LE RIVAGE DES SYRTES JULIEN GRACQ Extraits pour la communication de L. Miklošková 1. « Mes functions d 'observateur devaient, dans cet état de stagnation, me donner aussi peu de souci que possible. U semblait trés vite qu'il n'y eüt rien á observer á l'Amirauté ; pour m'éviter le ridicule, et faire reculer un peu l 'ennui de l 'isolement, U ne me restait qu 'á tenter d 'apprivoiser des suspects aussi apparemment innoffensifs. Roberto, Fabrizio, et Giovanni, les trois lieutenants de Marino, étaient des jeunes gens de mon äge, bäillant leur exil et fort occupés ä l 'avance des congés oü la voiture de l 'Amirauté les emportait ä Maremma, la bourgade la plus proche ; ces excursions mystérieuses étaient le sujet de discussions et de plaisanteries interminables lors des repas communs : on ne voyaitpas de femmes ä l'Amirauté. » (str. 26) 2. « Dans l 'état de decrepitude et d 'énervement oü sont tombées aujourd 'hui ses forces, Orsenna eüt pu sans grande risques se relächer d'une vigilance si soupgonneuse ; mais la force des traditions, comme dans touš les empires croulants, croit chez eile ä mesure que se denude plus ouvertement, dans les rouages du gouvernement et de ľéconomie, ľ action prépondérante de touš les principes ďinertie... » (str. 9-10) 3. « On saitpeu de chose dans la Seigneurie sur le Farghestan, qui fait face aux territoires ď Orsenna par delá la mer des Syrtes. Les invasions qui I 'ont balayé de fagon presque continue depuis les temps antiques - en dernier lieu I'invasion mongole -font de sa population un sable mouvant, oü chaque vague á peine formée s 'est vue recouverte et effacée par une autre... Sur cette base mal raffermie, la vie politique s 'est développée ä la maniere de pulsations aussi brutales que déconcertantes... » (str. 12 - 13) 4. «La province des Syrtes, perdue aux confms du Sud, est comme I'Ultima Thulé des territoires ď Orsenna. Des routes rares et mal entretenues la relient á la capitale au travers d 'une region á demi désertique. La côte qui la borde, plate et féstonnée de haut-fonds dangereux, n 'a jamais permis I'établissement d 'un port utiUsable. La mer qui la longe est vide... ces stables steriles ont porté en effet une civilisation richc.mais la vie s'est retiree depuis de ces extrémités lointaines...on dit aussi que le climatprogressivement s 'y asséche... » (str. 10) 5. «Maremma aujourďhui étaitune vi lie morte, une main refermée, crispée sur ses souvenirs... » (str.83) 6. « ...sur lafrontiére que j 'allais rejoindre, Orsenna était en guerre. Ce qui ôtait de la gravité á la chose, c 'est qu 'eile était en guerre depuis trois cents ans. » (12) 7. « Les dejeuners et les diners de la forteresse étaient maintenant tout bourdonnants de projets et de decisions, de chiffres de devis et de discussions de service... II semblait que l 'ennui eüt disparu de l 'Amirauté. » (str. 124 -125) 8. « N'allons pas plus loin, me dit Fabrizio, en me saissant le poignet d'un geste bruque. Je n 'aime pas ce volcan qui se met en frais pour notre visitě... Tu sais oü nous sommes ? ajouta-t-il ďune voix apeurée en me tendant la carte. Le doigt qui se posa dessus était bien au delá déjá de la ligne rouge ; derriére cette sinistre avant-garde comme une vague silencieuse, de toutes parts les côtes de Farghestan accouraient á nous. » (str. 210) 9. « - Orsenna se défaire ? Qui pourrait l'y pousser. - La solitude, reprit Danielo pensif L 'ennui de soi, qui vient á ce qui s 'est senti trop longtemps, trop exclusivement r assemble. » (str. 317-318) 10. « ...longs battements ouatés des mouettes piquetés de cris rauques, douces plumes arrachées á l'écume, pennes battantes du vent sur le visage, glissement fuyant comme le dos d'un cygne de la houle soulevant le bateau. » (str. 144) « Les mots résonnérent d 'abord dans ma téte, insignifiants comme des cailloux qu 'on agite dans une boite creuse. » (str. 264) 11. «J'étais peu habitué au style administratif en usage dans les bureaux de la Seigneurie, et, quand j'eus termine la lecture du premier document, qui était une sorte d 'instruction assez longue et particuliérement