Mythes, allegories ? Des itinéraires archétypiques • Michel Tournier, élěve de Lévi-Strauss, est marqué par le mythe auquel il veut donner sa place dans un roman qui réécrit les grands récits fondateurs de notre culture. Les figures des origines, la gémellité, certaines obsessions sexuelles, le sens aigu de ľallégorie caractérisent une ceuvre romanesque imprégnée de references culturelles. • Le Clézio est lui aussi proche des elements, du cosmos ; son sentiment poétique le pousse vers la parabole, sa vision de la modernita de la ville vers le desert. • Le jeu de ľallégorie et de la parabole est également le propre de Marguerite Yourcenar qui, avec precision et erudition, dans une forme classique et souvent oratoire, explore l'histoire de Rome et des alchimistes. • Avec Georges Perec, mort trop vite, nous avons une ceuvre qui, en chacun de ses livres, s'offre comme une vision symbolique narquoise et chaleureuse souvent de notre modernitě immediate. Michel Tournier (né en 1924) « J'entendais écrire comme Paul Bourget, René Bazin ou Delly », declare Michel Tournier dans un texte ou il s'explique sur ses principes ďécrivain Le vent Par aclet (1977). Declaration fracassante, de la part d'un contemporain des « nouveaux romanciers ». Mais eile est accompagnée d'une revendication du droit á la « parodie », á la maniere de Ravel qui surexposait des moděles comme la valse viennoise : c'est une maniere de les dépasser. En style classique et facile, Tournier reprend des mythes qu'il modifie selon ses fantasmes personnels et l'onentation de notre histoire. Cet élěve de Lévi-Strauss a le sentiment qu'il est nécessaire de nous référer aux origines, pour ressourcer notre individu et notre civilisation. Né en 1924, Michel Tournier appartient á une famille de catholiques, de musiciens et de germanistes. II a été marqué par les traditions bibliques. II a constamment use de references musicales, fascine en particulier par L'art de la fugue de J. S. Bach. Lévi-Strauss dit que la structure musicale de la fugue a pris le relais de la littérature, quand celle-ci a évacué le mythe en inventant le roman. Tournier veut restituer cette structure dans le roman — notamment dans Le roi des Aulnes - , avec ses inversions, ses superpositions, ses repetitions. Et, á ľimage des écrivains allemands, il entend que le roman soit une mise en question á la maniere du mythe. II se reclame de Thomas Mann et de Goethe. Juste aprěs la guerre, il obtient d'aller poursuivre ses études de philosophie á Tubingen (1946-194-9). II échoue á ľagrégation, se détourne de la carriěre universitaire, s'oriente vers la radio (jusqu'en 1954), puis vers le journalisme et ľédition, enfin vers le roman, aussitôt salué par le succés de Vendredi ou les limbes, du Pacifique (1967). Tournier y renouvelle ľimage de Robinson, concue par Defoe comme une apologie morale du courage et du travail. Le titre méme le montre : c'est Vendredi qui est le personnage principal. Sans lui, dans ľile de Speranza, Robinson demeurerait dans « les limbes » : pas mort, mais cru mort par les autres, c'est-a-dire « aux confins de la vie ». Quand Robinson rescapé se regarde au miroir qu'il a sauvé du vaisseau, il se voit« défiguré ». II comprit que notre visage est cette partie de notre chair que modele et remoděle, rechauffe et anime sans cesse la presence de nos semblables. II s'avise alors que son chien Tenn sourit, et ce lui est longtemps un réconfort ; ce sourire « se reflétait de jour en jour plus distinctement sur le visage humain de son maitre ». La venue de Vendredi instaure des rapports non de domination, mais d'égalité. Robinson rase sa barbe et se voit jeune, comme un frěre de cet homme qui détruit tout ce qui avait pu étre sauvé du navire, et méme les provisions de Robinson. Celui-ci apprend du coup le peu d'importance de la civilisation et de la gestion du temps. Cest le renversement du mythe habituel. Un navire vient. Vendredi s'en va, mais le mousse de douze ans s'est réfugié sur l'Tle et permet á Robinson de rester dans une «jeunesse inalterable », une « extase solaire », avec ľenfant rebaptisé «Jeudi ». En 1970, Le roi des Aulnes reprend cette fois les mythes de