30 DISCOURS DE LA METHODE reflexion sur les choses qui se présentaient, que j'en pusse tirer quelque profit. Car Í1 me semblait que je pourrais rcncontrer beaucoup plus de vérité, dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, el dont ľévénement le doil punir bientôt apres, s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des speculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre consequence, si non que peut-étre il en tirera ď autant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun, ä cause qu'il aura du employer d'autant plus d'esprit el d'artifice ä tächer de les rendre vraisem-blables. Et j'avais toujours un extréme désir ďapprendre ä distinguer le vrai ďavec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie. II est vrai que, pendant que je ne faisais que considé-rer les mceurs des autres hommes, je n'y trouvais guěre de quoi m'assurer, et que j'y remarquais quasi autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j'en retirais était que, voyant phisieurs choses qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d'etre communément recues et approu-vées par d'autres grands peuples, j'apprenais ä ne rien croire trop fermement de ce qui ne m'avait été persuade que par l'exemple et par la coutume, et ainsi je me délivrais peu ä peu de beaucoup d'erreurs, qui peuvent offusquer notre lumiere naturelle1, et nous rendre moins capables d'entendre la raison. Mais aprěs que j'eus employe quelques années ä étudier ainsi dans le livre du monde et ä tächer ďacquérir quelque experience, je pris un jour resolution ďétudier aussi en moi-méme, et ďemployer toutes les forces de mon 1, Cf. ci-dessous, y partie, p. 49 : « Dieu nous ayant donne ä chacun quelque lumiĚre pour discerner le vrai d'avec le faux », c'est-ä-dire (debut de la \'c partie) « le bon sens ou la raison », constitutive de la« nature »humaine. La métaphore entraíne le verbe offusquer : obseurcir. PREMIÉRE PARTIE íl esprit ä choisir les chemins que je devais suivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné, ni de mon pays, ni de mes li vres. SECONDE PARTIE J'étais alors en Allemagne, oü l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finies m'avait appelé; et comme je retournais du couronnement de l'empereur1 vers ľarmée, le commencement de ľhiver m'arreta en un quartier oü, ne trouvant aucune conversation qui me divertit, et n'ayant d'aüleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poéle, oü j'avais tout loisir de m'cntretenir de mes pensées. Entre lesquelles, l'une des premieres fut que je m'avisai de considérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans tes ouvrages composes de plusieurs pieces, et faits de la main de divers maitres, qu'en ceux auxqueis un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bätiments qu'un seul architecte a 1. Ferdinand II, roi de Boheme et de Hongrie, courönne empe-reur ä Francforr en 1619 : les fetes durerent du 20 juillet au 9 sep-tembre. Sa rivalite avec ľélecteur palatin Frédéric V avait suscité les premiers troubles de la guerre dite de Trente Ans (1618-1648). Le 23 avril 1619, annoncant ä Beeckman son depart des Pays-Bas, Descartes pensair que peut-etre ces mouvements de guerre ľappelle-raient vers ľ Allemagne. Mais, ľarmée prenant alors ses quartiers d'hiver, il s'arreta dans un village (quartier ; region ä ľécart), jouis-sant d'une ehambre chauffée ä I'allemande par un poéle : le Com-rmntaire de Gilson (p. 157) ['oppose aux « cheminécs fumeuses » habituelles en France; « c'est sans doute comme derniěre cir-constance dc nature ä favoriser ses reflexions qu'il indique ici ce detail ». Sur ces journées, décisives pour la vocation de Descartes, cf. Appendice, I, 2. 34 DISCOURS DE LA METHODE entrepris et achevés ont coutume d'etre plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont täché de raceommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bäties ä d'autres fms. Ainsi ces anciennes cites, qui, n'ayant été au commencement que des bour-gades, som devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées1, au prix de ces places réguliéres qu'un ingénieur trace ä sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs edifices chacun ä part, on y trouve souvent autant ou plus ď art qu'en ceux des amres; toutefois, ä voir comme ils sont arranges, ici un grand, la un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inegales, on dirait que e'est plutôt la fortune, que la volonte de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposes. Et si on considěre qu'il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers2, qui ont eu charge de prendre garde aux bätiments des particuliers, pour