je ne connais per-sonne qui se trompe autant qu'elle... Non... eile sait combien vous ľadmirez... Et c'est ca qui compte pour eile par-dessus tout. Elle a du penser que votre pere était intimidé... Pour Maine, voyez-vous, les gens c'est des miroirs. C'est des repoussoirs. Elle s'en moque, au fond, des gens... C'est eile-méme surtout qui compte, eile seule... » On dirait qu'il s'est adouci, qu'il s'est rapproché, il y a quelque chose de familier, presque de fraternel dans son ton... Est-ce un coup de sonde prudent? Un signe discret? Un appel? II faut répondre, c'est trop tentant. II faut courir le risque, tenter sa chance... « Mais si eile est comme 9a, comme vous dites, si centrée sur elle-méme... est-ce que pour un écrivain?... » Voici un gage. C'est dangereux de le dormer sans étre tout ä fait sür, mais tant pis, il n'y a plus ä hésiter. Le gout, revenu tout ä coup, de la liberté fait jaillir des paroles insensées... « Franchement, est-ce que ce n'est pas un défaut qui peut étre assez grave... Un manque... » Courage. Ľénorme statue va tomber de son socle avec un grand bruit creux, rouler, voler en éclats... II n'y aura plus de statue... Les portes de la prison s'ouvriront... II faut oser... au nom de la di-gnité, au nom de la vérité... « Ne pensez-vous pas que c'est á cause de cela qu'il y a dans son ceuvre... quelque chose... » Le pauvre insensé sent, braqué sur son visage, un regard stupéfait : « Quoi done? » L'alerte est donnée. Les miradors fouillent ľobseurité. Les chiens jappent. On entend des pas précipités, des coups de fusil claquent : « Qu'est-ce que vous lui LE PLANETARIUM reprochez, á eile aussi? » Rien. Cest fini. L'ordre est rétabli. A vos cages, ä vos geôles, ä vos rangs, Nez au mur. Qui a bronché? Personne. Tambours, roulez : « Cest une trěs grande bonne femme, Germaine Le-maire. » « Madame Germaine Lemaire est-elle notre Madame Tussaud? » Comme les leucocytes, comme les anti-corps qu'un organisme sain produit pour se défendre děs qu'un microbe nocif s'y est introduit, un ruissel-lement de rires, de plaisanteries avait jailli... « Vous avez vu ca, dans ĽEcho littéraire ďaujonrďhui? Cest inoui'... en premiere page, en gros titre... Mais ils n'ont pas osé, tout de méme, le mettre tout en haut, cela se cache, un peu honteusement... On a beau avoir touš les courages, on a un petit peu peur tout de méme, n'est-ce pas, quand on donne ces petits coups bas... » Enrobe de flatteries, criblé de railleries... « Mais qui a fait cela? — Comment, vous n'avez pas vu? — Maine est notre Madame Tussaud! — Pas possible? Qui a commis? — Le petit Levaillant, si bien nommé... — Le prurit du ratage le démange, ce garcon... Vous avez lu son dernier bouquin? — Trěs habile ce petit, il ira loin... — II cherche, est-ce qu'il n'a pas raison, hors des orniěres, Íl évite les chemins battus... c'est le secret du succěs... Maine — notre Madame Tussaud. Cest admirable. II mérite un bon point. Je lui tire mon chapeau, il ira loin. — Notre Madame Tussaud... Vous étes toujours notre Madame quelque chose. Maine, c'est notre drapeau. Notre i56 LE PLANETARIUM grande Germaine Lemaire nationale. — Un profes-seur ä la faculté des Lettres de Lyon, un type remar-quable d'ailleurs, me disait cela, ľautre jour : Germaine Lemaire me console de nos désastres, Monsieur, eile me prouve que nous n'avons rien perdu de notre génie. » Absorbé, digéré, entiěrement assimilé, détruit, qu'en restait-il encore?... « Voulez-vous que je fasse justice, Maine, de ce petit vaurien? Que je donne un bon coup de pied dans ses élucubrations? Que je fasse taire ces vagissements? Ce serait si facile... si amüsant... » Elle avait incline en une courbe qu'une noble resignation avait dessinée sa lourde téte couronnée, eile avait senti errer sur son visage un fin sourire pensif : « Non, laissez done, pourquoi? C'est trěs utile, au contraire, tout cela... les choses se remettent en place toutes seules... tout doit suivre son cours... » « Madame Germaine Lemaire est-elle notre Madame Tussaud? » C'est lá, dans ce qu'elle vient d'écrire. Comme la pointe d'un crin sort d'un matelas soyeux et bien rembourré, cela a percé de cette phrase ferme et lisse, sans un faux pli, sur laquelle eile s'est reposée un instant, bercée par son harmonie, par son apaisante retombée... C'est de lä que cela a jailli et ľa piquée : Madame Tussaud. Et dans ce geste, dans ce dialogue... On croit entendre parier vos person-nages... On les voit si bien, ils sont si vivants... dans cet air si ressemblant... est-ce qu'il n'y aurait pas, justement?... Mais qu'est-ce qui lui prend? C'est lá son génie de pouvoir donner cette impression si forte de réalité; ses phrases souples et bien musclées enser-rent toute chose avec precaution, sans ľécraser, pré-servant touš ses prolongements, ses arriěre-plans... elles LE PLANETARIUM 157 lui laissent son épaisseur, elles respectent ses vides, ses coins d'ombre... Son style toujours docile peut, quand il le f aut, porté ä ľincandescence, forer lente-ment une matiere dure qui résiste, et, par moments, il peut glisser — un souffle, un frémissement, un coup d'aile qui effleure les choses sans courber leur duvet léger... <( Vraiment, je crois que je suis arrivée ä faire ä peu pres ce que je veux avec les mots » — eile peut oser dire cela... Mais c'est lä. Lä précisément, dans cette aisance, dans cette satisfaction, dans cette joie : c'est dans cette maitrise si grande et dans cette perfection : Madame Tussaud. Mais alors, tout ce qu'elle a aimé, touš ces trésors qui lui ont é té confiés depuis toujours, ä eile, ľen-fant prédestinée, et qu'elle a recueillis, preserves en eile avec une si grande piété, avec une telle ferveur... les visages, les gestes, les paroles, les nuances des sentiments, les nuages, la couleur du ciel, les arbres et leurs feuilles, leurs cimes mouvantes, les fleurs, les oiseaux, les troupeaux, le sable des plages, la poussiere des chemins, les champs de blé, les meules de foin au soleil, les pierres, le lit des ruisseaux, la créte des col-lines dans le lointain, la ligne ondulante des vieux toits, les maisons, les clochers, les rues, les villes, les fleuves, les mers, tous les sons, toutes les formes, toutes les couleurs contenaient ce venin, dégageaient ce par-fum mortel : Madame Tussaud. C'est une hallucination, un mirage du ä sa fatigue, eile s'est surmenée, il faut se ressaisir, cela va passer... lä, ä portée de sa main, dans la rangée d'ouvrages qui s'allonge d'année en année, au prix de quels sacrifices, de quels efforts... dans ce petit livre, son préféré, eile va trouver les pages si souvent citées... elle-méme, chaque fois est surprise quand eile les relit... comment ai-je pu faire cela?... elles contiennent ľincan- 158 LE PLANĚT ÁRIU M tation qui va la délivrer de ce charme qu'on lui a jeté, ľamulette qui va détourner ďelle le mauvais ceil... Comme c'est inerte. Pas un frémissement. Nulle part. Pas un soupcon de vie. Rien. Tout est fige. Fige. Fige. Fige. Fige. Complětement fige. Glacé. Un enduit cireux, un peu luísant, recouvre tout cela. Une mince couche de vernis luisant sur du carton. Des masques en cire peinte. De la cire luisante. Un mince vernis.., II lui semble que quelqu'un du dehors, sur un ton monotone, insistant, répétani toujours la merne chose, les mémes mots simples, comme fait un hypnotiseur, dirige ses sensations... Elle ne veut pas... Ce n'est pas vrai... Ce n'est pas cc qu'elle sent vraiment... Elle sent que la vie est lä... la réalité... et le voilä déjä, il se forme, il grandit, ce sentiment familier de ravisse-ment, de bonheur... la vie est lä, captée, eile fait ^ibrer doucement ces belles formes pures... Mais non... rien ne vibre... Rien... Ce sont des moulages de plätre. Des Copies. Aucune sensation de bonheur. Pas la moindre vie. C'était une illusion. C'était de ľautosuggestion. Tout est creux. Vide. Vide. Vide. Entiěrement vide. Du néant. Un vide ä ľintérieur d'un moule de cire peinte. Tout est mort. Mort. Mort. Mort. Un astre mort. Elle est seule. Aucun recours. Aucun secours de personne. Elle avance dans une solitude entourée d'épou-vante. Elle est seule. Seule sur un astre éteint. La vie est ailleurs... Comme une femme abandonnée sur les ruines de sa maison qu'une bombe a soufflée, fixe d'un ceil hébété, au milieu des décombres, n'importe quoi, un objet quelconque, une vieille fourchette tordue, un LE PLANETARIUM *59 vieux couvercle de cafetiěre en étain tout cabossé, et le ramasse sans savoir pourquoi, d'un geste machinal, et se met á le frotter, eile fixe d'un ceil vide, au milieu de la page qu'elle n'a pas achevée, une phrase, un mot ou quelque chose... mais qu'est-ce que c'est? le temps du verbe n'est pas juste, mais ce n'est pas cela... ce n'est pas ce verbe qui conviendrait... lequel? un mot s'ébauche... eile se tend... Son esprit est pareil au moteur d'une auto dont la batterie était déchargée et qui, au premier tour de manivelle, vrombit, repart, se remet ä tourner. Toutes ses forces bandées, le regard avide, tendu, eile cherche... Elle a trouvé. Juste le mot qu'il lui faut. Fait tout expres. Sur mesure. Admirablement coupe. Place lä cránement, comme ce petit nceud de ruban, cette plume que sait planter sur un chapeau d'un geste rapide, désinvolte, audacieux une modiste de génie et qui donne ä tout ce qui sort de ses mains cet air incomparable, cette allure, ce chic. Son ceil exercé inspecte, furěte, rien ne lui échappe. Ses forces se décuplent, se déploient, eile a cette sensation qu'elle connaít bien de parfaite aisance, de liberté. Aucun obstacle ne peut plus ľarréter. Rien ne lui fait peur. Elle se moque des scrupules. Elle brave les interdits. Elle prend ce qui lui convient oú bon lui semble. Ses muscles puissants soulěvent du plomb. Elle peut, comme les bons ouvriers, se servir des instruments les plus rudimentaires, les plus grossiers. La matiěre la plus molle et la plus ingrate devient ferme, dense, modelée par ses mains. Tout est bon pour son immense appétit d'ogre. Comment a-t-elle pu se laisser effrayer un seul instant pas ces étres exsangues, ä ľceil craintif, aux gestes hésitants? Leur estomac fragile, si délicat, ne supporte pas les belles viandes saignantes, les succulents pátés i6o LE PLANETARIUM prepares suivant les bonnes recettes éprouvées. Ces nourritures trop riches leur soulěvent le cceur. lis n'absorbent qu'une nourriture de regime, insi-pide, stérilisée, pasteurisée, qu'ils se préparent avec mille soins et precautions — ils ont si peur, ils doivent se priver de tout ce qui est bon, sain, fortifiant. Ils finiront par se laisser mourir ďinanition. Leurs ceuvres sont päles, ternes, desséchées, ratatinées, figées. Pas un souffle de vie en elles. Cest en ellés que tout est mort. Mort, mort, mort... On a frappé ä la porte : trois coups légers et la porte s'entrouvre lentement. Dans ľentrebäillement, la longue téte familiěre, un peu simiesque, se tend, les petits yeux noirs trěs enfoncés pétillent, les lěvres épaisses se retroussent, s'étirent en un large sourire, découvrant toutes les dents... « Tenez, qu'est-ce que je vous disais?... Et nous on était lá á chuchoter, on avait peur de couper ľinspiration... Allons, Maine, avouez, ^a vous vaudra ľ indulgence... Vous ne faisiez rien... Vous ne réfléchissiez méme pas... Je vous ai vue... Ah, cette paresse... c'est honteux... Mais venez, au moins, maintenant... On est lä tous les trois... Lu-cette et Jacques sont lä. Voilä une heure qu'on vous attend. Lucette rage... » C'est agac.ant et c'est agréable en méme temps, eile aime bien sentir ces mordille-ments de leurs gencives irritées, ces petits coups qu'ils s'amusent ä lui donner avec leurs ongles encore un peu mous... « Tss... Tss... eile hoche la téte ďun air grondeur tandis que de son regard attendri coule ľ indulgence... Tss... Tss... Bon, je nťarréte, allons... En voilä assez pour aujourd'hui. Je viens. Laissez-moi ranger.mes papiers et je vous rejoins... » LE PLANETARIUM 161 Leurs rires, leurs moqueries légěres, leur familiarité dosée ä point chassent de Fair les parfums entétants. Aprěs tout cet effort, cette excitation, cette depression, cet échauffement, c'est délassant comme un bain porte ä la bonne temperature, assez frais et melange d'essences astringentes. Elle s'étire, eile se plonge... « Mes amis, quelle .journée... J'ai le poignet courbaturé, j'ai mal ä la téte... J'ai envie de sortir, faisons quelque chose, ce que vous voudrez, allons n'importe oú, mais sor-tons, je n'en peux plus de rester enfermée... Lucette, trouvez quelque chose, au lieu de rester lä ä bouder... — Mais on ne peut pas sortir, Maine, on est bloqués... Je suis furieuse, j'en ai assez... Voilä deux heures, moi, que je suis lä ä ne rien faire, je meurs de faim... Et la maison est vide, j'ai regardé partout, pas le moindre crouton de pain, et on ne peut pas mettre le nez dehors, on est bouclés, il y a deux types qui guettent en bas... c'est de votre faute, aussi, Maine, vous auriez du donner des ordres plus stricts... On est coincés maintenant, ils se sont installés en face, dans le bistrot, ils ont amené un appareil de photo... la concierge a beau leur dire que vous n'étes pas lä, ils n'en démordent pas, ils vont rester lä toute la nuit... J'en ai assez. Assez. » Quelque chose filtre de la colěre enfantine qui agite cette téte bouclée de poupée, de cette moue de fillette gätée, de ce regard buté, borné... quelque chose qui éveille ce melange de mépris et ďadmiration qu'éprouve un pere, parti de peu, qui a travaillé dur toute sa vie, surmonté toutes les difficultés, subi toutes les avanies, pour le ŕils élégant qui sait avec une largesse dédaigneuse dépenser son argent... Mais ce n'est pas cela seulement... autre chose, qu'elle 1Ô5 LE PLANETARIUM ne percoit pas trěs nettement, se dégage de cette dé-sinvolture boudeuse... quelque chose ďindéfinissable... une qualité... que depuis le premier moment eile a sentie en eux, pour laquelle, mais sans se le dire, bien sur, guidée par son instinct, eile les a touš choisis et rassemblés autour d'elle, — les gens s'étonnent parfois, ne peuvent pas comprendre — pour laquelle, entre tous ceux qui auraient tant voulu, qui avaient tant de mérites partout appréciés, eile les a sélectionnés, eux justement, ceux-ci, en apparence si démunis qu'il faut les imposer ä la force du poignet (et ce n'est pas désagréable non plus, bien au contraire, cette occasion qu'ils lui offrent de se donner ä elle-méme et ďétaler ä tous les yeux curieux, envieux, une preuve de sa liberté souveraine, de sa puissance)... quelque chose dans leurs colěres ďenfants capricieux, dans ces énervements, ces dégouts de gens gavés, sur-alimentés, de nécessaire pour eile, ďindispensable... eile ne pourrait pas s'en passer... cela exerce sur eile cette action salutaire, mais mal connue, qu'ont sur ľorganisme humain certaines bactéries„. II lui semble que tout ce qui vient du dehors — mais on ne le nomme jamais ici, entre eux, par un accord tacite, par un sentiment de géne, de pudeur, et ďailleurs comment le nommer? — ce flot énorme, charriant tant ďimpuretés, gonflé de toutes les convoitises, de toutes les nostalgies, compromissions, intrigues, envie, sa