l'Ogre et de saint Christophe, en les situant dans ľhistoire récente. Aprěs avoir vu brůler son college « Saint-Christophe », aprěs avoir échappé á la cour d'assises grace á la declaration de guerre, Tiffauges comprend qu'il est un predestine. Ce garagiste pervers devient un dignitaire du nazisme, sélectionnant Irs jeunes garcons qui vont servir le Parti et chassant en revanche, sur son cheval Barbe-Bleue, les enfants condamnés. II est ogre et mage : «J'aime la viande, j'aime le sang, j'aime la chair ; c'est le verbe aimer qui importe seul. » L'Allemagne est pour lui la « terre promise », avec ses types achevés d'hommes, de faune et de paysages. II admire la beauté des fétes nazies. II est la proie d'une mystique noire inspirée á Tournier par le personnage historique de Goering. Mais il se transforme á la fin : devenu lui-méme la monture d'un petit garcon juif qu'il veut sauver, il s'enfonce avec lui dans les marais. Vient ensuite Les météores (1974), á la fois histoire cosmique et saga d'une famille, les Surin, comportant des jumeaux, Jean et Paul. La gémellité a toujours paru sacrée, en bien ou en mal, aux peuples primitifs. La vie va séparer « Jean-Paul » et faire mourir Jean. Paul, survivant mutilé, se sauvera en apprenant l'union avec le monde élémentaire des météores. Auprěs d'eux, une figure importante est celie de ľoncle Alexandre, « éboueur aristocrate », homosexuel, qui se complait dans les signes inépuisables que lui offrent les detritus des terrains vagues. Ils sont une exaltation bavarde et en méme temps nulle (puisqu'ils sont rejetés) de la toute-puissance de la matiére proliférante. Retour aux origines, avec les figures archaiques que Tournier met en scéne ; réinterprétation ; mais, en effet, pas de conclusion á cette mise en scéne de fantasmes. Pas de direction proposée, sauf le retour á ľélémentaire, qui semble en lui-méme une éthique. Tournier montre ľéquivalence de figures apparemment inverses dans Gaspard, Melchior et Balthasar (1980) et Gilles et Jeanne (1983). C'est une reprise du personnage de Tiffauges (du reste, « Tiffauges » est le nom d'un chateau de Gilles de Rais), scindé entre ceux qui respectent ľenfant — les rois mages — et celui qui les torture, les sodomise et aussi les aime. Ces ceuvres ont des caractěres d'ensemble. Les voix y sont toujours diverses : ľauteur-présentateur parle, mais aussi, directement, les personnages, comme Hérode dans Gaspard, Melchior et Balthasar ; ou bien des extraits de journaux sont donnés, celui de Robinson, celui de Tiffauges. La fantaisie, ľ « humour blanc » dont Tournier tire l'exemple de Thomas Mann, sont presents dans les passages mémes qui sembleraient le plus fixes par la tradition. Ainsi, un quatriěme mage apparait dans Gaspard, Melchior et Balthasar. Son intention premiére était loin de la mythique : il voulait trouver la recette d'un bon rahat-loukoum ! Sa destinée le rejoint par ce drôle de biais. Tournier choisit toujours des marginaux, ou des « pervers polymorphes », comme personnages qui parviennent á se confondre avec l'univers. II montre son désir d'un monde androgyne, avec des couples masculins (il ne fait pas mystěre de son homosexualite) : Robinson-Vendredi, Tiffauges-Ephraim, les jumeaux. La seule heroine qui paraisse dans un titre est Jeanne d'Arc, elle-méme vue comme une adolescente á caractěre viril. Cet androgynat échoue dans la vie. Mais les fragments du monde multiple sont réédifiés passagěrement en une totalite par ľimagination. Les images fascinent, et en méme temps elles ont un pouvoir dévastateur : une nouvelle du recueil Le coq de bruyěre (1978), « Les suaires de Véronique », les montre comme tuant ceux dont elles absorbent les traits. Michel Tournier est un passionné de la Photographie, sur laquelle il a écrit une sorte de traité general, Des clefs et des serrures (1979). II a consacré des études á deux photographes antinomiques, le clair Boubat (Vues de dos), et l'ambigu Tress (Réves). C'est avec ľimage que le román La Goutte-ďor (1985) entretient des rapports conflictuels. Lejeune Berbere Idriss est Photographie au Sahara par une blonde incendiaire, et done, selon les croyances de son milieu, vampirisé