les faire servir ä ľornement du public, on connaitra bien qu'il est malaise, en nc travaillant que sur les ouvrages d'autmi, de faire des choses fort aecomplies. Ainsi je m'imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s'étant civilises que peu ä peu, n'ont fait leurs lois qu'ä mesure que ľincommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient étre si bien polices que ceux qui, des ie commencement qu'ils se sont assembles, ont observe les constitutions de quelque prudent iégislateur. Comme il est bien certain que ľétat de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit étre incomparablement mieux regie que tous les autres. Et pour parier des choses humaines, je crois que, si Sparte a été autrefois trěs florissante, ce n'a pas été ä cause de la bonté de chacune de ses lois. en particulier, vu que plusieurs étaíent fort étranges, et méme contraires aux bonnes moeurs, mais ä cause que, n'ayant été invemées que par un seul3, elles 1. Mesurees au compas, proponionnées. Places veut dire places fortes, 2. Charges d'un office public. 3. Lycurgue; parmi ses lois con tes tables, i'exposition des nou-veau-nés mal conformés, ľ encouragement au vol et ä la dissimulation pour forger les caracteres. SECONDE PARTIE 35 tendaient toutes ä méme fin. Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celieš dont les raisons ne sont que probables, et qui n'ont aucunes demonstrations, s'étant composées et grossies peu ä peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonne-ments que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi encore je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'etre hommes, et qu'il nous a fallu longtemps étre gouvernés par nos appétits et nos pré-cepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseil-laient peut-etre pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs, ni si solides qu'ils auraient été, si nous avions eu ľusage entier de notre raison děs le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par eile. II est vrai que nous ne voyons point qu'on jette par terre toutes les maisons d'une ville, pour le seul dessein de les refaire d'autre facon, et d'en rendre les rues plus belles; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour les rebätir, et que méme quelquefois ils y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber d'elles-mémes, et que les fondements n'en sont pas bien fermes. A l'exemple de quoi je me persuadai, qu'il n'y aurait véritablement point d'apparence1 qu'un particulier fit dessein de reformer un Etat, en y changeant tout děs les fondements, et en le renversant pour le redresser; ni méme aussi de reformer le corps des sciences, ou ľordre établi dans les écoles pour les enseigner; mais que, pour toutes les opinions que j'avais recues jusques alors en ma creance, je ne pouvais mieux faire que d'entreprendre, une bonne fois, de les en ôter, afin d'y en remettre par aprěs, ou d'autres meilleures, ou bien les mémes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison, fit je crus fermement 1. « Apparency se dit quelquefois de ce qui est raisonnable. » (Diaionnaire de ťuretiere, 1690.) 36 DISCOURS DE LA METHODE que, par ce moyen, je réussirais ä conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bätissais que sur de vieux fondements, et que je ne m'appuyasse que sur les principes que je m'étais laissé persuader en ma jeu-nesse, sans avoir jamais examine s'ils étaient vrais. Car, bien que je remarquasse en ceci diverses difficultés, elles n'élaient point toutefois sans remede, ni compa-rables ä celieš qui se trouvent en la reformation des moindres choses qui touchent le public. Ces grands corps1 sont trop malaisés ä relever, étant abators, ou méme ä retenir, étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent étre que trěs rudes. Puis, pour leurs imperfections, s'ils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en ont, I'usage les a sans doute fort adoucies; et méme il en a évité ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne pour-rait si bien pourvoir par prudence. Et enfin, elles sont quasi toujours plus supportables que ne serait leur changement : en méme facon que les grands chemins, qui tournoient entre des montagnes, deviennem peu ä peu si unis et si commodes, ä force d'etre fréquentés, qu'il est beaucoup meilleur de les suivre que d'entre-prendre d'aller plus droit, en grimpant au-dessus des rochers, et descendant jusques au bas des precipices. Cest pourquoi je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiětes, qui, n'étant appelées, ni par leur naissance, ni par reur fortune, au maniement des affaires publiques, ne iaissent pas ďy faire toujours, en idée, quelque nouvelle reformation. Et si je pensais qu'il y eüt la moindre chose en cet écrit, par laquelle on me put soupconner de cette folie, je serais trés marri de souffrir qu'il füt pubíié. Jamais mon dessein ne s'est étendu plus avant que de tächer ä reformer mes propres pensées, et de bätir dans un fonds qui est tout ä moi. Que si, mon ouvrage m'ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modele, ce n'est pas, pour cela, que je veuille conseüler ä personne de ľimiter. 