honte quand, encore maintenant, il luj arrive de sentir que les autres surprennent son regard inquiet, quéteur, ce vacillement qu'elle ne parvient jamais ä tout ä fait maitriser au moindre mot louangeur, détracteur, ä la seule mention de son nom, tout cela est arrété, filtre par ceťte rage, cette moue d'enfant boudeuse : pas une trace ne passe, pas la moindre parcelle, non, rien qu'une matiére parfaitement décantée, distillée, on LE PLANETARIUM 163 peut ľanalyser, pas une trace, merne indosable, n'est restée de cette vaine satisfaction que donne la gloire, de cette joie frelatée, mesquine que pourrait lui donner la victoire, la revanche sur ses ennemis, non, ľindifférence, le parfait détachement, purs comme ľeau de certaines sources, comme la lumiěre qui tombe d'un ciel clair, radieux comme les rayons de ce disque que Dieu fait briller autour de la tete de ceux, au cceur innocent, qu'il a élus pour propager sa parole, chanter ses louanges... Elle se laisse choir, accablée, sur le divan... « Cela ne finira done jamais, on n'aura done jamais la paix... Bon sang, ce qu'ils peuvent étre assommants... Mon petit Jacques, je vous en prie, sor-tez-nous de lä, descendez, dites-leur qu'ils perdent leur temps, dites-leur n'importe quoi... que je suis partie n'importe oů, lancez-les sur une fausse piste... » Mais lä, tout ä coup eile ľa senti, cela vient de passer dans le ton sur lequel eile a dit ces mots et ils ľont tous percu, cela a pénétré en eux sans que jamais aucun d'eux ne veuille, n'ose se l'avouer — ou peut-étre ose-t-il, mais entre eux jamais un mot, e'est pour cacher cela, probablement, qu'ils prennent ces airs écceurés — cela s'est montré... juste une trace, une ombre, comme ľombre des poils fins au bout de ľoreille d'un petit démon : une satisfaction secrete... C'est entré en lui et cela grossit en lui — le conten-tement d'etre ici, tous enfermés dans l'arche, tous solidaires, unis, tous ceux qui méritent d'etre rassemblés, sauvés, pendant que battent contre la coque étanche du vaisseau précieux les eaux toujours grossis-santes de la convoitise, de la euriosité, cela le remplit, et tous le savent, cela cirtule dans tout son corps, dans son allure, son air, dans chaeun de ses mouvements comme le sang qui irrigue jusqu'aux plus infimes arterioles, tandis que s'élevant á la hauteur de ce qu'exige 164 LE PLANETARIUM de lui son role il ouvre la porte et dít : « Oui, je vais aller leur parier, je vais essayer de les faire par-tir... Oui, tout de suite. Je descends. » « Pendant ce temps-lä, René va vous raconter quelque chose d'amusant. II nous a fait rire, tout ä ľheure. Allez-y, René, dites-lui... — Non, je ne sais pas pourquoi ca les a tant amusés, 9a n'a rien de si excitant. Je leur parlais de 9a pour passer le temps. Cest tout simplement que j'ai rencontre Guimier, lautre jour... Elle sent,comme eile se rétracte un peu, durcit... — Tiens, et alors, qu'est-ce qu'il devient?... quelque chose qu'elle s'efforce ďécraser s'insinue dans le son de sa voix... Qu'est-ce qu'il fabrique?— Eh bien justement, figurez-vous, il m'a abordé ľautre jour... J'étais en train ďacheter le journal... II avait un drôle d'air, il était tout agité, tout pále... II m'a demandé de prendre un verre avec lui... J'ai senu que c'était pour me dire quelque chose de precis... Et j'avais raison. On n'était pas assis depuis cinq minutes qu'il s'est mis ä me parier de vous... II m'a dit qu'il vous avait rencontrée... dans une librairie, je crois... avec son pere... que ca n'avait pas marché... que son pere vous avait déplu... je n'ai pas trěs bien compris pourquoi... » « Notre futur Sainte-Beuve... » ce sourire ironique, cetté lueur moqueuse, qui filtrait des yeux brides... Mais eile est habítuée, endurcie depuis longtemps... eile ne sent pas plus de repugnance qu'un médecin qui se penche sur une plaie, quand monte ä ses narines la puanteur de leur rancceur, de leur envie, quand gicle d'eux et la salit leur familiarité, leur LE PLANETARIUM 165 humilité, leur insolence, ce besoin de prendre, ä peu de frais, leur revanche — ils sont si démunis, si mé-diocres, si paresseux... Seulement cette fois ce qui sortait des yeux étroits, ce qui per^ait dans le ton moqueur, avait traverse, brisé cette épaisse carapace ďindifférence, de dédain un peu apitoyé derriěre laquelle eile se sent protegee et d'oíi, d'ordinaire, eile peut sans danger s'amuser ä les observer. Elle s'était sentie soudain exposée, rosis-sant, frissonnant sous ce regard d'ou coulait sur eile et la recouvrait une rancune froide, un mépris ďhomrae choyé, comblé depuis longtemps de grace, de jeunesse, de beauté, un dégoůt ďamateur délicat pour une femme... mais eile n'avait pas ľair d'une femme, eile était quelque chose d'informe, d'innom-mable, un monštre affreux, toute décoiffée, quelques měches tristes, eile le savait, pendaient dans son cou, eile n'avait pas ose lever la main pour les rentrer sous son chapeau, eile s'était sentie toute molle, grise, graisseuse, comme mal lavée... le regard impitoyable traquait en eile une faute, la plus grave de toutes, un crime, un sacrilege... une sentence terrible la mena^ait, eile avait essayé de se défendre avec les moyens dont eile disposait, mais la lutte était inégale, ľhomme avait triomphé, eile s'était enfuie, blessée... Et ľautre, á côté, le petit d'homme, avec ce regard de jeune animal que son pere entraíne ä guetter, ä choisir sa proie, voyant tout, lui aussi. Elle les avait hai's... « Maine, ne faites pas cette moue dégoůtée... Je vous assure que ce garcon vous est trěs attache, il vous admire, vous adore. II vous porte aux nues... II avait ľair d'en étre malade, il m'a fait pitié. Je ľaurais emmené chez vous si j'avais osé... Je ľai rassuré comme j'ai pu... » Ce n'était done pas cela, ce n'était rien — une i66 LE PLANETARIUM imagination, un cauchemar, et il s'est efface. Le monde familier, rassurant, apaisant est lä autour ďelle de nouveau. Un sentiment délicieux de soulagement, de délivrance s'échappe ďelle en un flot bondissant.... « Mais non, qu'est-ce qui lui a pris, ä ce garcon, je n'ai rien pensé du tout. Je ne dis pas que son pere m'ait emballée... mais c'est surtout que je n'avais pas le temps, j'étais pressée... Les gens se figurent qu'on doit étre toujours ä leur disposition, ils sont drôles... » Mais une autre fois il faudra faire attention. II faut se surveiller. IJssayer de comprendre. II faut faire chaque fois ľeffort de basculer de leur côté. Et de lä, de leur place, se voir : chacun de ses gestes projetant en eux des ombres gigantesques, ses mots les plus insignifiants répercutant trěs loin en eux leurs resonances. Leur fragilité et sa force, ä eile, sont si grandes — il ne faut jamais oublier cela, eile doit prendre le plus possible de precautions : un seul mou-vement étourdi, si léger soit-il, peut les briser... Un seul mouvement de sa part... Elle a cette sensation étrange qui la prend par moments, qu'elle éprouvait déjä quand eile était enfant, ľimpressiori de perdre le sens habituel des dimensions, des proportions et de devenir immense — un géant chaussé de bottes de sept lieues qui lui per-mettent ďenjamber le fleuve, les ponts, les maisons... eile peut soulever cette infime existence... infléchir le cours d'un destin, transformer ľultime misěre en la plus haute félicité... une excitation généreuse la sou-lěve... « Oh mes amis, j'ai une idée... Si on allait tous chez lui ce soir? — Chez qui? —■ Mais chez Alain Guimiez... Si, ce sera drôle... Mais non, justement, comme 9a,, tout simplement... Ce sera trěs amüsant de tomber chez lui tout á coup... Mon petit Jacques, LE PLANETARIUM 167 vous savez ce qu'on fait? — Maine est folle... — Mais non, vous verrez... lis sont partis? Nous sommes libres?... Alors on va lui téléphoner... Vite... Vous, René, faites-le... je vous donne le numero... Dites-luí que nous sommes dans son quartier, que nous passe-rons chez lui aprěs le diner, juste pour un petit moment... Allons, n'ayez pas cet air ahuri... un bon mouvement... » Cest trop ďun seul coup, il n'en demandait pas tant, c'est trop brusque, c'est trop violent, il aurait eu besoin de se preparer un peu — juste quelques instants de recueillement — mais ľénorme vague de fond ľa renversé, il roule, aveuglé, assourdi, il essaie de reprendre pied, il serre leurs mains un peu au hasard, il n'entend pas leurs noms... « Bonjour... tres heureux... Bonjour... Mais pas du tout, entrez... Non, vous ne me dérangez pas... Bien súr que non, voyons, vous savez bien que je suis trés content... » Son sourire est crispé, contraint, il le sent, sa voix est mal posée... il leur avance des sieges, il déplace gauchement un fauteuil, il fait basculer un guéridon qu'eux calme-ment, adroitement rattrapent de justesse, remettent ďaplomb, touš ses gestes sont saccadés, gauches, ses yeux doivent briller ďun éclat fiévreux... « Tout ä ľheure, au telephone... » ils ont du s'amuser, ils en ont sürement parle, c'était si grotesque... « je n'avais pas compris, je n'avais pas bien saisi... » mieux vaut tout léur dire, leur montrer... « c'était une surprise, je m'y attendais si peu, je vous avais pris pour un vieux copain... » lis savent, ils ont tout vu : sa stu-peur, son humilité, n'en croyant pas ses oreilles... « Qui? Germaine Lemaire? Oh non, dis... ca ne prend L E PLANĚT ÁRIU M 169 pas... Pourquoi pas le pape? » Est-ce qu'il n'a pas dit cela?... Si, il ľa dit, il entend son propre rire idiot : (c Ailons, mon vieux, 9a va, ne te fatigue pas... Pourquoi pas le pape? » et le ton surpris de la voix seche dans ľappareil... « Alio... Vous m'entendez? Cest bien Alain Guimier?... » Oui, tout leur montrer, cela vaut mieux, ils auront peut-étre pitié, un peu honte de voir cela exhibé, ils détourneront les yeux, ils essaieront eux-mémes de masquer cela, de ľoublier... c'est le seul moyen de déjouer ce tour cruel que lui a joué un sort facétieux... ce sont des tours comme il n'en joue qu'ä lui, ce n'est pas la premiere fois, quelque chose ďanalogue, déjä... mais oú? mais quand est-ce arrive? il ne sait pas, ce n'est pas le moment de chercher... il faut tout de suite leur remettre entre les mains toutes les pieces ä conviction, tout leur expliquer, avouer : J'étais si étonné... j'ai cru reconnaitre la voix d'un ami... aller jusqu'au bout : J'ai cru qu'il me jouait un tour, c'est tout ä fait son genre, je lui ai si souvent parle de vous... Pourquoi hésiter puisqu'ils savent tout... il s'agit de limiter les dégäts, de sauver ce qui peut encore étre sauvé, il vaut mieux se dépécher, vite, se déshabiller et abandonner entre leurs mains cette guenille, ce costume grotesque de clown dont il est affublé, qu'ils en f assent ce qu'ils veulent — une vieille dépouille qu'il a rejetée, il va, comme eux, la soulever du bout des doigts, ľexaminer avec eux d'un air de dégoůt apítoyé... Mais il ne peut pas, le cceur lui manque. Impossible de courir ce risque, de se fier ä eux, il sera saisi, happé par eux tout entier, lui, ses guenilles, sa nudíte, ils sont sans indulgence, sans pitié, ils le lui ont montré chaque fois qu'il a essayé de s'en remettre ä eux... il vaut mieux miser sur leur distrac- 170 LE PLANETARIUM tion, leur étourderie, masquer, cacher tout ce qu'il peut, ils n'ont peut-étre rien remarqué, rien compris, cela a peut-étre glissé sur eux, cela s'est peut-étre déjá efface, ils sont si ignorants de ces choses-lá, ils en sont si éloignés — des gens habitués ä vivre dehors qui ne peuvent pas comprendre qu'il soit suffoqué, incommode, pareil ä ces enfants dont ľorganisme habitué depuis toujours ä ľatmosphere calfeutrée ďun taudis obscur na pu supporter le grand air, la lu-miěre du soleil... II aurait rhieux valu pour lui rester enfermé, ma-cérer dans le liquide tiěde, un peu nauséeux de sa solitude, de son abandon... Cest pour ne pas en sortir qu'il s'est joué ä lui-méme ce vilain tour : Fair du dehors lui a fait peur... « Pourquoi pas le pape? » II a dit cela pour essayer de les écarter, il ie sait maintenant, c'est pour les faire fuir, sürement, qu'il a dit cela : « Oh, c,a va... pourquoi pas le pape? » sur ce ton gouailleur... Mais il ne les a pas dégoútés, il les a plutôt un peu plus excites, ils se sont dépéchés, ils ont accouru, ils s'installent partout, reniŕlent... Ieurs regards vifs, sournois glissent, s'insinuent... ils sont comme des chiens qui flairent dans touš les coins pour dénicher la proie qu'ils emporteront entre leurs dents et que tout ä l'heure, děs qu'ils seront sortis d'ici, ils déposeront, toute tiěde et palpitante, aux pieds de leur maitresse... eile se penchera... tape appro-batrice, regard caressant... « Ah, mais quand? ou done? Que c'est drôle... je n'ai pas remarqué »... ľceil gourmand, eile savourera d'avance le succulent repas que plus tard, chez eile, tout ä son aise, avec eux sous la table, eile dévorera... Elle pose la main sur le bureau... « C'est Iá-dessus que vous travaillez? — Oui, c'est lá, presqué toujours. — Ah, vous préférez 9a, avoir le dos ä la fenétre, vous í L E PLANETARIUM 17t asseoir face au mur? » Elle le regarde avec attention et cela le flatte, eile doit le sentir, eile fait expres de le regarder avec cet air attentif, plein de consideration, eile n'aime pas faire les choses ä moitié : quand on les fait, n'est-ce pas? il faut les faire bien... c'est si délicieux de pouvoir ainsi faire irruption dans une de ces petites existences confinées et les bouleverser, les transformer d'un seul coup pour trěs longtemps... II voudrait se détourner, se renfrogner, mais les mots qu'elle vient de prononcer, le son de ces mots — comme le fameux tintement de la clochette qui faisait saliver les chiens de Pavlov — fait luire ses yeux, étire ses lěvres en un sourire ŕlatté, il ouvre la bouche, il hésite une seconde... « Oui, j'aime mieux 9a, travail-ler le nez au mur... c'est plus... » II a tout ä coup la sensation de marcher sur quelque chose qui se balance sous ses pieds, c'est comme une passerelle étroite jetée au-dessus d'un torrent impétueux et sur laquelle, tandis que tous, masses sur l'autre rive se taisent et le regardent, il avance. Un faux monvement et il va tomber. Il täte du pied devant lui avec precaution... « Oui, le dos ä la fenétre — c'est plus commode... » Bien. C'était juste le bon mouvement. « Commode » était bien choisi : modeste á point, un peu negligent... Vraiment, il s'en tire bien. Tous reprennent confiance.., « C'est plus commode... pour se concentrer... » Attention, lä, casse-cou, le mouvement trop fort, trop brusque, maladroit, le fait peser un peu trop, bas-culer un peu d'un côté... tous ľobservent, amuses, il essaie d'avancer encore d'un pas, mais il oscille, il va tomber... tant pis, qu'ils se moquent de lui, qu'ils rient, mais il n'y a pas moyen de faire autrement... « Moi, vous savez... il se baisse, se plie... il m'est trěs difficile, moi, vous savez, de me concentrer.., il s'age-nouille... Tout détourne mon attention, un rien suf- 172 LE PLANĚT ÁRIU M fit... Je ne sais pas si vous aussi... Mais moi... » vers eux, plus pres, qu'ils ľaident, á quatre pattes, si pi-toyable, il rampe... Elle incline la téte, eile lui sourit... « Oui, moi