par cette Photographie qu'il va tenter de retrouver jusqu'á Paris, á Barbes. II connaitra ainsi toutes les impostures de notre civilisation du paraitre (photos ďidentité, cinema, television), et le sort miserable de ses compatriotes emigres. C'est un calligraphe qui le sauve de « l'addition confuse et discordante » des significations de ľimage. Qui sait déchiffrer les signes est sauvé du chaos et de ľérosion, qui sont le propre de notre civilisation : belle affirmation que ľécrivain est nécessaire aux hommes. Jean-Marie Gustave Le Clézio (né en 1940) Dans la premiere partie de l'ceuvre de Le Clézio, né á Nice qu'il percoit comme « une sorte de Paris mal fait », c'est la société qui est mise en question. Le héros de son premier livre, Le pr oce s-verbal, est un marginal habitant une maison elle-méme en marge de la ville. Adam Polio, á la fois homme et soleil (A. Polio), en vient á ne plus reconnaitre la terre que comme « une espěce de chaos » menace par une catastrophe. Pour se rassurer, il dessine le soleil, et il établit avec lui une relation trěs fragile. En fait, la ville voisine est présente tout au long du roman comme une force réductrice, dont Adam cherche en vain á se libérer : « On était en train de tresser un réseau inextricable autour de la planéte. On la quadrillait méthodiquement en prolongeant les lignes xx',yy', zz'. Et on contrôlait chaque carré. » Ainsi morcelé, le monde, devenu geometri que, perd tout caractěre naturel. La mer par exemple devient comme un mur de ciment. Adam, qui nous est ďabord présente sur une terrasse au soleil, est ensuite sous la pluie ; enfin, on l'interne dans une cellule d'asile psychiatrique située au nord. En méme temps que l'aversion, il a ressenti une attirance pour la ville, car eile est bondée de details microscopiques, qu'il se plait á observer, et aussi á imaginer á travers le regard d'un chien errant. II y a en effet chez Le Clézio un don de rendre les moindres sensations, comme les plus generates : tantôt celieš du dedans du corps (Lafiěvre, 1965), tantôt celieš du gal et ou du cosmos entier (Le déluge, 1966). Attire par les milliards de choses de la vie quotidienne, ľécrivain ľest forcément par notre civilisation qui multiplie les signaux ; mais c'est pour les rej éter. Ses mots á lui sont : silence, fourmi, mouche, araignée, mer, rocher, écriture. Ses mots á eile sont dictés par les « Manxes du langage » : publicités, lieux communs, artifices. Dans une lumiěre aux rythmes angoissants, ces mots attaquent l'homme. Le Clézio les reproduit sur la page, dans le désordre dans lequel ils sont percus. lis peuvent provoquer la pani que, comme chez la jeune fille de La guerre (1970) : « La guerre a commence. Personne ne sait plus ou, ni comment, mais eile a commence. » Des photographies de roues, d'avions et de trains, accompagnent ce livre. Les mots peuvent aussi réussir á fermer le piěge, comme dans le supermarché « Hyperpolis » décrit dans Les géants (1973). Les gens y sont comme á ľintérieur d'un film ou d'un livre, ou d'un estomac. C'est en vain qu'on leur crie : « Libérez-vous... Brisez les vitres. » La nuit, en voyant la ville pleine de signaux lumineux, on imagine qu'ils pourront vivre sans les hommes, et peut-étre méme les tuer. Bien que la minutie de ses descriptions ait pu évoquer ľécriture « objectale » du « Nouveau roman », Le Clézio n'est pas tributaire de celui-ci. II considére ľécrivain en effet comme un faiseur de paraboles, qui aspire á un infini. Děs les années 1970, il quitte l'Europe pour de longs séjours chez les Indiens d'Amérique centrale. II va done á contre-courant, comme il ľindique en 1967 á la fin de Ľextase materielle : «J'ai commence le long voyage de retour vers le gel et le silence, vers la matiére multiple, calme et terrible. » Ce n'est pas par hasard qu'il se référe á Michaux et á Lautréamont. Voyages de ľautre côté (1975) évoque la maniere de ces écrivains. Ils se déroulent entre la masse ďeau primitive et sans äge oú vit la pieuvre lumineuse aux dix tentacules flottants, « Watasenia », et ľétendue du desert de pierres sous le ciel nocturne : les hommes et leurs animaux sont morts, les vipéres s'emmélent sur le