1. Les Etats, déjä compares par Montaigne ä de « vieux bailments.. . qui pourtant vivent et se soutiennent en leur propre poids » (Essais, 1. Ill, c. 9). SECONDE PARTIE 37 Ceux que Dieu a mieux partagés de ses graces auront peut-étre des desseins plus relevés; mais je crains bten que celut-ci ne soit déjä que trop hardi pour plusieurs. La seule resolution de se défaire de toutes les opinions qu'on a recues auparavant en sa creance n'est pas un exemple que chacun doive suivre i et le monde n'est quasi compose que de deux so rte s d'esprit s auxquels il ne convient aucunement. A savoir, de ceux qui, se croyant plus habiles qu'ils ne soní, ne se peuvent empécher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pen-sees : d'oii vient que, s'ils avaient une fois pris la liberie de douter des principes qu'ils ont recus, et de s'écarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier qu'il faut prendre pour aller plus droit, et demeureraient égarés toute leur vie. Puis, de ceux qui, ayant assez de raison, ou de modestie, pour juger qu'ils sont moins capables de distinguer le vrai d'avec le faux, que quelques autres par lesquels ils peuvent étre ins-truits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres, qu'en chercher eux-mémes de meilleures. Et pour moi, j'aurais été sans doute du nombre de ces derniers, si je n'avais jamais eu qu'un seul maitre, ou que je n'eusse point su les differences qui ont été de tout temps entre les opinions des plus doctes. Mais ayant appris, děs le college, qu'on ne saurait rien imaginer de si étrange et si peu croyable, qu'il n'ait été dit par quelqu'un des philosophes; et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres, ne sont pas, pour cela, barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent, autant ou plus que nous, de raison; et ayant considéré combien un méme homme, a vec son méme esprit, étant nourri děs son enfance entre des Francois ou des Allemands, devient different de ce qu'il serait, s'il avait toujours vécu entre des Chinois ou des Cannibales1; et com- 1, Toutes ces reflexions s'inspirent de l'Essai de Montaigne : « Des Cannibales » (1. I, c. 31). 38 DISCOURS DE LA METHODE ment, jusques aux modes de nos habits, la méme chose qui nous a plu il a dix ans, et qui nous plaira peut-étre encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule : en sorte que c'est bien plus la coutume et l'exemple qui nous persuadent, qu'aucune connaissance certaine, et que néanmoins la pluralite des voix n'est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu malaisées ä découvrir, ä cause qu'il est bien plus vraisemblable qu'un hornine seul les ait rencontrées que tout un peuple : je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir étre préférées ä celieš des autres, et je me trouvai comme contraint ďentreprendre moi-méme de me conduire. Mais, comme un homme qui marche seul et dans les ténebres, je me résolus ďaller si lentement, et ďuser de tant de circonspection en toutes choses, que, si je n'avancais que fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber. Méme je ne voulus point commencer ä rejeter tout ä fait aucune des opinions qui s'étaient pu glisser autrefois en ma creance sans y avoir été intro-duites par la raison, que je n'eusse auparavant employe assez de temps ä faire le projet de ľouvrage que j'entreprenais, et ä chercher la vraie méthode pour parvenir ä la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable. J'avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophic, ä la logique, et entre les mathématiques, ä ľanalyse des géometres et ä ľalgebre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose ä mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent phitôt a expli-quer ä autrui les choses qu'on sail ou méme, comme l'art de Lulle1, ä parier, sans jugement, de celieš qu'on 1. Raymond Lulle (vers 1232-1315) avait cherchr par le « Grand Art » (Ars magna generalis..., Barcelone, 1501, etc.) une technique pour découvrir la vérité, et convertir ainsi les infideles, alors que la syllogistique aristotélicienne tire les consequences de premisses supposes