aussi, j'étais comme vous : un mur nu devant moi — c'était tout. »... lis ľobservent tandis qu'elle ľaide á atterrir prés d'eux sur ľautre rive, ä se relever, tandis qu'apaisé ďun coup, rassuré, il se redresse, la regarde tout heureux... « Ah, vous aussi, il vous fallait ca? » Un courant passe d'eux á lui, il sent sur lui leurs regards bienveillants, il leur fait signe de la téte, il agite le bras... « Mais venez... Mais vous n'étes pas bien lá, venez done. vous asseoir plus pres du feu, ici, lá vous serez mieux... » lis s'installent, ľair satis-fait, ils regardent autour d'eux... la bonhomie, la Sympathie fuse de leurs yeux... « Mais e'est trěs joli, ca, dites-moi, e'est ravissant ce que vous avez lá, e'est de toute beauté cette bergěre Louis XV... — Je croyais que vous m'aviez parle d'affreux fauteuils de cuir... — Oui, mais c'était á propos, justement, de cette bergěre. Ces fauteuils... figurez-vous... » Qu'ils sachent... lis peuvent tout savoir, tout voir, il ne leur cache rien, tout ce qui est á lui leur appartient, ne sont-ils pas ses camarades, ses amis, il est prét á tout partager avec eux, á tout mettre en commun... « figurez-vous, j'avais raconté á Germaine Lemaire que ma famille voulait absolument m'imposer deux ignobles fauteuils... Vous savez... genre clubs anglais... c/a été toute une histoire... » Mais e'est si étroit encore, cette ouvertuře entre eux et lui, cette porte qu'ils tiennent entrebáillée, comment, par lá, faire entrer tout cela, tout cet énorme entassement, lourd, encombrant, il ne sait pas comment s'y prendre, par ou commencer... il sent comme de nouveau ils observent avec une sorte d'étonnement LE PLANETARIUM *73 apitoyé ses mouvements maladroits tandis qu'il pousse, tire comme il peut... « La famille, vous savez ce que e'est... ces gouts, ces choses qu'elle veut á toute force vous imposer... » Mais il n'y a rien á faire, cela s'est coincé quelque part, e'est bloqué, cela ne passe pas... il fait un geste d'impuissance, de renoncement, et eile le regarde, eile a ľair presque choquée... Qu'est-ce qu'il a? Que veut-il done? Pour qui ces efforts? Pas pour eux tout de méme, ce serait ridicule, ils n'ont pas besoin de tout cela. Ils ne sont pas si gates. Quelques miettes tombées de la table ou eile, leur mai-tresse, est installée avec lui, son invité, auraient trěs bien pu les contenter... A quoi perd-il son temps? Elle ľarréte d'un petit mouvement impatient de la main, eile se détourne d'eux, les écarte, eile se penche vers lui... « Dites-moi plutôt... qu'est-ce que vous avez fait?... — Non, pourquoi vous ne le laissez pas continuer? Si, Maine, laissez-le, je veux qu'il raconte... Pourquoi il les a refuses, ces fauteuils? Moi j'aurais préféré ca, des beaux fauteuils de cuir, e'est mieux que toutes ces vieilles bergěres. On peut s'enfoncer, plouf, comme dans les clubs au cinéma.., on peut dormir... » Les lěvres épaisses, un peu molles se plissent en une moue boudeuse d'enfant gätée, la grosse tete bouclée s'agite d'un air d'entétement capricieux... « Des clubs — moi je trouve que e'est bien mieux, vöus ne trouvez pas? » Plouf! d'un seul coup tout est bouleversé. Le joueur d'échecs, qui verrait au cours d'une partie difficile ľenfant des maitres de la maison renverser toutes les pieces d'un coup taquin de son petit poing sur ľéchiquier, ferait cette grimace qu'il sent se des-siner sur son visage, aurait ce sourire tendu, écartelé entre le désir de voir la mere flanquer une raclée, de i76 LE PLANETARIUM la téte comme quelqu'un qui dresse ľoreille, il lěve un doigt : « J'entends ľascenseur, ga doit étre ma ľemme qui rentre... eile va avoir une surprise, eile sera contente... » Elle va les regarder, les yeux écar-quillés, bouche bée... son manteau ä gros carreaux... mais c'est pour cela justement qu'elle ľa choisi, il n'y a rien eu ä faire, c'est cet air naif, pas recherche qui lui a plu, et en effet, quand on le regardait d'une certaine facon... Mais quelques gouttes, versées par leur regard, de ce réactif qu'ils ont en eux, feront appa-raítre aussitôt ce qu'il y a d'un peu génant, d'un peu vulgaire dans les gros dessins voyants, dans ľétoffe grossiěrement tissée, dans ce geste qu'elle fera, lissant ses cheveux, un geste inquiet, timide, honteux... il a toujours envie de ľarréter... mais ce genre de choses-lä... merne avec les étres les plus proches, on n'ose pas... íl la sentira collée, soudée ä lui comme un frere siamois, il va doubler de volume, former avec eile et étaler devant eux une masse lourde, énorme dont il ne pourra pas diriger les mouvements, dans laquelle ils pourront ä leur aise planter leurs regards, leurs dards... mais le vrombissement continue, ľascenseur a dépassé le palier, il monte toujours plus haut, s'éloigne... Quelle délivrance, quelle sécurité... II est seul de nouveau, mince, léger, libre de ses mouvements, vif et souple, il peut se dérober, esquiver... Mais ils commencent á s'agiter, ils se regardent... « Eh bien, je crois que nous.., c'est qu'il est tard... moi il faut que je rentre... oui... je crois qu'il va falloir... on était venu en passant... Une autre fois... » C'est ce mouvement chez lui de désarroi, cette absence brěve, ce silence anxieux — c'est cela qui a amené cette fois ä son point de condensation ľatmosphére saturée des vapeurs de ľennui, du désceuvrement, de ľénerve-ment, de la deception, du sentiment de vide, ďinanité. LE PLANETARIUM 177 de gächis... les gouttes ľaspergent... il se lěve aussi, un peu trop vite peut-étre, il a häte, lui aussi, que cela finisse, il aime mieux <:a, il n'en peut plus, qu'ils partent, il se dresse avec un air — ľont-ils perc,u? — de soulagement... Mais non, ils n'ont rien remarqué... Ce n'est pas le trop-plein de bonheur que donne ľapproche de la délivrance qui fait affleurer ä leurs visages et couler sur lui généreusement ces flots de Sympathie... il ne peut pas se tromper, il le sent, allons, il faut oser se laisser aller un peu, s'abandonner ä cette sensation, pourquoi les croire si bornés*, si insensibles, les gens sont plus perspicaces, plus lucides qu'on ne croit, ils ont su percevoir ce qui est lä en lui, tout au fond, derriěre les épaisseurs de ses maladresses, des faux-semblants, ils voient, ils savent ce qu'il est pour de bon, ils ľentourent, ils lui secouent la main, l'estime qu'ils ont pour lui jaillit du regard qu'ils lui plongent dans les yeux... « Mais il faudra qu'on se revoie bien-tôt, plus longuement... Vous téléphonerez... Non, vous plutôt... Quand vous voudrez. — Bon. Oui. Et vous reviendrez? Mais ici c'est tellement petit, on n'est pas bien logés, mais nous allons peut-étre déménager... ce sera plus grand, installé tout autrement... — Ah, alors vous avez accepté, votre taňte a cédé?... — Que c'est gentil! vous n'avez pas oublié... Non, ma taňte n'a pas accepté, pas encore, mais cela se fera peut-étre, il y a de ľespoir. — Tant mieux, il faut foncer, ne pas avoir peur... Rappelez-vous : les conquistadors. » Elle se retient avec la main ä la rampe de ľescalier, eile tourne le buste, la téte vers lui, eile lui offre une derniere fois son visage amical, presque tendre... « Je vous aiderai ä le meubler, j'adore 9a. Nous irons ä la Foire aux Puces... Oui, moi aussi, c'est ma passion, on se comprend... » La menace grandit, les eignes inquíétants se succědent... Sur la poussiere ďune des pistes menant au ranch on a vu des traces insolites de grands pieds nus. Le chien fiděle a été trouvé étendu au milieu de la cour, ľceil vitreux, un filet de sang coulant de sa gueule entrouverte... Et puis, plus rien. Lín cälme lourd. On continue d'accomplir comme si de rien n'était touš les gestes quotidiens. Chacun se tak, dissimule sa peur. Un soír, un serviteur disparait... Quelques jours plus tard, dans une clairiěre non loin de la maison, on trouve, ligoté ä un arbre, son corps ä peine reconnais-sable, mutilé, scalpé, percé d'énormes flěches bariolées... Et de nouveau cette fausse quietude torpide oü ľan-goisse mürit. On se meut avec erFort comme si ľair, épaissi, imbibé de terreur, entravait les mouvements. Peu á peu les fourrés autour de la maison se rem-plissent de bruissements, de craquements, on croit voir dans les buissons bouger de sombres corps nus, luire des visages peints, des anneaux d'or, épier dans ľombre des yeux cruels. Elle ne sait quelles histoires de Peaux-Rouges, lues autrefois, quand eile était enfant, ont creusé en eile — comme ľeau creuse le calcaire tendre -1 un lit, un sillon reste vide pendant longtemps. Entre ses bords, LE PLANETARIUM 179 épousant leurs contours, prenant leur forme, ce qu'elle ressent depuis quelque temps se coule... cette merne frayeur d'autrefois, sa frayeur d'enfant, quand le premier signe mena^ant est apparu, quand eile a vu sou-dain, sous ľaspect rassurant, familier, de son petit frere, de son vieux Pierrot, avec ses yeux malicieux, son regard fin, son bon sourire un peu timide, un peu enfantin, tu es le portrait de papa quand tu souris comme ^a... quand eile a reconnu ľennemi, un envoyé de ľennemi venu en éclaireur pour étudier le terrain, preparer ľattaque... « Voilá, ma petite Berthe... Je voulais te parier... Cest cet appartement... » Quelque chose d'un peu sournois s'est forme dans le pli de sa bouche, s'est glissé le long de la ligne fuyante de son menton... « Pierre is deep », la vieille Anglaise qui leur donnait des lemons ayait dit cela de lui ä une amie quand il n'avait que cinq ou six ans, la grand-měre qui détestait les cures ľavait surnommé « le moinillon »... il avait sa voix sourde, un peu enrouée... « Moi, tu me connais, ma petite Berthe, tu sais bien que ca m'assomme, mais que veux-tu, c'est de ta faute aussi, tu n'aurais jamais du... Je sais... Je suis comme toi, trop faible... Stupide... Je me laisse toujours faire... Mais tu as raison... On se comprend. Je vais leur dire que tu ne veux pas... Ne ťinqinéte pas surtout, ma petite Berthe, te serait trop béte... Ah, Alain est terrible quand il s'y met, tu le connais... II n'y a rien ä faire, il a des côtés, qui ne sont pas de chez nous, qui lui viennent de lá-bas, tu sais, des Delarue... cet égoísme féroce par moments... Avec moi aussi, si tu savais... » Elle regardait la peau trop fine de ses mains un peu boursouflées, ses doigts qu'il pliait avec dif-ficulté, tenant gauchement ľanse mince de la tasse de thé, les gros plis de son cou épaissi, son costume un peu élimé, le col de la chemise mal repassé... le i8o LE PLANETARIUM traítre, ľennemi avait disparu... Elle voyait assis devant eile un vieil homrae seul comme eile, abandonné, son frére, son vieux Pierrot... Elle était triste en le quittant et lui aussi paraissait ému quand il ľa embrassée, quand il a tapoté sa joue dans ľentrée, quand il ľa regardée, sa lourde main posée sur le loquet de la porte... « Allez, je m'en vais... et ne ťinquiěte pas surtout, ma petite Berthe... Je vais leur dire, á ces petits chenapans, ils comprendront... A bientôt... Je reviendrai. Et pas pour ťennuyer, cette fois. On est bete, le temps passe, c'est vrai, tu as raison, il n'en reste pas tant... » Elle, a eu envie de le cajoler comme autrefois, de se serrer contre lui. Mais děs qu'elle est restée seule, ľimage, un instant eífacée, a reparu, le bon frére si affectueux s'est metamorphose de nouveau : il était en train de se dépedier, sürement... Avant qu'il n'ait atteint la porte cochére, toute trace de son attendrissement de tout ä ľheure a disparu — le sillage que laissent en nous ces sortes de mouvements s'efface souvent trés vite dés que nous nous retrouvons seuls — il était en train de courir lá-bas pour leur raconter, il est si léger, va-cillant, osculant ä touš les vents... Ils ľattendaient, impatients... Alors, qu'est-ce qu'elle ťa dit, tante Berthe? — Ah, mes enfants, rien ä faire. Elle n'a pas marché. Je vous avais prévenus. J'en étais certain. Je la connais, moi, allez. Maniaque. Egoiste. Ses affaires, vous savez... Son confort. Que le monde périsse... Uhistoire de la bicyclette qu'elle n'a pas voulu préter, des bonbons qu'elle a caches. Qa n'a pas dů manquer, il a du leur raconter ca... Uétat-major de ľennemi écoute attentivement ce rapport, pese les arguments de chacun, suppute, tire ses plans... Et puis, dans ]a fausse quietude, dans le calme lourd, LE PLANETARIUM 181 ce signe, de nouveau, cette feuille qu'elle vient de trouver, pliée en quatre, glissée en son absence sous sa porte. Chaque mot trace de la belle écriture ferme et nette annonce que le danger se rapproche... Une nouvelle attaque plus forte est déclenchée... « Chére tante Berthe, quel dommage de ne pas vous avoir trouvée... Je voulais vous parier... Je reviendrai de-main. Je vous embrasse bien fort. Votre fou ď Alain. » Impitoyable, buté, rusé, doucereux, cálin, demandant pardon d'avance pour ce qu'aucune force au monde ne ľempéchera plus d'accomplir : votre fou d'Alain... Cette lueur avide dans ses yeux, autrefois, quand il s'arrangeait, et eile, ľidiote, qui trouvait cela atten-drissant, il était si drôle, ah, le rusé petit coquin, pour ľamener — quel petit comédien — devant les chevaux de bois, devant le magasin de jouets... cet éclat qui a brillé dans son ceil, ce jour-lá, chez eux, quand eile a fait cette folic... qu'est-ce qui lui a pris? elle-méme s'est étonnée tux le moment... quel démon ľa poussée? quelle impulsion morbide... mais non... que va-t-elle chercher? eile a juste voulu — ils excitent en eile ce besoin — les taquiner un peu... eile a eu un mouve-ment de tendresse, ils étaient si jeunes, touchants, ils étaient si affectueux, Tinstallant, lui montrant... 