verbeuse, ma premiére impression fit d'avoir eu sous les yeux un de ces documents d'archives dépareillés dont le tour énigmatique et constamment allusif vient pour nous de ce qu'ils s'insérent dans un jeu de references familiéres, dont on ne posséde pas la clef Pris dans leur isolement, touš les mots de ce texte m 'étaient compréhensibles et pourtant la signification de I 'ensemble me demeurait brouillé. » (str. 131) 12. « Tout est en ordre. Seulement je suis fatigue de l 'ordre, Aldo, volá ce qui est. » (str. 189) 13. « - Tu ťéloignes de nous, Aldo, je le sens bien. J'en ai de la peine. Tu te détache tellement de tout... Je haussai les sourcils, tout décontenancé. Mais la phrase suivante me dispensa méme de la parade. Est-ce que tu attends un changement ? J'éclatai de rire unpeu offensant. » (str. 38 - 39) « ...il me semblait flotter comme une ombre au milieu du navire gris, du jour gris, de l'eau grise, le coeur défait dans cette étale morne du petit jour. » (str. 201) 14. « Ce que j'ai cherché ä faire, entre autres choses, dans Le Rivage cles Syrtes, plutôt qu'á raconter une histoire intemporelle, c'est ä libérer par distillation un element volatil "ľesprit-de-l'Histoire", au sens oú on parle ďesprit-devin, et á le r affiner suffisamment pour qu 'U pút s 'enflammer au contact de ľimagination..... C'est cette remise en route de l'Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d'une coque qui glisse á la mer, qui m'occupait ľ esprit quand j'ai projeté le livre. J'aurais voulu qu'il aitla majesté paresseuse du premier grondement lointain de ľorage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, prepare qu' il est par une longue torpeur impergue. » (Julien Gracq, En lisant en écrivant, p.216) 15. «Avec le Rivage des Syrtes Julien Gracq a écrit un iprécis d 'histoire et de geographies á I 'usage des civilisations réveuses. ...Ce réci t aj oute aux prestiges d'un pays de legende, ceux d'une legon d'histoire, non moins inventée. Sans une époque comme la nôtre, oú les événements, leurs causes, leur enchainement, leur repetition sont, non sans quelques raisons d'ailleurs, considerés avec une ferveur déférente, l'Histoire est un domaine tabou. Avec une désinvolture audacieuse, M. Gracq en a décidé autrement. II étonnera plus ďun esprit curieux ; il choquera les plus objectifs. » (Antonie Blondin, Rivarol, 6 décembre 1951) 16. « Un style ďantiquaire, déployant de longues périodes drapées ďune elegance apprétée, avec un croulement volontaire ďépithétes abstraites et rares, un entremélement savant de principále s et ďincidentes. ... Les adjectifs dont s'alourdissent les branche et les rameaux de la phrase Gracq, comme de fruits trop pesants, tarissent automatiquement en moi les res sources demotion que je prétais généreusement ä ľécrivain. » (Claude Roy, Liberation, 5 décembre 1951) 17. « Oui, c'est un beau ivre, Le Rivage des Syrtes. II n'a aucun des vices du roman contemporain. II nefait aucune concession á l'existentialisme ni aufreudisme. II ne se barbouille pas de noir. II est plus profond, sans affecter la profondeur. » (André Rousseaux, Les Nouvelles littéraires, 6 décembre 1951.) 18. « II se passe ici quelque chose de bizarre. Alors qu'on n'a pas cru un instant á la realite de l'histoire, ni á ľ existence des personnages, on souhaite la catastrophe, mieux, on est convaincu de sa nécessité. Oui que soit détruite Or senna, envahie Maremma, prise la forter esse, que les nomades du desert se répandent dans les rues dallées, dans les hautains palais moisis, que les habitants soient renfoncés en terre. Leur sauvegarde est bien la, leur rachat si I'on pre fire. Pourquoi ? Ah! c'est plus difficile. On ne voit qu'une raison : dans l'univers de Julien Gracq, les pierres sont plus vraies, plus justes, plus Vivantes que les hommes. " Un pur esprit s'accroit sous ľécorce des pierres : rejoindre l'univers mineral, c'est accéder á ľéternel. » (Dominique Aury, Combat, 6 décembre 1951) 19. « La recherche de la beauté jusqu 'au plus absolu paroxysme. » (André Pieyre de Mandiargues, Le chateau ardent, L'Herne, 1972)