sable comme un « serpent á dix tétes », « Pachacamac ». L'un et ľautre paysage sont faits de silence et de communion. Ce message d'avant ou d'aprés la parole doit étre capté par les mots de ľécrivain, dont ľidéal serait de rejoindre la plenitude dans la lumiěre : Ocean de methane, jamais je ne comprendrai tout ce qu'il dit! [...] Mais ce n'est pas lui qui demande des mots de moi, c'est moi qui arrache des mots de lui, qui vole ses puissances. Au centre de Voyages de ľautre côté, l'adolescente marginale « Naja Naja » habite magiquement notre monde : eile comprend qu'on parle au mieux avec son corps, surtout avec ses yeux, et que les monuments des villes sont une condamnation du silence. Elle est en rapport avec la mer et le soleil ; eile sait devenir invisible et entrer dans les sommeils des autres. Pour l'instant, eile a disparu. Pourtant « on sent que Naja Naja n'est pas loin, et qu'elle regarde ». « Maintenant c'est á nous de raconter des histoires, pas pour tuer le temps, ni pour faire des bruits, mais pour aller de ľautre côté de tout. » Voyages de ľautre côté utilise une écriture á focalisations multiples, passant du «je » au « il » et au « nous », pour montrer la multiplicité et aussi la grande unite de ľunivers. Ce livre est une clé de revolution ultérieure de Le Clézio. « Lalla », ľhéroine de Désert (1980J, tient beaucoup de « Naja ». Cette fillette descend des « Hommes bleus » du Rio de Oro, dont la marche dans le désert alterne, dans le román, avec la marche de Lalla. Aprěs avoir découvert ľamour avec un berger muet, Lalla va de la misěre de la ville marocaine á la misěre plus grande de Marseille. Elle y connait toutes les conditions, fille ďhôtel de passe ou cover-girl célěbre. Elle y dem eure en exil. C'est pourquoi, enceinte, eile revient au désert, rejoignant la route de ses ancétres. Elle accouche selon le rythme de la mer. Ce román est celui ďun art de vivre, que Le Clézio avait affirmé en traduisant en 1976 le livre sacré maya Les prophéties du Chilam Balom et en publiant en 1978 des contes, Mondo et autres histoires. Aprěs Désert, le Journal du chercheur ďor (1985) est une sorte de román ďaventures á la facon de Jules Verne, dans un paysage désertique. Elles se terminent par ľéchec de la quéte extérieure et ľarrivée á la vérité : une quéte de soi-méme, au grand sol eil. Avec les nouvelles Printemps et autres saisons (1989), Le Clézio évoque cinq femmes qui figurent la fragilité et la bizarrerie de ľamour, et le travail étrange de la memoire, qui tantôt fait s'arréter la vie sur un moment brúlant (« Le temps ne passe pas »), tantôt fait se rejoindre des moments séparés par dix-huit ans (« Fascination »). Tout intégrée qu'elle soit á la vie moderne, ľhéroine de « Printemps » a des caractěres de Naja : Avec le ciel, je sais m'amuser. Je joue á disparaitre Je choisis quand je vais revenir. Dix ans, vingt ans aprěs [...] Je suis allée comme cela trěs loin, de ľautre côté de la mer [...] Le román Onitsha, 1991, á resonance autobiographique, dit ľaventure du petit garcon Fintan qui, á douze ans, s'embarque avec sa mere pour aller rejoindre son pere dans un petit port sur le Niger. Ni la mere, ni le pere de Fintan ne réaliseront leur réve : Maou la mere ne trouvera pas la liberie dans ľamour, Geffroy ne reconstituera pas le royaume mythique de la reine Arsinoé. Mais Fintan, á travers des violences et des rejets, fera la connaissante d'une Afrique qu'il n'avait pas imaginée : un pays oú la legende est encore vivante, oú le temps s'écoule lentement, sur un rythme cosmique, oú les gens sont accordés á un monde traditionnel. Une femme sauvage et muette, Oya, est une figure typique de la terre mere. Des « Hommes bleus » de Désert á Arsinoé, ľhorizon légendaire est donne au lecteur comme une route vers la sérénité. Marguerite Yourcenar 1903-1987 Pseudonyme de Marguerite de Crayencour. Ľécriture de Marguerite Yourcenar est une recherche permanente de ľexactitude qui excelle á faire entendre la voix propre des personnages évoqués. Sa mere morte peu aprěs sa naissance, M. Yourcenar est élevée par son pere et passe son enfance dans le Nord, au Mont-Noir, avec des séjours á Bruxelles et en