'c'était si petit chez eux... eile a eu un élan généreux... eile a cédé ä cette envie qui la saisit parfois de faire la bonne fée... á ce désir, encore maintenant, ä son age, qui la prend par moments, de tout éparpiller aux quatre vents, de se délivrer, de se libérer, eile s'est sentie un instant légére, rajeunie... pourquoi pas, aprěs tout... « Mais non, mes enfants, ce n'est pas fou... mais si... mais si... » Elle s'est prise au jeu... ils n'en revenaient pas... Mais eile a peur, quelque chose soudain lui fait trés peur... un regard qu'ils ont échangé... non, ils n'ont échangé aueun regard... ils étaient trés décents, pleins 182 LE PLANETARIUM de sollicitude... c'est quelque chose, plutôt, de trop rapide, de trop immédiat dans cet air surpris qu'ils ont eu, dans leur contentement... comme si tout était prét en eux depuis longtemps... les mots qu'elle á prononcés sont tombés comme un fruit qu'ils avaient regardé mürir... On supputait... on attendait... on l'observait... des yeux cruels, dissimulés partout autour d'elle, épiaient... bruissements inquiétants, chucho temen ts... cinq pieces pour eile toute seule... une vieille femme inutile, enfermée toute seule lä-dedans... ne recoit per-sonne, jamais... pour eile seule... Si ce n'est pas hon-teux, si ce n'est pas malheureux, et voiiä des jeunes gens, son propre neveu, son unique héritier... le sourire futé de la vieille en capeline noire, děs le jour du manage, sa fine voix pointue... « Et oú va-t-il loger, ce jeune menage? Pas avec vous? Ah, je croyais... on m'avait dit que c'était si grand... » Elle s'était redressée, rebiřFée, furieuse aussitôt : « Avec moi? je ne sais pas qui a pu vous dire ca... tjďest-ce que c'est que cette idée... moi á leur áge, j'habitais une mansardě, un taudis... et je ne m'en plaignais pas, c'était ľindépen-dance, c'était le bonheur... Mais á present... eile avait envie de crier... je mérite qu on me laisse tranquille, j'ai le droit d'avoir la paix... » La vieille avait acquiesce avec un sourire de fausse comprehension, de fausse bonhomie... « Bien sür... je vous crois bien! » Mais il n'y a rien ä faire... lis sont obstinés... Leur étau va se resserrer. On a sonné. Qu'est-ce que c'est? Qui est lá? Qu'est-ce qu'il ý a? De quoi s'agit-il? Mais de la porte. De quelle porte? Mais de la porte qu'elle a commandée, de la porte qu'elle a fait reprendre pour qu'on la répare... eile avait été abímée, il y avait des trous, des LE PLANETARIUM i83 marques, mais il n'y parait plus, tout est arrange, on ľa rabotée, poncée, cirée... On ľa rapportée. Elle est lä sur le palier. Qu'ils s'en aillent, qu'on la laisse seule... il est bien question de cela, eile a envie de les chasser. Mais ils sont lä, impassibles, inexorables, instruments aveugles d'un sort moqueur. Ils soulěvent la porte en la tenant entre leurs bras écartés, ils la tournent pour la faire entrer... le mécanisme est dé-clenché, il fonctionne, il n'y a rien á faire, elle-méme ľa mis en mouvement, íl n'y a plus moyen de ľar-réter, eile acquiesce, eile incline la téte... ah bon... ah oui... eile leur ouvre le chemin, eile écarte sur leur passage tout ce qui géne, les guéridons, les chaises, eile les guide... passez par ici, c'est plus commode... ils prononcent ä mi-voix des paroles brěves... Attention... doucement... baisse un peu... Non, pas lá... Tu vas la cogner... Allez, vas-y, lá, tu y es... leurs gestes sont pleins de prudence, ils avancent en posant doucement leurs pieds sur le parquet čiré... on dirait des croque-morts qui portent avec des precautions respectueuses un lourd cercueil en chéne massif. Ils hissent la porte lentement et ľabaissent d'un méme mouvement pour faire glisser les pentures dans les gonds. Ils font jouer la poignée. Ils s'écartent un peu et regardent la porte d'un air satisfait : « Lä, je crois que cette fois ca va aller. » Cette porte en chéne massif a un air pitoyable entre ces murs minces couverts de peinture trop claire... On dirait une fantaisie prétentíeuse de mauvais dé-corateur... Elle sent en eile, trěs affaiblie, dernier reflux des émois d'autrefois, trembler une inquietude légěre, une faible, une á peine vivante exasperation... Mais ä quoi pense-t-elle? Que lui importe? Tout est perdu de toute maniere. II n'y a plus rien á perdre. Elle peut regarder la realite en face... eile sent dans sa bouche une amertume... « Moi je dois dire que je trouve 9a i84 LE PLANĚT ÁRIU M affreux. Dans cet intérieur... Avec ces portes vitrées... II aurait mieux valu laisser ľancienne porte... » Mais oú a-t-elle la téte? Elle est comme cette vieille cousine qui choisissait une place au cimetiěre : Je crois que je préfěre celle-ci, la vue est plus belle... on en rit encore dans la famille, tresor que se transmettent les héri-tiers... Mais pourquoi en rire? C'est si difficile de bondir brusquement hors d'un monde familier et de s'étirer ä la mesure de certains événements. Elle a oublié... A quoi est-ce que je pense?... « Oh <;a ne fait rien. Aucune importance. (Ja va trés bien comme c,a. Mais si, je vous assure. Merci. Vous avez peut-étre raison. Je suis peut-étré dans un mauvais jour. Et puis ce qui est fait est fait, n'est-ce pas, on ne va pas se remettre ä tout changer, il n'y aurait plus de raison de s'arréter... » Sa voix est légěre, comme vidée, c'est peut-étre cela. qu'on appelle une voix blanche... eile tourne vers eux un visage impassible, eile leur sourit... eile se sent pareille ä une femme qu'un malfaiteur cache derriěre un rideau tient sous sa menace, et qui s'efforce de ne rien montrer, répond au telephone, parle ä un visiteur, en tré chez eile pour quelques instants et prét á repartir, inconscient du danger. Ainsi scindée, une part ďelle-méme tournée vers ľen-nemi invisible, eile les raccompagne. Sa voix parait calme : « Eh bien oui, il ne restera plus qu'a poser la tringle pour les rideaux... » Mais eile ne se tient plus maintenant, qu'ils partem vite... « Ce n'est rien, on balaiera, laissez done <:a comme c'est, c'est trěs bien ainsi. Parfait. Merci. » Qu'ils la laissent seule — ils ne peuvent rien pour eile — face ä ľennemi. Elle est perdue. Impossible de lutter, Ils la tiennent, eile va céder... Quand eile avait eu sa crise, quand eile L E PLANETARIUM 185 était couchée, étouŕľant, levant un regard docile, fautif, reconnaissant vers le visage penché sur eile... « Vous avez eu de la chance, allez, que je vous aie entendue appeler... C'est que c'est si grand chez vous... On n'entend pas... Heureusement que j etais dans 1'esca- lier... Vous n'avez pas peur?... C'est qu'á notre age... vous ne devriez plus vivre seule id... ah, dame, vous savez quand on n'a plus vingt ans... » Elle s'était dé- battue : « Moi? Mais vous voulez rire, plutôt mourir... vous ne me connaissez pas... j'ai trop besoin de tran- quillité.... » Ce sourire satisfak, idiot qu'ils avaient, cet air assure, implacable, exaspérant, le visage merne du destin, de la fatalité... « Hé on dit <;a, mais un jour vous y viendrez, vous n'aurez pas le courage de garder tout £a pour vous... ca demande trop ďentretien, il vous faudrait quelque chose de plus petit... Vous le céderez ä votre neveu... ils ont besoin ďespace, eux, les jeunes gens, et vous serez si contente de faire quelque chose pour eux, de regarder pousser autour de vous des petits enfants... » Elle avait eu envie de mordre, mais qu'ils la láchent done, eile leur avait donne dans sa peur, dans sa fureur, dans sa faiblesse, des coups maladroits qui lui avaient fait mal — víeille hideuse aux měches grises désordonnées qui pendaient autour de son visage échauffé", faisant des gestes grotesques, maigre vieille sorciere aux entrailles séchées... « Moi, ah <;a jamais, vous me connaissez mal... je trouve qu'on n'a qu'une vie, je n'ai jamais rien demandé... tout ce que je veux c'est qu'on me flehe la paix... » perdant la face, oubliant tome décence, toute tenue. Les autres agitaient en riant leurs gros doigts mous : sa fureur impuissante, ses gigotements maladroits les amusaient énormément... « Vous y viendrez un jour de vous-méme, allez, vous verrez 9a... » Ignoble et moite pression... iS6 LE PLANETARIUM Elle se raidit, se redresse... Eh bien, ils verront. Qu'ils y viennent. Plus de cris, de gigotements. Immobile, tassée sur elle-méme, lourde, calme, eile les attend comme le vieux sanglier quand il se retourne et s'assied face ä la meute. Attention, grand fou, qu'est-ce qui lui prend, attention, il va tout renverser, il va me faire mal, il va me décoiffer, eile s'écarte, eile le repousse légěrement, comme autrefois, quand il était enfant, quand il en-trait ainsi en courant, quand il se précipitait sur eile et ľembrassait trop fort, mais il ne se tient plus, il a envie de la serrer dans ses bras, de la soulever et de la faire tourner avec lui, allons, ma petite tante Berthe, réjouissons-nous touš ensemble, soyons heureux... « Nous avons une veine inoute... C'est extraordinaire, ce qui nous arrive... Un vrai miracle. Un concours de circonstances étonnant... On peut faire un échange avec le voisin des Brété. Leur voisin de palier... II quitte Paris... II veut un petit pied-ä-terre dans notre quartier... Et chez lui, c'est vraiment épatant. Un vrai bijou. Deux grandes pieces claires au premier sur une grande cour avec un arbre... un tilleul... C'est en par-fait etat... Dans une belle vieille maison... Il y a de grands placards... Un débarras oú on peut installer une salle de bains... Pour nous, il est evident que c'est trop petit... Dans quelque temps il faudrait recom-mencer... Mais pour vous, tante Berthe, on a pensé... II faut absolument que vous le voyiez. » Elle se tait. Elle a son air bougon, son visage Iourd, i88 LE PLANETARIUM figé, son regard fermé, buté. Mais il ne faut pas se décourager. II se penche vers eile, il pose la main sur sa main qui serre ľaccoudoír du fauteuil, il se sent toute la patience ďun bon maitre d'école qui veut expliquer un probléme ä un enfant recalcitrant, assez mal doué, allons ne perdons pas courage, on va y arríver, essayons de reprendre tout cela un peu autre-ment : « Ecoutez-moi, tante Berthe. Parlons sérieuse-ment. C'est une occasion unique. Cela ne se reproduira jamais. Ce serait absurde pour vous de refuser. Rap-pelez-vous quand vous avez eu ces étouffements... Les Brété... Vous savez comme ils sont gentils... ils seront tout pres de vous, sur le méme palier. Ici vous vivez dans deux pieces, les trois autres ne vous servent ä rien, vous avez dit vous-méme que vous n'y mettiez jamais les pieds. Cest pour vous, ce que je vous dis lá. Pour nous, bien sur, vous savez bien ce que ce serait. Mais pour vous aussi, tante Berthe, croyez-moi. Tôt ou tard, vous serez obligee de changer... » Elle ne dit rien. Elle tient ses yeux braqués sur lui. Mais ce regard ne lui fait plus peur. Le temps est loin oú ce regard, comme le projeeteur qui fouille ľobseurité pour découvrír le fuyard, le clouait sur place tout ébloui, il se sentait perdu, — pas de salut, il était pris : un étre vil, ignoble, repugnant... Maintenant il est protege, maintenant quelque chose surgit qui s'interpose entre ce regard et lui — une image, celle d'une masse sombre, d'une silhouette aux contours trěs estompés qui se meut á ses côtés dans une allée... II sait qui c'est, bien súr, il pourrait ré-pondre aussitôt si on le lui demandait : c'est Berthier. Mais il ne prononce en lui-méme aucun nom. Quel visage avait Berthier? Et le visage serait lá tout de suite : un visage rose, au nez retrousse, ä la large bouche un peu épaisse, aux grands yeux limpides et LE PLANETARIUM 189 innocents. Qui était Berthier? Berthier était son ca-marade de lycée. Quel lycée? Lakanal. Quel air avait-il, quelle impression faisait-il, ce Berthier? C'était un garn timide, efface, Í1 avait ľair, par moments, comme un peu hébété. M. Lamiel, le professeur de philo, lui avait dit dans un moment de colěre : Vous étes idiot. Mais il était trěs fin, il avait des divinations. Que faisiez-vous touš les deux dans cette allée? Nous traversions le Luxembourg, nous allions prendre lě train á la gare de Port-Royal pour rentrer au lycée. Nous venions de dejeuner chez tante Berthe. Elle nous avait gavés de touš ses bons petits plats, nous étions un peu ensommeillés, un peu congestionnés. II faisait chaud, ľallée était ensoleillée. Tout cela et bien ďautres images, ďautres renseignements plus précis et détaillés sont lá, par-derriěre, tout préts, comme des riches placées ľune derriěre ľautre dans un fichier. Mais ces riches, il ne les sort pas, il n'a pas besoin de le faire en ce moment, il sait ce qu'elles contiennent en bloc, assez vaguement, et cela lui suffit; ce qu'il fait sortir maintenant, c'est cette silhouette aux contours flous marchant á son côté dans ľallée, il n'entend que sa voix, non, pas méme la voix, juste les mots que la silhouette presque effacée a prononcés. Elle s'est arrétée brusquement dans ľallée, eile a dit : « Tu sais, ta tante est dure. Elle est méprisante. » Comme ca. A propos de rien. Comme une simple constatation. Stupeur : « Ma tante? Méprisante? Dure? Ma tante? — Oui. Dure. Elle a ľair méprisant. » Les mots ré-sonnaient comme résonnent aux oreilles du mineur enseveli les coups de pioche des sauveteurs. II était délivré. Sauvé. Etreintes. Lärmes de joie. On ľ entou-rait : votre tante est dure. Elle est méprisante. C'est un fait. Elle est ainsi. C'est sa nature. Maintenant il n'a qu'á appeler. Aussitôt on accourt de tous côtés. 190 LE PLANETARIUM Elle est cernée, capturée,. tome une foule rassemblée autour ďeile la contemple, on la montre du doigt, voyez : eile est dure. Méprisante. II pose sur eile im regard calme, severe : « Ce n'est pas la peine de me regarder comme ca, ma tante. Ce que je vous dis lá n'a rien de choquant. Vous auriez tort de refuser. Ce serait mauvais pour vous et pas gentil pour nous, je vous assure. Qa. n'aurait pas de sens. Je ne vous demande pas de dire oui tout de suite, mais aller regarder au moins, ca ne vous engage ä rien... Mais enfin dites quelque chose... — Je n'ai rien a, dire, Alain, tu le sais. Je ľai déjä dit ä ton pere. Je n'ai méme pas besoin de regarder. C'est tout decide. » Lourde. Inerte. Toute tassée sur elle-méme. Enorme masse immobile couchée en travers de son chemin. II a envie de la pousser pour la déplacer, de cogner dedans ä grands coups de poing, de pied, pour la faire bouger... « Mais bien sür... sa voix siffle comme un chalumeau qui essaie de forer un épais mur d'acier... Bien sur. Que je suis done idiot... Brave imbecile que je suis... Bien sür que vous ne voulez pas. Pas méme aller regarder. II fallait s'y attendre, il suffit qu'on vous demande quelque chose — c'est fini, il n'y a rien ä faire, vous ne pouvez pas céder. Cest comme le jour oů je vous ai demandé pour ce copain, ce n'était pas une blague, il erevait de faim... De vous-méme vous ľauriez peut-étre aidé, mais c'est de voir quelqu'un... Mais vous savez, je vous préviens, vous n'avez pas le droit. II y a des lois, heureusement... » II n'est pas seul, tout le monde est ä ses côtés, il a pour lui touš les braves gens. On extirpe, on arrache les parasites qui étouffent tout ce qui doit croitre, tout ce qui veut vivre, qui absorbent inutilement la jeune sěve qui monte... « Vous savez que c'est ínterdit, vous LE PLANETARIUM *9i savez que vous n'avez pas le droit... L'indignation, la rage font trembler sa voix... Vous n'avez pas le droit de faire ca... La loi elle-méme protege... en ce moment, quand il y a tant de jeunes gens... la loi, vous m'en-tendez, vous interdit... » Elle a ľair de s'animer un peu. Elle hoche la téte lentement, les sourcils relevés, ľceil narquois, presque amuse : « Ah, vraiment? » II se sent balayé, empörte, entrainé trěs loin, tou- jours plus loin, dérivant vers des regions étranges, ter- rifiantes, entrevues autrefois, il y a déjä longtemps, quand il était encore trěs jeune, presque un enfant... Des prisonniers évadés, des résistants, des juifs caches sous de faux noms se prélassaient au soleil, bavardaient sur les places des villages, assis au bord des fontaines, trinquaient, comme si de rien n'était, dans les bistrots, proies sournoises, inquiétantes, formant sournoisement les autres, les purs, qui n'ont rien fait, les forts, qui n'ont rien ä craíndre de personne, ä une répugnante complicité, les attirant dans leur déchéance, narguant la loi, bouleversant ľordre, faisant enfin se lever un beau matin, — il faut bien que quelqu'un le prenne sur soi et le fasse, ä la fin — sortir de chez lui et courir le long des murs, ľéchine courbée, le dénonciateur... Une grosse masse lourde pese sur lui, ľenfonce, il étouífe, il veut vivré, il se debat... « Eh bien, vous verrez, vous ne pourrez pas rester ici, vous serez forcée... II cogne de toutes