vrates. Dan? scs lettrcs ä Bceckman des 26 mars ct 29 avri! 1619, Descartes s'est enquis de ľ Ars brevis, ou Abrege présenté comme une image de l'Art general, souvent rééditó, et traduit en 1619 : « L'Art de R. Laltius... oů est enseignée tme méthode quifournit SECONDE PARTIE 39 ignore, qu'ä les apprendre. Et bien qu'elle conúenne, en effet, beaucoup de préceptes trěs vrais et trěs bons, il y en a toutefois tant ďautres, mélés pármi, qui sont ou nuisibles ou superflus, qu'il est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une Diane ou une Minervě hors ďun bloc de marbre qui n'est point encore ébauché. Puis, pour ľanalyse des anciens1 et ľalgebre des modernes, outre qu'elles ne s'étendent qu'ä des matiéres fort abstraites, et qui ne semblent d'aucun usage, la premiere est toujours si astreinte ä la consideration des figures, qu'elle ne peut exercer ľentendement sans fatiguer beaucoup ľimagination; et on s'est teUement assujetti, en la derniěre, ä certaines regies et ä certains chiffres2, qu'on en a fait un art confus et obscur, qui embarrasse ľesprit, au lieu ďune science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai qu'il fallait chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces trois, füt exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un Etat est bien mieux regle lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est compo-sée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante resolution de ne manquer pas une seule fois ä les observer. Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment3 étre grand nombre de lermes universes, d'alttibuls, de propositions et d'argu-ments, par le moyen desqueh on peul dkcotmr sur lous sujets. » 1. Methode géométrique pratiquéc par Archimede, Apollonius, etc., remontant ďun probléme considéré comme résolu ä la dé-couverte de ses fondements. Elle suppose qu'on connaisse toutes les lignes requiscs par la construction, ďoů « la consideration des figures » par ľimagination, « astreinte » ä tenir compte des cas particuliers, ce qui entrave la generalisation par « ľentendement ». 2. Les caracteres dits cossiques, désignant les puissances dans « ľalgebre des modernes » et dífficiles ä déchiffrer, car ils variaient selon les auteurs. Descartes, aprěs les avoir utilises dans sa jeunesse, inventa la notation par exposants. 3. Sens lorl : avec evidence, celle-ci sc dcfinissant par la clarté et la distinction, conditions de ľindubitabilité. D'oii les recommanda-tions préalables : ie contraire de la precipitation est la suspension du 40 DISCOURS DE LA METHODE teile : c'est-ä-dire, ďéviter soigneusement la precipitation et la prevention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si claire-ment et si distinctement ä mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficullés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux resoudre. Le troisieme, de conduire par ordre mes pensées, en eommencant par ies objets les plus simples et les plus aisés ä connaitre, pour monier peu ä peu, comme par degrés, jusques ä la connaissance des plus composes; et supposant méme de ľordre entre ceux qui ne se precedent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partom des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assure de ne rien omettre. Ces longues chaínes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géométres ont coutume de se servir, pour parvenir ä leurs plus difficiles demonstrations, m'avaient donne occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en merne facon et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne ďen recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours ľordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, ií n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. Et je ne fus pas beaueoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer : car je savais deja que c'était par les plus simples et les plus aisées ä connaitre; et considérant qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, Íl n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques demonstrations, c'est-a-dire quelques raisons certaines et evidentes, je ne doutais point que ce ne füt par les mémes qu'ils ont examinees; bien que je n'en espé- jugemem devant ce qui reste douteux, tandis que la lutte comre la prevention remet systématiquement en question les pré-jugés, ou jugements spontanes, pour examiner leurs fondements. 