Hollande, puis á Paris en 1912-1913. Au debut de la Premiére Guerre, eile reside un an pres de Londres avec son pere, avant de rester dans le Midi de 1917 á 1922. Pendant ces années, eile suit des études privées, visitě les musées et lit beaucoup, souvent avec son pere. Elle découvre ainsi Chateaubriand, le Maeterlinck du Tresor des humbles, qui lui donne le goüt du mysticisme, le Barrés de La colline inspirée, qui méle realite paysanne et monde invisible. Elle apprécie particuliěrement les poětes de la Renaissance et du XVIIe siěcle, les poětes anglais métaphysiques, les Italiens du Moyen Age. Elle aime le melange de lucidité et de légěreté de Nietzsche dans Le gai savoir et Humain trop humain. Ce n'est que plus tard qu'elle s'intéresse á Proust et á la littérature européenne du XXe siěcle. Děs 1922, periodě oú eile publie deux premiers livres plus ou moins désavoués depuis, eile projette ďécrire l'histoire de plusieurs families dans un livre qui s'intitulerait Remous. • II y a lá des elements repris dans La mort conduit ľattelage,(1934), le germe de L'QLuvre au Noir, et l'annonce du Labyrinthe du monde. En 1932, eile publie une biographie de Pindare qu'elle juge un peu hätive. Mais en 1927-1928, eile compose Alexis ou le traité du vain combat. Si le titre et ľintrigue (ľamour homosexuel d'un jeune musicien qui abandonne sa femme et son jeune fils) ont un son gidien, c'est au Rilke des Cahiers de Malte Laurids Brigge que M. Yourcenar se réfěre plus volontiers en parlant du livre. • En 1929, son pere meurt et eile tente alors de récupérer une part de ľhéritage maternel. Aprěs La Nouvelle Eurydice, livre qu'elle juge rate, des poěmes et un dráme inspire du Purgatoire de Dante, eile écrit Denier du réve en 1932-1933. Le livre est nourri par le séjour de ľauteur en Itálie en 1922, séjour au cours duquel eile découvre les menaces reelles du fascisme. Les personnages de la Rome moderne y sont liés au mythe grec (Marcella est Phědre et Némésis, Massimo Thanatos, Marinuzzi Dionysos...). • • Cet aspect est atténué dans la seconde version mais le mythe reste considéré comme une approche de ľuniversel. Feux, en 1935, présente divers aspects de la passion, de la flamme charnelle á ľardeur spirituelle. Mythe et realite continuent d'etre mélés dans Nouvelles orientales (1938), oú les récits extréme-orientaux ou hindous voisinent avec les nouvelles situées en Grěce ou dans les Balkans. La méme année, Les songes et les sorts commentent des réves faits par ľauteur, mais sans reference á la psychanalyse freudienne. Pour M. Yourcenar, le réve est un mode de communication avec ľau-delá de la vie et il est lié á la destinée individuelle évoquée par le terme de « sort » au sens de « lot echu » á quelqu'un. • En 1937, M. Yourcenar rencontre Grace Frick, qui deviendra sa compagne. Aprěs un premier séjour aux Etats-Unis, eile écrit Le coup de gräce, á Capri, en 1938. Ľhistoire, située en 1918-1919, est écrite dans un style proche de celui ď Alexis. Eric von Lhomond, ex-commandant ďun corps-franc pendant la lutte anti-bolchevique en Courlande, figure une sorte de refus de la vie. Face á la dissolution de ľordre ancien qui le guidait, il se forge un ideal de camaraderie militaire á ľégard de son cousin Conrad. Quant au personnage de Sophie, il incarne selon ľauteur une forme de générosité élémentaire au sens propre. • • En 1939, á Athénes. M. Yourcenar traduit le poete grec moderne Constantin Cavafy, puis, en 1940, eile rejoint G. Frick aux Etats-Unis oú eile enseigne jusqu'en 1949. En 1950, eile achéte avec son amie la maison qu'elle occupera désormais dans ľile des Monts-Déserts (Maine). Elle publie des articles, donne des conferences, écrit les poěmes qui, en 1956, constituent Les charités d'Alcippe et compose deux drames, Electre ou la Chute des masques et Le mystére d'Alcippe oú ľattitude du sage Hercule contre la mort annonce les meditations d'Hadrien et de Zénon. • En 1943, La petite siréne, espéce de libretto lyrique inspire du conte d'Andersen, marque selon M. Yourcenar le passage ďceu-vres centrées sur ľhumain á des ceuvres oú ľhomme se meut sur fond ďuniversel. C'est aussi ľépoque oú M. Yourcenar commence á traduire