15) Le NOUVEAU ROMAN II Questions esthétiques Deux grandes périodes du Nouveau Roman – Entreprise de recherche incessante et de perpétuelle remise en cause, – Le NR se définit par un processus dynamique, évolutif, • marqué plus ou moins nettement par des « étapes » qui jalonnent une réflexion ne se justifiant que dans le dépassement constant de ses résultats. 1) Pendant la première, années cinquante: • le combat livré à l'ancienne épistémologie, • la tentative de rompre avec les structures narratives traditionnelles et • l’extension de la recherche à d'autres champs d'expérimentation formelle. 2) La seconde, dans les années soixante: • la radicalisation de la rupture et • la construction d'un nouveau rapport de l'homme au monde. 3) ROBBE-GRILLET distingue une troisième période qui commence à la fin des années soixante-dix et où « tous ces écrivains du Nouveau Roman, sans se donner le mot, vont compliquer encore la donne, en réintroduisant dans cet univers éclaté un personnage qui va porter leur propre nom ». « Les étapes du Nouveau Roman », Le Débat, op. cit., p. 271. • le passage d'une apparente objectivité à une subjectivité éclatée • S'il est vrai que le Nouveau Roman connaît son âge d'or au cours des années cinquante et soixante, il ne cesse pas pour autant de produire des œuvres importantes même après sa période d'hégémonie littéraire. • On passerait ainsi, selon les termes de Jean Ricardou, des «textes de l'unité agressée» aux «textes de l'unité impossible», fondés sur l'éclatement et la fragmentation du sujet. Polémique et théorisation • Les textes de référence: – SARRAUTE: L‘Ere du soupçon (1956), – RGR: Pour un nouveau roman (1963), – RICARDOU: Problèmes du Nouveau Roman, (1967), Pour une théorie du Nouveau Roman (1971), Le Nouveau Roman, (1973), Nouveaux problèmes du roman (1978). – les textes de réflexion critique et théorique sont épars, émanant d'auteurs divers et apparaissant (de 1955 à 1975) au gré des recherches personnelles, – aucun ne pourrait se vanter de se faire l'écho fidèle de tous les écrivains de la mouvance. – La pluralité de points de vue sur certaines questions, les contradictions qu'elle entraîne parfois sont le reflet attendu de la diversité des personnalités – l'évolution permanente d'une pensée dynamique qui ne conçoit la pratique littéraire que dans un continuel dépassement de ses propres acquis. • ROBBE-GRILLET – La volonté explicative et les prises de position idéologiques – Table des matières : • À quoi servent les théories • Une voie pour le roman futur – • Sur quelques notions périmées : Le personnage. L’histoire. L’engagement. La forme et le contenu. Nature, humanisme, tragédie • Éléments d’une anthologie moderne : Énigmes et transparence chez Raymond Roussel. La conscience malade de Zeno. Joë Bousquet le rêveur. Samuel Beckett, ou la présence sur la scène. Un roman qui s’invente lui-même • Nouveau roman, homme nouveau – Temps et description dans le récit d’aujourd’hui • Du réalisme à la réalité Nathalie SARRAUTE • Déjà, en 1956, dans un recueil d'essais publiés sous le titre éloquent de L'Ère du soupçon, constatait – la fin de la relation de confiance entre écrivain et lecteur sur laquelle se fondait le roman traditionnel – et attirait l'attention sur un certain nombre de caractéristiques du jeune roman, en rupture avec les conventions romanesques encore en vigueur, jetant la suspicion sur le vieux réalisme omniscient : « Aussi, quand l'auteur songe à raconter une histoire et qu'il se dit qu'il lui faudra, sous l'oeil narquois du lecteur, se résoudre à écrire : "La marquise sortit à cinq heures", il hésite, le cœur lui manque, non, décidément, il ne peut pas. » • L'œuvre critique et théorique de Michel BUTOR - une suite de réflexions sur le roman (Essais sur le roman, 1964), sur divers écrivains présentant un intérêt particulier pour le Nouveau Roman (Faulkner, Joyce, Proust, Roussel, Leiris...), et sur sa propre démarche créatrice (voir Les Répertoires). • Jean RICARDOU, C'est le début d'une activité critique et théorique - la plus dogmatique - Problèmes du Nouveau Roman (1967), Pour une théorie du Nouveau Roman, en 1971. • Jérôme LINDON et Alain