1, üepuis le debut de ľalinéa, il s'agir toujours des « choses s ä connaitre. SECONDE PARTIE 41 rasse aucune autre utilitě, sinon qu'elles accoutume-raient mon esprit ä se repaítre de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n'eus pas dessein, pour cela, de tächer ďapprendre toutes ces sciences particulieres, qu'on nomme communément mathématiques1, et voyant qu'encore que leurs objets soient diiYérents, elles ne laissent pas de s'accorder toutes, en ce qu'elles n'y considérent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il valait mieux que j'examinasse seulement ces proportions en general, et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient ä m'en rendre la connaissance plus aisée; méme aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoJr d'autant mieux applique r aprěs ä tous les autres auxquels elles convien-draient. Puis, ayant pris garde que, pour les connaitre, j'aurais quelquefois besoin de les considérer chacune en particulier, et quelquefois seulement de ies retenir, ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en particulier, je les devais supposer en des lignes, ä cause que je ne trouvais rien de plus simple, ni que je pusse plus distinctement représenter ä mon imagination et ä mes sens; mais que, pour les retenir, ou les comprendre plusieurs ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques chiffres, les plus courts qu'il serait possible, et que, par ce moyen, j'emprunterais tout le meilleur de ľanalyse géomé-trique et de 1'algěbre, et corrigerais tous 1es défauts de l'une par l'autre. Comme, en effet, j'ose dire que l'exacte observation de ce peu de préceptes que j'avais choisis, me donna telle facilité ä déméler toutes les questions auxquelles ces deux sciences s'étendent, qu'en deux ou trois mois que j'employai ä les examiner, ayant commence par les plus simples et plus générales, et chaque vérité que je trouvais étant une regle qui me servait aprés ä en trouver d'autres, non seulement je vinš ä bout de 1. P. ex. : l'optique, dont fait partie la Diopmque; ľastronomie, la musique, comme science des rapports harmoniques. 42 DISCOURS DE LA METHODE plusieurs que j'avais jugées autrefois tr&s diffieiles, mais il me sembla aussi, vers la fin, que je pouvais determiner, en celles měme que j'ignorais, par quels moyens, et jusques ou, il était possible de les résoudre. En quoi je ne vous paraitrai peut-étre pas étre fort vain, si vous considérez que, n'y ayant qu'une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sail autant qu'on en peut savoir; et que, par exemple, un enfant instruit en ľarithmétique, ayant fait une addition suivant ses regies, se peut assurer ďavoir trouvé, touchant la somme qu'il examinait, tout ce que 1'esprit humain saurait trou ver. Car enfin la méthode qui enseigne ä suivre le vrai ordre, et ä dénombrer exactement toutes les circonstances de ce qu'on cherche, contient tout ce qui donne de la certitude aux regies ďarithmétique. Mais ce qui me con tent ait le plus de cette méthode était que, par eile, j'étais assure d'user en tout de ma raison, sinon parfaitement, au moins le mieux qui füt en mon pouvoir; outre que je sentais, en la pratiquant, que mon esprit s'accoutumait peu ä peu ä concevoir plus nettement et plus distinctement ses objets, et que, ne l'ayant point assujettie ä aucune maticre particuliěre, je me promettais de l'appliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences, que j'avais fait ä celles de ľalgébre. Non que, pour cela, j'osasse entreprendre d'abord d'examiner toutes celles qui se présenteraient; car cela mémc eüt étc contraire ä ľordre qu'elle present. Mais, ayant pris garde que leurs principes1 devaient tous étre empruntés de la philosophic, en laquelle je n'en trouvais point encore de certains, je pensai qu'il fallait, avant tout, que je lächasse ďy en éiablir; et que, cela étant la chose du monde la plus importante, et oü la precipitation et la prevention étaient le plus ä craindre, je ne devais point entre- 1. La preface des Pnnapes de la Philosophic (1647) précisera qu'on s nomme proprement philosopher » la connaissance ä panir des « premieres causes (...) c'est-a-dire des principes » : ceux-ci doivent etre évidents, et tcls s que ce soit d'eux que dépende ia connaissance des autres choses, en sorte qu'ils puissent etre connus sans dies, mais non pas réciproquement elles sans eux ». SECONDĽ PARTIE 43 prendre ďen venir ä bout, que je n'eusse atteint un age bien plus múr que celui de vingt-trois ans, que j'avais alors; et que je n'eusse, auparavant, employe beaucoup de temps ä m'y preparer, tant en déracinant de mon esprit toutes les mauvaises opinions que j'y avais recues avant ce temps-lä, qu'en faisant amas de plusieurs experiences, pour étre aprés la matiěre de mes raisonne-ments, et en m'exercant toujours en la méthode que je m'étais prescrite, afin de m'y affermir de plus en plus.