des negro-spirituals, travail qui aboutit á Fleuve profond, sombre riviére en 1969. Elle entreprend également des traductions grecques réunies en 1979 dans La couronne et la lyre. • • Puis, fin 1948, M. Yourcenar retrouve des fragments ďune troisiéme version des Mémoires d'Hadrien, datant de 1937-1938. Le livre est alors repris et ľauteur, selon son habitude, complete sa documentation sur ľempereur romain. Ľoeuvre de Dion Cas-sius est une de ses sources. Ce souci de precision historique traduit ľintention de laisser parier le personnage sans ďinutiles interventions personnelles. Hadrien, á une perióde de transition dans ľhistoire romaine, représente encore la foi en la raison humaine et en ľaction. II connait toutefois plusieurs épreuves qui le rapprochent des mentalités déjá plus inquiétes de ľépoque : les incertitudes de la succession de Trajan, le suicide d'Antinous, la revolte de Palestine, qui 1'aměne á douter de ľavenir de la civilisation á laquelle il appartient, la maladie et le doute devant ľébranlement de tout. Mais la patience ľemporte enfin. Hadrien continue de croire á la sagesse humaine avec un optimisme lucidement tempere par le désespoir. • Aprěs la parution des Cornets de notes de « Mémoires d'Hadrien » en 1952, M. Yourcenar écrit Qui n'a pas son Minotaur e ?, édité en 1963. Thésée est ici ľopposé de ľempereur voué á la connaissance de soi et á la lucidité. Dérisoire et mediocre, il est celui qui se trompe sur son identite et sur le sens de son destin. • La grande étape suivante est la composition de L 'Oeuvre au Noir en 1964-1965, á partir ďéléments rédigés depuis 1956. Děs le projet de 1921, M. Yourcenar s'était penchée sur des documents concernant sa famille. Elle s'est également appuyée sur la réimpression moderne ďun ouvrage ancien sur les troubles des Pays-Bas. Zénon, né en 1510, est homme de mi-XVIe siěcle. II est comparable á Hadrien pour ľintelligence, mais ľhéritage chrétien le rend étranger au sentiment grec du bonheur et de la vie. II juge, lui, la condition humaine trop vile et aspire á la transcender. II n'a pas non plus comme Hadrien conscience ďavoir á se forger un destin historique. Habite par le désir du dépassement et de ľascese, Zénon a également une « voix » plus tendue et tranchante que ľempereur. Enfin, il choisit de rej éter les normes et les evidences de son temps et opte pour un scepticisme radical. Pour M. Yourcenar, qui ne fait toutefois lá qu'essayer de deviner ce que son personnage — vivant — a pu éprouver, Zénon connait l'CEuvre au Noir dans la dissolution des préjugés. Lorsqu'il renonce á ses ambitions et se fait médecin des pauvres, il atteint l'CEuvre au Blanc de purification et de service. Enfin, lors de son suicide en prison, ses visions aboutissent á une image allégorique de l'CEuvre au Rouge. Le Prieur des Cordeliers, pour l'auteur, représente une voie opposée, puisque mystique et religieuse, á celie de Zénon, mais complémentaire et finalement analogue. Enfin, Souvenirs pieux, Archives du Nord,Quoi ?ľéternité, de 1974 á 1988, sont les trois volets du Labyrinthe du monde. Le dessein de l'auteur n'est pas autobiographique. II s'agit plutôt d'avancer du present vers le passe pour remonter á l'Homme. La chronique familiale est done considérée sans affabulation romanesque, avec une grande attention aux choix qui, ďaprěs les documents consultés et le contexte historique connu, ont pu présider á la destinée de ľindividu. Cest ľépoque oú M. Yourcenar est élue á ľAcadémie francaise (1980). Aprěs la mort de G. Frick en 1979, eile recommence á voyager, publie de nouveaux essais et continue de lutter pour l'environnement, pour les droits des femmes, contre le racisme. Georges Perec 1936-1982 • Georges Perec oecupe une place particuliěre dans la littérature contemporaine : son humour, son sens du canular littéraire ne ľenferment pas dans le jeu d'adresse. II possěde une vision de la modernitě et une sensibilité poétique qui lui permettent de voir derriěre les accidents de la vie autant de signes donnant á certains de ses textes une dimension fantastique. • Avec Raymond Queneau, il est á ľorigine du mouvement oulipien. Ce mot est forgé á partir des