ses forces... On vous for- cera... Mon beau-pěre... la fureur l'assourdit, il percoit, comme s'ils venaient de loin, ses propres mots... il connait voire propriétaire... il va lui dire, je vais lui demander... » II entend, tandis qu'il court vers la porte ďentrée, qu'elle crie enfin á son tour, trěs fort : « Mais fais-le done. Fais-le, tu en es capable. cabinet de toilette et une salle de bains, il me semble que c'est un peu beaucoup, tout 9a, pour une personne seule. Et quelques jours avant, Alain était venu me dire : « Vous savez que vous n'avez aucun droit de rester, je pourrais vous faire expulser, mon beau-pěre connait le pro-priétaire. Tu te rends compte... C'est surtout de penser qu'Alain... » LE PLANETARIUM 22$ II sent une douleur, un élancement, quelque chose en lui tire, appuie... ce n'est pas cela, ce n'est pas ce qu'elle vient de faire pénétrer en lui, qui fait si mal... (Ja ne tient pas debout, cette histoire, c'est rocam-bolesque, c'est du Grand-Guignol... « Tss... tss... tu perds Ja téte, je t'assure, c'est une simple coincidence, je ťen réponds. Alain ne peut pas faire ca, c'est de la folie, il n'en est pas question. Tu sais bien qu'il dit n'importe quoi quand il est furieux. Si c'est ca qui t'empeche de dormir... » II sait ce que c'est maintenant, c'est sa vieille douleur, son vieux mal implacable qui revient plus fort, cette fois, comme toujours aprés une periodě de remission. Vieil imbecile, vieux fou! il s'était cru délivré, il s'était senti si heureux, il s'était fait des reproches... quelle folie de se tourmenter... on se trompe si facilement sur ses enfants, on est si injuste, si exigeant... c'était un si bon petit... son propre sang... ce tendre sourire d'autrefois, ce sourire d'enfant, cette main sur son épaule... « Eh bien, tant pis, papa, laisse tomber, ne t'en occupe plus, ca va trěs bien comme c,a, je m'en moque, au fond, tu sais, de cet appartement. On peut trěs bien rester 011 on est. Si tante Berthe elle-méme ne nous en avait pas parle, on n'y aurait méme pas pensé. » On oublie, on croit qu'on est guéri, et le mal est toujours lä, tenace, sournois... Qu'on ne vienne pas lui parier ďéducation, quelle sottise... II n'y a pas moyen de changer la vraie nature des gens, le vrai fond ressort toujours... Cette peur qu'il sent grandir maintenant, c'est celie, il la reconnaít, qu'ont semée, fait germer en lui de vieux romans poiiciers... cette scene, dans ľun d'entre eux, il ne sait plus lequel, chaque fois qu'elle surgit en lui, il a ce méme petit mouvement de repulsion... Une vieille maison de Londres, une grande piece tendue de soie grenat; le 224 LE PLANÉTARIUM feu dans la cheminée jette des lueurs sinistres; il y a beaucoup ďinvités assis autour des tables de bridge... ľassassin doit se trouver parmi eux... le detective a dispose partout, ä portée de la main, toutes sortes d'objets, ďarmes étranges rapportées des colonies et sur une table basse en cuivre ciselé ramenée des Indes, un trěs fin stylet qui peut servir de coupe-papier. Le stylet est ľarme de choix de ľassassin : chacun de ses crimes est « signé ». II n'y a qu'ä rester ä l'affüt, qu'ä attendre. Enfin, le moment est venu. Une force irresistible, quelque chose de sournois, d'avide et d'aveugle ä la fois, quelque chose de trěs effrayant, d'horrible, fait se tendre la main d'un des invites vers le stylet... Elle vient maintenant sans le savoir de lui révéler cela, ce signe — toujours le merne — et cette méme force aveugle qui faisait luire déjä dans les yeux du petit garcon, de son enfant, arrété avec lui devant les de-vantures des magasins, des patisseries, cette convoitise sournoise... Le petit ne lui demandait rien, il n'osait pas... il demanderait ä sa taňte « gäteau »... « Mais tu ne diras pas ä papa que je te ľai demandé, papa n'aime pas ca, il sera fäché... »; cette méme convoitise, cette avidité dans son ceil luisant et fixe de jeune loup, tandis qu'il courait chez la vieille — mais il ne faut rien dire ä ce pauvre vieux papa, il a ses idées lä-dessus, il ne comprend pas... C'était irresistible chez lui comme une crise d epilepsie... le moindre obstacle exaspěre son désir au point de lui faire perdre la téte, tout doit céder... C'est le lache, le honteux besohl de ľivrogne, de ľintoxiqué... « Oh, comme je suis heureuse... tu ne sais pas le plaisir que tu me fais... Alors, tu crois vraiment? Bien súr, c'était fou de le penser.,. » Elle ouvre de grands yeux ravis d'enfant, un peu plus eile va battre des mains. L E PLANETARIUM 225 II ľécarte, il écarte d'un geste impatient — il s'agit bien de cela — cette idée puerile, saugrenue... « Mais non, voyons, c'est ridicule, il n'en est pas question. C'est une colěre comme il peut en avoir. Une colěre d'enfant gäté... — Moi je ne demande qu'ä le croire, tu le sais. Tu sais comme j'aime Alain. S'il ne m'avait pas fait si peur, eh bien, je ne sais pas, aprěs tout, ce que j'aurais fait. J'aurais peut-étre cédé. Au fond, ce serait ä voir, il a peut-étre raison, ce ne serait peut-étre pas si bete... — Si tu « aurais » cédé!... Mais ä qui le dis-tu, mais bien súr, mais tu céderas. lis peuvent dormir tran-quilles. C'est déjä fait... La douleur, la fureur chez lui ont atteint leur point culminant. Tu n'as jamais rien fait d'autre que de céder ä touš ses caprices idiots... Tu ľas rendu comme il est... II n'y a plus rien ä faire maintenant... II n'y a qu'ä continuer. Seulement moi je vais te dire... Je vais te dire, moi, ce qu'il lui faut, ä Alain, en ce moment. Et ce n'est pas ton appartement. Est-ce que tu te rends compte de sa situation? Est-ce que tu vois oil il en est? II ferait mieux de se dépécher de finir sa these et de demander un poste quelque part... S'il y arrivait, ce serait déjä beau. S'il pouvait étre nommé dans n'importe quel trou, ce serait mieux que de courir les salons, de meubler des appartements, de vivre aux crochets — parfaitement — de ses beaux-parents... la douleur qu'il ressent est celle qu'on éprouve quand on vous cauterise une plaie, quand on vous coupe un membre gangrene, il le faut, jusqu'au bout, il faut couper carrément, il faut arracher de soi cette tumeur, cette chair malade qui est en train de le contaminer, il ne faut pas se laisser pourrir tout entier... il crie presque et eile se recule effrayée... Voilä ce qu'il lui faut, ä notre Alain. si tu veux le savoir : songer ä son avenir... Les beaux- 226 LE PLANĚTARIUM parents ne leur laisseront ä peu pres rien, ce n'est que de la frime, tout ca, ce luxe, de la poudre aux yeux... et il n'est pas reluisant, son avenir, si tu veux tout savoir... je te dis toute ma pensée... ce mariage ľa abruti et ce milieu snob, idiot, cette Germaine Le-maire, moi je ľai vue, une vieille fausse gloire qui s'entoure de jeunes imbeciles comme lui pour se faire encenser... Ah, íl s'agit bien d'appartements Iuxueux... II a devant lui — je sais ce que je dis — un tout petit avenir et il devra s'en contenter... la douleur main-tenant, encore vive, est en train de régresser... Un petit avenir bien modest;e, une petite sécurité, une re-traite, un traitement. Encore heureux s'il arrive ä dé-crocher un poste quelconque, il n'est pas agrégé, sa these, je ne sais pas ce qu'elle vaudra... s'il parvient ä obtenir un poste de suppléant, de lecteur, ce sera encore beau... La douleur se fait plus sourde, il semble qu'elle s'apaise peu ä peu... II s'agit bien de s'installer ä Paris, dans cinq pieces, dans les beaux quartiers, de donner des receptions... des fetes... comme ils disent... des fiestas, comme il dit... » Non, non. II y a tout de méme un ordre, Dieu merci. Une justice. Méme ici-bas. C'est bien encore la, ä sa place, tout ce sur quoi il a báti sa propre vie, ce au nom de quoi il a eu la force de surmonter tous les obstacles : il a fallu se priver, trimer, il y a eu, bien sur, des moments durs, mais il n'a jamais domé, et c'est ce qui ľa sauvé, il n'a jamais cessé de croire qu'il y a, en ce monde, une regie ďor, une loi ä laquelle tous doivent se plier,.. sinon tout chancelle, s'écroule, molles terres friables oú ľon perd pied... II faut que ľordre rěgne, que le bien triomphe, que ľeffort, le travail soient recompenses, que tous les resquilleurs soient punis... II est prét ä souffrir, ä exécuter son propre fils, ä offrir, s'il le faut, en sacrifice, ce qu'il LE PLANETARIUM 227 a de plus eher, la vie de son enfant... « Va, Alain sera bien force de comprendre. J'espere pour lui que ce ne sera pas trop tard. La vie lui apprendra, comme ä tout le monde. II verra. II ne fera pas ľenfant éter-nellement... Et c_a vaut mieux ainsi. Méme pour lui, c'est bien mieux comme 9a. » Elle sour i t d'un mince sourire un peu ironique et indulgent, eile fait aller de côté et ďautre sa lěvre supérieure et le bout mobile de son nez, eile regarde devant eile, eile a ľair de calculer, de supputer... « Ecoute, permets-moi de te dire, lä tu pousses au noir, tu sais bien que ce n'est pas comme 9a, tu vois tout en noir. A ťentendre, ils sont menaces de finir leurs jours ä ľasile de nuit. Méme si Gisele, plus tard, n'a rien — et encore ce n'est pas sur... Mais enfin, ad-mettons... Mais moi, ce que je leur laisserai väut lar-gement toutes les retraites qu'il pourra avoir. (Ja vaut beaucoup plus, tu le sais...,» Je vous laisserai... vous aurez... Aprěs ma mort, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles... ce que je vous laisserai vaudra plus que cout c,a... C'est exactement le méme air, le méme ton... « C'est extraordinaire, par moments, ce que tu peux ressembler ä papa, il me semble que je ľentends... tu te souviens quand il disait : (Ja ne vaut pas un clou, tout c,a, tous vos projets, qu'est-ce que c'est, ä côté de ce que je vous laisserai... » Et c'est aussi la méme sensation qu'au-trefois, quand il était tout jeune, un freie et timide adolescent, comprenant mal ce qui lui arrivait, n'osant se fier ä ses impressions, mais il sait maintenant, il a compris, c'est cette méme sensation, aprěs tant d'an-nées, aprěs de si grandes transformations — eile revient comme ces douleurs dans les membres amputés, dans les os depuis longtemps ressoudés, děs que le temps devient plus froid — une curieuse sensation d'as- 228 LE PLANETARIUM phyxie... quelque chose de lourd s'est rabattu sur lui, une pierre tqmbale, une porte de caveau, ils sont en-fermés, lui, son enfant, ils sont emmurés, enterrés vivants, et eile, assise sur eux, pesant sur eux de tout son poids, belle effigie d'elle-meme en marbre, — qu'elle a fait construire et qu'elle contemple á ľavance avec satisfaction — installée pour toujours sur la dalle ornée d'urnes de bronze du caveau familial, veillant sur leur « repos »... Mais c'est fini, tout c,a, fini le bon vieux temps, il est fort maintenant, il sait se défendre contre les morts, soulever les lourdes plaques de marbre et les urnes en bronze massif, démolir les statues fu-néraires... II la regarde d'un air qu'il rend volontaire-ment amusé, distant... délices de ľáge mür, de la vieillesse... il peut s'amuser maintenant... il a payé son écot, et largement... « Tu me fais rire avec c,a... Tu me rappelles le bon vieux temps... (Ja ne ťa done pas servi de le<;on, ce qui est arrive á la fameuse fortune, aux fameux placements qui occupaient tant ce pauvre papa... Tu as vu ce que c,a a donne... » Elle hoche la téte lentement et fronce les lěvres d'un air désapprobateur comme si eile regardait un enfant qui fait des grimaces pour agacer les grandes per-sonnes... « Oh, écoute, quel rapport y a-t-il? Tu sais bien que 9a n'a rien de comniun. Tu sais comment était papa. Quand il s'emballait pour quelque chose... oh pouvait lui faire faire n'importe quoi. Comment peux-tu le comparer ä Henri? Je crois que c'est autre-ment súr, les placements d'Henri. Il me disait toujours : S'il m'arrive quelque chose, je suis tranquille pour toi. » Elle se penche vers lui, eile pose la main sur son bras : « Ecoute... je voudrais que tu me dises... Jardot me dit que les pétroles ont encore monté. Il me conseille de vendre maintenant. Je voulais juste-ment te demander... Qu'est-ce que tu en penses? Moi, LE PLANETARIUM 229 j'aurais préféré attendre encore un peu. Qu'est-ce que tu crois? » C'est comique de la voir apparaitre sous ce déguise-ment : le loup sous la peau d'un agneau, imitant ses bélements... conseille-moi, je ne sais pas, qu'est-ce que tu crois, je suis si seule, si naive, toi tu es fort, tu com-prends... viens ä mon aide... Mais il voit briller ses yeux, luire ses longues dents... Solide, prudente, mé-fiante, eile en remontrerait ä n'importe quel homme d'affaires quand il s'agit de calculs, de placements... Plus de « vapeurs » quand il s'agit de cela, plus de tremblements, eile s'est trés bien renseignée, eile a pro-bablement déjá pris sa decision. Cela ľagace de la sentir qui ľobserve sournoisement, qui attend que perdant toute méfiance, fiatté, attendri, il se mette ä réŕléchir, ä lui expliquer, tout fier, géne-reux, fort, condescendant, tandis qu'elle, courbée, pliée en deux, le conduira doucement, d'un pas faible et branlant, lä oü eile veut ľattirer, sur le terrain oú eile regne, oú enfin il sera ä sa merci, acceptant ďaban-donner ses divagations de vieil « idealisté », ďinadapté, et de se soumettre comme eile aux lois du bons sens, de la bonne et solide réalité, de marcher droit, de rentrer dans le rang... II hausse les épaules, il a un petit sourire désabusé et méprisant.., « Oh, écoute, tu me fais rire... je crois que tu n'as pas besoin de moi pour 9a. Tu connais mieux que moi la valeur des pétroles en ce moment. Je crois que je n'ai pas de conseils ä te donner... — Oui, bien sur, je les connais... Mais Jardot me dit qu'en ce moment les cours sont souffles... » Est-ce une ruse encore, de sa part, ou bien s'est-il trompe entiěrement et était-elle vraiment sincere děs le debut?... A-t-il été, pour une fois, trop méfiant, il se le demande... Elle a un ton grave, tout ä coup, préoc- 23o LE PLANETARIUM cupé, un air de ne pas penser ä lui, mais de fixer les yeux avec une extréme attention sur ľ objet qu'elle est en train de lui presenter... « Jardot me conseille de réaliser ces titres-lä maintenant et de racheter quand les cours auront baissé... » Quelque chose va se commettre sous ses yeux, quel-que chose ďexaspérant, d'insupportable, un acte de vandalisme aveugle, une destruction stupide, un intolerable gáchis... il faut arréter cela ä tout prix, il se sent rougir, sa voix monte... « II est trěs fort, ton Jardot... Comment peut-il savoir... qu'est-ce qui peut lui permettre d'etre si sur que nous sommes au plus haut? » Comme sur le champ de bataille les troupes que le general fait transporter sur le point tout ä coup menace, toutes ses forces mobilisées aussitôt s'attaquent á cet ennemi surgi soudain, ä cet imbecile, ce crimi-nel... « Jardot par moments me fait l'effet d'etre com-plétement idiot, je ťassure... Cest complětement idiot ce qu'il te dit... Non, mais tu te rends compte... II n'y a pas le moindre signe ni ici ni aux Etats-Unis que la hausse soit sur le point de s'arréter. Au contraire, si tu veux mon avis, je crois qu'elle ne fait que com-mencer. Si tu vends, tu risques de rester je ne