ROBBE-GRILLET, en 1958, demandent aux Nouveaux Romanciers de travailler ensemble à un dictionnaire – échec. Pour un nouveau réalisme • Résolument moderne, le Nouveau Roman reflète l'émergence d'un nouveau rapport au monde : « Il n'y a là qu'une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d'exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l'homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c'est-à-dire à inventer l'homme. » Questions d‘esthétique • Refus de s'asservir à des fins morales ou idéologiques, • Plus aucune prétention à éveiller la conscience du lecteur sur les leurres de la civilisation ou l'absurdité de la condition humaine. • Plus aucun intérêt pour les vérités - auxquelles le roman ne croit plus – ce qui l’intéresse = les questions. • ROBBE-GRILLET - scientifique de formation - rappelle que les scientifiques modernes ne croient plus à la vérité de la science, et fait au contraire de sa réfutabilité le principe même de sa pertinence. • Nouvelle définition de l’espace du roman - exclusivement littéraire • le Nouveau Roman isole l’espace littéraire de tous les conditionnements externes qui tendent à faire oublier la nature verbale de toute création littéraire, devenue l'objet privilégié de son questionnement. Une récapitulation contrastive • la pensée phénoménologique de HUSSERL détrône le discours totalisateur de l'épistémologie bourgeoise fondée sur le positivisme et la notion de nature. • souveraineté absolue de la conscience au contact de la réalité • mode d'appréhension du monde extérieur qui prenne en compte sa seule présence obstinée, l'« être-là » des choses, au-delà de toute signification. • Cf. le programme proposé par ROBBE-GRILLET : « À la place de cet univers des "significations" (psychologiques, sociales, fonctionnelles), il faudrait donc essayer de construire un monde plus solide, plus immédiat. Que ce soit d'abord par leur présence que les objets et les gestes s'imposent, et que cette présence continue ensuite à dominer, par-dessus toute théorie explicative qui tenterait de les enfermer dans un quelconque système de référence, sentimental, sociologique, freudien, métaphysique, ou autre. » Refus des mythes du passé et de l'engagement littéraire • Rejets – le passéisme littéraire = refus des conventions romanesques du XIXe siècle – milite pour un roman inventif, explorateur, résolument tourné vers l'avenir. • L'ère des certitudes positivistes et des grands mythes qu'elles perpétuent = révolue • L'anthropocentrisme = nié • l'idée toute-puissante de nature = nié • le mirage d'une complicité entre le sujet et les choses qui l'entourent – le monde abandonne son rôle de « dépositaire » des aspirations de l'homme – perd sa « profondeur » au profit d'une « planéité » purement extérieure – le rapport tragique au monde = écarté « Partout où il y a une distance, une séparation, un dédoublement, un clivage, il y a possibilité de les ressentir comme souffrance, puis d'élever cette souffrance à la hauteur d'une sublime nécessité. Chemin vers un au-delà métaphysique, cette pseudo-nécessité est en même temps la porte fermée à tout avenir réaliste. La tragédie, si elle nous console aujourd'hui, interdit toute conquête plus solide pour demain. Sous l'apparence d'un perpétuel mouvement, elle fige au contraire l'univers dans une malédiction ronronnante. Il n'est plus question de rechercher quelque remède à notre malheur, du moment qu'elle vise à nous le faire aimer. » A Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Éd. de Minuit, Pans, 1963, p. 55. – l'idée d'humanisme transcendantal rejetée Le NR et l’Existentialisme • RGR: le roman de l'absurde, emblématisé par L'Étranger, de CAMUS = humaniste • Le rapport d'étrangeté - le seul que Meursault parvienne à établir avec un monde dont le sépare un abîme infranchissable - naît au bout du compte d'une « querelle d'amour » entre l'homme et le monde « qui mène au crime passionnel », crime que perpètre le personnage avec la complicité de la nature (chaleur, soleil aveuglant...). « L'absurde est donc bien une forme d'humanisme tragique » Pour un NR, p. 58 • Même démonstration en ce qui concerne l'« univers entièrement tragifié » de