premieres syllabes de l'Ouvroir de Littérature Potentielle. II s'agissait de définir de nouvelles formes capables de générer des textes littéraires, au sens oú la Grande Rhétorique avait jadis propose les innombrables formes fixes de ľécriture poétique. Ainsi le lipogramme est un ouvrage oú il manque systématiquement une lettre ou plusieurs : Georges Perec écrit avec La disparition (1969), román d'oú est exelue la lettre e, le plus long lipogramme de la littérature ; á ľopposé le jeu peut imposer de n'utiliser que le e, comme unique voyelle. Dans Les revenentes (1972), il remplit ce dernier contrat : « Hélěne crěche chez Estelle, pres de New Helmstedt Street, entre Regent's Street et le Belvedere... », etc. • La signification de ces jeux a priori formeis, enrichis par les techniques contemporaines et en general la pensée mathématicienne, est liée á une conception poétique et métaphysique du langage, oú l'homme est en son essence. Comme certaines civilisations qui bannissent les mots désignant les dieux, ou les morts, ou la sexualitě, et qui pratiquent la liponymie sans le savoir, le poete s'interdit certaines lettres, ce qui ľoblige á une incessante recherche pour nommer par la paraphrase, la métaphore, le détour et l'allusion, ce que la regie a priori a banni, le signe immédiat. • Cest en ce sens que l'on peut comprendre le paradoxe de Perec, renouvelant les « genes exquises » de Val éry — « Au fond je me donne des regies pour étre entiěrement libre ». La liberie est conquise par une ascěse rendue nécessaire par la regie fixée qui, interdisant une parole naturelle et immediate, oblige á une reflexion critique sur ce qui veut étre nommé. Comme l'artiste peintre qui subit le support sur lequel il doit peindre et qui est défini par les contraintes architecturales, par exemple, il faut alors inventer de nouvelles techniques pour composer les couleurs et appliquer la peinture. Cet effort est á ľorigine de ľapparition ďune beauté nouvelle, due á ces contraintes. Les « oulipiens » ont retrouvé cette lecon ancienne, ce que Jean Paulhan, Francis Ponge, et le philosophe Beiaval avaient déjá fait durant les décennies précédentes. • Perec aimait á dire son amour pour les dictionnaires, dont il possédait une soixantaine, et le temps qu'il passait á les lire, á les scruter, comme pour laisser en éveil sa capacité ďétonnement. Comme bien des artistes « modernes », au sens ou Baudelaire a marqué ce mot, Perec ne cesse de doubler sa creation littéraire d'une réflexion théorique sur sa propre pratique. Ainsi est-il assez lucide pour donner ce commentaire : « ... Les mots presents sont des mots lourds de sens [...] et leur mission ne sera jamais que le pretexte de paraphrases et de métaphores obstinément orientées [...] » De la méme facon, la forme qu'il eultive par-dessus tout, ľinventaire, est une technique qu'il repete aussi bien dans un texte dramatique — Je me souviens 1978 — que dans des romans, Les choses (1965) ou La vie mode ďemploi (1978). Je me souviens est un long monologue constitué de 480 fragments numerates systématiquement, écrits en commencant par «je me souviens... ». Les faits politiques, culturels, des souvenirs personnels, graves ou loufoques, dérisoires ou tragiques, tout est ainsi énuméré sans hierarchie, comme si la memoire se délivrait, en vrac, de tout ce qu'elle contient, et qui constitue le moi qui se souvient. L'énumération est une forme qui, comme le collage, semble renoncer á l'organisation de la matiěre mentale : espěce de film sans queue ni téte, ce que produit l'énumération acquiert une dimension lyrique par la recherche improvisée des rapprochements : Je me souviens du contentement que j'éprouvais quand, ayant ä faire une version latine, je rencontrais dans le Gaffiot une phrase toute traduite. Je me souviens de ľépoque oü la mode était aux chemises noires. Je me souviens despostes á galěne. • Chacun de ces souvenirs n'est qu'une anecdote ; la reunion improbable ressuscite une logique de ľexistence, á ľécoute de ce qui fut vécu dans le non-sens du hasard, et qui acquiert aprěs coup une signification nécessaire. • Dans Les choses, l'énumération sert de forme privilégiée á