sais pas combien de temps avec tes disponibilités sur les bras, ä regarder grimper les cours... » Le branle-bas, ľexcitation, la mobilisation de toutes ses forces dis-persées, ľattaque qu'il a lancée contre un objectif précis, la puissance, la justesse de ses coups lui donnent une sensation délicieuse de súreté de soi, de fierté... II voit qu'elle le regarde avec respect, qu'elle ľécoute gravement, avec une grande attention... « Mais enfin, Berthe, tu ne vas tout de méme pas te mettre á faire de la speculation... Qu'est-ce qui lui prend, ä ton Jardot... » Elle se penche vers lui, ľair heureux. Elle cede, LE PLANETARIUM 231 eile est des siens. Elle va se liguer avec lui contre leur ennemi commun... « Cest ce qui me semblait aussi. Cest pour <:a que je voulais t'en parier... Je pensais bien... — Mais c'est ľévidence méme, voyons. II n'y a pas ä penser. II y a une regle ďor, je ľai toujours dit : ne jamais lächer une valeur sure... » L'ennemi a fui, abandonnant ses positions, le terrain est déblayé, c'est une promenade pour eux deux maintenant côte ä côte, á travers le pays reconquis, eile le regarde avec des yeux attendris, il a un rire joyeux... « Tu connais le secret du vieux Vanderbilt... » Oui, eile se souvient. II le lui a dit. Elle rit d'un petit rire tendre, confiant. Sa bonne vieille sceur. Son amie. Ensemble, la main dans la main... II se sent tout détendu, il a envie de s'abandonner. La vie peut étre douce. Cest sa folie de prendre les choses tiop au tragique, de marcher toujours sur des échasses, juché sur les grands principes... Cest ce gout morbide — ľeffet d'une vieille habitude — qu'il a de ľinquiétude, de la souffrance... II est comme ankylosé d'etre reste si longtemps dans des attitudes incommodes... c'est bon de se détendre un peu.. ses membres sont engourdis... de s'étirer..." pourquoi pas, aprés tout, quel mal y a-t-il á cela, qu'est-ce que cela fait? Elle est ferme et douce sous ses pieds, comme ces belies et solides pelouses anglaises tondues depuis des siěcles et que tant de generations ont foulées, la bonne vieille terre oü marchent les gens qui ont le sens pratique, du sens commun... L'avenir d'Alain est assure... Eh bien, tant mieux, parbleu... Il n'y a plus á s'inquiéter. Son role, ä lui, de pere, est depuis longtemps achevé. II faut enfin savoir prendre ses distances, se detacher. II est grand temps... Tout cela ne le concerne plus. Son devoir est accompli. II ne reste plus rien á faire. La täche est terminée. Aucun effort ne pourrait plus 232 LE PLANETARIUM rien modifier. Et c'est trěs bien ainsi, c'esť parfait. II sent un bien-étre dans touš ses membres tandis qu'il setire... une exquise sensation de légereté, un goüt d'autrefois qu'il avait oublié, de liberie, d'insouciance... Libre enfin, délesté. Qu'ils fassent tout ce qu'ils vou-dront... Elle ľobserve, on dirait qu'elle a compris, eile paraít contente, apaisée, eile aussi, eile lui pose la main sur ľépaule... « Alors, Pierre, pour Alain, tu es d'accord? Je crois que tu es de mon avis. II faut que je réfléchisse. En principe, je ne dis pas non. II faudra voir. Seulement ce que je te demanderai, c'est de le dire ä Alain. Aprěs ce qui s'est passe, tu comprends, moi ca m'ennuie... Si* tu voulais juste dire ä Alain que j'y réfíéchis. Qu'il passe me voir... » II s'écarte légěrement, il se lěve, rajuste le pli de son pantalon, il rejette ses coudes en arriěre pour que ses omoplates se rapprochent, il dégage son cou, c'est bon de sentir ce craquement, et sa nuque, son dos si droits... « Ah non, ma petite Berthe, pour ca, c'est fini, je ne m'en mélerai pas. Je crois que vous étes assez grands tous Ies deux. Vous vous débrouillerez trěs bien sans moi. » Non, décidément, il vaut mieux renoncer. Cest cette ligne surtout, la, ce contour du bras, de ľépaule... il y a lä décidément quelque chose dun peu miěvre, ďun peu mou... et děs qu'on ľa bien vu, cela se propage ä tout le reste, comme toujours, cela contamine, gagne tout. L'ensemble prend un air de basse époque, de copie de copie. Mais quel crěve-cceur... On peut cher-cher longtemps avant de retrouver une téte comme celle-ci... et ľautre bras, la retombée des plis, le corps de ľenfant... quelle grace tendre, et quelle force, quelle retenue... cela vibre, c'est vivant... « C'est vraiment beau, dites-moi, c'ést trěs étonnant... oú ľavez-vous trouvée? Mais vous savez que c'est une piece rare... lis tourneront autour, tout excites, ils se rapproche-ront, se pencheront, plisseront leurs paupiěres... rajus-teront leurs lunettes... Vous savez ä quoi cela me fait penser? A ces merveilleuses statues gothiques de ľécole de la Loire... » II baissera les yeux modestement : « Oh! je suis tombé dessus par hasard... je ľai apercue en me promenant... dans la vitríne d'un petit bro-canteur... » Ils hocheront la téte, ils avanceront les lěvres. « Eh bien... » Mais il sera oblige de refouler sa fierté, sa satisfaction, le danger sera toujours lä, ä chaque instant plus menacant, il devra guetter, sur-veiller... un seul mouvement, un déplacement trěs léger *34 LE PLANETARIUM de leur ceil qu'ils feront tourner de quelques degrés et leur regard ira se poser, se fixer lä, sur cette épaule, ce bras... il devra essayer d'aller au-devant d'eux pour les preparer, les amadouer, quémander leur indulgence... « Oui, mais lá, je sais, c'est douteux, n'est-ce pas? je sais... C'est tellement moins bon que le reste — vous ne trouvez pas? — que je me suis demandé si ce n'était pas rapporté, mais pourtant... » lis exa-mineront de plus pres : « Mais non, on ne voit pas... — J'ai hésité ä la prendre... cela m'a géne... » et ils le rassureront, amusés, un peu condescendants... « Oui, lä, évidemment... Mais vous auriez eu tort. C'est tout de méme trés bien... » Jamais il ne lui sera possible de relácher sa vigilance. A tout instant, derriěre son dos, leur regard, prospectant discrětement, effleurera cela imperceptiblement et se détournera aussitôt, une petite flamme s'allumera au fond de leur ceil : Tiens, tiens, c'est le fin connaisseur, le grand expert, c'est cela, ce gout fameux, mais il n'y connait rien, ce pauvre Alain... « Vous avez vu sur sa cheminée, cette Vierge avec ľenfant... C'est du faux Renaissance ou je ne m'y connais pas... On n'a pas idée de mettre <;a chez soi. » Non, il faut résister ä la tentation. II n'y aura pas de point vulnerable ou ils pourront le frap-per, le percer, par oú ils pourront le vider et s'amu-ser ä le gober d'un seul coup tout entier comme on gobe un ceuf, ne laissant de lui qu'une coquille fragile... « Alors, vous vous intéressez au style Renaissance? » Alerte. Branle-bas. Pendant qu'il était lä ä parer ä Dieu sait quelles attaques imaginaires, ä essayer ďévi-ter les embůches dressées par un adversaíre inventé, ľennemi, le vrai, le seul redoutable ľépiait... Ľenne- LE PLANETARIUM 335 mi a fondu sur lui. II sent sur son épaule sa lourde main, son gros rire cahotant dévale sur lui. II ras-semble tout son courage et se retourne — c'est bien cela, le voici devant lui, plante lourdement sur ses jambes écartées; les poches bourrées de revues, de journaux, de son pardessus élimé lui élargissent les reins; son cou épais, puissant, que traverse un gros bourrelet, sort de son col ouvert; son feutre déteint et cabossé est rejeté en arriěre; ses grosses lěvres amol-lies ä mächonner ďinnombrables mégots fendent de part en part sa grande face hilare. Une satisfaction repue luit comme toujours au fond de ses petits yeux per^ants : « Cest trěs couru, hein, le style Renaissance, ä ce qu'il paraít, en ce moment? » A moi, mes compagnons. Mes vrais amis. Touš ceux qui parlent la méme langue, qui sont du méme sang. Touš ceux-lá, que je redoutais, qui se seraient penchés avec curiosité, avec respect... soutenez-moi. Oublions nos luttes intestines, les guerres criminelles entre frěres. Faisons face ensemble ä ľennemi commun. Le barbare est ä nos portes. Toutes nos valeurs sont me-nacées. Tout ce qui fait notre raison de vivre va étre bafoué, détruit. Pendant que nous disputions du sexe des anges, le Ture sauvage assiégeait Byzance. Toutes nos vierges de haute ou de basse époque seront pié-tinées par les sabots de ses chevaux... II faut cacher tout ce qui est sacré, mettre nos trésors ä ľabri de ses regards, de ses mains impies... « Le style Renaissance, trěs couru? Ah... eh bien, je ne le savais pas, vous étes mieux renseigné que moi... Mais non... Mais je n'y pensais méme pas. Je regardais si je trouverais des meubles... Une table, des chaises, voilä ce que je cherche. De n'importe quel style. Je ne suis pas trés fixe. C'est des meubles qu'il me faut. Je viens de déménager. — Ah! vous déménagez... » 236 LE PLANĚT ARIUM Désastre. Folie. Dans sa hate désordonnée, dans son désarroi il a ouvert une breche par oú ľennemi va s'engouffrer, il lui semble qu'il entend déjá rouler dans un bruit assourdissant ses chars, galoper ses che-vaux, il entend ses cris sauvages... « Ah! vous démé-nagez! Et oú allez-vous habiter? » Il va courir, jetant bas ses armes, il va fuir honteusement... « Je vais... nous allons habiter... oui... dans ľappartement de ma tante... il va tomber ä ses pieds, demander gräce... Nous allons déménager... ä Passy... » Ľennemi sera sans pitié. II entend déjä son rire féroce... « A Passy? Vous déménagez dans les beaux quartiers? » II est capture, ligoté, il est trainé derriére le char du vain-queur, la face dans la poussiere, les vétements déchirés, sous les rires, les huées... Voyez-vous ca, dans les beaux quartiers... On s'installe ä Passy... dans ľappartement de sa tante... Voyez-vous ces gouts bourgeois... cet enfant gate. Ce petit snob. Belles relations. Service de table et receptions. Regardez-moi ca... Mais ľadversaire ne bouge pas, ne jette pas un regard vers la breche ouverte. II n'est méme pas nécessaire d'essayer de la colmater... Mais il vaut mieux quand méme la boucher vite, avec ce qui se trouve sous la main, il saisit n'im-porte quoi... « Oui, nous changeons d'appartement... C'est-ä-dire que ma tante en avait un peu assez du sien. II était trop grand. Alors eile s'est décidée ä faire un échange avec nous... Enfin, pas avec nous exacte-ment... » Efforts inutiles. Vaines alarmes. Rien dans les mouvements de ľennemi ne révele qu'il prepare une attaque. Tout est calme de son côté, paisible; des fumées s'élevent, rassurantes, de ses bivouacs... « Ah tiens, mais c'est tres bien, dites-moí, en ce moment c'est une grande chance... Et votre travail, oú en est-il? Votre these? J'ai vu Dastier, ľautre jour, il m'a dit qu'elle a beaucoup avancé. Vous pensez la LE PLANETARIUM 237 finir pour quand? » Pas trace de convoitise chez lui. Pas la moindre soif de conquétes, de destruction — il na pas besoin de cela, c'est evident... II laisse les au tres viv^e ä leur guise. II a ľair si invulnerable, si puissant. In stalle quelque part dans une petite chambre man-sárdée, meublée ďun divan déchiré ďoú sortent des touffes de crin, ďune table de bois blane, de vieilles caisses, jonchée de livres, de brochures, de papiers, il pose son regard lucide et calme sur le ŕnonde. Sur tous ces étres qui s'agitent, mus par de pueriles et vaines passions. En ce moment, son regard placide se pose sur ce qui frétille lä, devant lui, ce petit Alain Guimíer... un bien gentil petit, insatisfait, inquiet... produit tres pur de sa classe : jeune intellectuel bourgeois marié ä une petite fille gátée comme lui. Mais que faire ä cela? Ils sont comme ils sont. N i meilleurs ni prres que ne seraient ďautres ä leur place. Ils n'y peuvent rien, les pauvres petits. lis sont pris dans Tengrenage. Ecureuils tournant dans leur cage dorée. Faisant probablement de temps ä autre de touchants efforts pour s'échapper. Mais trop faibles pour briser les barreaux. II faudrait qu'on vienne du dehors les aider; qu'on casse tout : un grand chambardement. Mais ce n'est pas pour aujourďhui. Et en attendant, il faut les prendre comme ils sont, les aider méme — pourquoi pas? — ä ľoccasion... « Ah, déjä? Elle sera finie pour mai prochain? C'est si avancé que <:a? — Oui, eile est presque finie. Ce ne sera pas trop tôt. Depuis le temps... 11 me tarde maintenant d'avoir terminé et de faire autre chose de plus interessant. J'en ai vraiment assez... » Oui, il en a assez. Assez de ces faux-semblants. Assez de se sentir glisser, s'aecro-chant ä des points d'appui qui cedent, assez de ces quétes miserables qui le laissent plus inassouvi, plus 2$8 LE PLANETARIUM démuni qu'avant. Assez des appartements, des statues gothiques, des amis dont les noms font se courber puis se redresser dans les gens quelque chose de flexible, de léger comme ľherbe que couche un instant un souffle de vent et qui se reléve aussitôt et se tend vers le soleil. Quitter tout cela. Changer de peau. Changer de vie. Aller s'asseoir aussi sur ces cimes ou souffle un air vivifiant. Boire aux sources une eau que rien ne peut venir souiller. Etre admis á partager cette certitude, cette sécurité. Regarder au loin s'agiter ces étres pareils ä ce qu'il était lui-méme, miserables, in-quiets... s II essaie de se rapprocher un peu plus. II s'incline avec respect et depose aux pieds de celui qu'il sup- plie de lui permettre de le suivre, de se racheter, de se sauver tout ce qu'il peut lui dormer, une trěs mo- deste offrande, peu de chose, il ne trouve rien d'autre... « Je ne sais pas si vous avez vu, si vous avez lu cet article sur vous dans La Source du mois dernier... A propos de votre etude sur Husserl? — Non, je n'ai pas vu, je ne sais pas... » II ne jette pas un regard sur ce qu'on vient de lui apporter la. Son visage conserve ľimpassiblité souriante du Bouddha : « Vous savez, on ne voit pas tout. Voilä des années que je ne suis plus abonné ä ľ Argus. Allons, au revoir... » Mais non, ne m'abandonnez pas... Tout vacille et tremble autour de moi, je perds pied... Encore un moment... ne me lächez pas... « Je suis content de vous avoir rencontre. Je voudrais tant pouvoir vous parier. Je voudrais avoir votre avis. J'ai pensé ä un article... Je voudrais vous montrer... » Mais les doigts lisses et sees ont desserré leur étreinte, ils glissent, cherchant á se dégager... « Bien súr, je ne demande pas mieux. Seulement en ce moment, je suis un peu bousculé... Les épreuves ďun bouquin qui va sortir ä corriger... et les copies d'agré- LE PLANETARIUM *39 gation qui vont arriver. Mais donnez-moi done votre adresse. Je ne sais pas si je ľai... II táte ses poches, sort un carnet. Voyons... Alain Guimier... II lěve la téte tout d'un coup... Tiens, et Germaine Lemaire, au fait? Qu'est-ce qu'elle devient? Est-ce que vous la voyez? II y a longtemps que je ne ľai pas vue... Elle me donne des remords... Chaque fois qu'on se rencontre, eile me fait des reproches. Je me promets tou-jours d'aller la voir. De lui téléphoner... » Tout croule... tout ce qu'il a savamment, patiem-ment construct au prix d'efforts constants, inquiets... chaque detail, le plus infime, travaillé avec un soin craintif... Petits bouquets champétres choisis avec precaution... pas cela, non, juste ces coquelicots, ces bluets, les grandes marguerites, peut-étre... non, eile ne les aimera pas... cela