La Nausée, de SARTRE : « fascination du dédoublement, solidarité avec les choses parce qu'elles portent en elles leur propre négation, rachat (ici : accession à la conscience) par l'impossibilité même de réaliser un véritable accord, c'est-à-dire récupération finale de toutes les distances, de tous les échecs, de toutes les solitudes, de toutes les contradictions ». Le NR et le Roman engagé • Rejet – l'activité littéraire conçue comme une activité «intransitive» (Roland Barthes), n'ayant aucun « message » à délivrer – le roman ne peut devenir un instrument au service de quoi que ce soit sans se renier aussitôt en tant qu'œuvre littéraire – l'art, souverainement indépendant, est incompatible avec la « moindre directive extérieure ». • les attaques virulentes contre le roman sartrien – le Nouveau Roman voit en lui la manifestation d'une idéologie humaniste périmée • Cf. « Sur quelques notions périmées » (repris dans Pour un Nouveau Roman). – La théorie du réalisme socialiste présentée au congrès des Intellectuels par Jdanov en 1934 • ROBBE-GRILLET enveloppe réalisme-socialiste et roman existentialiste d'un même mépris • SARTRE (envers qui, plus tard, Robbe-Grillet reconnaîtra sa dette) répond à ces attaques avec violence, épargnant le seul Butor à cause des relations que son œuvre parvient à construire entre l'individu et son milieu socioculturel. – En 1964 Sartre va plus loin encore dans la (mauvaise) conscience du malheur du monde, • en déclarant l'inefficacité de toute littérature, fût-elle engagée : • « En face d'un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids », un entretien pour Le Monde. – La réponse du Nouveau Roman : • chaque individu doit lutter et faire la révolution avec les outils qui lui sont propres. • Le citoyen s'inscrit dans un parti politique et fait la révolution sociale. • Le romancier, s'il lui est loisible, en tant que citoyen, d'adhérer à un parti, ne peut, comme romancier, que tenter une révolution littéraire. • C'est ce que le monde peut attendre de lui en tant qu'artiste. – « MANIFESTE DES 121 » (septembre 1960) sur le « droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie » (texte qu'aucun grand journal ne se risquera à publier) • Signé par la plupart des NR (RGR en tête) • les Nouveaux Romanciers ne vivent pas à côté du monde sachant, le cas échéant, s'engager comme citoyens. – D'ailleurs, ils ne sont pas épargnés par les aléas de l'histoire à laquelle ils participent parfois dangereusement. • Claude SIMON, fils d'un officier tué lors de la première guerre, s'engage en 1936 dans la guerre d'Espagne aux côtés des républicains, avant d'être enrôlé dans la seconde guerre mondiale à laquelle il survit par miracle, après l'épisode, mainte fois réécrit, du 17 mai 1940 où il suit « ce colonel, vraisemblablement devenu fou [...] avec la certitude d'être tué dans la seconde qui allait suivre ». Le Jardin des Plantes, Ed. de Minuit, Paris, 1997, p. 223. • Marguerite DURAS s'engage dans les réseaux de résistance aux côtés des communistes. • BECKETT, vivant à Paris au début de la guerre, rejoint lui aussi le camp des résistants et échappe de justesse à la Gestapo. • Claude MAURIAC, partisan de la France libre, deviendra en 1944 le secrétaire particulier du général de Gaulle. • ROBBE-GRILLET lui-même, qui procède d'une famille maurassienne et en adopte dans un premier temps les partis pris idéologiques, rompt avec ceux-ci lorsqu'il découvre « l'impensable horreur » que révèle la face cachée du national-socialisme. Le Miroir qui revient, Éd. de Minuit, Paris, 1984, p. 46. • Néanmoins, les Nouveaux Romanciers ne confondent jamais leur rôle de citoyen et leur fonction d'artiste : « Redonnons donc à la notion d'engagement le seul sens qu'elle peut avoir pour nous. Au lieu d'être de nature politique, l'engagement, c'est, pour l'écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l'intérieur. C'est là, pour lui, la seule chance de demeurer un artiste et, sans doute aussi, par voie de conséquence obscure et lointaine, de servir un jour peut-être à quelque chose - peut-être même à la révolution. » A. Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, op. cit., p. 39.