l'entassement de touš les objets qui peuvent encombrer la vie d'une société devenue riche. Le roman, sur le mode ironique créé par la reference; á Madame Bovary, fait la chronique des années 60, ses goüts, ses désirs, á travers le regard d'un jeune couple de psycho-sociologues qui li sent Z Express, aiment le cinéma, désirent « réussir », et« réussissent» effectivement. lis ont trouvé leur ideal materiel dans une riche ferme de l'Est ou ils faisaient une enquéte de marketing. Dans la pénombre des greniers, ils découvraient d'insoupgonnables trésors. Dans les caves interminables les attendaient les foudres et les barriques, les jarres pleines d'huile et de miel, les tonneaux de salaisons, les jambons fumés au geniěvre, les tonnelets de marc. Ils déambulaient dans les buanderies sonores, dans les soutes á bois, dans les soutes á charbon, dans les fruiteries oil, sur des claies superposées, s'alignaient sans fin pommes et poires, dans les latteries aux odeurs sures oil s'amoncelaient les mottes de beurre frais glorieusement marquees d'une empreinte humide, les bidons de lait, lesjattes de creme fraiche, defromage blane, de cancoillote. Ils traversaient des étables, des éeuries, des ateliers, des forges, des hangars, des fours oü cuisaient ďénormes miches, des silos gonflés de sacs, des garages. • De son livre, Perec dit que « cela raconte l'histoire d'un couple dans les années 60. Cest ľappel publicitaire pour des tas de choses qui empéchent de vivre d'une maniere simple ». Moralisté narquois, il termine son roman par une scéne de bonheur moderne : les deux héros font un voyage luxueux en wagons-lits, les objets sont süperbes, la vaisselle lourde et riche, « mais le repas qu'on leur servira sera franchement insipide ». • Avec La vie mode ďemploi Perec s'affranchit de cette lecture critique de la modernita qui bovaryse. II entreprend une descente au cceur de ľédifice social et culturel et parvient á une espěce de réécriture de Dante. Un immeuble parisien est décrit en touš ses étages, dans le detail de sa construction et de ses habitants. Un personnage central, dont le nom fait signe á la fois en direction de Valéry Larbaud et de Melville, Bartlebooth, a une activité qui est la fable de ľartiste selon Perec : durant une longue partie de sa vie, il visitě touš les ports du monde — « des ports baltes, et des ports lettons, des ports malgaches, des ports chinois, des ports texans [...] des ports á pirogue, des ports á gondoles [...] » —, les peint en de petites aquarelles, fait transformer ses tableaux en puzzles qu'il reconstruit et puis, finalement, détruit. Bartlebooth élěve á une dimension mons-trueuse la culture du divertissement dont il est l'inventeur et ľorganisateur. Le miroir promené au bord de la route dont parlait Stendhal renvoie une image brisée que le lecteur doit reconstituer en un effort aussi subtil que vain. • L'urbanisme vertical donne á Perec ľoccasion d'imaginer la vie souterraine, sur laquelle est assise la vie visible de la cite : les galeries, les gaines ďaération, les soutes, les hangars, des usines, de gigantesques silos, toute une vie économique dont le dernier niveau, le dernier cercle de l'Enfer, contient les esclaves, les cloportes et la dimension plutonienne de ľhomme : • Et tout en bas, un monde de cavernes aux parois couvertes de suie, un monde de cloaques et de bourbiers, un monde de larves et de bétes, avec des étres sans yeux trainant des carcasses d'animaux, et des monstres démoniaques á corps d'oiseau, de pore ou de poisson, et des cadavres séchés, squelettes revétus d'une peau jaunátre, figés dans une pose de vivants, et des forges peuplées de Cyclopes hébétés, vétus de tabliers de cuir noir, leur ceil unique protégé par un verre bleu serti dans du metal, martelant de leurs masses d'airain des boucliers étincelants. • II ne s'agit plus alors de ľimmeuble balzacien, mais bien plutôt de celui de Patrone, dont ľarchitecture a été repensée par Le Corbusier : toutes les fonetions de la vie, éparpillées en surface, sont alors empilées verticalement. Ľespace, ľécriture et la vision philosophique sont lies pour constituer un livre archétypique de la sensibilité contemporaine.