pourrait déparer... Editions rares dénichées pour eile seule, pour la voir poser ses mains ľune sur ľ autre, ouvrir de grands yeux... « Oh, e'est trop beau... Vous étes fou... Mais oů avez-vous trouvé ca? » Billets déchirés cent fois avant que ne vienne enfin ce ton libre, spontane, dépouillé... Elans, mou-vements qu'une male pudeur retient et qui le font, par moments, sous ses regards ravis, émus, se cabrer, plein de force et de grace, comme un pur-sang... Caresses qu'il faut inventer sans cesse, varier, renouveler pour satisfaire une vieille vanité fatiguée qu'un attóu-chement trop appuyé laisse insensible, mais qu'excite parfois délicieusement le contact le plus léger, mais si inattendu, mais si délicat... « Que vous étes drôle... Moi?... les yeux gris s'ouvrent tout grands ďémerveille ment... Moi? Vous croyez? On ne m'a jamais dit ca... Cest curieux... Vous étes le premier... » Cette entente avec lui seul, cette complicité contre touš les autres, contre celui-ci, ce lourd philosophe qui ne comprend pas grand-chose á ľart... « Une modiste, vous ne trou- 24° LE PLANETARIUM vez pas?... Si, il trouvait... Une modiste, une modéliste fait un effort plus créateur, a plus ďoriginalité, plus de fantaisie... » Répugnante comédie. Infame mensonge. Trahison... Ľautre n'a qu'ä paraítre, lourd, satisfait, redressant son cou épais, bien calé sur ses courtes jambes écartées, et aussitôt eile court vers lui, soumise, plaintive, toute douce, quémandant humblement... « Quand? Quand viendrez-vous me voir? Vous étes un monštre, vous étes nn méchant. Vous promettez toujours... Cette fois, je vous prends au mot. Dimanche prochain. Non? alors quand? Oh, vous étes insupportable... Alors télé-phonez-moi... Mais toujours, mais n'importe quel jour, je sors si peu, vous savez, je suis lä toute la journée... » Tout ce qu'elle lui avait montré, ä lui, n'était que de la camelote, une mauvaise imitation, personne d'autre que lui ne s'y serait trompé... ces sourires vers lui seul, cette entente secrete, ces mouvements qui lui avaient semblé si spontanes, petites tapes sur ľépaule, regards charges ďamitié... « II faut nous voir plus souvent... » c'était la dose qu'elle lui administrait froi-dement, sa piqüre : il souffrait tant, le pauvre, il fallait bien l'apaiser. Mais rien de plus que ce á quoi il avait droit. A chacun son du, chacun á sa place. Jamais rien ne pourrait le faire passer de la catégorie de ses pauvres, qu'elle soignait, sur lesquels eile se penchait (toutes sortes de signes révélaient leur condition, — et il ľavait toujours su, il ľavait devine, mais il avait lächement fait semblant de ľignorer — certains jours oú ils ne sont pas admis, certains mots qu'on ne leur dit pas : Téléphonez-moi n'importe quand... je suis toujours lä... ce serait, bien súr, trop dangereux de donner de telies tentations ä ces malheureux affamés, il faut les tenir ä leur place, á une certaine distance, LE PLANETARIUM 241 ne jamais céder, ne jamais se laisser apitoyer, sinon que ne se permettraient-ils pas?), jamais aucun effort ne le ferait passer de la classe de ces indigents ä celie des puissants, de ses pairs. II est brisé, dětruit. II est pareil maintenant ä un petit navire ä la coque fragile et mince qu'un gros bátiment a touché, éventré, il s'ouvre de toutes parts, il va sombrer... « Si vous voyez Germaine Lemaire, faites~lui mes amities. Dites-lui que je ne 1'oublie pas. II faudra que je lui fasse signe. Mais on a si peu de temps... Et puis, je vais vous ľavouer... Cest drôle... Je nťennuie toujours un peu chez eile... » Ľénorme coque épaisse aux parois renforcées du grand paque-bot, du cuirassé continue son mouvement, écrasant tout... « Elle n'est pas bete pourtant, intelligente méme, si vous voulez, mais je ne sais pas, eile nťennuie... » Une énorme explosion pulverise tout d'un seul coup... « Et puis cette vanité... Elle se croit un peu trop Germaine Lemaire, ha-ha-ha... Mais eile est brave, au fond... ha-ha... » Tout sombre, tout coule tandis que le gros bátiment s'éloigne... II n'a pas du recevöir la moindre commotion. II ne doit pas y avoir la moindre trace, pas la plus légére égratignure sur sa belle coque luisante... II faut laisser se calmer cette sensation... Comme si le sol se dérobait... cette vague nausée... avant de rae-surer ľétendue du désastre... Tandis qu'il avance ma-chinalement, sans trop savoir oú il va, le long du trottoir, il entend derriěre lui un pas presse... « Hé, Guimier... » La large face est rouge, la voix est un peu essoufflée... « Ecoutez, Guimier... Juste un mot... Je viens d'y penser, j[ai oublié tout ä ľheure de vous demander : cet article sur moi, c'est dans La Source 242 LE PLANETARIUM de quel mois? Qui ľa fait, vous ne vous souvenez pas? » Le sourire qu'il arborait héroíquement tout ä ľheure, au moment oú tout volait en éclats, n'est pas encore efface de son visage : dans son désarroi, il ľa oublié, et ce sourire est toujours la, heureusement, prét á porter... « Mais si, je me souviens. C'est dans Ie numero du mois dernier. » « Oh, Maine, quelle jolie chose... C'est ravissant... » II prend la fine amphore par chacune de ses anses et la tient en ľair ä bout de bras, il plisse les pau-piěres pour mieux la voir, il la pose avec precaution sur la cheminée... « Lä... il faut la mettre ici, c'est tout indiqué... Ce sera ľornement du salon... » II s'écarte, il passe des mains caressantes le long de son col, de ses anses, de ses flancs... il la tourne un peu... « Comme c,a, c'est parfait... On peut voir dans la glace le reflet de ce faune admirable, de ce char... Quelle pureté de trait, c'est étonnant... » Mais il n'y a rien ä faire, le courant he passe pas. II sent dans touš ses gestes, dans ses mots, dans scs intonations quelque chose d'un peu guindé, un apprét, une outrance, tout cela manque de chaleur, de vie... on dirait d'assez gauches et grossieres copies exécutées de memoire ďaprěs un modele impose, un modele parfait qu'il connait bien et qu'elle connait, eile aussi : eile compare ä ce modele ideal ces plates copies, assise lä, sur le divan, toute droite, trěs calme, juste un peu surprise, sürement, — mais eile ne veut pas le montrer — un peu déc,ue, frustrée... une image de lui est en train de se graver en eile, que rien ne pourra plus effacer, eile va ľemporter d'ici, la conserver... il faut empécher cela, il tourne vers 244 LE PLANETARIUM elíe un visage oů il s'efforce ďexprimer ľadmiration, le ravissement qui sont lá pourtant en lui, il les sent... « Cette amphore me fait penser ä celles que j'ai vues au musée d'Arezzo, il y en avait de trěs belles... Maine, vraiment vous nous gätez trop, c'est trop gentil... » Mais ce n'est pas sa faute, ä lui, il n'y est pour rien... Voilá, il le sait, ce qui empéche ses sentiments de couler, forts, libres, chaleureux, dans ses mouvements, c'est cette masse inerte, lä, pres de lui, ce bloc lourd... C'est vers cela que tou tes ses forces, que tou tes les ondes qďil émet dévient, il faut ébranler cela, le faire vibrer... « Mais Gisele, tu ne trouves pas que cette amphore est aussi belle que celles que nous avons vues au musée d'Arezzo?... Vraiment, Maine nous gate trop... Non, mais tourne-la un peu par icí. Regarde ce faune, ces chevaux... » Mais c'est ä peine si quelques vibrations légěres révělent dans la masse inerte le passage ďun trěs faible courant.. « Oui, tu as raison, Alain... c'est trěs beau, c'est ravissant... » II n'y a rien ä faire, il le sait, les efforts qu'il déploie ne font, comme toujours, qu'accroitre cette inertie, augmenter cette resistance... il faut avoir le courage de couper court, de renoncer... il jette encore un regard hesitant, nostalgique, vers la chemínée... « Eh bien, je suis contente que vous ľaimiez. Je ľai ramenée de mon dernier voyage en Itálie. On m'a dit qu'elle provenait de Paestum, on m'a garanti qu'elle était du debut du ive siecle... Remarquez qu'on ne sait jamais... » II opine de la téte, il proteste : « Oh, mais c'est sürement vrai... Comment voulez-vous? II n'y a qu'á voir ce dessin... tout ä fait le style de Meidias en plus austere, en moins orné... » Elle se soulěve du divan, eile lui tend la main — ún geste un peu emphatique aussi, oú il sent quelque chose d'un peu géne, d'un peu faux... les séquelles, proba- LE PLANETARIUM 345 blement, de la deception qu'elle vient ďéprouver et qu'elle a déjä surmontée... « Allons, maintenant, mon-trez-moi tout... Vous savez que je n'ai encore rien vu, .ga a ľair vraiment magnifique chez vous... » Allons, courage, eile lui laisse un espoir, eile lui offre une chance... il saisit sa main, il ľaide ä se lever... « Oui, c'est 9a, venez. Excusez-moi, je passe devant pour vous montrer... » il la precede ďun pas, tourné vers eile, le long de ľétroit couloir, il ouvre toutes les pones, celie de la petite lingerie, oui, il y a merne une lingerie, celles de la cuisine, de la salle de bains, des placards, tout est ä eile ici, eile est chez eile, la reine est chez eile partout dans les demeures de touš ses vassaux, sur le chateau qu'elle visitě flotte le pavilion royal... Elle inspecte avec une bienveillante curiosité, eile inaugure, eile lance, dévoile pour ďautres qui viendront aprěs eile admirer, s'étonner... Un rien arréte son regard, une toute petite chose, ce placard á claire-voie pour le linge sale sous la fenétre du cabinet de toilette... « C'est bien, c'est trěs commode, je trouve, ces machins... » Quelque chose glisse en lui... un vague malaise, un agacement, comme une trěs légěre repulsion, il se rétracte légěrement, il a envie de se détourner, de s'écarter — c'est ce vieux reflexe de defense qui joue malgré lui, celui qu'il a... Mais ou se croit-il? Avec qui? A quoi pense-t-il? Contre quoi veut-il se défendre ici? , Contre quelle platitude? Quel petit esprit pratique étroit? Quelle mesquinerie? Oň est entre grands seigneurs ici, on peut se permettre cela, ďexaminer avec cette lueur excitée dans les yeux, cet intérét intense, presque de ľenvie, les placards ä linge sale aérés par une claire-voie, rien de ce qu'on fait ici, entre soi, ne peut vous faire déchoir, eile peut s'offrir ce luxe ďapprécier ces « machins-lä » en femme pratique qu'elle sait étre 2$ß LE PLANETARIUM aussi, c'est si admirable, c'est si touchant... sarclant elle-méme son jardin, plantant ses choux, tenant ses comptes, parŕaitement, aimant cuisiner... Maine ět son omelette baveuse, Maine et sa carpe au bleu... Le malaise léger a disparu presque tout ä fait, il ne reste que quelques traces trěs faibles, de minces trainees... encore un petit effort, et elles seront eŕfacéés... II doit prendre un peu de recul, il la voit de trop pres, il doit se mettre á une certaine distance pour retrouver — il l'avait perdu — le sens de la realite, des justes proportions... aller se placer pres de touš ceux, innombrables, dont les yeux affamés se jettent avidement sur son image quand eile apparäit sur les écrans de la television, sur les couvertures des magazines de luxe, dans les vitrines des librairies, se transporter plus loin encore, trěs loin dici, de cette femme un peu vulgaire qui, tout pres de lui, pointe son large index á ľongle peint vers le placard et la voir telle que la voient ceux qui, disséminés dans touš les coins du monde, seuls dans leurs chambres, tenant un de ses livres entre leurs mains, les yeux levés vers eile la contemplent, comme les fiděles agenouillés contem-plent, vacillant et étincelant dans la lumiěre des cierges, la Madone couronnée de pierres précieuses, parée de satin et de velours, couverte de pieces ďor apportées en offrande... II sent montér en lui ľémotion, la surprise, la crainté qu'ils éprouveraient si Germaine Lemaire en personne se tenait au milieu de íeur cuisine, pointait son doigt vers leurs placards, s'arrétait pour admirer la vue de la fenétre de leur chambre ä coucher... il est trop gáté, comblé, indigne, il ne mérite pas... il a envie de s'eífacer... quelle voie plu-tôt... il s'empresse, il s'écarte, il écarte davantage les rideaux... qu'elle veuille bien poser son regard... « Par lá, voyez, quand on se place ici, on peut apercevoir, LE PLANETARIUM 247 c'est joli, n'est-ce pas? la Seine, les péniches, les reflets sur ľeau... » Elle hoche la téte d'un air d'approbation, d'admiration, eile se tourne et examine la piece... « Quelles belles proportions et quelle jolie lumiěre. » II la prend par le bras, tout excite... « Mais vous n'avez encore rien vu, ca, ce n'est rien... Venez voir la salle ä manger, mon cabinet de travail ».„ Un orgueil venu de trěs loin, il ne sait trop d'oü, déferle en lui, route en lui ses hautes vagues... Voyez mes do-maines, mes chateaux, les signes de ma puissance, mes quartiers de noblesse, les actes valeureux accomplis par mes ancétres qui ont fonde la gloire de ma lignée... admirez mon courage, mes hauts faits... « Ces boise-ries... ah, vous les aimez? J'ai pensé que ce serait joli... C'est du bois tout á fait ordinaire, de ľokoumé. Tout depend de la facon de le travailler... Cela, c'est une miniature persane que mon arriěre-grand-pěre a rap-portée... Ici, on a mis un rideau en attendant. Plus tard on mettra une porte coulissée... Ah lä, ne regardez pas... ca, c'est ce qui faisait le grand désespoir de ma taňte. — Tiens, au fait, et votre taňte? Que devient-elle? Est-ce qu'elle ne regrette pas? — Ma taňte? Oh non, eile est enchantée... Elle s'installe : c'est tout ce qu'elle aime. Elle a rajeuni de vingt ans. Elle veut du moderne partout... le dernier cri... Elle a voulu se débarrasser de ce qu'elle appelle ses vieilleries... Cette commode, tenez, et cette bergěre, eile nous les a laissées... La bergěre est jolie, n'est-ce pas? — Oui, je ľavais remarquée... Elle va trěs bien avec ľautre, c'est une chance, elles sont assorties... Et les fauteuils de cuir, il n'en est plus question? — Non. Grace ä Dieu, je crois que j'ai gagné la partie... Et on a réussi ä se débarrasser de touš les bibelots... Mais non, ne regardez pas cette porte... — Ah, c'est celle-lä, la fa-meuse, dont vous nťaviez parlé, vous étiez si drôle... 248 LE PLANETARIUM Cest celie qui a tant fait souffrir votre tante? — Oui, eile en était malade, eile m'avait appelé au milieu de la nuit... — Au milieu de la nuit? Elle rit... Oui, oui, c'est vrai, vous m'aviez dit... » II rit aussi, il se sent heureux, trěs libre, détendu... « Oui, ä cause de la poignée. Le décorateur avait mís lä-dessus, vous vous rendez compte! une poignée en metal chromé. Mais j'avoue que chromée ou pas... Je trouve que méme avec celle-ci... Je crois qu'un jour il va falloir... » Elle regarde la porte avec une grande attention... « Eh bien non, moi je dois dire que j'aime bien (ľa... C'est beau, ces vieilles poignées... Elle fait quelques pas et prend la grosse poignée lourde et lisse en cuivre massif dans sa main... II y a des gens qui trouveraient ^a peut-étre un peu... recherche, ici, mais moi j'avoue que j'aime bien cette forme ovale, ca fait trěs doux... c,a change un peu de toutes ces lignes droites un peu froides... II y en a plein, de ces portes-lä, dans le Midi... On en voit partout... dans de belles maisons... ailleurs aussi, c'est vrai, dans les vilains petits pavilions qu'on construit en bordure de la route qui longe la côte... Mais qu'est-ce que c,a fait? II faut la voir ici. Eh bien ici, moi, c,a ne me choque pas, je trouve que c'est agréable, 9a fait trěs bien. » En un instant la plus étonnante, la plus merveilleuse metamorphose se produit. Comme touchée par la baguette d'une fee. la porte, qu'entouraient aussitôt, děs qu'il jetait sur eile un regard, les minces parois de carton-päte, le hiděux ciment des villas de banlieue, revient, telies les princesses qu'un mauvais sort avait change en cra-pauds, ä son premier aspect, quand, resplendissante de vie, eile était apparue, enchässée dans les murs d'un vieux cloitre, d'un couvent... Des lignes courbes de son sommet, de ses médaillons en chéne poli coule une douceur timide et tendre. Cest une surprise déli- LE PLANETARIUM 249 cieuse, c'est le plus beau des cadeaux, il fait une pirouette joyeuse, il crie : « Tu entends, Gisele, Maine trouve la porte ovale trěs jolie. Elle trouve qu'elle fait trěs bien ici. » Tout heureux, enhardi, confiant, il montre d'un signe de téte, du bras le petit banc en chéne sombre dans ľencoignure de la fenétre : «. Et cela, ce coin sous la fenétre, est-ce que <:a vous plait? » EUe regarde, eile réŕléchit, et il se sent inquiet, le sol solide sur lequel il se tenait se met ä bouger... eile hésite... que voit-elle? ä quo i peut-elle penser?... II attend. Enfin, eile se decide : « Eh bien la, alors, je ne sais pas. II me semble qu'un bon fauteuil confor-table devant cette fenétre, cette vue... » II trébuche, il titube, il s'accroche... « Ah... Et nous, et moi... qui le trouvais si joli... c'est un vieux banc ďéglise... — Oui, je vois bien... Mais je ne sais pas... » Quelque chose oscille, tremble aussi lä-bas, dans la mince forme silencieuse qui s'affaire, penchée sur la table ä the, quelque chose en eile aussi s'est ébranlé, quelque chose, d'un instant ä ľautre, peut s'écrouler... il person, venant de lä-bas, adressé ä lui seul, en un lan-gage muet, leur langage ä eux deux, un appel, plus qu'un appel, une objurgation de ne pas trahir, de ne pas jeter dans un moment de faiblesse, dans un mou-vement ďabjecte lácheté sous les pieds de ľétrangere, de ľintruse insolente et grossiěre, leurs trésors secrets qu'ensemble, tou? les deux, ils ont choisis avec piété, avec ferveur, recueillis — chaudes et palpitantes par-celles de vie... penchés ä la fenétre d'une vieille ferme, se prenant par la main... viens done, viens regarder, Alain... s'asseyant côte ä côte dans des petites églises de Campagne, de montagne... ce bane... j'avais envie de ľemporter... objets magiques, arbres enchantés... II ľappelle, il la supplie... « Gisele, écoute... qu'elle ne ľabandonne pas, qu'elle se joigne ä lui... ensemble 250 LE PLANETARIUM de nouveau... comme toujours... Ecoute, Gisele... ce banc est trěs joli, mais peut-étre qu'ici, devant cette fenétre... cest vrai, peut-étre qu'un grand fauteuil... qu'est-ce que tu crois?... Cest peut-étre une idée... — Non, Alain... la voix est sěche, coupante. Son cri lamentable n'éveille aucune pitie... Non, Alain, je ne trouve pas... il est rejeté doucement mais avec fer-meté... Moi, que veux-tu, je ľaime bien ici, devant cette fenétre justement... » II vacille, bredouille... « Peut-étre... enfin... nous on... enfin on va voir... Non écoute, Gisele... c'est á voir... » La voix severe les appelle, le rappelle ä ľordre comme un enfant : « Le the est servi... Venez prendre le the... » lis avancent vers la table... « Oh mais lä, sur cette credence, qu'est-ce que c'est? Elle s'arréte... Mais c'est trěs beau, dites-moi, cette Vierge gothique. — Oui, ce n'est pas mal, n'est-ce pas? Je pense que c'est de ľécole de la Loire... » Elle appprouve de la téte ďun air qui exprime ľ admiration, le respect. II retrace dans ľair avec sa main le contour de la téte de la Vierge, du corps de ľEnfant... « Oui, c'est beau, cela, n'est-ce pas? » 11 a envie de dissimüler ľautre épaule,. ce bras... mais non, ce serait imprudent, il n'y a rien ä faire, eile verra, eile a déjä vu probablement, c'est exacte-ment ce qu'il redoutait, il faut prévenir le péril, víte, se mettre ä ľabri, se protéger avant qu'il ne soit trop tard... « J'ai hésité longtemps, je suis revenu plusieurs fois. — Oh, c'était trěs eher? — Mais non, c'était une extraordinaire occasion, au contraire... Mais j'avais trouvé que lä... eile pose sur le bras rapporté un ceil vide, et il bat en retraite aussitôt... Enfin, je ne sais pas, ce bras... c'est peut-étre authentique... j'avais cru, moi... » Mais eile ne bronche pas. Elle regarde fixe-ment, eile engloutit avec flegme cette épaule, ce bras, son estomac solide les digěre sans difficulté, son ceil LE PLANETARIUM *5* conserve ľexpression calme, indifferente, d'un ceil bovin... La surprise, la deception se melent en lui ä une sensation de soulagement... quelque chose se déplace... une rupture se fait, une coupure brutale... II a une impression de dépaysement... la porre ovale flotte, incertaine, suspendue dans les limbes... vieille porte massive de couvent ou porte de pavilion tocard... Et le banc?... II a envie de détourner les yeux, de faire semblant de n'avoir rien vu, de ne pas avoir surpris chez eile cette chose génante, comme un défaut ridicule, une secrete infirmité... « Allons, venez, le thé refroidit... Mais ä propos de cette statue, vous savez qui j'ai rencontre? II est venu me frapper sur ľépaule pendant que j etais en train de me demander si j'allais ľacheter. Eh bien, Adrien Lebat, figurez-vous. Ah ce n'est pas ä lui que je pouvais demander un conseil, vous savez comment il est... — Qa oui, pour ce genre de choses... Mais comment va-t-il? Qu'est-ce qu'il de-vient? — II avait ľair d'aller trěs bien. Heureux, trěs súr de lui, comme toujours. II m'a demandé si je vous voyais. II m'a dit qu'il aimerait bien aller vous voir, qu'il voulait toujours vous téléphoner, mais qu'il était débordé... son livre... ses cours... les examens... enfin, il m'a dit de vous faire ses amities... » Touš les traits de son visage, ses yeux, ses gestes ont un air d'animation joyeuse tandis qu'elle s'assoit devant la table, tend la main pour prendre la tasse de thé, pose la tasse devant eile, choisit un gäteau avec une moue d'enfant gourmand... « Eh bien, c'est tout ce qu'il a trouvé, qu'il n'avait pas le temps? II est toujours bousculé, c'est toujours comme ca depuis que je le connais. Je sais qu'il m'aime bien, mais il n'y a pas moyen de le faire sortir de chez lui, de sa taniere d'ours, comme il dit. Moi je lui dis que c'est de la paresse, au fond... 9a le fait rire... Adrien Lebat est 252 LE PLANETARIUM un grand paresseux, voilá. Mais il va voir, vous m'y faites penser... Je vais le houspiller un peu... — Ho, ho... il sent percer dans ce petit rire qu'il a quelque chose de faux, de la méchanceté... et eile lui jette un regard légěrement surpris... Qa me fait rire, je ne sais pas... houspiller Adrien Lebat... J'admire votre courage... votre optimisme... il a ľair de ne pas se laisser houspiller facilement. II a quelque chose de si lourd, c'est comme si on essayait de déplacer ľArc de Triomphe. Non^ mieux que 9a, le mont Blanc. Avec lui j'ai toujours envie de lever la tete tant il a ľair de trôner quelque part.trěs haut... de vous considérer avec condescendance... » Elle fronce les sourcils : « Vous? — Enfin « vous »... je veux dire tout le monde, touš les gens comme moi, touš ces pygmées ä ses pieds... qui s'agitent sans comprendre, pauvres fourmis... Non, je ne sais pas... Cest chaque fois pa-reil, j'ai envie de me rapprocher de lui, de commu-niquer... il n'y a rien ä faire... II me bouche l'horizon, je ne vois plus clair. — Tiens, comme c'est drôle... Moi au contraire... il me donne ä moi plutôt ľim-pression... je trouve que quand on est avec lui, on se sent... eh bien, je ne sais pas, plus intelligent... II sait si bien écouter... — Oui, il écoute, bien súr, et avec une grande attention. Mais chez moi... j'ai pour-tant fait des efforts... il n'y a rien ä faire, rien ne sort. Ah, ce n'est pas ä lui que je raconterais des his-toires sur les poignées de porte de ma taňte, il ne me viendrait merne pas ä ľidée de lui parier comme ä vous. Vous savez, lui, ce qui lui manque, c'est un peu ďhumour, un peu — il n'en a pas pour un sou — de sens du comique, du tragique, saisi n'importe oů, dans les petites choses, pris ä sa source, sur le vif. Non, ä lui il faut les grands sujetš. II plane sur les hauteurs. J'imagine son air si j'osais lui parier de LE PLANETARIUM 253 tout <;a... des fauteuils de cuir... Au fond, malgré ľapparence, il est assez comme mon beau-pěre... « ľesthétisme «... il appuie sur les consonnes, elles sifnent... Lebat, voyez-vous, a des grilles qu'il pose sur tout... c'est trop commode... il vous a ä touš les coups : decomposition bourgeoise... sentiments de votre classe... psychologic, son dernier dada... II n'est pas seul, du reste... Ah quand il a dit ca... II est drôle... enfermé dans un systéme clos, fige. Pas un souffle de vie ne passe... il ne risque rien... il se croit bien abrité... Et vous savez que c'est lui que 9a conduit ä la pure convention, ä la sterilite... ä ľinanité... Montrez-lui quelque chose de trěs simple... n'importe quoi, un objet quelconque, un homme, une ceuvre d'art, il juge souvent plus mal, plus faux que ľépicier du coin... il ne comprend absolument rien... — Mais que vous étes partial... Je le défendrai.... Ce n'est pas vrai. Vous serez bien étonné : il m'a écrit sur mon dernier livre une lettre comme je n'en ai, je crois, jamais rec_u... pleine de finesse, d'idées, ne riez pas, de vraies idées toutes neuves, bien á lui, qui m'ont fait réfléchir, qui m'ont beaucoup appris. Je vous la montrerai... — Bon, peut-étre, sur ľceuvre d'un autre, lä, peut-étre, je ne dis pas... il est trěs intelligent... Mais sur la matiěre elle-méme, la matiěre brute, non élaborée, ďoú ľon part, sur laquelle on travaille, ä partir de laquelle on crée... » Elle égrěne un petit rire « argentin »... « Ha, ha, ha, les boutons de porte? Les fauteuils? Les petites maniés des gens? — Oui, n'importe quoi, vous le savez... II me semble que si on s'y cramponne vraiment, 9a peut mener... — Mais vous étes drôle... On ne peut pas courir apres tout ä la fois... C'est ce qui lui donne sa force, ä Lebat, ces partis pris, ces ceilléres... Chacun défriche comme il peut sa parcelle de terrain... La vôtre, ďailleurs, n'est pas si loin... 254 LE PLANĚT ARIUM — Vous voulez parier de ma these? Aaah bien sur, une these sur la peinture... il percoit dans sa voix un petit ricanement morne... ca c'est autre chose, c.a c'est sérieux. — Eh oui... eile regarde autour d'elle... Vous savez, je vais vous dire, cette matiěre brute — les objets, les gens, quand on les appréhende comme ca directement, quand on cplle ä eux de si pres, sans prendre de recul, sans poser de grilles, eh bien, tout ca... II a la sensation d'avoir, dans un moment de folie, touché ä quelque chose de trěs dangereux, d'avoir mis en marche un mécanisme que rien ne peut plus arréter, il est saisi,' happé... Tout 9a, finalement, c'est trěs amüsant, mais entre nous, soyons tout ä fait francs... c'est souvent, vous ne croyez pas, du pur gas-pillage... un certain gout de la facilité... Lui, Lebat... » Tout autour de lui se rétrécit, rapetisse, devient inconsistant, léger — une maison de poupée, des jouets d'enfant ayec lesquels eile s'est amusée ä jouer un peu pour se mettre ä sa portée, et maintenant eile repousse tout cela, allons, assez de puérilités... le ciel tourne au-dessus de lui, les astres bougent, il voit se déplacer les planětes, un vertige, une angoisse, un sentiment de panique le prend, tout bascule ďun coup, se renverse... elle-méme s'éloigne, eile disparait de ľautre côté... Mais il ne veut pas la lácher, il peut la suivre, ies suivre lä-bas, il vient... seulement qu'elle ne le repousse pas, qu'elle ne ľabandonne pas... il est avec eux, de leur côté... « Eh bien, figurez-vous, tout ce que vous me dites lä, je ľai un peu pensé aussi quand j'ai vu Lebat la derniěre fois... Qa m'a méme rendu un peu envieux... Je me suis senti cou-páble... II donne un telle impression de force, de sérénité... II y a chez lui, dans sa facon de tout sur-voler, une espěce de renoncement... trěs rare... II a réussi... je dois vous avouer que c'est ce que j'envie V LE PLANĚT ARIUM 255 le plus aux autres dans la vie... une ascěse... II y a en lui de ľ unite, une grande pureté, aucun melange... Je pensais tout ca moi aussi, ľautre jour, en lui par-lant, je me sentais indigne, j'ai failli, comme un gösse, lui dire que j'aimerais tellement le voir plus souvent, devenir son ami... » Mais qu'elle le rabroue, qu'elle se dégage, qu'elle refuse de se courber, de s'agenouiller avec lui devant ľautre, ľétranger, qu'elle se redresse done, qu'elle le force lui aussi ä se redresser... Qu'est-ce qu'il a tout ä coup? Qu'est-ce qui lui prend? Qu'est-ce que c'est que cet accěs d'humilité, cette niaiserie? Oh, écoutez, tout de méme n'exagérez rien. Quand vous vous em-ballez... Tout se remettrait en place. lis seraient chez eux de nouveau, sous le ciel immobile de toujours ou scintilleraient comme avant les astres familiers. Mais eile incline la téte avec respect : « Ah ca oui... Oui. II est comme 9a. J'ávoue que je ľadmire beau-coup. » Une fureur le prend, un désir de ľarracher de lä par la force, il a envie de la secouer, qu'elle revienne ä eile, qu'elle efface de son visage, devenu tout lisse et plat, ce sourire beat d'innocente, de de-meurée... II vous trouve idiote, il a envie de lui crier cela, idiote, vous m'entendez, ennuyeuse comme la pluie, il m'a dit que vous ľassommiez, c'est pour ca qu'il ne vous voit jamais... Seulement il sait faire ce qu'il faut... ah des lettres comme la sienne, personne encore de toute votre vie... ah vraiment... comme c'est touchant... il retient de toutes ses forces ces mots qui montent en lui, d'autres mots, appelés d'ailleurs, arri-vent en háte, les repoussent, jaillissent... « Mais pour-tant, vous savez, ce méme jour, cette fois-Iä justement, il m'a un peu surpris... J'ai eu comme un doute tout ä coup... » II se sent rougir... mais il ne peut plus s'arréter, les mots glissent; s'écoulent, il ne peut plus zrfi LE PLANETARIUM les retenir... « Je lui avais parlé ďurí article qui avait paru sur lui... il avait ä peine écouté, comme de juste, ľair parfaitement détaché, et j'étais comme vous.. tout... tout... perclus... Mais aprěs — nous nous étions déjä quittés — il m'a rattrapé en courant, il était tout essoufflé : « Hé, Guimier, et cet article, dites-moi done, de qui est-il? De quand? » Elle ne bouge pas. Elle plonge un regard dur au fond de ses yeux : « Oh ca, vraiment... Tout en lui, tout autour de lui se défait... Vous é tes severe... Je crois que nous sommes bien tous un peu comme <;a. » IMPRIME EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN 6, place ď Alleray-Paris. Usine de La Flěche, le 20-09-1971. 1578-5 - Depot legal n° 660, 3e trimestre 1971. 1er Depot : 2e trimestre 1965. Le Livre de Poche - 22, avenue Pierre 1er de Serbie - Paris. 30 - 11 - 1452 - 07 30/1452/9